Molière en province (Benjamin PIFTEAU)

Molière en province, étude sur sa troupe ambulante suivie de Molière en voyage, comédie en un acte et en vers, Paris, 1879.

 

 

Désormais, tout paraît avoir été dit sur Molière, cette éternelle incarnation de la raison humaine. Nous nous permettrons, cependant, de venir étudier ici, avec son mariage incidemment, la lutte qu’il eut à subir avant d’arriver au succès et à la gloire, c’est-à-dire sa vie nomade à travers la France, époque la moins connue, en même temps que la plus intéressante de sa glorieuse personnalité.

On sait comment, à vingt et un ans, entraîné par une vocation irrésistible, et cachant son nom de Poquelin sous un nom d’emprunt, Molière, qui, croit on, s’était fait recevoir avocat, débuta au théâtre. Ce fut dans la troupe des Enfants de famille (décembre 1642), qui joua à Paris et prit bientôt le nom d’Illustre Théâtre, sous lequel, après avoir débuté à Rouen, elle alla s’établir dans la salle du Jeu de Paume Métayer, près de la porte de Nesles, le 31 décembre 1643, pour passer, un an plus tard, à celui de la Croix-Noire, au Port-Saint-Paul, puis à un troisième, rue de Buci.

La troupe de l’Illustre Théâtre comptait notamment, outre Molière, son véritable chef, Madeleine Béjart, âgée de quatre ans de plus que lui, avec qui il ne devait pas tarder à nouer de longues relations[1] ; puis, les frères de celle-ci, Jacques et Louis, et sa sœur Geneviève, et, enfin, pour nous borner là, Charles ou Denis Beys, auteur de l’Hôpital des Fous.

Elle joua des tragédies, entre autres, la Mort de Sénèque, de Tristan l’Hermite, et Artaxèce, de Magnon ; mais, malgré le succès qu’obtint Madeleine Béjart dans le rôle d’Épicharis de la première, on ne put tenir bien longtemps, et Molière fut même un instant emprisonné pour dettes. Devant l’indifférence du public parisien, engoué pour le moment de la comédie en général et de Jodelet ou le Maître valet, de Scarron, en particulier, on résolut d’aller tenter la fortune en province, où l’on devait rester douze ans, et l’on partit à la fin de 1646.

Quelle direction prit la troupe ? On ne sait ; mais on la trouve en 1647 à Bordeaux, où Molière aurait donné une tragédie de la Thébaïde de sa composition.

L’année suivante, elle arriva à Nantes dans le courant d’avril, et y séjourna plusieurs années.

Voici des extraits des Registres de l’Hôtel de Ville nantais qui constatent le fait, d’après M. Louis Moland :

 

« Du jeudy, 23e jour d’apvril 1648... Ce jour, est venu au Bureau le sieur Morlierre, l’un des commédiens de la troupe du sieur Dufresne, qui a remonstré que le reste de la dite troupe doit arriver ce dit jour en ceste ville, et a supplyé très heumblement Messieurs leur permettre monter sur le téâtre pour représenter leurs commé dies.

« Sur quoy, de l’advys commun du Bureau, a esté arresté que la troupe des dits commédiens tardera de monter sur le téâtre jusques à dimanche prochain, auquel jour il sera advisé ce qui sera trouvé à propos. »

 

« Du dimanche, 26 jour d’apvril 1648... De l’advys commun du Bureau, deffanses sont faites aux commédiens de commancer à monter sur le téâtre jusqu’à ce qu’on aye nouvelle de sa reconvalessance (il s’agit duma réchal de la Meilleraye). »

 

« Du dimanche, 17e  jour de may 1648... Ce jour a esté mandé et fait entrer au Bureau Dufresne, commé dien, auquel a esté, par Messieurs, déclaré qu’ils entendent prendre la piece qui doibt estre demain représentée pour l’hôpital de ceste ville, ainsi qu’il a esté pratiqué cy devant aux autres troupes de commédiens. De quoy le dit Dufresne est demeuré d’accord. Et au moyen de quoy a esté arresté qu’il sera mis ordre à ce que l’argent soit reçu à la porte du Jeu de Paulme par personne que l’on commettra à cet effaict... »

 

On le voit, de ces extraits il résulte, en même temps, qu’il n’y avait pas alors de théâtre à Nantes, puisque la troupe dut jouer au Jeu de Paume, et que la municipalité lui imposa une représentation pour l’hôpital de la ville ; ce qui était un droit des pauvres déjà ancien en France.

Maintenant, quelle était la situation de Molière dans cette troupe ? Il est donné comme comédien de la troupe du sieur Dufresne ; mais, à notre avis, cela n’indique peut-être pas nécessairement que Dufresne en fût le chef. Ce même Dufresne étant désigné ailleurs comme le régisseur, il est probable que déjà Molière était le véritable directeur, malgré le titre nominal de l’autre.

Quoi qu’il en soit, la troupe n’eut guère plus de chance au Jeu de Paume de Nantes qu’à celui de la rue de Buci. La municipalité nantaise ayant autorisé, le 24 mai, le vénitien Ségale à organiser « jeux de marionnettes et représentations de machines », nos comédiens virent leur salle presque déserte. Cependant, il paraît qu’ils parvinrent à conquérir le public nan tais, déjà difficile, et qu’ils firent de Nantes leur quartier central pendant près de deux ans.

Dans leurs excursions aux environs, ils allèrent notamment jouer à Fontenay-le-Comte, où un document découvert et publié par M. Benjamin Fillon, constate leur présence en juin. Ils se rendirent probablement dans cette dernière ville, par Clisson, pour ne pas perdre l’occasion de visiter, en passant, le château du fameux connétable, où étaient venus Louis XI, Charles IX et Henri IV[2].

 Nous les retrouvons ensuite à Angoulême, puis à Limoges. La tradition prétend, en effet, que Molière aurait été sifflé dans cette dernière ville, ce dont il se serait souvenu en composant Monsieur de Pourceaugnac. Ce qu’il y a de certain, c’est que pareil accident arriva plus d’une fois au grand comique, tant qu’il persista à jouer des rôles tragiques. Ajoutons, d’ailleurs, qu’il eut ceci de commun avec un autre génie plus grand que lui : nous voulons parler de Shakespeare, qui n’eut même jamais l’avantage de réussir complètement comme acteur, à moins que ce ne fût dans le rôle épisodique du spectre d’Hamlet.

La troupe était en mai à Toulouse, où elle reçut des capitouls 75 livres pour une représentation donnée à l’occasion de l’arrivée du comte de Roure, lieutenant général du roi en cette ville ; en janvier suivant (1650), à Narbonne, où Molière fut parrain d’un enfant dont la mère, nommée Anne, faisait, sans doute, partie de la troupe ; puis, en février, à Agen, où un registre de l’Hôtel de Ville, découvert par M. Adolphe Magen, constate que, le 13 février (1650), Dufresne, appelé dans la ville par ordre du gouverneur, vint rendre ses devoirs à la municipalité, qui lui fit construire un théâtre dans un jeu de paume.

Peu de temps après, on faisait à Paris son retour à peu près annuel, dans le carême, époque où il n’y avait rien à faire, surtout en province.

Le neuf décembre 1652, nous retrouvons la troupe comme fixée à Lyon. C’est là que Molière, trouvant définitivement sa veine comique, qu’il avait cherchée dans diverses farces, la Jalousie du Barbouillé, le Médecin volant, etc. composa et fit jouer l’Étourdi, première pièce de lui qui soit restée (janvier 1653).

Le succès de cette pièce fut tel, que les deux autres troupes (dont l’une dirigée par Mitalla) qui jouaient à Lyon durent plier bagage, laissant même leurs meilleurs artistes à Molière. Ce furent : une demoiselle Magdelon ; un comédien-poète, Chasteauneuf, auteur d’une farce intitulée : la Feinte mort de Pancrace ; un autre poète, Jean-Baptiste l’Hermite-Souliers, sieur de Vauselle, frère de Tristan l’Hermite et auteur d’une tragédie, la Chute de Phaéton (le comte de Modène épousa leur sœur, trompant ainsi les espérances de Madeleine Béjart, qui avait eu une fille de lui) ; une demoiselle de Vauselle, la femme ou la maîtresse du précédent ; Cyprien Ragueneau de l’Estang, autrefois pâtissier à Paris, rue Saint-Honoré, devenu l’homme d’affaires de la troupe, qui prit, en cette qualité, à bail, pour trois ans, un appartement dans une maison située près de celle des jésuites de Saint-Joseph de Lyon. À cette époque, paraît aussi une demoiselle Menou.

Arrêtons-nous un instant à cette dernière, qui n’était alors qu’une enfant de dix ans et qui devint, paraît-il, la femme de Molière. En effet, cette enfant avait pour véritable nom Armande-Grésinde Béjart, suivant les savantes recherches, toutes récentes, de M. Jules Loiseleur, qui ajoute qu’elle était la seconde fille naturelle de Madeleine Béjart, mais que, pour cacher au comte de Modène, alors en exil, l’infidélité dont Armande était le fruit, Madeleine, qui espérait toujours le voir revenir à elle pour le bon motif, fit inscrire la petite comme la fille de la vieille mère Béjart, qui avait alors cinquante-trois ans et dont, en réalité, elle n’était que la petite-fille. C’est, d’ailleurs, pensons-nous, la meilleure explication du mystère qui enveloppe l’origine de la femme de Molière, que les tartufes ont osé accuser d’avoir épousé sa propre fille, quand il ne de vint l’amant de Madeleine que plusieurs années après la naissance d’Armande, et quand on ne peut lui reprocher qu’une faiblesse, qu’il expia cruellement, celle d’avoir épousé à quarante ans une jeune fille de dix-neuf, qui, quoi qu’en disent ses défenseurs, ne vit dans ce mariage qu’une satisfaction d’amour-propre et n’eut jamais aucune affection pour son mari. Ajoutons qu’à notre avis, c’est, en même temps, l’explication du silence gardé par Molière sur les « chicanoux », comme dirait Rabelais, lorsque l’immortel comique avait déjà pour s’inspirer cette admirable comédie qu’on appelle la Farce de Maistre Pathelin. On le comprend, en effet, il ne pouvait pas, de gaieté de cœur, s’exposer à des représailles qui, en dévoilant le faux commis par la famille d’Armande, l’eussent éclaboussé du même coup, bien qu’il y fût complètement étranger. C’est aussi pour la même raison, évidemment, qu’il ne répondit jamais aux accusations d’inceste portées contre lui, sauf à Louis XIV, à qui il se borna à présenter son acte de mariage, où Armande est donnée comme la fille de la veuve Béjart, suite toute naturelle de la déclaration faite à sa naissance.

Cependant, les villes voisines de Lyon demandant à voir aussi l’Étourdi, la troupe de Molière entreprit une tournée à cet effet.

Elle alla d’abord à Vienne, en Dauphiné, où Molière se lia d’amitié avec l’académicien Pierre de Boissat, vice-bailli de la ville. Celui-ci, bien qu’ayant vingt ans de plus que notre auteur directeur, recherchait beaucoup sa société. « Il voulait, dit Nicolas Chorier, son biographe, que Molière prît place à sa table. Il donnait d’excellents repas et ne faisait point comme font certains fanatiques, ne le mettant pas au rang des impies et des scélérats, quoi qu’il fût excommunié. »

On sait, en effet, qu’alors les comédiens étaient excommuniés de droit, ce qui permit à Bossuet, dont les ancêtres avaient joué la comédie (comme nous le rapportons dans la première série de notre Histoire du Théâtre en France), d’oser s’écrier sur le cercueil de l’immortel comique, qui avait peut être eu le tort de ne pas porter, comme lui, les lettres amoureuses du Roi Soleil :

« Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! »

C’est à cette époque que Molière renoua des relations avec son ancien condisciple du collège de Clermont, le prince de Conti. Celui-ci se trouvait alors (entre août et octobre 1653) dans une de ses terres, au château de la Grange, près Pézenas, en Languedoc. L’abbé Daniel de Cosnac, premier gentilhomme de sa chambre, prit sur lui demander la troupe de Molière au château. Or, juste à ce moment, arrivait à Pézenas une autre troupe, sous la direction d’un ancien charlatan du Pont-Neuf appelé Cormier, et le prince, gagné par des présents que fit celui-ci à madame de Calvimont, sa maîtresse, prétendit avoir des engagements à son égard. « Cependant, Molière arriva, dit Cosnac lui-même, et, ayant demandé qu’on lui payât du moins les frais qu’on lui avait fait faire pour venir, je ne pus jamais l’obtenir, quoiqu’il y eût beaucoup de justice ; mais M. le prince de Conti avait trouvé bon de s’opiniâtrer à cette bagatelle. Ce mauvais procédé me touchant, je résolus de les faire monter sur le théâtre à Pézenas et de leur donner mille écus de mon argent plutôt que de leur manquer de parole. – Comme ils étaient prêts à jouer à la ville, continue Cosnac, M. le prince de Conti, un peu piqué d’honneur par ma manière d’agir, et pressé par Sarrazin, que j’avais intéressé à me servir, accorda qu’ils viendraient jouer une fois sur le théâtre de la Grange. Cette troupe ne réussit pas, dans sa première représentation, au gré de madame de Calvimont et, par conséquent, au gré de M. le prince de Conti, quoique, au jugement de tout le reste des auditeurs, elle surpassât infiniment la troupe de Cormier, soit par la bonté des acteurs, soit par la magnificence des habits. Peu de jours après, ils représentèrent encore, et Sarrazin, à force de prôner leurs louanges, fit avouer à M. le prince de Conti qu’il fallait retenir la troupe de Molière, à l’exclusion de celle de Cormier. Il (Sarrazin) les avait suivis et soutenus dans le commencement, à cause de moi ; mais alors, étant devenu amoureux de la Du Parc, il songea à se servir lui-même. Il gagna madame de Calvimont, et non seulement il fit congédier la troupe de Cormier, mais il fit donner pension à celle de Molière. »

Ainsi, que Sarrazin fût tombé amoureux d’une femme de la troupe de Cormier, au lieu de la Du Parc, et tout le développement ultérieur du génie et du succès de Molière était entravé ou, pour le moins, retardé ! On se sent pénétré d’une amère pitié, avec Sainte-Beuve, à la lecture de ce pas sage.

Bientôt (26 décembre), le prince de Conti s’acheminant vers Paris, où l’appelait son prochain mariage avec Marie-Anne Martinozzi, nièce de Mazarin, la troupe de Molière quitta avec lui le château de la Grange et l’accompagna probablement jusqu’à Lyon, où elle reprit son quartier général. Il paraît que le prince de Conti avait offert à Molière de le prendre pour secrétaire, mais que coup de pincettes du prince à Sarrazin (il était alors son secrétaire) qui fit emporter celui-ci par une fièvre chaude, engagea notre auteur à décliner un honneur si périlleux. Quoi qu’il en soit, l’été suivant (1654), la troupe reprit ses tournées dans le Midi et se dirigea finalement vers Montpellier, où siégeaient les États, et ce fut pendant la durée de cette session, ouverte le 7 décembre, que l’on représenta le Ballet des Incompatibles, dansé par des gentils hommes des États, ou de la maison du prince de Conti, et des comédiens.

De ce que Molière eut un rôle dans ce ballet (celui d’une harengère), on a conclu un peu vite qu’il était l’auteur du livret. Outre que les vers sont bien faibles pour être de lui, il paraît, à en croire un judicieux biographe, M. Moland, que ce livret serait plutôt de Joseph Béjart, qui s’occupait en ce mo ment de la publication d’un ouvrage sur la noblesse des derniers États du Languedoc.

Ces États durèrent près de cinq mois, et la troupe de Molière resta tout ce temps à Montpellier, sauf quelques excursions dans les villes des environs.

Il paraît que le prince de Conti était complètement revenu de ses injustes préférences contre Molière ; car, pour le remercier et le rémunérer de ses frais, il lui accorda une assignation de 5 000 livres sur les fonds des étapes de la province. Seulement, ajoutons tout de suite que Molière eut les plus grandes difficultés à se faire payer, et qu’il n’y réussit qu’en 1658, grâce encore à l’énergie et à la persistance de Madeleine Béjart.

Cependant, Molière s’était empressé, sans attendre la fin de la session, de reprendre le chemin de Lyon, où il signa l’acte de mariage de deux nouveaux camarades, « comédiens de M. le prince de Conti » (29 avril 1655), et où il accueillit si fraternellement, quelques mois plus tard, le fameux d’Assoucy, surnommé le Singe de Scarron, décoré par lui-même du titre d’Empereur du Burlesque, espèce d’original, à la fois, poète, musicien et grand joueur, qui parcourait le pays un luth à la main, comme les trouvères du moyen âge, suivi de deux pages que ses amis prétendaient être des femmes, peut-être pour essayer de cacher certains goûts hétérodoxes du maître.

Nous ne savons si, pendant son séjour avec Molière, ses deux premiers talents lui rapportèrent beaucoup ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que le troisième le mit à peu près sans chemises. Heureusement, Molière était là. « Mais, raconte lui-même d’Assoucy, dans ses curieuses Aventures, comme un homme n’est jamais pauvre tant qu’il a des amis, ayant Molière pour estimateur et toute la maison des Béjart pour amie, en dépit du diable, de la fortune et de tout ce peuple hébraïque (il entend, sans doute, des joueurs qui l’avaient allégé du superflu et même du nécessaire), je me vis plus riche et plus content que jamais ; car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m’assister comme ami : elles voulurent me traiter comme un parent. »

Suivant le même d’Assoucy, qui accompagna la troupe, au bout d’environ trois mois passés à Lyon, elle partit pour Avignon, où elle résida un mois, et, en novembre, arriva de nouveau à Pézenas, où avait lieu la seconde session des États et qu’elle ne quitta qu’en mai.

Ce second et long séjour dans cette petite ville, où Molière retrouva le prince de Conti, est attesté particulièrement par cette fameuse quittance de six mille livres, un des rares autographes de Molière, et le plus important, découverte récemment par M. de la Pijardière, archiviste de l’Hérault, qui vient de reproduire l’édition originale des pièces du grand comique, sous le nom de Louis Lacour.

Voici cette quittance, copiée par nous sur l’épreuve photographique encadrée aux archives de la Comédie Française, et qui est d’une assez jolie ronde, de moyenne grosseur :

J’ai receu de Monsieur le Secq, thrésorier de la bource des Estats du Languedoc, la somme de six mille liures à nous accordez par MM. du bureau des comptes, de laquelle somme ie le tiens quitte. Faict à Pezenas, ce quatrième jour de feburier 1656.

MOLIERE.

Quittance de six mille liures.

À propos de cette pièce rare, s’il nous est permis, à nous aussi, de dire notre avis sur la disparition étrange des autographes de Molière, le voici : Elle doit être attribué, à la fois, à une manœuvre cléricale systématique et à l’esprit étroit de sa veuve, que son gaspillage rendit bientôt presque besogneuse et qui dut vendre jusqu’au moindre brouillon du grand comique en se félicitant de racheter, par cette odieuse trahison contre la mémoire du mort, celles qu’elle avait à se reprocher contre le vivant, et, en même temps, de gagner le ciel, tout en remplissant sa bourse, témoin, par exemple, la traduction de Lucrèce qu’elle vendit 600 livres au libraire Barbin, qui refusa ensuite de la publier. Ajoutons que, quant aux manuscrits qui auraient été, dit-on, remis à La Grange et vendus par la veuve de celui-ci, nous pensons qu’ils étaient en assez petit nombre, ne représentant évidemment que les pièces non encore imprimées, puisqu’on ne connaît pas de pièce posthume de Molière, et qu’ils ont pu être détruits ensuite à l’imprimerie par négligence.

Dans une des fréquentes excursions que fit la troupe dans les environs de Pézenas, Molière, passant à cheval entre Bélarga et Saint-Pons-de-Mauchiens, laissa tomber sa valise. Quand, bientôt, il s’aperçut de l’accident et revint sur ses pas, il était trop tard : une paysanne avait recueilli et caché l’objet perdu, et c’est en vain qu’il l’interrogea, tant elle se montra bonne comédienne, sans avoir pris de leçons de lui. Comme ses compagnons le pressaient de recommencer les recherches : « À quoi bon ? dit-il, je viens de Chignac, je suis à Lavagnac, j’aperçois le clocher de Montagnac : au milieu de tous ces gnacs, ma valise est perdue. »

Nous ne pouvons quitter Pézenas sans dire un mot de la boutique du barbier Gély, où Molière allait observer sur le vif, dans un fauteuil que l’on a conservé précieusement et qui a figuré au Musée Molière, organisé en 1873, singulière espèce de coffre-fort dont le siège est percé de deux trous, l’un pour les pièces de cuivre, l’autre pour celles d’argent, et qui servait de caisse à maître Gély. Il arriva même à Molière, dans cette boutique, une gracieuse aventure qu’on nous saura gré de raconter d’après M. Jules Loiseleur.

Une jeune fille de Pézenas vient un jour, une lettre à la main, prier un habitué de la lui lire. Elle s’adresse à Molière, qui, à la lettre ridicule de son amoureux, soldat dans les armées du roi, substitue instantanément une épître émouvante. Le jeune homme vient d’assister à une bataille, où il a eu le bras cassé. La pauvre enfant éclate en sanglots ; mais elle se calme aussitôt : le blessé est déjà en pleine convalescence. Joie de la jeune paysanne. Hé las ! ce n’est qu’un éclair : une grande dame, qui l’a soigné, s’est éprise de lui et songe à l’épouser. La jeune fille va s’arracher les cheveux de désespoir. « Attendez, dit Molière, il y a un post-scriptum. » Et il lit que le soldat, se rappelant les serments qu’il a faits à sa payse, a repoussé les offres brillantes de la grande dame et qu’il s’occupe d’obtenir un congé de convalescence pour venir l’épouser. Finalement, transport de bonheur de la jeune fille : elle saute au cou du lecteur, qui lui rend la lettre en lui disant mystérieusement de ne la montrer à aucune autre personne, des choses intimes qu’elle contient pouvant la compromettre. Certes, la jeune fille fut tristement désabusée plus tard ; mais elle dut être reconnaissante à Molière, qui lui procura peut-être les plus émouvants souvenirs de sa vie.

En quittant Pézenas, la troupe se rendit à Narbonne, où d’Assoucy se sépara d’elle pour aller s’échouer à Marseille dans une triste aventure. Molière, qui revenait dans cette ville pour la troisième fois (à la première, en 1642, il suivait Louis XIII en qualité de valet de chambre), descendit dans l’auberge des Trois-Nourrices, qui avait reçu, vers 1540, son aïeul en esprit, maître François Rabelais, dont le scénario de la Morale comédie de celui qui avait épousé une femme mute, lui inspira probablement son Médecin malgré lui.

La troupe retourna-t-elle un instant à Lyon, en attendant d’aller à Béziers, où les États s’ouvrirent le 17 novembre 1656 ? On l’ignore ; tout ce que l’on sait, c’est que ce fut dans cette dernière ville qu’eut lieu la première représentation du Dépit amoureux, comme le constate le Registre de la Grange, où on lit : « Cette pièce de théastre a esté représentée pour première fois aux Estats de Languedoc, à Béziers, l’an 1656, Monsieur le comte de Bioule, lieutenant du Roy, président aux Éstats. »

Un succès complet accueillit cette nouvelle comédie de Molière, comme, deux ans plus tard, à Paris, sur le théâtre du Petit-Bourbon. C’était aussi à peu près la seule ressource de la troupe ; le prince de Conti, son protecteur habituel, ayant quitté le pays dès le printemps de 1656, pour se rendre à la Cour, où il resta longtemps.

Molière essaya bien de s’assurer une nouvelle gratification de 6 000 livres en faisant distribuer gratuitement des billets d’entrée aux députés des États ; mais l’assemblée le prit de très haut, et, par décision du 6 décembre 1656, qui fixe probablement la date de la première représentation du Dépit amoureux, lui fit notifier par l’archer du roi, en la prévôté de l’hôtel, « d’avoir à retirer les billets distribués et faire payer, s’il leur semblait bon, les députés qui iraient à la comédie, défendant expressément à Messieurs du bureau des comptes de, directement ou indirectement, accorder aucune somme aux comédiens, et aux trésoriers de la Bourse de payer, à peine de pure perte et d’en répondre à son propre et privé nom. »

Justement froissé d’une pareille réponse, Molière quitta presque aussitôt Béziers et partit pour Lyon, où un nouveau et complet succès du Dépit amoureux le consola des procédés des députés aux États. Le 19 février 1657, notamment, il donna au profit des pauvres une représentation qui rapporta 234 livres 2 sols et 3 deniers à l’hospice (déduction faite de 14 louis pour les acteurs), somme relativement importante et qui atteste un public nombreux.

De Lyon, la troupe passa à Nîmes, où un document constate la présence de Madeleine Béjart, le 12 avril 1657 ; puis, à Orange et à Avignon. C’est dans cette vieille cité papale que Molière retrouva son ancien camarade Chapelle, qui voyageait avec Bachaumont, et qu’il rencontra le peintre Mignard, revenant d’Italie, qui fit son portrait et avec qui il contracta une amitié durable.

Cependant, sentant son rude apprentissage fini, Molière songea à aborder un théâtre plus digne de lui, c’est à-dire à retourner enfin à Paris. Ce ne fut pas toutefois, paraît-il, sans une assez longue hésitation qu’il mit ce retour à exécution. Ainsi, après être remonté d’abord jusqu’à Dijon, où, le 15 juin, la municipalité lui accorda la permission de donner des représentations au tripot de la Poissonnerie, à la charge de verser 90 livres pour les places et de subir un tarif, on le voit retourner achever l’année à Lyon, suivant son habitude. Le fait est constaté par une délibération de l’aumône générale de cette ville (actuellement l’hospice de la Charité), en date du 6 janvier 1658, qui préleva sur la boîte du bureau 18 livres tournois pour être données à la veuve d’un sieur Vérand, contrôleur de la douane, sur la recommandation charitable de « demoiselle Bijarre (sic), comédienne. »

Molière fit ses adieux à Lyon en donnant, le 27 février 1658, au profit des pauvres, une représentation qui rapporta con livres 4 sols, et alla passer le carnaval à Grenoble, où il toucha enfin la fameuse assignation de 5 000 livres sur les étapes dont nous avons parlé. Quel chemin prit la troupe en quittant Grenoble ? On ne sait ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’on la retrouve au mois de juin suivant à Rouen, où, quinze ans auparavant, Molière avait fait ses premiers débuts, par la troupe et où elle se rencontra avec une autre troupe, celle de du Croisy. Des documents constatent deux représentations données dans cette ville de Molière : la première en juin, la seconde en août.

De Rouen, où il passa l’été, Molière fit plusieurs voyages à Paris pour s’y préparer un retour définitif et un établissement durable, peut-être, comme le suppose M. Jules Loiseleur, par le crédit de son ami Mignard, alors très en faveur auprès du cardinal Mazarin.

Quoi qu’il en soit, Molière sut gagner le patronage de Monsieur, qui avait aidé l’Illustre-Théâtre naissant, et qui le présenta au roi, son frère, et à la reine-mère, et, le 24 octobre (1658), il jouait devant toute la Cour, avec sa troupe, Nicomède et le Docteur amoureux, sur un théâtre que Louis XIV avait fait dresser au vieux Louvre, dans la salle des Gardes, appelée maintenant la salle des Cariatides.

Ce jour-là le grand comique avait gagné définitivement sa cause. Il obtint de se fixer au Petit-Bourbon (l’ancien hôtel Bourbon, située près le Louvre, devant St-Germain-l’Auxerrois), où il alterna avec la troupe italienne qui y était déjà installée, et où il donna l’Étourdi, le Dépit amoureux, ses anciennes pièces, puis, une nouvelle, les Précieuses ridicules, qui devait consacrer sa réputation, en attendant sa gloire, qui était proche.

 

Et maintenant notre humble tâche est terminée. Nous resterons sur le seuil éclatant de cette gloire, pendant qu’il y entre pour jamais.


[1] Sans compter la du Parc et la de Brie ; mais nous n’avons pas à étudier ici les causes physiologiques des hommages simultanés rendus par Molière à cette nouvelle espèce de trinité. Disons seulement que cette complexion amoureuse paraît être une grâce d’état des grands poètes, témoin notamment Byron, qui n’était pas loin de pouvoir, comme don Juan, son héros, nombrer ses maîtresses à mille e tre.

[2] C’est sur cette probabilité que repose la donnée de Molière en voyage.

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