Histoire de la vie et des ouvrages de Molière (Jules-Antoine TASCHEREAU)
Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, Jules-Antoine Taschereau, Ponthieu, libraire-éditeur, Paris, 1825.
AVERTISSEMENT
Le public, nous le savons, avait renoncé à lire les préfaces longtemps avant que les auteurs se fussent lassés d’en faire. Aussi lui ferions-nous grâce de la nôtre, si elle n’était pour nous l’accomplissement d’un devoir.
Que MM. Walckenaer et Musset-Pathay, dont les excellentes Histoires de La Fontaine et de J.-J. Rousseau nous ont donné l’idée d’entreprendre le même travail sur Molière, trouvent ici l’expression de notre reconnaissance ; que le biographe du fabuliste surtout, dont le plan avait des rapports plus directs avec le nôtre, reçoive l’assurance que son livre a été pour nous un guide que nous nous sommes fait une loi de suivre.
Que M. Beffara nous permette de révéler que, si quelque exactitude dans les détails historiques de notre ouvrage fait pardonner ses imperfections, c’est en grande partie à ses laborieuses recherches et à son inépuisable complaisance que nous devons cette sorte de compensation.
Comme nous tenons beaucoup à ce que cet acquit de conscience reçoive autant de publicité que possible, nous ne ferons pas notre avertissement plus long, afin qu’il soit lu.
J. T.
LIVRE PREMIER : 1622-1661
Presque tous ceux qui se sont fait un nom dans les beaux-arts les ont cultivés malgré leurs parents, et la nature a toujours été en eux plus forte que l’éducation.
VOLTAIRE.
Au commencement du dix-septième siècle, peu de temps après cette époque de notre littérature où, selon l’expression naïve de l’un des historiens du théâtre, « on commençait à sentir qu’il était bon que les comédies fussent mieux composées, et que des gens d’esprit, et même des gens de lettres s’en mêlassent, » naquit dans une classe peu élevée de la société un de ces hommes qui semblent envoyés pour ouvrira leurs contemporains des routes nouvelles, et répandre des lumières qu’ils n’ont point reçues de leurs prédécesseurs. Molière, voué à l’ignorance par les préjugés du temps, ne put qu’en s’exposant à la malédiction de sa famille, recevoir une éducation tardive ; témoin des mépris qu’on prodiguait à la profession de comédien, il l’embrassa, entraîné par son génie ; doué d’une sensibilité ardente, il sentit encore se développer ce don, dirons-nous précieux ou fatal, par les rebutantes froideurs de celle qu’il crut trop longtemps digne de son amour ; tendre ami, il se vit trahi par ceux qu’il avait comblés de ses bienfaits ; esclave et victime de ses faiblesses, son unique étude fut de faire rire les hommes aux dépens des leurs, et de les en corriger ; citoyen vertueux, la mort ne le mit point à l’abri des outrages de ses concitoyens.
C’est le tableau de cette carrière pleine de mouvement et d’intérêt que nous nous proposons aujourd’hui de décrire ; c’est la peinture des émotions profondes dont fut agité cet homme supérieur que nous allons essayer de retracer. Puissent l’importance du sujet et l’inexpérience de notre plume ne pas former un contraste trop choquant dans un portrait où tout contraste ; dans l’histoire d’un homme de lettres qui connut le monde et la cour, d’un ornement de son siècle qui fut protégé, d’un philosophe qui fut comédien.
Jean-Baptiste POQUELIN naquit à Paris le 15 janvier 1622[1] (1). On avait cru longtemps qu’il était né sous les piliers des halles, où Regnard vint au monde trente-cinq ans plus tard ; mais on a aujourd’hui la certitude que nos deux premiers poètes comiques n’eurent point un berceau commun : des recherches nouvelles ont appris que Poquelin vit le jour dans une maison de la rue Saint-Honoré, près de la rue de la Tonnellerie[2] (2).
Sa mère, Marie Cressé, appartenait à une famille qui exerçait depuis longtemps à Paris la profession de tapissier[3] (3). Son grand-père paternel et son père Jean Poquelin se livraient également à ce commerce[4]. Mais plusieurs de leurs parents furent juges et consuls de la ville de Paris, fonctions importantes qui donnaient quelquefois la noblesse[5] (4). Aîné de six enfants (I), le jeune Poquelin fut dès son bas âge destiné au métier de son père. L’office de tapissier-valet-de-chambre du Roi, concédé à celui-ci quelques années après, le confirma encore dans ce dessein (5). Il obtint pour son fils la survivance de cette charge, et lui fit prendre part à ses travaux jusqu’à l’âge de quatorze ans, s’étant borné à lui procurer les notions les plus élémentaires de l’éducation[6]. C’était tout ce que les marchands croyaient alors devoir faire pour leurs enfants. Les sciences et les belles-lettres n’étaient cultivées que par la noblesse et le clergé, ou par ceux qui s’y livraient spécialement ; mais un négociant ne connaissait d’autre lecture que celle de ses registres, d’autre étude que celle de son commerce.
Le caractère naturellement ardent du jeune Poquelin ne pouvait se plier longtemps à un semblable genre de vie. De telles occupations répugnèrent bientôt à un génie qui ne s’ignorait pas entièrement ; aussi ne tarda-t-il pas à témoigner le plus vif désir de s’instruire. N’ayant déjà plus sa mère pour la ranger de son parti, il mit son aïeul (6) dans ses intérêts, et ce ne fut pas sans peine que, par leurs efforts réunis, ils parvinrent à déterminer son père à satisfaire cet impérieux besoin d’apprendre. Ce brave homme gémit probablement sur la destinée future du mauvais sujet qui ne se contentait pas de l’ignorance héréditaire ; mais, voyant enfin qu’il n’y avait plus rien à espérer de ce jeune obstiné, il se laissa fléchir, et le collège de Clermont, dirigé par les Jésuites, reçut, comme externe, l’enfant qui devait être un jour l’immortel auteur du Tartuffe[7].
On a aussi généralement attribué cette espèce de révélation de son génie à la fréquentation des théâtres. Le grand-père du jeune Poquelin, qui l’avait pris en affection, le menait quelquefois aux représentations de l’hôtel de Bourgogne, auxquelles Bellerose, dans le haut comique, Gautier Garguille, Gros Guillaume et Turlupin, dans la farce, donnaient alors un grand attrait[8] (7). Sans doute l’afféterie du premier, signalée par Scarron dans son Roman comique, et l’ignoble gaieté des derniers, qui est devenue proverbiale dans notre langue[9], ne furent pas ce qui séduisit le jeune spectateur ; mais il pressentit peut-être dès lors ce que les jeux de la scène, quelque informes qu’ils fussent encore, pouvaient devenir un jour ; il comprit peut-être que les Hardy, les Monchrétien, les Balthazar Baro, les Scudéri, les Desmaret, auxquels Corneille n’avait pas encore entièrement enlevé la faveur publique, étaient des modèles très utiles, non à suivre, mais, si nous osons le dire, à éviter : enfin, s’il ne vit dès lors qu’il était appelé à opérer cette révolution, il sentit du moins que sa place était marquée ailleurs qu’au magasin de son père.
Le jeune Poquelin répondit par des progrès rapides aux soins qui lui furent prodigués. L’émulation ne demeura probablement pas étrangère à ces succès. Les mêmes cours étaient alors suivis par plusieurs enfants, qui plus tard se firent un nom dans les sciences et dans les lettres. Armand de Bourbon, prince de Conti, frère du grand Condé, qui devint par la suite son protecteur, était alors son condisciple (8). Il comptait également pour rivaux Bernier, célèbre depuis par ses voyages, dont le récit se lit encore avec intérêt, et par ses livres de philosophie, aujourd’hui tombés dans l’oubli, ce même Bernier qui, ayant presque tout appris dans ses excursions lointaines, hors le métier de courtisan, revint en France se faire tourner le dos par Louis XIV (9) ; Chapelle, auquel un grand amour du plaisir et quelques petits vers ont assuré une immortalité facile (10) ; enfin Hesnaut, fils d’un boulanger de Paris, connu par des poésies anacréontiques, le sonnet de l’Avorton et l’éducation poétique du chantre des moutons, madame Deshoulières ; Hesnaut qui prit, par reconnaissance, la défense de Fouquet contre Colbert dans des vers satiriques, et qui faillit se repentir de son plaidoyer[10] (11).
Quand ils eurent terminé leurs cours d’humanités et de rhétorique, M. Luillier, père de Chapelle, voulant du moins donner à son fils naturel une éducation remarquable, s’il ne pouvait lui transmettre son nom, détermina Gassendi à se charger de lui enseigner la philosophie. Le célèbre antagoniste de Descartes admit à ce cours les jeunes Bernier, Poquelin et Hesnaut : ils se montrèrent dignes d’un tel maître. Gassendi leur enseigna la philosophie d’Épicure, « qui, bien que aussi fausse que les autres, a dit Voltaire, avait du moins plus de méthode et plus de vraisemblance que celle de l’école, et n’en avait pas la barbarie[11]. » Ces deux derniers partagèrent l’admiration de leur professeur pour Lucrèce, et entreprirent dans la suite d’en faire passer les beautés dans notre langue. Mais il ne nous reste de la traduction de Hesnaut que l’invocation à Vénus, et de celle de Poquelin, qu’un passage du quatrième livre sur l’aveuglement de l’amour, passage qu’il a adroitement introduit dans le Misanthrope[12] ?
La réputation des élèves et du maître donna à un jeune homme, alors aussi redoutable dans les collèges par son insubordination qu’il le fut depuis dans le monde par son humeur guerroyante, un désir ardent d’être admis à ces cours. Ce nouveau condisciple était Cyrano de Bergerac. Son père, après avoir confié sa première éducation à un curé de campagne, l’avait fait entrer au collège de Beauvais, dont il mit depuis le principal en scène dans son Pédant joué. Chassé de cet établissement, et venu à Paris pour terminer ses études, Cyrano parvint à se faire admettre parmi les disciples de Gassendi. Sa mémoire et son intelligence le firent profiter en peu de temps des leçons de celui-ci et de la fréquentation de ceux-là. Comme nous aurons peu d’occasions de nous occuper de nouveau de ce camarade de notre auteur, nous croyons devoir dire ici qu’ils se perdirent tout-à-fait de vue, et que Cyrano entra peu après au service, où il acquit un grand renom comme ferrailleur. La Monnoye prétend, dans le Menagiana « que son nez, qu’il avait tout défiguré, lui avait fait tuer plus de dix personnes, parce qu’il fallait mettre l’épée à la main aussitôt qu’on l’avait regardé. » Il était d’un esprit original et avait des saillies très piquantes. Sa comédie du Pédant joué obtint assez longtemps les applaudissements du public ; mais elle n’a guère d’autre mérite que celui d’avoir fourni deux scènes aux Fourberies de Scapin. Molière disait à ce sujet, qu’il prenait son bien où il le trouvait[13] (12) : en effet, de tels larcins sont permis au génie qui recrée, pour ainsi dire, ce qu’il emprunte.
Le jeune Poquelin eut à peine terminé son cours de philosophie, qu’en sa qualité de survivancier de l’emploi de valet-de-chambre du Roi, il fut obligé, en 1641, de suivre Louis XIII dans son voyage à Narbonne, pour remplacer son père, que ses affaires ou peut-être des infirmités retenaient à Paris[14] (13). Ce voyage, dont la durée fut de près d’un an, lui fournit l’occasion de saisir les ridicules des provinces, et d’étudier les mœurs de la cour et des gouvernants. Perpignan repris sur les Espagnols ; les jeunes et trop malheureux Cinq-Mars et de Thou, victimes de leur fougue imprudente et de l’inflexibilité cruelle du cardinal de Richelieu ; ce ministre presque mourant, ayant à lutter tout à la fois contre le courage de l’Espagnol, l’audace des mécontents et la pusillanimité du Roi ; telles furent les scènes pleines de mouvement et d’intérêt qui se passèrent sous les yeux du jeune observateur.
À son retour du midi de la France, Poquelin se livra à l’étude du droit ; c’est du moins ce qu’attestent plusieurs écrivains. Grimarest a dit : « On s’étonnera peut-être que je n’aie point fait M. de Molière avocat ; mais ce fait m’avait été absolument contesté par des personnes que je devais supposer savoir mieux la vérité que le public, et je devais me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m’a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son droit avec un de ses camarades d’étude ; que, dans le temps qu’il se fit recevoir avocat, ce camarade se fit comédien ; que l’un et l’autre eurent du succès chacun dans sa profession ; et qu’enfin lorsqu’il prit fantaisie à Molière de quitter le barreau pour monter sur le théâtre, son camarade le comédien se fit avocat. Cette double cascade m’a paru assez singulière pour la donner au public telle qu’on me l’a assurée, comme une particularité qui prouve que Molière a été avocat. »
Il n’y a probablement de faux dans ce passage que la double cascade, singulière aux yeux mêmes de Grimarest, qui ordinairement s’effrayait peu de l’invraisemblance de ses récits. Quant à l’étude du droit, il est à peu près constant que le jeune Poquelin s’y est livré. Il paraît même qu’il suivit les cours de l’école d’Orléans, et qu’il revint à Paris se faire recevoir avocat. Voilà du moins ce qu’on lit dans une mauvaise comédie de Le Boulanger de Chalussay, Élomire[15] hypocondre, ou les Médecins vengés (III), qui parut en 1670. Ce témoignage et celui d’un autre contemporain, l’acteur La Grange qui fit partie de la troupe de Molière, concordant avec ce qu’on affirma plus tard à Grimarest, nous portent à ne pas douter que Poquelin n’ait étudié pour être avocat, et n’ait été reçu en cette qualité[16] (14). Nous n’accordons pas une égale confiance à l’assertion isolée de Tallemant des Réaux, reproduite par M. Walckenaer dans son Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, qui tendrait à persuader que notre premier comique, « destiné par ses parents à l’état ecclésiastique, étudia avec succès la théologie ; mais que, devenu amoureux de la Béjart, alors actrice dans une troupe de campagne, il quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre[17] (15). » Nous voyons moins de vraisemblance que de singularité dans cette historiette. Elle donnerait à Poquelin un point de ressemblance avec La Fontaine et Diderot, qui tous deux se trompèrent assez étrangement sur leur caractère et la disposition de leur esprit, pour entrer dans leur adolescence, l’un à l’Oratoire, l’autre aux Jésuites, avec les intentions que Tallemant des Réaux prête à notre auteur. Mais comment Tallemant se trouve-t-il seul instruit de cette particularité ? Ne sont-ce pas plutôt les études que Poquelin fit chez les Jésuites, recevant tous les jours des enfants destinés à rester laïcs, qui auront donné lieu à cette erreur bien évidente, puisque ses parents, loin de vouloir le consacrer à l’exercice du culte, l’avaient fait admettre dans la survivance de la charge de valet-de-chambre du Roi ?
Après son retour a Paris, Poquelin s’abandonna avec ardeur à son goût pour les spectacles. Fidèle habitué de Bary, de l’Orviétan, dont le Pont-Neuf voyait s’élever les tréteaux, il se montra, dit-on, spectateur également assidu du fameux Scaramouche ; on a même été jusqu’à dire qu’il prit des leçons de ce farceur napolitain[18] (16). Cette tradition est aussi incertaine que les autres faits trop peu nombreux qui nous sont parvenus sur la jeunesse de notre auteur. Ce qu’il y a de constant, c’est qu’au commencement de la régence d’Anne d’Autriche, régence annoncée sous d’heureux auspices, trop tôt démentis, le goût du théâtre, loin de s’affaiblir par la mort du cardinal de Richelieu, qui l’avait pour ainsi dire introduit en France, n’avait fait que s’accroître et s’étendre jusqu’aux classes moyennes de la société. Le jeune Poquelin se mit à la tête d’une de ces réunions de comédiens bourgeois dont Paris comptait alors un assez grand nombre. Cette troupe, après avoir joué la comédie par amusement, la joua par spéculation. Elle donna d’abord des représentations aux fossés de la Porte de Nesle, sur l’emplacement desquels se trouve aujourd’hui la rue Mazarine, alla ensuite chercher fortune au port Saint-Paul, et revint enfin s’établir au faubourg Saint-Germain, dans le jeu de paume de la Croix-Blanche, rue de Bussy. Elle prit le nom très exigeant de l’Illustre Théâtre[19]. Ces comédiens de société jouaient quelquefois des ouvrages nouveaux, et Voltaire cite une tragédie intitulée Artaxerce, d’un nommé Magnon, imprimée en 1645, dont le titre portait : Représentée sur l’Illustre Théâtre[20].
Ce fut alors que Poquelin, qui devait dire un jour :
Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères !
changea le sien en celui de MOLIÈRE, le seul qu’illustrèrent les applaudissements des contemporains, la haine des sots et l’admiration de la postérité[21] (17). Grimarest a prétendu qu’il ne voulut jamais faire connaître les motifs qui le déterminèrent à se donner un nouveau nom. Toutefois, il est facile de deviner que ce ne fut pas par une folle vanité, que ce ne fut pas
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères,
mais bien évidemment pour soustraire le nom de ses parents, désolés de ses nouvelles résolutions, au mépris attaché alors à la profession de comédien par un préjugé qui existait presque avec la même force longtemps encore après sa mort. Ce motif avait également déterminé trois acteurs, non moins célèbres par leur touchante et funeste amitié que par les ris qu’ils excitèrent, Hugues Guéru, Legrand et Robert Guérin, à prendre dans le comique noble les surnoms de Fléchelles, Belleville et La Fleur, et ceux de Gautier Garguille, Turlupin et Gros Guillaume dans la farce (18) ; Arlequin, créateur de l’emploi auquel il a laissé ce nom, s’appelait réellement Dominique (19). Quant à Scaramouche, que Voltaire cite également comme ayant changé le sien par égard pour celui de ses pères, nous sommes plutôt porté à croire qu’il ne le fit que par un amour-propre assez bien entendu, et qui lui était tout à fait personnel ; car il ne s’était réfugié en France que pour échapper au juste châtiment des lois dont ses escroqueries avaient provoqué la sévérité, et le nom de Tiberio Fiorelli, flétri par une condamnation aux galères, ne demandait plus de ménagements de cette nature (20). La Bruyère a dit : « La condition des comédiens était infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs. Qu’est-elle chez nous ? On pense d’eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs. » Cependant comme les lois tendaient à faire fleurir un art qui tient de si près à la civilisation des états, ce parti n’occasionna à Molière aucune inquiétude pour la charge qu’il occupait chez le Roi (21).
La famille de Molière ne fit pas moins d’efforts pour le détourner de cette carrière qu’elle n’en avait fait naguères pour le déterminer à rester ignorant. Si elle avait vu sa perte dans le premier parti, elle voyait sa damnation dans le second. Alarmée de ce dessein, elle dépêcha vers lui le maître de pension dont il avait reçu les leçons dans son enfance, et le chargea de lui représenter qu’il compromettait l’honneur des siens, et les condamnait à une éternelle douleur, en embrassant une profession que réprouvaient à la fois et l’Église et la société. Molière, si l’on en croit Perrault qui rapporte ce fait, écouta l’orateur sans s’émouvoir ; et, après qu’il eut fini son discours, parla à son tour avec tant d’art et de talent en faveur du théâtre, qu’il parvint à convaincre l’ambassadeur de ses parents, et qu’il le détermina même à venir prendre part à ces jeux dont il était idolâtre[22] (22).
La vanité de ses parents avait été vivement blessée, leur ressentiment fut long. Hormis son père et son beau-frère, aucun d’eux, en 1662, ne signa son contrat de mariage. Vainement, quand il fut établi à Paris avec sa troupe, donna-t-il aux Poquelin leurs entrées : nul n’en voulut profiter. Il fut exclus de l’arbre généalogique qu’un d’eux fit dresser. Aveugle empire du préjugé ! Le grand poète, l’homme de génie ne put faire absoudre le comédien. Vaine sottise ! Que serait aujourd’hui le nom de Poquelin séparé de celui de Molière[23] ?
Si, au moment de monter sur la scène, il sut résister aux sollicitations qu’on lui adressa pour l’en détourner, si plus tard il ne voulut jamais consentir à en descendre, il n’en fut pas moins cruellement affligé de la conduite de sa famille à son égard. Mais l’amour de son art, l’inspiration de son génie, l’avaient guidé dans sa première démarche ; son humanité, son inquiète bienveillance pour ses camarades, dont il était le seul appui, lui firent prendre la dernière résolution. Il ne fallait rien moins que ces considérations pour l’empêcher de se rendre aux vœux des siens, quelque insolente que fût la manière dont ils les exprimèrent. L’anecdote suivante, à laquelle l’ordre des temps assignerait une autre place, mais qui figurera ici plus opportunément, nous en fournit la preuve :
Après qu’il fut installé à Paris, un jeune homme vint un jour le trouver, lui avoua qu’un penchant insurmontable le portait à embrasser la carrière du théâtre, et le pria de lui donner les moyens d’obéir à sa vocation. Pour séduire Molière, il se mit à lui réciter avec beaucoup d’art plusieurs morceaux sérieux et comiques. Notre auteur, charmé d’abord de l’aisance pleine de grâce du jeune aspirant, fut plus étonné encore du talent avec lequel il débitait. Il lui demanda comment il avait appris la déclamation. « J’ai toujours eu inclination de paraître en public, lui répondit celui-ci ; les régents sous qui j’ai étudié ont cultivé les dispositions que j’ai apportées en naissant ; j’ai tâché d’appliquer les règles à l’exécution, et je me suis fortifié en allant souvent à la comédie. – Et avez-vous du bien ? lui dit Molière. – Mon père est un avocat assez à l’aise. – Eh bien, je vous conseille de prendre sa profession : la nôtre ne vous convient point ; c’est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des libertins qui veulent se soustraire au travail. D’ailleurs, c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents, que de monter sur le théâtre ; vous en savez les raisons. Je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille ; et je vous avoue que si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut être, ajouta-t-il, qu’elle a ses agréments : vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands seigneurs ; mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs, et c’est la plus triste de toutes les situations, que d’être l’esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus et nous méprise. Ainsi, monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services ; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. Représentez-vous la peine que nous avons. Incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir, quand nous sommes bien souvent accablés de chagrins ; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d’un public qui est en droit de nous gourmander pour l’argent qu’il nous donne. Non, monsieur, croyez-moi, encore une fois, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris. »
En vain Chapelle, qui survint pendant cette scène, la raison un peu troublée par les fumets du vin, essaya-t-il de persuader à Molière et au jeune homme lui-même que ce serait un meurtre, avec autant de dispositions pour la déclamation, d’embrasser la profession d’avocat, qu’il devait se faire comédien ou prédicateur ; Molière persista dans ses conseils avec une nouvelle force, et parvint à déterminer celui-ci à renoncer à l’art dramatique. L’historien auquel nous empruntons ce fait ne dit pas s’il lui laissa l’alternative de monter dans la chaire[24].
Parmi les acteurs de l’Illustre Théâtre, on distinguait, outre Du Parc, dit Gros-René, dont le nom est devenu plus célèbre encore par la beauté de la femme que par le talent du mari[25] (23), Béjart aîné (24), Béjart cadet et Madeleine Béjart. Ceux-ci tenaient le jour d’un Joseph Béjart auquel l’acte de baptême de la fille de Molière donne la qualité de procureur[26] (25) (IV). Quelle qu’ait été sa profession, il paraît toutefois que lui et Marie Hervé, sa femme, s’occupèrent peu de l’éducation de leurs enfants, qui tous prirent le parti du théâtre. Malgré l’incurie de leurs parents, les deux Béjart se firent toujours remarquer par la noblesse et l’élévation de leurs sentiments. Molière les estimait et les aimait beaucoup. Madeleine Béjart, qui n’était pas également digne de son estime, mais pour laquelle il ressentit cependant durant quelque temps un sentiment plus tendre, figurera plus d’une fois dans cette histoire ; quant à leur jeune sœur Armande-Gresinde- Claire-Élisabeth Béjart, depuis épouse de Molière, ce ne fut que dans cette même année qu’elle naquit (1645). Ne voulant point intervertir l’ordre des événements, nous nous bornons en ce moment à donner cette date, qui ne nous sera pas inutile pour réfuter plus tard une atroce calomnie.
La régence d’Anne d’Autriche ne tarda pas à devenir orageuse. On vit bientôt, selon l’expression d’un des hommes les plus spirituels de notre époque, « ce mélange singulier du libertinage et de la révolte ; ces guerres à la fois sanglantes et frivoles ; ces magistrats en épée ; ces évêques en uniforme ; ces héroïnes de cour suivant tour à tour le quartier-général et la procession ; ces beaux esprits factieux, improvisant des épigrammes au milieu des séditions, et des madrigaux au milieu des champs de bataille ; cette physionomie de la société variée à l’infini ; ce jeu forcé de tous les caractères ; ce déplacement de toutes les positions ; ce contraste de toutes les habitudes[27]. » On conçoit facilement que ce temps, où une libre carrière était ouverte à toutes les ambitions, fut favorable à l’observation des ridicules, des travers et des vices ; car ils étaient tous en jeu dans ces jours de licence et d’intrigue ; et, sous ce rapport, Molière, avec son esprit contemplateur, ne l’employa point inutilement. Mais cette crise devait frapper de langueur les frivoles divertissements de la scène : aussi lui fallut-il quitter Paris pour aller, avec sa troupe, tenter une fortune lointaine.
Toutes les circonstances de la vie de Molière, depuis le commencement de 1646 jusqu’en 1653, sont presque entièrement ignorées. On sait seulement qu’il consacra les quatre ou cinq premières années de cet intervalle à exploiter la curiosité des provinces ; qu’il se rendit d’abord à Bordeaux, où le fameux duc d’Épernon, alors gouverneur de la Guyenne, l’accueillit avec une grande bienveillance[28], que, si l’on en croit une ancienne tradition à laquelle Montesquieu accordait une 1646 entière confiance, il y fit représenter une tragédie de lui qui avait pour titre, la Thébaïde, et dont le malheureux sort le détourna à propos du genre tragique[29]. Il est, à la vérité, impossible de fournir une preuve bien positive à l’appui de cette assertion ; mais on sentira qu’elle offre assez de vraisemblance, pour peu qu’on réfléchisse à la passion malheureuse que Molière eut longtemps pour le genre sérieux ; passion dont le Prince jaloux et ses excursions comme acteur dans le grand emploi tragique sont les tristes témoignages. On verra aussi qu’il regardait ce sujet de la Thébaïde comme tout-à-fait propre à la tragédie, puisque ce fut lui qui plus tard le donna à traiter au jeune Racine. De retour à Paris vers l’année 1650, il y fut accueilli avec le plus grand intérêt par son ancien condisciple le prince de Conti, qui fit venir plusieurs fois sa troupe à son hôtel pour y jouer la comédie (26).
En 1653, cette caravane comique partit pour Lyon, où fut représentée pour la première fois la comédie de l’Étourdi. La pièce et les comédiens obtinrent un succès complet, et les Lyonnais oublièrent bientôt un autre théâtre que leur ville possédait depuis quelque temps, et dont les principaux acteurs prirent le parti de passer au nouveau. Parmi eux se trouvaient De Brie, Ragueneau et mesdemoiselles Du Parc et De Brie (27).
Ces deux derniers noms nous amènent naturellement à parler des intrigues amoureuses de Molière. On s’est généralement accordé à dire qu’il eut d’abord des liaisons avec Madeleine Béjart. L’intimité qu’une sorte de communauté d’intérêts avait dû faire naître entre eux, le caractère aimant et facile de notre auteur et l’âme peu cruelle de mademoiselle Béjart, qui se vantait, dit-on, de n’avoir jamais eu jusque-là de faiblesses que pour des gentilshommes, nous portent assez à le croire, bien que ce fait n’ait peut-être été répété par certains ennemis de Molière, que pour donner une apparence de fondement à la calomnie dirigée contre lui à l’occasion de son mariage, calomnie que plus tard nous saurons confondre. Quoi qu’il en soit, il paraît constant qu’il succéda dans les bonnes grâces de cette comédienne au comte de Modène, qui en avait eu, en 1638, une fille naturelle[30] (28).
Mais les charmes de mademoiselle Du Parc le touchèrent, dès qu’il la vit. Cette beauté orgueilleuse et froide accueillit mal la déclaration qu’il lui fit de son amour. Son désespoir fut d’autant plus vif qu’il s’efforça pendant quelque temps de le dissimuler. Il prit à la fin le parti de le confier à mademoiselle De Brie, dont la tendre amitié essaya de l’en consoler. Nous disons l’amitié, car ce n’était peut-être d’abord que ce sentiment ; mais il fit bientôt place à une affection plus vive, et qui, chez mademoiselle De Brie, était presque aussi durable. Une femme jeune, aimable et jolie, qui cherche à calmer les chagrins amoureux d’un homme de trente ans ne peut être longtemps reléguée au rôle de confidente : aussi en prit-elle bientôt un plus actif qu’elle n’interrompit qu’au mariage de Molière. Peu de temps après, captivée par la gloire qu’il acquérait chaque jour, mademoiselle Du Parc se repentit des froideurs qu’elle lui avait fait essuyer ; mais, soit dépit, soit crainte de ne pas trouver près d’elle la paix que lui faisaient goûter ses rapports avec mademoiselle De Brie, il sut résister aux moyens de séduction qu’elle mit en œuvre avec lui. Plus tard, il fit allusion à sa position entre ces deux femmes par les rôles de Clitandre, de Henriette et d’Armande des Femmes savantes, et principalement par la scène II du premier acte de ce chef-d’œuvre[31].
Dassoucy, dans ses Aventures, nous apprend qu’en partant de Lyon, Molière et ses camarades se rendirent à Avignon, où il les suivit. Cette ville, d’après les aveux de ce troubadour épicurien, le vit se livrer avec excès à sa passion pour le jeu, dont les chances lui furent si constamment et si cruellement défavorables, qu’en moins d’un mois il demeura, selon son expression, vêtu comme notre premier père Adam lorsqu’il sortit du paradis terrestre. « Mais, ajoute-t-il, comme un homme n’est jamais pauvre tant qu’il a des amis, ayant Molière pour estimateur et toute la maison des Béjart pour amie, en dépit du diable et de la fortune... je me vis plus riche et plus content que jamais ; car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m’assister comme ami, elles me voulurent traiter comme parent. Étant commandés pour aller aux États, ils me menèrent avec eux à Pézenas, où je ne saurais dire combien de grâces je reçus ensuite de toute la maison. On dit que le meilleur frère est las au bout d’un mois de donner à manger à son frère ; mais ceux-ci, plus généreux que tous les frères qu’on puisse avoir, ne se lassèrent point de me voir à leur table tout un hiver Quoique je fusse chez eux, je pouvais bien dire que jetais chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise, tant d’honnêteté que parmi ces gens-là, bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre[32]. »
Il existe à Pézenas un grand fauteuil de bois auquel une tradition a conservé le nom de fauteuil de Molière ; sa forme atteste son antiquité ; l’espèce de vénération attachée à son nom l’a suivi chez ses divers propriétaires. Voici ce que les habitants du pays racontent à ce sujet d’après l’autorité de leurs ancêtres : Pendant que Molière habitait Pézenas, le samedi, jour du marché, il se rendait assidument, dans l’après-dînée, chez un barbier de cette ville, dont la boutique très achalandée était le rendez-vous des oisifs, des campagnards et des agréables ; car, avant l’établissement des cafés dans les petites villes, c’était chez les barbiers que se débitaient les nouvelles, que l’historiette du jour prenait du crédit, et que la politique épuisait ses combinaisons. Le grand fauteuil de bois occupait un des angles de la boutique, et Molière s’emparait de cette place. Un tel observateur ne pouvait qu’y faire une ample moisson ; les divers traits de malice, de gaieté, de ridicule, ne lui échappaient certainement pas ; et qui sait s’ils n’ont pas trouvé leur place dans quelques-uns des chefs-d’œuvre dont il a enrichi la scène française ? On croit à Pézenas au fauteuil de Molière comme à Montpellier à la robe de Rabelais (29). Dassoucy nous apprend qu’après avoir passé six mois dans cette cocagne, il suivit Molière à Narbonne.
De Narbonne, notre auteur se rendit à Béziers pendant la tenue des États de Languedoc, présidés par le prince de Conti, qui l’avait engagé à l’y venir rejoindre. L’Étourdi, représenté l’année précédente à Lyon, et le Dépit amoureux qui ne l’avait encore été nulle part, furent accueillis avec la plus grande faveur, et attirèrent à la troupe et à Molière d’unanimes applaudissements et de nouveaux bienfaits de la part de son ancien condisciple[33]. Le prince voulut même se l’attacher en qualité de secrétaire. Le poste ne laissait pas que d’être périlleux ; car Segrais dit dans ses Mémoires, que Sarrasin, qui l’avait occupé, mourut à l’âge de quarante-trois ans, d’une fièvre chaude causée par un mauvais traitement de M. le prince de Conti. Ce prince lui donna un coup de pincettes à la tempe : le sujet de son mécontentement était que l’abbé de Cosnac, depuis archevêque d’Aix, et Sarrasin, l’avaient fait condescendre à épouser la nièce du cardinal Mazarin (Martinozzi), et à abandonner quarante mille écus de bénéfices pour n’avoir que vingt-cinq mille écus de rente, de sorte que l’argent lui manquait souvent ; et alors il était dans des chagrins contre ceux qui lui avaient fait faire cette bassesse, comme il l’appelait à cause de la haine universelle qu’on avait dans ce temps-là contre le cardinal Mazarin[34].» Toutefois, il est probable que ce ne fut pas par la crainte d’un semblable sort, ou, comme le prétend Grimarest, à qui un sentiment généreux ne semble pas apparemment une raison déterminante dans une semblable position, parce qu’il aimait à parler en public, et que cela lui aurait manqué chez M. le prince de Conti, Molière crut devoir refuser cette place ; mais bien parce que rien à ses yeux ne pouvait être préférable à cet art pour lequel il n’avait pas hésité à rompre en quelque sorte avec sa famille, et qu’il sentait d’ailleurs que quitter ses camarades, c’était les abandonner à la misère. « Eh ! messieurs, disait-il à ceux qui le blâmaient de refuser la proposition du prince, ne nous déplaçons jamais : je suis passable auteur, si j’en crois la voix publique ; je puis être un fort mauvais secrétaire. Je divertis le prince par les spectacles que je lui donne ; je le rebuterai par un travail sérieux et mal conduit. Et pensez-vous d’ailleurs qu’un misanthrope comme moi, capricieux, si vous voulez, soit propre auprès d’un grand ? Je n’ai pas les sentiments assez flexibles pour la domesticité. Mais, plus que tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j’ai amenés de si loin ? Qui les conduira ? Je me reprocherais de les abandonner. » La place fut donnée à un gentilhomme nommé de Simoni[35].
Molière et sa troupe parcoururent encore la province pendant plusieurs années. Dans ces diverses excursions, il fit représenter plusieurs farces dans le goût italien, par lesquelles il préludait à ses belles compositions. C’étaient les Trois Docteurs rivaux et le Maître d’école, dont il ne nous reste que le titre. Mais deux autres de ces bluettes que nous possédons, le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé, ne laissent pas de grands regrets pour la perte des premières. L’intrigue de ces deux petites comédies a bien quelques traits de ressemblance avec celle du Médecin malgré lui et de George Dandin[36] ; « mais tout cela, » ainsi que l’a dit J.-B. Rousseau, « est revêtu du style le plus bas et le plus ignoble qu’on puisse imaginer. Ainsi le fond de la farce peut être de Molière ; on ne l’avait point porté plus haut de ce temps-là ; mais, comme toutes les farces se jouaient à l’improvisade, à la manière des Italiens, il est aisé de voir que ce n’est point lui qui en a mis le dialogue sur le papier ; et ces sortes de choses, quand même elles seraient meilleures, ne doivent jamais être comptées parmi les ouvrages d’un homme de lettres[37] ». Cependant Boileau regrettait la perte du Docteur amoureux, autre bouffonnerie du même genre, parce que, disait-il, il y a toujours quelque chose d’instructif et de saillant dans ses moindres ouvrages[38] (30). »
Au mois de décembre de l’année 1657, la troupe nomade se rendit à Avignon, où elle avait déjà donné des représentations en 1653. Molière y rencontra Mignard, qui, revenant d’Italie, où il avait séjourné pendant vingt-deux ans, s’était arrêté dans le Comtat pour dessiner les antiques d’Orange et de Saint-Rémi, et pour faire le portrait de la trop fameuse marquise de Gange. C’est là que se contracta entre ces deux hommes célèbres une union qui concourut pour ainsi dire à leur gloire mutuelle : Mignard laissa à la postérité le portrait de son ami ; Molière, nouvel Arioste d’un autre Titien, consacra son poème du Val de Grâce à célébrer le talent de son peintre[39] (31).
Tourmenté du désir de venir à Paris pour rivaliser avec les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, notre auteur, après avoir passé le carnaval à Grenoble, se rendit à Rouen, vers les fêtes de Pâques de l’année 1658. Il fit, dans le courant de l’été, plusieurs absences de cette ville pour venir sonder les dispositions du prince de Conti et du cardinal Mazarin ; et, après maintes démarches, ses vœux furent enfin comblés. Son protecteur le recommanda à Monsieur ; celui-ci le présenta lui-même au Roi et à la Reine, et il parvint à être autorisé à donner une représentation à Paris.
Le 24 octobre suivant sa troupe joua, devant la famille royale, sur un théâtre qu’on avait fait dresser exprès dans la salle des gardes au vieux Louvre, la tragédie de Nicomède de Corneille. La présence des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, qui assistaient à cette représentation, dut exciter encore l’émulation de ces débutants. Les actrices surtout obtinrent beaucoup d’applaudissements par leurs talents et leurs charmes. Mais, comme Molière ne se dissimulait pas que la troupe de ses rivaux était supérieure à la sienne dans le tragique, il tenait à donner une idée de son savoir faire dans la comédie, où elle était plus exercée. Il s’avança donc vers la rampe, et, suivant le récit d’un de ses camarades, « après avoir remercié Sa Majesté, en des termes très modestes, de la bonté qu’elle avait eue d’excuser ses défauts et ceux de toute sa troupe, qui n’avait paru qu’en tremblant devant une assemblée si auguste, il lui dit que l’envie qu’ils avaient eue d’avoir l’honneur de divertir le plus grand roi du monde leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d’excellents originaux, dont ils n’étaient que de très faibles copies ; mais que puisqu’elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très humblement d’avoir agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces. »
L’usage de jouer des pièces en un acte ou en trois après des pièces en cinq, qui, depuis ce jour, a été conservé, sans interruption, jusqu’à nous, était alors abandonné. Louis XIV agréa l’offre de Molière, qui dans l’instant fit représenter le Docteur amoureux. L’auteur-acteur provoqua des rires unanimes par le comique de son jeu dans le principal rôle de cette bluette.
Le Roi leur permit de s’établir sous le titre de TROUPE DE MONSIEUR, et de jouer alternativement avec les comédiens italiens, sur le théâtre du Petit-Bourbon. Ils vinrent s’y fixer et commencèrent leurs représentations le 3 novembre 1658[40] (32).
La troupe de Molière se composait alors des deux frères Béjart, de Du Parc, de Du Fresne, de De Brie, de Croisac (gagiste à deux livres par jour), et de mesdemoiselles Béjart, Du Parc, De Brie et Hervé[41].
Depuis l’année 1642, époque à jamais célèbre par l’apparition sur notre horizon littéraire du plus brillant météore qui l’eût éclairé jusque-là, du Menteur de Corneille, la Thalie française n’avait attiré le public à ses jeux que par les turlupinades de Scarron et parles intrigues romanesques de Rotrou. Aucun ouvrage n’avait encore rappelé la gaieté, la grâce aimable et la noble élévation dont le créateur de notre double scène avait empreint ses rôles de Cliton, de Dorante et de Géronte, quand un comédien, directeur d’une troupe nomade, qui, bien qu’âgé déjà de trente-deux ans, n’avait encore composé que quelques farces pour subvenir aux besoins de ses camarades et non pour travailler à sa gloire, fit représenter dans la province où cette caravane comique se trouvait alors deux comédies en cinq actes et en vers. Une telle entreprise dut paraître bien hasardeuse de la part d’un pauvre histrion ambulant ; mais cet histrion était Molière, ces pièces étaient l’Étourdi et le Dépit amoureux. Nous avons déjà dit que leur succès avait été complet à Lyon et à Béziers. Elles furent non moins bien accueillies à Paris, où il les fit représenter dans le mois qui suivit son installation au théâtre du Petit-Bourbon.
Ce succès est plus que suffisamment justifié par la supériorité de ces comédies sur celles du répertoire d’alors ; il pourrait l’être également par leur mérite réel. En effet, on trouverait difficilement, même dans Molière, une pièce aussi fortement intriguée que la première. Quel nerf ! quelle habileté dans le rôle de Mascarille ! quel ensemble ! quelle suite dans ses menées ! Dans la seconde, quel tableau touchant et vrai des dépits, des raccommodements amoureux, et de tous ces riens charmants, brillante aurore du bonheur. Chaque spectateur est juge, et juge très compétent de ces sortes de scènes, parce qu’il n’en est aucun qui n’y ait joué plus d’une fois un rôle. Eh bien ! quel est le cœur assez glacé pour y trouver un trait à reprendre, un mot à blâmer ? Quel est l’homme qui, ayant aimé, ne serait près, en voyant le manège de Lucile et d’Éraste[42], de tomber aux genoux de Molière, comme le dit La Harpe dans une autre occasion, et de répéter ce mot de Sadi : Voilà celui qui sait comme on aime !
Toutefois, malgré les scènes pleines de mouvement et de vérité de ses premières pièces, on ne saurait s’empêcher de lui reprocher de n’y être point encore lui-même. Presque tout ce qui lui appartient en propre dans ces deux productions, comme tout ce qu’il a emprunté à ses devanciers, est dans le goût des théâtres latin, espagnol et italien. Ce sont les intrigues d’esclaves, les menées de valets et les vieillards dupés du premier ; les aventures extraordinaires et accumulées du second, et quelquefois les trivialités du troisième. Molière enfin se contentait de se montrer supérieur à ses prédécesseurs et à ses contemporains ; mais il n’osait encore aborder la représentation de la vie humaine, unique source du vrai comique, alors ignorée et depuis si souvent méconnue.
L’année 1659, fut heureuse pour sa troupe et pour sa propre gloire. Après la rentrée de Pâques, il enrôla sous ses drapeaux deux acteurs qui, par leurs talents, coopérèrent aux nouveaux succès de son théâtre, Du Croisy et La Grange. Il ne craignit pas plus tard de confier le rôle de Tartuffe à Du Croisy, qui le créa avec beaucoup de talent. Quant à La Grange, doué d’une intelligence parfaite, d’une rare aménité de mœurs, et sûr dans le commerce de la vie, il devint l’ami de Molière, et donna, en 1682, avec Vinot, la première édition complète des œuvres de notre auteur (33).
Le 18 novembre, on applaudit pour la première fois la charmante comédie des Précieuses ridicules. Avant d’apprécier cet ouvrage et de parler de son succès et de ses effets, un coup d’œil rapidement jeté sur la société d’alors nous mettra mieux à même de calculer tout ce que le poète avait à faire en s’armant du fouet de la satire, de constater tout ce qu’il a fait.
Il existait à Paris une réunion d’hommes instruits, de femmes remarquables par leur rang et leur esprit, dont les classes un peu élevées de la capitale se faisaient un devoir de prendre le ton et les manières, et que la province elle-même s’empressait déjà de singer. Cette société tenait ses séances à l’hôtel Rambouillet (34). C’était là que se rendaient chaque jour La Rochefoucauld (35), Chapelain, Conrad, Cotin, Pellisson, Voiture, Balzac, Segrais, Bussy-Rabutin, Benserade, Desmarets, Menage, Vaugelas, et beaucoup d’autres hommes non moins célèbres alors. La princesse mère du grand Condé, sa fille, depuis madame de Longueville, mademoiselle de Scudéri, madame de la Suze, nombre d’autres femmes aussi distinguées, et, comme pour contraster avec le ton général de la société, madame de Sévigné, en étaient le charme et l’ornement. Ce berceau du mauvais goût, son origine et les diverses phases de sa gloire nous forcent à entrer dans quelques détails que leur bizarrerie nous fera peut-être pardonner.
Après l’avènement de Louis XIII, dans cet interrègne des discordes civiles où le fanatisme et l’ambition firent place pour trop peu de temps à l’amour des lettres, une femme d’une haute naissance, d’un caractère aimable, d’un esprit cultivé, Catherine de Vivonne, épouse du marquis de Rambouillet, voulut élever chez elle un autel aux belles-lettres. Elle sut y attirer le concours de personnages célèbres ; mais on n’y sacrifia guère qu’à l’afféterie.
Dame de toutes les pensées, idole de tous les cultes, madame de Rambouillet se vit chantée par les lyres de tous les poètes qui composaient sa cour. Malheureusement son prénom de Catherine n’avait rien de galant ni de poétique. Le vieux Malherbe prit à tâche de réparer les torts qu’un parrain peu romanesque avait eus envers elle. Arthénice, Éracinthe et Carinthée sont les seuls anagrammes que Racan et lui purent composer avec ce nom (36). Le premier fut choisi pour le remplacer, et, en 1672, Fléchier, consacrant ainsi ce ridicule, s’en servit pour la désigner dans l’oraison funèbre de madame de Montausier, sa fille : « Souvenez-vous, mes frères, dit l’orateur chrétien, de ces cabinets que l’on regarde encore avec tant de vénération, où l’esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l’incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnages de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » C’est pour suivre ce noble exemple que Cathos et Madelon des Précieuses ridicules, abjurant la légende, se font appeler Aminte et Polixène[43].
La maison de madame de Rambouillet offrit un nouvel attrait lorsque Julie d’Angennes, sa fille, commença à paraître dans le monde. Elle était faite pour y obtenir de véritables succès ; mais l’affectation dans laquelle elle avait été élevée, le faux esprit qu’on lui avait inspiré dès son enfance, avaient trouvé moyen de ravir tous leurs charmes à sa beauté et à son esprit aux yeux des gens que n’avait point encore gagnés cette fièvre du mauvais goût. Cependant, comme très peu de personnes avaient échappé à son influence, Julie d’Angennes compta de nombreux adorateurs. M. de Montausier, renommé par une sincérité poussée si loin qu’on le prit pour l’original du rôle du Misanthrope ; M. de Montausier, plus séduit par la physionomie douce et la taille noble de mademoiselle de Rambouillet que rebuté par les travers de son esprit, s’attacha à son char, et consentit à soupirer pendant quatorze ans avant d’obtenir d’elle le oui de l’hyménée. Pour arriver à cette conclusion, il lui fallut se soumettre aux règles établies en amour par mademoiselle de Scudéri dans son roman de Clélie, c’est-à-dire s’emparer successivement du village de Billets- Galants, du hameau de Billets-Doux, et du château de Petits-Soins ; enfin,
Naviguer en grande eau sur le fleuve de Tendre[44].
De graves dissertations sur des questions frivoles, de pénibles recherches pour trouver le mot d’une énigme (37), de la métaphysique sur l’amour, des subtilités de sentiments, et tout cela discuté avec une recherche exagérée de tours et un raffinement puéril d’expressions, tels étaient les sujets dont s’occupait cet aréopage hermaphrodite. « L’on a vu, il n’y a pas longtemps, dit La Bruyère, un cercle de personnes des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d’esprit. Ils laissaient au vulgaire l’art de parler d’une manière intelligible. Une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes toujours suivies par de longs applaudissements. Par tout ce qu’ils appelaient délicatesse, sentiment et finesse d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne s’entendre pas eux-mêmes. Il ne fallait, pour servir à ces entretiens, ni bon sens, ni mémoire, ni la moindre capacité : il fallait de l’esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux et où l’imagination a le plus de part. »
Les usages de ces coteries n’étaient pas moins bizarres que les discours qui s’y tenaient. Les femmes affectaient entre elles une exagération romanesque de sentiments. Elles ne s’appelaient que ma chère, et ce mot avait fini par servir à les désigner généralement.
Une chère, une précieuse devait se mettre au lit à l’heure où sa société habituelle lui rendait visite. Chacun venait se ranger dans son alcôve, dont la ruelle était ornée avec recherche. Pour être admis à ces cercles, il fallait avoir prouvé qu’on connaissait, comme le dit Madelon, le fin des choses, le grand fin, le fin du fin, et y être présenté par un des hommes qui y donnaient le ton. Les abbés de Bellebat et Du Buisson avaient, selon le Dictionnaire des Précieuses de Somaise, le titre de grands introducteurs des ruelles. C’était chez eux, chez le premier surtout, que les jeunes gens allaient s’instruire des qualités indispensables aux hommes qui voulaient fréquenter les cercles des chères[45].
Mais, outre ces profès en l’art des précieuses et ces jeunes initiés, on rencontrait encore chez chaque femme un individu qui, revêtu du titre singulier d’alcoviste, était son chevalier servant, l’aidait à faire les honneurs de sa maison et à diriger la conversation. Un pareil rôle, par la familiarité qu’il exigeait entre les précieuses et ceux qui le remplissaient auprès d’elles, semblerait aujourd’hui devoir être une source de désordres et une cause de scandale. Il n’en produisait alors aucun, et ne donnait même pas lieu à la moindre interprétation maligne. Saint-Évremont s’est chargé de nous donner l’explication de l’innocence de ses effets : « L’alcoviste, dit-il, n’était que pour la forme, parce qu’une précieuse faisait consister son principal mérite à aimer tendrement son amant sans jouissance, et à jouir solidement de son mari avec aversion. »
Voilà les extravagances, voilà les folies en action que Corneille, que Bossuet et les personnages justement célèbres que nous avons déjà nommés semblaient sanctionner par la fréquentation des salons qui en étaient les théâtres. Que l’on mette dans la balance, d’un côté une fille de nos rois, protectrice des Cotins, d’illustres apôtres de la chaire de vérité, des auteurs pompeusement vantés, et de l’autre, un pauvre comédien de province venant chercher à Paris des ressources qu’il n’avait pu trouver dans ses excursions ; et que l’on réfléchisse un seul instant si la lutte dut sembler assez inégale, l’entreprise assez aventureuse. Il eut par la suite plus d’un imitateur : mais, s’il attaquait un adversaire alors plein de vie et redoutable, les Héros de Roman mis en jeu par Boileau, en 1710, n’étaient plus guère qu’un coup porté à un ennemi à terre (38).
Ce fut le 18 novembre 1659 que Molière livra cette attaque au faux goût. Outre qu’une pièce en un acte et en prose était alors une nouveauté, le titre de celle-ci n’avait pas peu servi à exciter une curiosité générale. Les suppôts de la ligue contre le naturel y assistaient pour la plupart ; et, malgré le nombre des spectateurs à la fois juges et parties, la vérité du tableau força tous les suffrages. « J’étais, dit Menage, à la première représentation des Précieuses ridicules. Mademoiselle de Rambouillet y était, madame de Grignan (39), tout l’hôtel de Rambouillet, M. Chapelain et plusieurs autres de ma connaissance. La pièce fut jouée avec un applaudissement général ; et j’en fus si satisfait en mon particulier, que je vis dès lors l’effet qu’elle allait produire. Au sortir de la comédie, prenant M. Chapelain par la main : « Monsieur, lui dis-je, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais, pour me servir de ce que saint Remi dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré et adorer ce que nous avons brûlé. » Cela arriva comme je l’avais prédit ; et, dès cette première représentation, on revint du galimatias et du style forcé[46]. »
Emporté par son admiration soudaine pour des beautés si vraies, un vieillard, auquel cet ouvrage révélait un Ménandre nouveau, s’écria du milieu du parterre : Courage, Molière ! Voilà la véritable comédie[47] ! Ce mot, qui est devenu le jugement de la postérité, est remarquable sans doute ; mais, comme l’a dit La Harpe, « il n’est que le suffrage de la raison, tandis que celui de Menage est le sacrifice de l’amour-propre et le plus grand triomphe de la vérité. »
Le succès des Précieuses fut tel à la première représentation, que, dès la seconde, la troupe doubla le prix des places[48] (40). À ce chorus d’applaudissements vinrent encore se joindre ceux de la cour. L’ouvrage fut envoyé au bas des Pyrénées, où elle se trouvait occupée à débattre de grands intérêts. Il y reçut le même accueil qu’à Paris. L’on assure que Molière, éclairé par ce double succès, dit alors : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence, ni d’éplucher les fragments de Ménandre ; je n’ai qu’à étudier le monde[49]. » Il livra sa pièce à l’impression ; mais, dans la préface, où, tout en s’excusant de le faire, il raille encore les originaux qu’il a pris pour modèles, il crut devoir cependant, pour détourner de lui la colère de personnages puissants, déclarer qu’il n’avait point eu en vue les véritables précieuses, mais celles qui les imitaient mal (41) (car on attachait alors à ce mot le sens le plus avantageux), et protester même que c’était contre son gré qu’il publiait son ouvrage.
Il serait inexact de dire que cette victoire remportée sur le faux esprit et l’ambitieuse déraison les détruisit entièrement, mais il est certain du moins que leurs défenseurs confus se dispersèrent et n’osèrent même pas faire entendre de plaidoyer en leur faveur. Le style contourné et amphigourique fut abandonné, et, s’il resta encore aux femmes pendant un certain temps une prétention pédantesque au savoir, ne devons-nous pas nous en réjouir, puisque ce fut ce ridicule rebelle et invétéré qui provoqua le second manifeste de Molière, l’admirable comédie des Femmes savantes.
On devine bien cependant que, si les faiseurs de madrigaux à la Mascarille et les nombreuses Cathos que notre auteur avait joués ne crurent pas devoir élever la voix contre ce sanglant arrêt, les ennemis de sa gloire n’imitèrent pas leur silence, et que rien ne fut épargné pour ravaler le mérite de la nouvelle production. La tourbe des envieux fut en émoi, et, dans l’aveuglement de leur haine, ils ne trouvèrent rien de mieux que de l’accuser de tirer toutes ses pièces de Guillot-Gorju, un des plus misérables farceurs de ce siècle (42).
Ici commence, pour Molière et pour notre théâtre, une ère toute nouvelle. Jusque-là imitateur habile, quelquefois rival heureux des Latins et des Italiens, il ne nous avait intéressés qu’aux ruses d’un valet ou aux amours de deux jeunes gens. Dès ce moment, il s’engage à nous faire rire aux dépens de nos ridicules ; il se propose pour but de nous en corriger. Répétons-lui avec le vieillard du parterre : Courage ; voilà la bonne comédie !
On est fâché de le voir, après avoir donné une si grande, une si noble direction aux jeux de la scène, revenir aussitôt à ce genre d’intrigue qu’il semblait avoir abandonné. Sans doute on retrouve dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire quelques traits assez fidèles des mœurs des petits bourgeois de ce temps, qui aimant bien leurs femmes les battaient mieux encore. Mais quelle intention morale peut-on supposer à l’auteur ? Quel travers, quel défaut, quel vice a-t-il eu dessein de signaler, de corriger ou de punir ? nous ne le devinons pas ; à moins cependant que la moralité de la pièce ne soit renfermée dans ces deux vers aux maris trompés :
Quel mal cela fait-il ? La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, et la taille moins belle ?
Et dans ce cas Molière, que nous verrons si malheureux de ses infortunes conjugales, Molière qui, pour nous servir de l’image plaisante de La Fontaine, en mettait son bonnet
Moins aisément que de coutume,
eût bien dû se persuader tout le premier ce qu’il cherchait à faire croire aux autres. Mais non, il n’eut évidemment un autre but que celui de faire rire, et il était difficile à la vérité de le mieux atteindre. Néanmoins, on regrette que ce soit fréquemment aux dépens de la vérité. Le personnage de Sganarelle est trop souvent invraisemblable pour offrir toujours de l’intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique ; c’est un de ces caractères de convention, une de ces caricatures de fantaisie, assemblage bizarre de trivialité et de bonne plaisanterie, de verve et de grossièreté, que les auteurs qui précédèrent Molière avaient naturalisés sur notre scène, et qu’il en expulsa après s’être courbé devant l’idole comme pour la renverser plus sûrement.
Quoi qu’il en soit du mérite de cette pièce, son succès fut tel, dès la première représentation, donnée le 28 mai, qu’elle attira constamment la foule pendant plus de quarante jours, malgré la chaleur de la saison et les fêtes du mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse, célébré à Fontarabie le 3 juin 1660 ; fêtes qui forcèrent toute la cour à se rendre dans le midi de la France[50].
Aux cris des Zoïles effrayés de la vogue de Molière se joignirent les plaintes d’un pauvre bourgeois dont le dépit n’avait pas la même cause. La beauté et l’humeur avenante de sa femme lui avaient procuré une juste, mais malheureuse célébrité. Il se persuada que c’était lui que l’auteur avait mis en scène, sous le nom de Sganarelle, et en témoigna hautement son ressentiment. Il voulait l’attaquer ; mais un ami obligeant s’efforça de lui faire entendre qu’il n’y avait rien de commun entre lui et un mari dont les affronts n’étaient qu’imaginaires ; et, soit qu’il sentît toute la justesse de cette réflexion, soit plutôt qu’il désespérât de mettre les rieurs de son côté, il prit le parti de garder le silence et de ne pas retourner voir la pièce.
Le second titre de cette comédie, celui qu’on lui donnait et qu’on lui donne encore le plus ordinairement, nous paraît aujourd’hui d’une licence intolérable ; mais ce mot qui nous choque si fort, ce mot qu’on ne trouve plus que dans le vocabulaire du bas peuple, le mot cocu enfin, puisqu’il faut le prononcer, était autrefois employé par les gens de la meilleure compagnie. La correspondance charmante d’une femme dont Bussy lui-même n’a jamais cherché à attaquer les mœurs (43), de madame de Sévigné, nous l’offre mainte et mainte fois, même dans les lettres adressées à sa fille. On le rencontre non moins souvent encore dans un monument historique du même temps, les Mémoires du cardinal de Retz. Nous devons citer surtout pour donner une juste idée de l’innocence, nous allions dire du crédit de cette expression dans le grand siècle, une réponse d’une dame Loiseau, bourgeoise riche, et renommée pour la vivacité de ses saillies. Le Roi, l’apercevant un jour à son cercle, et voulant mettre ce talent à l’épreuve, dit à la duchesse de *** de l’attaquer. – Quel est l’oiseau le plus sujet à être cocu ? lui demanda aussitôt la duchesse. – C’est un duc, Madame, répondit la spirituelle interlocutrice ; et l’on ne dit pas que la demande, qui passerait aujourd’hui pour licencieuse dans la bouche d’une femme, ait en aucune façon choqué la cour et le Roi, et les ait empêchés d’applaudir à la repartie[51].
Molière eut recours, dans cette même année, à la bonté du monarque qui, par un amour-propre bien entendu, protégeait avec empressement toutes les gloires de son royaume ; qui, s’entourant de tous les lauriers, de toutes les palmes, en faisait, selon l’expression d’un de nos écrivains, des fleurons de sa couronne, et semblait se dire du moins avec un noble orgueil : L’État, c’est moi[52]. La salle du Petit-Bourbon, où la troupe de Molière donnait ses représentations, fut abattue vers la fin d’octobre, pour faire place à la colonnade du Louvre ; admirable chef-d’œuvre dont l’auteur, Charles Perrault, eut, pendant quelque temps, la crainte de voir préférer à son plan celui du cavalier Bernin, non moins mauvais architecte qu’excellent courtisan. Louis XIV accorda à Molière la salle du Palais-Royal[53]. Richelieu l’avait fait bâtir pour la représentation de Mirame, tragédie jouée en 1639, sous le nom de Desmarets, dans laquelle il avait composé plus de cinq cents vers, et dont la mise en scène lui coûta, selon Gui-Patin, cent mille écus, trois cent mille selon d’autres contemporains ; selon tous, sa réputation de bel-esprit. C’est cette même salle qui, consacrée, après la mort de Molière, à la représentation des tragédies lyriques, appelées depuis opéra, fut détruite, en 1765, par un incendie ; et qui, reconstruite peu après, fut incendiée de nouveau le 8 juin 1781. La troupe de Molière y débuta le 4 novembre 1660 (44).
Ce nouveau théâtre ne fut point inauguré par un triomphe ; et le peu de succès de la première nouveauté qui y fut jouée, le 4 février, dut faire regretter à Molière les beaux jours du théâtre du Petit-Bourbon.
Ses deux premières pièces, après avoir charmé la province, étaient venues faire les délices de Paris ; Les Précieuses ridicules avaient jeté l’alarme dans le camp de l’hôtel Rambouillet ; Le Cocu imaginaire avait transporté de fureur l’honnête bourgeois dont nous avons parlé et un grand nombre d’autres, ses compagnons d’infortune ; on avait attribué par envie le succès de ces derniers ouvrages au mérite dont Molière avait fait preuve en en remplissant les principaux rôles ; de là grande jalousie de la part des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, puissamment protégés, et qui, tout en joignant leurs voix au chorus d’improbation contre les pièces, auraient bien voulu qu’on portât le même jugement sur le talent de l’acteur, auquel ils gardaient d’ailleurs rancune pour certaine épigramme des Précieuses : beaux-esprits, femmes savantes, maris trompés, acteurs en vogue, tous conspiraient contre l’auteur ; et l’on pouvait prévoir le sort du Prince jaloux.
Le genre faux de la pièce et le jeu de Molière déplacé dans le sérieux justifièrent toutes les espérances de la cabale. Les sifflets du parterre forcèrent d’abord l’auteur d’abandonner le principal rôle, qu’il remplissait d’une manière peu satisfaisante. Bientôt après, la pièce ne compta plus de spectateurs[54].
Mais un grand succès naît presque toujours d’un grand revers : c’est à la malheureuse tragédie de Théodore que nous devons Héraclius ; Zaïre fit pardonner Éryphile : les sifflets, accompagnement ordinaire de Don Garcie, se changèrent en fanfares de gloire pour accueillir le tuteur d’Isabelle. Ce fut le 4 juin que Molière se vengea de ses ennemis par le succès de L’École des Maris (45). Cette pièce, qui, malgré les efforts des envieux, obtint d’abord les applaudissements de Paris, fut ensuite représentée dans une réjouissance donnée par Fouquet, le 12 du même mois, dans sa magnifique terre de Vaux. La reine d’Angleterre, Monsieur, frère du Roi, et Henriette d’Angleterre, que ce prince venait d’épouser, y assistaient et joignirent leurs augustes suffrages à ceux que cette excellente comédie avait déjà su se concilier[55].
Le nom du trop fameux surintendant se rattache également à un autre triomphe de Molière. Les Fâcheux furent représentés le 17 août chez ce favori et cette victime de l’inconstante fortune, dans une fête à jamais mémorable. Tous les mémoires du temps[56] s’accordent à vanter la magnificence de la réception que fit au Roi et à toute sa cour ce Mécène financier qui avait, comme l’a fait observer l’historien de notre fabuliste, Pellisson pour premier commis, Le Nôtre pour dessinateur de ses jardins, Le Brun pour décorateur de ses palais, Molière pour composer ses divertissements, La Fontaine pour poète ordinaire[57].
Mazarin n’était plus, et sa mort avait ouvert un vaste champ à toutes les ambitions. Fouquet, aspirant à la succession de ce ministre, avait sur ses rivaux la supériorité que donne une immense fortune. Pour mettre dans tout son jour ce titre au portefeuille, le surintendant voulut recevoir son roi dans une fête qui étalât à ses yeux tous les brillants prestiges des arts.
Pour pouvoir réunir toutes ces merveilles par un lien commun, Fouquet pria Molière de composer une comédie qui comportât de nombreux divertissements : ils furent confiés à Beauchamp, et ne se ressentirent que peu de la précipitation avec laquelle ils avaient été ajoutés à la pièce. Le Brun interrompit un moment ses victoires d’Alexandre pour peindre les décorations théâtrales ; Torelli fut chargé de les mettre en mouvement ; enfin Pellisson, sans pressentir, non plus que Fouquet, l’orage qui menaçait leurs têtes, composa le prologue que débita la naïade Béjart, morceau remarquable par l’élégance et la pureté du style, et qui aurait pu sauver son auteur, si Louis XIV eût regardé ses flatteries comme autant de preuves de son innocence.
Le charme et l’admirable effet que l’on devait attendre de la réunion de tant de talents divers furent encore surpassés par l’émulation que la présence de Louis XIV communiqua aux artistes. La grossesse de la Reine l’empêcha d’accompagner son époux ; mais un grand nombre de seigneurs, de princes, MONSIEUR, MADAME, et la Reine-mère, assistaient également à cette fête. La Fontaine, qui s’y trouvait, nous en a laissé le récit dans une lettre adressée à M. de Maucroix[58].
On se promena d’abord dans le parc, au milieu des jets d’eau et des cascades qui jaillissaient de toute part. Bientôt après, on se rendit dans la salle où était servi un repas digne de l’Amphitryon et des conviés. On gagna ensuite une allée de sapins où le théâtre se trouvait dressé.
Molière nous apprend lui-même, dans son avertissement, que « d’abord que la toile fut levée, il parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au Roi, avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses sur ce qu’il se trouvait là seul et manquait de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. » En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, un rocher se changea en une coquille, d’où sortit bientôt après la naïade Béjart, chargée de débiter le prologue de Pellisson. Cette coquille fut une des merveilles qui charmèrent le plus les spectateurs. La Fontaine ne l’oublie pas dans son récit, et elle devint le sujet de plusieurs chansons, dont une se terminait ainsi :
Peut-on voir nymphe plus gentille
Qu’était Béjart l’autre jour ?
Lorsqu’on vit ouvrir sa coquille,
Tout le monde disait à l’entour,
Lorsqu’on vit ouvrir sa coquille
Voici la mère d’Amour[59].
Les Fâcheux, rendus avec un parfait ensemble, reçurent de fréquentes marques d’approbation. L’esprit et l’art dont l’auteur avait fait preuve firent pardonner ce genre, alors tout nouveau, de pièces à tiroir. La Fontaine, dans sa lettre déjà citée, dit de l’œuvre de son ami :
C’est un ouvrage de Molière,
Cet écrivain, par sa manière,
Charme à présent toute la cour.
...
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ?
Plaute n’est plus qu’un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la comédie ;
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore.
Nous avons changé de méthode ;
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.
Nous voyons encore dans l’avertissement de Molière que « l’intention était aussi de donner un ballet ; mais, comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l’avis fut de les jeter dans les entr’actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent le temps aux mêmes baladins de revenir sous d’autres habits ; de sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie. » C’est cette circonstance qui donna naissance à la comédie-ballet, genre jusqu’alors ignoré.
Un feu d’artifice ou plutôt un déluge de feu, un bal brillant, une collation splendide complétèrent dignement cette fête si réjouissante pour la foule qui n’était point initiée aux noirs mystères qu’elle cachait, si cruelle pour Fouquet, auquel ils venaient d’être dévoilés.
Le surintendant, qui avait su par son influence balancer auprès du Roi le crédit de Mazarin, délivré par la mort de ce premier ministre d’un rival redoutable, avait cru pouvoir s’abandonner avec une plus ample liberté à de nouvelles profusions. L’esprit des jeunes seigneurs, les lyres des poètes n’avaient pu résister aux prodigalités vraiment royales de cet homme, dont, selon l’expression de Bussy-Rabutin, on était le pensionnaire sitôt qu’on voulait l’être[60]. La vertu des femmes les plus belles, les plus aimables de la cour n’avait pas fait meilleure contenance, quand le refus d’une obscure fille d’honneur vint mettre fin à cette longue suite de succès. Le surintendant trouva une cruelle, et bientôt s’écroula l’échafaudage de son vain bonheur.
Mademoiselle de La Vallière, dont le nom rappelle d’aimables vertus et de tendres faiblesses, était attachée à la maison de MADAME, belle-sœur du Roi. La douceur de ses mœurs, la modestie de son caractère la rendaient, pour ainsi dire, inaperçue au milieu de cette cour bruyante. Cependant Fouquet, dont le cœur blasé ne pouvait plus trouver que dans un perpétuel changement, non pas le bonheur, mais un plaisir éphémère, jeta les yeux sur elle, et, séduit par la grâce plutôt que par la beauté de ses traits, la voulut donner pour remplaçante aux femmes des plus grands seigneurs. La froideur avec laquelle La Vallière reçut ses hommages piqua davantage les désirs du surintendant, peu habitué à un semblable accueil. Il chargea la complaisante madame du Plessis-Bellière de faire cesser les rigueurs et les scrupules de la jeune bayadère à laquelle il avait jeté le mouchoir, par l’offre de deux cent mille francs !!! Il en coûte si peu à un ministre pour être galant. La somme était honnête ; mais la condition déplut à mademoiselle de La Vallière.
Fouquet, étonné de ce refus, brûla d’en connaître la cause ; il découvrit bientôt, par des agents secrets, les intelligences encore mystérieuses de Louis XIV et de cette femme qui lui fit goûter le bonheur si doux et si peu connu des rois d’être aimé pour soi-même. Rencontrant un jour, dans l’antichambre de MADAME, mademoiselle de La Vallière, il voulut lui faire comprendre qu’il connaissait celui qui possédait son cœur. Celle-ci, irritée de recevoir un tel compliment d’un tel homme, se troubla, se retira outrée, et alla le soir même instruire le Roi de l’indiscrète félicitation de Fouquet, et des propositions qu’elle en avait précédemment reçues. Dès lors la ruine de Fouquet fut résolue. Il n’avait été nullement inquiété tant qu’à l’exemple de Mazarin il n’avait fait que dilapider les trésors de la France ; sa perte fut jurée dès qu’on apprit qu’il avait osé soupirer pour la maîtresse du monarque.
La fureur jalouse de Louis XIV lui permit d’abord difficilement de comprendre qu’il était prudent d’user quelque temps de dissimulation avec un homme qui s’était fait d’innombrables créatures. Il consentit avec peine à différer la vengeance de son amour.
Il était plein de ce sombre projet, quand Fouquet sollicita la faveur de lui donner, à Vaux, la fête dont nous avons énuméré les merveilles. Le rôle qu’on l’avait forcé de prendre lui fit un devoir de s’y rendre. Le luxe qu’il remarqua dans ce magique séjour put bien l’indisposer encore contre l’Amphitryon ; mais ce qui l’irrita, ce qui le mit hors de lui-même, ce fut un portrait de mademoiselle de La Vallière qu’il aperçut dans le cabinet de son rival infortuné. Il voulait le faire arrêter sur-le-champ ; mais la Reine-mère l’en détourna par ce mot bien simple, mais bien fort : Quoi ! au milieu d’une fête qu’il vous donne ! Un billet de madame du Plessis-Bellière, remis à Fouquet pendant cette fête même, lui apprit le danger qu’il avait couru et sa suspension momentanée. Chacun sait, et ce n’est point ici le lieu de le répéter, quel fut son sort et celui du généreux Pellisson (46).
Tels étaient les desseins, les tourments qui agitaient les cœurs de quelques spectateurs des Fâcheux. Le Roi cependant, malgré son trouble intérieur, eut assez de présence d’esprit pour adresser à Molière un reproche d’omission. Voilà, lui dit-il après la représentation, en voyant passer M. de Soyecourt, son grand-veneur, voilà un grand original que vous n’avez point encore copié. « C’en fut assez, dit l’auteur du Menagiana qui rapporte ce fait ; cette scène fut faite et apprise en moins de vingt-quatre heures. » Et le roi eut la satisfaction, à la représentation de cette comédie donnée à Fontainebleau, le 27 du même mois, d’y voir joint ce rôle dont il avait eu la bonté de lui ouvrir les idées[61].
Mais une particularité non moins plaisante que la scène ajoutée, particularité que nous ne trouvons pas aussi invraisemblable qu’elle le semble à Bret, c’est que Molière, ignorant entièrement les termes de chasse, s’adressa à M. de Soyecourt lui-même, qui l’initia complaisamment au dictionnaire de la vénerie ; jouant à peu près dans cette occasion le rôle que joue Arnolphe dans l’École des Femmes, lorsqu’il prête cent pistoles à Horace pour mener à bout son intrigue amoureuse[62] (47). M. de Soyecourt, homme fort distrait et très peu spirituel, s’était rendu la risée de la cour par la simplicité de ses reparties ; et Molière ne pouvait plus avoir de scrupules et ne courait plus le risque de le ridiculiser : on ne lui avait rien laissé à faire de ce côté. Madame de Sévigné, dans ses lettres, s’égaie souvent à ses dépens, et fait plus d’une fois allusion à une réponse qui le fait connaître tout entier. Il était couché dans une même chambre avec plusieurs de ses amis ; il se mit, pendant la nuit, à parler très haut à l’un d’eux. Un autre, plus désireux de reposer que de l’entendre, lui dit : Eh ! morbleu, tais-toi ; tu m’empêches de dormir. – Est-ce que je te parle, à toi, lui répondit le naïf M. de Soyecourt[63].
Nous avons dit que cette scène du chasseur avait été ajoutée à la pièce en vingt-quatre heures. La pièce elle-même, ainsi que nous l’apprend Molière dans son avertissement, fut conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. Rien ne prouve mieux combien Grimarest était mal instruit lorsqu’il disait que Molière composait difficilement ; et combien au contraire Boileau, qui du reste ne flatta jamais son ami, était fondé à le qualifier de
Rare et sublime esprit, dont la fertile veine
Ignore, en écrivant, le travail et la peine. (48)
Craignant cependant de manquer de temps, notre auteur avait prié Chapelle de composer la scène du pédant Caritidès. Les envieux de Molière ne manquèrent pas d’attribuer à son ami le succès de la pièce ; celui-ci ne s’en défendit que faiblement, « comme ces jeunes gens, a dit Chamfort, qui, soupçonnés d’être bien reçus par une jolie femme, paraissent, dans leur désaveu même, vous remercier d’une opinion si flatteuse et n’aspirer en effet qu’au mérite de la discrétion. » Boileau fut alors chargé par le véritable auteur de dire à Chapelle que, s’il ne démentait pas promptement les bruits que l’on répandait contre lui, Molière se verrait forcé de montrer, à qui la voudrait voir, la scène que celui-ci lui avait apportée et qu’il avait été obligé de refaire entièrement. Nous n’avons pas besoin de dire que Chapelle consentit alors à rompre le silence[64] (49).
Si plus d’un trait des Fâcheux fait reconnaître le poète comique, il est une scène qui décèle le poète philosophe. Molière, concevant les services que l’auteur dramatique peut rendre à la société, seconda dans cette pièce les efforts de son roi pour abolir la barbare coutume du duel. Les édits de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV n’avaient pu détourner les Français de s’égorger pour un mot équivoque, ou même de se charger de la vengeance d’un tiers ; notre auteur essaya de proscrire par le ridicule ce préjugé qui avait résisté aux lois, en faisant, dans ses Fâcheux, refuser un duel par un homme d’une valeur reconnue[65]. « Cet exemple, dit l’auteur de l’Éloge de Molière, n’apprendra-t-il point aux poètes quel emploi ils peuvent faire de leurs talents, et à l’autorité quel usage elle peut faire du génie ? »
Que de regrets excite l’avertissement placé à la tête de cette production ! « Le temps viendra, y dit Molière, de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j’aurai faites. » Une mort prématurée l’empêcha d’exécuter ce travail, qui, certes, eût pu servir de poétique à la comédie. Peut-être nous eût-il révélé le secret de son art, cet immortel génie qui, depuis un siècle et demi, est resté sans rival, comme il avait été sans modèle.
LIVRE SECOND : 1662-1667
J’ai vu beaucoup d’hymens, aucuns d’eux ne me tentent ;
Cependant des humains presque les quatre parts
S’exposent hardiment au plus grand des hasards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
LA FONTAINE.
« Elle a les yeux petits. – Cela est vrai ; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir. – Elle a la bouche grande. – Oui ; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs ; elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. – Pour sa taille ; elle n’est pas grande. – Non ; mais elle est aisée et bien prise. – Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions... – Il est vrai, mais elle a grâce à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs. – Pour de l’esprit... – Ah ! elle en a, du plus fin, du plus délicat. – Sa conversation... – Sa conversation est charmante. – ... Mais, enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde. – Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles ; on souffre tout des belles. »
Ce portrait dialogué, qui semble n’être qu’une paraphrase du vers charmant de La Fontaine
Et la grâce plus belle encor que la beauté,
est celui de la jeune Béjart, dont nous avons rapporté la naissance à la date de 1645, dessiné par un mari toujours amant[66] (1).
Confiée de bonne heure aux soins de Madeleine Béjart, sa sœur aînée, Armande avait grandi sous les yeux de Molière. Ses grâces enfantines et son esprit naturel avaient d’abord excité l’intérêt de celui-ci ; mais, à mesure que les attraits d’Armande se développèrent, les sentiments de Molière changèrent de nature ; et ce qui n’était d’abord qu’une touchante bienveillance et une amitié protectrice acquit bientôt le caractère de l’amour. Rien toutefois ne contribua plus à nourrir cette flamme que la reconnaissance de cette jeune fille dont il prenait souvent la défense contre sa sœur aînée. Et comment, aveuglé par sa passion et brûlant de trouver dans l’objet aimé une étincelle du feu qui le dévorait, aurait-il pu distinguer la reconnaissance de l’amour ? Aussi, le 20 février 1662, crut-il faire un long bail avec le bonheur en contractant ce mariage qui devait avoir, sur le reste de sa carrière, une si fâcheuse influence (2).
Quand on porte ses regards sur l’intérieur du ménage de Molière, on doute qu’il ait vécu un seul instant heureux. Cet homme, auquel tous ses biographes ont donné mademoiselle Béjart aînée pour maîtresse, brise bientôt sa chaîne et prend celle de mademoiselle De Brie. N’en était-ce pas assez pour s’attirer à jamais le ressentiment d’une femme altière, avec laquelle il était en quelque sorte condamné à demeurer, et que la vue continuelle de sa rivale préférée devait nécessairement aigrir encore (3) ? Enfin, comme pour jeter de l’huile sur ce brasier ardent et en allumer un nouveau, il s’attache à la jeune Béjart. Heureusement mademoiselle De Brie n’était ni aussi haineuse, ni aussi vindicative que sa devancière ; mais sa seule présence rendait fausse et la position de Molière et celle de son épouse. Il devait être constamment obsédé des plaintes jalouses et des querelles de ces trois femmes. Chapelle, calculant sans doute tous les chagrins qu’une telle situation ne manquerait pas d’attirer à son ami, lui rappelait dans une de ses lettres l’embarras de Jupiter, pendant la guerre de Troie, pour accorder Minerve, Junon, et Vénus, et la terminait en disant :
Voilà l’histoire ; que t’en semble ?
Crois-tu pas qu’un homme avisé
Voit par là qu’il n’est pas aisé
D’accorder trois femmes ensemble ?
Fais-en donc ton profit. Surtout
Tiens-toi neutre ; et, tout plein d’Homère,
Dis-toi bien qu’en vain l’homme espère
Pouvoir venir jamais à bout
De ce qu’un grand Dieu n’a su faire[67].
On pouvait prendre pour le mari les conseils que Chapelle semble ne donner qu’au directeur de troupe ; mais Molière, qui n’osait prendre sur lui de les mettre à exécution, se persuada facilement qu’il étoufferait, par la suite, un mal qui devait faire tous les jours de nouveaux progrès, et qu’il lui était si facile de détruire à sa naissance. L’aveuglement de l’amour lui laissa croire que, mari de quarante ans, sérieux, passionné et jaloux, il saurait captiver et fixer une femme de dix-sept ans, vive, légère et coquette. Bientôt il fut cruellement désabusé.
Vers la fin de l’été de la même année Molière, en sa qualité de valet-de-chambre, suivit le Roi, qui se rendait à son armée en Lorraine. Il travaillait déjà au Tartuffe ; et, observateur profond, il trouva le germe de la première scène entre Orgon et Dorine dans une exclamation plaisante de Louis XIV. Accoutumé dans ses campagnes à ne faire qu’un repas le soir, ce prince se disposait à se mettre à table un jour de Quatre-Temps. Il engagea son ancien précepteur, Péréfixe, évêque de Rodez, à suivre son exemple ; le prélat s’empressa de répondre, avec affectation, qu’il n’avait qu’une collation à faire un jour de vigile et de jeûne. Cette réponse excita, de la part d’un des assistants, un rire qui, bien que retenu, n’avait point échappé au Roi ; lorsque l’évêque fut sorti, il voulut en savoir le motif. Le rieur lui répondit qu’il pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rodez, et lui fit un détail exact de son dîner, auquel il avait assisté. À chaque mets recherché que le conteur faisait passer sur la table du prélat, le Roi s’écriait : Le pauvre homme ! et, chaque fois, il prononçait ce mot d’un ton de voix différent qui le rendait plus comique. « Molière était du voyage, a dit M. Étienne ; il écouta, il écrivit. » Dix-huit mois après, à la représentation des trois premiers actes du Tartuffe, à Versailles, Louis XIV ne se rappelait plus qu’il eût part à cette scène. Molière l’en fit adroitement souvenir ; et cette circonstance, si frivole en apparence, en associant le prince à la gloire du poète, ne fut peut-être pas étrangère à la détermination que celui-là prit, plus tard, d’autoriser la représentation de ce chef-d’œuvre, malgré les menées d’une cabale puissante[68].
Au retour de Molière à Paris, Racine, qui avait formé le projet de se vouer au théâtre, arriva d’Uzès où ses parents l’avaient envoyé pour embrasser l’état ecclésiastique. Il vint trouver notre auteur, et lui soumit une tragédie qu’il avait composée dans son voyage. Le sujet en était emprunté à la fable de Théagène et Chariclée, pour laquelle il avait conçu, dans sa jeunesse, une admiration qui allait jusqu’à l’enthousiasme. Quoique cette pièce, ensevelie dans l’oubli dès sa naissance, méritât ce triste sort, Molière sut néanmoins entrevoir qu’il pourrait, en travaillant, prétendre à d’honorables succès. Il l’encouragea, loua ses dispositions et lui fit don de cent louis[69]. Colbert n’avait pas fait plus pour le jeune poète : cent louis avaient également été la récompense de sa muse pour l’ode qu’elle lui avait inspirée l’année précédente sur le mariage du Roi. On ne dit pas que Racine ait été ingrat envers le ministre favori qui, pour paraître généreux, n’avait eu qu’à disposer des deniers publics ; pourquoi faut-il qu’il le soit devenu envers le chef de troupe qui l’avait aidé de son propre argent.
Le 26 décembre, Molière fit représenter l’École des Femmes. Les applaudissements prodigués à cette pièce ne peuvent être égalés que par les critiques injustes dont elle fut l’objet. Les enfants par l’oreille, et Tarte à la crème, soulevèrent l’indignation des précieuses et des prudes. Les chaudières bouillantes et la peinture de l’enfer lui attirèrent celle des Tartuffes qui posaient déjà pour leur immortel portrait. L’obscène le, qui finit par n’être qu’un ruban, fut surtout le prétexte des plus violentes accusations[70]. Boileau a fait justice, plus tard, du commandeur de Souvré et du comte du Broussin, auxquels leur scrupuleuse austérité ne permit pas d’ouïr jusqu’à la fin ce tissu d’abominations[71] (4). Un bel esprit patenté de l’hôtel Rambouillet, Plapisson, ne pouvant résister au crève-cœur de voir le public y applaudir, leva d’abord les épaules de pitié ; mais bientôt, emporté par son jaloux dépit, il s’écria, en s’adressant au parterre : « Ris donc, parterre ; ris donc. » La Critique de l’École des Femmes a immortalisé cette plaisante boutade[72].
Un nommé De La Croix, dans une brochure intitulée La Guerre comique, répondit à quelques unes des critiques que l’envie avait dictées aux ennemis de Molière. Boileau lui adressa aussi, pour l’en consoler, ou plutôt pour l’en féliciter, les stances suivantes, qui, si elles n’ajoutent rien à la réputation de leur auteur comme poète, lui assuraient dès lors celle de juge éclairé :
En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage ;
Sa charmante naïveté
S’en va jour jamais d’âge en âge
Divertir la postérité.
Que tu ris agréablement !
Que tu badines savamment !
Celui qui sut vaincre Numance,
Qui mit Carthage sous sa loi,
Jadis, sous le nom de Térence,
Sut-il mieux badiner que toi ?
Ta muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité ;
Chacun profite à ton École :
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et ta plus burlesque parole
Vaut souvent un docte sermon.
Laisse gronder tes envieux :
Ils ont beau crier en tous lieux
Qu’en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n’ont rien de plaisant.
Si tu savais un peu moins plaire.
Tu ne leur déplairais pas tant.
Non content d’avoir pour lui le suffrage des gens de goût et des spectateurs impartiaux, Molière voulut encore mettre les rieurs de son côté. Dans sa préface de l’École des Femmes, il avait menacé ses ennemis de faire rire à leurs dépens ; il tint parole dans la Critique de l’École des Femmes. Il s’attacha à y faire ressortir le ridicule des accusations portées contré la pièce, et leur évidente mauvaise foi. La tâche était facile ; mais ce qui ne l’était pas autant, c’était de jeter quelque intérêt dans une discussion toute personnelle. Il eut le talent de ne mettre que de l’esprit là où tout autre n’eût mis que de l’amour-propre.
Molière, dans cette petite pièce, fait allusion au déplaisir qu’il avait à prendre part aux conversations de salons et au mécompte que cette taciturnité faisait éprouver aux gens qui l’invitaient par curiosité. « Je me souviens toujours, dit Élise, du soir que Célimène eut envie de voir Damon, sur la réputation qu’on lui donne et les choses que le public a vues de lui. Vous connaissez l’homme et sa naturelle paresse à soutenir la conversation ; elle l’avait invité comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une douzaine de gens à qui elle avait fait fête de lui, et qui le regardaient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devait pas être faite comme les autres. Ils pensaient tous qu’il était là pour défrayer la compagnie de bons mots ; que chaque parole qui sortait de sa bouche devait être extraordinaire ; qu’il devait faire des impromptus sur tout ce qu’on disait, et ne demandera boire qu’avec une pointe ; mais il les trompa fort par son silence. » Le génie et le besoin d’observer expliquent ce silence habituel qui lui avait fait donner, par Boileau, le surnom de Contemplateur. Les biographes de La Fontaine rapportent le désappointement tout semblable d’un Amphitryon du fabuliste ; et l’abbé de Bellegarde a raconté plus d’une fois qu’un de ses amis, qui s’était trouvé presque tous les jours à la même table que Corneille, n’apprit qu’au bout de six mois le nom de son illustre commensal[73].
Les ennemis de Molière sentirent que le succès de la Critique avait gravement compromis leur cause ; aussi un des plus acharnés, Devisé, dans l’espoir de paralyser l’effet de ce charmant plaidoyer, fit-il paraître une rapsodie intitulée, Zélinde ou la Véritable critique de l’École des Femmes, et la critique de la critique. Boursault, porté par de perfides conseils à se reconnaître dans M. Lysidas de la pièce de Molière, ne voulut pas non plus garder le silence, de peur d’avoir l’air de se tenir pour battu. Bien que sa tentative n’ait pas été tout-à-fait aussi malheureuse que celle de Devisé, l’oubli dans lequel son Portrait du Peintre ou la Contre-critique de l’École des Femmes, était déjà tombé peu de temps après son apparition, ne servit pas à le dédommager des ridicules que Molière imprima ensuite à son nom. On ne peut guère citer comme un peu plaisants que deux passages de cette comédie. L’un où un auteur dit, en feignant de vouloir défendre l’École des Femmes :
Est-il rien qui ne plaise
Dans ce que dit Arnolphe et la fille niaise ?
Rien de plus innocent se peut-il faire voir ?
Il arrive des champs et désire savoir
Si, durant son absence, elle s’est bien portée :
« Hors les puces qui m’ont la nuit inquiétée[74], »
Répond Agnès. Voyez quelle adresse a l’auteur !
Comme il sait finement réveiller l’auditeur !
De peur que le sommeil ne se rendît son maître
Jamais plus à propos vit-on puces paraître ?
D’aucun trait plus galant se peut-on souvenir ?
Et ne dormait-on pas s’il n’en eût fait venir ?
L’autre, où Dorante, marquis ridicule, dit en parlant de Molière :
Je soutiens, sans l’aimer, quoi que l’envie oppose,
Que sa pièce tragique est une belle chose.
Les autres personnages se récriant sur l’épithète de tragique appliquée à l’École des Femmes, Dorante répond :
Mais je sais le théâtre, et j’en lis la Pratique[75] ;
Quand la scène est sanglante une pièce est tragique :
Dans celle que je dis, le petit chat est mort[76],
...
DAMIS.
Quoi ! le trépas d’un chat ensanglante la scène ?
AMARANTE.
Dans une tragédie un prince meurt, un roi.
DORANTE.
« Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi[77] ».
Et je tiens qu’une pièce est également bonne
Quand un matou trépasse ou quelque autre personne.
Ces traits n’ont rien de bien piquant ; mais, si l’on en croit De Villiers, dans sa Vengeance des Marquis, Molière donna à la première représentation de cette faible satire un attrait tout particulier. Il alla y assister sur un des bancs alors placés des deux côtés du théâtre. Son arrivée fit une grande sensation, mais il conserva une très bonne contenance ; car De Villiers, un de ses envieux, comme nous le verrons plus tard, se trouva réduit à dire qu’il fit tout ce qu’il put pour rire, mais qu’il n’en avait pas beaucoup d’envie. Pourquoi Boursault ne s’est-il pas borné à de froides plaisanteries qui ne pouvaient faire tort qu’à sa réputation de bel esprit ? Pourquoi est-il descendu au rôle de calomniateur, en répandant que Molière faisait courir une clef imprimée des personnages qu’il avait eus en vue dans sa Critique[78] (5).
Quelque répréhensible que fût la conduite des ennemis de Molière à son égard, du moins ils ne s’étaient encore livrés contre lui qu’à d’injustes reproches, à des accusations sans fondement. Le duc de La Feuillade, peu familier avec la polémique, se laissa aller à la fureur la plus brutale. On le désignait généralement dans le monde comme l’original du marquis de la Critique, qui n’a pour tout argument contre l’École des Femmes, que son éternel, Tarte à la crème. Il passait effectivement pour n’avoir pu en trouver d’autres contre une personne qui défendait la pièce devant lui. Furieux de la raillerie qu’il s’était attirée, notre personnage voyant un jour Molière traverser une des galeries de Versailles, l’aborda avec les démonstrations d’un homme qui voulait l’embrasser. C’était alors une sorte de politesse que les gens de cour prodiguaient aux personnes qu’ils connaissaient le moins (6). Celui-ci, se fiant maladroitement à l’expression riante de la figure d’un courtisan, s’incline. Dans ce moment, le duc de La Feuillade lui saisit la tête des deux mains et la frotte rudement contre les boutons de son habit, en répétant : Tarte à la crème, Tarte à la crème (7). Le Roi ne tarda pas à être instruit de ce mauvais traitement ; il tança vertement le coupable, et ordonna à Molière de traduire de nouveau ses ennemis, titrés et non-titrés, au tribunal du ridicule, dont les jugements sont sans appel[79].
Il suffit de lire l’Impromptu de Versailles pour se convaincre de sa ponctualité à suivre les ordres du prince. En huit jours, ses rivaux de l’hôtel de Bourgogne et ses antagonistes de qualité furent livrés à la risée du parterre. La hardiesse avec laquelle il ridiculisa ceux-ci prouve sa confiance dans la protection dont il était l’objet : « Le marquis, s’est-il fait dire à lui-même dans cet ouvrage, est aujourd’hui le plaisant de la comédie ; et, comme dans toutes nos pièces anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie[80] (8). »
Il était impossible de se montrer plus plaisant et de se faire une justice plus complète. On doit cependant reprocher à Molière de s’être laissé emporter parla vengeance jusqu’à nommer Boursault. Ce fut, comme l’a dit Chamfort, la seule action blâmable de sa vie. Sans doute son adversaire, dans le Portrait du Peintre, avait eu les premiers torts en le désignant plus que suffisamment par les titres de ses ouvrages et en se livrant contre lui à d’odieuses insinuations ; toutefois, cet oubli de toutes les convenances ne devait pas autoriser l’offensé à les violer lui-même. L’opinion que nous émettons ici est aussi celle de Voltaire et de Palissot. Mais ces juges, dans leur inflexible sévérité, ont été jusqu’à trouver honteuse la conduite de Molière : est-ce aveuglement de la part de l’auteur de la Dunciade et des Philosophes ? est-ce humilité de la part de l’auteur de l’Écossaise (9) ?
Cette guerre entre Molière et Boursault ne fut pas de très longue durée. Ce dernier prouva, dans la suite, qu’il était digne de l’estime de notre auteur. Attaqué à son tour par Boileau, il voulut se venger de ses sarcasmes en composant sa Satire des satires ; mais le législateur du Parnasse, qui comptait plusieurs parents et quelques amis dans le parlement, eut assez de crédit, ou plutôt assez de faiblesse, pour solliciter et obtenir une défense de jouer cette pièce. Il eut même soin de faire afficher cette ordonnance à la porte du théâtre de l’hôtel de Bourgogne auquel l’ouvrage avait été donné[81]. Boursault, quelque temps après, prit sa revanche avec bien de l’avantage. Ayant appris que Boileau se trouvait gêné, il s’empressa de lui porter tout l’argent qu’il put réaliser, et le lui offrit avec cette bonne grâce qui double le prix du bienfait. Cette action montre clairement que ce n’était point une basse jalousie, mais bien de perfides conseils qui avaient porté Boursault à attaquer Molière ; et ce tort de son esprit est plus que suffisamment compensé par ce mouvement d’une âme généreuse[82].
Joué le 14 octobre, à Versailles, sur le théâtre de la cour avec un succès complet, l’Impromptu obtint les mêmes honneurs que la Critique. Comme elle, il s’attira deux réponses : l’une, la Vengeance des marquis, de De Villiers, comédien de l’hôtel de Bourgogne, ne méritant pas qu’on s’y arrête, nous ne parlerons que de l’autre, l’Impromptu de l’Hôtel de Condé, comédie en vers en un acte, de Montfleury.
Cet écrivain, auquel on doit la Femme Juge et Partie, était fils de l’acteur Montfleury, l’un des plus fermes soutiens du théâtre de l’hôtel de Bourgogne, et l’un des moins ménagés dans l’Impromptu de Versailles. Depuis longtemps il existait entre cette troupe et celle du Palais-Royal une rivalité souvent hostile. Molière, qui n’avait pas vu sans un juste dépit ses rivaux, jouissant de grands privilèges et favorisés par la plupart des auteurs, entraver encore sa marche par des menées sourdes, perdit à la fin patience, et essaya, dans les Précieuses ridicules[83], d’ébranler leur crédit en faisant rire à leurs dépens.
Ses vœux furent sans doute comblés, car on applaudit aux traits piquants lancés contre ses antagonistes ; mais il paya cher cette courte satisfaction. Furieux de ces railleries, les comédiens de l’hôtel de Bourgogne ne contribuèrent pas peu au double échec qu’il éprouva dans Don Garcie, et comme acteur et comme auteur. Ils se mêlèrent avec un égal empressement aux détracteurs les plus acharnés de l’École des Femmes. Molière se livra de nouveau au plaisir divin de la vengeance, sans se laisser arrêter cette fois par de timides ménagements. Le seul Floridor fut épargné ; et si ce silence ne peut passer pour un hommage rendu à son talent, on doit du moins le considérer comme un témoignage prudent de respect pour le jugement du public. Cet acteur était si aimé qu’il ne put conserver le rôle de Néron de Britannicus, créé par lui avec une grande supériorité, parce que, dit Moncthesnay, il était pénible au parterre de le voir représenter un personnage odieux et de lui vouloir du mal[84] (10).
Quant aux autres comédiens que ne couvrait pas la même égide, nul d’entre eux ne fut ménagé. Tous comparurent sur la scène avec leurs défauts et leurs ridicules. Montfleury fut le premier immolé. Molière, au risque de s’exposer à de justes récriminations, fit ressortir ses gestes apprêtés, sa déclamation fausse et ses cris forcenés dans la tragédie. On pourrait peut-être douter du fondement de ces accusations, si cet acteur n eût semblé depuis prendre à tâche de les justifier lui-même par sa fin tragique. Il mit, selon quelques biographes, tant de chaleur à jouer le rôle d’Oreste d’Andromaque que, par ses cris, il se rompit une veine du cou dans la scène de fureurs, au cinquième acte, et mourut suffoqué bientôt après (11).
Son fils, dans l’Impromptu de l’Hôtel de Condé, se constitua son champion et celui de ses camarades. Il prétendit que la comédie de Molière n’était qu’un impromptu longtemps médité, et répondit surtout aux traits dirigés contre le talent de son père par une caricature assez méchante de Molière. Alcidon, un des personnages de la pièce, dit en parlant de lui :
Il est vrai qu’il récite avecque beaucoup d’art ;
Témoin, dedans Pompée, alors qu’il fait César.
Madame, avez-vous vu, dans ces tapisseries,
Ces héros de romans ?
LA MARQUISE.
Oui.
LE MARQUIS.
Belles railleries !
ALCIDOR.
Il est fait tout de même ; il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse, et l’épaule en avant ;
Sa perruque, qui suit le côté qu’il avance,
Plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence ;
Les mains sur les côtés, d’un air peu négligé,
La tête sur le dos, comme un mulet chargé ;
Les yeux fort égarés ; puis, débitant ses rôles,
D’un hoquet éternel sépara ses paroles ;
Et lorsque l’on lui dit : « Et commandez ici, »
Il répond.
« Connaissez-vous César, de lui parler ainsi ?
« Que m’offrirait de pis la fortune ennemie,
« À moi qui tiens le sceptre égal à l’infamie ?
Ce portrait, si nous le comparons à ceux que les peintres et les écrivains contemporains nous ont laissés de Molière, offre plus d’un trait de ressemblance. La couronne de lauriers se trouve dans presque tous, et le hoquet n’a point été oublié non plus par les historiens du théâtre. Il avait contracté ce tic en s’efforçant de se rendre maître d’une excessive volubilité de prononciation. Mais, dans la comédie, son art infini dissimulait ce défaut autant que possible[85]. « Les anciens, disait un journal peu de temps après sa mort, n’ont jamais eu d’acteur égal à celui dont nous pleurons aujourd’hui la perte ; et Roscius, ce fameux comédien de l’antiquité, lui aurait cédé le premier rang, s’il eût vécu de son temps. C’est avec justice qu’il le méritait : il était tout comédien depuis les pieds jusqu’à la tête. Il semblait qu’il eût plusieurs voix, tout parlait en lui ; et, d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil et d’un remuement de tête, il faisait plus concevoir de choses que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure[86]. » « Il n’était ni trop gras, ni trop maigre, dit un autre contemporain. Il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique[87]. »
Bien que Molière eût tout l’avantage dans ses attaques avec les comédiens rivaux, il ne voyait pas sans dépit leurs représentations plus suivies que les siennes et les auteurs tragiques leur confier de préférence leurs ouvrages. Il résolut de monter une tragédie qui put faire valoir le talent de ses acteurs ; mais, n’ayant aucune pièce reçue, il songea à Racine qui, l’année précédente, lui avait apporté son Théagène et Chariclée. Il l’engagea à traiter le sujet de la Thébaïde pour lequel Molière eut toujours, comme nous l’avons déjà vu, une prédilection souvent malheureuse[88]. Le jeune poète se mit à l’ouvrage. La Grange-Chancel raconte avoir entendu des amis de Racine assurer que, pressé par le temps, il emprunta, sans presque y rien changer, deux récits à l’Antigone de Rotrou[89]. D’autres écrivains ont dit qu’il ne s’était permis cet emprunt que pour ne pas avoir l’air de lutter avec celui que Corneille appelait son maître, et de refaire ce qui était alors réputé inimitable[90]. Mais, ce qui paraît constant, c’est que Molière, peu satisfait du parti qu’avait pris Racine, l’encouragea à avoir confiance en ses propres forces, et le détermina à ne rien devoir qu’à lui-même : la pièce, jouée en 1664 et imprimée peu après, n’offrait plus de témoignage de cette ressemblance répréhensible (12).
Le Roi ayant créé, en 1663, des pensions pour un certain nombre d’hommes de lettres, n’oublia point Molière dans cet acte de munificence. Dans la liste que l’on dressa des élus, on fit suivre chaque nom d’une note où était apprécié le talent de l’auteur pensionné. Ces notes et la bizarre répartition des sommes font de cette pièce un renseignement curieux pour l’histoire littéraire. La postérité n’a pas ratifié l’égalité que le surintendant des finances établissait entre l’abbé de Pure et Molière, et l’immense supériorité qu’il accordait à Mezeray, à Menage, à Benserade, à Chapelain, à Cassagne et à l’abbé Cottin, sur l’auteur de l’École des Femmes, de l’École des Maris, et des Précieuses (13). Celui-ci adressa au Roi un remerciement en vers pleins de mouvement et de comique qui prouve qu’il savait animer les moindres jeux de son imagination.
Vers la fin de cette même année, il se trouva en butte à des calomnies dont une réputation moins bien établie que la sienne n’eût peut-être triomphé qu’avec peine. Montfleury, dont nous avons rapporté les débats avec lui, n’était que faiblement consolé de son injure. Il voyait bien que la pièce de son fils était mauvaise ; aussi regardait-il, avec assez de raison, sa vengeance comme incomplète. Malheureusement pour sa cause comme pour sa gloire, il crut que la meilleure réponse qu’il pût faire à son antagoniste était de prendre contre lui le rôle infâme de calomniateur : il présenta au Roi une requête dans laquelle il l’accusait d’avoir épousé sa propre fille (14).
Cette horrible accusation se fondait en partie sur ce que quelques personnes s’étaient persuadé alors (et tout le monde le croyait encore naguère) qu’Armande Béjart, femme de Molière, était fille de Madeleine Béjart. On pensait que c’était elle qui avait été baptisée, le 11 juillet 1638, comme étant née du commerce illégitime du comte de Modène avec mademoiselle Béjart l’aînée. Mais Montfleury ne manqua pas d’affirmer que cet enfant, dont le comte de Modène avait bien voulu se reconnaître le père, n’était qu’un fruit secret des liaisons de Molière avec Madeleine Béjart. Aujourd’hui que, grâces à des recherches nouvelles, nous possédons l’acte de mariage de celui-ci d’où il résulte clairement que sa femme est sœur et non pas fille de Madeleine Béjart[91], la fausseté de l’accusation de Montfleury devient évidente ; mais nous croyons pouvoir assurer que, du temps de Molière, elle dut le paraître tout autant, non-seulement à ceux qui avaient été à même d’apprécier son caractère, mais encore à ceux qui, ne le connaissant pas, n’étaient pas disposés à se contenter de vagues probabilités : la fille de Madeleine Béjart avait été baptisée sous le seul nom de Françoise[92], et mademoiselle Molière se nommait Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth ; la fille de Madeleine Béjart était née en 1638, et mademoiselle Molière ne vit le jour qu’en 1645, ainsi que le prouve son acte de décès (15) ; enfin Molière, comme nous l’avons démontré, ne connut mademoiselle Béjart l’aînée qu’à la fin de 1645, c’est-à-dire plus de sept ans après la naissance de sa fille (16). Néanmoins, les ennemis de notre auteur et ceux de sa femme n’eurent pas honte de renouveler cette calomnie. En 1676, trois ans après la mort de cet écrivain dont le génie immortel offusquait toujours leur basse envie, dans un mémoire imprimé à l’occasion d’un procès que Lulli eut à soutenir et dans lequel mademoiselle Molière avait été entendue comme témoin, on osa la traiter d’orpheline de son mari, de veuve de son père[93].
Les nobles cœurs croient difficilement au crime ; aussi Louis XIV, qui estimait Molière autant qu’il méprisait ses délateurs, sembla-t-il lui témoigner plus d’intérêt encore en le voyant exposé aux lâches attaques de l’intrigue et de l’envie. La requête de Montfleury avait été présentée vers la fin de 1663, et le 28 février suivant la duchesse d’Orléans et le Roi firent à l’accusé l’insigne honneur de tenir son premier enfant sur les fonts de baptême[94] (17). Le rapprochement de ces dates n’est pas moins glorieux pour le protégé que pour l’illustre protecteur ; l’histoire redira à jamais avec quel noble empressement le monarque secoua, en faveur d’un comédien, le joug jusqu’alors inviolable du préjugé et de l’étiquette. Il fallait un Louis XIV pour que la France pût s’enorgueillir d’un Molière.
Ce roi, qui savait si bien confondre les ennemis de notre premier comique, n’avait pas moins à faire pour le venger de ses propres courtisans. Ne voyant dans l’homme de génie qu’un histrion, ils voulaient lui faire essuyer leurs mépris. On connaît le mot plein d’adresse et de bon sens de Belloc, poète agréable de salons, qui, entendant un des autres valets-de-chambre de service refuser de faire le lit du Roi avec Molière, dit à ce dernier : « Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le lit du Roi avec vous[95] ? » On verra par le trait suivant que Louis XIV sut également bien faire sentir à d’autres officiers de sa maison combien leurs dédains envers ce grand homme étaient sottement ridicules. Ayant appris qu’ils étaient blessés de manger à la table du contrôleur de la bouche, avec leur collègue Molière, parce qu’il jouait la comédie ; qu’ils le lui témoignaient d’une manière offensante, et que par cette raison il s’abstenait de se présenter à cette table, il lui dit un matin, à l’heure de son petit lever : « On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas faits pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim ; moi-même je m’éveille avec un très bon appétit ; mettez-vous à cette table, et qu’on me serve mon en cas de nuit (18). » Alors, le Roi, coupant la volaille et invitant Molière à s’asseoir, lui sert une aile, en prend en même temps une pour lui, et ordonne qu’on introduise les entrées familières, qui se composaient des personnes les plus marquantes et les plus favorisées de la cour. « Vous me voyez, leur dit le Roi, occupé de faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. » Dès ce moment il n’eut pas besoin de se présenter à cette table de service : toute la cour s’empressa de lui faire des invitations[96].
Ce poète avait été chargé de composer pour la cour une comédie qui comportât des danses et des divertissements. La reconnaissance dont il était pénétré pour tous les bienfaits et la constante protection de son prince le fit triompher des entraves que le génie rencontre ordinairement dans un ouvrage de commande, et le Mariage forcé, composé à la hâte, fut applaudi pour la première fois, au Louvre, le 29 janvier 1664, et au Palais-Royal le 15 février suivant.
Les plus grands seigneurs figurèrent dans le ballet, et le Roi lui-même y dansa un rôle d’égyptien. Il aimait passionnément cette sorte de divertissement, et ses courtisans s’étaient empressés de l’adopter ; mais Racine devint l’interprète du sentiment pénible que cette faiblesse du Roi faisait éprouver à la France. Il fit dire par Narcisse à Néron, dans Britannicus :
...Ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?
Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire :
...
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains.
Cette leçon indirecte produisit son effet ; elle fut sentie, et depuis ce temps on ne vit plus ce monarque se ravaler au rôle grotesque de baladin, à un âge où son esprit devait être occupé de soins plus importants[97] ; comme on le doit bien penser, les courtisans, singes de leur maître, abandonnèrent promptement ces jeux. Les divertissements tombèrent même dans un tel discrédit, que Lulli ayant été chargé à la première représentation du Bourgeois gentilhomme, à Chambord, du rôle du Mufti dans la cérémonie dont il avait fait la musique, les secrétaires du Roi refusèrent, pour ce motif, de le recevoir dans leur compagnie. « Nous serions bien honorés, disait avec dépit M. de Louvois, d’avoir pour confrère un maître baladin. – S’il fallait pour faire votre cour au Roi, répondit Lulli au ministre, faire pis que moi, vous seriez bientôt mon camarade. » L’intervention du prince fut nécessaire pour lever les scrupules de ses secrétaires et les faire revenir sur leur défense[98] (19).
On a généralement attribué à une comique aventure du chevalier de Grammont l’avantage d’avoir fourni à Molière l’idée d’une des plus jolies scènes du Mariage forcé, celle où Alcidas vient proposer à Sganarelle de se couper la gorge avec lui ou d’épouser sa sœur. Cet aimable héros de boudoir, forcé de sortir de France, avait emporté aux bords de la Tamise et ses goûts passagers et sa changeante humeur. Parmi les beautés que Londres offrit à sa vue, une surtout, mademoiselle Hamilton, sœur du célèbre narrateur des folies du chevalier, eut le talent de fixer pendant quelques jours cet esprit volage. Un permis de retour arriva tout à point comme pour lui épargner la honte de changer, honte qu’au reste il avait déjà bravée bien des fois. Il crut que son départ était un prétexte suffisant pour ne pas accomplir les promesses qu’il avait faites à la famille de mademoiselle Hamilton. Il prit donc la poste un beau matin, et, oublieux de la foi jurée, se mit à courir sur la route de Douvres. Les deux frères de la belle abandonnée l’y joignirent, et du plus loin qu’ils l’aperçurent lui crièrent : « Chevalier de Grammont, n’avez-vous rien oublié à Londres ? – Pardonnez-moi, Messieurs, leur répondit le fuyard, tant soit peu étonné de la rencontre : j’ai oublié d’épouser votre sœur, et j’y retourne avec vous pour terminer cette affaire[99]. » Il est assez plaisant que le séduisant Grammont ait eu au moins un point de ressemblance avec le mari de Dorimène.
Cette petite pièce contient deux scènes, celles de Sganarelle avec les philosophes Pancrace et Marphurius, qui ne paraissent à beaucoup de lecteurs que deux pitoyables parades. Mais quiconque se reporte au fanatique aristotélisme du temps comprend bientôt que les coups de bâton donnés par Sganarelle ne sont pas là seulement pour nous faire rire. Molière se proposait un but bien plus important, et il l’atteignit ; car l’Université de Paris, frénétique champion des doctrines du philosophe de Stagyre, allait obtenir la confirmation d’un arrêt du parlement de Paris qui prononçait peine de mort contre ceux qui oseraient combattre le système des Pancrace et des Marphurius (20). Le ridicule que le Mariage forcé jeta sur ces principes contribua sans doute à lui faire suspendre ses poursuites. Elle ne fut pas beaucoup plus heureuse quelque temps après : les espérances qu’elle avait de nouveau conçues échouèrent également devant l’Arrêt burlesque de Boileau.
Ce poète adressa en 1664 à Molière sa satire II, dans laquelle il lui dit :
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime !
Marmontel, souvent injuste envers Boileau, s’étonne (et-peut-être n’a-t-il pas entièrement tort en cette occasion) que ce soit là le seul mérite de notre premier comique que son ami veuille bien remarquer. Nous pèserons plus tard les accusations du critique de Nicolas, comme l’appelait Voltaire. ; mais ce que nous voulons attaquer ici c’est une tradition aussi ridicule qu’invraisemblable. Un des premiers commentateurs de Boileau, de Saint-Marc, a dit qu’à ces vers,
...Un esprit sublime en vain veut s’élever
À ce degré parfait qu’il tâche de trouver ;
Et toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde et ne saurait se plaire,
Molière s’était écrié en interrompant son ami qui lui lisait sa satire : « Voilà la plus belle vérité que vous ayez jamais dite. Je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais tel que je suis, je n’ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content. » Un mot nous suffira pour combattre cette anecdote, qui traîne dans tous les ana et qu’on aurait dû y laisser. Si Molière, s’appliquant de son chef ce que Boileau disait en général des grands talents, eût tenu un semblable discours, il eût réfuté lui-même ces éloges donnés à la modestie des hommes de génie.
Les faveurs royales dont Molière était comblé, les nobles succès qu’il obtenait chaque jour, l’agitation continuelle que lui causaient et les soins de sa direction et les attaques de ses ennemis, rien enfin ne, lui fit oublier qu’il est des malheureux à secourir. Sa vigilante bienfaisance assura l’existence de plus d’un infortuné, et c’est à un de ces actes de sa générosité que l’art dramatique doit un homme qui, sans ses secours et sans ses leçons, n’eût probablement jamais été à même de faire valoir les dons heureux que la nature lui avait prodigués. Nous voulons parler du comédien Baron, qui depuis s’est justement acquis au théâtre une réputation non moins brillante et plus durable que celle que ses exploits amoureux lui ont assurée dans la chronique du temps.
Un organiste de Troyes, nommé Raisin, cherchant les moyens de gagner un peu d’argent et de soutenir sa nombreuse famille, fit faire un clavecin plus grand que les clavecins ordinaires, qui paraissait aller tout seul. Il jouait l’air que Raisin indiquait, et s’arrêtait dès qu’il le lui ordonnait. Tout Paris courut voir cette merveille, et Louis XIV, lui-même, curieux de connaître ce prodige dont il avait tant de fois entendu parler, le fit venir à Saint-Germain. La Reine assista à ces exercices, mais cette machine étonnante lui causa une surprise mêlée d’effroi. Le Roi, pour détruire cette impression, ordonna qu’on l’ouvrît sur-le-champ, et l’on en vit sortir un jeune enfant, fils de Raisin, qui commençait à se trouver fort mal de la privation d’air, et de la longueur du concert.
Raisin essaya d’attirer la foule par d’autres divertissements ; mais ses représentations avaient perdu leur principal attrait ; elles cessèrent bientôt d’être suivies. Il eut recours aux bontés de Louis XIV, auquel il exposa tout le tort que lui causait la divulgation de son secret. Le Roi, touché de sa position, lui permit d’établir à Paris une troupe d’enfants[100] (21).
Le jeune Baron y fut enrôlé à peu près à l’époque où cette troupe commençait à fixer l’attention de la capitale (22). Raisin étant mort, sa veuve, à laquelle ses moyens ne permettaient pas de soutenir cette entreprise, s’adressa à Molière, qui consentit à lui prêter pour quelques représentations la salle du Palais-Royal. C’est là qu’il vit le jeune Baron. Juste appréciateur de ses heureuses dispositions, il le prit avec lui, et apporta à son éducation les soins du père le plus tendre. Non content de lui donner lui-même les leçons de cet art dans lequel Baron excella depuis, il chercha encore à former son jeune cœur à la vertu, par une sage direction et par de bons exemples. Un jour son élève le prévint qu’un comédien nommé Mondorge, que Molière avait connu en province, se trouvant sans ressource, hors d’état de rejoindre sa troupe, venait implorer sa bienfaisance. Molière demanda à Baron ce qu’il fallait lui donner. – « Quatre pistoles. – Donnez-lui quatre pistoles pour moi ; mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous ; car je veux qu’il sache que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que je lui rends. » Il lui fit également remettre un très bel habit de théâtre. Mais ce qui rehaussa probablement encore le prix de ces dons aux yeux du pauvre Mondorge, ce fut le bon accueil qu’il reçut de son ancien camarade[101] (23). Voltaire, M. Petitot et d’autres biographes de Molière, en omettant dans le récit de cette bonne action cette dernière particularité, lui ont gratuitement prêté l’inabordable fierté d’un grand seigneur qui charge ses gens de distribuer ses aumônes et fait faire antichambre à ses amis.
La pratique de la charité était habituelle chez lui. Un jour il montait en fiacre avec le musicien Charpentier pour revenir de la campagne à Paris. Au moment où le cocher fouettait les chevaux, Molière jeta une pièce de monnaie à un pauvre qui lui demandait l’aumône. Bientôt après il s’aperçut que le mendiant suivait en courant la voiture et faisait tous ses efforts pour la rejoindre. Il ordonna au cocher d’arrêter. « Monsieur, lui dit le pauvre, vous n’aviez probablement pas dessein de me donner un louis d’or. Je viens vous le rendre. – Tiens, mon ami, dit Molière, en voilà un autre. » Puis il s’écria : « Où la vertu va-t-elle se nicher[102] ! » Le trait peint son cœur, l’exclamation son génie.
Nous l’avons déjà vu acquitter par le Mariage forcé une partie de la dette que les bienfaits du Roi lui avaient fait contracter. C’est encore dans ce but qu’il composa la Princesse d’Élide ; mais si elle diminua ses obligations, elle ne contribua point à augmenter sa gloire. Écrite en peu de jours et versifiée seulement en partie, cette pièce concourut à l’éclat d’une journée des fêtes données à Versailles au mois de mai 1664 par le Roi à la Reine et à la Reine-mère, selon l’histoire, à mademoiselle de la Vallière, selon la chronique, fêtes auxquelles Louis sut imprimer, comme à la plupart de ses faiblesses, le cachet de sa grandeur. « Quoique cette comédie ne soit pas une des meilleures de Molière, a dit l’historien du Siècle de Louis XIV, elle fut un des plus agréables ornements de ces jeux, par une infinité d’allégories fines sur les mœurs du temps, et par des à-propos qui font l’agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité Molière y mit en scène un fou de cour. Ces misérables étaient encore fort à la mode. C’était un reste de barbarie, qui a duré plus longtemps en Allemagne qu’ailleurs. Le besoin des amusements, l’impuissance de s’en procurer d’agréables et d’honnêtes dans les temps d’ignorance et de mauvais goût, avaient fait imaginer ce triste plaisir qui dégrade l’esprit humain. Le fou qui était alors auprès de Louis XIV avait appartenu au prince de Condé : il s’appelait l’Angeli. Le comte de Grammont disait que de tous les fous qui avaient suivi monsieur le Prince, il n’y avait que l’Angeli qui eût fait fortune. Ce bouffon ne manquait pas d’esprit. C’est lui qui dit qu’il n’allait pas au sermon parce qu’il n’aimait pas le brailler et qu’il n’entendait pas le raisonner. » Le rôle de Moron, le seul peut-être qui ait empêché cette pièce de porter atteinte à la réputation de notre auteur, n’a plus d’autre mérite à nos yeux que celui de la gaieté. Il nous est devenu impossible de constater le degré de vérité de ce caractère ; s’il est encore des fous à la cour, ce n’est plus du moins un emploi ni un titre.
Ces divertissements vraiment royaux, connus sous le nom de Plaisirs de l’Île enchantée, dont les mémoires du temps tracent les tableaux les plus brillants, et auxquels Voltaire a cru devoir consacrer plusieurs pages, durent une partie de leur charme aux efforts réunis du célèbre Vigarani, de Lulli, du président de Périgny, de Benserade et du duc de Saint-Aignan. Mais Molière en fit les principaux frais : car outre sa Princesse d’Élide, jouée le 8 mai, second jour des fêtes, les Fâcheux furent donnés le 11, et le Mariage forcé le 13. Enfin la veille de ce jour, voulant, comme on l’a déjà dit, faire passer la vérité par la cour pour qu’elle arrivât à la ville, il avait donné les trois premiers actes du Tartuffe devant cette brillante assemblée. Malheureusement pour l’auteur cette comédie fit dès lors pâlir quelques-uns de ses modèles, et le Roi, déterminé par leurs conseils, « connut, dit l’auteur du récit de ces fêtes[103], tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin du ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu qui pouvaient être pris l’une pour l’autre, et, quoique l’on ne doutât point des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit pourtant en public et se priva soi-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres moins capables d’en faire un juste discernement (24) ».
Si le Tartuffe occasionna dès sa première apparition de pénibles chagrins à l’auteur, la Princesse d’Élide en attira de non moins vifs au mari. Mademoiselle Molière, qui, jusque-là chargée seulement de rôles secondaires, n’avait pas encore trouvé l’occasion de faire éclater dans tout leur jour ses grâces attrayantes et son talent aimable, remplissait celui de la princesse. Elle obtint par la manière dont elle s’en acquitta les suffrages de tout ce que Versailles renfermait alors de plus brillant, et les jeunes seigneurs s’empressèrent autour d’elle. Fière de tarit d’hommages, la nouvelle idole s’en laissa enivrer. Elle s’éprit du comte de Guiche, fils du duc de Grammont, l’homme le plus agréable de la cour, et rebuta pendant quelque temps le comte de Lauzun. Mais, soit froideur naturelle, comme le fait entendre un historien, soit qu’il fût occupé par quelque autre passion, le comte de Guiche ne répondit pas aux avances de mademoiselle Molière (25). Celle-ci, fatiguée de soupirer en vain, se résigna à écouter Lauzun, qui préludait par les comédiennes pour s’élever bientôt aux filles des rois. Ce commerce dura quelque temps ; mais d’obligeants amis, d’autres disent un amant trompé, l’abbé de Richelieu, en instruisirent Molière (26). Il demanda une explication à sa femme, qui se tira de cette situation difficile avec tout le talent et tout l’art qu’elle mettait à remplir ses rôles. Elle avoua adroitement son inclination pour le comte de Guiche, inclination que son mari ignorait ; protesta qu’il n’y avait jamais eu entre eux le moindre rapport criminel, se gardant bien de dire de qui cela avait dépendu ; enfin elle soutint qu’elle s’était moquée de Lauzun, et accompagna toute cette explication de tant de larmes et de serments que le pauvre Molière s’attendrit et se laissa persuader[104].
Dans l’année 1664, la troupe de Molière perdit deux de ses principaux acteurs, Du Paie et Brécourt. La mort lui enleva l’un, l’hôtel de Bourgogne s’empara de l’autre. Du Parc, connu au théâtre sous le nom de Gros-René, fut vivement regretté par ses camarades, qui fermèrent le, théâtre le jour de sa mort (27). Quant à Brécourt, querelleur, spadassin, violent, et adonné avec excès au vin, au jeu et aux femmes, il leur laissa probablement moins de regrets. Mais sa perte dut être sentie par les habitués du théâtre du Palais-Royal ; car il jouait avec un égal talent dans les deux genres. Il créa d’une manière si comique le rôle d’Alain de l’École des Femmes, que Louis XIV s’écria, en le lui voyant représenter : « Cet homme-là ferait rire des pierres[105] » (28).
Brossette nous apprend, dans son commentaire sur Boileau, qu’en 1664, cet auteur étant chez M. du Broussin avec le duc de Vitri et Molière, notre premier comique « devait y lire une traduction de Lucrèce en vers français, qu’il avait faite dans sa jeunesse. En attendant le dîner, on pria Despréaux de réciter la satire adressée à Molière. Mais, après ce récit, Molière ne voulut point lire sa traduction, craignant qu’elle ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu’il venait de recevoir. Il se contenta de lire le premier acte du Misanthrope, auquel il travaillait dans ce temps-la, disant qu’on ne devait pas s’attendre à des vers aussi parfaits que ceux de M. Despréaux, parce qu’il lui faudrait un temps infini s’il voulait travailler ses ouvrages comme lui. » Le morceau d’Éliante du Misanthrope, sur les illusions des amants, est tout ce qui reste de cette traduction, qui, si l’on en croit Grimarest, était en vers pour la partie descriptive, et en prose pour les discussions philosophiques. Le même biographe a bâti sur la perte de ce manuscrit un de ces contes dont il ne se montre pas avare. Il prétend qu’un domestique de Molière, auquel celui-ci avait ordonné d’accommoder sa perruque, prit un cahier de cette traduction pour faire des papillotes, et que Molière, piqué de cette méprise, jeta le reste au feu. Il nous paraît plus naturel de croire que cet auteur, attachant peu d’importance à un ouvrage de sa première jeunesse, qui ne pouvait être d’aucune utilité à sa troupe, ne songea point à le faire imprimer. Tous ses manuscrits furent remis, par sa veuve, à La Grange, après la mort duquel ils furent vendus avec sa bibliothèque. Celui du poème de Natura rerum aura éprouvé le même sort. C’est là probablement la seule cause de sa perte pour la postérité[106].
Les trois actes du Tartuffe applaudis, mais défendus aux fêtes de Versailles, furent donnés au mois de septembre suivant à Villers-Cotterêts, chez MONSIEUR, devant le Roi, la Reine et la Reine-mère. Deux mois après, le prince de Condé fit représenter la pièce entière au Rainey. Sans doute, cet empressement d’augustes personnages à saisir les occasions d’applaudir à son talent, l’avide curiosité avec laquelle Paris, à défaut de représentations, recherchait les lectures de son ouvrage, durent consoler un peu l’amour-propre de notre auteur (29) ; mais, si ce n’en était point assez pour le dédommager de la cruelle interdiction, c’en était beaucoup trop encore pour les Tartuffes, qui eussent voulu voir leur portrait enseveli dans un oubli complet.
On était dans ces dispositions hostiles, quand Molière, pour profiter de la vogue dont jouissait alors le sujet du Festin de Pierre, songea à le mettre en scène. Jouée pour la première fois le 15 février, cette production éprouva un accueil peu favorable ; non pas que le mérite de la pièce en eût compromis le succès ; non pas qu’il se trouvât beaucoup de spectateurs de l’avis de la femme qui disait à Molière : « Votre statue baisse la tête, et moi je la secoue[107] ; mais parce que le morceau sur l’hypocrisie, dans lequel Molière faisait allusion à ses griefs contre le corps inviolable des Tartuffes, était peu propre à calmer leur sainte fureur. « Aujourd’hui, dit Don Juan, la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d’une impunité souveraine[108]. »
Leur colère redoubla en entendant ces plaintes d’un homme assez hardi pour déplorer les persécutions dont il était l’objet. On remarqua surtout, dans ce concert d’outrageantes clameurs, un libelle délateur qui appelait sur Molière et le glaive de la justice temporelle et le foudre de la justice spirituelle, comme sur un athée, un monstre qui s’était peint, mais avec des traits affaiblis, dans le principal rôle de sa pièce. Il parut sous le nom du sieur de Rochemont, avocat en parlement ; mais on a de fortes raisons pour croire qu’il sortait de la plume d’un curé de Paris. Deux littérateurs répondirent à ces calomnies : ils eurent bien soin toutefois de garder l’anonyme, tant la faction était puissante et redoutée. L’un d’eux, envisageant la persécution et ses causes sous leur véritable point de vue, s’écrie : « À quoi songiez-vous, Molière, quand vous fîtes dessein de jouer les Tartuffes ? Si vous n’aviez jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel (30). »
Les hypocrites se montrèrent tels jusque dans leurs attaques. Ils entendaient trop bien leurs intérêts pour avouer que le morceau qui les concernait attirât à la pièce leur improbation et causât leur fureur. Ils se rejetèrent sur la scène du pauvre, et proclamèrent si haut leur indignation factice, que l’auteur fut forcé de la retrancher à la seconde représentation. Ils parvinrent à surprendre la religion de l’autorité sur le danger prétendu de cette scène, au point que dix-sept ans plus tard, en 1682, Vinot et La Grange, ayant fait réimprimer cette comédie telle qu’elle avait été jouée le premier jour, reçurent aussitôt l’ordre de faire disparaître, au moyen de cartons, non-seulement le passage condamné, mais même quelques autres dont, à force de manœuvres, on était également parvenu à rendre l’esprit suspect[109].
Il est assez digne de remarque que, dès que Molière se trouvait en butte aux attaques de ses ennemis, Louis XIV s’efforçait de lui faire oublier ces persécutions par un bienfait. Déjà nous l’avons vu répondre aux détracteurs de l’École des Femmes par le brevet d’une pension, confondre Montfleury et ses complices en tenant sur les fonts de baptême le fils du comédien injustement calomnié, punir l’insolence de ses courtisans en faisant asseoir Molière à sa table ; au mois d’août 1665, si des scrupules religieux ne lui permirent pas encore de lever l’interdiction du Tartuffe, il s’empressa du moins d’en dédommager l’auteur en attachant à sa personne, avec une pension de sept mille livres (II), sa troupe, qui jusque-là n’avait été que la troupe de MONSIEUR. Les acteurs qui la composaient prirent dès lors le titre de comédiens du Roi : noble réponse aux lâches efforts que la cabale avait faits pour indisposer contre Molière la Reine-mère et le monarque lui-même[110].
À peu près dans le même temps, l’illustre protégé, pressé par les sollicitations de ses cama rades, eut de nouveau occasion de recourir aux bontés du Roi. Les mousquetaires, les gardes-du-corps, les gendarmes et les chevau-légers étaient en possession d’entrer à la comédie sans payer ; et, par ce moyen, le parterre se trouvait souvent rempli, sans que la caisse en fût moins vide. Molière, cédant aux instances de sa troupe, demanda la réforme de cet abus au prince, qui donna les ordres nécessaires pour y mettre fin. Mais les plus mutins de ceux sur qui pesait cette défense s’en prirent aux comédiens qui l’avaient sollicitée. Ils se rendirent donc en troupe au théâtre, résolus d’en forcer l’entrée. Le portier fit, pendant quelque temps, la meilleure contenance ; mais à la fin, forcé de céder au nombre, il jeta son épée à terre en criant : Miséricorde ! Cette soumission et ses prières ne servirent à rien : outrés de la résistance qu’il leur avait opposée, les assaillants le percèrent de cent coups d’épée, et chacun en entrant lui donnait le sien. Ils cherchaient tous les comédiens, pour leur faire subir le même traitement, quand Béjart jeune, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu’on allait jouer, se présenta sur le théâtre : « Eh ! Messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre vieillard de soixante-quinze ans qui n’a plus que quelques jours à vivre »». La présence d’esprit de cet acteur calma leur fureur. Molière, qui savait fort bien haranguer le parterre et qui n’en laissait pas passer les occasions, parut alors, et leur représenta très vivement les torts qu’ils s’étaient donnés en violant les ordres du Roi. Ils sentirent la justesse de ses observations, ouvrirent les yeux sur la position où ils s’étaient mis, et se retirèrent. « Mais le bruit et les cris, dit Grimarest, avaient causé une alarme parmi les comédiens. Les femmes croyaient être mortes : chacun cherchait à se sauver ; surtout Hubert et sa femme, qui avaient fait un trou dans le mur du Palais-Royal. Le mari voulut passer le premier ; mais, comme le trou n’était pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules ; jamais le reste ne put suivre. On avait beau le tirer de dedans le Palais-Royal, rien n’avançait et il criait comme un forcené, par le mal qu’on lui faisait et par la peur qu’il avait que quelque gendarme ne vînt lui donner un coup d’épée par derrière. Le tumulte s’étant apaisé, il en fut quitte pour la peur ; et l’on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il était ».
La troupe alla aux voix sur le parti qu’elle avait à prendre. La frayeur porta la plupart à demander qu’on sollicitât la révocation de la défense. Molière tint bon, et leur fit observer que, puisqu’ils l’avaient poussé à demander cet ordre, et que le Roi avait daigné le leur accorder, ils en devaient subir les conséquences.
Instruit de cette scène, Louis XIV ordonna aux commandants des compagnies de sa maison de les faire mettre sous les armes, afin qu’on en pût reconnaître et punir les auteurs. Mais Molière, qui craignait qu’une mesure sévère ne fît qu’irriter les esprits et n’amenât de nouveaux désordres, se rendit au lieu de la réunion et dit aux gardes assemblés « que ce n’était point pour eux ni pour les autres personnes qui composaient la maison du Roi qu’il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d’entrer à la comédie ; que la troupe serait toujours ravie de les recevoir quand ils voudraient l’honorer de leur présence ; mais qu’il y avait un nombre infini de malheureux qui tous les jours, abusant de leur nom et de leur bandoulière, venaient remplir le parterre et ôter injustement à la troupe le gain qu’elle devait faire ; qu’il ne croyait pas que des gentilshommes qui avaient l’honneur de servir le Roi dussent favoriser ces misérables contre les comédiens de Sa Majesté ; que d’entrer à la comédie sans payer n’était point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent si fort ambitionner, jusqu’à répandre du sang pour se la conserver ; qu’il fallait laisser ce petit avantage aux auteurs et aux personnes qui, n’ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyaient le spectacle que par charité, s’il m’est permis, dit-il, de parler de la sorte. »
Ce discours produisit tout l’effet que Molière en espérait[111]. Mais Grimarest a prétendu à tort que depuis ce moment la maison du Roi n’entra plus à la comédie sans payer. Le même abus et des désordres encore plus grands nécessitèrent en 1673 une semblable ordonnance, sollicitée par la troupe de l’hôtel de Bourgogne[112] (31).
Un nouveau succès vint dédommager Molière de ces inquiétudes nouvelles. Demandé pour un divertissement du Roi, l’Amour médecin fut en cinq jours proposé, fait,, appris, et représenté[113]. La cour l’applaudit le 15 septembre, la ville confirma son jugement le 22. Dans son avertissement sur cette pièce, l’auteur manifeste la crainte qu’elle ne paraisse insupportable sans les airs et les symphonies de l’incomparable Lulli : il ne nous est pas parvenu une seule note de cette partition du célèbre Baptiste ; et les mots heureux dont la pièce abonde, le fameux, Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, et une foule d’autres traits dignes de cette histoire générale des donneurs d’avis, ne périront jamais, tant qu’il restera quelque sentiment du vrai.
On a assez généralement regardé l’Amour médecin comme le premier acte d’hostilité de Molière contre la Faculté. La remarque est inexacte. Don Juan du Festin de Pierre avait déjà porté de dangereux coups aux médecins[114]. À la vérité ces traits sont lancés par un personnage puni à la fin de la pièce ; mais il y aurait bien de l’amour-propre à ces messieurs à croire que ce soit cette sorte d’hérésie qui attire sur sa tête la vengeance céleste.
On a avancé sans plus de fondement que l’acharnement dont il fit preuve contre la même profession dans cette pièce et dans plusieurs de celles qui la suivirent eut pour cause une querelle survenue entre sa femme et celle d’un médecin, querelle à laquelle les maris crurent devoir prendre part[115]. Ce n’est point à un aussi pitoyable motif qu’il faut attribuer de si justes attaques. Molière, à l’exemple de Montaigne, a poursuivi par une satire raisonnée des charlatans qui spéculaient sur la crédulité et l’amour de la vie, et que leur ignorance et leur entêtement entraînaient dans des erreurs non moins fréquentes que funestes à l’humanité. Molière ne parlait pas de cette science comme un homme qui bien portant la ravale, et malade y recourt ; il était valétudinaire lorsqu’il disait : « Un médecin est un homme que l’on paie pour conter des fariboles dans la chambre d’un malade jusqu’à ce que la nature l’ait guéri ou que les remèdes l’aient tué[116]. » Portons nos regards sur la médecine d’alors et sur les hommes qui l’exerçaient, et nous acquerrons la preuve que les accusations de Molière, qui n’ont aujourd’hui que l’autorité d’une saillie, auxquelles on n’accorde guère plus de crédit qu’à un jeu de mots, n’avaient réellement rien d’exagéré.
Si nous envisageons d’abord les ridicules de leur extérieur grotesque, rien de plus propre à être traduit sur la scène. La robe ne les quittait jamais ; et, montés sur une mule, ils se rendaient d’une extrémité de Paris à l’autre. Le plus souvent ils ne s’exprimaient qu’en latin ; quand ils daignaient se servir de la langue française, ils la défiguraient par des tournures scolastiques, par des expressions scientifiques, et la rendaient presque inintelligible. Un sixain du temps peint très fidèlement les gens de cette profession au dix-septième siècle, et l’exactitude du portrait est telle qu’aujourd’hui on le prendra peut-être pour une épigramme.
Affecter un air pédantesque,
Cracher du grec et du latin,
Longue perruque, habit grotesque,
De la fourrure et du satin,
Tout cela réuni fait presque
Ce qu’on appelle un médecin.
Quant à leur savoir, ils concouraient eux-mêmes à en faire douter par le scandale de leurs discussions. En 1664, les médecins de Rouen et ceux de Marseille rendirent plainte devant les tribunaux contre les apothicaires de ces deux villes pour empiétement de droits. Les mémoires qui furent publiés de part et d’autre à cette occasion dévoilèrent des vérités fort peu honorables pour les deux corps et fort peu rassurantes pour les pauvres malades, auxquels il demeura démontré qu’ils n’accordaient leur confiance qu’à des empiriques[117].
Les quatre médecins que Molière mit en scène dans cette pièce, Tomès, Desfonandrès, Macroton et Bahis, n’étaient autres que Daquin, Desfougerais, Guénaut et Esprit, médecins ordinaires de Louis XIV, plus que suffisamment désignés par les noms significatifs que Boileau, aussi bon helléniste que mordant satirique, leur avait forgés à la demande de son ami[118].
Suivant un docteur contemporain qui trahit plus d’une fois les secrets du métier, le spirituel Gui-Patin, Daquin, attaché à la personne du Roi par la faveur de madame de Montespan, et congédié par madame de Maintenon, n’était que « un pauvre cancre, race de juif, grand charlatan... véritablement court de science, mais riche en fourberies chimiques et pharmaceutiques. »
Desfougerais était, suivant la même autorité, « charlatan s’il en fut jamais ; homme de bien, ce qu’il dit, et qui n’a jamais changé de religion que pour faire fortune et mieux avancer ses enfants. » Mais l’horreur succède au mépris qu’inspire ce portrait quand on apprend par Bussy-Rabutin que madame de Chatillon ayant été mise par le duc de Nemours dans le malheureux état qu’on peut appeler l’écueil des veuves, et ayant recouru aux expédients de Desfougerais, ce monstre ne recula point devant une ressource criminelle, et la délivra à l’aide de vomitifs.
Peut-être moins pervers, mais tout aussi cupide et aussi ignare que Desfougerais, Guénaut répétait sans cesse qu’on ne saurait attraper l’écu blanc des malades si on ne les trompait. Accusé d’avoir tué, à l’aide de l’antimoine, sa panacée universelle, sa femme, sa fille, son neveu, deux de ses gendres et un très grand nombre d’autres malades, tous les crimes de son ignorance lui furent pardonnés quand il grossit encore le nombre de ses victimes du meurtre du cardinal Mazarin. À la mort d’Adrien VI, les Romains firent écrire en lettres d’or au-dessus de la porte de son médecin, Au libérateur de son pays ; après la mort du fameux ministre, Guénaut reçut un compliment non moins flatteur, expression naïve de la reconnaissance populaire. Il se trouvait un jour engagé dans un embarras de voitures, un charretier le reconnut et s’écria : « Laissons passer monsieur le docteux ; c’est li qui nous a fait la grâce de tuer le cardinal. »
Le quatrième médecin du Roi, Esprit, était également partisan du vin émétique, de l’antimoine et de la charlatanerie. C’en était assez pour qu’il ne fût pas plus ménagé par Molière que par Gui-Patin.
Ces détails historiques suffisent pour expliquer les attaques de notre auteur contre ces quatre empiriques privilégiés que Louis XIV, auquel on n’a jamais reproché de n’avoir pas su apprécier les hommes, fut néanmoins obligé de choisir pour ses médecins ordinaires, comme moins ignares et moins dangereux encore que leurs confrères. En effet il nous serait facile de démontrer par d’autres exemples que ces funestes travers étaient ceux de tous les médecins du temps. Chacun connaît le résultat de la fameuse consultation faite à Vincennes pour Mazarin. Guénaut, Desfougerais, Brayer et Valot y assistaient. L’un déclara que le siège de la maladie du cardinal était le foie, l’autre le mésentère, le troisième la rate, le dernier le poumon. Personne n’ignore que Valot que nous venons de nommer assassina la reine d’Angleterre en lui administrant de l’opium mal-à-propos. Son homicide ignorance donna lieu à l’épigramme suivante :
Le croirez-vous, race future,
Que la fille du grand Henri
Eut, en mourant, même aventure
Que feu son père et son mari ?
Tous trois sont morts par assassin,
Ravaillac, Cromwell, médecin :
Henri, d’un coup de baïonnette,
Charles finit sur un billot,
Et maintenant meurt Henriette
Par l’ignorance de Valot.
Voilà les hommes que les ennemis de Molière ont voulu défendre contre ses attaques. Louis XIV cependant, dont le nom se rencontre toujours là où notre premier comique a besoin d’un juste protecteur ; Louis XIV, qui faisait l’esprit fort en médecine quand il entendait ses bons mots, et qui se laissa bientôt après purger toutes les semaines par Fagon ; Louis XIV avait approuvé cette satire sous prétexte, dit-on, que les médecins font assez souvent pleurer pour qu’ils fassent rire quelquefois, et qu’institués pour le rétablissement de la santé, ils y parviennent bien mieux en excitant la gaieté au théâtre qu’en ordonnant des remèdes dans leur cabinet. Il est faux toutefois que Molière ait, comme on l’a prétendu, fait prendre aux acteurs chargés des rôles de ces quatre médecins des masques qui reproduisaient exactement leurs traits. Il est aussi ridicule qu’injurieux pour la mémoire de deux grands hommes de penser un seul instant que l’un eût osé proposer une aussi licencieuse mascarade et que l’autre se fût oublié au point de l’autoriser. À l’exception des Pierrots et des Arlequins de la scène italienne, on n’avait pas vu au théâtre de personnages sous le masque, depuis les premières représentations des Précieuses ridicules, auxquelles Molière avait rempli le personnage de Mascarille sous un masque dont les traits, comme on le pense bien, ne rappelaient ceux de qui que ce fût. Ce n’est pas dans une telle circonstance et avec de tels détails qu’il eût fait renaître cette coutume entièrement oubliée.
Plus tard Molière, justement effrayé du nombre de ses ennemis, voulant en éclaircir les rangs, et lever les derniers obstacles qu’on opposait encore au Tartuffe, sembla proposer la paix aux médecins : « La médecine, dit-il en 1669, dans la préface de ce dernier chef-d’œuvre, est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant, il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d’empoisonner les hommes. » Mais, soit que le souvenir de ses précédentes attaques eût porté la Faculté à demeurer sourde à ces paroles de paix, soit qu’il se fût ensuite effrayé de nouveau du dangereux empire des médecins et de leur ignorance, il attaqua dans une autre de ses comédies, le Malade imaginaire, et cette confiance aveugle qui a sa source dans notre frayeur de la mort, et cet amour démesuré de la vie qui fait découvrir aux gens les mieux portants mille maladies mortelles, enfants de leur imagination. Dans l’Amour médecin, ses plaisanteries avaient été principalement dirigées contre les médecins ; dans sa dernière pièce, un grand nombre l’étaient contre la médecine. Avant lui, Montaigne était descendu dans la lice pour soutenir la même cause, pour combattre les mêmes préjugés ; et l’on peut dire que les coups portés par le premier champion rendirent au second la carrière plus facile à parcourir ; car nous retrouvons dans l’Amour médecin, dans le Malade imaginaire, plus d’un trait satirique de l’auteur des Essais.
Ses envieux ne lui ménagèrent pas les reproches pour avoir osé attaquer une classe et un art aussi redoutable. Ils cherchèrent même à prouver qu’une telle conduite ne pouvait être que celle d’un hérétique. « Molière, a dit Perrault dans ses Éloges des Hommes illustres, ne devait pas tourner en ridicule les bons médecins, que l’Écriture nous enjoint d’honorer. » Celui-là eût pu opposer à cette insidieuse accusation l’autorité du prophète reprenant le roi Asa d’avoir eu recours aux médecins, et l’autorité, plus profane sans doute, mais imposante encore, des Romains défendant, pendant près de six cents ans, l’entrée de leur ville aux médecins, et les en chassant plus tard, quand ils eurent fait la triste expérience de leur savoir. Mais quels témoignages auraient pu convaincre Perrault, qui jouait presque dans cette pièce le rôle de M. Josse, puisqu’il avait un frère médecin, et les ennemis de l’auteur du Tartuffe, qui, n’écoutant que leur haine, demeuraient sourds à la vérité ? Aujourd’hui, nous le savons, on trouve encore des gens qui, sans compter de parents dans la Faculté, sans nourrir de rancune contre l’auteur qui flétrit l’hypocrisie, regardent comme plus comique que fondée la guerre qu’il déclara aux docteurs de son temps. Mais nous ne craignons pas d’affirmer, ce que les faits que nous avons rapportés plus haut ont d’ailleurs démontré, que cette opinion ne repose que sur une erreur en histoire médicale, sur une sorte d’anachronisme. Ces censeurs de Molière jugent là Faculté d’autrefois par celle de nos jours, ou du moins croient qu’il n’existe entre elles que cette différence en amélioration que deux siècles amènent naturellement chez un peuple policé. Ce raisonnement, qui, appliqué à d’autres sciences, pourrait se trouver juste, ne saurait l’être pour la médecine. Cet art, tout conjectural par lui-même, n’a acquis, ou du moins n’a mérité quelque confiance que depuis le moment où une connaissance profonde de l’anatomie est venue mettre ceux qui l’exercent à même d’entrevoir la cause de nos maux, de soupçonner les moyens de les guérir ; enfin, depuis que la raison, fortifiée par l’étude, a pris la place du charlatanisme. Mais quelle foi ajouter aux conseils imbéciles de gens qui se refusaient encore à croire à la circulation du sang, et voyaient dans une goutte d’or potable le remède de tous les maux ?
Les efforts de Molière ne pouvaient être couronnés d’un bien grand succès ; car un aveuglement qui se fonde sur l’égoïsme et la crainte du trépas doit nécessairement vivre aussi longtemps que les chefs-d’œuvre par lesquels on essaie de le détruire. On est toutefois forcé de reconnaître que, si notre premier comique ne dessilla pas les yeux des malades, il ne fut pas étranger aux améliorations que subit l’exercice de cette profession ; ses sarcasmes, plus efficaces que beaucoup d’ordonnances, guérirent les médecins de quelques-uns de leurs ridicules pédantesques.
Un mois avant la représentation de l’Amour médecin, le 4 août, mademoiselle Molière donna le jour à un second enfant (32). Son mari avait lieu d’espérer que cette circonstance et l’indulgente bonté qu’il lui avait témoignée pour ses premières fautes la retiendraient dans le devoir ; et cependant il devait bientôt voir naître de nouveaux orages domestiques. Cherchant à pressentir ses moindres désirs, ses plus légers caprices, il s’empressait de les satisfaire. Mais les soins d’un époux bien épris, les inquiétudes de son amour sont un pesant fardeau pour la femme qui ne répond pas à son ardeur ; elle semble n’y voir qu’un piège tendu à sa reconnaissance. Étrangère aux plaisirs de son mari, insensible aux contrariétés et aux peines sans nombre que ses travaux et ses ennemis lui suscitaient, mademoiselle Molière ne se souciait des applaudissements qu’il recevait que comme d’un motif de vanité personnelle. Sa prodigalité fastueuse et sa coquetterie, en attirant chez elle une foule d’étourdis, le forçaient à aller chercher la tranquillité et le calme dans la maison qu’il avait louée à Auteuil ; mais son amour inquiet, sa jalousie trop fondée, le ramenaient bientôt près d’elle.
De nouveaux dérèglements vinrent la rendre la fable de toutes les conversations, et Molière ne fut pas le dernier à être instruit de ses folies. Il renouvela donc les reproches, et la menaça de la faire enfermer. Elle eut d’abord l’air de s’affliger, parut se livrer au plus violent désespoir, s’évanouit enfin ; mais, revenue à elle, la perfide dédaigna le pardon que son mari, effrayé de la voir dans cet état, s’empressait de lui offrir ; et, craignant de ne pas retrouver une aussi belle occasion, elle lui signifia qu’elle voulait se séparer de lui, parce que, disait-elle, elle n’avait que de mauvais procédés à attendre d’un homme qui prêtait aveuglément foi aux imputations calomnieuses de mademoiselle De Brie, et qui avait même, ajouta-t-elle méchamment, conservé des relations intimes avec cette femme depuis leur mariage. Molière fut forcé de consentir à cette rupture ; mais, pour éviter tout éclat, il exigea d’elle qu’elle continuât à habiter la même maison que lui. Ils ne se voyaient plus qu’au théâtre[119].
Tout autre que Molière eût été, dès ce jour même, consolé de la perte d’une femme dissipée, qui n’avait jamais eu et ne s’était jamais donné la peine de feindre pour lui le moindre sentiment d’intérêt ; mais il était faible, et, malgré tous les torts de son épouse, il l’adorait encore. Une conversation que nous empruntons à la Fameuse comédienne fait parfaitement connaître quelle était alors l’agitation de ce cœur, désespérant dé vaincre un penchant qu’il n’avait pas su prévenir.
« Molière rêvait un jour dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s’y venait promener par hasard, l’aborda, et, le trouvant plus inquiet que de coutume, lui en demanda plusieurs fois le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu’il put ; mais, comme il était alors dans une de ces plénitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé, il céda à l’envie de se soulager, et avoua de bonne foi à son ami, que la manière dont il était obligé d’en user avec sa femme était la cause de l’accablement où il le trouvait. Chapelle, qui le croyait au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu’un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres hommes, tombait dans celui qu’il blâmait tous les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tous était d’aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse qu’on a pour elle. – Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si j’étais assez malheureux pour me trouver en pareil cas, et que je fusse fortement persuadé que la personne que j’aimerais accordât des faveurs à d’autres, j’aurais tant de mépris pour elle, qu’il me guérirait infailliblement de ma passion : encore avez-vous une satisfaction que vous n’auriez pas si c’était une maîtresse ; et la vengeance, qui prend ordinairement la place de l’amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause votre épouse, puisque vous n’avez plus qu’à la faire enfermer ; ce serait même un moyen de vous mettre l’esprit en repos. »
« Molière, qui avait écouté son ami avec assez de tranquillité, l’interrompit pour lui demander s’il n’avait jamais été amoureux. – Oui, lui répondit Chapelle, je l’ai été comme un homme de bon sens doit l’être ; mais je ne me serais pas fait une aussi grande peine pour une chose que mon honneur m’aurait conseillé de faire, et je rougis pour vous de vous trouver si incertain. – Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé, lui répondit Molière ; et vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour même. Je ne vous rapporterai point une infinité d’exemples qui vous feraient connaître la puissance de cette passion ; je vous ferai seulement un récit fidèle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi quand elle a une fois pris sur nous l’ascendant que le tempérament lui donne d’ordinaire. Pour vous répondre donc sur la connaissance parfaite que vous dites que j’ai du cœur de l’homme par les portraits que j’en expose tous les jours en public, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connaître leur faible ; mais, si ma science m’a appris qu’on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m’a que trop fait voir qu’il était impossible de l’éviter ; j’en juge tous les jours par moi-même. Je suis né avec la dernière disposition à la tendresse, et, comme tous mes efforts n’ont pu vaincre les penchants que j’avais à l’amour, j’ai cherché à me rendre heureux, c’est-à-dire autant qu’on peut l’être avec un cœur sensible. J’étais persuadé qu’il y avait fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincère ; que l’intérêt, l’ambition et la vanité font le nœud de toutes leurs intrigues. J’ai voulu que l’innocence de mon choix me répondît de mon bonheur : j’ai pris ma femme pour ainsi dire dès le berceau ; je l’ai élevée avec des soins qui ont fait naître des bruits dont vous avez sans doute entendu parler ; je me suis mis en tête que je pourrais lui inspirer, par habitude, des sentiments que le temps ne pourrait détruire, et je n’ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l’épousai, je ne m’aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements. Aussi le mariage ne ralentit point mes empressements ; mais je lui trouvai dans la suite tant d’indifférence, que je commençai m’apercevoir que toutes mes précautions avaient été inutiles et que ce qu’elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j’aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me semblait ridicule et j’attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Je n’eus que trop de moyens de me convaincre de mon erreur ; et la folle passion qu’elle eut quelque temps après pour le comte de Guiche, fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connaissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même dans l’impossibilité que je trouvai à la changer ; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation : je la considérai comme une personne de qui tout le mérite était dans l’innocence, et qui, par cette raison, n’en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette et qui en est bien persuadé, quoiqu’il puisse dire que sa méchante conduite ne doive point contribuer à lui ôter sa réputation. Mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans grande beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisit en un instant toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier toutes mes résolutions ; et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était point ma femme ; mais, si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts ; et, quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps, qu’elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus de disposition à la plaindre qu’à la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être poète pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblables délicatesses n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne saurait exprimer, m’ôtent l’usage de la réflexion ; je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour ce qu’elle a d’aimable : n’est-ce pas là le dernier point de la folie, et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse, sans en pouvoir triompher ? – Je vous avoue à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensais ; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à vous faire des efforts, ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux, afin que vous soyez bientôt content[120]. »
Voilà les tourments auxquels était en proie cet homme que son génie, son âme brûlante, son amour pour l’humanité et sa charité empressée rendaient digne d’un meilleur sort. Quels efforts ne lui fallait-il pas faire sur lui-même pour pouvoir, le cœur déchiré, la santé appauvrie par ces chagrins poignants, conduire une troupe qui n’avait de ressources qu’en lui et dont le zèle ne répondait pas toujours à ses soins, repousser les attaques d’ennemis acharnés, et composer des ouvrages qui, pour être bien accueillis du parterre, devaient contraster par leur gaieté avec l’état affreux où il se trouvait la plupart du temps ? Il est digne de remarque que c’est vers cette même époque qu’il peignait la jalousie d’Alceste et les infidélités de Célimène ; mais, à l’exception de quelques traits isolés, d’une ou de deux scènes détachées, on ne le vit jamais faire d’allusion aussi directe, dans ses autres ouvrages, à ses trop justes douleurs.
Des biographes de ce grand homme, emportés par un aveugle intérêt pour lui, ont été jusqu’à regretter que son cœur fût aussi accessible au sentiment de l’amour. Sans doute, ses amis pouvaient exprimer ce regret ; mais la postérité, égoïste avec raison, ne saurait préférer aux nobles jouissances qu’elle doit à ses tourments, l’idée que le cœur de Molière, tranquille et froid, ne fut jamais déchiré par le désespoir et les fureurs de la plus impérieuse des passions. Il eût pu sans doute nous laisser néanmoins la Princesse d’Élide, les Amants magnifiques, Mélicerte et quelques autres compositions froides, où tous les sentiments sont de convention ; mais sans amour il n’est point de génie, sans ces transports de son âme, le dépit d’Éraste et de Lucile, les querelles charmantes de Valère et de Mariane, l’amoureuse colère d’Alceste, et tant d’autres situations touchantes, ne nous eussent jamais arraché de douces larmes ; sans eux, Marmontel eût pu dire de notre auteur ce qu’il a dit du législateur du Parnasse :
Jamais un vers n’est parti de son cœur.
Naturellement sérieux et rêveur, ces peines domestiques le jetèrent dans la mélancolie. Grimarest prétend qu’il poussait chez lui l’ordre jusqu’à la minutie, et que le moindre retard, le moindre dérangement le faisait entrer en convulsions, et l’empêchait de travailler pendant quinze jours. Si ce biographe se fût borné à dire que ses chagrins avaient rendu son caractère un peu irritable, et surtout s’il n’eût pas ajouté à cette première exagération des assertions trop évidemment fausses, en prétendant que la vanité était son seul mobile et qu’il n’était charitable que par ostentation, on aurait pu y ajouter quelque foi. Mais on voit là trop ouvertement, comme l’a dit J.-B. Rousseau, le dessein de déshonorer Molière ; et l’on doit bien plutôt en croire mademoiselle Du Croisy, actrice de la troupe du Palais-Royal, qui, ayant sur Grimarest l’avantage d’avoir vécu avec le grand homme dont elle parle, assure qu’il était complaisant et doux[121].
Molière chercha dans la tranquillité de son intérieur un remède à sa douleur. Mademoiselle De Brie ne l’avait pas quitté, et l’intérêt qu’elle avait pris à ses tourments avait vivement excité sa reconnaissance. Après cette rupture avec mademoiselle Molière, il renoua ses liaisons avec son ancienne amie[122]. Quelqu’un lui témoignait un jour son étonnement de l’attachement qu’il avait pour une femme qui, disait-il, avait beaucoup de défauts. « Je les connais, répondit Molière ; j’y suis accoutumé, et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m’accommoder aux imperfections d’une autre. Je n’en ai ni le temps ni la patience[123]. » La Fontaine redoutait de même les amours superbes, et regardait une grisette comme un trésor ;
On en vient aisément à bout ;
On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.
Bien qu’on lise dans la Vie de Grimarest, que cette actrice n’était pas belle, que c’était un vrai squelette, il demeure constant, par le témoignage de plusieurs contemporains, qu’elle était grande, bien faite, et extrêmement jolie. La nature lui accorda le don de conserver un air de jeunesse jusque dans un âge fort avancé. Quelques années avant sa retraite, ses camarades l’engagèrent à céder le rôle d’Agnès de l’École des Femmes à mademoiselle Du Croisy. Quand celle-ci entra en scène pour le remplir, le parterre demanda avec tant de chaleur mademoiselle De Brie, qu’on fut forcé de l’aller chercher chez elle, et qu’elle se vit obligée de venir jouer dans son habit de ville. Elle fut accueillie par plusieurs salves d’applaudissements, et prit le parti de conserver ce rôle jusqu’à la fin de sa carrière théâtrale. On prétend qu’elle le jouait encore à soixante ans. Le quatrain suivant, qui fut fait sur elle, semble renfermer une allusion à l’anecdote que nous venons de rapporter :
Il faut qu’elle ait été charmante,
Puisque aujourd’hui, malgré les ans,
À peine des attraits naissants
Égalent sa beauté mourante[124].
Le même biographe a assez compté sur la crédulité de ses lecteurs pour avancer encore qu’elle n’avait pas le sens commun[125]. À qui espérait-il donc faire croire que notre premier comique se plut à entretenir d’aussi longues liaisons avec un vrai squelette privé du commun bon sens. On en cherche en vain dans ces assertions.
C’est peut-être ici l’occasion de peindre les rapports de Molière avec les hommes qu’il jugeait dignes de son amitié. Sa société la plus habituelle se composait de Boileau, de La Fontaine, de Chapelle, de Racine, de Mignard, de l’abbé Le Vayer, de Jonsac, de Desbarreaux, de Guilleragues, de Rohaut, et d’un très petit nombre d’autres hommes d’esprit. Molière, La Fontaine et Racine se réunissaient deux ou trois fois la semaine chez Boileau, qui demeurait alors dans une maison de la rue du Vieux-Colombier[126] ; ils y soupaient, et discouraient ensemble sur la littérature, quand l’épicurien Chapelle, qui était aussi fréquemment de ces parties, leur permettait de parler raison.
La Fontaine, dans sa Psyché, a dépeint ces heureux entretiens ; et le tendre souvenir qu’il en avait conservé, la douce émotion avec laquelle il en parlait encore quelques années après, peuvent faire juger du bonheur qu’y goûtèrent ces hommes que leur amitié réunit de leur vivant, comme l’admiration de la postérité les réunit après leur mort.
« Quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, tinrent une espèce de société que j’appellerais Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu’ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu’ils firent, ce fut de bannir d’entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble, et qu’ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l’occasion : c’était toutefois sans s’arrêter trop longtemps à une même matière ; voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L’envie, la malignité, ni la cabale, n’avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères, lorsque quelqu’un d’eux tombait dans la maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arrivait rarement ».
Les distractions du fabuliste égayaient souvent ces réunions. Un jour que Boileau et Molière s’entretenaient de l’art dramatique, La Fontaine se prononça contre les à parte. « Rien, disait-il, n’est plus contraire au bon sens. Quoi, le parterre entendra ce qu’un acteur n’entend pas quoiqu’il soit à côté de celui qui parle ! » Boileau, voyant qu’il s’échauffait et qu’il était absorbé par cette discussion, se mit à dire à haute voix : « Il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud. » Il répéta plusieurs fois cette même apostrophe sans que son antagoniste en entendît rien ; mais à la fin Boileau, Molière et les autres convives partirent d’un éclat de rire ; La Fontaine en demanda le sujet et en rit avec eux[127].
Si l’on en croit l’auteur de la Galerie de l’ancienne cour[128], Molière était presque aussi distrait que son ami. Ayant un jour loué une brouette pour se faire rouler au spectacle, pressé d’arriver et contrarié de la marche du conducteur, trop lente pour son impatience, il mit pied à terre et vint l’aider à pousser la voiture. Il ne s’aperçut de sa distraction qu’en entendant les éclats de rire de celui au secours duquel il était venu pour abréger la durée du voyage. Nous n’avons vu ce fait rapporté que dans ce seul ouvrage ; mais il serait peu étonnant que Molière, continuellement occupé des soins de sa direction, de la composition de ses pièces et de l’observation de la société, n’eût pas l’esprit très présent à toutes ses actions. Boileau, nous l’avons déjà dit, l’avait surnommé le Contemplateur.
Le frère de celui-ci, Boileau Puimorin, s’était avisé de critiquer la Pucelle devant Chapelain ; « C’est bien à vous d’en juger, lui dit l’auteur piqué, vous qui ne savez pas lire. – Je ne sais que trop lire, repartit Puimorin, depuis que vous faites imprimer. » Il rapporta cette réplique à son frère et à Racine ; ils la trouvèrent si piquante qu’ils en firent aussitôt l’épigramme que voici :
Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer ?
Hélas ! pour mes péchés, je n’ai que trop su lire
Depuis que tu fais imprimer.
« Mon père, dit Louis Racine qui nous a transmis cette anecdote, représenta que, le premier hémistiche du second vers rimant avec le précèdent et avec l’avant-dernier vers, il valait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu’il fallait conserver la première façon : Elle est, lui dit-il, la plus naturelle ; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression ; c’est l’art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l’art. » Boileau, frappé de la justesse de l’observation, la mit en vers dans le quatrième chant de l’Art poétique :
Quelquefois, dans sa course, un esprit vigoureux,
Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites,
Et de l’art même apprend à franchir leurs limites[129] ».
Molière n’était pas le moins docile aux avis sincères dont parle La Fontaine. Boileau trouva qu’il y avait du jargon dans ces vers des Femmes savantes :
Quand sur une personne on prétend s’ajuster,
C’est par les beaux côtés qu’il la faut imiter.
Notre auteur, qui ignorait en écrivant le travail et la peine, ne voulait point prendre celle de faire disparaître ce que son ami trouvait de répréhensible dans ces vers, et l’autorisa à les changer. Boileau les rétablit de cette manière :
Quand sur une personne on prétend se régler,
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler[130].
Le satirique n’avait pas la même déférence pour les jugements de ses amis. Molière, auquel il lisait tous ses ouvrages, ne put obtenir de lui qu’il refît le dernier de ces vers de l’épître sur le passage du Rhin,
Il apprend qu’un héros conduit par la victoire
À de ses bords fameux flétri l’antique gloire.
« Il peut faire entendre, disait-il, que la présence du Roi a déshonoré le fleuve. » Boileau ne se rendit point à cette critique, et le vers subsista[131].
Nous avons déjà vu le rocailleux Chapelain être l’objet de leurs plaisanteries ; sa Pucelle fut également pour eux le texte d’une sorte d’épigramme en action. Ce poème restait toujours ouvert sur la table, et celui des convives auquel il échappait dans la conversation une faute de langage était, suivant la gravité de son délit grammatical, condamné à en lire quinze ou vingt vers. « L’arrêt qui condamnait à lire la page entière, dit Louis Racine, était l’arrêt de mort[132]. » Cette plaisanterie était toute naturelle de la part de Boileau et de Molière ; mais il était au moins très étrange que Racine y prît part, lui qui, au dire même de son fils, avait été comblé de bienfaits par Chapelain (33). Cet oubli des convenances explique la conduite non moins affligeante qu’il tint plus tard envers Molière.
Personne mieux que ce dernier n’appréciait tout le mérite de La Fontaine. Un soir qu’on s’était réuni chez lui pour souper, Racine et Despréaux en raillant le fabuliste poussèrent un peu loin la plaisanterie. Molière en sortant de table dit tout bas à Descôteaux, célèbre joueur de flûte : « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le Bonhomme[133].» C’était le nom que son caractère facile et son esprit sans apprêt avaient fait donner à La Fontaine ; nom que la postérité, en sanctionnant le jugement de son ami, lui a religieusement conservé.
Cette anecdote, qui prouve combien Molière rendait justice à son génie, nous servira à réfuter plus facilement encore l’accusation portée par Bret contre lui pour un prétendu déni de justice. Voici le fait : La Fontaine fit paraître en 1664 son conte intitulé Joconde. On avait publié en 1663 les œuvres posthumes de M. de Bouillon, dans lesquelles se trouvait une traduction du même morceau de l’Arioste. Cette production, quoique indigne d’un semblable honneur, fut opposée par quelques hommes de lettres à celle de La Fontaine. On remarqua surtout parmi ses prôneurs un M. de Saint-Gilles qui offrit de parier mille francs en sa faveur. L’abbé Le Vayer accepta la gageure, et Molière fut pris pour juge. Il refusa de prononcer la sentence ; et Despréaux, choisi à sa place, donna gain de cause au champion de La Fontaine. En rapportant ces circonstances, Bret ajoute que M. de Saint-Gilles était ami de Molière, et que dans cette occasion le cœur nuisit à l’esprit[134]. Il y a ici de la part de ce censeur ignorance ou confusion d’idées. Outre que personne n’était plus cher à Molière que La Fontaine, personne aussi ne devait moins s’attendre à un semblable ménagement de sa part que M. de Saint-Gilles, qu’il peignait dans le même temps sous des traits fort ridicules dans le Misanthrope[135]. Mais ce que Bret ignorait probablement encore, et ce qu’il eût dû chercher à savoir plutôt que de condamner notre auteur, c’est que ce M. de Bouillon était mort secrétaire de MONSIEUR[136] ; qu’en cette qualité il avait été à même de rendre plus d’un service à Molière et à sa troupe ; qu’il n’était probablement pas étranger aux nombreux bienfaits dont le prince, leur patron, les avait comblés, et que Molière, qui d’ailleurs ne donnait qu’une preuve de modestie de plus en refusant de jouer le rôle de grand juge littéraire, devait nécessairement répugner à le remplir quand il se voyait forcé par sa conscience à se prononcer pour un ami vivant contre son bienfaiteur mort ; c’eût été de gaieté de cœur s’exposer à des reproches d’ingratitude.
Molière s’amusait beaucoup des discussions de ses aimables commensaux ; mais il y prenait rarement une part active, et se bornait presque toujours au rôle d’arbitre. Un jour cependant qu’il se trouvait engagé dans une controverse avec Boileau, Chapelle et le célèbre avocat Fourcroy, leur ami commun, celui-ci, dont les poumons étaient des plus vigoureux, attaqua plus particulièrement Molière, qui sous ce rapport n’était pas de force à lutter avec lui. Aussi se tournant vers Despréaux, « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix, lui dit-il, contre une gueule comme celle-là[137]. »
Chapelle, par ses saillies bouffonnes et son humeur anacréontique, donnait surtout du charme à ces réunions ; mais, tout en riant de ses folies, ses amis le blâmaient souvent de la source à la quelle il allait les puiser : Chapelle s’adonnait avec excès au vin. Un jour Boileau, le rencontrant dans la rue, saisit cette occasion pour lui reprocher de nouveau son insurmontable penchant. Chapelle semble pénétré de la justesse de ces observations, paraît ému du ton de cordialité avec lequel Boileau les lui adressait, et promet de mettre à exécution de si bons conseils. Mais, pour les recevoir plus à l’aise, il propose à son ami d’entrer dans une maison voisine : c’était un cabaret. Il demande une bouteille, la fait suivre d’une seconde, puis d’une troisième, et, tout en causant, il remplit tant de fois le verre de Despréaux, qui, dans la chaleur de son sermon contre le vin, le vidait sans s’en apercevoir, que le prédicateur et son auditoire finirent par s’enivrer[138].
C’était pour Chapelle un bonheur extrême d’entraîner quelquefois dans leurs réunions le satirique à cet excès. Dans une de ces bonnes fortunes il composa les vers suivants :
Bon Dieu ! que j’épargnai de bile
Et d’injures au genre humain,
Quand, renversant ta cruche à l’huile,
Je te mis le verre à la main[139] !
Le mauvais état de la poitrine de Molière le rendait sur ce point plus circonspect encore que Boileau. Cependant, si l’on en croit la même autorité, il était également forcé d’abandonner quelquefois son régime. Chapelle rend compte, dans une Épître à M. de Jonsac, d’un souper d’amis auquel il se trouvait, et, après avoir nommé quelques-uns des convives, il ajoute :
Molière que bien connaissez,
Et qui vous a si bien farcés,
Messieurs les coquets et coquettes,
Les suivait et buvait assez
Pour, vers le soir, être en goguettes[140].
Mais ce serait bien à tort que ces vers feraient naître des doutes sur la sobriété habituelle de Molière. Il déplorait au contraire les excès de son ami, et disait à Baron : « Je ne vois point de passion plus indigne d’un galant homme que celle du vin : Chapelle est mon ami ; mais ce malheureux faible m’ôte tous les agréments de son amitié. Je n’ose lui rien confier, sans risquer d’être commis un moment après avec toute la terre. » Il recommandait également à son jeune élève « de ne point sacrifier ses amis, comme faisait Chapelle, à l’envie de dire un bon mot, qui avait souvent de mauvaises suites[141]. »
Les deux anciens condisciples aimaient à se reporter quelquefois aux discussions de leur jeunesse. Chapelle surtout, ardent gassendiste, attaquait souvent Molière, qui adoptait quelques idées de Descartes. Un jour qu’ils revenaient par eau d’Auteuil à Paris, ils se mirent de nouveau à agiter ces questions devant un minime qu’ils avaient trouvé dans le bateau. Chapelle portait le système de Gassendi aux nues. « Passe pour la morale, répondit Molière ; mais le reste ne vaut pas la peine que l’on y fasse attention, n’est-il pas vrai, mon père, ajouta-t-il en s’adressant au minime ? »
« Le religieux, dit Grimarest, répondit par un hom ! hom ! qui faisait entendre aux philosophes qu’il était connaisseur dans cette matière ; mais il eut la prudence de ne se point mêler dans une conversation aussi échauffée, surtout avec des gens qui ne paraissaient pas ménager leur adversaire. « Oh ! parbleu, mon père, dit Chapelle, qui se crut affaibli par l’apparente approbation du minime, il faut que Molière convienne que Descartes n’a formé son système que comme un mécanicien qui imagine une belle machine sans faire attention à l’exécution ; le système de ce philosophe est contraire à une infinité de phénomènes de la nature que le bonhomme n’avait pas prévus. » Le minime sembla se ranger à l’avis de Chapelle par un second hom ! hom ! Molière, outré de ce qu’il triomphait, redoubla ses efforts arec une chaleur de philosophe, pour détruire Gassendi par de si bonnes raisons, que le religieux fut forcé de s’y rendre par un troisième hom ! hom ! obligeant, qui semblait décider la question en sa faveur. Chapelle s’échauffa, et, criant du haut de la tête pour convertir son juge, il ébranla son équité par la force de son raisonnement. « Je conviens que c’est l’homme du monde qui aie mieux rêvé, ajouta Chapelle ; mais, morbleu ! il a pillé ses rêveries partout, et cela n’est pas bien. N’est-il pas vrai, mon père, dit-il au minime ? » Le moine, qui convenait de tout obligeamment, donna aussitôt un signe d’approbation sans proférer une seule parole. Molière, sans songer qu’il était au lait, saisit avec fureur le moment de rétorquer les arguments de Chapelle. Les deux philosophes en étaient aux convulsions, et presque aux invectives d’une dispute philosophique, quand ils arrivèrent devant les Bons-Hommes. Le religieux pria qu’on le mît à terre. Il les remercia gracieusement et applaudit fort à leur profond savoir ; mais, avant que de sortir du bateau, il alla prendre, sous les pieds du batelier, sa besace, qu’il y avait mise en entrant. C’était un frère-servant ; les deux philosophes n’avaient point vu son enseigne, et, honteux d’avoir perdu le fruit de leur dispute devant un homme qui n’y entendait rien, ils se regardèrent l’un l’autre sans se rien dire. Molière, revenu de sa confusion, dit à Baron, qui était de la compagnie, mais d’un âge à négliger une pareille conversation : « Voyez, petit garçon, ce que fait le silence, quand il est observé avec conduite[142]. » »
Les plaisanteries de Molière contre la Faculté ne troublèrent jamais l’union qui exista entre lui et un homme qu’il appelait en riant son médecin, et qui s’honora toujours d’être son ami, M. de Mauvillain. C’est pour le fils de ce docteur qu’il adressa à Louis XIV le dernier des placets qui précèdent le Tartuffe. Ils se trouvaient un jour ensemble à Versailles, au dîner du Roi, quand le prince dit à son valet-de-chambre : « Voilà donc votre médecin ? Que vous fait-il ? – Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes, je ne les fais point, et je guéris[143]. »
Il voyait aussi quelquefois le célèbre Lulli. Il s’amusait de ses contes et de ses bouffonneries ; et, quand il voulait égayer ses convives, il disait à cet excellent pantomime : « Baptiste, fais-nous rire[144]. « Boileau, au contraire, jugeait Lulli avec une sévérité qui semble dégénérer en la plus cruelle injustice, si, comme le prétend l’auteur du Bolœana[145], c’est lui qu’il voulut peindre dans ces vers de l’épître à M. de Seignelay :
En vain, par sa grimace, un bouffon odieux
À table nous fait rire et divertit nos yeux,
Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre ;
Prenez-le tête-à-tête, ôtez-lui son théâtre,
Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux ;
Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux.
Mais ce prétendu portrait est si hideux, il peint en traits si noirs un homme qui ne passe guère que pour avoir eu peu de dignité dans le caractère, qu’on est porté à croire que Montchesnay fut mal instruit en alléguant ce fait, accueilli trop légèrement par plusieurs commentateurs de Boileau (34).
Molière, comme nous avons déjà eu occasion de le dire, avait loué, à Auteuil, une maison dans laquelle, lorsque les soins de sa direction et son service à la cour le lui permettaient, il allait respirer l’air de la campagne, que le mauvais état de sa santé lui rendait nécessaire, et chercher l’oubli des ennuis et des chagrins qui le poursuivaient chez lui. Ses amis venaient souvent l’y visiter. Un jour qu’il souffrait plus que de coutume de l’affection de poitrine qui abrégea ses jours, Despréaux, Chapelle, Lulli, de Jonsac et Nantouillet arrivèrent très disposés à se bien réjouir. Molière, forcé de garder la chambre, remit à Chapelle le soin de faire les honneurs de la maison. Celui-ci s’en acquitta si bien et doubla, pendant le souper, l’amphitryon avec un tel zèle, que tous les convives eurent bientôt perdu la raison, tous, jusqu’au sage Boileau lui-même. Ils discutèrent alors divers points de morale très sombres et se livrèrent aux réflexions les plus plaisamment sérieuses. Enfin, s’étant appesantis sur cette maxime des anciens « que le premier bonheur est de ne point naître, et le second de mourir promptement, » ils prirent l’héroïque résolution d’aller sur-le-champ se jeter dans la rivière. Elle n’était pas loin, et ils se préparaient à s’y rendre, quand Molière, qu’on était allé réveiller, arriva en toute hâte, et, voyant combien ils étaient peu disposés à entendre la voix de la raison, leur dit : « Comment, messieurs, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ? Quoi ! vous voulez vous noyer sans moi ? Je vous croyais plus de mes amis. – Il a parbleu raison, dit Chapelle ; voilà une injustice que nous lui faisions. Viens donc te noyer avec nous. – Oh ! doucement, répondit Molière ; ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal à propos ; c’est la dernière action de notre vie, il n’en faut pas manquer le mérite. On serait assez malin pour lui donner un mauvais jour, si nous nous noyions à l’heure qu’il est. On dirait à coup sûr que nous l’aurions fait la nuit comme des désespérés ou comme des gens ivres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur, et qui réponde le mieux à notre conduite. Demain, sur les huit ou neuf heures du matin, bien à jeun, et devant tout le monde, nous irons nous jeter dans la rivière. – Il a raison, dit Chapelle ; oui, messieurs, ne nous noyons que demain matin ; et, en attendant, allons boire le vin qui nous reste. » Le jour suivant changea leur résolution : ils jugèrent à propos de supporter encore les misères de la vie. Boileau a raconté plus d’une fois cette folie de sa jeunesse[146] (35).
On a prétendu que ce fut à Thomas Corneille que Molière voulut faire allusion quand, dans l’École des Femmes, il se railla de
...Ce paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux
Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux,
et que ces vers firent naître la mésintelligence entre Molière et Pierre Corneille. Son frère avait en effet, pour se distinguer de lui, pris le nom assez banal de de l’Isle. Mais cette personnalité, qu’aucun nuage antérieur ne saurait expliquer, serait trop offensante ; les déclamations de d’Aubignac, d’après lequel on a répété ce fait, sont trop peu dignes de foi pour qu’on y prêtât le moindre crédit, lors même qu’on n’aurait pas pour preuve de l’union de Molière et du grand Corneille, l’opéra de Psyché, fruit de l’heureuse association de leurs veilles. Ce dernier confia d’ailleurs, à la troupe du Palais-Royal, sa tragédie d’Attila, qui fut représentée au mois de mars 1667, et dans laquelle mademoiselle Molière, qui débutait dans la tragédie, sut se faire remarquer par son talent[147]. Si l’on ne voit pas le nom de Corneille figurer parmi ceux des habitués de la rue du Vieux-Colombier et d’Auteuil, on ne doit l’attribuer qu’à une assez grande disproportion d’âge, à son humeur casanière, et au peu de plaisir qu’il eût eu à y rencontrer Racine, son rival (36). Du reste, sa belle âme était faite pour comprendre celle de Molière, et tout porte à croire qu’il lui rendit toujours une complète justice. Celui-ci désignait par une image originale et vraie l’engourdissement trop fréquent du génie de l’auteur de Cinna. « Il a un lutin, disait-il, qui vient d e temps en temps lui souffler d’excellents vers, et qui ensuite le laisse là en disant : Voyons comme il s’en tirera quand il sera seul ; et il ne fait rien qui vaille, et le lutin s’en amuse[148]. »
Chéri par des hommes dont les talents, dont le génie firent la gloire de leur siècle et sont l’admiration du nôtre, Molière ne fut pas recherché avec moins d’empressement par deux femmes qui se sont acquis une égale réputation ; l’une, par son inconstance en amour ; l’autre, par sa fidélité envers ses amis ; toutes deux par leur grâce et leur esprit, Ninon de l’Enclos et madame de La Sablière. Il soumettait tous ses ouvrages à la première, et attachait d’autant plus d’importance à ses avis, qu’il la regardait comme la personne sur laquelle le ridicule faisait une plus prompte impression. L’abbé de Châteauneuf, qui rapporte ce fait comme le tenant de Molière lui-même, ajoute que cet auteur ayant été lui lire son Tartuffe, « elle lui fit le récit d’une aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui traça le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles que si sa pièce n’eût pas été faite, disait-il, il ne l’aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que le Tartuffe de Ninon[149] (37) ». Quant à madame de La Sablière, son inviolable attachement pour La Fontaine la portait à rechercher la société des amis du fabuliste. Un auteur presque contemporain nous apprend que c’est en dînant avec elle et Ninon de l’Enclos, que Despréaux et Molière s’amusèrent à composer la cérémonie macaronique du Malade imaginaire[150].
La juste guerre de représailles que Molière avait déclarée aux marquis ridicules, ne l’avait point privé de l’estime des hommes de la cour faits pour l’apprécier ; et une circonstance qui les honore, c’est qu’à l’exemple du Roi ils foulèrent aux pieds le préjugé qui lançait une sorte d’anathème social contre l’auteur. Le maréchal de Vivonne, connu par son attachement pour Boileau et par les grâces de son esprit bien digne d’un Mortemart, secoua tout le premier ce joug ridicule. Il voua une vive amitié à notre auteur, et, selon l’expression de Voltaire, vécut avec lui comme Lélius avec Térence[151].
Le grand Condé professait également pour Molière la plus haute estime ; souvent il le faisait mander pour s’entretenir avec lui. « Molière, lui dit-il un jour, je vous fais venir peut-être trop souvent ; je crains de vous distraire de votre travail. Ainsi, je ne vous enverrai plus chercher ; mais je vous prie, à toutes vos heures vides, de me venir trouver. Faites-vous annoncer par un valet-de-chambre ; je quitterai tout pour être avec vous. » En effet, lorsque Molière venait, le prince congédiait tout le monde, et ils demeuraient souvent trois et quatre heures ensemble. On l’a entendu dire, après une de ces conversations : « Je ne m’ennuie jamais avec Molière ; c’est un homme qui fournit de tout : son érudition et son jugement ne s’épuisent jamais. » La douleur que lui causa la mort de notre premier comique le porta à une boutade de franchise un peu brutale envers un abbé qui lui présentait une épitaphe pour ce grand poète. « Ah ! lui dit le prince, que n’est-il en état de faire la vôtre[152]. »
Molière était également adoré de toutes les personnes qui l’entouraient. Parmi celles que sa bonté et leur gratitude lui avaient rendues le plus fidèles, nous ne devons pas oublier la bonne La Forêt. Cette estimable servante n’était pas seulement utile à son maître par les soins qu’elle lui prodiguait, elle lui rendait encore plus d’un service par ses avis sur les productions qui étaient de la compétence de son bon sens et de son naturel. « Molière, dit Boileau, lui lisait quelquefois ses comédies ; et il m’assurait que lorsque des endroits de plaisanterie ne l’avaient point frappée, il les corrigeait, parce qu’il avait plusieurs fois éprouvé, sur son théâtre, que ces endroits n’y réussissaient point[153]. » Un jour, pour éprouver son tact et son goût, il lui lut plusieurs scènes de la Noce du Village de Brécourt, en les lui donnant pour son ouvrage. La vieille La Forêt ne prit point le change ; et, après avoir entendu la lecture de quelques morceaux, elle soutint à son maître qu’il n’en était pas l’auteur[154]. Malherbe consultait sa servante, même sur ses vers[155] ; et Voltaire se soumettait aussi à la juridiction de sa bonne Barbara, ou, comme il l’appelait, Baba, « dans le moment même, a dit lady Morgan, où il exerçait un empire absolu sur les opinions de la moitié de l’Europe littéraire... Baba et La Forêt appartiennent autant à la postérité que les génies illustres qu’elles avaient l’honneur de servir[156]. »
J.-J. Rousseau a dit : « Si Molière a consulté sa servante, c’est sans doute sur le Médecin malgré lui, sur les saillies de Nicole, et la querelle de Sosie et de Cléanthis ; mais, à moins que la servante de Molière ne fût une personne fort extraordinaire, je parierais bien que ce grand homme ne la consultait pas sur le Misanthrope, ni sur le Tartuffe, ni sur la belle scène d’Alcmène et d’Amphitryon. » Il n’y avait rien que de très judicieux dans cette distinction ; mais Cailhava, beaucoup plus absolu, s’écrie : « Je demande si la bonne La Forêt n’aurait pas senti tout le piquant des conseils dont Célimène paie ceux d’Arsinoé ? » Nous répondrons, avec Rousseau, à Cailhava : « Non, elle ne l’aurait pas senti ; à moins toutefois que la servante La Forêt ne fut pas seulement bonne, mais qu’elle fut en même temps une personne fort extraordinaire pour le rang où elle se trouvait. » La coquetterie comme l’exerce Célimène, et la pruderie comme la conçoit Arsinoé, ne peuvent être appréciées par une femme du peuple ; tandis que la colère et la rancune de Martine, l’insouciance et l’humeur battante de Sganarelle sont des scènes dont elle peut être juge, parce qu’elle en est sans cesse témoin et souvent actrice.
Cette reconnaissance que Molière trouva dans une simple servante, nous la cherchons en vain dans la conduite d’un poète célèbre qui, après s’être dit son ami, ne sembla payer que par l’ingratitude les services qu’il en avait reçus. Reprenons à sa source cette histoire, que le nom du coupable rend plus pénible à retracer.
Racine, comme nous l’avons montré, fut dès son adolescence l’objet des soins de notre comique, qui guida ses premiers pas dans la carrière littéraire, l’accueillit dans sa société intime, produisit son talent à la cour et le combla de ses libéralités. On a lieu de s’attendre à voir Racine, pénétré de gratitude pour tant de bienfaits, les proclamer hautement de tous côtés. Hélas ! il n’en est rien ; et c’est avec un vif sentiment de regret que l’on ne rencontre que deux fois ce nom qui eût dû lui être si cher dans sa correspondance assez volumineuse ; une fois encore pour dire : « Montfleury a fait une requête contre Molière, et l’a présentée au Roi. Il accuse Molière d’avoir épousé sa propre fille : MAIS MONTFLEURY N’EST POINT ÉCOUTÉ À LA COUR[157] (38). » Quoi ! celui qu’il appelait son ami, que l’on peut appeler son bienfaiteur, est lâchement et injustement accusé d’un crime horrible, et Racine rapporte cette incrimination sans le moindre sentiment d’indignation contre son auteur ! Ce n’est pas, selon lui, l’incorruptible honneur du calomnié qui doit ôter sa force et son danger à cette infâme calomnie, c’est le peu de crédit de l’accusateur à la cour ! Racine serait-il donc demeuré persuadé, si cette requête eût été présentée par tout autre que Montfleury.
Quelque temps après, sa conduite fut aussi peu délicate que ses soupçons avaient été offensants. Mademoiselle Du Parc était alors l’actrice la plus parfaite dans les deux genres, et un des plus fermes soutiens de la troupe de Molière (39). Racine, qui avait le projet de ne plus donner ses pièces qu’aux acteurs de l’hôtel de Bourgogne, supérieurs à tous les autres dans la tragédie, sans considération pour les intérêts de son ami, autorisa la troupe rivale à représenter son Alexandre, que Molière avait fait monter avec beaucoup de soin et qui venait de réussir sur son théâtre, et enrôla mademoiselle Du Parc pour l’hôtel de Bourgogne, où elle débuta par le rôle d’Andromaque[158]. Molière apprécia ce procédé comme il devait le faire ; et, dès ce moment, il cessa de voir Racine. Honteux du rôle qu’il avait joué, celui-ci essaya de redevenir juste envers l’auteur, s’il s’était montré ingrat envers l’homme. Le lendemain de la première représentation du Misanthrope, représentation qui fut assez froide, un spectateur, croyant lui plaire, accourut lui dire : « La pièce est tombée ; rien n’est si faible. Vous pouvez m’en croire ; j’y étais. – Vous y étiez, lui répondit Racine, et je n’y étais pas ; cependant je n’en croirai rien, parce qu’il est impossible que Molière ait fait une mauvaise pièce. Retournez-y, et examinez-la mieux[159] (40). » Mais il demeura trop peu de temps dans cette bonne disposition ; car, persuadé qu’une mauvaise parodie d’Andromaque (la folle Querelle, de Subligny) était l’ouvrage de Molière, il se joignit aux détracteurs de l’Avare. Il reprochait un jour à Boileau d’avoir ri seul à une des premières représentations de ce chef-d’œuvre. « Je vous estime trop, lui répondit le satirique, pour croire que vous n’y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement[160]. » Molière, qui, n’ayant aucun reproche à se faire, avait le droit d’en adresser beaucoup à Racine, sut se venger à sa manière des procédés de son ennemi. Assistant à la première représentation des Plaideurs, qui furent joués dans la même année que l’Avare, il s’écria : « Cette comédie est excellente ; et ceux qui s’en moquent mériteraient qu’on se moquât d’eux[161]. » Racine n’avait fait que louer un homme qu’il avait injustement offensé ; Molière loua son rival.
Quelques écrivains, pour disculper Racine, ont prétendu qu’il ne s’était déterminé à prendre ce parti qu’après avoir vu les comédiens de Molière jouer de la manière la plus désespérante sa tragédie d’Alexandre[162]. Cette excuse, bien faible lors même qu’elle serait digne de quelque foi, n’est qu’une erreur volontaire. Le gazetier du temps, Robinet, autorité irrécusable en cette question, parle de la bonne exécution de la pièce et donne les éloges les plus flatteurs aux acteurs du Palais-Royal[163]. Il ne faut donc pas chercher à se dissimuler que Racine eut les plus grands torts envers son bienfaiteur. Il est triste de penser qu’on rencontre plus d’une page semblable dans la vie de l’auteur d’Athalie. Sa conduite envers Chapelain avait déjà rendu moins surprenants ses torts envers Molière. Il ne tint pas à lui qu’il ne rompît également avec Boileau. Celui-ci, ayant un jour, à l’Académie des Inscriptions, avancé par mégarde une proposition erronée, Racine ne s’en tint pas à une plaisanterie, qui part souvent du premier feu de la dispute ; mais, poussant rudement son ami à bout, il alla jusqu’à l’insulter ; si bien, dit Montchesnay, que Boileau fut obligé de lui dire : « Je contiens que j’ai tort ; mais, j’aime mieux encore l’avoir que d’avoir aussi orgueilleusement raison que vous l’avez[164].
Les justes griefs de Molière contre Racine rendaient plus rares les réunions d’Auteuil et de la rue du Vieux-Colombier. La vie continuellement dissipée de Chapelle leur avait déjà porté un coup funeste ; quelque froideur qui survint entre La Fontaine et Boileau les fit cesser entièrement[165].
Dans le même temps où Molière perdait son ami, la mort vint lui enlever une protectrice. La Reine, mère de Louis XIV, termina sa carrière au commencement de 1666. L’espèce de recueillement de douleur que cet événement devait imposer à tous les gens attachés à la cour, l’empêcha pendant un certain temps de donner aucun ouvrage nouveau à son théâtre. Lorsqu’il eut laissé expirer le terme qu’exigeait l’étiquette, qui pour lui se trouvait d’accord avec la reconnaissance, pressé à la fois par l’intérêt de sa gloire, qui ne s’était que soutenue depuis son École des Femmes, et par celui de sa troupe, qui devait soupirer après une pièce nouvelle, il se détermina à faire représenter, le 4 juin, le plus correct de ses chefs-d’œuvre, le Misanthrope (41).
Tous les éditeurs de Molière, tous les auteurs sifflés du peu applaudis, pour donner une preuve convaincante de l’injustice. du parterre, se sont accordés à faire valoir la courte faveur qu’obtint cette production, ou plutôt l’accueil glacial qu’elle essuya dès la troisième représentation, et la nécessité où se trouva l’auteur, pour la soutenir, de l’appuyer du Médecin malgré lui. Ce petit trait d’histoire littéraire, d’ailleurs fort piquant, et par conséquent sûr d’être accueilli sans autre examen, a cela de commun avec beaucoup de traits de l’histoire proprement dite, qu’il est original, mais controuvé : c’est là son seul défaut. Le registre de la comédie fait foi que, représenté vingt et une fois de suite, nombre de représentations auquel un ouvrage atteignait difficilement alors, si l’on en excepte toutefois les tragédies de Thomas Corneille, le Misanthrope, seul, sans petite pièce qui l’accompagnât et malgré les chaleurs de l’été, procura au théâtre dix-sept recettes très productives et quatre autres de bien peu moins satisfaisantes. Quant aux obligations qu’il avait, dit-on, contractées envers le Médecin malgré lui, elles sont faciles à reconnaître ; puisque ce ne fut qu’à la douzième représentation de cette farce qu’on la donna avec ce chef-d’œuvre, et cela cinq fois seulement[166]. Cependant, il n’en est pas moins certain que grâce à l’heureuse folie de son dialogue, plus faite pour plaire à la multitude que les traits mâles du Misanthrope, il obtint encore plus de succès que lui ; mais la simple vérité, quelque singulière qu’elle pût être, ne le parut pas encore assez à l’auteur de la fable que nous venons de réfuter, parce qu’il voyait chaque jour se reproduire de nouveaux exemples de cette rectitude de goût du parterre. Il fit passer son conte : voilà comme on écrit l’histoire ! Chacun s’empressa de l’adopter : voilà comme on l’étudie !
Devisé, qui s’était toujours montré le véhément détracteur de Molière, soit qu’il rougît enfin du rôle que la passion et l’envie lui faisaient jouer, soit que ses yeux commençassent seulement alors à se dessiller, devint le plus chaud partisan du Misanthrope. Il composa sur ce chef-d’œuvre une lettre apologétique assez mal écrite, mais mieux pensée, qui fut imprimée à la tête de la première édition. Grimarest a prétendu que Molière, furieux contre son libraire, en fit jeter au feu tous les exemplaires[167]. Pour admettre ce conte, il faut supposer que Devisé lui laissa ignorer entièrement le projet qu’il avait formé de faire l’apologie de son ouvrage, et que le libraire se permit d’imprimer à la tête du Misanthrope, sans le consentement de son auteur, un éloge emprunté à la plume d’un écrivain qui la veille encore le poursuivait d’injustes critiques. Il est plus naturel de penser que Molière ne vit pas sans plaisir se déclarer pour sa pièce, en butte aux attaques acharnées de la médiocrité ombrageuse et de l’envie, le folliculaire qui exerçait alors le plus d’influence sur l’esprit du public (42).
Ce morceau curieux, en même temps qu’il constate cotte subite conversion littéraire, donne aussi la mesure du goût du parterre, qui n’était pas fait encore à des beautés aussi franches. Retrouvant dans le sonnet d’Oronte ce qu’ils admiraient dans les poésies de leurs auteurs les plus à la mode, les antithèses et les traits brillantés, et prenant encore en cette circonstance Philinte pour l’organe de l’auteur, les spectateurs s’empressèrent d’applaudir comme lui au chantre de Philis, et témoignèrent par leurs bravos qu’ils trouvaient que
La chute était jolie, amoureuse, admirable.
Aussi se figure-t-on facilement l’étonnement ou plutôt le dépit de nos admirateurs enthousiastes, quand ils entendirent Alceste, plus fidèle à la vérité qu’aux convenances, prouver à Oronte, par bonnes et convaincantes raisons, que son sonnet ne valait rien[168]. Un commentateur de Molière a taxé cette mystification d’invraisemblance, parce qu’Alceste, pour faire connaître ce qu’il pense du sonnet, n’attend pas que la lecture en soit achevée. Il n’y a pas ici, selon nous, de motifs suffisants pour ne pas ajouter foi au récit circonstancié d’un témoin oculaire ; car il serait peu naturel de penser que le parterre ait pu être détrompé par les brusqueries que l’approbation de Philinte arrache à chaque strophe à Alceste. Ces exclamations furibondes ne sont point une critique raisonnée, et rien ne pouvait prouver au parterre que le Misanthrope fût plus sensé en les laissant échapper qu’en s’emportant contre Philinte, parce qu’il avait répondu avec affabilité à l’accueil empressé d’un homme qu’il connaissait peu. Ce n’est donc qu’après que le sonnet est entièrement lu, et conséquemment après que le parterre a eu le temps d’exprimer ce qu’il en pense, qu’Alceste en fait véritablement la critique ; jusque-là on doit être au moins dans l’incertitude sur l’avis de l’auteur, puisque le sonnet est approuvé par l’homme modéré de la pièce. Ce panneau, dans lequel donna le public, dut nécessairement nuire un peu à la vogue de l’ouvrage ; mais il contribua indubitablement à augmenter l’effet que produisit sur le mauvais goût cette scène, qui n’eut pas moins d’influence que les meilleures satires de Boileau.
Le Misanthrope est une véritable galerie des travers et des ridicules alors en faveur à la cour. Le temps, en effaçant quelques-uns des noms placés par les contemporains au bas de ces portraits, en a respecté quelques autres consacrés par la tradition d’autorités malignes. Si ceux des originaux dont Arsinoé, Acaste, Clitandre, passaient pour être les copies sont aujourd’hui ignorés ; si l’on ne connaît pas davantage l’homme entêté de sa qualité, le grand flandrin qui crache dans un puits pour faire des ronds, ni les autres personnages condamnés par contumace dans la laineuse scène des portraits, on nous a transmis du moins d’une manière plus ou moins certaine les noms des individus que Molière avait eus en vue en traçant quatre de ses rôles.
Timante le mystérieux n’est autre que l’antagoniste de La Fontaine, M. de Saint-Gilles, qui a déjà figuré dans cette histoire[169].
Célimène, selon les uns, est cette fameuse madame de Longueville[170] qui pour une misérable querelle avec madame de Montbazon suscita entre son amant et celui de cette dame un duel fameux qui eut lieu sur la Place Royale et auquel elle assista cachée derrière une jalousie. Selon les autres, et c’est le plus grand nombre, c’était cette même femme de la cour don ! Boileau a dit dans la Satire X :
Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
Donner chez la Cornu rendez-vous aux galants[171][172].
Oronte passa pour la réflexion du duc de Saint-Aignan (43). Enfin la principale figure de cette grande composition, Alceste, fut généralement regardé comme le portrait du duc de Montausier. Voici ce qu’un anonyme, auteur de quelques notes tracées sur le manuscrit du Journal de Dangeau, rapporte à ce sujet :
« Molière fit le Misanthrope ; cette pièce fit grand bruit et eut grand succès à Paris, avant d’être jouée à la cour. Chacun y reconnut M. de Montausier, et prétendit que c’était lui que Molière avait eu en vue. M. de Montausier le sut et s’emporta jusqu’à faire menacer Molière de le faire mourir sous le bâton. Le pauvre Molière ne savait où se fourrer. Il fit parler à M. de Montausier par quelques personnes ; car peu osèrent s’y hasarder, et ces personnes furent fort mal reçues. Enfin le Roi voulut voir le Misanthrope ; et les frayeurs de Molière redoublèrent étrangement, car MONSEIGNEUR allait aux comédies suivi de son gouverneur. Le dénouement fut rare ; M. de Montausier, charmé du Misanthrope, se sentit si obligé qu’on l’en eût cru l’objet qu’au sortir de la comédie il envoya chercher Molière pour le remercier. Molière pensa mourir du message, et ne put se résoudre qu’après bien des assurances réitérées. Enfin il arriva toujours tremblant chez M. de Montausier qui l’embrassa à plusieurs reprises, le loua, le remercia, et lui dit qu’il avait pensé à lui en faisant le Misanthrope, qui était le caractère du plus parfaitement honnête homme qui pût être, et qu’il lui avait fait trop d’honneur, et un honneur qu’il n’oublierait jamais. Tellement qu’ils se séparèrent les meilleurs amis du monde, et que ce fut une nouvelle scène pour la cour, meilleure encore que celles qui y avaient donné lieu[173] (44). »
Malgré tout ce qu’il y a d’évidemment faux dans ce récit et le soin manifeste qu’a pris l’anonyme, pour le rendre plus dramatique, de faire jouer à Molière un rôle inconciliable avec la noblesse de son caractère, il fournit du moins la preuve certaine que le parterre ne s’était pas trompé dans son application, et que l’original, loin d’être fâché qu’on l’eût fait poser, craignait encore de ne pas assez ressembler à son portrait.
Mais ce qui était un éloge flatteur aux yeux du duc de Montausier passe pour une odieuse calomnie à ceux de J. J. Rousseau, qui ne voit dans la conception du rôle d’Alceste que l’intention de faire rire aux dépens de la vertu[174]. Les attaques du citoyen de Genève contre cette pièce ont été victorieusement réfutées par La Harpe, Marmontel et d’Alembert. Cependant il est juste de dire qu’il n’a pas dans cette circonstance émis une de ces opinions tout-à-fait paradoxales que l’on rencontre quelquefois dans ses ouvrages et qui n’ont pas trouvé encore de partisans réfléchis ; car outre le sage philosophe dont nous rapporterons bientôt la critique, on a vu Fabre d’Églantine, plein de l’idée de Rousseau, travailler sur le plan que celui-ci avait pour ainsi dire tracé. Son entreprise, si elle fut connue d’avance, dut sembler bizarre et téméraire ; et ce serait encore le jugement qu’on en porterait aujourd’hui, si un succès, légitimé lui-même par sa durée, n’était venu la couronner. Il y a deux choses seulement à reprendre dans cet ouvrage : la première, c’est le style, qui semble d’autant plus faible que le titre de la pièce en rappelle un autre non moins vigoureux et bien plus facile, plus rapide et plus élégant ; la seconde, qui est moins importante, il est vrai, c’est ce titre même de Philinte de Molière, titre faux, injurieux envers Molière, puisqu’il est constant que celui-ci avait donné à son Philinte plus d’un trait de son propre caractère, et précisément cette tolérance qui en était l’ornement et qui a excité l’indignation de l’intolérant Rousseau. « Les maximes de Philinte, dit-il, ressemblent beaucoup à celles des fripons. » Fabre d’Églantine a pris ces déclamations pour point de départ.
Il est une tâche plus difficile à remplir que celle de réfuter Rousseau, qui, en voulant empêcher de regarder la misanthropie comme un ridicule, était évidemment dirigé par un intérêt personnel, c’est de répondre à un homme dont le goût, non moins pur que son âme, ne porta jamais de faux jugements que contre notre auteur. Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie Française, dit : « Un autre défaut de Molière que beaucoup de gens d’esprit lui pardonnent, et que je n’ai garde de lui pardonner, est qu’il a donné un tour gracieux au vice avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. » Nul doute que Fénelon ne lui ait adressé ce reproche au sujet du Misanthrope ; ce n’est que le rôle d’Alceste mal saisi qui a pu lui faire prendre le change. Mais l’intention de l’auteur est trop manifeste pour qu’on ne sente pas au premier examen que cette accusation est sans fondement. Molière, qui jusqu’alors avait toujours retracé les mœurs de bons bourgeois, n’avait eu besoin ni de recourir à l’adresse, ni d’user de détours pour traduire sur la scène quelques défauts, bien palpables, quelques ridicules qui s’offraient avec franchise à la malignité de l’observateur, et dont l’esprit de société n’avait pas encore émoussé la pointe. Mais frappé des travers sans nombre qu’il remarquait dans les gens de cour, il résolut de les mettre en scène. Pour les faire paraître dans tout leur jour, un autre auteur eût peut-être enlevé à ses personnages ce vernis de bon ton, cet usage du monde qui leur servait à les dissimuler, ou les eût fait accompagner d’un homme droit et sincère qui eût soulevé avec modération le voile dont ils se couvraient. Le premier moyen ne pouvait convenir à Molière : il était contraire à la vérité. Le second était antidramatique. La perfection ne saurait être mise en scène ; elle désespère plutôt qu’elle n’encourage ; d’ailleurs il n’eût pas été sans danger. Faire mettre la cour en accusation par un homme qui n’eût pas laissé le plus petit travers à reprendre en lui, c’était attaquer avec des armes trop redoutables un corps presque aussi fort que celui des tartuffes, et Molière savait ce qu’il en coûtait pour traiter de la sorte de tels sujets. Il désirait accroître le nombre de ses admirateurs sans augmenter encore celui de ses ennemis ; mais il voulait avant tout, fidèle observateur de la morale, immoler les vices : et comment y serait-il parvenu en faisant rire aux dépens de la vertu ? Quel meilleur moyen, et nous osons le dire, quel moyen plus moral pouvait-il employer pour arriver à ce but, que de mettre en scène un homme-plein de droiture, mais poussant à l’extrême le besoin de dire tout ce qu’il pense ; portant aux méchants une haine vigoureuse, mais poursuivant d’une indignation trop chaleureuse certains défauts qui ne méritaient que sa pitié ? Cette manière d’envisager son sujet lui fournissait encore l’occasion de reprendre, avec les ménagements qu’il mérite, un excès qu’on rencontrait alors chez quelques personnes, en bien petit nombre il est vrai, un amour outré de la vérité et une vertu trop rigoureuse. « Si jamais, a dit Chamfort, auteur comique a fait voir comment il avait conçu le système de la société, c’est Molière dans le Misanthrope. C’est là que, montrant les abus qu’elle entraîne nécessairement, il enseigne à quel prix le sage doit acheter les avantages qu’elle procure ; que, dans un système d’union fondé sur l’indulgence naturelle, une vertu parfaite est déplacée parmi les hommes et se tourmente elle-même sans les corriger : c’est un or qui a besoin d’alliage pour prendre de la consistance et servir aux divers usages de la société. Mais en même temps l’auteur montre, par la supériorité constante d’Alceste sur tous les autres personnages, que la vertu, malgré les ridicules où son austérité l’expose, éclipse tout ce qui l’environne ; et l’or qui a reçu l’alliage n’en est pas moins le plus précieux des métaux. »
Arsinoé est la peinture frappante et admirable d’une classe de femmes très nombreuse alors. Dans un temps où les tartuffes étaient puissants, les prudes devaient abonder. Il y a bien près de l’hypocrite en religion à l’hypocrite en vertu. Une femme longtemps adonnée aux plaisirs du monde et qui les voyait s’enfuir loin d’elle, pour paraître y renoncer de plein gré, se jetait dans la dévotion, fulminait contre les moindres écarts de celles que son exemple avait naguère entraînées, et semblait frémir à l’idée seule d’étourderies qu’elle ne commettait plus faute de complices. Ce caractère, comme presque tous ceux qu’a tracés Molière, est étroitement lié à l’histoire des mœurs de son siècle.
L’habit d’Oronte, ce bel esprit de cour, moins modeste encore qu’un poète de profession, qui a toute la rancune de l’orgueil blessé et toute la lâcheté de la sottise, allait à la taille d’une foule de grands seigneurs, comme à celle du duc de Saint-Aignan. Versailles abondait en rimeurs,
De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
Toutefois il était des grands qui s’étaient scrupuleusement tenus en garde contre ce ridicule. L’un d’eux, qui avait parfaitement réussi à s’en préserver, a fourni à M. Jourdain un de ses meilleurs traits : « Comment donc, ma fille ? dit madame de Sévigné dans une de ses lettres, j’ai fait un roman sans y penser. J’en suis aussi étonnée que M. le comte de Soissons quand on lui découvrit qu’il faisait de la prose. »
« Molière, dit Grimarest, avait lu son Misanthrope à toute la cour avant que de le faire représenter ; chacun lui en disait son sentiment ; mais il ne suivait que le sien ordinairement parce qu’il aurait été souvent obligé de refondre ses pièces s’il avait suivi tous les avis qu’on lui donnait. Et d’ailleurs, il arrivait quelquefois que ces avis étaient intéressés... Il ne plaçait aucuns traits qu’il n’eût des vues fixes. C’est pourquoi il ne voulut point ôter du Misanthrope ce grand flandrin qui crachait dans un puits pour faire des ronds, que MADAME défunte lui avait dit de supprimer lorsqu’il eut l’honneur de lire sa pièce à cette princesse. Elle regardait cet endroit comme un trait indigne d’un si bon ouvrage. Mais Molière avait son original, il voulait le mettre sur le théâtre[175]. »
Ce refus, où brille la noble indépendance de notre premier comique, prouve que s’il règne dans quelques-unes de ses épîtres dédicatoires un ton d’humilité obséquieuse, il ne s’en faut prendre qu’au protocole du temps auquel il se conformait en cela. Corneille, qui n’était nullement courtisan, a sacrifié au même usage.
On sait qu’alors, séparés d’un accord mutuel, Molière et sa femme ne se voyaient plus qu’au théâtre. Le pauvre mari, qui n’eut d’autre tort que d’aimer une coquette, avait, malgré cette rupture, conservé pour elle des sentiments qu’elle ne méritait pas. La représentation du Misanthrope rouvrit nécessairement toutes les plaies de son cœur, et ralluma tout son amour. Il s’était chargé du rôle d’Alceste ; mademoiselle Molière remplissait celui de Célimène, et il n’est pas permis d’attribuer au hasard la similitude de leur position avec celle de ces deux personnages de la pièce. Plein de ses justes griefs, plus plein encore de sa passion, il avait donné à Célimène toute la coquetterie d’Armande, en même temps qu’il l’avait ornée de tous ses charmes, de tout son art séducteur. Pour Alceste, il l’avait dépeint tel qu’il était honteux de se voir lui-même, bien persuadé de toute sa faiblesse, bien convaincu de l’indignité-de celle qui en était l’objet, et dominé par un penchant qu’il déplorait, mais qu’il ne pouvait ni subjuguer, ni conduire. Non, répond Alceste aux représentations de Philinte, comme Molière à celles de Chapelle,
Non, l’amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir comme à les condamner.
Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible, elle a l’art de me plaire :
J’ai beau voir ses défauts et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait elle se fait aimer,
Sa grâce est la plus forte : et, sans doute, ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme[176].
Avec quelle vérité, avec quel accent de l’âme, Molière ne devait-il pas prononcer ces vers ! Le dénouement du Misanthrope prouve qu’Alceste se berçait d’un faux espoir : les efforts de Molière ne furent pas moins malheureux.
Nous avons déjà dit que le Médecin malgré lui fut applaudi le 6 août 1666. On sut apprécier dès la première représentation le dialogue rapide de cet ouvrage, l’esprit vif et naturel, les traits brillants, mais sans apprêt, dont il est continuellement semé, enfin cette gaieté de bonne grâce, cette joyeuse folie mises aujourd’hui à l’index et condamnées au bannissement par ce que nous sommes convenus de nommer le bon goût. Les successeurs de Molière, ne pouvant y atteindre, les ont proscrites. Un auteur seul a osé imiter le style de cette pièce, c’est Beaumarchais. Mais ses personnages, toujours spirituels, ne sont pas toujours vrais ; et c’est plus souvent l’auteur qui parle que le tuteur de Rosine et l’amant de Suzanne. Quoi qu’il en soit, on reconnaît facilement le modèle dont il s’est servi ; et il est étonnant qu’on n’ait pas encore remarqué que le Médecin malgré lui a peut-être autre chose à revendiquer au Barbier de Séville que la rapidité du dialogue. Sganarelle, véritable Roger-Bontems, ayant servi six ans un frater, estropiant quelques mots de latin, partageant son temps entre les fagots, la paresse et le vin, et docteur sans s’en être aperçu ; Sganarelle, disions-nous, a bien l’air d’être chef de la famille de ce Figaro, ex-valet d’Almaviva, ayant consilio manuque pour enseigne ; toujours aux pieds de sa maîtresse, la paresse ; se laissant dominer par le vin, son serviteur, et administrant des remèdes aux chevaux dont il s’est fait le médecin. Ils vivent tous deux au jour le jour ; à la vérité l’on ne voit pas Figaro battre Suzanne, mais il n’en est encore qu’à la cérémonie. On est d’ailleurs assez porté à croire par l’humeur de la belle, que si Sganarelle n’a pas eu à se louer, comme il le dit, la première nuit de ses noces, le nouvel époux pourrait bien n’être pas non plus à l’abri des infortunes conjugales par anticipation.
Selon Menage, Molière en composant son rôle de Sganarelle eut en vue le perruquier Didier-l’Amour, que Boileau a de son côté fait figurer dans le Lutrin. Cet homme, auquel sa taille gigantesque et son caractère altier avaient donné un certain empire dans son quartier, la cour de la Sainte-Chapelle, avait épousé en premières noces une femme vive et emportée qu’il étrillait comme Sganarelle sans s’émouvoir. Mais devenu veuf il en épousa une jeune et jolie, qui vengea la défunte par la domination qu’elle exerça sur lui. Boileau, qui avait été quelquefois témoin des querelles du premier ménage, les rapporta à son ami, qui en sut faire son profit[177].
Celui-ci ne parlait de son Fagotier, c’est ainsi qu’il appelait cette pièce, que comme d’une farce sans conséquence. Subligny lui reprocha cette injuste modestie dans des vers qui ne sont pas les plus mauvais de la Muse Dauphine :
Molière, dit-on, ne l’appelle
Qu’une petite bagatelle :
Mais cette bagatelle est d’un esprit si fin,
Que, s’il faut que je tous le die,
L’estime qu’on en fait est une maladie
Qui fait que, dans Paris, tout court au Médecin[178].
À la fin de cette même année, Louis, toujours avide de plaisirs, voulut donner à sa cour une fête plus galante encore que les précédentes. Les acteurs de l’hôtel de Bourgogne se réunirent pour cette fois à ceux du Palais-Royal. La fameuse tragédie de Pyrame et Thisbé fut choisie pour cette solennité, et Benserade fut chargé de composer un ballet où chacune des Muses déployât tous les prestiges de ses attributs. Le poète de cour chargea Molière de remplir la partie du cadre que devaient occuper Thalie et Euterpe. Les deux premiers actes de Mélicerte, que Molière n’acheva jamais, et la Pastorale comique, dont il brûla depuis le manuscrit[179], formèrent le contingent qu’il avait à fournir en cette occasion. Mais ce qui contribua à rendre cette fête plus piquante, ce furent les grâces réunies de mademoiselle de La Vallière, de madame de Montespan et des principales beautés de la cour, qui y remplirent des rôles dansants[180].
Baron, alors âgé de treize ans, fut chargé du personnage de Myrtil dans Mélicerte. Mademoiselle Molière, qui voyait d’un mauvais œil tous ceux qui semblaient reconnaissants envers son mari des bienfaits qu’ils en recevaient, se laissa aller à sa haine contre son jeune protégé jusqu’à lui donner un soumet. Baron voulait quitter la troupe aussitôt ; mais on parvint à lui faire sentir qu’il devait du moins attendre, pour exécuter ce projet, que la représentation devant le Roi eût eu lieu. Il s’enrôla immédiatement après dans une troupe de province. Bientôt il sentit de vifs regrets de s’être éloigné de son bienfaiteur, les exprima, et se rendit à la première invitation qu’il lui fit de revenir[181] (45). Molière obligé de s’interposer entre sa femme et Baron ! Mademoiselle Molière frappant ce jeune acteur, et celui-ci la fuyant ! Les sentiments et les rôles de ces divers personnages devaient bientôt changer de nature ; mais n’anticipons pas sur les événements.
Le Sicilien nous paraît avoir dû faire aussi partie du Ballet des Muses[182]. Cette production charmante a été regardée par tous les littérateurs comme l’essai heureux d’un genre frais et animé. Voltaire la cite comme un modèle de grâce ; Bret y voit le type de toutes les pièces de Saint-Foix ; mais on a fait observer avec raison que le Sicilien a sur les ouvrages de ce dernier auteur le mérite de la vraisemblance et du naturel[183], ce qui est bien quelque chose aux yeux des gens dont l’imagination n’est pas assez facile aux illusions pour les transporter dans la grotte d’une fée, ou dans le séjour enchanté d’une divinité. Le livret de la fête dit que cette pièce n’avait été composée que pour offrir des Turcs et des Maures aux yeux du Boi. Où est le temps où de semblables caprices enfantaient de semblables ouvrages ? Le Ballet des Muses fut représenté une seconde fois à Saint-Germain, au mois de janvier 1667. Mais l’absence de Baron, et la justice que Molière avait faite de Mélicerte en négligeant de l’achever, le déterminèrent à la faire disparaître de ce divertissement. On représenta seulement la Pastorale comique et le Sicilien. Cette dernière pièce ne fut jouée à la ville que le 10 juin suivant. Une lettre en vers de Robinet, du 11, nous apprend que ce retard fut occasionné par une crise survenue à l’auteur acteur, dont une toux invétérée avait délabré la poitrine :
Depuis hier pareillement
On a pour divertissement
Le Sicilien que Molière,
Avec sa charmante manière,
Mêla dans le ballet du Roi,
Et qu’on admire, sur ma foi.
...
Et lui, tout rajeuni du lait
De quelque autre infante d’Inache
Qui se couvre de peau de vache,
S’y remontre enfin à nos yeux
Plus que jamais facétieux.[184]
LIVRE TROISIÈME : 1667-1673
Si le Tartuffe n’était pas fait il ne se ferait jamais.
PIRON.
« Vous verrez bien autre chose, » disait Molière à Boileau, qui le félicitait à l’occasion du Misanthrope. Il voulait parler du Tartuffe. En abordant le récit de la représentation de ce chef-d’œuvre, nous pourrions dire aussi aux lecteurs qu’ont révoltés les précédentes menées des ennemis de ce grand homme : Vous verrez bien autre chose !
Après le Festin de Pierre, Molière n’eut que trop d’occasions de se confirmer dans les opinions qu’il avait prêtées à Don Juan sur l’inviolabilité des charlatans de religion[185]. Applaudi chez le frère du Roi, le Tartuffe avait été honoré des suffrages des deux Reines (1), du grand Condé, et de tout ce que la cour comptait d’hommes franchement religieux. Louis XIV lui-même, dont les idées naturellement grandes et généreuses n’étaient pas encore étouffées par les efforts d’un Le Tellier ou d’une Maintenon, ne cédait qu’avec impatience aux désirs de la cabale puissante qui sollicitait chaque jour l’éternelle suspension du Tartuffe. Huit jours après qu’il eut ajourné la représentation de ce chef-d’œuvre, on joua au spectacle de la cour une pièce intitulée Scaramouche hermite, qui abondait en situations d’une révoltante immoralité (2). « Je voudrais bien savoir, dit-il en sortant au prince de Condé, pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie du Tartuffe ne disent rien de celle de Scaramouche ? – La raison de cela, répondit le prince, c’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir[186]. »
Le légat et les principaux prélats, consultés par le monarque, pour la sécurité de sa conscience, sur le danger prétendu de cette comédie, partagèrent ses dispositions favorables[187] ; mais les tartuffes redoublèrent d’efforts. D’affreux pamphlets récusèrent ces respectables autorités. « À entendre Molière, disait l’un d’eux, il semble qu’il ait un bref particulier du Pape pour jouer des pièces ridicules, et que M. le Légat ne soit venu en France que pour leur donner son approbation[188]. »
Ceux qui avaient assez d’impudence pour attaquer de tels protecteurs pouvaient bien aussi ne pas rougir de révoquer en doute le talent du protégé. Pour donner une idée de ces critiques, nous rapporterons ici quelques passages d’un libelle publié en 1665, ayant pour titre, Observations sur une comédie de Molière, intitulée LE FESTIN DE PIERRE. Nous en avons déjà fait mention à l’occasion de cette dernière pièce ; mais son examen trouvera plus naturellement place en cet endroit ; car les ennemis de Molière, en attaquant son Don Juan, ne faisaient que préluder à la guerre contre le Tartuffe.
« J’espère, dit l’auteur, que Molière recevra ces observations d’autant plus volontiers que la passion et l’intérêt n’y ont point de part. Je n’ai pas le dessein de lui nuire ; je veux au contraire le servir. On n’en veut point à sa personne, mais à son athée. L’on ne porte point envie à son gain ni à sa réputation ; ce n’est pas un sentiment particulier, c’est celui de tous les gens de bien ; et il ne doit pas trouver mauvais que l’on défende publiquement les intérêts de Dieu qu’il attaque ouvertement, et qu’un chrétien témoigne de la douleur en voyant le théâtre révolté contre l’autel, la farce aux prises avec l’Évangile, un comédien qui se joue des mystères et qui fait raillerie de tout ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré dans la religion.
« Il est vrai qu’il y a quelque chose de galant dans les ouvrages de Molière, et je serais bien fâché de lui ravir l’estime qu’il s’est acquise ; il faut tomber d’accord que, s’il réussit mal à la comédie, il a quelque talent pour la farce ; et, quoiqu’il n’ait ni les rencontres de Gautier-Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni la bravoure du capitan, ni la naïveté de Jodelet, ni la panse de Gros-Guillaume, ni la science du docteur, il ne laisse pas de plaire quelquefois et de divertir en son genre. Il parle passablement français ; il traduit assez bien l’italien et ne copie pas mal les auteurs ; car il ne se pique pas d’avoir le don de l’invention, ni le génie de la poésie ; ce qui fait rire en sa bouche fait souvent pitié sur le papier ; et l’on peut dire que ses comédies ressemblent à ces femmes qui font peur en déshabillé et qui ne laissent pas de plaire quand elles sont ajustées, ou à ces petites tailles qui, ayant quitté leurs patins, ne sont plus qu’une partie d’elles-mêmes. Toutefois, on ne peut dénier que Molière n’ait bien de l’adresse ou du bonheur de débiter avec tant de succès sa fausse monnaie, et de duper tout Paris avec de mauvaises pièces. Voilà en peu de mots ce que l’on peut dire de plus obligeant et de plus avantageux pour Molière...
« Si cet auteur n’eût joué que les précieuses, s’il n’en eût voulu qu’aux pourpoints et aux grands canons, il ne mériterait pas une censure publique et ne se serait pas attiré l’indignation de toutes les personnes de piété. Mais qui peut supporter la hardiesse d’un farceur qui fait plaisanterie de la religion, qui tient une école de libertinage, et qui rend la majesté de Dieu le jouet d’un maître et d’un valet de théâtre ? Ce serait trahir visiblement la cause du ciel dans une occasion où sa gloire est ouvertement attaquée, où la foi est exposée aux insultes d’un bouffon qui fait commerce de ses mystères et en profane la sainteté, qui foudroie et renverse tous les fondements de la religion à la face du Louvre, dans la maison d’un prince chrétien, à la vue de tant de sages magistrats et si zélés pour les intérêts de Dieu, en dérision de tant de bons pasteurs que l’on fait passer pour des Tartuffes ! Et c’est sous le règne du plus grand et du plus religieux monarque du monde ! Cependant que ce généreux prince occupe. tous ses soins à maintenir la religion, Molière travaille à la détruire ; le Roi abat la tempête de l’hérésie, et Molière élève des autels à l’impiété ; et, autant que la vertu du prince s’efforce d’établir dans le cœur de ses sujets le culte du vrai Dieu, par l’exemple de ses actions, autant l’humeur libertine de Molière tâche d’en ruiner la créance dans leurs esprits, par la licence de ses ouvrages.
« Certes, il faut avouer que Molière est lui-même un tartuffe achevé et un véritable hypocrite. Si le véritable but de la comédie est de corriger les hommes en les divertissant, le dessein de Molière est de les perdre en les faisant rire, de même que ces serpents dont les piqûres mortelles répandent une fausse joie sur le visage de ceux qui en sont atteints. Organe du Démon, il corrompt les mœurs, il tourne en ridicule le paradis et l’enfer, il décrie la dévotion sous le nom de l’hypocrisie, il prend Dieu à partie et fait gloire de son impiété à la face de tout un peuple. Après avoir répandu dans les âmes ces poisons funestes qui étouffent la pudeur et la honte, après avoir pris soin de former des coquettes et de donner aux filles des instructions dangereuses ; après des écoles fameuses d’impureté, il en a tenu d’autres pour le libertinage ; et, voyant qu’il choquait toute la religion et que tous les gens de bien lui seraient. contraires, il a composé son Tartuffe et a voulu rendre les dévots des ridicules ou des hypocrites. Certes, c’est bien à faire à Molière, de parler de la religion, avec laquelle il a si peu de commerce et qu’il n’a jamais connue, ni par pratique ni par théorie.
« Son avance ne contribue pas peu à échauffer sa verve contre la religion. Il sait que les choses défendues irritent le désir, et il sacrifie hautement à ses intérêts tous les devoirs de la piété ; c’est ce qui lui fait porter avec audace la main au sanctuaire, et il n’est point honteux de lasser tous les jours la patience d’une grande reine, qui est continuellement en peine de faire réformer ou supprimer ses ouvrages...
« Auguste fit mourir un bouffon qui avait fait raillerie de Jupiter, et défendit aux femmes d’assister à ses comédies, plus modestes que celles de Molière. Théodose condamna aux bêtes des farceurs qui tournaient en dérision les cérémonies ; et néanmoins cela n’approche point de l’emportement de Molière. Il devrait enfin rentrer en lui-même et considérer qu’il est très dangereux de se jouer à Dieu, que l’impiété ne demeure jamais impunie, et que, si elle échappe quelquefois aux feux de la terre, elle ne peut éviter ceux du ciel. Il ne doit pas abuser de la bonté d’un grand prince, ni de la piété d’une reine si religieuse, à qui il est à charge et dont il fait gloire de choquer le sentiment. L’on sait qu’il se vante hautement qu’il fera paraître son Tartuffe d’une façon ou d’autre, et que le déplaisir que cette grande reine en a témoigné n’a pu faire impression sur son esprit ni mettre des bornes à son insolence. Mais s’il lui restait encore quelque ombre de pudeur, ne lui serait-il pas fâcheux d’être en butte à tous les gens de bien, de passer pour un libertin dans l’esprit de tous les prédicateurs, et d’entendre toutes les langues que le Saint-Esprit anime condamner publiquement son blasphème ; et enfin, je ne crois pas faire un jugement téméraire d’avancer qu’il n’y a point d’homme si peu éclairé des lumières de la foi qui, sachant ce que contient cette pièce, puisse soutenir que Molière, dans le dessein de la jouer, soit capable de la participation des sacrements, qu’il puisse être reçu à pénitence sans une réparation publique, ni même qu’il soit digne de l’entrée des églises après les anathèmes que les conciles ont fulminés contre les auteurs de spectacles impudiques ou sacrilèges. »
Auteurs de nos jours, qui voyez vos ouvrages écartés de la scène par une politique ombrageuse, ce langage de la délation mystique ne vous est point inconnu. Plus d’une fois vos persécuteurs hypocrites auront, sans pudeur, compromis les noms les plus augustes, pour essayer de justifier leurs lâches proscriptions. Consolez-vous en vous rappelant que Molière but jusqu’à la lie ce calice amer dont on voudrait vous abreuver ! Consolez-vous en pensant que la postérité a fait justice de ces outrages !
Ce libelle insidieux fut présenté au Roi[189] ; et l’adroite perfidie avec laquelle l’auteur s’était couvert du manteau de la religion, pour déverser sur Molière ses calomnies, imposèrent à ce prince et le jetèrent dans un nouvel embarras. « Quand celui qui se sert d’un tel prétexte, dit fort bien l’auteur d’une réponse à ces Observations, n’aurait pas raison, il semble qu’il y aurait une espèce de crime à le combattre. Quelques injures qu’on puisse dire à un innocent, on craint de le défendre lorsque la religion y est mêlée ; l’imposteur est toujours à couvert sous ce voile, l’innocent toujours opprimé, et la vérité toujours cachée. On craint de la mettre au jour, de peur d’être regardé comme le défenseur de ce que la religion condamne, encore qu’elle n’y prenne point de part et qu’il soit aisé de juger qu’elle parlerait autrement si elle pouvait parler elle-même[190]. »
Ces attaques concertées produisirent malheureusement cet effet sur le monarque. Il sentit tout ce qu’il y avait d’odieux dans les calculs des ennemis de Molière cherchant à jeter la discorde jusque dans sa propre famille, et à représenter la Reine, sa mère, comme révoltée de l’impiété de cet auteur, et comme sollicitant sans cesse, mais en vain, la suppression de ses ouvrages. Néanmoins l’adroit prétexte de l’accusation le fit encore passer pendant un certain temps par dessus la perfidie des accusateurs. Il combla toutefois, comme nous l’avons déjà vu, Molière et sa troupe de faveurs nouvelles, mais il ne leva pas l’interdiction.
C’est sans aucun doute à l’imprudente audace d’une nouvelle attaque que l’on doit attribuer la cessation de cette rigoureuse mesure. Pour essayer de justifier leurs hostilités acharnées, les ennemis de l’auteur du Tartuffe firent paraître un infâme libelle qu’ils répandirent sous son nom[191] (3). Il est probable que ce fut l’excessive lâcheté de ce moyen qui valut à Molière la permission que son premier placet n’avait pu encore arracher au Roi. Ce prince sentit qu’il ne pouvait s’opposer plus longtemps à ce qu’il confondît ses détracteurs par l’innocence de son ouvrage. Il permit donc avant son départ pour l’armée de la Flandre que cette comédie fût soumise au jugement du parterre, mais en y mettant pour condition que l’auteur donnerait à son principal personnage un autre nom que celui de Tartuffe, qui était devenu, même avant la représentation, la plus cruelle injure pour les plus fieffés hypocrites ; que quelques passages, qui avaient eu plus particulièrement l’honneur de soulever la cabale, seraient ou supprimés ou, adoucis ; enfin, que l’on ne pourrait être porté par aucun détail à supposer que l’auteur eût eu l’intention de prendre son original parmi les ministres des autels. Croyant acheter une paix durable, Molière consentit avec résignation à tout ce que demandait la conscience timorée du Roi. Sa pièce fut appelée l’Imposteur, son principal personnage Panulphe, tous les passages suspects furent supprimés, et l’hypocrite fut vêtu de manière à ce qu’avec la plus mauvaise foi imaginable on ne pût reconnaître en lui un caractère sacré[192].
Ce fut le 5 août que l’Imposteur, ainsi châtié, fut représenté pour la première fois en public. Il serait, dans toute autre circonstance, assez superflu de dire qu’il obtint un très grand succès ; mais ici on ne saurait trop appuyer sur ce fait, puis que c’est lui qui augmenta encore la colère, la fureur des ennemis de l’auteur. Les applaudissements du parterre ranimèrent leur rage à peine endormie, et Molière eut bientôt lieu de se repentir de son triomphe.
Le lendemain de cette première représentation, le premier président de Lamoignon, au nom du parlement, fit signifier à la troupe de Molière la défense de jouer l’Imposteur. La première permission ayant été donnée verbalement, on se trouva dans l’impossibilité de la représenter, et force fut d’attendre un nouvel ordre de Sa Majesté[193] (4).
Le 8 août, deux acteurs de la troupe, La Thorillière et La Grange partirent de Paris en poste, pour aller présenter au Roi, qui se trouvait alors au siège de Lille, le second des placets qui précèdent le Tartuffe. Le Prince lui répondit qu’à son retour il ferait de nouveau examiner la pièce et qu’ils la joueraient. Confiants en cette promesse qui ne devait recevoir que bien tard son exécution, ils revinrent à Paris ; et le théâtre de Molière, qui avait suspendu ses représentations pendant toute la durée de leur absence, les reprit le 25 septembre[194].
On s’étonnerait probablement que nous passassions sous silence une anecdote plus piquante que vraisemblable, et par cela même généralement accréditée. C’est cependant le parti que nous prendrions, si cette popularité ne nous faisait un devoir d’en démontrer la fausseté. Il n’est personne qui n’ait lu dans tous les ana que le 7 août, au moment où le public, accouru pour la seconde représentation, comptait voir commencer ses jouissances, la toile se leva, et que Molière, après les trois saluts d’usage alors comme aujourd’hui, dit en s’adressant à l’assemblée : « Messieurs, nous comptions avoir l’honneur de vous donner la secondé représentation du Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu’on le joue. » L’inventeur de cette pasquinade, qui tenait à paraître donner les propres paroles de Molière, aurait dû se rappeler qu’une défense royale avait prohibé ce titre de Tartuffe, et qu’il ne se serait par conséquent servi que de celui de l’Imposteur ; mais il semble avoir oublié surtout que Molière ne se fût pas permis en public une aussi grossière attaque envers un homme dont toutes les vertus ne pouvaient être effacées à ses yeux par une mesure qui était celle du parlement et non la sienne propre. Non, Molière, qui a donné tant de preuves de son respect pour les convenances, ne les eût point violées à l’égard d’un citoyen chez qui la vertu était austère, mais sans rudesse, la religion zélée, mais sans aveuglement. Le protecteur et l’ami de Boileau et du grand Corneille, le magistrat qui montra une courageuse bienveillance envers Fouquet malheureux, avait trop de titres à la reconnaissance des hommes de lettres et à l’estime du public, pour que quelqu’un eût pu le croire joué ; et Molière, en admettant qu’il eût été assez peu modéré, ce que nous ne saurions croire, pour se laisser aller à cet injuste jeu de mots, eût bientôt vu ses défenseurs jusque-là les plus constants l’abandonner, et le laisser seul aux prises avec la cabale. Ceux d’ailleurs pour qui ces raisons ne seraient point encore assez convaincantes voudront bien remarquer que Grimarest, qui, la plupart du temps, accueille avec un aveugle empressement les anecdotes fausses ou vraies débitées sur notre auteur, n’a point fait entrer celle-ci dans sa Vie. Nous avons tout lieu de croire que le folliculaire obscur qui a accusé Molière de cette charge, n’a pas même le mérite, assez triste il est vrai, de l’avoir inventée. « On avait fait à Madrid une comédie sur l’Alcade : il eut le crédit de la faire défendre ; néanmoins les comédiens eurent assez d’amis auprès du Roi pour la faire réhabiliter. Celui qui fit l’annonce, la veille que cette pièce devait être représentée, dit au parterre : Messieurs, le Juge (c’était le nom de la pièce) a souffert quelques difficultés : l’Alcade ne voulait pas qu’on le jouât ; mais enfin Sa Majesté consent qu’on le représente[195]. » Cette anecdote, qu’on lit dans le Menagiana, a évidemment fourni l’idée et le trait de celle où l’on s’est calomnieusement plus à faire figurer Molière (5).
Grimarest a prétendu que notre auteur, découragé par tant de persécutions, en avait conçu un profond chagrin, et que souvent on lui avait entendu dire en parlant de cette comédie : « Je me suis repenti plusieurs fois de l’avoir faite[196]. » Rien ne serait plus opposé qu’une telle exclamation, qu’une telle pensée, au caractère de Molière, qui ne connut de faiblesses qu’en amour. Rien dans ses ouvrages, dans ses actions, ne peut porter à croire qu’il ait eu jamais le dessein de fuir devant de tels ennemis, ou le regret de se les être attirés. On le vit au contraire solliciter sans relâche des permissions du Roi, dans des placets qui respiraient une noble fermeté et une tranquille indépendance, et ajouter dans ces écrits, par des traits et des sarcasmes nouveaux, à tous les griefs que la cabale pouvait avoir déjà contre lui. « Pourquoi, répondit-il à ceux qui lui faisaient un reproche d’avoir profané la morale en la mettant en scène, pourquoi ne me serait-il pas permis de faire des sermons, tandis qu’on permet au père Mainbourg de faire des farces[197] ? » Les chefs-d’œuvre et les folies que nous allons voir se succéder rapidement réfuteront d’ailleurs plus que suffisamment ce prétendu abattement d’esprit, ce découragement, ce profond chagrin.
J.-B. Rousseau, dans une de ses lettres à Brossette, dit que l’aventure du Tartuffe se passa chez la duchesse de Longueville. L’abbé de Choisy nous apprend dans ses mémoires que Molière en traçant son principal rôle eut en vue l’abbé de Roquette, depuis évêque d’Autun, un des plus empressés courtisans de cette dame, le même dont Boileau a fait valoir les droits à la propriété de ses sermons :
On dit que l’abbé Roquette
Prêche les sermons d’autrui.
Moi qui sais qu’il les achète,
Je soutiens qu’ils sont à lui.
Madame de Sévigné, sans nous faire connaître davantage l’aventure en question, confirme pleinement l’assertion de l’abbé de Choisy quand elle écrit : « Il a fallu dîner chez M. d’Autun ; le pauvre homme ! » et une autre fois, à propos de l’oraison funèbre prononcée pour cette même duchesse par le même prélat : « Ce n’était point Tartuffe, ce n’était point un pantalon, c’était un prélat de conséquence (6). »
Nous avons indiqué où Molière avait pris son modèle, il nous reste maintenant à faire connaître l’origine du titre de sa pièce. Cette généalogie d’un mot pourrait paraître minutieuse en toute autre occasion ; mais rien de ce qui concerne le chef-d’œuvre de notre scène ne saurait manquer d’intérêt. Quelques commentateurs, entre autres Bret, ont prétendu que Molière, plein de l’ouvrage qu’il méditait, se trouvait un jour chez le nonce du Pape avec plusieurs saintes personnes. Un marchand de truffes s’y présenta, et le parfum de sa marchandise vint animer les physionomies béates et contrites des courtisans de l’envoyé de Rome : Tartufoli, signor nunzio, Tartufoli, s’écriaient-ils en lui présentant les plus belles. Suivant cette version, c’est ce mot de Tartufoli, prononcé avec une sensualité toute mondaine par ces bouches mystiques, qui aurait fourni à Molière le nom de son imposteur[198]. Le premier nous avons combattu cette fable, et l’honneur que nous a fait un de nos littérateurs les plus distingués en adoptant notre opinion nous engage à la reproduire ici :
On disait généralement encore, du temps de Molière, truffer (pour tromper), dont on avait fait le mot truffe, qui convient très bien à l’espèce de fruit qu’il sert à désigner, à cause de la difficulté qu’on a à le découvrir. Or il est bien certain qu’on employait autrefois indifféremment truffe et tartuffe, ainsi qu’on le voit dans une ancienne traduction française du traité de Platina intitulé De honestâ Voluptate, imprimée à Paris en 1505, et citée par Le Duchat dans son édition du Dictionnaire Étymologique de Menage. L’un des chapitres du livre IX de ce traité est intitulé des Truffes ou Tartuffes ; et, comme Le Duchat et autres étymologistes regardent tous le mot truffe comme dérivé de truffer, il est probable que l’on n’a dit aux quinzième et seizième siècles tartuffe pour truffe, que parce qu’on pouvait dire également tartuffer pour truffer. « Les truffes, ajoute M. Étienne après avoir indiqué la même étymologie, viendraient donc de la tartufferie : peut-être n’est-ce point parce qu’elles sont difficiles à découvrir qu’on leur a donné ce nom, mais parce qu’elles sont un moyen puissant de séduction, et que la séduction n’a guère d’autre but que la tromperie. Ainsi, d’après une antique tradition, les grands dîners qui ont aujourd’hui une si haute influence dans les affaires de l’État seraient des dîners de tartuffes. Il y a des étymologies beaucoup moins raisonnables que celle-là. »
Le caractère de Tartuffe est certainement le plus profondément tracé de tous ceux qui ont été mis sur la scène jusqu’à ce jour. C’est l’âme d’un hypocrite devinée ou surprise, car elle ne se dévoile pas d’elle-même, elle ne se livre à personne ; et La Harpe a bien su apprécier l’intention de Molière et la difficulté qu’il a eue à vaincre, lorsqu’il l’a loué de n’avoir donné à son Tartuffe ni confident ni monologue, de n’avoir montré ses vices qu’en action.
La Bruyère, dont l’amour-propre a, dans cette circonstance, faussé le jugement, essaya, dans son chapitre de la Mode, de tracer un caractère de faux dévot qui fût la contrepartie et la critique de celui de Molière. Son Onuphre n’est qu’une création sans mouvement et sans vie, et qui par conséquent ne saurait être appropriée à la scène ; et ce qui prouve d’ailleurs combien le censeur est demeuré loin de l’auteur qu’il a osé critiquer, c’est que jamais aucun des originaux qui s’étaient reconnus dans le premier portrait, et qui avaient maudit leur peintre, ne fit entendre la moindre clameur contre le second. Ce silence parle plus haut que toutes les critiques.
Outre les reproches adressés par le Théophraste français à ce rôle, on lui a encore fait celui d’être odieux, et par conséquent presque insupportable à la scène. Ce dernier n’est pas mieux fondé que les autres ; car Molière, pendant quatre actes, a principalement fait envisager le côté ridicule du personnage ; et si, au cinquième, il lui a donné une audace plus ouverte, ce n’était, comme l’a dit J.-B. Rousseau, que pour y apporter le dernier coup de pinceau[199] ; d’ailleurs, le châtiment ne se fait pas longtemps attendre, et, dès les premiers vers que prononce l’exempt, le spectateur respire et son cœur se desserre.
Quel art ! quelle variété dans la peinture de cet admirable tableau ! Madame Pernelle a tout l’entêtement, toute la prévention de l’âge et de la bigoterie ; Cléante, toute la modération et toute la tolérance d’un homme éclairé et sagement religieux ; Orgon est violent dans son fanatisme, aveugle dans son engouement ; Elmire, vertueuse sans pruderie, sage sans ostentation : le caractère de Damis est impétueux et irréfléchi ; celui de Valère est sensible et généreux ; Mariane montre une âme aimante et douce, Dorine un esprit mordant qui s’exerce même aux dépens d’une famille qu’elle sert avec attachement. Enfin, dans cette admirable conception, il n’est pas une seule idée, il n’est pas un seul détail qui ne réponde à la sagesse, à la perfection de l’ensemble.
Molière n’avait rien négligé non plus pour que l’exécution scénique fût également irréprochable. Il s’était chargé du rôle d’Orgon, et avait confié celui d’Elmire à sa femme. Comme elle prévoyait bien que cette pièce attirerait beaucoup de monde, mademoiselle Molière avait à cœur de s’y faire remarquer par l’éclat de sa toilette : elle commanda donc un habit magnifique sans en rien dire à son mari, et, le jour de la représentation, elle se mit de très bonne heure en devoir de s’en vêtir. Molière, en faisant sa ronde, entra dans sa loge pour voir si elle se préparait. « Comment donc, dit-il en la voyant si parée, que voulez-vous dire avec cet ajustement ? Ne savez-vous pas que vous êtes incommodée dans la pièce ? et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à une fête. Déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable à la situation où vous devez être[200]. »
Nos Elmires ignorent probablement cette anecdote, ou du moins les soins de l’amour-propre l’emportent chez elles sur leur respect pour les intentions de l’auteur. Il est vrai que, s’il fallait les observer toutes fidèlement, la représentation de ce chef-d’œuvre serait aujourd’hui impossible : il n’est guère d’acteurs qui eussent le droit d’y prendre un rôle. L’anecdote suivante fait connaître les qualités, bien rares de nos jours, que Molière exigeait de ses interprètes :
Un soir qu’on représentait le Tartuffe, Champmêlé, qui ne faisait pas encore partie de la troupe, alla voir Molière dans sa loge près du théâtre. Ils n’en étaient qu’à l’échange des premiers compliments d’usage, quand Molière, se frappant la tête avec les marques du plus violent désespoir, se mit à crier : Ah ! chien ! ah ! bourreau ! Champmêlé crut qu’il tombait en démence, et ne savait trop quel parti prendre ; mais Molière, qui s’aperçut de son embarras, lui dit : « Ne soyez pas surpris de mon emportement : je viens d’entendre un acteur déclamer faussement et pitoyablement quatre vers de ma pièce ; et je ne saurais voir maltraiter mes enfants de cette force-là sans souffrir comme un damné[201]. »
Le trait que nous allons rapporter fera également connaître avec quel tact Molière savait apprécier l’aptitude de ses camarades.
Une actrice nommée Bourguignon, après avoir parcouru la Hollande avec des comédiens ambulants, s’engagea dans une troupe qui se trouvait à Lyon. Elle était d’un caractère altier et dominant, et la crainte de trouver un maître dans un mari l’avait jusque-là détournée de former une union. Il y avait dans la troupe où elle venait d’être enrôlée un homme d’une simplicité à toute épreuve, qui n’était que gagiste, et que son intelligence bornée semblait condamner à jamais à l’emploi dont il était alors chargé, celui de moucher les chandelles. Beauval, c’était son nom, parut à la jeune Bourguignon un sujet précieux pour le mariage : aussi convinrent-ils de s’unir. Le chef de la troupe, père adoptif de la fiancée, voulut mettre des obstacles à l’exécution de ce projet ; il parvint même à obtenir de l’archevêque de Lyon une défense à tous les curés de son diocèse de marier ces deux amants. Mais l’esprit inventif de la future trouva un singulier moyen pour éluder cet ordre. Elle se rendit à sa paroisse un dimanche matin avant l’office, accompagnée de Beauval, qu’elle fit cacher sous la chaire où le curé faisait le prône ; et, lorsqu’il l’eut fini, elle se leva et déclara à haute voix qu’elle prenait, en présence de l’église et des assistants, Beauval pour son légitime époux. Celui-ci sortit aussitôt de sa cachette et fit la même déclaration. Après cet éclat, on ne jugea pas prudent de leur refuser un sacrement dont ils menaçaient de se passer.
Quelque temps après, Beauval et sa femme passèrent dans la troupe du Palais-Royal. Celle-ci créa plusieurs rôles avec un véritable talent ; et son mari, dont on avait désespéré jusque-là, représenta de la manière la plus satisfaisante certains personnages des comédies de notre auteur, notamment Thomas Diafoirus du Malade imaginaire. Molière, à une des répétitions de cette pièce, parut mécontent des acteurs qui y jouaient, et principalement de mademoiselle Beauval, qui faisait Toinette. Cette actrice, peu endurante, après lui avoir répondu assez brusquement, ajouta : « Vous nous tourmentez tous, et vous ne dites mot à mon mari ? – J’en serais bien fâché, reprit Molière, je lui gâterais son jeu ; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle[202]. » Ces divers faits prouvent suffisamment qu’il n’y a rien d’exagéré dans les éloges que Segrais a donnés à « cette troupe accomplie de comédiens, formée de la main de Molière, dont il était l’âme, et qui ne peut avoir de pareille[203]. »
Quinze jours après la défense du parlement on vit paraître, à la date du 20 août, une Lettre sur la comédie de l’Imposteur, qui dut nécessairement être très recherchée alors. Beaucoup de personnes n’avaient ni entendu de lectures particulières, ni assisté à l’unique représentation de la pièce : c’était pour elles une bonne fortune que la publication d’une analyse aussi détaillée du chef-d’œuvre dont une défense doublement cruelle les privait à la scène et à la lecture. Cet examen raisonné, que l’auteur anonyme donne comme écrit de mémoire après la représentation, offre un extrait d’une scrupuleuse fidélité tant pour l’enchaînement des scènes que pour la citation des passages les plus remarquables et des vers les plus saillants. Cette exactitude, l’adresse avec laquelle l’auteur de la Lettre se constitue le défenseur de la pièce, le tact et le goût dont il fait preuve dans ce compte rendu, tout nous porte à croire que cette analyse ne put sortir que de la plume de Molière. Cependant plusieurs littérateurs, n’apercevant pas dans cette brochure toute l’économie de son style, ont pensé qu’il ne fallait l’attribuer qu’à quelque ami qui l’aurait composée sous ses yeux. Il importait trop à Molière de confondre les infâmes calomnies répandues contre lui et son ouvrage, pour confier ce soin même à un ami. D’un autre côté il sentait que sa défense n’arriverait au but qu’il se proposait qu’autant qu’on ne pourrait deviner qu’il en fût l’auteur. Son plus sûr moyen était donc de chercher à déguiser son style : c’est le parti qu’il prit en cette occasion. Mais quiconque aura étudié la manière d’écrire de l’auteur du Tartuffe retrouvera dans la Lettre sur l’Imposteur des tours et des expressions qui ne sont qu’à lui. Cette pièce, une des plus importantes de ce grand procès, sert à constater quelques changements qui différencient l’Imposteur et le Tartuffe.
Cinq mois après la première représentation de ce chef-d’œuvre, au milieu des orages qui s’amassaient et éclataient sans cesse sur sa tête, quand l’air retentissait encore des vociférations effrénées qu’une fanatique hypocrisie avait proférées contre lui, Molière, dont le génie avait à tâche de prouver son mépris pour de si basses attaques, enrichit notre scène de l’imitation la plus heureuse et la plus enjouée du drame le plus original qui ait jamais été représenté sur aucun théâtre, Amphitryon. La folâtre gaieté dont le rôle du nouveau Sosie est empreint, les boutades si comiques de Cléanthis, en prouvant dans leur auteur une entière liberté d’esprit, dévoilent suffisamment à ceux qui se reportent au temps et aux circonstances qui les virent naître et la grande âme de Molière et sa noble philosophie.
Ce contraste entre la situation de l’auteur et la disposition de son esprit nous amène à en faire ressortir un non moins saillant dans la conduite de ses ennemis. Certes, s’il est dans tout son théâtre un ouvrage où la décence soit presque continuellement blessée, c’est bien Amphitryon. Cependant parmi ces mêmes hommes qui s’étaient montrés si acharnés à crier au scandale à l’occasion du Festin de Pierre et du Tartuffe, il ne s’en trouva pas un seul dont les sorties et les surprises souvent plus que gaies de Cléanthis et de Sosie, d’Alcmène et d’Amphitryon, choquassent la religion, ou alarmassent la pudeur. Cette inconséquence ne peut, ne doit s’expliquer que par la réponse du prince de Condé à Louis XIV à l’occasion de Scaramouche Hermite : le sujet de l’une blessait la morale, dont ils ne se souciaient point ; les autres les jouaient eux-mêmes, ce qu’ils ne pouvaient souffrir.
Ce fut le 13 janvier que cette œuvre nouvelle fut représentée, pour la première fois, sur le théâtre du Palais-Royal. Elle obtint un succès des plus grands, constaté par vingt-neuf représentations consécutives. Imprimée dans la même année, elle parut précédée d’une dédicace au prince de Condé : c’était un hommage rendu par l’auteur d’Amphitryon au protecteur zélé du Tartuffe.
Le sujet de cette pièce n’appartient pas plus à Plaute qu’à Molière. Bien avant lui, Euripide et Archippus l’avaient traité ; et, si l’on en croit le colonel Dow, cette fable a pris naissance chez les brachmanes. Voltaire donne la traduction d’un passage d’un livre des Indiens, écrit dans un langage que l’on parlait de temps immémorial aux bords du Gange, et recueilli par le savant colonel ; ce morceau renferme une anecdote qui, au dénouement près, a la plus grande conformité avec l’aventure du général thébain. La voici :
« Un Indou, d’une force extraordinaire, avait une très belle femme : il en fut jaloux, la battit, et s’en alla. Un égrillard de dieu, non pas un Brama, ou un Vishnou, ou un Sib, mais un dieu de bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entièrement semblable à celui du mari fugitif, et se présente, sous cette forme, à la dame délaissée. La doctrine de la métempsycose rendait cette supercherie vraisemblable.
« Le dieu amoureux demande pardon à sa prétendue femme de ses emportements, obtient sa grâce et les faveurs de la belle, féconde son sein[204] et reste le maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de sa femme, revient se jeter à ses pieds. Il trouve un autre lui-même établi chez lui ; il est traité par cet autre d’imposteur et de sorcier. Cela forme un procès... L’affaire se plaide devant le parlement de Bénarès. Le président était un brachmane, qui devina tout d’un coup que l’un des deux maîtres de la maison était une dupe et que l’autre était un dieu. »
Ici nous sommes forcé d’abandonner le traducteur, dont les expressions pourraient paraître à beaucoup de lecteurs un peu trop naturelles. Il serait maladroit et impardonnable à nous d’encourir le reproche d’indécence, en parlant d’une pièce où l’auteur a su vaincre tant de difficultés pour respecter les convenances. Nous nous bornerons donc à dire que le tribunal, connaissant le mari de la belle en litige pour le plus robuste de tout le pays, ordonna, par une mesure assez semblable à celle de l’ancien congrès, qu’elle accorderait successivement ses faveurs aux deux prétendants, et que celui qui donnerait le plus de preuves d’amour et de vigueur serait présumé être fondé dans sa demande. Le véritable époux atteignit, au grand étonnement de ce singulier jury, le nombre des travaux d’Hercule. Déjà les assistants, persuadés de l’inutilité des efforts de son rival, voulaient que, sans plus al tendre, on prononçât en sa faveur ; mais, le tribunal en ayant ordonné autrement, quelle fut la surprise de l’assemblée, lorsqu’elle vit le nouvel athlète se montrer digne d’être, seul, l’époux des cinquante filles de Danaüs ! On allait lui adjuger le prix, quand le président s’écria : « Le premier est un héros ; mais il n’a pas dépassé les forces de la nature humaine : le second ne peut-être qu’un dieu qui s’est moqué de nous. » Le dieu avoua tout, et s’en retourna au ciel en riant[205].
Presque tous les théâtres de l’Europe ont eu leur Amphitryon. Au siècle dernier, on en représentait un à Vienne, dans lequel le dieu, en lorgnant Alcmène au travers d’un nuage, en devenait amoureux et revêtait la forme de son mari. Mais il profitait beaucoup plus de son déguisement pour faire des dettes au nom de celui qu’il remplaçait, que pour user de ses droits conjugaux[206]. Camoens a donné aussi, sous ce titre, une imitation de Plaute, très pâle et très indigne de l’auteur des Lusiades ; mais tel était l’attrait de ce sujet, que ces imitations, toutes faibles qu’elles étaient, ont obtenu des succès de vogue dans les lieux qui les virent naître : l’original, on le pense bien, n’avait pas reçu un accueil moins éclatant à Rome ; car, quelques siècles encore après la mort du poète latin, on le représentait aux fêtes de Jupiter. Les Romains avaient pensé que ce drame convenait mieux à cette solennité que le tableau en action de quelque haut fait de ce maître du monde. En effet, si nous jugeons des dieux par les mortels, ils devaient être plus fiers de se voir érigés en hommes à bonnes fortunes qu’en héros.
Si tout Paris était allé rire des malheurs d’Amphitryon, peu de réjouissances avaient signalé à la cour le carnaval de 1668. La conquête de la Franche-Comté avait tenu éloignés de Versailles le Roi et tous les jeunes seigneurs. Mais le glorieux traité d’Aix-la-Chapelle étant venu mettre fin à ces débats sanglants et rendre les vainqueurs aux douceurs de la paix, Louis XIV voulut qu’une fête brillante servît à célébrer les succès de ses armes, et à réparer le temps perdu pour les plaisirs. Le talent de Molière fut de nouveau mis à contribution pour ajouter au charme de cette journée. Empressé de plaire au monarque, de qui dépendait le sort du Tartuffe, il saisit ses admirables pinceaux et traça le plaisant tableau de George Dandin. Le 18 juillet[207], jour de la fête, cette charmante comédie obtint les suffrages des courtisans, qui virent leur décision confirmée par la ville, le 9 novembre suivant, époque où, dégagée de ses intermèdes, elle fut soumise au jugement des habitués du théâtre du Palais-Royal.
Cette pièce, une de celles auxquelles on est convenu de donner le nom de farces, fronde un ridicule qui, pour être aujourd’hui plus rare que du temps de Molière, n’en existe pas moins, et sera probablement durable encore, puisqu’il repose sur l’un des grands mobiles du cœur humain, la vanité. Toutefois les idées qu’une génération nouvelle a adoptées nous donnent lieu d’espérer que, dans un siècle où le lustre d’un homme ne réside plus guère qu’en lui-même, l’alliance avec les Sotenvilles deviendra de jour en jour moins attrayante pour les Georges Dandins.
Le but de Molière était louable parce qu’il était utile ; les moyens qu’il a employés pour l’atteindre ont été jugés blâmables, parce qu’ils sont, dit-on, dangereux. Riccoboni, le premier écrivain un peu renommé qui se soit élevé contre l’immoralité de cette pièce, la range parmi celles qui ne peuvent être admises sur un théâtre où les mœurs sont respectées. Cette opinion a été adoptée avec chaleur par un de nos plus célèbres auteurs, qui a dit, dans une de ses trop fréquentes et trop violentes déblatérations contre Molière : « Voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ! Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable, en forçant par un charme invincible les sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les «vices : mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise... Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni[208] ? »
Certes on s’étonnera toujours avec raison d’entendre porter par qui que ce soit contre Molière un jugement dont les considérants sont généralement aussi peu fondés, dont les expressions sont aussi acerbes. Mais combien la surprise n’est-elle pas plus grande encore, quand on songe que c’est l’auteur de Julie, J. J. Rousseau, qui l’a prononcé. Oui, c’est cet écrivain dont la plume a tracé le voluptueux tableau des séduisantes faiblesses de mademoiselle d’Étanges, et qui crut avoir tout racheté en nous peignant madame de Wolmar fidèle à ses devoirs qu’elle maudit intérieurement plus d’une fois ! C’est lui qui vient accuser Molière d’avoir troublé tout tordre de la société, d’avoir renversé avec scandale tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée, parce que, afin d’éclairer sur leurs dangers des hommes entraînés par une sotte vanité à des liaisons disproportionnées, il a exposé à leurs yeux une fille de qualité, légère mais non criminelle, faisant damner le manant que le honteux calcul de ses parents lui a imposé pour mari. À Dieu ne plaise qu’émule de nos modernes Zoïles nous allions mêler notre voix à leur concert quotidien de clameurs contre le philosophe Genevois ! C’est parce que nous apprécions tout son talent ; tout son génie, c’est parce que ses arrêts exercent sur le public une influence puissante, que nous avons voulu démontrer l’injuste rigueur de celui-ci ; c’est parce que la mémoire de l’auteur d’Émile mérite et obtient sans cesse de nouveaux tributs d’estime et d’admiration qu’on lui eût peut-être accordés avec peine s’il n’eût produit que la Nouvelle Héloïse, que nous avons entrepris de justifier de ses accusations, par une simple récrimination, l’auteur de George Dandin, qui est aussi celui du Tartuffe : amicus Plato, magis arnica veritas.
Nous sommes cependant loin de prétendre, ainsi que l’ont fait un grand nombre de littérateurs, que l’on doive regarder Molière comme tout-à-fait irrépréhensible à ce sujet. Nous pensons qu’en voulant nous guérir de la folle manie des alliances superbes il a exposés les maris à ce même malheur dont ces unions finissent par les rendre victimes. Angélique étourdie et inconséquente, recevant les œillades et les billets doux d’un amant, acceptant ses offres galantes de service et ses rendez-vous nocturnes, n’est-elle pas un tableau aussi dangereux pour les femmes que la moralité adressée aux hommes peut être utile ? Nous ne demanderons pas avec Rousseau lequel est le plus criminel du manant ou de la coquette : ce n’est point ce dont Molière avait à s’occuper ; nous ferons seulement observer avec La Harpé que la conduite impudente de celle-ci est peut-être plus faite pour augmenter le nombre des Angéliques, que le sort de celui-là n’est propre à diminuer le nombre des Georges Dandins. Mais si les mauvais exemples de cette nature produisent plus d’effet que les plus sages leçons, leur danger n’accuse pas l’immoralité de l’auteur qui les met en scène, mais des spectatrices qu’ils peuvent séduire.
Toutefois ce vice de l’ouvrage n’en compromit pas un seul instant le succès. La cour rit et fut désarmée ; la ville, comme nous l’avons déjà dit, ne montra pas des dispositions moins favorables. Suivant Grimarest, Molière, pour aplanir tous les obstacles qui pouvaient nuire à l’accueil de sa comédie, se trouva cependant forcé de faire une démarche qui paraîtra singulière même à ceux qui ne la jugeront pas invraisemblable. Un de ses amis lui fit observer qu’il y avait dans le monde un Dandin dont les infortunes conjugales étaient en plus d’un point semblables à celles du héros de sa pièce, et qui, s’il venait à se reconnaître dans ce personnage, pourrait, par l’influence de sa famille, non-seulement décrier l’ouvrage, mais même se venger de l’auteur. Molière chercha le moyen de parer ce coup et le trouva bientôt. Ce mari trompé était un des habitués de son théâtre. Il s’approcha de lui la première fois qu’il l’y aperçut, et lui demanda en grâce de lui donner une heure, voulant, dit-il, lui lire une comédie et la soumettre à son jugement. Le confrère du mari d’Angélique s’empressa de lui indiquer le lendemain soir. Plein d’une orgueilleuse satisfaction, il se mit dans cet intervalle à courir publier de tous côtés l’honneur que Molière lui faisait, et convoquer pour l’heure dite toutes les personnes qu’il connaissait. Le lendemain Molière arrive, et n’est pas peu surpris de se voir attendu par une aussi nombreuse assemblée. Cependant cet auditoire improvisé ne le déconcerte pas ; il fait sa lecture, et recueille les applaudissements de chacun. L’hôte surtout se fit remarquer par les fréquentes marques de sa bruyante admiration, et quand la pièce fut jouée il s’en montra le plus chaud prôneur[209] : tant est vrai ce qu’a dit de la comédie l’auteur de l’Art poétique :
Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y voit avec plaisir, ou croît ne s’y pas voir.
Molière fit suivre cette production riante d’une composition d’un ordre beaucoup plus élevé. Le septembre 1668[210], il exposa aux yeux du public le tableau des vilenies d’Harpagon. Cette comédie fut froidement accueillie dans sa nouveauté ; aujourd’hui encore les représentations en produisent peu d’effet. Cherchons à expliquer l’espèce d’indifférence des spectateurs de notre siècle pour ce chef-d’œuvre ; nous dirons ensuite les causes de l’injustice des contemporains de l’auteur.
L’Avare est, ainsi que les Femmes savantes, une page immortelle de l’histoire de nos mœurs ; mais le vice auquel Molière avait déclaré la guerre dans la première de ces pièces était passager comme le ridicule qu’il frondait dans la seconde. Depuis longtemps déjà de nouveaux défauts, de nouveaux travers sont venus leur succéder ; et ce n’est qu’à l’espèce d’impossibilité où le spectateur se trouve aujourd’hui de constater la ressemblance de ces portraits en les confrontant avec les originaux, devenus trop rares, et de faire de malignes applications de leurs traits admirables, que l’on doit attribuer l’accueil peu empressé que reçoivent aujourd’hui ces ouvrages. Il y aura dans tous les temps des Célimènes : on nous assure avoir, naguère encore, rencontré des Tartuffes ; mais il n’est plus de Philamintes ; on chercherait longtemps des Harpagons. Si cette circonstance ne justifie pas les froides dispositions de notre parterre et de nos acteurs pour l’Avare, elle peut servir du moins à l’expliquer.
Au siècle de Molière, au contraire, on voyait à la vérité les hommes de cour dissiper le plus souvent l’héritage de leurs pères ; l’immense majorité, en cherchant la fortune dans le jeu et l’intrigue, et dans le luxe et le scandale une rapide célébrité ; un petit nombre y en servant la patrie avec désintéressement, plus jaloux de laisser à leurs enfants un nom sans tache et de bons exemples que des titres pompeux et une opulence suspecte ; mais la bourgeoisie, comptée pour très peu de chose dans l’État, vivait obscure et retirée. Les lettres, dont l’amour enflammait les rangs élevés de la société, étaient généralement inconnues à cette classe, qui, tout entière au commerce ou à l’administration parcimonieuse de ses biens, voyait dans l’accroissement de sa fortune le seul but de son existence.
On peut, sans crainte d’être taxé d’une aveugle admiration pour Molière, attribuer à ses sages leçons, et surtout à ses mordants sarcasmes, le retour sur lui-même d’un sexe fait pour plaire et pour aimer ; mais il y aurait ignorance et engouement à vouloir le proclamer le vainqueur de l’avarice : ce défaut n’a, longtemps encore après lui, cédé qu’aux progrès d’un défaut contraire. La civilisation, étendant ses progrès sur toutes les classes de citoyens, répandit partout le goût de la dépense et de la prodigalité. Les trésors si longuement amassés disparurent en peu de temps : la soif de l’or fit place à la folle dissipation, qui, sans doute, est un blâmable excès, mais n’est pas, du moins, comme la manie des Harpagons, un délit de lèse-société.
Les glaciales préventions des premiers juges de l’Avare n’avaient évidemment d’autre cause que l’envie, qui trouva un appui dans la sottise. Il n’eut, dans le principe, que neuf représentations, pas même consécutives. Repris deux mois après, il disparut encore après avoir été joué onze fois.
On a souvent répété que ce fut l’étrangeté d’une pièce en cinq actes et en prose qui compromit le sort de celle-ci ; mais l’allégation est complètement fausse. Une comédie en cinq actes et en prose n’était pas alors une chose assez nouvelle pour paraître bizarre. Le Pédant joué, de Cyrano de Bergerac, la Princesse d’Élide et le Festin de Pierre, avaient dû y habituer le public. Il est bien plus naturel de croire que les ennemis de Molière, qui, en lui accordant par un adroit calcul assez de talent pour la farce et le comique de second ordre, voulaient lui interdire la haute comédie comme au-dessus de ses moyens, embarrassés pour motiver l’arrêt qu’ils avaient rendu contre l’Avare, se fondirent sur ce ridicule grief. Grimarest rapporte les plaisantes exclamations d’un duc qu’il ne nomme pas, à qui l’on avait probablement persuadé, comme on aurait pu le faire à ce bon M. Jourdain, qu’il était de mauvais ton de s’amuser en entendant autre chose que des vers : « Molière est-il fou ? disait le grand seigneur bel esprit, et nous prend-il pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes de prose ? A-t-on jamais vu plus d’extravagance ? Le moyen d’être diverti par de la prose[211] ! » Le moyen de n’être pas révolté en entendant de semblables critiques !
Le public revint bientôt de l’aveuglement dans lequel l’avaient plongé des Zoïles adroits et acharnés. La prose et l’Avare avec elle obtinrent une complète réhabilitation ; et, comme pour faire oublier l’excès auquel l’injustice les avait poussés, ces mêmes censeurs, trop longtemps abusés, se laissèrent bientôt aller à un excès contraire. Menage trouva la prose de Molière bien préférable à ses vers[212] ; cet avis fut partagé par un assez grand nombre de littérateurs, et le chantre de Télémaque l’accueillit avec plus d’empressement que tout autre. Dans sa Lettre sur l’éloquence, adressée à l’Académie Française, Fénelon dit, en parlant de Molière : « En pensant bien il parle souvent mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci rie dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa prose que ses vers ; par exemple, l’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers... Mais en général il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions. »
Le style de Molière ne nous semble pas aujourd’hui plus irréprochable qu’à Fénelon ; mais nous ferons observer que la plus grande partie des négligences et des tours forcés qui le déparent appartiennent au temps où vivait notre comique. Né au commencement de 1622, c’est-à-dire près de dix-huit ans avant Racine, et mort en 1673, il ne put écrire comme cet auteur ni comme Bossuet, qui mirent à profit tous les progrès de la langue. C’est déjà beaucoup pour lui de s’être montré si supérieur à ses véritables contemporains les Scarron et autres ; et, pour ne parler que de son style poétique, que Fénelon a plus vivement attaqué, nous pouvons affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’aucun des auteurs qui se sont présentés depuis sa mort jusqu’à ce jour pour recueillir sa succession n’a atteint à ce naturel, à cette vivacité et à cette énergie qui distinguent la poésie du Misanthrope et des Femmes savantes, et principalement celle des quatre premiers actes du Tartuffe.
Ce que nous venons de dire des vers de Molière, nous pouvons le répéter de sa prose. Celle des auteurs dramatiques que la fin du dix-septième siècle et le dix-huitième tout entier ont vus naître est restée à une immense distance de la sienne. Personne n’a su comme lui y répandre ce comique, ce sel et cette vigueur qui font le charme de ses spectateurs et le désespoir de ses rivaux ; mais, tout en l’admirant, nous trouvons qu’il y aurait prévention à la mettre au-dessus de son style poétique, qu’elle égale mais ne surpasse pas.
La Harpe, tout en rendant justice au dialogue vraiment comique de cet ouvrage, dit dans son Cours de littérature : « Si Molière ne versifia pas l’Avare, c’est qu’il n’en eut pas le temps[213]. Jamais assertion ne nous a paru plus étrangement aventureuse. Quoi ! l’on peut penser que la prose de Molière n’est que celle d’un canevas ; qu’elle ne nous est restée que parce que Molière ne trouva pas le temps de versifier son ouvrage, et qu’en la laissant échapper de sa plume il ne la regardait que comme une espèce d’argument détaillé de ses scènes ! La Harpe ne réfléchissait donc pas, en avançant ce fait, qu’il est de ces traits rapides et concis qui perdraient la plus grande partie de leur charme s’il fallait les allonger selon le besoin du vers ? Qui pourrait penser à versifier la scène d’Harpagon et de la Flèche, du premier acte ; celle du diamant au troisième, et tant d’autres dont les expressions si naturelles ne le sembleraient plus autrement disposées ? Non, l’Avare, le Médecin malgré lui, ont été écrits pour demeurer en prose ; il suffit de les lire après le Festin de Pierre pour sentir que le changement que Thomas Corneille fit subir à celui-ci est impraticable pour ceux-là. La prose de Molière est bien supérieure à celle de Beaumarchais : eh bien ! qu’on essaie de rimer le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, et la pâle couleur de ce nouveau vêtement, auprès du brillant éclat du véritable, donnera la mesure de la folie dont on s’est plu si gratuitement à faire soupçonner notre auteur.
Les reproches que Rousseau adresse généralement à Molière portent toujours sur des points beaucoup plus graves que le style. C’est encore aux intentions morales de l’auteur qu’il s’en prend à l’occasion de l’Avare : « C’est un grand vice d’être avare, et de prêter à usure, dit-il ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand un père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard, qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs[214] ? »
Comme il nous est pénible de combattre sans cesse J.-J. Rousseau, et que d’ailleurs il nous serait impossible de défendre Molière mieux que Marmontel ne l’a fait en cette occasion, nous laisserons ce littérateur lui répondre. « Supposons que, dans un sermon, l’orateur dît à l’avare : « Vos enfants sont vertueux, sensibles, reconnaissants, nés pour être votre consolation : en leur refusant tout, en vous défiant d’eux, en les faisant rougir du vice honteux qui vous domine, savez-vous ce que vous faites ? Votre inflexible dureté lasse et rebute leur tendresse. Ils ont beau se souvenir que vous êtes leur père ; si vous oubliez qu’ils sont vos enfants, le vice l’emportera sur la vertu ; et le mépris dont vous vous chargez étouffera le respect qu’ils vous doivent. Réduits à l’alternative, ou de manquer de tout ou d’anticiper sur votre héritage par des ressources ruineuses, ils dissiperont en usure ce qu’en usure vous accumulez ; leurs valets se ligueront pour dérober à votre avarice les secours que vos enfants n’ont pu obtenir de votre amour. La dissipation et le larcin seront le fruit de vos épargnes ; et vos enfants, devenus vicieux par votre faute et pour votre supplice, seront encore intéressants pour le public que vous révoltez. »
« Je demande si cette leçon serait scandaleuse ? Eh bien ! ce qu’annoncerait l’orateur, le poète n’a fait que le peindre ; et la comédie de Molière n’est autre chose que cette morale en action. Ni l’orateur, ni le poète ne veulent encourager par là les enfants à manquer à ce qu’ils doivent à leurs pères ; mais tous les deux veulent apprendre aux pères à ne pas mettre à cette cruelle épreuve la vertu de leurs enfants[215]. »
L’Avare fut, en 1733, transporté avec un prodigieux succès sur la scène anglaise, par un homme de talent et de génie, Fielding, qui, s’il ne fut pas heureux dans les changements qu’il fit subir au plan de l’ouvrage, sut du moins ajouter au dialogue de nouveaux traits que Molière n’eût certes pas désavoués. Mais, du vivant même de notre premier comique, un autre auteur anglais, dont le nom est aujourd’hui presque aussi ignoré à Londres qu’il l’a toujours été à Paris, Shadwell, avait donné une imitation de l’Avare, qui eût pu passer pour une copie fidèle, si l’auteur ne se fût avisé d’y ajouter de ces grossièretés qu’une plume française se refuse à rapporter. C’est cependant par de tels changements que l’écrivain d’outre-mer s’est cru autorisé à dire dans sa préface : « Je crois pouvoir avancer sans vanité, que Molière n’a rien perdu entre mes mains. Jamais pièce française n’a été maniée par un de, nos poètes, quelque méchant qu’il fût, qu’elle n’ait été rendue meilleure. Ce n’est ni faute d’invention, ni faute d’esprit, que nous empruntons des Français ; mais c’est par paresse : c’est aussi par paresse que je me suis servi de l’Avare de Molière[216]. »
Que la paresse ne l’a-t-elle empêché de la souiller de son travail ! Une telle absurdité soulèverait notre indignation, si ce n’était à la pitié à en faire justice. Molière gagnant à être remanié par les plus sots barbouilleurs de la Grande-Bretagne ! Lemière a dit :
Le trident de Neptune est le sceptre du monde ;
Shadwell veut qu’il soit aussi la lyre d’Apollon.
Le plus bel éloge de ce chef-d’œuvre est l’enthousiasme qu’il causa à un avare de bonne foi, auquel on entendit dire, après la représentation : « Il y a beaucoup à profiter dans la pièce de Molière ; on en peut tirer d’excellents principes d’économie[217]. » Nous pouvons aussi en tirer quelques documents pour cette Histoire. Molière, ici comme dans plusieurs autres de ses ouvrages, fait allusion à lui et aux siens ; il se plaint à Frosine de sa toux, qui lui prend de temps en temps ; et dit, en parlant de La Flèche : « Je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là[218]. » Fort incommodé peut-être de son affection de poitrine, et gêné dans son jeu par des crises de toux, Molière aura voulu, en donnant cette même indisposition à son personnage, se faire pour ainsi dire pardonner la sienne par les spectateurs. Il prit la même précaution pour Béjart cadet. Cet acteur, se trouvant sur la place du Palais-Royal, aperçut deux de ses amis qui venaient de mettre l’épée à la main l’un contre l’autre. Il se jeta au milieu d’eux, et, en rabattant avec la sienne l’arme de l’un des combattants, il se blessa au pied d’une manière si grave qu’il en demeura estropié. Il y avait peu de temps que ce malheur lui était arrivé, et l’on devait être embarrassé dans la troupe de savoir si le parterre pourrait souffrir un acteur boiteux. Molière aplanit la difficulté en donnant la même infirmité à La Flèche ; et Béjart put ensuite boiter impunément dans tous ses rôles. Ce comédien étant très aimé du parterre, les acteurs qui étaient chargés de son emploi en province cherchaient à reproduire son jeu autant que cela leur était possible ; ils poussèrent l’imitation jusqu’à boiter non-seulement dans le rôle de La Flèche, où la phrase d’Harpagon le rendait nécessaire, mais indistinctement dans tous ceux que jouait Béjart[219].
Les succès d’Amphitryon et de George Dandin, la fortune incertaine de l’Avare, n’avaient point fait perdre de vue à leur auteur le fruit trop longtemps proscrit de sa verve comique. Il n’avait pas interrompu un seul instant ses recours en grâce pour le Tartuffe. Le prince de Condé, comme pour venger Molière de l’injuste rigueur qu’on exerçait contre lui, avait bien encore fait représenter cette comédie à Chantilly, le 20 septembre 1668[220] ; mais ces consolants égards ne pouvaient suffire à notre auteur ; et, à force de démarches nouvelles, il obtint en fin la permission qu’il appelait depuis si longtemps de tous ses vœux. Le 5 février 1669, le Tartuffe fut rendu à la juste impatience du public, que quarante-quatre représentations consécutives satisfirent à peine ; et, depuis, cet admirable ouvrage n’a cessé de figurer au répertoire courant que dans nos temps de révolution, où l’hypocrisie de religion eût été, sinon une vertu, du moins un acte de courage ; et naguère, lorsque des personnages influents, semblant voir une personnalité dans le chef-d’œuvre de Molière, ont voulu le punir d’avoir offert un miroir à leurs yeux.
La pièce subit quelques changements de l’une à l’autre représentation. La Lettre sur la comédie de l’Imposteur, dont nous avons déjà parlé, sert à constater quelques modifications ou suppressions dans sept ou huit scènes ; en outre, Molière rendit à son personnage le nom de Tartuffe, la pièce ne porta plus qu’en second son titre de l’Imposteur, et reprit celui qu’elle avait d’abord et sous lequel elle est depuis longtemps uniquement connue. La tradition prétend aussi qu’à la première représentation, celle d’août 1667, Tartuffe disait, dans la scène 7 de l’acte III, en parlant du fils d’Orgon :
Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne.
et que les ennemis de Molière, ayant voulu y reconnaître un prétendu travestissement du Dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris de l’Oraison dominicale, il fut forcé, à la seconde représentation, de remplacer ce vers par celui que dit aujourd’hui le saint homme :
Ô ciel ! pardonne-lui la douleur qu’il me donne[221] !
Nous ne voyons rien que de très vraisemblable dans cette anecdote : les tartuffes nous ont habitués à tout croire en fait de persécutions.
La cabale ne négligea aucun moyen pour révoquer en doute le mérite de cette immortelle production et pour en balancer le succès ; c’est dans ce dernier but que l’on représenta, six semaines après, sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, la Femme juge et partie, de Montfleury fils production qu’ils regardaient, avec raison, comme propre à piquer vivement la curiosité publique. En effet, le sujet de la pièce, fourni à l’auteur par l’aventure romanesque du marquis de Fresne, qui avait réellement vendu sa femme à un corsaire, excita tant d’empressement, que ce médiocre ouvrage obtint à peu près le même nombre de représentations que le chef-d’œuvre de notre scène[222]. « Ce dernier fait, disent les historiens de notre théâtre, n’a rien que de fort ordinaire ; on aurait plus lieu de s’étonner si le bon goût avait prévalu. »
On nous pardonnera peut-être d’intervertir l’ordre des temps, en parlant ici d’une comédie en un acte et en vers, qu’un anonyme fit paraître, en 1670, sous le titre de la Critique du Tartuffe. Il est fort douteux que cette rapsodie ait jamais été représentée[223]. Elle était précédée d’une satire contre le même chef-d’œuvre, adressée à l’auteur par un de ses amis. Les noms de ces deux pamphlétaires sont demeurés ignorés. Mais Bret a fait observer, avec quelque apparence de raison, que l’on doit peut-être attribuer à Pradon et à sa secte tout l’honneur de la dernière de ces estimables productions. Quelques vers ont un air de famille avec le sonnet contre la Phèdre de Racine (7). L’on se borne toutefois, dans cette épître, à attaquer la réputation littéraire de Molière, et le mérite de son ouvrage, dont on dit
Un si fameux succès ne lui fut jamais dû,
Et, s’il a réussi, c’est qu’on l’a défendu.
Il n’en est pas de même de la Critique dont nous venons de parler. Après avoir parodié de la manière la plus scandaleuse les principales situations de la pièce de Molière, l’auteur examine l’action sous le point de vue moral, et démontre qu’elle ne peut sortir que du cerveau d’un ennemi du Roi. Il faudrait être bien obstiné, pour ne pas se rendre à la force d’arguments semblables :
En fidèle sujet, il (Tartuffe) va trouver son Roi,
Et l’instruit d’un secret qui le tire de peine :
Mais, parce qu’il commence à nuire sur la scène,
Pour l’en faire sortir, cet auteur sans raison
Fait commander au Roi qu’on le mène en prison ;
Et, contre son devoir, quoi qu’Orgon ait pu faire,
Et sachant ce secret, quoiqu’il ait su s’en taire,
Qu’il ait blessé par là l’auguste majesté,
Il triomphe, bien loin d’en être inquiété.
Qu’importe à cet auteur d’élever l’injustice,
Pourvu qu’heureusement son poème finisse ?
Qu’une telle action est bien digne de toi,
Et que tu connais mal le cœur d’un si grand roi !
C’est ainsi que les ennemis de Molière se partageaient la besogne. L’un était chargé de le poursuivre comme ennemi de la religion ; l’autre, comme ennemi du trône. Prose et vers, drames et pamphlets, tout était bon à leurs saints anathèmes, à leurs délations monarchiques ; et il semblait qu’ils prissent à tâche, par leur apparence de désintéressement, de laisser mieux constater encore la vérité du rôle que Molière avait créé à leur image.
Deux personnages, plus éminents sans doute que ces deux anonymes, s’élevèrent aussi contre lui. Le célèbre Bourdaloue, dans son sermon pour le septième dimanche après Pâques, prétend que « comme la vraie et la fausse dévotion ont un grand nombre d’actions qui leur sont communes ; et, comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là. » Il en conclut que Molière, qu’il ne fait que désigner, mais plus que suffisamment, a tourné en ridicule les choses les plus saintes. Eh quoi ! Bourdaloue avait-il oublié et la belle tirade de Cléante, le sage de la pièce, sur la vraie et la fausse dévotion, et ce reproche qu’un zèle pieux lui fait adresser à Orgon :
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d’une fausse grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences.
Le second antagoniste de Molière était un écrivain plus célèbre encore ; c’était l’aigle de Meaux, Bossuet, que sa conduite envers le vertueux Fénelon n’honore pas plus que ses diatribes contre le grand homme dont nous prenons ici la défense.
Dans ses Maximes et Réflexions sur la comédie, l’orateur chrétien, réfutant l’opinion1 de ceux qui regardent les comédies comme innocentes, s’écrie avec colère : « Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou qu’on ne veuille pas ranger parmi les pièces d’aujourd’hui celles d’un auteur qui a expiré, pour ainsi dire, à nos yeux, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens... Songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours excusée et toujours plaisante ?...
« La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien qui, en jouant son Malade Imaginaire, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ? »
Eh quoi, Mathan, d’un prêtre est-ce là le langage ?
« Quelle dureté fanatique en cette apostrophe, a dit M. Lemercier, quelle délectation cruelle à se retracer la mort d’un homme de génie qui expira non sur la scène, mais dans les bras de deux religieuses, sœurs de la charité, dont il avait toujours pris soin, qui furent inconsolables de sa perte, et qui se jetèrent en pleurant aux pieds des gens d’église, pour en obtenir une sépulture refusée à leur bienfaiteur, circonstance que Bénigne Bossuet omet insidieusement. Quel ton d’intolérance en cette doctrine ! quel appareil de rigueur ! quelle emphatique sévérité ! et, ce qui doit plus étonner en lui, que d’assertions calomnieuses à l’égard de la plus morale des comédies[224] ! »
Voilà quel fut le sort de Tartuffe, que tant de persécutions et de clameurs doivent faire regarder non seulement comme un chef-d’œuvre, mais encore comme une bonne action, comme un acte de courage. Puisse ce noble exemple, dans l’intérêt de notre gloire littéraire comme dans celui de nos mœurs, rencontrer de nos jours un imitateur ! Qu’il se borne à trouver des couleurs et un pinceau : le siècle pourra lui fournir plus d’un modèle.
La reconnaissance de ses camarades contribua encore à faire oublier à Molière tous les chagrins que sa pièce lui avait occasionnés. Voyant la foule qu’elle leur attirait, ils exigèrent qu’il prélevât une double part toutes les fois qu’on la représenterait, et cette mesure fut maintenue jusqu’à sa mort[225].
Le 6 octobre, Chambord retentit des applaudissements que provoqua la farce si plaisante de Monsieur de Pourceaugnac. Cette pièce fut représentée devant Louis XIV, et la gaieté et le comique de ses situations captiva tous les suffrages. Des divertissements qu’on a supprimés depuis, et dont Lulli avait fait la musique, ajoutaient encore à l’effet qu’elle pouvait produire. Le 15 du mois suivant, Paris s’égaya à son tour de la mystification du hobereau limousin.
C’est une opinion commune à Limoges que Molière voulut se venger par cette charge de l’accueil peu agréable que sa troupe et lui avaient reçu dans cette ville[226] ; mais Grimarest assure que ce fut le ridicule qu’un gentilhomme de ce pays étala dans une querelle qu’il eut un jour sur le théâtre avec les comédiens, qui donna l’idée à Molière de mettre en scène un personnage de cette sorte[227]. Le gazetier Robinet confirme cette assertion :
L’original est à Paris.
En colère autant que surpris
De se voir dépeint de la sorte,
Il jure, il tempête, il s’emporte,
Et veut faire ajourner l’auteur
En réparation d’honneur,
Tant pour lui que pour sa famille,
Laquelle en Pourceaugnacs fourmille[228].
Quel génie que celui auquel une aventure aussi simple a su fournir la matière de la pièce la plus originale, les scènes les plus riantes, et les traits les plus piquants ! Oui, l’on peut dire avec Diderot : « Si l’on croit qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire Pourceaugnac que le Misanthrope, on se trompe[229]. »
Mais on s’exposerait à une bien moindre erreur si l’on regardait le poème de la Gloire du Val-de-Grace, qu’il publia la même année pour rendre hommage au talent de Mignard, comme peu digne de lui. Quelques morceaux ne laissent pas sans doute que de témoigner pour le talent de leur auteur ; mais en général le style en est lâche, et l’on trouve peu de poésie dans ce sujet qui en comportait beaucoup. Toutefois l’intention qu’avait Molière en le composant l’honore plus qu’aurait pu le faire une production meilleure. Colbert, dont Le Brun avait su capter la faveur, n’accordait pas à Mignard la même protection. Sa vanité souffrait de ce que cet artiste célèbre ne grossissait pas la foule de ses flatteurs. Molière prend à tâche de justifier la conduite de son ami dans des vers qui démontrent toute l’indépendance et toute la noblesse de son caractère.
Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans,
Peu faits à s’acquitter des devoirs complaisants.
...
L’étude et la visite ont leur talent à part.
Qui se donne à la cour se dérobe à son art.
...
Ils ne sauraient quitter les soins de leur métier,
Pour aller chaque jour fatiguer ton portier.
Ni partout près de toi, par d’assidus hommages,
Mendier des prôneurs les éclatants suffrages.
...
Souffre que dans leur art s’avançant chaque jour,
Parleurs ouvrages seuls ils te fassent leur cour.
Le ministre ne fut sans doute que faiblement persuadé par ces raisons, car une femme, pour se faire bien venir de lui, adressa à Molière une réponse dans laquelle elle déverse sur Mignard les plus injustes mépris ;
Si tu fais bien des vers, tu sais peu la peinture.
dit-elle à notre auteur, dans sa lettre d’envoi, pour récuser son autorité. Nous ne pensons pas que cette pièce plus que faible ait été imprimée au temps où elle fut composée ; mais en 1700 on la comprit dans un volume de Mélanges, l’Anonymiana, dont l’auteur nous apprend qu’elle réjouit beaucoup Colbert[230]. C’est, nous le croyons, tout ce que demandait l’auteur de cette réponse, qui eût obtenu plus difficilement les suffrages du public.
Gui-Patin prétend dans sa correspondance que Molière songea à mettre à la scène une histoire plaisante qui eut lieu à la fin de 1669, et dont nous empruntons le récit à ce malin épistolaire : « Il y a ici un procès devant M. le lieutenant-criminel pour un de nos docteurs nommé Cressé, fils d’un jadis chirurgien fameux. Il a dans son voisinage, vers la rue de la Verrerie, un barbier barbant, nommé Griselle, qui avait une femme fort jolie, à ce qu’on dit. Le médecin a été appelé chez le barbier pour y voir quelqu’un malade ; dès qu’il fut entré dans la chambre, où il faisait sombre, quatre hommes se jetèrent sur lui, lui mirent une corde autour du cou, et lui voulurent lier les mains et les pieds. Il se mit en défense, et se remua si bien contre ces quatre hommes qu’ils n’en pouvaient venir à bout. Le bruit et sa résistance vigoureuse firent que les voisins vinrent au secours et frappèrent à la porte. Cela obligea les quatre hommes de le lâcher et de s’enfuir. Le médecin alla aussitôt faire sa plainte chez le commissaire, après quoi le barbier a été mis en prison, où il est et sera jusqu’à la fin du procès. Quelques-uns disent qu’il y a quelques amourettes cachées et quelque intelligence secrète entre le médecin et la femme du barbier, qui en est jaloux... Charron en sa Sagesse (ô le beau livre ! il vaut mieux que des perles et des diamants !) a dit quelque part qu’un avare est plus malheureux qu’un pauvre, et un jaloux qu’un cocu. Il me semble que ce grand homme a dit vrai là, aussi-bien là qu’ailleurs. Nota que ledit médecin est marié et de plus qu’il est bien glorieux[231]. »
Les lettres qui suivent celle dont nous venons d’extraire ce récit donnent à entendre que la femme du barbier était le véritable malade que le médecin allait visiter de temps à autre, et que les coups que celui-ci avait reçus des robustes mandataires du jaloux avaient été plus particulièrement dirigés sur les reins débarrassés de tout vêtement. « Molière, ajoute Gui-Patin, veut, dit-on, en faire une comédie ridicule sous le titre du Médecin fouetté et le Barbier cocu[232]. » L’affaire fut assoupie, et l’on n’entendit jamais parler du prétendu projet de Molière. Il nous paraît même démontré qu’il ne put jamais l’avoir, car ce Cressé était son parent, et avait par conséquent droit, sinon à toute sa pitié, du moins à son silence sur ses infortunes cuisantes.
Au mois de janvier 1670 parut la comédie d’Élomire hypocondre ou les Médecins vengés, que nous avons déjà eu occasion de citer. Le nombre démesuré de personnages qui y figurent, et surtout la confusion et la platitude de ce drame satirique, en rendaient la représentation impossible. Son auteur, Le Boulanger de Chalussay, fut obligé de s’en tenir à l’épreuve de la lecture ; mais il est très possible que la foule des ennemis et des envieux de Molière ait procuré une sorte de succès à ce misérable ouvrage.
C’est à une circonstance assez singulière que Molière dut celui d’une de ses plus faibles productions. Louis XIV, qui jusqu’alors s’était borné à applaudir au talent de son protégé, voulut pour ainsi dire partager avec lui la gloire d’une composition nouvelle en lui en fournissant l’idée. Il désirait donner à sa cour un divertissement composé de tous ceux que le théâtre peut réunir ; et, afin de les lier ensemble, « Sa Majesté, dit Molière, choisit pour sujet deux princes rivaux qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des Jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser[233] ».
Il est assez inutile de dire que Molière et son collaborateur nouveau obtinrent les suffrages de toute la cour. Mais cette réussite inévitable, ce succès de par le Roi, ne fascina point les yeux de notre auteur, et ne put servir à lui déguiser la faiblesse de son ouvrage. Il ne le fit pas représenter sur son théâtre, et le garda en portefeuille. Ce ne fut qu’en 1682, dans l’édition de Vinot et La Grange, qu’il fut imprimé pour la première fois ; et les Comédiens Français ne pensèrent qu’en 1688 à le monter pour leur théâtre. Leur zèle et l’espèce d’hommage qu’ils rendaient à la mémoire de notre premier comique eussent mérité un succès plus brillant et plus productif que ne le fut celui de cette comédie-ballet. Après neuf représentations fort peu suivies, ils se virent forcés de l’abandonner à l’oubli dont ils l’avaient tirée. En 1704, Dancourt fit une tentative non moins malheureuse en la voulant reproduire aux yeux du public, à l’aide de changements dans les intermèdes.
Cette pièce ne laisse pas cependant d’offrir encore un grand nombre de détails ingénieux. Elle se fait remarquer aussi par un caractère de plaisant de cour qui diffère de celui de la Princesse d’Élide, et surtout parla guerre fine et délicate que Molière y déclare à l’une des erreurs les plus accréditées de son temps.
Dans des siècles encore peu reculés du nôtre, l’astrologie judiciaire était aveuglément accueillie par une foule de personnes dont une grande partie, placées dans les hauts rangs de la société, auraient dû se trouver par cela même au-dessus de ces sots préjugés et de ces ridicules croyances. Mais l’amour-propre chez les grands, la cupidité chez les petits, ne servirent pas médiocrement à propager cette folie. Comment ceux-ci pouvaient-ils ne pas ajouter foi à la science qui devait dévoiler à qui la posséderait, l’inappréciable secret de la fabrication de l’or ? N’était-il pas doux, n’était-il pas flatteur pour ceux-là de pouvoir se répéter que l’intelligence de l’homme sait dérober à la Divinité ses secrets et ses desseins ; que leurs moindres faits, que leurs moindres gestes étaient écrits d’avance dans des mondes qui avaient avec eux une étroite connexité ; enfin, que l’ordre de l’univers se rattachait à leur existence ? Voilà pourtant les erreurs qui souillèrent, qui dégradèrent l’espèce humaine pendant tant de siècles, et qui comptèrent des croyants dans les cours et jusque sur les trônes. Voltaire rapporte, avec Vittorio Siri, qu’Anne d’Autriche voulut qu’un astrologue demeurât auprès de son lit au moment où elle accoucha de Louis XIV. Plus tard, le célèbre Morin quitta la médecine pour se faire prophète, persuadé peut-être que sa nouvelle science ne serait pas plus conjecturale que celle qu’il abandonnait. L’engouement était tel, que ce devin de nouvelle création, ayant imprudemment annoncé la mort de Gassendi pour le mois d’août 1650, ne vit pas son crédit s’écrouler entièrement par le démenti que la nature prit sur elle de lui donner, en laissant vivre le condamné. N’avons-nous pas vu, à la fin du dix-huitième siècle, un intrigant mystérieux, Cagliostro, faire par un semblable charlatanisme de nombreux prosélytes ; capter par ses décevantes promesses, l’esprit d’un cardinal trop célèbre, et l’entraîner dans des menées sourdes, dans une intrigue odieuse, où se trouva si injustement compromis le nom le plus auguste et le plus respectable ? Enfin, de nos jours, qui n’a plaint les crédules faiblesses pour l’art de la divination, de cette femme, ange de bonté, envoyée sur la terre pour exciter les élans généreux, pour réprimer les mouvements criminels d’un soldat habile et longtemps heureux ?
Outre le plaisir obligé que les courtisans devaient prendre en écoutant un ouvrage dont l’idée première appartenait en quelque sorte à leur roi ; outre le plaisir plus libre que leur devait causer une pièce dont les intermèdes avaient été mis en musique par Lulli, si vanté et si fêté alors, et dans laquelle on pouvait reconnaître encore et Molière et son génie à quelques traits comiques, à une ou deux scènes ingénieusement filées, et au rôle spirituel de Clitidas, il en était un autre beaucoup plus vif et plus piquant, si l’on en croit un éditeur de Molière : c’était l’allusion que l’auteur avait faite, selon lui, à la passion de MADEMOISELLE pour M. de Lauzun, par l’amour d’Ériphile pour Sostrate. Voici le passage des Réflexions de Petitot sur cette pièce :
« Une grande princesse dut se reconnaître dans le caractère d’Ériphile, qui préfère à des rois dont elle est recherchée un simple gentilhomme. On sait que MADEMOISELLE, petite-fille de Henri IV, eut pour Lauzun une passion pareille, mais qui fut bien moins heureuse. Un an avant la représentation des Amants magnifiques, Louis XIV avait ordonné à cette princesse de renoncer à l’espoir d’épouser son amant ; et, deux mois après, elle eut la douleur de le voir enfermer à Pignerol. Louis XIV donna le sujet de cette pièce à Molière ; les mémoires du temps s’accordent à l’attester : mais lui prescrivit-il de faire cette allusion ? rien n’est plus douteux. Il est naturel de croire que le Roi dit à l’auteur de faire une comédie où deux princes se disputeraient en magnificence pour éblouir et charmer une princesse ; et que Molière, afin de donner de l’intérêt à un sujet si simple et si peu susceptible de fournir cinq actes, y joignit cet amour dont la peinture dut singulièrement réussir en présence d’une cour qui savait toute cette intrigue. Il n’y eut que MADEMOISELLE qui dut souffrir. »
Le caractère bien connu de Molière serait une réfutation suffisante de l’étrange assertion renfermée dans les lignes que nous venons de rapporter ; car il n’est personne, nous l’espérons, qui, après avoir lu le Misanthrope et le Tartuffe, n’y ait reconnu, en même temps qu’un génie supérieur, un homme de bien, un cœur généreux. Mériterait-il donc ces deux titres l’auteur qui, abusant de la protection d’un monarque, irait, en la mettant en scène aux yeux de toute la cour, aux yeux de la France entière, insulter à la douleur d’une princesse malheureuse ? Mais il est une réponse plus positive à faire à cette supposition offensante pour Molière : ELLE N’EST FONDÉE QUE SUR UN ANACHRONISME. Petitot dit qu’un an avant la représentation des Amants magnifiques Louis XIV avait ordonné à MADEMOISELLE de renoncer à l’espoir d’épouser son amant. Ce ne fut que le jeudi 18 décembre 1670 que cette défense fut faite par le Roi à la princesse, ainsi que le constatent les annales contemporaines, et notamment la lettre très détaillée de madame de Sévigné, du 19 décembre 1670. Or, les Amants magnifiques avaient été représentés, comme nous l’avons dit, dès le 7 septembre 1670, c’est-à-dire plus de trois mois avant que l’on connût ses chagrins et même sa passion, et non un an après, comme il est dit dans le morceau précité. Il était donc impossible que, quelque malignes qu’eussent été les intentions de Molière, il eût fait allusion à cette intrigue ; à moins que l’on ne suppose que, devin lui-même, il n’ait eu recours dans cette circonstance à une science qu’il semble cependant combattre de bonne foi.
Les Amants magnifiques lui fournirent l’occasion de mystifier un poète de cour, dont il avait à confondre l’orgueil. Benserade, chargé par le Roi de la composition du Ballet des Muses, s’était vu forcé d’appeler Molière à son aide. Celui-ci avait, comme on l’a vu, composé pour cette fête Mélicerte et la Pastorale comique. Le peu de succès de cette dernière production avait encouragé l’avantageux Benserade à prendre des airs de hauteur avec son collaborateur plus modeste. Ayant eu des premiers connaissance des Amants magnifiques, il dit, à l’occasion de ces deux vers du troisième intermède
Et tracez sur les herbettes
Les images de vos chansons,
qu’il fallait sans doute lire :
Et tracez sur les herbettes
Les images Je vos chaussons[234].
Molière probablement n’attachait pas grande importance à son distique ; mais il n’était pas d’humeur à se laisser turlupiner par un faquin. « Le mépris, disait-il, est comme une pilule qu’on peut bien avaler, mais qu’on ne peut mâcher sans faire la grimace[235]. » Il jura de se venger et tint aussitôt parole. Benserade jouissait, à la cour, d’une immense réputation comme poète de ballets (8) ; la fadeur et la recherche de ses compositions précieuses lui avaient assuré un grand nombre d’admirateurs. Molière, pour en venir à ses fins, inséra dans le premier intermède des Amants magnifiques, pour le Roi, qui représentait Neptune, des vers tout-à-fait dans le genre de ceux du poète bel-esprit. Il ne s’en déclara pas l’auteur, et ne mît que le prince dans sa confidence. Tous les courtisans, dupes de cette ruse, accablèrent de compliments le complaisant Benserade, qui par ses faibles dénégations acheva de leur persuader que les stances étaient de lui. Quels durent être sa confusion et son dépit quand Molière, levant le masque, se déclara le père de ce prétendu chef-d’œuvre[236] ? Ce fut alors qu’il sentit combien était vrai le dernier vers du quatrain qu’il lui avait consacré dans le Ballet des Muses :
Le célèbre Molière est dans un grand éclat ;
Son mérite est connu de Paris jusqu’à Rome.
Il est avantageux partout d’être honnête homme,
Mais il est dangereux avec lui d’être un fat.
Celui-ci venait de se venger d’un rimeur qui se croyait poète ; il mit en scène, le mois suivant, un de ces bons roturiers qui veulent trancher du gentilhomme.
Nous ne craignons pas de dire qu’aucune de ses pièces n’est d une moralité plus générale, d’une vérité plus étendue que celle dont M. Jourdain est le héros. Que dans le Tartuffe il ait courageusement démasqué l’infamie sous les traits de la religion ; qu’il se soit érigé dans le Misanthrope en censeur de l’humeur morose et de l’esprit insociable ; que George Dandin lui ait fourni un libre champ pour effrayer les petits bourgeois de l’alliance des Sotenvilles ; qu’il ait, par le portrait d’Harpagon, tenté de faire rougir ses confrères en avarice ; que ses traits malins et mordants aient été dirigés, dans les Femmes savantes, contre les pédants, et, dans l’École des femmes et l’École des maris, contre les infortunes conjugales, toujours est-il qu’il n’avait jusque-là atteint que les travers de certaines classes de la société, qu’il n’avait peint que certaines phases de nos mœurs. L’hypocrisie de religion, la manie des hautes alliances, ne sont que des vices, que des défauts passagers : car, il y a vingt ans, il n’y avait point de Tartuffes ; il n’est plus guère aujourd’hui de Georges Dandins. Les pédantesques prétentions, les mésaventures des maris ne sont que des ridicules, des malheurs particuliers : car on rencontre parfois des auteurs modestes, et d’ailleurs tout le monde n’est pas auteur ; on trouve, en cherchant bien, des maris heureux, et, au reste, il est bon nombre de célibataires ; mais des Jourdains, il en fut, il en est, il en sera toujours. L’excès d’amour-propre est chez nous un défaut essentiel, et par conséquent général et impérissable. Dans quelque classe que la fortune l’ait fait naître, il n’est guère d’homme qui ne s’associe aux ridicules de M. Jourdain, sous le rapport du rang, de la fortune, ou de la prétention aux talents. Chacun s’enfle comme la grenouille et veut paraître plus grand que nature ; enfin, comme l’a dit le bon, l’excellent La Fontaine,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.
Ce fut à Chambord, le 14 octobre 1670, que l’on représenta, pour la première fois, ce riant et important ouvrage. La cour était alors rassemblée dans ce royal séjour, et Molière comptait pour juges tout ce que la France avait de plus éminent. L’impénétrable impassibilité que le Roi conserva pendant la représentation, et la crainte qu’eurent les courtisans d’émettre un avis contraire à celui du monarque, les empêcha de se prononcer. Au souper, Louis XIV ne se déclara pas davantage, et l’on crut même remarquer qu’il n’adressa pas la parole à Molière, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet-de-chambre. Ce silence suffit pour persuader aux marquis et aux comtes, qui n’avaient point oublié leurs anciens griefs contre l’auteur, et auxquels le rôle de Dorante en fournissait même de nouveaux, que le Roi partageait leur sentiment sur la pièce ; alors ils cessèrent de le dissimuler. Les censures les plus amères lui furent prodiguées ; et certain duc, dont la chronique a cru mal à propos devoir taire le nom, laissa plus particulièrement éclater son dépit et sa fureur. « Molière, disait ce zoïle titré, nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés. Qu’est-ce qu’il veut dire avec son Ha la ba, ba la chou ? Le pauvre homme extravague, il est épuisé ; si quelque autre auteur ne prend le théâtre, il va tomber dans la farce italienne ! » Voilà ce que la vanité, la sottise et l’ignorance dictaient à monsieur le duc et à ses nobles confrères ; voila ce qu’ils répétèrent tous à l’envi, pendant cinq grands jours que la seconde représentation se fit attendre. Nous disons cinq grands jours, car que l’on se peigne le malheureux Molière désespéré de ce concert de diatribes, mais plus encore du silence du Roi, renfermé dans sa chambre, dont il n’osait sortir, et envoyant, de temps à autre, Baron chercher des nouvelles qui n’avaient jamais rien de consolant[237].
Enfin il arriva, ce jour qu’il redoutait même en le désirant. La seconde représentation fut aussi calme que la première ; mais le Roi dit à Molière après le spectacle : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce le premier jour, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » On rendrait difficilement la joie qu’un tel jugement, qu’un tel acte de justice fit éprouver au malheureux patient ; mais on aurait tort de se figurer que ses critiques si violents et si acharnés en demeurèrent confus. À peine l’approbation royale leur fut-elle annoncée, qu’ils entourèrent Molière et l’accablèrent de louanges. « Cet homme-là est inimitable, disait ce même duc, naguère si furieux ; il y a un vis comica dans tout ce qu’il fait, que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré[238]. » Et voilà les bons amis de cour !
Paris fut tout d’abord de l’avis de Louis XIV ; et le Bourgeois gentilhomme, représenté dans cette ville le 29 novembre 1770, contribua par son succès à attirer au théâtre du Palais-Royal une foule à laquelle la Bérénice de Corneille, nouvellement mise à la scène, faisait rarement prendre ce chemin. Bientôt après, il n’obtint pas moins de succès à la lecture.
Cette charmante production avait encore pour les Parisiens un attrait de plus, le plus grand de tous à leurs yeux, celui de la malignité. Le bruit se répandit généralement qu’un chapelier millionnaire, nommé Gandouin, la fable de la capitale par sa prodigalité, avait été pour Molière le type de monsieur Jourdain (9). Grimarest prétend que cette anecdote est controuvée. Quoi qu’il en soit, elle n’a rien d’invraisemblable, parce qu’un personnage aussi aveugle de vanité n’est pas très rare à rencontrer. N’a-t-on pas vu l’abbé de Saint-Martin, homme estimable, qui enrichit la ville de Caen de monuments agréables et d’établissements utiles, recevoir très gravement trois prétendus ambassadeurs de Siam, qui venaient au nom de leur monarque le prier de passer dans ses états, où l’attendaient, disaient-ils, les plus brillants honneurs. Il accueillit avec empressement ces propositions, leur en fit témoigner sa reconnaissance par leur truchement, les combla de présents, et s’apprêtait à les suivre, quand nos diplomates de contrebande crurent devoir mettre fin à cette mystification[239]. Un auteur dramatique, quelquefois observateur fin et délicat, Poinsinet, n’a-t-il pas, par sa facile crédulité pour les contes burlesques de quelques mauvais plaisants, reculé les bornes du vraisemblable dans ce genre ? La conférence avec les ambassadeurs de Siam, et les épreuves subies si patiemment par l’aspirant écran du Roi, justifient complètement la cérémonie du muphti.
On a aussi affirmé, du temps de Molière, qu’un de ses amis, Rohaut, lui avait servi d’original pour tracer son Maître de philosophie. On disait même que, pour rendre la copie plus ressemblante au modèle, il avait envoyé Baron prier ce philosophe de lui prêter son chapeau, qui était d’une forme toute particulière ; mais que Rohaut, informé du rôle que l’on voulait faire jouer à son chapeau, le refusa[240]. Cette anecdote ne saurait être vraie ; Rohaut n’avait pas à craindre d’être mis en scène et d’être tourné en ridicule par celui qui s’honorait de son amitié, et ce qui certainement n’est pas plus digne de foi, c’est que son Traité de physique ait fourni à Molière, comme on le prétendait encore, une partie de la leçon de son philosophe. On se convainc de l’inexactitude de cette assertion en lisant cet ouvrage, qui d’ailleurs ne parut qu’en 1671, c’est-à-dire un an après le Bourgeois gentilhomme.
Ce fut mademoiselle Beauval, dont nous avons déjà eu occasion de parler, qui joua d’original le rôle de Nicole. Le Roi, auquel elle n’avait pas eu le bonheur de plaire, dit à Molière peu avant la première représentation à Chambord, qu’il fallait la remplacer. Le jour de la fête était trop prochain pour qu’une autre actrice pût apprendre le rôle. Force fut donc de le laisser à mademoiselle Beauval, qui le remplit avec un tel talent que Louis XIV après la pièce dit à Molière : « Je reçois votre actrice[241]. »
Le public avait abandonné depuis quelque temps le théâtre de Molière pour se porter à celui de Scaramouche, revenu à Paris, après une absence de trois ans. Cet acteur, ayant amassé dix ou douze mille livres de rente qu’il avait placées à Florence, sa patrie, avait eu le désir de s’y aller fixer. Il y avait envoyé d’abord ses enfants et sa femme, et était demeuré en France, jusqu’à ce qu’il eût obtenu de son gouvernement l’assurance de n’être pas inquiété pour ses anciennes condamnations, et de Louis XIV la permission de retourner dans son pays. Le Roi la lui donna, mais en le faisant prévenir qu’il ne devait pas songer à obtenir jamais celle de revenir en France. Scaramouche, dans les idées duquel il n’entrait pas de projet de retour, s’embarrassa peu de la condition et partit. Mais à son arrivée à Florence, il reçut un accueil auquel il ne s’attendait guère. Sa femme, qui avait goûté tous les charmes du veuvage, lui fit une réception à le dégoûter de rester longtemps près d’elle. Comme elle s’était emparée des capitaux qu’il avait amassés, il fut forcé, pour vivre, de reprendre son métier de farceur. Après avoir parcouru pendant quelque temps l’Italie, il fit solliciter le Roi de France de l’autoriser à rentrer. Ce prince, malgré ses anciennes menaces, y consentit. La ville désapprouva fort cette condescendance ; mais elle s’empressa néanmoins de courir en masse aux représentations de ce nouvel enfant prodigue. M. Jourdain eut seul le talent de la ramener au Palais-Royal[242].
La troupe de Molière avait repris en 1660 une ancienne comédie intitulée Don Quichotte ou les Enchantements de Merlin, arrangée par mademoiselle Madeleine Béjart[243]. Cette pièce, grâce à l’intérêt que la belle-sœur de Molière avait à ce qu’on la jouât souvent, était restée au répertoire. L’auteur du Tartuffe et du Misanthrope y remplissait le rôle de Sancho. Un jour, qu’on la représentait, c’était en 1670, comme il devait paraître sur son âne, il se mit dans la coulisse pour ne pas se faire attendre, et pour saisir le moment où il fallait entrer en scène. « Mais l’âne, qui ne savait pas son rôle par cœur, dit Grimarest, n’observa point ce moment ; et dès qu’il fut dans la coulisse, il voulut entrer, quelques efforts que Molière employât pour qu’il n’en fît rien. Il tirait le licou de toute sa force ; l’âne n’obéissait point et voulait paraître. Molière appelait, Baron ! La Forêt ! à moi ; ce maudit âne veut entrer !... Cette femme était dans la coulisse opposée, d’où elle ne pouvait passer par-dessus le théâtre pour arrêter l’âne ; et elle riait de tout son cœur de voir son maître renversé sur le derrière de cet animal, tant il mettait de force à tirer son licou pour le retenir. Enfin destitué de tout secours et désespérant de pouvoir vaincre l’opiniâtreté de son âne, il prît le parti de se retenir aux ailes du théâtre et de laisser glisser l’animal entre ses jambes pour aller faire telle scène qu’il jugerait à propos. Quand on fait réflexion au caractère d’esprit de Molière, à la gravité de sa conversation, il est risible que ce philosophe fut exposé à de pareilles aventures et prit sur lui les personnages les plus comiques[244]. »
Il fut encore chargé de composer une pièce à grand spectacle pour les fêtes du carnaval de 1671. Il songea à la fable de Psyché qui appartient à l’antiquité, et que La Fontaine en 1669 avait naturalisée dans notre littérature en rajeunissant et en adaptant à nos goûts des fictions surannées. Mais voyant arriver le terme qu’on lui avait assigné et n’ayant encore mis que la première main à son ouvrage, il prit le parti de s’adjoindre deux collaborateurs, Corneille et Quinault, qui travaillèrent sur le plan qu’il avait entièrement tracé. Il ne composa que le prologue, le premier acte et les premières scènes du second et du troisième. Corneille, dont la modeste complaisance en cette occasion dément sa prétendue inimitié contre Molière, fit le surplus, et à soixante-cinq ans retrouva toute la vigueur, tout le feu de sa jeunesse, pour écrire la scène brulante de la déclaration de Psyché à l’Amour. Quant à Quinault, il se chargea d’entremêler chaque acte
...de lieux communs de morale lubrique,
c’est-à-dire qu’il laissa échapper de sa plume les intermèdes de cette pièce à l’exception du premier, qui est de Lulli, semblant prendre à tâche de justifier d’avance, dans ces compositions éphémères, l’arrêt que Boileau devait un jour si injustement étendre jusqu’à ses opéra. Enfin le cygne de Florence, Lulli mit en musique ce poème qui fut soumis au jugement de la cour, en janvier 1671, sur le théâtre des Tuileries, et à celui de la ville, le 24 juillet suivant sur le théâtre du Palais-Royal[245].
On conçoit facilement le succès que dut avoir une pièce qui à l’intérêt même du sujet et à celui qu’inspiraient les noms de ses auteurs, joignait encore toute la féerie des arts, offrait aux yeux les tableaux les plus magiques des enfers, de la terre et des cieux. Aussi d’augustes et d’unanimes suffrages à la cour, et trente-deux recettes productives à la ville, furent-ils la récompense de cette importante association littéraire.
La chronique prétend que la représentation de cet ouvrage fut pour l’honneur marital de Molière un écueil nouveau, et d’autant plus affreux qu’il y était poussé par celui qu’il avait toujours traité comme son fils. « Tant que mademoiselle Molière avait demeuré avec son mari, dit l’auteur de la Fameuse comédienne, elle avait haï Baron comme un petit étourdi qui les mettait fort souvent mal ensemble par ses rapports ; et, comme la haine aveugle aussi-bien que les autres passions, la sienne l’avait empêchée de le trouver joli. Mais quand ils n’eurent plus d’intérêts à démêler et qu’elle lui eut entièrement abandonné la place, elle commença à le regarder sans prévention, et trouva qu’elle en pouvait faire un amusement agréable. La pièce de Psyché, que l’on jouait alors, seconda heureusement ses desseins et donna naissance à leur amour. La Molière représentait Psyché à charmer, et Baron, dont le personnage était l’Amour, y enlevait les cœurs de tous les spectateurs : les louanges communes qu’on leur donnait, les obligèrent de s’examiner de leur côté avec plus d’attention et même avec quelque sorte de plaisir. Baron n’est pas cruel ; il se fut à peine aperçu du changement qui s’était fait dans le cœur de la Molière en sa faveur, qu’il y répondit aussitôt. Il fut le premier qui rompit le silence par le compliment qu’il lui fit sur le bonheur qu’il avait d’avoir été choisi pour représenter son amant ; qu’il devait l’approbation du public à cet heureux hasard ; qu’il n’était pas difficile de jouer un personnage que l’on sentait naturellement, qu’il serait toujours le meilleur acteur du monde, si l’on disposait les choses de la même manière. La Molière répondit que les louanges que l’on donnait à un homme comme lui étaient dues à son mérite, et qu’elle n’y avait nulle part ; que cependant la galanterie d’une personne qu’on disait avoir tant de maîtresses ne la surprenait pas, et qu’il devait être aussi bon comédien auprès des dames qu’il l’était sur le théâtre.
« Baron, à qui cette manière de reproches ne déplaisait pas, lui dit de son air indolent, qu’il avait à la vérité quelques habitudes que l’on pouvait nommer bonnes fortunes, mais qu’il était prêt à lui tout sacrifier, et qu’il estimerait davantage la plus simple de ses faveurs que le dernier emportement de toutes les femmes avec qui il était bien, et dont il lui nomma aussitôt les noms par une discrétion qui lui est naturelle. La Molière fut enchantée de cette préférence, et l’amour-propre, qui embellit tous les objets qui nous flattent, lui fit trouver un appas sensible dans le sacrifice qu’il lui offrait de tant de rivales[246]. »
Ce commerce fut heureusement de peu de durée. Il serait consolant de pouvoir penser que ce furent les remords de Baron qui l’en détournèrent. Mais la coquetterie de mademoiselle Molière, qui associait d’autres galants à son bonheur, la jalousie qu’il lui causait lui-même en continuant à voir les femmes qu’il avait promis de lui immoler et en formant de nouvelles liaisons, firent seules naître le trouble entre les deux amants, qui s’aperçurent trop tard qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre.
Des intrigues nouvelles vinrent faire oublier celle-ci à mademoiselle Molière. Quant à Baron, pour tranquilliser le lecteur sur la douleur qu’il put en ressentir, il suffit de dire qu’il s’est peint très fidèlement dans l’Homme à bonnes fortunes. Le Sage, dans Gil-Blas, a laissé de son caractère un portrait peu flatteur ; mais, pour faire connaître sa vie et les mœurs de son siècle, nous n’avons besoin que de citer une seule phrase de la Bruyère : « Roscius[247], dit-il, en s’adressant à Lélie[248], ne peut être à vous ; il est à une autre : et quand cela ne serait pas ainsi, il est retenu ; Claudie[249] attend pour l’avoir qu’il se soit dégoûté de Messaline[250]. »
Il eut en effet de grands succès auprès des femmes de la cour, qui rougissaient quelquefois de cette passion plus par vanité que par bien séance. Baron, qui s’en apercevait, s’en vengeait avec impudence, mais toujours avec esprit. Si une duchesse déconcertée de le voir se présenter en plein jour dans son salon, quand elle lui avait signifié qu’elle ne voulait le recevoir que la nuit dans son appartement, lui demandait avec hauteur ce qui pouvait l’amener, il s’excusait, en disant qu’il venait chercher son bonnet de nuit, qu’il avait oublié le matin. Si une autre, rougissant de sa faiblesse et de l’objet de son amour, s’écriait en regardant les portraits de sa famille : « Que diraient mes ancêtres s’ils me voyaient dans les bras d’un histrion » ?... On sait ce que Baron répliquait.
Mais laissons les causes des chagrins de Molière pour revenir à ses succès. Depuis l’apparition de l’Avare, c’est-à-dire depuis plus de trois ans, il n’avait exercé son talent et son génie que sur des ouvrages demandés pour les plaisirs de la cour. Cette sorte de dépendance, qui eût éteint la verve de tout autre auteur, ne semble pas avoir été préjudiciable à la sienne ; car, s’il est vrai de dire que Psyché et surtout les Amants magnifiques se ressentent du peu d’instants qu’il eut à leur consacrer, on reconnaîtra du moins que George Dandin, Pourceaugnac, et principalement le Bourgeois gentilhomme, annoncent toute la liberté d’esprit, toute l’étendue de moyens qu’il déploya dans ses productions les plus remarquables.
Les Fourberies de Scapin furent le premier ouvrage qu’il fit représenter après avoir acquitté cet impôt, après avoir rempli cette fourniture littéraire. Paris, auquel il n’avait pas depuis longtemps offert les prémices de ses pièces, fit le meilleur accueil à celle-ci, le 24 mai, et revint la voir pendant un assez grand nombre de représentations.
À cette farce charmante succéda la Comtesse d’Escarbagnas ; elle fut jouée d’abord sur le théâtre de la cour, à Saint-Germain-en-Laye, le 2 décembre. Elle composait, avec une Pastorale dont il ne nous reste que la nomenclature des personnages, un divertissement intitulé le Ballet des Ballets, donné par le Roi, lors de l’arrivée à Paris de la princesse de Bavière, que MONSIEUR avait épousée, par procureur, à Chalons, le 16 novembre précédent.
Les longues excursions de Molière dans différentes provinces avaient fourni à son esprit contemplateur de favorables occasions d’y étudier et d’y saisir mille ridicules divers. Alors plus qu’aujourd’hui les habitudes des provinciaux contrastaient avec celles des habitants de la capitale. Des relations plus rares avec Paris, une ignorance complète du luxe et de ses prestiges brillants, peu d’amour des plaisirs, donnaient à la province une grande supériorité sur la métropole sous le rapport des mœurs, mais l’empêchaient absolument de s’initier à ce savoir-vivre aimable que les grandes villes acquièrent presque toujours aux dépens de leur moralité, et de se dépouiller de cette simplicité grossière, source féconde de vertus comme de ridicules. Cependant notre premier comique, se contentant d’esquisser plus d’un de ces travers dans quelques cadres qu’ils ne remplissaient pas seuls, comme dans George Dandin, n’y consacra entièrement que la Comtesse d’Escarbagnas.
Au milieu des scènes plaisantes où se dessinent les caractères de M. Harpin, receveur des tailles, premier acte d’hostilité de la comédie contre la finance, et de M. Thibaudier, type ébauché de ces magistrats, hommes à bonnes fortunes et fats surannés, aux dépens desquels on s’est plus d’une fois amusé au dix-huitième siècle ; au milieu de ces scènes, il en est une que dépare une équivoque grossière, celle où la Comtesse se récrie contre les leçons indécentes de M. Robinet, le précepteur de M. le Comte son fils, quand celui-ci répète son Despautère,
Omne viro soli quod convenit, esto virile,
Omne viri...
Nous avons été forcé de rappeler cette plaisanterie pour pouvoir dire qu’on prétend que Molière voulut faire par-là allusion à une méprise du même genre. Ninon de l’Enclos aimait le marquis de Villarceaux, dont elle était aimée. L’épouse de ce seigneur, voulant faire admirer son fils par une réunion nombreuse qui se trouvait chez elle, pria son précepteur de l’interroger. Ce pédant lui dit gravement : Quem habuit successorem Belus, rex Assyriorum ? – Ninum, répondit le petit prodige. Cette réponse choqua beaucoup sa mère, qui, frappée de ce Ninum, gronda le précepteur d’entretenir son élève des folies de son père ; et les protestations de cet autre Robinet, qui n’y entendait pas malice, ne purent servir à l’apaiser[251].
Des prétentions des femmes de province aux beaux airs Molière passa aux prétentions des femmes de Paris au savoir. Nous avons, à l’occasion des Précieuses ridicules, dépeint les cercles où, avant le succès de cette piquante satire, tout ce que la littérature, la noblesse et le clergé comptaient de plus distingué venait chaque jour conspirer contre le bon goût et le naturel. Nous avons dit aussi l’influence que le manifeste de Molière exerça sur ces ridicules. L’alarme fut jetée aux rangs de ces nouveaux croisés, leurs dieux furent reniés, leurs autels renversés. Mais, semblables à des esclaves qui combattent pour leurs fers, les fanatiques ne peuvent vivre sans idoles. D’ailleurs, si l’hôtel de Rambouillet avait abjuré le jargon de Cyrus, il ne pouvait aussi facilement renoncer à l’espèce d’influence qu’il exerçait sur la société ; et, pour la conserver, il fallait ouvrir une nouvelle école. À la manie des lettres succéda la fureur des sciences ; les petits vers, au lieu d’être une occupation principale, ne furent plus que le délassement des plus hautes spéculations ; l’astre de mademoiselle de Scudéri et de la Calprenède pâlit devant celui de Descartes ; et le bonnet de docteur remplaça sur le front des femmes la coiffure des héroïnes de leurs romans.
Molière, qui avait cru le premier travers digne de sa colère ou plutôt de sa gaieté, ne pouvait garder le silence sur celui-ci, non moins menaçant, non moins redoutable. Il avait combattu l’afféterie et la déraison prétentieuse qui exaltaient les sentiments des femmes aux dépens du naturel et de la grâce ; pouvait-il ménager ce pédantisme glacial qui, les destituant entièrement de leurs charmes, et pour ainsi dire de leur sexe, en faisait des êtres équivoques et d’une nature incertaine ? Non : vainqueur d’un ridicule, c’était un devoir pour lui de reprendre les armes contre le travers qui, phénix nouveau, renaissait de ses cendres. Il descendit dans l’arène, et, le 11 mars, le théâtre du Palais-Royal retentit de nombreux et justes applaudissements qui proclamèrent son triomphe et la nouvelle gloire que les Femmes savantes promettaient à son nom. Une longue série de représentations mit tout Paris à même de confirmer l’arrêt des premiers juges...
C’est ici l’occasion d’examiner un point d’histoire et de morale littéraire sur lequel on n’a guère jeté encore qu’un jour très incertain. Molière ne joua-t-il pas Cotin et Menage dans les rôles de Trissotin et de Vadius ? Quels motifs eut-il pour exercer une telle vengeance contre eux ? Pouvait-il même en exister d’assez puissants pour justifier une semblable conduite ? Afin de ne donner lieu à aucun soupçon de partialité de notre part en faveur de notre premier comique, nous nous attacherons à ne retracer les faits que d’après l’autorité d’écrivains qui ne peuvent, dans cette occasion, être accusés ni de prévention ni d’ignorance.
On lit dans plusieurs recueils que Molière avait été reçu à l’hôtel de Rambouillet ; qu’on s’y était plu à lui faire le meilleur accueil ; mais que Menage et Cotin lui ayant adressé quelques mots piquants, il n’y retourna plus, et mit ses deux adversaires en scène[252]. Cette assertion a bien peu de vraisemblance à nos yeux. Quand on songe au mépris que l’on avait alors pour la profession d’acteur, à la morgue de la noblesse de ce temps, qui composait en grande partie la société de cet hôtel, on ne peut croire que Molière, malgré tout son talent, ait pu trouver grâce auprès d’eux. Madame de Sévigné et Bussy-Rabutin, qui mirent tant d’ardeur à faire casser le mariage de la fille de celui-ci avec M. de la Rivière, parce que ses trente-deux quartiers n’étaient pas incontestables ; madame de Sévigné, Bussy-Rabutin et tant d’autres, eussent-ils pu prendre sur eux de s’asseoir à côté d’un comédien ? La version suivante, appuyée sur de plus imposants témoignages, nous semble digne d’une tout autre confiance.
Au temps où Molière était poursuivi le plus vivement par les ennemis que les représentations particulières et les lectures de son Tartuffe lui avaient déjà suscités, l’abbé Cotin et Menage, ce même Menage que nous avons vu plus généreux, ou seulement plus prudent, lors du succès des Précieuses ridicules, « s’étant trouvés à la première représentation du Misanthrope, dit l’abbé d’Olivet, poussèrent la haine contre Molière jusqu’à aller, au sortir de là, sonner le tocsin à l’hôtel de Rambouillet, disant qu’il jouait ouvertement le duc de Montausier, dont en effet la vertu austère et inflexible passait mal à propos, dans l’esprit de quelques courtisans, pour tomber dans la misanthropie. L’accusation était délicate : Molière sentit le coup[253]. » Il sut cependant contenir sa juste indignation ; et il est probable que, si Cotin ne l’eût pas lui-même contraint à la vengeance par de nouvelles attaques, il eût gardé sur son compte le silence du mépris.
Mais irrité contre Despréaux, qui l’avait raillé dans sa troisième satire sur le petit nombre d’auditeurs qu’il avait à ses sermons, le pauvre Cotin, après avoir essayé de lui rendre traits pour traits dans une plate satire, composa encore un pamphlet, la Critique désintéressée sur les Satires du temps, où, non content de prodiguer à son censeur les injures les plus grossières et de lui imputer des crimes imaginaires, comme de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi, il eut la maladroite infamie de ne pas moins ménager Molière, dont le silence à son égard lui semblait probablement la plus cruelle injure[254]. Ce libelle parut en 1666, et Molière prit encore le parti de ne pas répondre à un homme dont il avait méprisé la folie, dont il voulait mépriser la fureur. Ayant néanmoins résolu, quelque temps après, de peindre le pédantisme, il se rappela ses deux antagonistes qui pouvaient passer pour le type de l’orgueilleuse sottise, et crut qu’ils lui avaient, par leurs attaques, donné le droit de les prendre pour modèles des beaux-esprits, et de les livrer au rire vengeur du parterre.
Sans doute si Molière n’eût fait à l’égard de Cotin que ce qu’il fit à l’égard de Menage, c’est-à-dire s’il se fût étudié seulement à saisir ses travers pour en enrichir son personnage, Cotin lui-même n’eût pas eu plus à se plaindre que le conseiller Tardieu en voyant déclarer la guerre à l’avarice. Mais il n’en fut malheureusement pas ainsi : Molière ne se borna point à faire un portrait ressemblant du père de l’Énigme française[255], de cet homme qui faisait retentir tour à tour, et la chaire de vérité du texte sacré de l’Évangile, et les ruelles de ses productions galantes ; il mit encore le nom de l’original au bas de la copie, par plus d’une allusion à ses ouvrages et à la guerre que Boileau leur avait déclarée, mais surtout en empruntant à son recueil deux de ses pièces, le sonnet à la princesse Uranie et le madrigal sur un carrosse, et en donnant le nom de Tricotin, puis de Trissotin, à l’idole de ses femmes savantes (10).
Tous ces traits ne pouvaient laisser au spectateur aucune espèce de doute sur le modèle qui avait posé pour ce rôle ; et nous ne croyons pas que Molière ait pu abuser quelqu’un par la harangue qu’il prit la peine de faire deux jours avant la première représentation, pour détourner le parterre de l’idée d’y chercher quelque application[256] (11). Il était impossible même de demeurer dans le doute à ce sujet ; car, s’il se fût trouvé quelqu’un aux yeux de qui tous les traits de ressemblance que nous avons déjà fait ressortir n’eussent pas semblé assez frappants, pouvait-il du moins conserver la moindre incertitude en se rappelant que la dispute de Trissotin et de Vadius n’était que la représentation d’une semblable scène dont Menage et Cotin avaient été les acteurs ? Le dernier achevait de lire, chez MADEMOISELLE, son sonnet à la princesse Uranie, quand Menage vint faire sa cour à la princesse. MADEMOISELLE fit voir l’opuscule au nouvel arrivé, sans lui en nommer l’auteur. Menage dit ouvertement son avis, dont la juste sévérité excita la colère du père des vers condamnés, et fit naître l’amusante dispute dont Molière a su tirer tant de parti (12).
Toutes ces particularités étaient autant de désignations positives, et, sous ce rapport, Molière est inexcusable. Sans doute Cotin avait eu avec lui les plus grands torts ; mais l’auteur du Misanthrope devait laisser aux comiques grecs le soin de faire prendre à l’acteur un masque reproduisant les traits de l’homme qu’ils voulaient vilipender. Ces réflexions, que les convenances de la scène nous suggèrent ici, sont déjà venues à l’esprit de plusieurs des commentateurs qui nous ont précédé ; aucun n’a mieux envisagé la question, que celui qui a dit à ce sujet que la meilleure satire qu’on puisse faire des mauvais poètes, c’est de donner de bons ouvrages. Il est fâcheux toutefois que l’auteur de cette remarque, qui, par la finesse de son esprit et la sublimité de son génie, était, plus que personne, à même d’user de cette sorte de vengeance, n’ait pas toujours pris cette maxime pour règle de conduite. Mieux eût valu pour sa gloire, comme pour nos plaisirs, qu’il eût employé à composer quelque autre poème dramatique le temps qu’il consacra à mettre Fréron en scène (13).
Menage, quelque piquante que fût l’attaque de Molière, sut se tirer avec beaucoup d’esprit et d’adresse de la fausse position où tout autre serait probablement demeuré. Il ne voulut pas se reconnaître dans le personnage de Vadius, ne laissa pas apercevoir la moindre marque de mécontentement contre l’auteur, et fut même des premiers à rendre justice au mérite de cet ouvrage ; car, allant voir madame de Rambouillet, après la première représentation, à laquelle cette dame avait assisté, il se borna à lui répondre, lorsqu’elle lui dit, « Souffrirez-vous que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte ? – Madame, j’ai vu la pièce, elle est parfaitement belle ; on n’y peut trouver rien à redire ni à critiquer[257]. » Il est probable que Molière, touché de la mesure d’une telle conduite, désavoua, par égard, qu’il eût eu l’intention de le mettre en scène, comme Menage prétend qu’il le fit[258].
Mais Cotin, sur lequel le ridicule avait été plus abondamment et plus directement déversé, fut tellement loin de prendre aussi bien la chose, « qu’il demeura, dit Bayle, consterné de ce coup ; qu’il se regarda et qu’on le considéra comme frappé de la foudre ; qu’il n’osait plus se montrer ; que ses amis l’abandonnèrent ; qu’ils se firent une honte de convenir qu’ils eussent eu avec lui quelques liaisons, et, qu’à l’exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas connaître cet ancien ministre d’Apollon et des neufs sœurs, proclamé indigne de sa charge et livré au bras séculier des satiriques[259]. »
Exemple effrayant du néant des réputations de coteries, cet homme, si aveuglément admiré, si pompeusement vanté, mourut ignoré, en janvier 1682 ; et « il y a toute apparence, dit encore Bayle, que le temps de sa mort serait inconnu, si la réception de monsieur l’abbé Dangeau, son successeur à l’Académie française, ne l’avait notifié. » Enfin, contre l’usage constamment suivi jusque-là, et qu’on n’a jamais songé à violer depuis, son nom fut à peine prononcé dans le discours du récipiendaire, et le directeur de l’Académie garda sur son compte le plus profond silence. On peut donc regarder ce quatrain, qui vit alors le jour, comme sa seule oraison funèbre :
Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin ?
Cotin a fini ses jours,
Trissotin vivra toujours.
Un de ces anecdotaires sous la plume desquels le récit le plus vrai prend toujours, parles détails, l’apparence d’un roman, a dit que le chagrin que Cotin avait ressenti de se voir ainsi traité l’avait conduit au tombeau. L’abbé d’Olivet et Voltaire se sont trop légèrement faits les échos de ce bruit ridicule. Cotin mourut dix ans après la représentation des Femmes savantes, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. L’on voit que si c’est au chagrin qu’il faut attribuer sa mort, il fut pour lui, comme le café pour Voltaire, un poison lent.
Après le succès des Femmes savantes, les amis de Molière renouvelèrent auprès de lui les tentatives qu’ils avaient déjà infructueusement faites pour le déterminer à renoncer à la profession de comédien et à se livrer entièrement aux lettres. L’Académie française offrait à ce prix une place à l’auteur du Misanthrope et du Tartuffe. Boileau fut chargé de cette négociation auprès de son ami : «Votre santé, lui dit-il, dépérit, parce que le métier de comédien vous épuise ; que n’y renoncez-vous ? – Hélas ! lui répondit Molière en soupirant, c’est le point d’honneur. – Et quel point d’honneur ? répliqua Boileau. Quoi ! vous barbouiller le visage d’une moustache de Sganarelle, pour venir sur un théâtre recevoir des coups de bâton ; voilà un beau point d’honneur pour un philosophe comme vous ! » Ce point d’honneur consistait à ne pas abandonner plus de cent personnes que ses travaux faisaient vivre, et qui seraient tombées dans la misère s’il eût quitté le théâtre[260]. C’est aussi l’excuse qu’il faisait valoir lorsqu’on lui reprochait de se livrer quelquefois à un genre de compositions qui n’était pas toujours digne de son génie : « Si je travaillais pour l’honneur, disait-il, mes ouvrages seraient tournés tout autrement. Mais il faut que je parle à une foule de peuple et à peu de gens d’esprit pour soutenir ma troupe : ces gens-là ne s’accommoderaient nullement d’une élévation continuelle dans le style et dans les sentiments[261]. » Mais ces touchants sacrifices que cet homme généreux ne balançait pas à faire pour ses camarades ne lui assuraient pas toujours leur zèle et leur reconnaissance ; aussi s’écrie-t-il dans son Impromptu de Versailles : « Les étranges animaux à conduire que des comédiens. »
On avait eu plus de succès à la fin de l’année précédente dans les démarches qu’on avait faites pour le réconcilier avec sa femme. Molière se vit père pour la troisième fois, le 15 septembre 1672 ; mais il eut la douleur de perdre cet enfant le 11 du mois suivant[262] (14). Le 17 février précédent, Madeleine Béjart, sa belle-sœur et le premier objet de son amour, avait également terminé sa carrière (15).
L’état de sa poitrine devint plus inquiétant chaque jour ; le parti qu’il avait pris pour complaire à sa femme de se soustraire au régime sévère qu’il avait observé jusque-là, le fit cruellement empirer. Ce fut précisément dans ce moment où tout autre se serait empressé de recourir aux médecins qu’il leur porta le coup le plus redoutable. Le Malade imaginaire, ce chant du cygne, fut représenté le 10 février 1673 ; mais, hélas ! la Faculté devait être trop tôt vengée.
Le succès de ce dernier ouvrage ne fut pas un seul instant incertain ; cependant, une plaisanterie grossière qu’il renfermait choqua le premier jour les spectateurs. Béralde, dans la scène où il congédie monsieur Fleurant, l’apothicaire de son frère, lui disait : Allez, Monsieur, on voit bien que vous avez coutume de ne parler qu’à des c... Le parterre manifesta son improbation ; et, à la seconde représentation, Béralde fit subir à sa phrase cette variante ingénieuse : Allez, Monsieur, on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages. « C’est dire la même chose », comme le fait observer Boursault, qui rapporte cette anecdote ; « mais le dire plus finement[263]. »
Si l’on en croit une ancienne tradition de Lyon, Molière, pendant le séjour qu’il y fit avec sa troupe en 1653, passant un jour dans la rue Saint-Dominique de cette ville, aperçut, sur le seuil de la boutique d’un apothicaire, un homme dont la figure pharmaceutique le frappa. « Monsieur ; monsieur ; comment vous nommez-vous ? lui dit-il en l’abordant. – Pourquoi ?... Mais... » – Molière insiste. « Eh bien ! je m’appelle Fleurant ! – Ah ! Je le pressentais, que votre nom ferait honneur à l’apothicaire de ma comédie ; on parlera longtemps de vous, M. Fleurant ! » Suivant cette croyance des Lyonnais, ce serait cette plaisanterie qui lui aurait fourni ce nom[264]. Cette anecdote, recueillie par les historiens du département du Rhône, a été racontée par le petit-fils de ce monsieur Fleurant à un de nos plus savants bibliographes qui nous l’a transmise. Mais nous sommes porté à croire que ce descendant du prétendu interlocuteur de Molière ne la tenait pas de son grand-père lui-même, et qu’il n’était que l’écho d’un conte populaire ; car, comment supposer que Molière songeât dès lors à son Malade imaginaire, qui ne fut joué que vingt ans plus tard ? Il est plus naturel de penser que, pour donner à son personnage un nom significatif, il avait fait choix du participe présent du verbe fleurer (sentir, exhaler une odeur), alors très usité. La plaisanterie est d’assez mauvais goût ; mais elle a pour nous le grand mérite de la vraisemblance.
Le jour de la quatrième représentation de cette riante production[265], le 17 février 1670, premier anniversaire de la mort de Madeleine Béjart, sa belle-sœur, Molière, qui remplissait le rôle d’Argan, se sentit plus malade que de coutume. Baron et tous ceux qui l’entouraient le sollicitèrent en vain de ne pas jouer : « Comment voulez-vous que je fasse ? leur répondit-il ; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre, que feront-ils si l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant absolument[266]. » Il fut convenu seulement que la représentation aurait lieu à quatre heures précises. Sa fluxion le fit si cruellement souffrir, qu’il lui fallut faire de grands efforts intérieurs pour achever son rôle. Dans la cérémonie, au moment où il prononça le mot juro, il lui prit une convulsion qui put être aperçue par quelques spectateurs, et qu’il essaya aussitôt de déguiser par un rire forcé[267] (16). La représentation ne fut pas interrompue ; mais immédiatement après ses porteurs le transportèrent chez lui, rue de Richelieu. Là, sa toux le reprit avec une telle violence, qu’un des vaisseaux de sa poitrine se rompit. Dès qu’il se sentit en cet état, il tourna toutes ses pensées vers le ciel[268], et demanda un prêtre pour recevoir les secours de la religion. Deux ecclésiastiques de Saint-Eustache s’étant refusés à venir lui administrer les sacrements, il s’écoula quelque temps avant qu’on en trouvât un troisième, plus pénétré des devoirs de son ministère[269]. Mais, pendant ces démarches, Molière perdit l’usage de la parole, fut bientôt suffoqué par l’abondance du sang qu’il rendait par la bouche, et expira entouré des siens et de deux pauvres sœurs de la Charité qui venaient quêter à Paris pendant le carême, et trouvaient chaque année, chez l’auteur du Tartuffe, une touchante hospitalité[270].
LIVRE QUATRIÈME
Le siècle de Louis, le siècle des beaux-arts,
N’accorda qu’à regret, vaincu par la prière,
Du pain au grand Corneille, une tombe à Molière.
M. C. DELAVIGNE.
Molière était mort sans les secours de la religion. Mais le coupable fanatisme de deux prêtres avait été, comme on l’a vu, la seule cause de cette sorte d’abandon ; car il avait appelé de tous ses vœux les saintes consolations ; ses derniers regards s’étaient tous portés vers le ciel. Rien toutefois ne put lui faire trouver grâce auprès d’un prélat fameux. L’archevêque de Paris, Harlay de Champvalon, que ses débauches menèrent au tombeau, et qui cherchait à racheter, par une barbare intolérance, toutes les bassesses de sa vie, voulut que celui dont la carrière entière n’avait été qu’une bonne œuvre, dont la mort avait été celle d’un vrai chrétien, demeurât sans sépulture[271] (1). Le comédien vertueux ne put trouver grâce auprès de ce comédien hypocrite. Cette persécution posthume arracha ces vers à l’indignation de Chapelle :
Puisqu’à Paris on dénie
La terre après le trépas.
À ceux qui, pendant leur vie,
Ont joué la comédie,
Pourquoi ne jette-t-on pas
Les bigots à la voirie ?
Ils sont dans le même cas[272].
Mademoiselle Molière, au moment de la mort de son mari, garda un maintien qui, s’il n’était pas celui d’une douleur sincère et profonde, témoignait du moins qu’elle était fière encore de porter un tel nom. « Quoi ! s’écria-t-elle ; on refusera la sépulture à celui qui, dans la Grèce, eût mérité des autels[273] ? « Elle alla à Versailles, se jeter aux pieds du Roi, et se plaindre de l’injure qu’on faisait à la mémoire de son mari. Mais, emportée par une sincérité irréfléchie, elle indisposa un peu Louis XIV, en lui disant que si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même. L’argument était trop sans réplique pour ne pas paraître inconvenant à une oreille habituée aux flatteries des courtisans. Pour surcroît de malheur, elle s’était fait accompagner par le curé d’Auteuil, afin qu’il témoignât des bonnes mœurs du défunt ; et ce pasteur, au lieu de s’en tenir à cette mission, entreprit mal à propos de se justifier d’une accusation de jansénisme dont il croyait qu’on l’avait chargé auprès du Roi. Ce contretemps acheva de tout gâter. Le prince les congédia assez brusquement l’un et l’autre, en disant à mademoiselle Molière, que l’affaire dont elle lui parlait dépendait de l’archevêque de Paris[274].
Toutefois, comme la désobligeante maladresse de la femme ne diminuait en rien l’estime que Louis XIV avait pour la mémoire du mari, il ordonna secrètement à Harlay de Champvalon de lever sa défense contre l’inhumation de Molière. Celui-ci ne s’exécuta qu’à moitié ; car il prescrivit au curé de Saint-Eustache, paroisse du défunt, de refuser son ministère à cette cérémonie funèbre. Il fut convenu que le corps, accompagné de deux ecclésiastiques, serait conduit directement au cimetière, sans être présenté à l’église[275].
Le jour désigné pour les funérailles, une foule de gens du peuple se réunit devant la maison de Molière, en manifestant des intentions hostiles. Il est plus que probable que les tartuffes et les ennemis de ce grand homme n’étaient pas étrangers à ce rassemblement. Sa veuve en fut épouvantée. On lui donna le conseil de jeter de l’argent à cette populace ; elle n’hésita pas, et une somme de mille francs environ, semée par les fenêtres, changea ses dispositions tumultueuses. Ces mêmes individus qui étaient venus pour troubler l’enterrement du grand homme, accompagnèrent silencieusement ses restes. Le corps fut conduit, le 21 février au soir, au cimetière de Saint-Joseph, rue Montmartre, par deux prêtres et un cortège de cent personnes, composé de tous les amis de Molière, et de tous ceux qui l’avaient particulièrement connu, portant chacun un flambeau[276]. Contre l’usage du temps, on ne fit entendre aucun chant funèbre[277].
On a déjà fait observer que ce ne fut pas dans l’ombre que Garrick fut conduit à sa dernière demeure ; une foule de carrosses accompagnèrent sa cendre aux caveaux de Westminster : et Garrick n’était cependant que l’interprète habile du génie.
Si l’on put craindre que notre premier comique n’obtint pas un tombeau, on ne fut pas exposé à avoir les mêmes inquiétudes pour une épitaphe ; car à peine fut-il mort, qu’on en fit courir avec profusion dans Paris. La plus remarquable de toutes est celle que les regrets de l’amitié inspirèrent à La Fontaine :
Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.
Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis, et j’ai peu d’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts
Pour un longtemps, selon toute apparence,
Térence, et Plaute, et Molière sont morts.
Chapelle montra également la plus vive douleur à la mort de son ami. « Il crut avoir perdu toute consolation, tout secours, dit Grimarest ; et il donna des marques d’une affliction si vive, que l’on doutait qu’il lui survécût longtemps[278]. »
Les camarades de Molière ne sentirent pas moins toute l’étendue de la perte qu’ils venaient de faire. Leur théâtre demeura fermé pendant six jours, et ils ne le rouvrirent que le 24 février, par le Misanthrope. Les représentations du Malade imaginaire, suspendues par la mort d’Argan, reprirent le 3 mars suivant (2). Ce fut Rosimont, transfuge de l’hôtel de Bourgogne, qui assuma la tâche difficile de remplacer Molière dans ce rôle.
Cette charmante comédie continua à leur attirer la foule. Mais peu d’entre eux se souciaient de rester sous la direction de mademoiselle Molière : aussi, à la rentrée de Pâques, vit-on les représentations suspendues par suite de l’émigration de Baron, de La Thorillière, de Beauval et de sa femme, qui avaient des rôles dans beaucoup de pièces, et que l’hôtel de Bourgogne venait d’engager. Pour comble d’infortune, la salle du Palais Royal fut accordée à Lulli, qui avait obtenu le privilège pour la représentation des tragédies lyriques. Sans théâtre et sans premiers sujets, mademoiselle Molière fut obligée de recourir aux bontés du Roi, qui, par égard pour le nom qu’elle portait, autorisa sa troupe à s’installer dans la salle d’opéra que le marquis de Sourdeac avait fait construire rue Mazarine, vis-à-vis la rue Guénégaud. Dans la même année, on y réunit celle du Marais ; et, sept ans plus tard, en 1680, la troupe de l’hôtel de Bourgogne vint également s’y fondre. Il n’y eut plus dès lors, à Paris, qu’une société de Comédiens Français sous le titre de Troupe du Roi[279].
Molière mourut âgé de cinquante et un ans un mois et deux jours. C’est dans la force de son talent, qu’il fut enlevé à ces nobles travaux qui firent la gloire de son nom et la consolation de sa vie. Sans cette mort prématurée, que de chefs-d’œuvre eussent encore enrichi notre scène ! Que de sujets se présentaient à son génie, inépuisable comme les ridicules des hommes ! Sans sortir de la cour, n’avait-il pas à peindre encore, comme il l’avait dit dans son Impromptu de Versailles, « ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l’un l’autre ? ces adulateurs à outrance ? ces flatteurs insipides qui n’assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce ? ceux qui sont toujours mécontents de la cour ? ces suivants inutiles ; ces incommodes assidus ; ces gens qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche et courent à tous ceux qu’ils voient, avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d’amitié ? Oui, Molière, dit-il lui- même, aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste[280]. »
Si l’on ne savait qu’il ignorait en écrivant le travail et la peine, on pourrait, en songeant à sa trop courte carrière, s’étonner du nombre des pièces qu’il a composées, avec d’autant plus de raison que son service de valet-de-chambre du Roi et la direction de sa troupe ne devaient lui laisser que peu de loisirs. Encore lui fallait-il en consacrer une partie à l’étude de ses rôles. Il joua dans presque tous ses ouvrages ; ce fut lui qui créa Mascarille de l’Étourdi et des Précieuses ridicules, Albert du Dépit amoureux, Sganarelle du Cocu imaginaire, de l’École des maris, du Mariage forcé, du Festin de Pierre, de l’Amour médecin et du Médecin malgré lui, don Garcie, Éraste des Fâcheux, Arnolphe de l’École des femmes, Molière de l’Impromptu de Versailles, Moron et Lyciscas de la Princesse d’Élide, Alceste du Misanthrope, don Pèdre du Sicilien, Orgon du Tartuffe, George Dandin, Harpagon de l’Avare, Pourceaugnac, Clitidas des Amants magnifiques, Jourdain du Bourgeois gentilhomme, Zéphyre de Psyché, Géronte des Fourberies de Scapin, Argan du Malade imaginaire.
Il remplissait également lès fonctions d’orateur de la troupe ; et ses contemporains se sont généralement accordés à dire qu’il affectionnait beau coup cet emploi, parce qu’il lui fournissait l’occasion de haranguer souvent le parterre. Chapuzeau nous apprend en quoi consistait cette charge. « C’est, dit-il, à l’orateur de faire la harangue... Le discours qu’il vient faire à l’issue de la comédie a pour but de captiver la bienveillance de l’assemblée. Il lui rend grâce de son attention favorable, il lui annonce la pièce qui doit suivre celle qu’on vient de représenter, et l’invite à la venir voir par quelques éloges qu’il lui donne ; et ce sont là les trois parties sur lesquelles roule son compliment. Le plus souvent il le fait court et ne le médite point, et quelquefois aussi il l’étudie, quand ou le Roi, ou MONSIEUR, ou quelque prince du sang se trouve présent. Il en use de même quand il est besoin d’annoncer un pièce nouvelle qu’il est besoin de vanter ; dans l’adieu qu’il fait au nom de la troupe le vendredi qui précède le premier dimanche de la Passion et à l’ouverture du théâtre après les fêtes de Pâques, pour faire reprendre au peuple le goût de la comédie. Dans l’annonce ordinaire l’orateur promet aussi de loin des pièces nouvelles de divers auteurs pour tenir le monde en haleine et faire valoir le mérite de la troupe, pour laquelle on s’empresse de travailler...
« Ci-devant, quand l’orateur venait annoncer, toute l’assemblée prêtait un très grand silence, et son compliment, court et bien tourné, était quelquefois écouté avec autant de plaisir qu’en avait donné la comédie. Il produisait chaque jour quelque trait nouveau qui réveillait l’auditeur, et marquait la fécondité de son esprit, et soit dans l’annonce, soit dans l’affiche, il se montrait modeste dans les éloges que la coutume veut que l’on donne à l’auteur et à son ouvrage, et à la troupe qui le doit représenter » (3).
« Molière, dit le même historien, ne composait pas seulement de beaux ouvrages, il s’acquittait aussi de son rôle admirablement. Il faisait un compliment de bonne grâce, et était à la fois bon poète, bon comédien et bon orateur, le vrai trismégiste du théâtre. Mais outre les grandes qualités nécessaires au poète et à l’acteur, il possédait celles qui font l’honnête homme. Il était généreux et bon ami, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu’on lui donnait, savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir[281]. »
Il ne nous est parvenu aucune donnée sur la fortune de Molière. Nous ignorons s’il laissa à sa mort quelques biens-fonds. Après son retour à Paris, il demeura successivement rue Saint-Honoré, vis-à-vis le Palais-Royal ; dans la même rue, plus près de Saint-Eustache ; rue Saint-Thomas-du-Louvre, et rue de Richelieu dans la maison aujourd’hui numérotée 34[282]. Mais il n’était que locataire des propriétés qu’il habita (4). Il n’avait également qu’à loyer la maison d’Auteuil, qui lui servait d’asile contre les poursuites des fâcheux et les tourments domestiques[283]. Il est probable que sa générosité, son esprit de bienfaisance et les dispositions de sa femme à la dépense ne lui permirent pas de faire de très grandes économies. Il est certain du moins que grâce aux succès de sa troupe et à la fréquente représentation de ses ouvrages, il vécut dans une aisance brillante, surtout pour le temps. Il avait quatre parts de sociétaire dans les bénéfices de son théâtre ; une pour sa femme, une comme acteur et deux comme auteur[284]. On s’est généralement accordé à dire que ses revenus se montaient à vingt-cinq ou trente mille livres, somme considérable au dix-septième siècle[285].
Mademoiselle Molière ne conserva pas longtemps ce respect que toute femme se doit à elle-même, mais qu’elle devait plus particulièrement à la mémoire de son mari. Nous l’avons vue, il est vrai, solliciter vivement pour les restes de Molière l’abri d’une tombe, mais c’était l’amour-propre et non la douleur qui la guidait dans ces démarches. D’ailleurs, si l’on en croit l’historienne de sa vie, les derniers devoirs sont toujours ceux qu’une épouse-rend avec le plus de plaisir à la mémoire de son mari[286]. Elle osa remonter sur la scène peu de jours après la perte qu’elle et la France venaient de faire[287]. Ce révoltant mépris de toutes les convenances aide beaucoup à faire la part des regrets et celle d’une vanité ostenteuse dans le fait suivant, rapporté avec une admiration un peu crédule par Titon du Tillet : « La veuve de Molière fit porter une grande tombe de pierre qu’on plaça au milieu du cimetière de Saint-Joseph, où on la voit encore (1732). Cette pierre est fendue par le milieu ; ce qui fut occasionné par une action très belle et très remarquable de cette demoiselle. Deux ou trois ans après la mort de Molière, il y eut un hiver très froid. Elle fit voiturer cent voies de bois dans ledit Cimetière, lequel bois fut brûlé sur la tombe de son mari pour chauffer tous les pauvres du quartier : la grande chaleur du feu ouvrit cette pierre en deux. Voilà ce que j’ai appris, il y a environ vingt ans, d’un ancien chapelain de Saint-Joseph, qui me dit avoir assisté à l’enterrement de Molière, et qu’il n’était pas inhumé sous cette tombe, mais dans un endroit plus éloigné attenant à la maison du chapelain[288]. »
Les intrigues amoureuses de cette veuve inconsolable se croisèrent avec une nouvelle activité. À cette époque de sa vie, on voit figurer parmi ses adorateurs un sieur Du Boulay, qui réunissait les principales vertus des amants de ces sortes de femmes, l’opulence et la prodigalité. Personne plus que mademoiselle Molière n’estimait ces qualités : aussi accueillit-elle gracieusement celui qui en était doué. Mais comme par un excès de modestie elle se méfiait de son propre talent, elle eut recours dans cette occasion aux lumières et à l’expérience d’une honnête personne nommée la Châteauneuf pour savoir la conduite qu’elle avait à tenir avec ce nouvel aspirant. Cette confidente, jugeant, d’après les détails qui lui furent donnés, Du Boulay assez épris pour ne pas être trop éloigné de l’épouser, lui recommanda expressément de forcer nature s’il le fallait, mais de demeurer cruelle.
Mademoiselle Molière remplit d’abord assez bien son rôle ; mais elle avait affaire à forte partie. Éclairé sur son projet par quelques mots. Du Boulay sembla très disposé à former une union avec elle, promit même de ne laisser écouler que peu de temps avant de lui donner son nom, enfin, joua si bien la bonne foi et l’amour, qu’on le rendit heureux par anticipation. L’amante trompée vit trop tard quels pièges sont sans cesse tendus à la vertu des femmes ; et sentant qu’il fallait renoncer à l’espoir de légitimer ses faiblesses pour le perfide, elle s’en consola en le ruinant et en formant d’autres liaisons.
Une de ses camarades, mademoiselle Guyot, entretenait depuis longtemps un commerce amoureux avec Guérin d’Estriché, comédien de la même troupe. Elle conçut le dessein de troubler cet accord et chercha à captiver l’amant de cette actrice. Heureux de trouver un prétexte pour rompre avec elle, Du Boulay, dès qu’il s’aperçut de ce manège, feignit la jalousie et la laissa tout entière à ses nouveaux projets de conquête[289].
Elle se trouva, à peu près dans le même temps, compromise, grâce à deux intrigantes et à sa mauvaise réputation, dans une aventure scandaleusement romanesque. Nous abrégeons le récit qu’en fait l’auteur de la Fameuse comédienne, qui n’a rien négligé pour faire connaître à fond la moralité de son héroïne.
Un président du parlement de Grenoble, nommé Lescot, séduit par les charmes et le talent de mademoiselle Molière, qu’il n’avait jamais vue qu’au théâtre, en était devenu éperdument amoureux. N’entrevoyant aucun moyen d’arriver directement à elle, il s’adressa à une dame Le Doux, dont l’honorable emploi consistait à lever les difficultés et à rapprocher les personnes. Ce diplomate femelle, qui ne connaissait nullement mademoiselle Molière, mais qui se serait reproché toute sa vie d’avoir perdu une aussi belle occasion de faire une dupe, se rappela qu’il y avait à Paris une fille entretenue, nommée La Tourelle, qui ressemblait parfaitement à l’idole du président Lescot. Elle fit donc espérer à celui-ci que, par ses soins et ses démarches, elle par viendrait à faire combler ses vœux. L’amoureux magistrat promit d’égaler sa générosité à son bonheur.
Madame Le Doux se concerta avec mademoiselle La Tourelle ; et, après un délai de quelques jours, qu’elle feignit d’avoir consacré à vaincre la résistance de la belle, elle prévint le président que l’objet de son amour consentait enfin à se rendre chez elle le lendemain, et qu’il pourrait l’y voir et l’y entretenir tête à tête. On devine aisément que notre amant, heureux en espérance, ne fut pas le dernier au rendez-vous. La Sosie de mademoiselle Molière y arriva en affectant ses airs et ses minauderies, et fit comprendre à son adorateur combien il devait être fier de lui avoir fait vaincre l’horreur qu’elle avait pour de tels lieux. Celui-ci, enivré de bonheur et d’amour, l’invita à déterminer elle-même le tribut de sa reconnaissance ; mais mademoiselle La Tourelle, laissant adroitement à sa complice le soin de dépouiller leur dupe, affecta le désintéressement et ne consentit à accepter qu’un collier d’un prix très modique. Tant de délicatesse ravit le pauvre président. Il ne manquait pas un seul jour d’aller au théâtre, admirer mademoiselle Molière, qui remplissait alors avec talent le rôle principal de la tragédie de Circé, de Thomas Corneille (5) ; mais il se gardait bien de lui parler ou même de lui adresser le moindre signe pour ne pas violer la défense qui lui en avait été faite ; de peur, avait-on dit, de fournir un prétexte à la médisance des autres actrices.
Cette intrigue continua ainsi pendant quelque temps ; mais, un jour que mademoiselle La Tourelle avait promis à Lescot de venir déjeuner avec lui chez madame Le Doux, elle manqua au rendez-vous. Son amant, inquiet et jaloux, après l’avoir attendue une partie de la journée, se rendit le soir à la comédie, malgré les instances de la duègne, qui semblait avoir un pressentiment de la catastrophe de ce roman. Il monta sur le théâtre, pour chercher à parler secrètement à sa belle. Mademoiselle Molière ne comprit rien à ses signes et ne fit aucune attention à ses discours, croyant avoir affaire à un fou. Enfin, la pièce terminée, il la suit dans sa loge et lui adresse les plus vifs reproches sur ce qu’elle a trompé son impatience. Mademoiselle Molière lui ayant ordonné de se retirer, sa colère éclata, et il s’emporta contre elle au point de lui prodiguer les plus injurieuses invectives devant plusieurs comédiennes qu’elle avait fait appeler ; il poussa même la fureur jusqu’à lui arracher le collier qu’elle portait, et qu’il croyait être celui dont il avait fait emplette. On envoya chercher un commissaire et la garde, et le président fut conduit en prison.
Le lendemain, il en sortit sous caution, et soutint tout ce qu’il avait avancé la veille, prétendant toujours avoir eu le droit d’en agir ainsi avec une femme dont il était l’amant, et qui semblait ne lui témoigner que par le mépris sa reconnaissance pour les soins qu’il avait eus d’elle. De son côté, l’actrice outragée demandait une réparation formelle ; elle fit même commencer une information, et voulut être confrontée avec l’orfèvre chez qui le président et sa maîtresse étaient allés acheter un collier. L’orfèvre déclara la reconnaître, tant sa ressemblance avec mademoiselle La Tourelle était étonnante. Cette circonstance, jointe à la célébrité galante de mademoiselle Molière, commençait à convaincre beaucoup de personnes de la véracité de l’assertion de Lescot, quand, par bonheur pour elle, on parvint à arrêter madame Le Doux, qui s’était jusque-là dérobée à toutes les recherches de la justice. Elle découvrit la retraite de sa complice, et rien ne s’opposa plus à la complète instruction de ce procès.
Une sentence du Châtelet, du 17 septembre 1675, condamna le président Lescot à faire à mademoiselle Molière une réparation verbale en présence de témoins, et les deux intrigantes à subir nues la peine du fouet devant la porte du Châtelet et devant la maison de mademoiselle Molière, et en outre à un bannissement de trois ans de la ville de Paris.
Madame Le Doux subit seule son jugement, qui, sur son appel, avait été confirmé par le parlement, le 17 octobre suivant. La Tourelle était parvenue à s’évader[290] (6). Un auteur dont le nom ne nous est pas parvenu reproduisit toutes les situations de ce roman, dans un drame qui ne fut pas représenté, la fausse Clélie. Thomas Corneille y fit aussi allusion dans sa comédie de l’Inconnu, et la présence de mademoiselle Molière, qui y remplissait un rôle, dut donner du piquant aux représentations de cette pièce[291] (7).
On a déjà fait remarquer que cette trame scandaleuse, que cette fille perdue chargée de représenter une autre femme et d’abuser des yeux crédules par sa ressemblance avec elle, que ce collier, une des pièces les plus importantes de ce procès, en rappellent un autre trop célèbre où le nom d’une reine infortunée se trouva injustement compromis avec ceux d’une intrigante et d’un prélat, dont le rôle fut sinon ce lui d’un fripon, du moins celui d’une dupe imprudente. L’évasion de madame de La Motte donne encore à son histoire et à celle de La Tourelle une plus grande conformité.
On se figure facilement combien l’issue de ce procès dut rendre mademoiselle Molière triomphante. Elle en ressentit d’autant plus de joie qu’elle espéra faire croire que tous les bruits qui avaient précédemment couru sur elle n’étaient pas plus fondés. Elle continua ses poursuites auprès de Guérin, et fit valoir à ses yeux le brevet de vertu que le Châtelet venait de lui octroyer. Cet acteur, qui regardait comme une fortune pour lui de devenir son époux, abandonna mademoiselle Guyot ; il parut si passionné et si soumis auprès de sa nouvelle maîtresse, et la mit dans une position si critique pour une veuve, qu’elle fut forcée, pour ne pas achever de se perdre dans l’opinion publique, de donner en toute hâte sa main à cet homme, dont l’esprit et la réputation n avaient rien d’assez attrayant pour devoir faire renoncer au nom de Molière. Mais la grossesse prématurée dont parle la Fameuse comédienne et le penchant prononcé que lui suppose le quatrain suivant donnent l’explication de cette manière d’agir :
Les grâces et les ris règnent sur son visage ;
Elle a l’air tout charmant et l’esprit tout de feu.
Elle avait un mari d’esprit qu’elle aimait peu ;
Elle en prend un de chair qu’elle aime davantage[292].
Leur mariage fut célébré le 31 mai 1677[293]. Mais le sacrement rendit à Guérin tout son esprit de domination ; et sa femme, qui voulait être applaudie en tout, n’être contredite en rien[294], s’aperçut, mais trop tard, que son esclave deviendrait son maître. Peut-être commença-t-elle alors à regretter sincèrement Molière.
Elle continua de faire l’agrément de la scène jusqu’au 14 octobre 1694, époque à laquelle elle prit sa retraite avec une pension de mille livres. Retirée dans son ménage, elle y mena, disent les auteurs de l’Histoire du Théâtre Français, une conduite exemplaire, retour tardif sur elle-même, auquel ses quarante-neuf ans étaient malheureusement de son mérite[295]. Elle termina sa carrière le 30 novembre 1700[296]. Son mari ne mourut que vingt-huit ans plus tard. Il avait perdu vers la fin de 1707, ou au commencement de 1708, un fils issu de leur mariage, qui refit et acheva Mélicerte. Le triste succès de cet essai apprit au téméraire que son père avait bien pu succéder au mari, mais qu’il ne lui appartenait pas, à lui, de refaire et de continuer l’auteur.
Des trois enfants que Molière avait eus, un seul lui survécut ; c’était sa fille : elle était grande et bien faite ; peu jolie, mais en revanche très spirituelle. Elle se trouvait au couvent lors du second mariage de sa mère, qui espérait l’y voir rester à jamais. Cette jeune personne ayant témoigné une aversion insurmontable pour l’état religieux, mademoiselle Guérin fut obligée de l’en retirer. Ce fut un grand crève-cœur pour sa coquetterie : une fille déjà formée était comme un acte de naissance qui la suivait incessamment. Celle-ci s’aperçut de son dépit ; aussi Chapelle, qui depuis la mort de Molière avait à peu près perdu de vue et la mère et la fille, lui demandant un jour l’âge qu’elle avait : « Quinze ans et demi, lui répondit-elle tout bas ; mais, ajouta-t-elle en souriant, n’en dites rien à maman. » Lasse d’attendre un parti du choix de sa mère, elle se laissa enlever vers 1685 ou 1686, c’est-à-dire de vingt à vingt et un ans par le sieur Rachel de Montalant, homme d’une quarantaine d’années, et veuf avec quatre enfants. Mademoiselle Guérin commença quelques poursuites. Mais des amis communs accommodèrent l’affaire. Ils s’unirent, et allèrent habiter Argenteuil, où madame de Montalant mourut le 23 mai 1723, et son mari le 4 juin 1738, sans avoir eu d’enfants de leur mariage[297] (8). Ainsi s’éteignit la descendance de Molière.
Si la profession de comédien ne l’avait pas destitué de l’estime de gens distingués par leur rang et leur esprit, si le grand Condé, le duc de Vivonne et d’autres grands seigneurs se faisaient, comme on l’a vu, un plaisir de le fréquenter, l’Académie crut se compromettre en le recevant dans son sein. La Motte a cependant répété plus d’une fois que cette compagnie, à l’instigation de Colbert, l’avait, peu de temps avant sa mort, désigné pour remplir la première place qui viendrait à vaquer, et que le futur académicien avait, par suite de cet arrangement, promis de ne plus paraître que dans des rôles de haut comique[298]. Nous ignorons si cette convention a réellement existé ; mais cela est peu vraisemblable ; car nous demanderons, ainsi qu’on l’a déjà demandé, quelle différence essentielle on doit faire entre l’acteur qui reçoit des coups de bâton et celui qui les donne.
Un des auteurs de nos jours qui ont fait valoir le plus de droits à une partie de la succession de Molière, M. Picard a dit dans une excellente notice sur l’auteur du Joueur : « Regnard ne fut point de l’Académie. C’est surtout aux poètes comiques que l’entrée du temple semble avoir été interdite. Je ne sais quel écrivain spirituel a prétendu qu’on ferait une Académie bien complète de tous les bons auteurs qui ne furent pas académiciens. Regnard y tiendrait une belle place au-dessous de Molière, et entouré de Le Sage, Piron, Du Fresny, Bruéys, Palaprat, Dancourt, d’Allainval, et Beaumarchais. » On peut encore ajouter à ces noms ceux de Baron, Le Grand, Fagan, Collé, Saint-Foix et Fabre d’Églantine (9).
Les académiciens du dix-septième siècle cherchèrent à faire oublier le ridicule de leurs devanciers. Le buste de Molière fut placé dans leur enceinte avec cette inscription proposée par Saurin,
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.
Neuf ans auparavant ils avaient payé un autre tribut tardif à la mémoire de ce grand homme. En 1769, son éloge fut mis au concours, et le prix fut décerné à un littérateur misanthrope qui s’essaya dans plusieurs genres, mais qui, par un singulier contraste, serait aujourd’hui presque inconnu des lecteurs sans ses épigrammes en prose et ses éloges. Chamfort, aux ouvrages duquel des critiques qui ne pouvaient craindre de se condamner eux-mêmes ont reproché de pécher par excès d’esprit, sut s’affranchir du protocole usé de ces sortes de panégyriques, et apprécia dignement le génie de Molière dans un morceau rempli d’aperçus ingénieux dont la finesse n’exclut pas la profondeur. Parmi les rivaux qui lui disputèrent la couronne, on remarquait Bailly, qui depuis fut comme lui la victime de cette révolution dont ils avaient été les apôtres. Il obtint le troisième accessit. Mais son éloge ne valait rien ; un prix d’Académie ne saurait rien prouver : la plupart des ouvrages couronnés ne sont que des folies de jeunesse. Cet arrêt sévère fut porté par Bailly lui-même ; et personne, après avoir lu son ouvrage, ne sera tenté d’en appeler[299].
Pour donner plus de solennité à cette réparation posthume, l’Académie Française fit prendre, le jour de la lecture publique de l’Éloge de Chamfort, une place honorable à deux arrière-cousins de Molière ; M. Poquelin, vieillard plus qu’octogénaire, conseiller-référendaire en la Chancellerie du Palais, et M. l’abbé de La Fosse, fils d’une Poquelin et du commissaire La Fosse, le même qui assurait à Piron qu’il avait un frère homme d’esprit[300]. M. Poquelin mourut en 1772, sans postérité. Quant aux autres membres de cette famille, qui existaient encore à cette époque, nous croyons pouvoir affirmer qu’ils moururent avant l’année 1780. Depuis plus de quarante ans, le nom de Poquelin est éteint (10) ; celui de Molière vivra toujours.
En 1792, le champ du repos où les restes de l’auteur du Misanthrope avaient été déposés, Saint-Joseph, devint le siège d’une des sections de la commune de Paris. D’autres se décoraient des noms de Brutus et de Scévola ; celle-ci, par un patriotisme mieux entendu, préféra choisir ses patrons dans les fastes de notre gloire littéraire, et prit le titre de Section armée de Molière et de La Fontaine. Les administrateurs, mus par un louable sentiment d’admiration pour ces deux immortels écrivains, ordonnèrent que leurs cendres seraient exhumées, pour être déposées dans des monuments dignes de cette destination.
Le 6 juillet, on procéda aux fouilles ; mais il est à peu près certain que ce ne furent pas les ossements de La Fontaine qu’on retira ; il est douteux qu’on ait été plus heureux pour Molière (11).
Quoi qu’il en soit, les dépouilles funèbres qu’on recueillit comme étant celles des deux illustres amis ne reçurent pas les honneurs pour lesquels on avait troublé leur repos. Pendant sept ans, ces mânes précieux furent transportés successivement dans plusieurs lieux, où ils demeurèrent dans un profane abandon. Enfin, M. Alexandre Lenoir, conservateur des Monuments Français, rougissant pour notre patrie de sa coupable indifférence, obtint, par ses instantes démarches, la translation des deux cercueils aux Petits-Augustins ; elle eut lieu sans aucune pompe, le 7 mai 1799.
Le Musée des Monuments Français ayant été supprimé, le 6 mars 1817, les restes présumés de Molière et de La Fontaine, après avoir été présentés en grande pompe à l’église paroissiale de Saint-Germain-des-Prés, furent transportés au cimetière du Père-la-Chaise. C’est là que deux tombeaux voisins, dont les noms qu’ils portent sont le plus bel ornement, rappellent à l’étranger qui visite ces lieux deux des titres les plus incontestables de notre gloire littéraire. Puisse l’émotion que ces grands souvenirs font naître dans son cœur l’empêcher de remarquer la mesquinerie de l’hommage que leur patrie leur a rendu ! Puisse-t-elle surtout lui dérober cette épitaphe latine, dont l’auteur ignorait même l’âge auquel Molière cessa de vivre, et que la malignité publique attribue cependant à l’Académie des Inscriptions (12).
Ici finit notre rôle d’historien ; mais il nous reste encore à venger Molière de prétentions injustes et de reproches sans fondement. Déjà nous avons essayé de repousser les attaques que J.-J. Rousseau a dirigées contre lui et qui n’ont rien gagné à être reproduites par Mercier, dans son piquant Essai sur l’Art dramatique ; entreprenons encore de répondre à quelques autres de ses détracteurs.
L’envie et la médiocrité, qui, ne pouvant s’élever jusqu’aux hommes de génie, voudraient du moins les rabaisser jusqu’à elles, ont pré tendu que ce grand comique n’avait rien créé, et que ses pièces, souvent traduites, étaient le reste du temps imitées d’auteurs français et étrangers. Les Italiens surtout ont revendiqué, pour les imbroglios et les canevas de leur théâtre, l’honneur d’avoir fourni à Molière l’idée, le plan, les caractères et même le dialogue de la plupart de ses chefs-d’œuvre. Le Misanthrope, à les en croire, est un vol manifeste fait à leur scène. Ces prétentions ont cela de commode, qu’elles dispensent de les réfuter : « Soyez surtout bien en garde, a dit J.-B. Rousseau, contre ce que les Italiens, toujours admirateurs d’eux-mêmes, nous racontent des courses que Molière a faites sur leurs terres. Il n’y en a pas au monde de plus désertes ni de plus stériles que les leurs[301] ».
Nous ne prétendons pas nier cependant que Molière ait emprunté à ses devanciers des idées qu’il a su faire fructifier. Nos vieux écrivains ont été mis par lui à contribution avec un rare bonheur. Il n’a pas dédaigné surtout ce conteur plein de verve et d’originalité, Rabelais, qu’on ne lit plus assez depuis que Voltaire, qui a su faire son profit d’un grand nombre de ses plaisanteries, l’a condamné par un jugement aussi tranchant que superficiel ; « comme un gourmand, a dit un homme d’esprit, qui crache au plat pour en dégoûter ses convives. » Mais, qu’on prenne un seul instant la peine de rapprocher Molière des auteurs qu’il a mis à contribution, et l’on verra si imiter de la sorte ce n’est pas inventer.
Un critique dont l’Allemagne littéraire s’enorgueillit avec raison, M. Schlegel, dans son Cours de littérature dramatique, porte sur Molière un jugement plus que rigoureux. Nous nous bornerons à faire observer qu’un poète comique qui peint la plupart du temps les mœurs de son siècle et de son pays, ne saurait être jugé par des hommes d’un autre âge, nés dans d’autres contrées dont les goûts, les penchants, et par conséquent les travers et les ridicules, diffèrent essentiellement. Les brillants marquis du Misanthrope doivent paraître aussi faux à des Allemands que les vers de Gœthe et les noms de ses personnages paraissent barbares et anti-harmonieux aux Français qui ne savent pas les prononcer.
Mais ce n’est plus contre l’amour-propre rival d’auteurs étrangers, ou contre les erreurs d’un critique récusable qu’il nous faut maintenant défendre Molière. C’est de la sévérité, tranchons le mot, c’est de l’injustice avec laquelle Boileau, qui du reste ne cessa un seul instant de se montrer son ami sincère, jugea trop longtemps ses productions que nous devons chercher à le venger.
Du vivant de l’auteur du Misanthrope et du Tartuffe, Boileau ne parla guère que deux fois de lui dans ses ouvrages : la première, et c’est celle où l’éloge fut le plus délicat, pour lui demander
...Térence.
Sut-il mieux badiner que toi ?[302]
La seconde, pour lui dire :
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.[303]
Marmontel, qui se montre quelquefois prévenu contre Boileau, témoigne, ainsi que nous l’avons déjà dit, un étonnement spécieux de ce que cette facilité à rimer ait pu être regardée comme le principal mérite de Molière[304]. Nous n’imiterons pas dans sa fausse bonne foi, le critique de Nicolas, comme l’appelait Voltaire ; mais nous prendrons sur nous d’affirmer que notre satirique n’appréciait pas entièrement l’énergie entraînante et le génie profond et observateur de notre premier comique. La pureté du style était à ses yeux la première qualité, ou plutôt une qualité sans laquelle toutes les autres n’étaient rien. Chez lui cette exigence était d’autant plus impérieuse qu’elle se fondait sur l’amour-propre. Nul doute donc que Térence, toujours froid, mais toujours pur, délicat et châtié, n’ait séduit exclusivement Boileau, et ne l’ait rendu injuste envers le rival, envers le vainqueur du successeur de Plaute.
En 1674 parut l’Art Poétique. Molière n’y est point oublié ; mais, comme le dit M. Daunou dans son Discours préliminaire sur l’auteur de ce poème, « les huit vers qui le concernent mêlent à la louange une si rigoureuse censure, qu’on aimerait mieux pour Molière, et surtout pour Boileau, qu’ils n’y fussent pas : »
Étudiez la cour, et connaissez la ville,
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporte le prix,
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et, sans honte, à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.
Il nous serait doux de penser avec certains commentateurs de Boileau que le poète par le prix de son art a voulu dire la perfection absolue et non pas la perfection relative. Mais, nous le répétons, le législateur du Parnasse nous semble ici, et dans plus d’un autre endroit, donner une préférence marquée au comique latin[305]. Dire que Molière a, sans honte, à Térence allié Tabarin, c’est dire que, souvent au-dessous de Térence, il l’égale quelquefois, mais ne le surpasse jamais. Pour mieux justifier sa préférence, il a faussement prétendu que Molière s’était montré l’ami du peuple dans ses doctes peintures. Serait-ce dans le Misanthrope, dans le Tartuffe, dans l’Avare ou dans les Femmes savantes ? Dans lequel de ces chefs-d’œuvre a-t-il fait grimacer ses figures ? Tous ces traits ne pourraient donc tomber tout au plus que sur les farces de Molière, qu’il n’a jamais eu la prétention de donner pour de doctes peintures, mais dont Boileau a fait bien involontairement le plus bel éloge en disant qu’il n’y reconnaissait pas l’auteur du Misanthrope. Eût-il donc pu, notre immortel comique, se glorifier de cette variété féconde, des ressources inépuisables qu’il possédait, si la nature de son génie l’eût forcé à se servir du même pinceau, des mêmes couleurs, pour rendre et la fureur d’Alceste et le désespoir de George Dandin ? Boileau le voudrait-il blâmer de n’avoir pas toujours exercé son talent sur des sujets nobles et élevés ? Mais, J.-B. Rousseau l’a dit,
Aristophane, aussi-bien que Ménandre,
Charmait les Grecs assemblés pour l’entendre,
Et Raphaël peignit, sans déroger,
Plus d’une fois maint grotesque léger :
Ce n’est point là flétrir ses premiers rôles,
C’est de l’esprit embrasser les deux pôles,
Par deux chemins c’est tendre au même but,
Et s’illustrer par un double attribut.
Enfin, de quelque manière qu’on doive interpréter ce passage, on voit que Boileau, pour un jeu de scène, qui passe à la vérité les bornes voulues de la plaisanterie, a trouvé mille défauts qui se sont jusqu’à ce jour cachés à tous les yeux. Mais ce qu’on n’a pas encore remarqué, que nous sachions, c’est que ce critique, en relevant une inconvenance dans les œuvres de son ami et en leur prêtant d’innombrables imperfections, ajoute encore que sans ces imperfections, sans cette inconvenance, il eût PEUT-ÊTRE remporté le prix de son art... Le peut-être ne compromet-il pas beaucoup le goût du censeur qui craint tant de se compromettre ? Non ; il ne faut pas attacher à ce mot plus d’importance qu’il n’en mérite. Ce n’est pas la raison, ce n’est pas la justesse de l’idée qui l’ont fait entrer dans cette phrase ; c’est le seul besoin du vers : mais il faut avouer que jamais cheville n’a plus malheureusement dénaturé la pensée du versificateur qui l’a appelée à son secours.
On doit regretter que cet arrêt ait été porté contre Molière, quand ses restes étaient à peine refroidis. Boileau, il est vrai, dans son épître adressée, en 1677, à Racine[306], n’affaiblit par aucune censure les éloges qu’il accorda aux chefs-d’œuvre de son ami. Mais des éloges généraux ne pouvaient détruire l’effet de critiques particulières ; la plus belle réparation que Boileau ait faite de ce qu’on nous permettra d’appeler ses torts, est dans sa réponse à Louis XIV lui demandant quel était le plus grand écrivain de son siècle. « Sire, c’est Molière. – Je ne le croyais pas, répondit le Roi ; mais vous vous y connaissez mieux que moi[307]. » La réponse de Boileau l’honore ; celle de Louis XIV le fait aimer.
Nous n’ajouterons rien à ce noble aveu d’un rival : il parle plus haut que toutes les déclamations. Nous nous bornerons, en terminant cet essai, à faire remarquer l’influence sur son siècle de cet écrivain qui renversa le faux goût avant les Satires ; posa les règles de la comédie avant l’Art poétique ; le ramena à son véritable genre, l’imitation de la société ; découvrit son véritable but, la critique de nos ridicules et le châtiment de nos vices. Si des travers nouveaux succédèrent à ceux qu’il avait censurés, ce n’est point à lui, c’est au cœur humain qu’il faut s’en prendre. On a comparé avec raison les ridicules aux modes : on ne s’en corrige pas, on en change ; quant au vice, le poète comique peut le stigmatiser, mais non le détruire. Il résista aux chefs-d’œuvre de Molière : nous avons lieu de craindre que, comme eux, il ne vive toujours.
NOTES
Livre premier
(1) Voici la teneur de l’acte de baptême de Molière, inscrit sur les registres de la paroisse Saint-Eustache, et découvert par M. Beffara en 1821, époque jusqu’à laquelle tous ses biographes, à l’exception de Bret[308], l’ont fait naître en 1620 ou en 1621 :
« Du samedi, 15 janvier 1622, fut baptisé Jean, fils de Jean Pouguelin, tapissier, et de Marie Cresé, sa femme, demeurant rue Saint-Honoré ; le parrain, Jean Pouguelin, porteur de grains ; la marraine, Denise Lescacheux, veuve de feu Sébastien Asselin, vivant marchand tapissier. »
Le parrain, Jean Pouguelin, était aïeul paternel de Molière. Le véritable nom de cette famille était Poquelin ; mais les registres de l’état civil, fort mal tenus alors, portent tantôt Pouguelin, et tantôt Pocguelin, Poguelin, Poquelin, Pocquelin, et même Poclin, Poclain et Pauquelin.
Pendant l’impression de cette Histoire, il a paru une édition des Œuvres de Molière, précédées d’une Notice de M. Picard. Cet académicien pense que M. Beffara ne représentant qu’un acte de baptême, il faut s’en tenir à la version de Grimarest et des autres écrivains qui font naître Molière en 1620. Pour peu qu’on ait été condamné par le besoin de quelque document biographique à compulser les registres des paroisses au dix-septième siècle, on sait que quand un enfant n’était pas baptisé le jour de sa naissance, on en énonçait l’époque (né hier, ou né le...). L’absence de cette date doit donc faire supposer qu’il était né ce même jour, 15 janvier 1622. D’ailleurs, ce qui ne peut laisser de doute sur ce point, c’est que ses père et mère avaient été fiancés et mariés les 25 et 27 avril 1621, c’est-à-dire environ neuf mois auparavant. On objecterait en vain que Molière aurait pu être né avant le mariage. Outre que, d’après les rapprochements ci-dessus, ce fait est invraisemblable, l’acte de ses père et mère, inscrit aux registres de Saint-Eustache, ne porte aucune reconnaissance d’enfant né antérieurement, formalité qu’ils n’eussent certes pas négligée, qu’on ne néglige jamais en pareille circonstance, pour donner à l’enfant qui se trouve dans ce cas l’état et les droits d’enfant légitime.
(2) Grimarest, Voltaire, et tous les autres biographes de Molière, prétendent, d’après une tradition non interrompue, que la maison où est né notre premier comique est située sous les piliers des Halles (rue de la Tonnellerie, la seconde porte à gauche en entrant par la rue Saint-Honoré, aujourd’hui numérotée 3). Le 28 janvier 1799, M. Alexandre Lenoir, conservateur du Musée des Monuments Français, a, de concert avec le propriétaire de cette maison, fait placer sur la façade le buste de Molière, et une inscription portant : « Jean Poquelin de Molière est né dans cette maison en 1620. » Entre le buste et l’inscription on a peint la devise : Castigat ridendo mores. Mais l’acte de naissance découvert depuis et transcrit dans la note précédente, et ceux des frères et de la sœur de Molière, indiquent la demeure de leurs père et mère rue Saint-Honoré (dans quelques-uns on ajoute près de la Croix du Tiroir ou du Trahoir). Il est donc bien évident que la tradition est aussi inexacte sur le lieu que sur l’époque de la naissance de Molière. Peut-être a-t-il reçu le jour dans une maison près de la rue de la Tonnellerie, mais toujours est-il constant qu’elle était située rue Saint-Honoré. On pourrait penser, pour accorder ces actes authentiques et cette tradition incertaine, que ses parents habitaient la maison qui fait le coin de la rue Saint-Honoré et de celle de la Tonnellerie, mais rien ne le prouve d’une manière positive.
(3) La mère de Molière ne se nommait pas Anne Boutet, comme Voltaire l’a dit, ni Boudet, comme l’a prétendu Grimarest. L’acte de naissance de son fils, que nous venons de rapporter, son propre acte de fiançailles et de mariage inscrit aux registres de Saint-Eustache, les 25 et 27 avril 1621, l’acte de mariage de Molière inscrit aux registres de Saint-Germain-l’Auxerrois, le 20 février 1662, et son propre acte de décès ci-après relaté, prouvent d’une manière irrécusable qu’elle se nommait Marie Cressé. Son nom est écrit sur les registres tantôt Cressé, et tantôt Cresé, Cresez et de Cressé. Elle était d’une famille de tapissiers établis à la Halle. La sœur de Molière avait épousé un André Boudet, c’est ce qui aura donné lieu à cette erreur.
(4) Les parents de Molière investis de ces fonctions, furent, d’après un manuscrit faisant partie de la Bibliothèque Mazarine :
En 1647 Robert Poquelin, du corps de la mercerie.
En 1661 Louis Poquelin, mercier.
En 1663 Robert Poquelin, l’aîné, mercier.
En 1668 Guy Poquelin, drapier.
En 1685 Pierre Poquelin, mercier.
Bret dit aussi dans son Supplément à la Vie de Molière : « Un nommé Poquelin, Écossais, fut un de ceux qui composèrent la garde que Charles VII attacha à sa personne, sous le commandement du général Patilloc. Les descendants de ce Poquelin s’établirent les uns à Tournai, les autres à Cambrai, où ils ont joui longtemps des droits de la noblesse : les malheurs des temps leur firent une nécessité du commerce, dans lequel quelques-uns d’entre eux vinrent faire oublier leurs privilèges à Paris. »
(5) Pour la naissance des cinq autres enfants, voir la Dissertation sur J.-B. P. Molière, par M. Beffara, page 6.
Grimarest et Voltaire font entendre explicitement que Jean Poquelin était valet-de-chambre-tapissier chez le Roi à l’époque de la naissance de Molière. Ce fait est au moins très incertain ; car dans l’acte de naissance de son fils, transcrit Note I, il ne prend que la simple qualité de tapissier. On ne le voit y adjoindre pour la première fois celle de tapissier et valet-de-chambre ordinaire du Roi que dans l’acte de décès de sa femme du 11 mai 1632, transcrit ci-après Note 6.
(6) La mère de Molière mourut au mois de mai 1632. Voici la teneur de son acte de décès, découvert il y a peu de temps sur les registres de la paroisse Saint-Eustache, par M. Beffara, qui nous en a donné copie.
« Mardi, 11 mai 1632, convoi et service complet de 50 livres, pour deffuncte honorable femme Marie Cressé, vivante femme de honorable homme Jehan Pauquelin, marchand tapissier et valet-de-chambre ordinaire du Roi, demeurant rue Saint-Honoré, inhumée aux Innocents. »
Ce ne put être que Louis Cressé, marchand tapissier aux Halles, son grand-père maternel, inhumé à Saint-Eustache, le 5 octobre 1638, qui le mena aux représentations de l’hôtel de Bourgogne ; son grand-père paternel, Jean Poquelin, était mort le 14 avril 1826. (Dissertation sur J.-B. P. Molière, par M. Beffara, page 7, et note manuscrite du même).
(7) Bellerose (Pierre le Meslier) entra à l’hôtel de Bourgogne en 1629, où son talent le plaça bientôt au premier rang. Il créa avec succès le rôle de Cinna, et plusieurs autres des tragédies de Corneille ; il joua aussi d’original celui du Menteur ; le cardinal de Richelieu lui fit présent pour cette représentation d’un habit magnifique.
Outre les reproches d’afféterie adressés par Scarron à cet acteur, le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, nous apprend encore que Madame de Montbazon ne pouvait se résoudre à aimer M. de la Rochefoucauld, parce qu’il ressemblait à Bellerose, qui avait, disait-elle, l’air trop fade. Bellerose mourut au mois de janvier 1670. (Histoire du Théâtre Français, tom. V, p. 25 ; Lettre sur Molière insérée au Mercure de France, mai 1740 ; Galerie historique du Théâtre-Français, par M. Lemazurier, tom. I, p. 149 et suiv.).
Pour Gautier-Garguille, Gros Guillaume et Turlupin, voir ci-après la Note 18 de ce livre.
(8) Armand de Bourbon, prince de Conti, frère du grand Condé, né le 11 octobre 1629, mort à Pézenas, le 21 février 1666. Il épousa Anne Martinozzi, nièce du cardinal Mazarin. De protecteur de Molière il devint détracteur violent des spectacles. Il composa contre eux un ouvrage intitulé Traité de la comédie et des spectacles selon la tradition de l’église, Paris, 1667. Il est auteur de plusieurs autres écrits.
(9) François Bernier, né à Angers, écrivit des ouvrages de philosophie qu’on ne lit plus. Mais on trouve encore de l’intérêt à ses Voyages contenant la description des États du Grand Mogol, de l’ Indoustan, du royaume de Cachemire. Le Roi lui demandant à son retour quel était de tous les pays qu’il avait vus celui qu’il aimerait le mieux habiter : La Suisse, Sire, répondit Bernier, avec trop de sincérité.
(10) Claude Emmanuel LHUILLIER CHAPELLE, maître des comptes, naquit en 1626 près Paris, au village de la Chapelle dont il prit le nom. Il est connu par son Voyage fait en commun avec Bachaumont, et par quelques pièces fugitives qui ont été recueillies en un volume. Il mourut à Paris en 1686.
(11) Jean Hesnaut, auteur du fameux Sonnet de l’Avorton. Voici celui qu’il composa contre Colbert, lors du procès de Fouquet :
Ministre avare et lâche, esclave malheureux,
Qui gémis sous le poids des affaires publiques ;
Victime dévouée aux chagrins politiques,
Fantôme révéré sous un titre onéreux ;
Vois combien des grandeurs le comble est dangereux,
Contemple de Fouquet les funestes reliques,
Et tandis qu’à sa perte en secret tu t’appliques,
Crains qu’on ne te prépare un destin plus affreux.
Sa chute quelque jour te peut être commune ;
Crains ton poste, ton rang, la cour et la fortune,
Nul ne tombe innocent d’où l’on te voit monté.
Cesse donc d’animer ton prince à son supplice,
Et, près d’avoir besoin de toute sa bonté,
Ne le fais pas user de toute sa justice.
Effrayé de l’inflexible rigueur avec laquelle fut traité le surintendant, Hesnaut s’empressa de détruire tous les exemplaires qu’il en put retrouver. Colbert, à qui l’on parla de ce sonnet injurieux, demanda si le Roi y était offensé. On lui dit que non. « Je ne le suis donc pas », répondit le ministre avec une modération de parade.
Une partie de ses Œuvres diverses a été recueillie en un volume in-12, Paris, 1670. Il mourut en 1682.
(12) Cyrano de Bergerac donna en 1653, deux ans avant sa mort, une tragédie d’Agrippine, qui fut froidement accueillie. Il disait de Montfleury père, comédien de l’hôtel de Bourgogne très largement constitué : « À cause que ce coquin-là est si gros qu’on ne peut le bâtonner tout entier en un jour il fait le fier. » Ayant eu querelle avec cet acteur il lui avait défendu de sa propre autorité de monter sur le théâtre. « Je t’interdis, lui dit-il, pour un mois. » À deux jours de-là, Bergerac se trouvant à la comédie, Montfleury parut et vint faire son rôle à son ordinaire. Bergerac du milieu du parterre lui cria de se retirer en le menaçant, et il fallut que Montfleury, crainte de pis, se retirât. (Menagiana, édit. de 1715, tom. III, p. 240.)
(13) Grimarest a dit que Molière fut obligé de faire le voyage à cause du grand âge de son père. L’assertion est inexacte : le père de Molière ne pouvait avoir alors plus de 46 ans, puisque ses père et mère se marrièrent le 11 juillet 1594. (Dissertation sur Molière, par M. Beffara, pages 25 et 26.)
(14) Voici le passage de la comédie d’Élomire hypocondre, acte IV, sc. 2 :
...En quarante et quelque peu devant,
Je sortis du collège, et j’en sortis savant ;
Puis venant d’Orléans, où je pris mes licences,
Je me fis avocat au retour des vacances ;
Je suivis le barreau pendant cinq ou six mois,
Où j’appris à plein fond l’ordonnance et les lois.
Mais, quelque temps après, me voyant sans pratique,
Je quittai là Cujas, et je lui fis la nique :
Me voyant sans emploi, je songe où je pouvais
Bien servir mon pays des talents que j’avais ;
Mais ne voyant point où, que dans la comédie,
Pour qui je me sentais un merveilleux génie,
Je formai le dessein de faire en ce métier
Ce qu’on n’avait point vu depuis un siècle entier,
C’est à dire, en un mot, ces fameuses merveilles
Dont je charme aujourd’hui les yeux et les oreilles.
(15) Voici ce que dit Tallemant des Réaux, en terminant la revue des acteurs qu’il avait vus jouer : « Il faut finir par la Béjard ; je ne l’ai jamais vue jouer, mais on dit que c’est la meilleure actrice de toutes. Elle est dans une troupe de campagne. Elle a joué à Paris ; mais ça été dans une troisième troupe, qui n’y fut que quelque temps. Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre. Il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. Il a fait des pièces où il y a de l’esprit, mais ce n’est pas »un merveilleux acteur, si ce n’est pour le ridicule. Il n’y a que sa troupe qui joue ses pièces. Elles sont comiques. »
On voit qu’il est difficile d’être plus mal instruit que Tallemant des Réaux. Il confond Madeleine Béjart, l’actrice de l’Illustre théâtre avec Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth Béjart, sa jeune sœur, que le garçon nommé Molière épousa. Celle-ci était à peine née, lors de la prétendue sortie de Molière de la Sorbonne.
(16) Cette tradition se trouve consignée dans le quatrain placé au bas du portrait de Scaramouche :
Cet excellent comédien
Atteignit de son art l’agréable manière ;
Il fut le maître de Molière,
Et la nature fut le sien.
(Le Poète sans fard, ou discours satiriques, par le sieur G. (Gacon), Cologne, 1696, p. 162, in-12).
(17) Le nom de MOLIÈRE avait déjà été porté par l’auteur d’un roman en un volume in-8, publié en 1620, intitulé la Semaine amoureuse (par François Molière, sieur d’Essertines), et par celui d’un autre roman ayant pour titre, Polixène, publié en trois volumes dans la même année, et réimprimé plusieurs fois, notamment en 1635, en deux volumes. On lit dans la Vie de Molière, par Voltaire, et dans plusieurs Dictionnaires et Histoires du Théâtre-français, que ce dernier homonyme de notre auteur était comédien, et qu’il fit une tragédie intitulée Polixène ; comme on n’y mentionne pas son roman du même titre, il nous paraît constant qu’il y aura eu erreur de la part de ces historiens, qui auront fait un tragique de ce romancier.
Les contemporains de notre auteur l’ont tantôt nommé Molière, tantôt de Molière. On trouve aussi l’un et l’autre sur le titre et dans les privilèges des éditions originales de ses pièces ; mais dans aucune des signatures que l’on possède de lui, il n’a fait précéder son nom de la particule nobiliaire ; et dans l’Impromptu de Versailles, il nomme sa femme Mademoiselle Molière. Il est à remarquer que dans tous les actes de l’état civil le concernant, faits pendant sa vie, qui nous sont parvenus, on ne l’a appelé que Molière simplement, et que ce n’est qu’à partir de son acte de décès qu’on l’a gratifié de la particule. Il y a même à la Bibliothèque du Roi une quittance d’arrérages de rente, donnée par sa veuve, où il est appelé Poquelin SIEUR DE Molière, désignation qui n’appartenait qu’aux gentilshommes, tout au moins écuyers. Il est évident que ces différences ne doivent s’expliquer que par la vanité de Mademoiselle Molière. La Fontaine fut mis à l’amende pour avoir également pris une qualité qui ne lui appartenait pas ; mais on ne peut guère supposer au Bonhomme le même mobile qu’à la femme de son ami.
(18) Les frères Parfait disent dans leur Histoire du Théâtre-Français, tom. IV, p. 238 : « Gros-Guillaume jouait à visage découvert, et ses deux camarades Gautier-Garguille et Turlupin toujours masqués. Il eut la hardiesse de contrefaire un magistrat à qui une certaine grimace était familière, et il le contrefit trop bien ; car il fut décrété, lui et ses compagnons. Ceux-ci prirent la fuite ; mais Gros-Guillaume fut arrêté et mis dans un cachot : le saisissement qu’il en eut lui causa la mort ; et la douleur que Gautier-Garguille et Turlupin en ressentirent les emporta aussi dans la même semaine. »
Gautier-Garguille composa des chansons qui furent imprimées en 1634, et réimprimées en 1658. Le privilège du Roi qui les accompagne est trop curieux pour que nous ne le citions pas ici, du moins en partie : « Notre cher et bien-aimé Hugues Guéru, dit Fléchelles, l’un de nos comédiens ordinaires, nous a fait remontrer, qu’ayant composé un petit livre intitulé, les nouvelles Chansons de Gautier-Garguille, il le désirait mettre en lumière et faire imprimer ; mais il craint qu’autres que lui... ne le contrefissent, et n’ajoutassent quelques chansons plus dissolues que les siennes... »
(19) DOMINIQUE, surnommé Arlequin, acteur de la troupe italienne, laissa son nom à son emploi. Au théâtre, et sous son masque, il savait exciter le rire des spectateurs les plus sérieux ; mais, à la ville, il était mélancolique et triste. Étant allé un jour chez un fameux médecin pour le consulter sur la maladie noire dont il était attaqué, celui-ci, qui ne le connaissait pas, lui dit qu’il n’y avait d’autre remède pour lui que d’aller souvent rire aux bouffonneries d’Arlequin. « En ce cas, je suis mort, répondit le pauvre malade ; car c’est moi qui suis Arlequin. » Les Italiens jouaient des pièces françaises ; les comédiens nationaux prétendirent qu’ils n’en avaient pas le droit. Le Roi voulut être le juge de ce différend ; Baron se présenta pour défendre la prétention des comédiens français, et Arlequin vint pour soutenir celle des Italiens. Après le plaidoyer de Baron, Arlequin dit au Roi : « Sire, comment parlerai-je ? – Parle comme tu voudras, répondit le Roi. – Il n’en faut pas davantage, dit Arlequin, j’ai gagné ma cause. » On assure que cette décision, quoique obtenue par subtilité, eut son effet, et que depuis les comédiens italiens jouèrent des pièces françaises (Histoire de Paris, par Dulaure, 1re édit., tom. IV, pag. 549.)
Dans les mémoires de Dangeau, on lit sous la date du 2 août 1638 : « Arlequin est mort aujourd’hui à Paris. On dit qu’il laisse 300 000 livres de bien. On lui a donné tous les sacrements, parce qu’il a promis de ne plus monter sur le théâtre. » Cet Arlequin était le sieur Dominique, comédien plaisant, salé, mettant du sien sur-le-champ et avec variété, ce qu’il y avait de meilleur dans ses rôles ; il était sérieux, studieux et très instruit. Le premier président de Harlay, qui le rencontra souvent à la bibliothèque de Saint-Victor, fut si charmé de sa science et de sa modestie, qu’il l’embrassa et lui demanda son amitié. Depuis ce temps-là jusqu’à la mort de ce rare acteur, M. de Harlay le reçut toujours chez lui avec une estime et une distinction particulière ; le monde qui le sut prétendait qu’Arlequin le dressait aux mines, et qu’il était plus savant que le magistrat ; mais que celui-ci était aussi bien meilleur comédien que Dominique. » (Note d’un anonyme, Nouveaux Mémoires de Dangeau, publiés par M. Lemontey.)
(20) Scaramouche. Le véritable nom de cet acteur était Tiberio Fiorelli. À son arrivée à Paris, il fut présenté à Louis XIV. Dès qu’il fut en présence du jeune prince, il laissa tomber son manteau, et parut en costume de son personnage, avec son chien, son perroquet et sa guitare ; alors s’accompagnant avec cet instrument, il chanta deux couplets italiens, où son perroquet et son chien, qu’il avait dressés, firent leur partie. Cet étrange concert plut beaucoup au Roi, qui conserva pour Scaramouche une sorte d’affection. Cet acteur devint à la mode ; il était très immoral. Un de ses tours était de se donner un soufflet avec le pied, et il conserva cette souplesse dans l’âge le plus avancé. Il mourut en 1685 à plus de 80 ans. (Vie de Scaramouche, 1695, chap. XXIV ; Histoire de Paris, par Dulaure ; 1re édition, tom. IV, pag. 549 ; Mémoires de Dangeau, publiés par madame de Genlis, tom. I, pag. 105.)
(21) Une déclaration du Roi, du 16 avril 1641, enregistrée au parlement le 24 du même mois, défendait que l’état d’acteur pût être désormais imputé à blâme, et préjudiciât à la réputation de comédien dans le commerce public. (Supplément à la Vie de Molière, faisant partie de l’édition des Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, Paris, 1773, t. I, pag. 53.) On lit aussi dans le privilège accordé en 1672 par Louis XIV à Lulli, pour l’organisation de l’Académie royale de Musique, que ce théâtre est érigé « sur le pied des académies d’Italie, où les gentilshommes chantent publiquement en musique sans déroger : Voulons et nous plaît, ajoute le Roi, que tous gentilshommes et damoiselles puissent chanter auxdites pièces et représentations de notre Académie royale, sans que pour ce ils soient censés déroger audit titre de noblesse, et à leurs privilèges, charges, droits et immunités. »
(22) Grimarest substitue au maître de pension un ecclésiastique, et trouve ainsi moyen de rendre ce récit grossièrement ridicule.
Cette anecdote a fourni à MM. Deschamps, Ségur aîné et Desprez le sujet d’un vaudeville, représenté au théâtre de la rue de Chartres, en juin 1799, sous le titre de Molière à Lyon.
Grimarest semble donner à entendre que Mademoiselle Du Parc, De Brie, sa femme, et Ragueneau, père de Mademoiselle La Grange, faisaient égale ment partie de l’Illustre théâtre. Mais l’auteur de la fameuse Comédienne, ou histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière, page 8 de cet ouvrage, et M. Lemazurier dans sa Galerie déjà citée, s’accordent à dire que ces acteurs ne se réunirent à Molière que pendant ses voyages en province (à Lyon, comme on le verra ci-après). Cependant ces deux historiens ne sont pas d’accord pour ce qui concerne Mademoiselle Du Parc. M. Lemazurier prétend qu’elle faisait partie de la troupe de Molière lorsqu’elle quitta Paris en 1645 ; l’auteur de la fameuse Comédienne prétend que Molière l’engagea à Lyon en 1653. Les historiens du Théâtre Français, les frères Parfait, tome X, pages 367 et 368 rapportent ces deux avis sans se prononcer pour aucun. Le dernier, que Petitot a adopté, nous semble aussi plus digne de confiance ; car Mademoiselle Du Parc, qui mourut en 1668, le 10 ou le 11 décembre, était encore à sa mort une des plus jolies femmes et des plus recherchées de son temps (voir la Lettre en vers de Robinet, du 15 décembre 1668) ; ce qui ne laisserait pas d’être assez inconcevable si elle eut fait partie de l’Illustre théâtre en 1645. Elle n’eût pu avoir guère moins de quarante-cinq ans à sa mort, âge auquel il lui eût été difficile de voir ses charmes compter d’aussi nombreux adorateurs : il est donc probable que Du Parc ne l’épousa qu’à son arrivée à Lyon en 1653, jeune encore. Ce qui prouve d’ailleurs que Mademoiselle Du Parc n’entra dans la troupe de Molière qu’en même temps que Mademoiselle De Brie, c’est que tous les biographes de Molière se sont accordés à dire que celui-ci devint épris des attraits de la première dès qu’il la vit, et qu’en ayant été rebuté, il s’en consola aussitôt avec la seconde.
(24) Comme nous n’aurons pas occasion de reparler de Béjart aine, nous devons dire ici qu’il fit partie de la troupe jusqu’au 21 mai 1659, jour de sa mort. On interrompit le spectacle du 21 mai au 1er juin à cause de la perte de cet acteur. (Dissertation sur Molière, par M. Beffara, pag. 20). On lit dans les Lettres choisies de Gui-Patin, Amsterdam, 1725, tome III, pag. 376, lettre du 27 mai I659 : « Il est mort ici depuis trois jours un comédien nommé Béjart, qui avait 24 000 écus en or. »
(25) Béjart père et mère eurent une troisième fille Geneviève Béjart, connue sous le nom de Mademoiselle Hervé (nom de sa mère). Elle était dans la troupe de Molière à son retour à Paris (voir la Dissertation sur Molière, par M. Beffara, pag. 25) ; il est également probable qu’elle faisait partie de la troupe de l’Illustre théâtre avec ses frères et sa sœur aînée. Elle mourut le 3 juillet 1675.
(26) Ce ne fut certainement qu’à ce retour à Paris que le prince de Conti accueillit Molière. Car il n’aurait pas pu dès 1645, c’est-à-dire avant son premier départ, l’engagera venir aux États de Languedoc en 1654. Il ne pouvait savoir aussi longtemps d’avance qu’il les dût présider.
Des biographes de Molière ne le font partir de Paris qu’en 1653. Ce départ était le second, comme on le voit par le manuscrit de Tralage. Il avait séjourné avec sa troupe à Bordeaux vers la fin de 1645.
(27) Chapuzeau, qui se trouve en contradiction sur la plupart de ces faits avec tous les autres historiens, semble, peut-être par l’ambiguïté de ses expressions, ajouter à ces noms dans son Théâtre Français, pages 193 et 194, ceux de La Grange et de Du Croisy. Petitot a reproduit cette opinion. M. Beffara dans sa Dissertation sur Molière, page 25, ne les comprend pas au nombre des acteurs qui faisaient partie de la troupe de Molière à son arrivée à Paris en 1658. Ils n’y entrèrent qu’à Pâques 1659. Ce fait a été vérifié sur l’ouvrage manuscrit intitulé : Extrait des recettes et des affaires de la comédie depuis Pâques de l’année 1659 jusqu’au 31 août 1685, appartenant au sieur de La Grange, l’un des comédiens du Roi, faisant partie des archives de la Comédie Française.
Nous ferons remarquer ici que nous ne donnons dans cette Histoire, même aux actrices mariées, que la qualification de Mademoiselle, parce que c’est la seule qu’on leur donnât alors. Le titre de Madame n’appartenant qu’aux femmes de qualité. Molière, dans l’Impromptu de Versailles, nomme sa femme Mademoiselle Molière, et La Fontaine dit toujours dans sa correspondance en parlant de sa femme Mademoiselle La Fontaine ; nous pourrions encore citer pour preuve les Satyres sur les femmes bourgeoises qui se font appeler MADAME, par. J. Félix, réimprimées à la Haye en 1713. Si nous eussions pris un autre parti, notre texte et les citations d’auteurs contemporains qu’il renferme eussent offert des disparates désagréables, quelquefois même embarrassantes pour le lecteur.
(28) Grimarest prétend que Madeleine Béjart et le comte de Modène avaient contracté un hymen secret ; il n’y a rien de plus invraisemblable que cette assertion ; car s’il en eût été ainsi, en admettant que le comte de Modène n’eût pas voulu cohabiter avec sa femme de peur de s’attirer des reproches de sa famille, il l’eût du moins soustraite à l’existence précaire d’une comédienne de province et ne l’eût point laissée au théâtre jusqu’à sa mort.
Le comte de Modène se nommait Esprit de Raimond de Mormoiron, comte de Modène ; il était né dans le comté Venaissin, à Sarrians, près Carpentras, le 19 novembre 1608. Il est auteur d’une Histoire des révolutions de la ville et du royaume de Naples, 3 vol. in-12, Paris, 1665-1667. (Histoire de la noblesse du comté Venaissin d’Avignon et de la principauté d’Orange, par Pithon-Curt), Paris, 1750, tome III, pag. 19 et suiv. ; Biographie universelle, article Modène (par M. Hippolyte de la Porte) ; Dissertation sur le mariage du célèbre Molière, par M. le marquis de Fortia d’Urban ; à la suite de la troisième édition de sa Dissertation sur le passage du Rhône et des Alpes, par Annibal, Paris, novembre 1821, p. 131 et suiv.)
Nous avons dit que Madeleine Béjart était aussi âgée que Molière. Elle ne pouvait être plus jeune, puisqu’elle donna le jour le 3 juillet 1638 à la fille qu’elle eut de son commerce avec le comte de Modène, et qui depuis fut confondue avec la femme de Molière comme nous aurons occasion de le dire. (Dissertation sur Molière par M. Beffara, p. 13.)
(29) Ce fauteuil était, au mois de ventôse an vu, en la possession du sieur Astruc, officier de santé de Pézenas. Ce fait est consigné dans une lettre adressée par un habitant de cette commune, le sieur Poitevin de Saint-Cristol, à Cailhava, qui l’a insérée dans ses Études sur Molière, page 307. Nous avons donné les termes mêmes de la lettre.
Deux faits qui y sont également rapportés prouvent l’intérêt que le prince de Conti portait à Molière. Il écrivit aux consuls de Pézenas pour leur ordonner d’envoyer des charrettes à Marseillan, afin de transporter de là à la Grange-des-Prés, Molière et sa troupe. On voit aussi dans les archives de Marseillan, qu’il fut établi une contribution sur les habitants de ce bourg pour indemniser Molière qui était allé avec sa troupe y jouer la comédie.
(30) Outre ces cinq farces, Molière passe encore pour avoir composé les suivantes, dont les titres se trouvent sur les registres de sa troupe. Voici ces titres et les dates des représentations :
Le 14 septembre 1661, Le Fagotier ;
Le 13 avril 1663, Le Docteur pédant ;
Le 15 avril, La Jalousie du Gros-René ;
Le 17 avril, Gorgibus dans le sac ;
Le 20 avril, Le Fagoteux ;
Le 20 janvier 1664, Le grand benêt de fils ;
Le 27 avril, Gros-René, petit enfant ;
Le 25 mai, La Casaque ;
Le 9 septembre, Le Médecin par force.
Il est à présumer que le Fagotier, le Fagoteux et le Médecin par force sont des farces qui ont servi de prélude au Médecin malgré lui ; Molière donnait souvent lui-même à cette dernière pièce le titre du Fagoteux ; que Gorgibus dans le sac, est l’idée d’une des scènes des Fourberies de Scapin, et que le grand Benêt de fils a pu servir d’esquisse au portrait comique de Thomas Diafoirus. Voir l’Histoire du Théâtre français par les frères Parfait, tome X, pages 108 et suiv.
(31) L’auteur d’un recueil de prose et de vers, l’Anonymiana, Paris, Pepie, 1700, prétend que Molière était épris des charmes de la fille de son ami, mariée depuis à M. de Feuquières. Nous n’avons découvert aucun passage d’auteur contemporain qui puisse venir le moins du monde à l’appui de cette assertion. On sait seulement qu’elle fut marraine du troisième et dernier enfant de Molière.
(32) La troupe de Molière jouait sur ce théâtre les mardi, jeudi et samedi, et les Italiens les autres jours. La troupe de l’hôtel de Bourgogne ne jouait non plus que trois fois par semaine, excepté lors qu’il y avait des pièces nouvelles. (Voltaire, loc. cit. page lv.) Richer donne la description de cette salle, tome IV du Mercure Français, pag. 9 et 10, année 1614 ; elle est rapportée par les frères Parfait dans leur Histoire du Théâtre Français, tome VIII, p. 239, note.
(33) C’est à tort que les frères Parfait ont dit que Du Croisy se réunit à la troupe de Molière en province. Il n’en fit partie que le 25 avril 1659.
Après la mort de Molière, Du Croisy, étant goutteux, se retira à Conflans-Sainte-Honorine, bourg près de Paris où il avait une maison. Il s’y fit distinguer par les vertus d’un honnête homme et s’attira particulièrement l’affection de son curé, qui le regardait comme un de ses plus estimables paroissiens. Il y mourut en 1695. Le curé fut si fort touché de cette perte, qu’il n’eut pas le courage de célébrer lui-même la cérémonie funèbre, et pria un ecclésiastique de remplir pour lui ce ministère. (Histoire du Théâtre-français, par les frères Parfait, tome XIII, p. 295).
La Grange avait épousé la fille de Ragueneau, acteur subalterne de la troupe de Molière. Elle en faisait elle-même partie ; mais on n’est pas d’accord sur l’époque à laquelle elle y entra. Elle avait été, avant son mariage, femme de chambre de Mademoiselle De Brie, et n’était connue alors que sous le nom de Marotte. Sa coquetterie et sa laideur lui avaient attiré l’épigramme suivante :
Si, n’ayant qu’un amant, on peut passer pour sage,
Elle est assez femme de bien ;
Mais elle en aurait davantage,
Si l’on voulait l’aimer pour rien.
(Histoire du Théâtre-Français, par les frères Parfait, tome XIII, p. 299.)
(34) L’hôtel de Rambouillet, si souvent cité dans tous nos mémoires et dans les lettres de Madame de Sévigné, était situé rue Saint-Thomas-du-Louvre. Dans cette même rue se trouvait également l’hôtel de Longueville, non moins célèbre dans l’histoire de la Fronde que le premier dans les fastes de la littérature.
(35) L’auteur des Maximes aimait avec passion les romans de la Calprenède et autres. Voir une lettre de Madame de Sévigné à Madame de Grignan, du 12 juillet 1671.
(36) Menage dit dans l’édition qu’il a donnée des Poésies de Malherbe (Observations sur le livre 5.) :
« Ce mot d’Arthénice que Malherbe fit pour Madame de Rambouillet lui est demeuré ; car c’est ainsi que tous les écrivains l’ont depuis appelée dans leurs ouvrages ; et elle s’est elle-même ainsi appelée dans ces vers qu’elle fit pour son épitaphe, quelque temps avant sa mort :
Ici gît Arthénice, exempte des rigueurs
Dont la rigueur du sort l’a toujours poursuivie ;
Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,
Tu n’auras qu’à compter les moments de sa vie.
C’était au reste une personne d’un mérite extraordinaire que cette Madame la marquise de Rambouillet. Voiture l’a traitée de divine. »
(37) « Les Précieuses, dit l’abbé Cottin, s’envoyaient visiter par un rondeau ou une énigme, et c’est par là que commençaient toutes les conversations. » Aussi Cottin donna-t-il en 1648 un recueil d’énigmes, et l’année suivante un recueil de rondeaux.
(38) Boileau composa ses Héros de roman en 1710 ; mais ils ne furent publiés qu’en 1713, deux ans après sa mort.
(39) Angélique-Claire d’Angennes, autre fille de Madame de Rambouillet et première femme de M. de Grignan, lequel épousa en secondes noces Marie-Angélique du Pui-du-Fou, et devint en troisièmes noces gendre de Madame de Sévigné.
(40) Le prix du parterre fut porté de 10 sous à 15. (Lettre sur Molière insérée au Mercure de France, mai 1740.) Le prix des autres places fut doublé. (Préface de l’édition des Œuvres de Molière, 1682, par La Grange.) La Grange et après lui presque tous les littérateurs qui ont écrit sur Molière ont dit que le prix des places avait été doublé, sans faire d’exception pour le parterre. C’est une erreur, comme le constate la première autorité citée, et comme ces vers de Boileau, faits postérieurement à cette représentation, servent à le prouver :
Un clerc, pour quinze sols, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila.
Quant au succès, il fut tel que Donneau, auteur d’une petite comédie intitulée les Amours d’Alcippe et de Céphise, ou la Cocue imaginaire, in-12, 1660, dit, dans sa préface, que l’on est venu à Paris de vingt lieues à la ronde afin d’en avoir le divertissement.
(41) Préface des Précieuses ridicules. C’est cette adroite précaution oratoire de Molière, et ce qu’il a fait dire, scène I, à La Grange, deux Pecques provinciales, qui auront fait croire à Grimarest, et après lui à Voltaire et à La Serre, que cette pièce avait été jouée auparavant dans la province et faite pour elle. Deux folliculaires contemporains, Somaise et Devisé, nous font connaître le peu de fondement de cette assertion. (Nouvelles Nouvelles, par Devisé, 3me partie, p. 217 et suivantes ; Avertissement des Véritables Précieuses, comédie en un acte, en prose, (par Somaise), in-12, 1660 ; Histoire du Théâtre-Français, par les frères Parfait, tome VIII, page 314 et suivantes ; Petitot, p. 16.) Ce n’était qu’à Paris que Molière pouvait bien étudier ce ridicule.
Dans sa Préface, il distingue les précieuses ridicules des véritables précieuses. Segrais a dit dans des vers à madame de Châtillon :
Obligeante, civile, et surtout précieuse ;
Quel serait le brutal qui ne l’aimerait pas ?
(42) Ces accusations se trouvent consignées dans les Nouvelles Nouvelles, de Devisé, et dans l’Avertissement des Véritables Précieuses, de Somaise, déjà citées.
Selon l‘Histoire du Théâtre-Français, des frères Parfait, et l’Histoire de Paris, par M. Dulaure, 1re édition, tome IV, p. 165, ce Guillot-Gorju, également surnommé Saint-Jacques, et dont le véritable nom était Bertrand HAUDRIN, selon l’un, et Nicolas HARDUIN, selon les autres, succéda à Gautier Garguille, Gros Guillaume et Turlupin. Il avait étudié en médecine, même en pharmacie, et renonça à ces sciences pour embrasser la carrière du théâtre. Il jouait ordinairement les rôles de médecins ridicules, et les faisait rire eux-mêmes. Il était grand, noir et fort laid ; il avait une excellente mémoire, et nommait avec une volubilité extraordinaire les drogues des apothicaires et les instruments de chirurgie. Après avoir joué des farces pendant huit ans, il se retira à Melun, où il exerça la profession de médecin. Ennuyé de son nouvel état, il tomba dans une mélancolie qui l’obligea à revenir à Paris, où il mourut en 1648. Petitot prétend que Somaise ne fit ses Véritables Précieuses qu’à l’instigation des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, jaloux de Molière. Voir notre Notice sur les Précieuses ridicules, tome 1, page 384, de notre édition des Œuvres de Molière.
(43) Bussy Rabutin, qui avait cherché à séduire Madame de Sévigné, sa cousine, et qui avait vu ses vœux rebutés, se vengea de ses mépris en l’attaquant dans son Histoire amoureuse des Gaules, t. 1, p. 234, édit. de 1754, in-12 (voir dans cet ouvrage l’Histoire de Madame de Sévigny). L’auteur pour qui la réputation d’aucune femme ne fut sacrée, se borne à taxer de licence l’imagination de la beauté cruelle : « Toute sa chaleur est à l’esprit... Si l’on s’en rapporte à ses actions, je crois que la foi conjugale n’a point été violée ; si l’on regarde l’intention c’est tout autre chose. Pour parler franchement, je crois que son mari s’est tiré d’affaire devant les hommes, mais je le tiens c... devant Dieu. » C’est aussi d’elle qu’il a voulu parler quand il a dit dans ses Mémoires secrets (édition de 1721, t. 2, p. 108) : « Il arriva encore, pour achever de me mettre mal avec lui (Fouquet), qu’il devint amoureux de***, et que celle-ci n’étant pas favorable à ses vœux, il s’en prit à moi, me crut bien avec elle, et ne put s’imaginer qu’une dame pût résister aux grâces qui accompagnent les Surintendants, si elle n’était prévenue d’une grande passion. Quelque temps après, elle le désabusa sans qu’il lui en coûtât la moindre faveur : il changea son amour en estime pour une vertu qui lui avait été jusqu’alors inconnue. »
(44) Le 4 ou le 5 novembre 1660. (Histoire du Théâtre-Français par les frères Parfait, t. IX, p. 13.) Cette salle était contiguë au Palais-Royal, du côté de la rue des Bons-Enfants. C’est après l’incendie qui la consuma en 1781 que l’on bâtit celle de la Porte Saint-Martin, qui fut élevée et mise en état de recevoir les dieux de l’Olympe en quarante jours. (Histoire de Paris, par Dulaure, 1re édition in-8°, t. 4, p. 157 et 158).
(45) Presque tous les éditeurs de Molière fixent, nous ne savons pourquoi, la première représentation de cette pièce au 24 juin 1661. La Muse historique de Loret, dans sa feuille du 17 juin, annonçait qu’elle avait été jouée le 12 de ce mois, chez le surintendant Fouquet devant la reine d’Angleterre, MONSIEUR et MADAME, et que cet ouvrage faisait le charme de tout Paris. On aura donc écrit à tort le 24 pour le 4.
(46) Les Mémoires du temps, et entr’autres ceux de Saint-Simon, de Bussy-Rabutin, et de Choisy ; les lettres de Madame de Sévigné, etc., etc., contiennent sur Fouquet un grand nombre des faits qui précèdent. M. Walckenaer, dans le cadre duquel cet épisode et tous ses détails rentraient nécessairement, en a tracé un tableau fort intéressant, auquel nous croyons devoir renvoyer nos lecteurs, Histoire de la Vie et des Ouvrages de La Fontaine, in-8°, 3me édition, pag. 75, et suivantes.
(47) Grimarest, page 49, dit que ce ne fut pas M. de Soyecourt, mais une personne qu’il a des raisons pour ne pas nommer, qui dicta cette scène tout entière à Molière dans un jardin. Nous avons aussi nos raisons pour accorder plus de confiance à Menage, auquel on doit la première version, qu’à Grimarest.
(48) Outre la comédie des Fâcheux, faite, apprise et jouée en quinze jours, nous voyons encore Molière composer et faire jouer, en huit jours, l’Impromptu de Versailles, en cinq, l’Amour médecin.
(49) La Monnaye, trompé probablement par ce bruit, dit, en parlant de Chapelle, dans la préface de son Recueil de pièces choisies tant en prose qu’en vers, La Haye, 1714 ; « C’est à lui qu’est due une grande partie de ce qu’ont de plus beau les comédies de Molière, qui le consultait sur tout ce qu’il faisait, et qui avait une déférence entière pour la justesse et la délicatesse de son goût. »
Callières a adopté la même opinion (voir p. ij de la préface des Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755.) On lit aussi dans la Vie de Molière, par Grimarest, pages 226 et 227, et dans le dictionnaire de Moréri, qu’à la suite d’un défi porté par Molière à Chapelle, celui-ci traita le sujet du Tartuffe dont Molière lui avait donné le plan, et que « une famille de Paris, jalouse avec justice de la réputation de Chapelle, se vantait de posséder l’original du Tartuffe, écrit et raturé de sa main. » Il n’est pas douteux que Molière sachant très bien, par la scène des Fâcheux, à quoi s’en tenir sur le talent de Chapelle pour la comédie, n’aura pas été lui proposer une sorte de cartel littéraire ; il l’est encore moins qu’il n’aura nullement pu profiter de l’œuvre de son ami.
Livre second
(1) L’Histoire du Théâtre-Français des frères Parfait contient (tom. XI, pag. 323, 324 et 325), plusieurs passages d’auteurs contemporains, qui tous font l’éloge de la grâce et des talents de la femme de Molière. On y voit « qu’elle avait la voix extrêmement jolie, qu’elle chantait avec un grand goût le français et l’italien, et que personne n’a mieux su se mettre à l’air de son visage par l’arrangement de sa coiffure, et plus noblement par l’ajustement de son habit ; que La Grange et elle faisaient voir beaucoup de jugement dans leur récit ; et que leur jeu continuait encore lors même que leur rôle était fini ; qu’ils n’étaient jamais inutiles sur le théâtre ; qu’ils jouaient presque aussi bien quand ils écoutaient que lorsqu’ils parlaient... ; que si mademoiselle Molière retouchait quelquefois à ses cheveux, si elle raccommodait ses nœuds ou ses pierreries, ses petites façons cachaient une satire judicieuse et spirituelle ; qu’elle entrait par là dans le ridicule des femmes qu’elle voulait jouer. »
On lit aussi dans une Lettre sur la Vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps, insérée au Mercure, mai 1740, et attribuée à la femme de l’acteur Poisson, fille de Du Croisy, laquelle fit, comme son père, partie de la troupe de Molière, et joua d’original le rôle de l’une des Grâces de Psyché ; « Elle (mademoiselle Molière) avait la taille médiocre, mais un air engageant-, quoique avec de très petits yeux, une bouche fort grande et fort plate ; mais faisant tout avec grâce, jusqu’aux plus petites choses, quoiqu’elle se mît très extraordinairement, et d’une manière presque toujours opposée à la mode du temps. »
(2) Voici la teneur de leur acte de mariage, inscrit aux registres de Saint-Germain-l’Auxerrois : « Jean-Baptiste Poquelin, fils de sieur Jean Poquelin, et de feue Marie Cresé d’une part, et Armande-Gresinde Béjard, fille de feu Joseph Béjard, et de Marie Hervé, d’autre part, tous deux de cette paroisse, vis-à-vis le Palais-Royal, fiancés et mariés, tout ensemble, par permission de M. de Comtes, doyen de Notre-Dame et grand vicaire de monseigneur le cardinal de Retz, archevêque de Paris, en présence dudit Jean Poquelin, père du marié, et de André Boudet, beau-frère du marié, de ladite Marie Hervé, mère de la mariée, Louis Béjard et Madelaine Béjard, frère et sœur de ladite mariée. »
Cet acte est signé J-B. Poquelin (c’est Molière) ; J. Poquelin (c’est son père) ; Boudet (son beau-frère) ; Marie Hervé ; Armande-Gresinde Béjard ; Louis Béjard et Béjart[309] (Madelaine), sœur de la mariée.
Grimarest a prétendu que Molière, redoutant le dépit jaloux de Madelaine Béjart, lui cacha pendant neuf mois son mariage avec Armande, et que ce ne fut qu’au bout de ce temps qu’un éclat de la jeune personne étant venu révéler ce mystère, il put consommer cette union. C’est une fable grossière. On ne tint point ce mariage caché à Madelaine Béjart, puisqu’elle signa l’acte de mariage de sa sœur.
(3) « Il y avait eu vraisemblablement entre Madelaine Béjart et Molière une association pour l’administration du spectacle ; car on trouve sur le registre de La Grange, sous les dates des 20 juillet, 3 et 17 août 1659, des sommes payées pour vieilles décorations et frais, à mademoiselle Béjart et à Molière. » (Dissertation sur Molière, par M. Beffara, pag. 21.)
(4) Le comte du Broussin ne tint cette conduite que pour plaire au Commandeur. Molière ne lui en garda pas rancune ; car nous le verrons, en 1664, lire chez lui une partie du Misanthrope ; mais Boileau, bien qu’il fréquentât ces deux seigneurs, dit en 1673, en parlant de Molière, dans son Épître VII :
L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte indigné sortait au second acte.
(5) « Le Portrait du Peintre ne fut pas imprimé tel qu’il avait été offert sur le théâtre. » (Œuvres de Molière avec les remarques de Bret, Paris, 1773, t. II, pag. 576.)
Molière dit dans l’Impromptu de Versailles, en parlant de ses ennemis : « Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes... pour en faire tout ce qui leur plaira... ; mais, en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste, et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquaient dans leurs comédies ; c’est de quoi je prierai civilement cet honnête monsieur, qui se mêle d’écrire pour eux. »
Ces matières graves sont, selon les uns, ses principes religieux, que Boursault semblait vouloir attaquer à propos du sermon d’Arnolphe :
Votre ami, du sermon nous a fait la satire ;
Et, de quelque façon que le sens eu soit pris,
Pour ce que l’on respecte on n’a point de mépris.
D’autres pensent que c’était l’honneur marital de Molière, qui avait été attaqué dans un passage supprimé du Portrait du Peintre.
(6) Molière fait allusion dans les Fâcheux, acte I, scène 1, aux convulsions de civilités que les gens de cour prodiguaient aux personnes qu’ils rencontraient. Il revient encore à ce ridicule usage dans sa tirade du premier acte du Misanthrope, act. I, sc. 1 :
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de nos gens à la mode, etc.
(7) L’anecdote suivante, empruntée au Bolœana, donnera la mesure de l’esprit du duc de la Feuillade, et de son amitié pour les hommes de talent :
« Le vieux duc de la Feuillade ayant rencontré M. Despréaux dans la galerie de Versailles, lui récita un sonnet de Charleval, adressé à une dame ; et le sonnet finissait par ces vers :
Ne regardez point mon visage ;
Regardez seulement à ma tendre amitié.
« M. Despréaux lui dit qu’il n’y avait rien d’extraordinaire dans ce sonnet ; que d’ailleurs il ne donnait pas une idée riante de son auteur, et que, même à la rigueur, la dernière pensée pourrait passer pour un jeu de mots. Là-dessus, le maréchal ayant aperçu madame la Dauphine qui passait par la galerie, s’élança vers la princesse, à laquelle il lut le sonnet, dans l’espace de temps qu’elle mit à traverser la galerie. « Voilà un beau sonnet, M. le Maréchal, » répondit madame la Dauphine, qui ne l’avait peut-être pas écouté. Le maréchal accourut sur-le-champ pour rapporter à M. Despréaux le jugement de la princesse, en lui disant d’un air moqueur, qu’il était bien délicat de ne pas approuver un sonnet que le Roi avait trouvé bon, et dont la princesse avait confirmé l’approbation par son suffrage. « Je ne doute point, répliqua M. Despréaux, que le Roi ne soit très expert à prendre des villes et à gagner des batailles ; je doute encore aussi peu que madame la Dauphine ne soit une princesse pleine d’esprit et de lumière ; mais, avec votre permission, M. le maréchal, je crois me connaître en vers aussi bien qu’eux. » Là-dessus, le maréchal accourt chez le Roi, et lui dit d’un air vif et impétueux : « Sire, n’admirez-vous pas l’insolence de Despréaux, qui dit se connaître mieux en vers que Votre Majesté ? – Oh ! pour cela, répondit le Roi, je suis fâché d’être obligé de vous dire, M. le maréchal, que Despréaux a raison. »
(8) Devisé dit au sujet de cette raillerie contre les marquis : « Il ne suffit pas de garder le respect que nous devons au demi-dieu qui nous gouverne ; il faut épargner ceux qui ont le glorieux avantage de l’approcher, et ne pas se jouer de ceux qu’il honore de son estime. » (Lettre sur les affaires du Théâtre.) La Harpe a répondu à ce censeur : « Les raisonnements de ce Devisé sont aussi forts que ses intentions sont loyales. Il veut que les personnages de comédie soient tous des héros, parce que ce sont des gens de cour ; il veut qu’ils ne puissent pas être ridicules, parce que ce sont des gentilshommes ; il veut que chacun d’eux prenne Molière à partie, et il ne songe pas que des peintures générales ne peuvent jamais offenser personne. Il serait superflu d’opposer des vérités trop connues à une déclamation trop absurde. Je ne l’ai citée que pour faire voir qu’en tout temps les mauvais critiques ont été aussi des hommes très médians, et que, non contents de dénigrer l’ouvrage, ils se croient tout permis pour perdre l’auteur. »
(9) « C’est une satire cruelle et outrée, a dit Voltaire : la licence de l’ancienne comédie grecque n’allait pas plus loin. Il eût été de la bienséance et de l’honnêteté publique de supprimer la satire de Boursault et de Molière. Il est HONTEUX que des hommes de génie et de talent s’exposent, par cette petite guerre, à être la risée des sots. » Palissot, dans ses Mémoires sur la Littérature, article MOLIÈRE, porte un jugement semblable.
(10) Josias de Soulas, écuyer, sieur de Prinefosse, né en Brie, était fils d’un gentilhomme d’origine allemande, qui s’était retiré dans cette province après avoir embrassé la religion catholique. Josias de Soulas, ayant fini ses études, prit le parti que prenaient ordinairement les jeunes gentilshommes sans fortune, celui des armes. Il entra d’abord dans le régiment des Gardes Françaises du Roi (Louis XIII), puis passa dans le régiment de Rambure, avec le grade d’enseigne. Quelques compagnies de ce corps ayant été supprimées, de Soulas, compris dans cette mesure et privé de ressources, embrassa la profession de comédien, et prit le nom de Floridor. Il se fit successivement applaudir en province, puis à Paris au théâtre du Marais, et ensuite à celui de l’hôtel de Bourgogne. Il obtint un égal succès comme auteur et comme orateur de la troupe. Il avait beaucoup de grâce et de noblesse dans les manières. Une se borna pas à se concilier les suffrages de tous les spectateurs ; il sut encore commander l’estime et la considération publique. Au milieu de la corruption du théâtre, il menait une vie exemplaire. On l’aimait beaucoup à la cour. Louis XIV lui-même, dont il était connu particulièrement, se fit un plaisir de lui accorder plusieurs grâces tant pour lui que pour sa compagnie.
Étant tombé dangereusement malade vers la fin de 1671 ou au commencement de 1672, le curé de Saint-Eustache, M. Marlin[310], qui l’assista, exigea de lui la promesse de ne jamais remonter sur le théâtre. Il revint de cette maladie et tint fidèlement sa promesse. Il ne survécut pas longtemps à sa retraite. (Le Théâtre Français par Chapuzeau, p. 182 ; Lettre sur Molière et sur les comédiens de son temps, Mercure de juin 1738, p. 1134 et 1136 ; Histoire du Théâtre-Français par les frères Parfait, t. VIII, p. 217 et suiv. ; Galerie du Théâtre-Français, par M. Lemazurier, t. I., p. 263 et suiv.
(11). Le plus grand nombre des historiens du théâtre attribue à cette cause la fin tragique de Montfleury. D’autres prétendent même que « le cercle de fer qu’il était obligé d’avoir pour soutenir le poids énorme de son ventre n’empêcha point que, parles mêmes efforts, son ventre ne s’ouvrît[311]. » Les frères Parfait, qui rapportent ces deux versions, p. 129 du tome VII de leur Histoire du Théâtre-Français, transcrivent aussi un passage d’une lettre qui leur fut adressée, le 17 février 1739, par mademoiselle Desmarres, actrice, arrière-petite-fille de Montfleury : « À l’égard de Montfleury père, il est faux que le rôle d’Oreste ait été la cause de sa mort, par une veine qu’il s’était cassée ; ma grand’mère m’a conté cette mort plusieurs fois ; mais les particularités paraîtraient des fables, si on les exposait au jour. Il est seulement certain que Montfleury, étant chez un marchand de galons, un inconnu qui s’y trouva l’avertit de songer à lui, parce qu’il était bien malade. Montfleury ne fit pas grande attention aux discours d’un homme qu’il regardait comme un fou ; mais, de retour chez lui, ayant appris que la même personne était venue dire à ses domestiques que leur maître était en grand danger, il se sentit ému, frappé. Il alla le soir jouer Oreste, revint avec la fièvre, et mourut en peu de jours... Je ne puis vous en donner d’autres preuves que de l’avoir entendu dire à sa fille, mademoiselle d’Ennebault, ma grand’mère. Elle m’a dit aussi que, comme son père était à l’article de la mort, plusieurs de ses camarades, les médecins et le confesseur étant dans la chambre, le même inconnu entra, et dit à Montfleury, qui le reconnut : « Allons, Monsieur, cela ne sera rien ; que l’on me donne du vin et un verre. » Les médecins avaient condamné le malade, et soutinrent à sa femme que c’était un charlatan ; le confesseur, que c’était un sorcier. Le malade criait en vain qu’on donnât à cet homme ce qu’il demandait ; on fut sur le point de l’arrêter. C’était sur les neuf heures du soir ; il s’en alla, et, étant sur le pas de la porte, il dit : « J’en suis fâché ; j’aurais tiré ce pauvre Montfleury d’affaire ; mais il ne passera pas minuit : » ce qui arriva ».
Sans doute cette rupture de veine n’est pas un événement ordinaire ; mais on répugne moins à y ajouter foi qu’à l’histoire du sorcier de la petite-fille de Montfleury. Cette première version est d’ailleurs confirmée par un journal du temps, la Gazette de Du Lorens, du 17 décembre 1667 (Histoire du Théâtre-Français, par les frères Parfait, tome VII, p. 132) ; et une semblable fin n’était pas sans exemple parmi les acteurs de ce temps. Le célèbre Mondory tomba en apoplexie et mourut peu après, pour avoir joué avec trop de chaleur le rôle d’Hérode, de la Mariamne de Tristan, (Histoire du Théâtre-Français, par les frères Parfait, tome V, p. 97) ; et Brécourt mourut, au mois de février 1685, pour s’être rompu une veine dans le corps, en représentant, à la cour, le principal rôle de sa comédie de Timon (Histoire du Théâtre-Français, t. VIII, p. 407).
Chapuzeau, dans Le Théâtre-Français, p. 177 et 178, parle de Montfleury comme d’un excellent comédien ; mais, avant que l’école de Molière l’eût emporté, les cris forcés et l’exagération étaient loin d’être regardés comme des défauts.
(12) Grimarest, qui rapporte une partie de ces faits, en détruit, selon son habitude, la vraisemblance en disant que Molière avait imposé à Racine la condition de lui apporter un acte par semaine, et que celui-ci avait pillé presque tout son travail dans la pièce de Rotrou. Il commence aussi par dire que, lorsque Molière forma le dessein de lui proposer ce sujet, il ne savait où le prendre, et qu’il avait chargé ses comédiens de le déterrer à quelque prix que ce fût. Ne semblerait-il pas que Racine était alors complètement ignoré et qu’il était besoin de mettre vingt personnes à sa recherche ? et cependant, il avait été plus d’une fois présenté au Roi ; il avait déjà composé plusieurs odes qui lui avaient valu des récompenses, et assez de célébrité pour être compris cette même année, avec Molière, dans une liste des gens de lettres les plus distingués, aux quels Louis XI V accorda des pensions.
L’abbé Mervesin, au témoignage duquel, dans cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres, il ne faut pas ajouter une grande foi, prétend dans son Histoire de la Poésie française, p. 234, que Racine suivit plus, pour cette pièce, les conseils de Boileau que ceux de Molière. Cette assertion est contraire à toutes les autres autorités.
(13) Voici cette liste. Nous la transcrivons sans y rien changer :
Au sieur Pierre Corneille, premier poète dramatique du monde, deux mille francs.
Au sieur Desmarets, le plus fertile auteur et doué de la plus belle imagination qui ait jamais été, douze cents francs.
Au sieur Menage, excellent pour la critique des pièces, deux mille francs.
Au sieur abbé de Pure, qui écrit l’histoire en latin pur et élégant, mille francs.
Au sieur Corneille jeune, bon poète français et dramatique, mille francs.
Au sieur Molière, excellent poète comique, mille francs.
Au sieur Benserade, poète français fort agréable, quinze cents francs.
Au père Lecointre de l’Oratoire, habile pour l’histoire, quinze cents francs.
Au sieur abbé Cottin, orateur français, douze cents francs.
Au sieur Vallier, professant parfaitement la langue arabe, six cents francs.
Au sieur Perrier., poète latin, huit cents francs.
Au sieur Racine, poète français, huit cents francs.
Au sieur Chapelain, le plus grand poète français qui ait jamais été et du plus solide jugement, trois mille francs.
Au sieur abbé Cassagne, poète, orateur et savant en théologie, quinze cents francs.
Au sieur Perrault, habile en poésie et en belles-lettres, quinze cents francs.
Au sieur Mézeray, historiographe, quatre mille francs[312].
Racine n’était encore connu, à cette époque, que par quelques poésies assez faibles, qui justifient la modicité de sa pension ; mais rien ne saurait justifier l’exigüité de celle de Molière,-les éloges donnés à Chapelain et l’omission de Boileau, déjà connu par des satires. Ce qui explique du moins toutes ces bizarreries, c’est que ce fut l’auteur de la Pucelle lui-même qu’on chargea de dresser cette liste. Aussi lisait-on dans les premières éditions de la Satire I de Boileau, ces vers qu’il a retranchés depuis :
...Je ne saurais, pour faire un juste gain,
Aller, bas en rampant, fléchir sous Chapelain.
Cependant, pour flatter ce rimeur tutélaire,
Le frère, en un besoin, va renier son frère,
Et Phébus en personne y donnant la leçon,
Gagnerai ! moins ici qu’au métier.de maçon ;
Ou, pour être couché sur la liste nouvelle,
S’en irait chez Bilaine, admirer la Pucelle.
(14) L’Impromptu de Versailles avait été représenté à la cour le 14 octobre, et au théâtre du Palais-Royal le 4 novembre 1663. Cette requête suivit de près l’une ou l’autre de ces représentations ; car Racine en parle dans une lettre que nous aurons occasion de citer tout à l’heure, adressée par lui à M. Levasseur, au mois de décembre 1663. Petitot a omis de rapprocher ces dates, quand il a dit que cette requête était l’ouvrage des faux dévots, irrités contre lui à cause du Tartuffe. Trois actes seulement de cette comédie furent, pour la première fois, représentés à Versailles, le 12 mai 1664 ; c’est-à-dire six mois au moins après la requête.
(15) Voici cet acte de décès, inscrit aux registres des convois de la paroisse de Saint-Sulpice, pour l’année 1700, f° 41 :
« Ledit jour, 2 décembre 1700, a été fait le convoi, service et enterrement de damoiselle Armande-Grezinde-Claire-Élisabeth Béjart, femme de M. François-Isaac Guérin, officier du Roi, âgée de cinquante-cinq ans, décédée le dernier jour de novembre de la présente année, dans sa maison, rue de Touraine. Et ont assisté audit convoi, service et enterrement, Nicolas Guérin, fils de ladite défunte, François Mignot, neveu de ladite défunte, et M. Jacques Raisin, officier du Roi et ami de ladite défunte, qui ont signé. Guérin, François Mignot et Jacques Raisin. »
(16) Les premiers écrivains qui ont donné des détails biographiques sur Molière et sur sa femme, ont tous présenté celle-ci comme fille de Madelaine Béjart et du comte de Modène. L’inexactitude reconnue de leurs autres assertions pouvait faire douter du fondement de celle-ci, quand, en 1821, M. Beffara publia dans sa Dissertation sur Molière l’acte de naissance de la fille de la Béjart et du comte de Modène, constatant qu’elle est née en 1638, et a reçu le nom de Françoise[313], tandis que, suivant l’acte de mariage de Molière, sa femme se nommait Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth, était née en 1645, et avait pour père et mère Joseph Béjart et Marie Hervé, sa femme[314]. L’acte de décès de la veuve de Molière, rapporté dans la note précédente, prouve également qu’elle est née en 1645. Grimarest, Voltaire et les autres biographes se sont donc trompés sur le nom, l’âge et la filiation de la femme, comme sur l’époque et le lieu de la naissance du mari et sur le nom de sa mère.
Un littérateur dont le talent et le caractère inspirent également l’estime et le respect, M. le marquis de Fortia d’Urban a, dans trois Dissertations publiées successivement, pris la défense de la tradition, si souvent en défaut, contre l’imposante autorité d’actes authentiques. Il était impossible de tirer plus de parti d’une cause aussi faible. Nous renvoyons les lecteurs, qui voudraient être à même de prononcer dans ce débat, aux trois Dissertations que M. le marquis de Fortia a publiées sur ce sujet, (1821, 1824 et 1825), et à la Lettre que nous lui avons adressée, imprimée en 1824.
(17) Voici l’acte de baptême du filleul de Louis XIV et de madame Henriette d’Orléans, relevé sur les registres de Saint-Germain-l’Auxerrois :
« Du jeudi, 28 février 1664, fut baptisé Louis, fils de M. Jean-Baptiste Molière, valet-de-chambre du Roi, et de damoiselle Armande-Gresinde Béjart, sa femme, vis-à-vis le Palais-Royal ; le parrain, haut et puissant seigneur, messire Charles, duc de Créquy, premier gentilhomme de la chambre du Roi, ambassadeur à Rome, tenant pour Louis quatorzième, roi de France et de Navarre ; la marraine, dame Colombe le Charron, épouse de messire César de Choiseuil, maréchal du Plessy, tenante pour madame Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans. L’enfant est né le 19 janvier audit an. » Signé Colombet.
Cet enfant mourut avant son père.
(18) Dans les premiers temps de la passion du Roi pour mademoiselle de la Vallière, « Belloc composa plusieurs récits qu’on mêlait à des danses, tantôt chez la Reine, tantôt chez Madame ; et ces récits exprimaient avec mystère le secret de leurs cœurs, qui cessa bientôt d’être un secret. » (VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, édit. de Lequien, tom. XX, pag. 144.)
(19) M. Sevelinges, auteur de l’article Lulli, de la Biographie universelle, prétend que Lulli n’eût jamais osé faire une semblable réponse à M. de Louvois. Lorsque ce littérateur a révoqué ce fait en doute, il n’avait probablement pas présente à la mémoire la plaisanterie que Lulli se permit à l’égard du Roi lui-même. Il avait été chargé à la cour de diriger un divertissement. L’heure indiquée pour le lever du rideau était passée depuis longtemps, et le spectacle ne commençait pas. Le Roi, ennuyé de ce retard, avait déjà envoyé dire à Lulli de faire commencer ; mais ses ordres demeuraient sans effet. Il envoya de nouveau dire au Florentin qu’il se retirait, qu’il ne pouvait plus attendre. « Est-ce que le Roi n’est pas le maître ? » répondit Lulli. (Récréations littéraires, par Cizeron-Rival.)
(20) Il ne sera pas inutile, dit d’Alembert, dans sa note 27 sur l’Éloge de Despréaux, de rappeler ici le trait principal de cet arrêt si étrange et si peu connu. Les magistrats qui le liront auront pitié de leurs prédécesseurs, et craindront de leur ressembler.
« ARRÊT contre VILLON, BITAULT et DE CLAVES, accusés d’avoir composé et publié des thèses contre la doctrine d’Aristote.
« Ces trois philosophes anti-péripatéticiens avaient fait afficher leurs thèses ; Bitault devait les soutenir, Villon en être le juge, et De Claves le président. Le 23 du mois d’août 1624 était le jour fixé pour la dispute ; elle devait se faire dans la salle du palais de la reine Marguerite, où s’étaient déjà assemblées près de mille personnes pour y assister. Mais avant qu’elle commençât, le premier président défendit cette dispute ; De Claves fut mis en prison, et Villon, craignant le même sort, prit la fuite. Voici l’arrêt que le parlement donna contre leurs thèses :
« Vu par la cour la requête présentée par les doyens, syndics et docteurs de la Faculté. de théologie en l’Université de Paris, tendant à ce que, pour les causes y contenues, fut ordonné que les nommés Villon, Bitault et De Claves comparaîtraient en personne, pour avouer ou désavouer les thèses par eux publiées, et, ouï leur déclaration, être procédé contre eux ainsi que de raison ; cependant, permis de faire saisir lesdites thèses, et défenses faites de les disputer, etc. La cour, après que ledit De Claves a été admonesté, ordonne que lesdites thèses seront déchirées en sa présence, et que commandement sera fait par un des huissiers de ladite cour auxdits De Claves, Villon et Bitault, en leurs domiciles, de sortir dans vingt-quatre heures hors de cette ville de Paris, avec défense de se retirer dans les villes et lieux du ressort de cette cour, d’enseigner la philosophie en aucune des universités d’icelui, et à toutes les personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de mettre en dispute lesdites propositions contenues esdites thèses, les faire publier, vendre et débiter, à peine de punition corporelle, soit qu’elles soient imprimées en ce royaume ou ailleurs ; fait défenses à toutes personnes, À PEINE DE LA VIE, d’obtenir ou d’enseigner aucune maxime contre les anciens auteurs approuvés, et de faire aucune dispute que celles qui seront approuvées par les docteurs de ladite faculté de théologie ; ordonne que le présent arrêt sera lu en l’assemblée de ladite Faculté de Sorbonne, mis et transcrit en leurs registres ; et en outre copies collationnées d’icelui baillées au recteur de l’Université, pour être distribuées par les collèges, à ce qu’aucun n’en prétende cause d’ignorance. Fait au parlement, le quatrième jour de septembre 1624. Ledit jour, ledit De Claves mandé, lesdites thèses ont été déchirées en sa présence. »
(21) Le jeune enfant que l’on renfermait dans cet harmonieux étui devint un excellent comédien. C’est le fameux Raisin, artiste d’un vrai talent, qui joua avec un égal succès les rôles à manteau, ceux des valets rusés, des petits maîtres et des ivrognes. Homme du monde, plein d’originalité et d’esprit, conteur aimable, il n’avait qu’un seul défaut, celui de s’adonner au vin avec excès : il aurait, dit-on, troqué volontiers sa femme contre une bouteille de Champagne. Il mourut en 1693, année où le vin manqua. On fit à cette occasion le huitain suivant :
Quel astre pervers et malin,
Par une maudite influence,
Empêche désormais qu’en France
On puisse recueillir du vin ?
C’est avec raison que l’on crie
Contre la rigueur du destin,
Qui nous ôte jusqu’au Raisin
De notre pauvre comédie.
(Anecdotes dramatiques, t. III, p. 422.)
(22) Baron, fils d’un acteur et d’une actrice, était alors orphelin ; « sa mère était si belle, que lorsqu’elle se présentait pour paraître à la toilette de la Reine-mère, Sa Majesté disait aux dames qui étaient présentes : « Mesdames, voici la Baron ; » et elles prenaient la fuite. Son père mourut d’un accident très singulier : il faisait le rôle de don Diègue, dans le Cid ; son épée lui était tombée des mains, comme la circonstance l’exige dans la scène qu’il avait faite avec le comte de Gormas ; et, en la repoussant du pied avec indignation, il en trouva malheureusement la pointe, dont il eut le petit doigt piqué ; on traita le soir cette blessure comme une bagatelle ; mais quand il vit, deux jours après, que la gangrène faisait tout apprêter pour lui couper la jambe, il ne voulut pas le souffrir : « Non, non, dit-il ; un roi de théâtre comme moi se ferait huer avec une jambe de bois. » Il aima mieux attendre doucement la mort, qui l’emporta le lendemain. » (Lettre à mylord***, sur Baron et mademoiselle Lecouvreur, par George Wink (d’Allainval), 1730).
(23) Le nom de famille de ce comédien était Mignot. La Serre dit que Molière le consola et l’embrassa.
(24) Le passage que nous insérons dans notre texte est tiré de l’édition originale de la description des Plaisirs de l’Île enchantée, publiée en 1665, par Ballard, et plusieurs fois réimprimée du vivant de Molière. « Mais, dans l’édition de ses Œuvres, dit M. Auger, donnée en 1682, par La Grange et Vinot, le passage est altéré d’une manière fort remarquable. Dans cette phrase, « son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, » on a substitué aux mots ne put souffrir, ceux-ci, eut de la peine à souffrir ; et cette autre phrase. « Il la défendit pourtant en public, et se priva soi-même de ce plaisir », a été changée en celle-ci : « Il défendit cette comédie pour le public, jusqu’à ce quelle fût entièrement achevée et examinée par des gens capables d’en juger ; pour n’en pas laisser abuser à d’autres moins capables d’en faire un juste discernement. » Ces changements, faits après coup, ont évidemment pour objet de transformer en une suspension momentanée la défense absolue et définitive qu’avait faite Louis XIV. Aurait-on voulu par là garantir du reproche d’inconséquence le monarque qui finit par permettre la représentation de cette même pièce qu’il avait d’abord jugé impossible de donner au public. » (Œuvres de Molière, avec un commentaire par M. Auger, t. VI, p. 203, note).
(25) L’auteur de la Fameuse comédienne dit (p. 14), que « le comte de Guiche comptait pour peu de fortune le bonheur d’être aimé des dames » ; cependant d’autres contemporains prétendent qu’il fut très épris de madame Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans.
(26) La Fameuse comédienne dit que Molière est redevable de ce service à l’abbé de Richelieu, qui le premier avait eu mademoiselle Molière pour maîtresse, et qui, ayant saisi une lettre qu’elle avait écrite au comte de Guiche dans le temps de sa passion pour lui, furieux d’avoir été pris pour dupe et d’avoir payé si cher les faveurs d’une femme qui les prodiguait à tant d’autres, instruisit le pauvre mari de tout ce qui se passait. À en croire le récit du biographe, Lauzun n’était pas seul chargé de la consoler des froideurs du comte de Guiche. Elle avait encore pris, dans ce but, un lieutenant aux Gardes et beaucoup d’autres jeunes gens.
(27) Il mourut le 4 novembre 1664. Sa part fut continuée à sa femme jusqu’à Pâques 1665 (M. Lemazurier, t. III, p. 378 des Œuvres de Molière, avec un commentaire par M. Auger). Madeleine Béjart disait « qu’elle ne se consolerait jamais de la perte de ses deux bons amis : l’un était Gros-René, et l’autre le cardinal de Richelieu. » (Pensées, remarques et observations de Voltaire, ouvrage posthume, p. 121 ; Paris, Barba et Pougens, 1802).
(28) Brécourt se prit un jour de querelle avec un cocher, sur la route de Fontainebleau, et le tua d’un coup d’épée. Il fut obligé de fuir en Hollande, et entra dans une troupe française que le prince d’Orange avait organisée. Il n’obtint la permission de revenir dans sa patrie qu’en prenant, pour le ministère français, le rôle d’agent de police.
En 1678, étant à la chasse du Roi, à Fontainebleau, il fut attaqué par un sanglier qui l’atteignit à la botte et le tint longtemps en échec. Brécourt parvint à lui enfoncer son épée dans le corps jusqu’à la garde. Le Roi, qui avait été témoin de cette lutte, lui demanda s’il n’était pas blessé, et lui dit qu’il n’avait jamais vu donner un si vigoureux coup d’épée.
Un contraste assez singulier qu’on n’avait point encore fait ressortir, c’est que cet infatigable duelliste composa un écrit intitulé : Louange au Roi sur l’édit des Duels. Il est également auteur de quelques pièces de théâtre bien dignes de l’oubli où elles sont ensevelies depuis longtemps. Nous avons rapporté sa fin tragique, Note II de ce livre. Il mourut, laissant pour vingt mille francs de dettes au delà de sa succession. (Histoire du Théâtre-Français, par les frères Parfait, t. VIII, p. 406 et suiv. ; Le Théâtre-Français, par Chapuzeau, p. 188).
(29) Dans l’édition des Œuvres de Boileau, de 1701, au sujet de ce vers de la satire III,
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle,
on lit la note suivante, qui est de Boileau lui-même : « Le Tartuffe, en ce temps-là, avait été défendu et tout le monde voulait avoir Molière, pour le lui entendre réciter. »
(30) « N’est-il pas extrêmement vraisemblable, a dit M. Étienne dans sa notice sur le Tartuffe, que le sieur de Rochemont, qui en est l’auteur, n’est autre que le curé de... dont parle Molière dans son premier placet au Roi ? Qu’on rapproche en effet les passages qu’on vient de lire (ceux que nous avons cités), des expressions mêmes du poète comique : « V. M. a beau dire, et M. le légat et MM. les prélats ont beau donner leur jugement, ma comédie, sans l’avoir vue, est diabolique, et diabolique mon cerveau ; je suis un démon vêtu de chair et habillé en homme ; un libertin, un impie digne d’un supplice exemplaire. Ce n’est point assez que le feu expie en public mon offense : j’en serais quitte à trop bon marché. Le zèle charitable de ce galant homme de bien n’a garde de demeurer là ; il ne veut point que j’aie de miséricorde auprès de Dieu ; il veut absolument que je sois damné, c’est une affaire résolue. Ce livre, Sire, a été présenté à V. M., etc. »
« Si l’on compare maintenant les dates, elles offriront une preuve au moins aussi décisive. On ne trouve malheureusement pas celle du placet de Molière ; mais il est certain qu’il fut présenté au Roi dans l’intervalle qui s’écoula entre la représentation des trois premiers actes à Versailles, et le moment où iî fut permis de jouer la pièce pour la première fois en public, c’est-à-dire de 1664 à 1667 ; et précisément le libelle, signé Rochemont, a paru en 1665, et il a été imprimé par permission de M. le baillif du Palais, du 8 avril de la même année. Telle est à coup sûr l’époque où Molière présenta son placet à Louis XIV. »
Ce qui vient encore à l’appui de l’opinion de M. Étienne, c’est que tous les arguments de cet antagoniste de Molière portent un cachet ecclésiastique : « S’il lui restait encore quelque ombre de pudeur, ne lui serait-il pas fâcheux d’être en butte à tous les gens de bien, de passer pour un libertin dans l’esprit de tous les prédicateurs, et d’entendre toutes les langues que le Saint-Esprit anime condamner publiquement son blasphème ; et, enfin, je ne crois pas faire un jugement téméraire d’avancer qu’il n’y a point d’homme si peu éclairé des lumières de la foi qui, sachant ce que contient cette pièce (le Tartuffe), puisse soutenir que Molière, dans le dessein de la jouer, soit capable de la participation des sacrements, qu’il puisse être reçu à pénitence sans une réparation publique ; ni même qu’il soit digne de l’entrée des églises après les anathèmes que les conciles ont fulminés contre les auteurs de spectacles impudiques ou sacrilèges. »
Enfin, ce qui achève de convertir cette conjecture en certitude, c’est que ce nom de Rochemont et cette qualité d’avocat en Parlement étaient supposés. C’est ce qui semble résulter du moins de la Réponse aux observations touchant le Festin de Pierre de M. de Molière, Paris, 1665. « Mais, dit l’auteur de cette réponse, en parlant de ce libelle, lorsque je vois le livre de cet inconnu, etc... »
(31) Cette ordonnance du Roi, datée du 9 janvier 1673 « fait défense à toutes sortes de personnes de quelque qualité, condition et profession qu’elles soient, de s’attrouper et de s’assembler au-devant et aux environs des lieux où les comédies sont récitées et représentées ; d’y porter aucunes armes à feu, de faire effort pour y entrer, d’y tirer l’épée et de commettre aucune violence ou d’exciter aucun tumulte, soit au-dedans ou au-dehors, à peine de la vie, et d’être procédé extraordinairement contre eux, comme perturbateurs de la sûreté et de la tranquillité publique, » (Le Théâtre Français, par Chapuzeau, p. 253 et suiv.)
(32) Ce second enfant était une fille qui survécut à son père, et dont nous aurons occasion de parler plus tard. Elle fut nommée Esprit Madeleine ; elle eut pour parrain le comte Esprit de Modène, et pour marraine Madeleine Béjart sa tante. (Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 15.)
(33) On lit dans les Mémoires de L. Racine sur son père, Lausanne, 1747, p. 32, que lors de son premier ouvrage, il fut pris en amitié par Chapelain, « qui lui offrit ses avis et ses services, et, non content de les lui offrir, parla de lui et de son ode si avantageusement à M. de Colbert, que ce ministre lui envoya cent louis, et peu après le fit mettre sur l’état pour une pension de six cents livres en qualité d’homme de lettres. »
On ne peut justifier Racine en disant qu’il n’attaquait Chapelain que comme auteur, car outre que de semblables distinctions ne sont pas d’un cœur reconnaissant, personne d’ailleurs n’était plus que lui sensible à la critique ; on sait qu’il pardonna difficilement à Chapelle, qu’il sollicitait de se prononcer sur sa Bérénice, de lui avoir répondu en riant : Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu’on la marie ; et la rime indécente qu’Arlequin mettait à la suite de la reine Bérénice le chagrinait au point de lui faire oublier le concours du public à sa pièce, les larmes et les éloges de la cour. (Mémoires sur Jean Racine, Lausanne, 1747, p. 90.)
(34) Bret, dans son Supplément à la vie de Molière (tom. I, p. 78 de l’édition de 1773), dit qu’en 1676 Lulli eut à soutenir une affaire horrible et criminelle contre l’intendant-généra des bâtiments de S. A. Monseigneur. Nous ignorons de quelle affaire Bret veut parler ; mais nous sommes porté à croire que, quelle qu’elle fut, elle n’était ni horrible ni criminelle, puisque le 9 septembre de l’année suivante, le Roi et la Reine lui firent l’honneur de tenir son fils sûr les fonts de baptême (Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 15), et que Louis XIV déplora sa perte en disant qu’il avait perdu deux hommes qu’il ne recouvrerait jamais, Molière et Lulli. (Addition à la Vie de Molière, par Grimarest, p. 62.)
(35) Voltaire prétend que l’histoire du souper d’Auteuil n’est pas digne de créance, et cite à ce propos quelques amis de Chapelle qu’il avait entendus assurer qu’elle n’en méritait aucune. Mais ils ne lui avaient pas rapporté que Chapelle leur en eût parlé dans ce sens. Ils avaient probablement tiré cette conséquence de son silence à ce sujet. Car Louis Racine a dit dans ses Mémoires sur son père (p. 119) : « Ce fameux souper, quoique peu croyable, est très véritable... Mon père heureusement n’en était point... Boileau a raconté plus d’une fois cette folie de sa jeunesse. »
(36) Quoique Corneille ne fût pas un des habitués des réunions de Molière et de ses amis, il venait ce pendant quelquefois le voir et souper avec lui. C’est ce que prouve l’anecdote suivante, rapportée par Brossette et consignée dans les Récréations littéraires de Cizeron-Rival, p. 68 : « Baron, ce célèbre acteur, devait faire le rôle de Domitien dans Tite et Bérénice, et, comme il étudiait Son rôle, l’obscurité de quelques vers lui fit quelque peine, et il alla en demander l’explication à Molière, chez qui il demeurait. Molière, après les avoir lus, dit qu’il ne les entendait pas non plus. – « Mais attendez, dit-il à Baron, M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd’hui, et vous lui direz qu’il vous les explique. » Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au cou comme il faisait ordinairement parce qu’il l’aimait ; et ensuite il le pria de lui expliquer ces vers, disant à Corneille qu’il ne les entendait pas. Corneille, après les avoir examinés quelque temps, dit : « Je ne les entends pas trop bien non plus ; mais récitez-les toujours : tel qui ne les entendra pas les admirera. » »
(37) Voici l’aventure dont Ninon fit le récit à Molière : « Lorsque M. de Gourville, qui fut nommé vingt-quatre heures pour succéder à Colbert, et que nous avons vu mourir l’un des hommes de France les plus considérés ; lors, dis-je, que ce M. de Gourville, craignant d’être pendu en personne, comme il le fut en effigie, s’enfuit de France, en 1661, il laissa deux cassettes pleines d’argent, l’une à Ninon, l’autre à un faux dévot. À son retour, il trouva chez Ninon sa cassette en fort bon état ; il y avait même plus d’argent qu’il n’en avait laissé, parce que les espèces avaient augmenté depuis ce temps-là. Il prétendit qu’au moins le surplus appartenait à la dépositaire ; elle ne lui répondit qu’en le menaçant de faire jeter la cassette par les fenêtres. Le dévot s’y prit d’une autre façon ; il dit qu’il avait employé son dépôt en œuvres pics, et qu’il avait préféré le salut de l’âme de Gourville à un argent qui sûrement l’aurait damné. » (Anecdotes dramatiques, tom. II, p. 205.)
(38) Nous savons que dans l’édition des Œuvres de Racine avec le commentaire de La Harpe, Paris, Agasse, 1807, et dans toutes les éditions publiées depuis, on lit : « Montfleury a fait une requête contre Molière, et l’a donnée au Roi. Il l’accuse d’avoir épousé la fille et d’avoir autrefois vécu avec la mère ; mais Montfleury n’est point écouté à la cour. » Voici les raisons qui nous ont déterminé à adopter l’autre version :
Il est d’abord bien constant que les ennemis de Molière firent courir le bruit qu’il avait épousé sa propre fille. Le mémoire contre Lulli, cité pag. 90 de cette Histoire, le passage de la Fameuse comédienne, transcrit pag. 130, et plusieurs autres écrits, en fournissent la preuve. Il serait donc absurde de penser que Montfleury, qui voulait perdre Molière, se fût contenté de l’accuser d’une bassesse, quand d’autres personnes faisaient planer sur lui le soupçon d’un crime.
Cela admis, comment supposer ensuite que Racine ait dénaturé la requête de Montfleury comme on le lui fait faire dans la version nouvellement adoptée. Cette requête avait reçu une grande publicité, et il lui était impossible de n’en pas connaître, ou d’en connaître mal l’objet.
On accuse Louis Racine d’avoir altéré le texte de son père en plusieurs endroits de sa Correspondance, et l’on a apporté à l’appui de ce reproche des autographes de ce grand écrivain qui offrent en effet quelques différences. Louis Racine a pu se permettre des changements qui ne portaient aucune atteinte à la mémoire de son père ; mais, à coup sûr, il n’eût pas été lui prêter des torts de cœur aussi grands envers son bienfaiteur. Il nous parait donc de toute vraisemblance que l’autographe sur lequel on s’est appuyé pour faire subir ce changement au texte des anciennes éditions n’était qu’un brouillon inexact, et que Louis Racine n’avait donné le sien que d’après la lettre véritable. Cela ne fût-il pas, qui reconnaîtrait, même dans cette seconde leçon, une de
...Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes généreuses ?
(39) Les acteurs de l’hôtel de Bourgogne ne profitèrent pas longtemps des talents de leur nouvelle camarade : elle mourut le 11 décembre 1668. Molière faisait grand cas de cette actrice. On en trouve la preuve dans ce qu’il lui dit, scène première de l’Impromptu de Versailles. On peut la citer comme une des femmes qui dansèrent les premières sur la scène. Elle avait beaucoup de grâce, et se distingua surtout dans les danses hautes : « Elle faisait certaines cabrioles remarquables, car on voyait ses jambes et partie de ses cuisses par le moyen d’une jupe qui était ouverte des deux côtés, avec des bas de soie attachés au haut d’une petite culotte. » (Lettre sur la Vie de Molière et des comédiens de son temps, Mercure de France, mai 1740, p. 846.)
(40) Cette version est celle de Louis Racine, dans ses Mémoires sur son père. Comme elle a été généralement adoptée, nous n’avons pas cru devoir lui préférer celle de Cizeron-Rival, qui prétend que Racine ne fut pas fâché du danger où la réputation de Molière semblait être exposée. (Récréations littéraires, p. 2.) Cependant, il pourrait être permis d’hésiter entre le témoignage avantageux d’un fils et l’autorité impartiale d’un écrivain presque toujours exact.
(41) On a élevé, au sujet de ce chef-d’œuvre, une réclamation trop plaisante pour que nous ne la rapportions pas ici. Elle est extraite d’un manuscrit in-4° faisant autrefois partie de la Bibliothèque Saint-Victor, et rempli de notes de M. Tralage.
« Le sieur Angelo, docteur de l’ancienne troupe italienne, m’a dit (c’est M. Tralage qui parle) que Molière, qui était de ses amis, l’ayant un jour rencontré dans le jardin du Palais-Royal, après avoir parlé des nouvelles de théâtres et d’autres, le même Angelo dit à Molière qu’il avait vu représenter en Italie, à Naples, une pièce intitulée, le Misanthrope, et que l’on devrait traiter ce sujet ; il le lui rapporta tout en entier, et même quelques endroits particuliers qui lui avaient paru remarquables ; entre autres ce caractère d’un homme de cour fainéant, qui s’amuse à cracher dans un puits pour faire des ronds. Molière l’écouta avec beaucoup d’attention ; et, quinze jours après, le sieur Angelo fut surpris de voir, dans l’affiche de la troupe, la comédie du Misanthrope annoncée et promise ; et, trois semaines, ou tout au plus tard un mois après, on représenta cette pièce. Je lui répondis là-dessus qu’il n’était pas possible qu’une aussi belle pièce que celle-là, en cinq actes, et dont les vers sont fort beaux, eût été faite en aussi peu de temps ; il me répliqua que cela paraissait incroyable, mais que tout ce qu’il venait de me dire était très véritable, n’ayant aucun intérêt de me déguiser la vérité. »
« Ce discours d’Angelo, disent les frères Parfait, auxquels nous empruntons cette citation (Histoire du Théâtre-Français, t. X, p. 66 et suiv.), est si fort éloigné de la vraisemblance, que ce serait abuser de la patience du lecteur que d’en donner la réfutation. »
(42) M. Aimé-Martin a dit, au sujet de cette lettre, t. I, p, cxiij, note, de son édition des Œuvres de Molière : « Elle ne fut réimprimée qu’en 1682, et on ne la trouve pas dans la seconde édition du Misanthrope, publiée chez Claude Barbin, un peu plus d’un an après la mort de Molière. Cette circonstance suffirait pour prouver la vérité de l’anecdote racontée par Grimarest... « L’assertion est inexacte, et par conséquent on n’en peut tirer aucun argument en faveur du conte de Grimarest. Nous possédons une édition des Œuvres de M. de Molière, in-12, Paris, 1674, Thierry, Barbin et Trabouillet ; dans laquelle on a fait précéder le Misanthrope de la lettre de Devisé.
(43) « On sait que le duc de Saint-Aignan, plaisantant M. de Montausier sur le personnage du Misanthrope, celui-ci lui répondit : « Eh ! ne voyez vous pas, mon cher duc, que le ridicule de poète de qualité vous désigne encore plus clairement. » (Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, t. III, p. 417.)
(44) Nous empruntons à l’annotateur anonyme des Mémoires de Dangeau quelques détails peu connus sur M. de Montausier et sa femme, la célèbre Julie d’Angennes, dont nous avons déjà eu occasion de parler, au sujet des Précieuses ridicules.
« M. de Montausier était Pressigny de Saint-Maure, et de fort bonne maison ; beaucoup de courage, d’esprit et de lettres. Une vertu hérissée et des mœurs antiques firent de lui un homme extraordinaire ; toutes choses qui devaient faire obstacle à sa fortune et qui la lui firent. Sa femme était Angennes, fille de M. de Rambouillet.
« Mais on eut lieu d’être surpris de ce qu’une élève de l’hôtel de Rambouillet, et pour ainsi dire l’hôtel de Rambouillet en personne, et la femme de l’austère Montausier, succédât dans la place de dame d’honneur de la Reine, à mademoiselle de Navailles, si glorieusement chassée pour n’avoir pu tolérer les entrées nocturnes du Roi dans la chambre des filles, et en avoir muré la porte par où il venait ; il trouva visage de pierre. Mais, ce qui surprit encore davantage, ce fut la protection que madame de Montespan trouva auprès de madame de Montausier, au commencement de son éclat avec son mari, pour les amours du Roi, et l’asile que le Roi lui-même lui donna, en choisissant monsieur et madame de Montausier pour y retirer madame de Montespan chez eux, au milieu de la cour, et pour l’y garder contre son mari. Il y pénétra pourtant un jour ; et, voulant arracher sa femme des bras de madame de Montausier, qui cria au secours de ses domestiques, il lui dit des choses horribles. Quelque temps après, descendant avec son écuyer et ses gens un petit degré pour aller de chez elle chez la Reine, elle trouva une femme assez mal mise, qui l’arrêta, lui fit des reproches sanglants sur madame de Montespan, et lui parla même à l’oreille. Elle empêcha ses gens de la maltraiter ; et, toute éperdue, rentra chez elle, s’y trouva mal, et tomba incontinent dans une maladie de langueur qui lui fit fermer sa porte à tout le monde. On prétendit que sa tête se troublait souvent, et l’on ne sut si cette femme qui lui avait parlé en était une ou un fantôme. Enfin, madame de Montausier, qui ne parut jamais depuis cette aventure, en mourut à soixante-quatre ans, au mois d’avril 1671. « (Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV, précédé de Nouveaux mémoires de Dangeau, par P. E. Lemontey, p. 56 et 57.)
(45) Grimarest dit que Baron était âgé de treize ans lors de cette scène (p. 111) ; elle eut par conséquent lieu dans le temps des répétitions de Mélicerte, et non de celles de Psyché, comme l’a dit M. Després. Psyché ne fut joué qu’en 1671, époque à laquelle il avait dix-huit ans et non pas treize ans. Voici son acte de naissance, qui avait jusqu’à ce jour échappé à toutes les recherches, et que M. Beffara, de qui nous le tenons, a découvert sur les registres de la paroisse Saint-Sauveur :
« Du 8 octobre 1653. Baptême de Michel, fils de André Boyron, bourgeois de Paris, et de Jeanne Ausou, sa femme ; le parrain, Michel Bachelier, bourgeois de. Paris, de la paroisse Saint-Eustache ; la marraine, Catherine Jon, femme de Jacques Guillhamar, avocat au parlement, de la paroisse Saint-Eustache. »
Son acte de décès, inscrit aux registres.de la paroisse Saint-Benoît, constate qu’il est mort le 22 décembre 1729. Il mourut par conséquent à plus de soixante-seize ans. Quelques historiens du théâtre se sont montrés plus généreux encore envers lui que la nature. Ils l’ont fait vivre quatre-vingts ans.
Livre troisième
(1) « Si les deux Reines avaient été à la tête des ennemis de Molière, dit Bret, comme voulut l’insinuer l’auteur des Observations sur le Festin de Pierre, pag. 22, Monsieur, frère du Roi, n’aurait pas eu l’imprudence de faire représenter devant elles les trois premiers actes du Tartuffe, à Villers-Cotterêts, le 24 septembre de la même année... » (Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, tom. IV, p. 244.)
(2) La farce de Scaramouche hermite présentait entre autres situations indécentes celle d’un moine escaladant le balcon d’une femme mariée, et y reparaissant de temps en temps en disant que c’était ainsi qu’il fallait mortifier la chair : Questo e per mortificar la carne.
(3) Molière, dans le Misanthrope, acte V, scène 1, fait allusion à la perfidie de ses ennemis qui composèrent et firent courir un libelle sous son nom :
Et, non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable ;
Un livre à mériter la dernière rigueur ;
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur.
Et là dessus on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture ;
Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang.
(4) L’abbé Mervesin, au témoignage duquel il ne faut pas ajouter une pleine confiance, donne quelques détails sur les empêchements apportés à la représentation du Tartuffe. Nous allons transcrire le passage de son Histoire de la Poésie française qui les renferme. Le récit que nous avons tracé, d’après les meilleures autorités, de ce grand événement de notre histoire littéraire mettra le lecteur à même de relever les inexactitudes de Mervesin, sans que nous ayons besoin de les signaler.
« Après qu’il (Molière) eut composé son Tartuffe, il le fit voir à la cour. Le Roi, à qui une piété sincère a toujours fait haïr l’imposture, permit de jouer cette pièce ; mais tant de gens représentèrent à Sa Majesté que cela pouvait avoir de dangereuses conséquences, qu’elle révoqua là permission qu’elle avait donnée. Quelque temps après, comme elle était sur son départ pour la Flandre, Molière revint à la charge ; il obtint ce qu’il souhaitait, et fit bientôt afficher sa pièce. M. de Lamoignon, premier président, crut qu’il voulait profiter de l’absence du Roi ; il envoya des archers qui arrachèrent les affiches, et se saisirent des portes de la comédie lorsque les comédiens se préparaient à paraître. Molière pria M. Despréaux de le présenter à cet illustre magistrat, qui le reçut agréablement. « Je sais, lui dit-il, après avoir écouté ses raisons, que vous avez un mérite qui vous élève au-dessus de votre état ; je ne me suis pas opposé à la représentation de votre pièce pour vous empêcher de jouer des faux-dévots, mais seulement à cause que vous vous ingérer d’y mettre des moralités peu propres à être débitées sur le théâtre. Molière se détermina à retrancher beaucoup de choses de sa pièce, et ne put la donner que longtemps après. Tout Paris était cependant dans l’impatience de la voir ; on priait souvent l’auteur d’aller la lire chez des gens de qualité, et M. Despréaux, qui travaillait alors à la satire du Repas, fit dire à propos à celui qu’il introduit :
« Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle. »
(5) Le caractère de Molière rend bien cette anecdote invraisemblable à nos yeux ; mais nous ne voyons pas, comme un de ses commentateurs, une impossibilité de fait dans le désappointement des spectateurs, ou du moins d’un certain nombre d’entre eux. On avait donné, le vendredi 5, la première représentation du Tartuffe. À la fin du spectacle de ce jour, l’orateur de la troupe dut, selon l’usage, annoncer la composition de celui du dimanche[315]. Il devait sans aucun doute se composer de la seconde représentation du chef-d’œuvre si bien accueilli. Le samedi 6, le premier président de Lamoignon fait signifier à la troupe défense de rejouer la pièce promise pour le lendemain. Cet ordre, dont la plus grande partie de Paris ne pouvait avoir connaissance dès le 7, ne fit donc renoncer que très peu de spectateurs qui en étaient instruits, au projet de se rendre au théâtre du Palais-Royal ; et ceux qui, comptant toujours sur la promesse faite par les acteurs le 5, ne s’étaient pas donné la peine de consulter les affiches, beaucoup plus rares alors dans Paris qu’elles ne le sont aujourd’hui, ne purent être détrompés qu’à leur arrivée au théâtre.
(6) Cette tradition a de nos jours été adoptée par l’auteur du quatrain suivant, Chénier :
De Roquette en son temps, T... dans le nôtre
Furent tous deux prélats d’Autun.
Tartuffe est le portrait de l’un :
Si Molière eût connu l’autre !
(7) Lettre en vers sur la comédie du TARTUFFE, écrite à l’auteur de LA CRITIQUE.
J’ai lu, cher Dorilas, la galante manière
Dont tu veux critiquer.et Tartuffe et Molière ;
Et, sans t’importuner d’inutiles propos,
Je vais rimer aussi la critique en deux mots.
Dès le commencement, une vieille bigote
Querelle les acteurs, et sans cesse radote,
Crie, et n’écoute rien’, se tourmente sans fruit
Ensuite une servante y fait autant de bruit,
À son maudit caquet donne libre carrière,
Réprimande son maître et lui rompt en visière,
L’étourdit, l’interrompt, parle sans se lasser ;
Un bon coup suffirait pour la faire cesser,
Mais on s’aperçoit bien que son maître, par feinte,
Attend, pour la frapper, qu’elle soit hors d’atteinte.
Surtout peut-ou souffrir l’homme aux réalités
Qui, pour se faire aimer, dit cent impiétés ?
Débaucher une femme et coucher avec elle,
Chez ce galant bigot est une bagatelle.
À l’entendre, le ciel permet tous les plaisirs ;
Il en sait disposer au gré de ses désirs ;
Et, quoi qu’il puisse faire, il se le rend traitable.
Pendant ces beaux discours, Orgon sous une table,
Incrédule toujours, pour être convaincu,
Semble attendre en repos qu’on le fasse cocu.
Il se détrompe enfin, et comprend sa disgrâce,
Déteste le Tartuffe et pour jamais le chasse.
Après que l’imposteur a fait voir sou courroux ;
Après qu’on a juré de le rouer de coups,
Et d’autres incidents de cette même espèce,
Le cinquième acte vient : il faut finir la pièce.
Molière la finit, et nous fait avouer
Qu’il en tranche le nœud qu’il n’a su dénouer.
Molière plaît assez, sou génie est folâtre ;
Il a quelques talents pour le jeu du théâtre ;
Et, pour en bien parler, c’est un bouffon plaisant,
Qui divertit le monde en le contrefaisant.
Ses grimaces souvent causent quelques surprises,
Toutes ses pièces sont d’agréables sottises...
Il est mauvais poète et bon comédien.
Il fait rire ; et de vrai, c’est tout ce qu’il fait bien.
Molière à son bonheur doit tous ses avantages :
C’est son bonheur qui fait le prix de ses ouvrages.
Je sais que le Tartuffe a passé son espoir,
Que tout Paris en foule a couru pour le voir ;
Mais, avec tout cela, quand on l’a vu paraître,
On l’a tant applaudi, faute de le connaître.
Un si fameux succès ne lui fut jamais dû,
Et, s’il a réussi, c’est qu’on l’a défendu.
(8) Le privilège des Œuvres de Benserade dit que la manière dont il confondait le caractère des personnages qui dansaient avec le caractère des personnages qu’ils représentaient, était une espèce de secret personnel qu’il n’avait imité de personne, et que personne n’imitera peut-être jamais de lui. » Plaise au ciel que cette prédiction ne soit jamais démentie.
(9) Ce Gandouin dépensa 50 000 écus avec une femme à laquelle il fit en outre présent d’une très belle maison située à Meudon. Quand il se fut complètement ruiné, il demanda la restitution de cette propriété. Pour en venir à ses fins, il s’adressa à son neveu, qui était procureur ; mais celui-ci ayant examiné sa cause, la lui déclara insoutenable. Gandouin, de désespoir, lui porta un coup de couteau. Cet acte de fureur détermina sa famille à le faire enfermer à Charenton, d’où il parvint à s’évader. (Grimarest, pag. 267.)
(10) Ce ne fut qu’après un certain nombre de représentations que le bel-esprit prit le nom de Trissotin ; il portait d’abord celui de Tricotin (Histoire du Théâtre-Français, tom. XI, pag. 213). Menage va même jusqu’à dire (Menagiana, 1715, t. III, pag. 23) que Molière fit acheter un des habits de Cottin pour le faire porter à celui qui faisait ce personnage dans la pièce. Cette assertion de la part de Menage, qui ce pendant était en position d’être bien informé de toutes les circonstances de cette affaire, nous fait douter de la véracité de tous les autres faits qu’il rapporte ; car, lors même que Molière eût assez oublié les convenances pour s’abandonner à tant de licence, comment supposer que l’autorité eût permis que l’habit ecclésiastique, caries prêtres ne le quittaient jamais à cette époque, et Cottin était prêtre, parût sur la scène, porté surtout par un personnage plus vil encore que ridicule ; d’ailleurs il eût été absurde de faire prendre un semblable vêtement à un homme qui aspire à la main de la fille de la maison.
(11) Voici le passage du Mercure galant : « Bien des gens font des applications de cette comédie, et une querelle de l’auteur, il y a environ huit ans, avec un homme de lettres qu’on prétend être représente par M. Trissotin, a donné lieu à ce qui s’en est publié ; mais M. de Molière s’est suffisamment justifié de cela par une harangue qu’il fit au public deux jours avant la première représentation de sa pièce ; et puis ce prétendu original ne doit pas s’en mettre en peine, s’il est aussi sage et aussi habile homme que l’on dit, et cela ne servira qu’à faire éclater davantage son mérite, en faisant naître l’envie de le connaître, de lire ses écrits, et d’aller à ses sermons. Aristophane ne détruisit point la réputation de Socrate en le jouant dans une de ses farces, et ce grand philosophe n’en fut pas moins estimé de toute la Grèce. »
(12) Carpentier (Carpenteriana, pag. 48.), Richelet (Dictionnaire, Genève, 1680, in-4°, au mot reprocher), et l’abbé d’Olivet (Histoire de l’Académie Française, tom. II, pag. 185), s’accordent tous à dire que Menage fut le second acteur de cette scène. Mais celui-ci, en la rapportant (Menagiana, 1715, tom. III, pag. 23), ne fait pas connaître l’adversaire de Cottin. L’auteur du Bolœana (pag. 34) prétend que c’était Gilles Boileau, frère du satirique. L’autorité du seul Montchesnay, historien si souvent inexact, ne saurait balancer à nos yeux celle de Carpentier, de Richelet, et de l’abbé d’Olivet. Il y a d’ailleurs dans la scène de Molière nombre de traits, qui, comme nous nous sommes attaché à le prouver, ne peuvent servir à désigner que Menage. Cottin fit d’ailleurs paraître en 1666 une satire contre lui, la Ménagerie, qui prouve évidemment qu’il y avait eu rupture entre eux.
(13) Voltaire se montra d’autant moins conséquent avec lui-même, que dans l’Écossaise il ne se borna pas à ridiculiser Fréron, il tenta encore de l’avilir. Molière, an contraire, n’attaqua que l’esprit de Cottin ; car ce ne pouvait plus être, ce n’était plus lui qu’il avait en vue, quand il traça la cupidité de Trissotin aspirant à l’hymen d’Henriette, Cottin étant depuis longtemps dans les ordres.
(14) Cet enfant fut nommé Pierre-Jean-Baptiste-Armand ; il fut baptisé le 1er octobre 1672, et eut pour parrain Boileau Puimorin, frère de Despréaux, et mademoiselle Mignard, fille du célèbre peintre, pour marraine. (Dissertation sur Molière, par M. Beffara, pag. 16).
(15) Les registres des paroisses Saint-Germain-l’Auxerrois et Saint-Paul-de-Paris contiennent les uns le premier, les autres le second des actes qui suivent :
« Le vendredi, 19 février 1672, le corps de feue damoiselle Marie-Madelaine Béjart, comédienne de la troupe du Roi, prise hier[316] dans la place du Palais-Royal, et portée en convoi en cette église : par permission de monseigneur l’archevêque, a été portée en carrosse en l’église de Saint-Paul. » Signé Cardé, exécuteur testamentaire, et de Voulges.
« Le 17 février 1672, demoiselle Magdelaine Béjart est décédée paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, de laquelle le corps a été apporté à l’église Saint-Paul, et ensuite inhumé sous les charniers de ladite église, le 19 dudit mois. » Signé Béjard-l’Éguisé ; J-B-P. Molière.
Nous avons rapporté ces actes parce qu’ils sont la meilleure réponse aux écrivains, qui, prenant le parti du clergé contre Molière, ont prétendu que les canons, alors observés par l’Église, s’opposaient à ce que les restes des comédiens obtinssent les cérémonies funèbres. La présentation du corps de Madelaine Béjart à deux paroisses prouve que ce n’était pas le comédien, mais l’auteur du Tartuffe que Harlay de Champvalon et sa secte poursuivaient même au tombeau.
(16) L’auteur de la Fameuse comédienne a dit que Molière avait été pris d’un vomissement de sang sur la scène, ce qui effraya beaucoup les spectateurs, et qu’on l’emporta chez lui aussitôt. Quelques biographes de Molière l’ont répété d’après cette autorité : le fait est entièrement faux. La Grange, dont le témoignage ne saurait être récusé ici, puisqu’il remplissait à cette même représentation le rôle de Cléante, dit seule ment dans sa Préface de l’édition des Œuvres de Molière de 1682 : « Il fut si fort travaillé de sa fluxion, qu’il eut de la peine à jouer son rôle ; il ne l’acheva qu’en souffrant beaucoup ; et lé public connut aisément qu’il n’était rien moins que ce qu’il avait voulu jouer : en effet, la comédie étant faite, il se retira promptement chez lui, etc... »
Livre quatrième
(1) Nous avons pensé que l’on serait curieux d’avoir des détails sur la vie d’un prélat qui crut devoir refuser les honneurs religieux aux restes d’un homme de bien. En voici quelques-uns que nous avons puisés à des sources authentiques :
HARLEY DE CHAMPVALON (François de), dit l’auteur de l’Histoire de Paris (première édition, t. V, p. 39), était fameux par ses galanteries ou plutôt par ses débauches. Il eut plusieurs maîtresses en titre, parmi lesquelles figurait au premier rang la dame de Bretonvilliers, qui poussait la complaisance jusqu’à lui fournir des doublures dans le rôle qu’elle jouait près de sa grandeur. Voici ce qu’on lit dans une lettre du 12 juillet 1675, de madame de Scudéri (Supplément aux Mémoires et Lettres du comte Bussy-Rabutin, deuxième partie, page 190) : « Cela est assez étrange qu’on n’ait pu souffrir le scandale du... et de madame de... et que l’on souffre celui de M. (l’archevêque) de Paris et de madame de Bretonvilliers : car, quoique le mari de celle-ci soit plus docile que celui de l’autre, il est toujours contre la bienséance à un évêque d’être toujours avec une jolie femme. » Une lettre du 27 février 1680, du même recueil, nous fournit l’anecdote suivante : « Madame de Bretonvilliers s’avisa, il y a quelque temps, pour mieux régaler M. l’archevêque de Paris, de lui faire venir la petite Varenne. L’archevêque la trouva plus jolie que la cathédrale (nom plaisant donné par le public à madame de Bretonvilliers), de sorte qu’il l’a mise de toutes les parties de Conflans. Pierre Pont, lieutenant des gardes-du-corps, amant de la petite Varennes, et jaloux du prélat, s’appliqua à découvrir jusqu’où il en était avec sa maîtresse ; et, comme le curieux impertinent, il la trouva une nuit à une heure indue, sortant dans le carrosse de son rival : il se mit dedans avec elle, lui chanta pouille, et le dit partout. Cela d’abord a fait grand bruit contre l’archevêque ; mais enfin celui-ci a fait entendre au Roi que Pierre Pont était janséniste ; car vous savez bien que les rivaux des Pères de l’église ne sont pas de la vraie religion ; et sur cela il a été envoyé en son gouvernement. » Ce prélat eut plusieurs autres maîtresses, notamment la marquise de Gourville, sœur du maréchal de Tourville ; les chansonniers s’égayèrent sur ses galanteries. On peut citer ce couplet :
Sire, dedans votre ville,
On parle d’un grand malheur :
La sacrilège de Gourville
A gâté notre pasteur ;
La donzelle n’est pas saine,
Le prélat en a, etc.
(Histoire de Paris, première édition, tome V, p. 41.) Il allait, dit-on, recevoir le chapeau de cardinal, quand il mourut presque subitement, d’une attaque d’apoplexie. « Il s’agit maintenant, dit madame de Sévigné (lettre du 12 août 1695), de trouver quelqu’un qui se charge de l’oraison funèbre du mort ; on prétend qu’il n’y a que deux petites bagatelles qui rendent cet ouvrage difficile, c’est la vie et la mort. » Mascaron refusa de la faire ; le Père ; Gaillard consentit à s’en charger, à condition qu’il ne parlerait pas du mort.
Nous avons dit plus haut quelle espèce de service madame de Bretonvilliers rendait officieusement à l’archevêque ; cette dame sollicitait un jour très vivement madame de Sévigné de venir chez elle ; celle-ci lui répondit quelle n’avait qu’un fils. (Lettre de madame de Sévigné, du 15 juin 1680).
Harlay de Champvalon était d’une beauté remarquable. Il se trouvait un jour au milieu d’un cercle de jolies femmes ; une personne qui entra lui dit en le voyant ainsi entouré :
Formosi pecoris custos. – Formosior ipse,
reprit galamment une des dames, dont on ignorait l’érudition.
Requête à l’archevêque de Paris, et ordonnance pour l’enterrement.
À MONSEIGNEUR l’illustrissime et réuérendissime archeuesque de Paris.
« Supplie humblement Élisabeth-Claire-Grasinde-Béjard (les noms sont ainsi écrits), veufue de Jean-Baptiste Pocquelin de Molière, viuant valet de chambre et tapissier du Roy, et l’un des comédiens de sa troupe, et en son absence Jean Aubry son beau-frère ; disant que vendredy dernier, dix-septième du présent mois de feburier mil six cent soixante-treize, sur les neuf heures du soir, ledit feu sieur de Molière s’estant trouué mal de la maladie dont il décéda enuiron une heure après, il voulut dans le moment témoigner des marques de repentir de ses fautes et mourir en bon chrestien, à l’effect de quoy auecq instances il demanda un prestre pour veceuoir les sacrements, et enuoya par plusieurs fois son valet et seruante à Sainct-Eustache, sa paroisse, lesquels s’adressèrent à messieurs Lenfant et Lechat, deux prestres habitués en ladicte paroisse, qui refusèrent plusieurs fois de venir, ce qui obligea le sieur Jean Aubry d’y aller luy–mesme pour en faire venir, et de faict fit leuer le nommé Paysant, aussi prestre habitué audict lieu ; et comme toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une heure et demie, pendant lequel temps ledict feu Molière décéda, et ledict sieur Paysant arriua comme il venoit d’expirer ; et comme ledict sieur Molière est décédé sans auoir reçu le sacrement de confession, dans un temps où il venoit de représenter le comédie, monsieur le curé de Sainct-Eustache lui refuse la sépulture, ce qui oblige la suppliante de vous présenter la présente requeste pour luy estre sur ce pourueu.
« Ce considéré, Monseigneur, et attendu que dessus, et que ledict défunct a demandé auparauant que de mourir un prestre pour être confessé, qu’il est mort dans le sentiment d’un bon chrestien, ainsy qu’il a témoigné en présence de deux dames religieuses, demeurant en la mesme maison, d’un gentilhomme nommé M. Couton, entre les bras de qui il est mort, et de plusieurs autres personnes ; et que M. Bernard, prestre habitué en l’église Saincl-Germain, lui a administré les sacrements à Pasque dernier, il vous plaise de grâce spécialle accorder à ladicte suppliante que son dict feu mary soit inhumé et enterré dans ladicte église Sainct-Eustache, sa paroisse, dans les voyes ordinaires et accoutumées, et ladicte suppliante continuera les prières à Dieu pour votre prospérité et santé, et ont signé. Ainsi signé Le Vasseur et Aubry, auecq paraphe.
« Et au-dessoubz est escript ce qui suit :
« Renvoyé au sieur abbé de Benjamin, nostre official, pour informer des faicts contenus en la présente requeste, pour information à nous rapportée estre ensuicte ordonné ce que de raison. Faict à Paris dans nostre Palais archyépiscopal, le vingtiesme feburier mil six cent soixante-treize. Signé, Archeuesque de Paris.
« Veu ladicte requeste, ayant aucunement esgard aux preuves résultantes de l’enqueste faicte par mon ordonnance, nous auons permis au sieur curé de Sainct-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps de défunct Molière dans le cimetière de la paroisse, a condition néantmoins que ce sera sans aucune pompe et auecq deux prestres seulement, et hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun seruice solennel pour luy, ny dans ladicte paroisse Sainct-Eustache ny ailleurs, même dans aucune églize des réguliers, et que nostre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de nostre églize, que nous voulons estre obseruées selon leur forme et teneur. Donné à Paris, ce vingtiesme feburier mil six cent soixante-treize. Ainsy signé, Archeuesque de Paris, et au-dessoubs par monseigneur Morange, auecq paraphe. »
Collationné en son original en papier, ce faict, rendu par les nottaires au Chastellet de Paris soubzsignez le vingt-uniesme mars mil six cent soixante-treize. Signé Levasseur. »
(2) Chapuzeau dit que, après la mort de Molière, le théâtre du Palais-Royal fut fermé pendant quinze jours. Les frères Parfait, qui écrivaient leur Histoire, le registre de la comédie sous les yeux, disent qu’il rouvrit, le 24 février, par le Misanthrope, c’est-à-dire après six jours de relâche. Ce qui aura donné lieu à l’erreur de Chapuzeau, c’est que le Malade imaginaire ne fut effectivement repris que quinze jours après la perte que la troupe venait de faire, le 3 mars suivant. Il aura confondu la reprise de ce chef-d’œuvre avec l’ouverture du théâtre. Bussy-Rabutin confirme indirectement l’assertion des frères Parfait, en disant que mademoiselle Molière joua treize jours seulement après la mort de son mari. (Lettres de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 36.)
(3) Molière, dix ans avant sa mort, pria La Grange de se charger de l’emploi d’orateur de la troupe. Cet acteur le remplit de la manière la plus satisfaisante, jusqu’à la scission de la troupe du Palais-Royal, et ensuite dans la nouvelle troupe du Roi. (Le Théâtre Français, par Chapuzeau, p. 282.)
(4) Molière demeurait rue Saint-Honoré, vis-à-vis le Palais-Royal, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, à l’époque du baptême de son fils Louis, filleul du Roi et de la duchesse d’Orléans, le 28 février 1664.
Il demeurait rue Saint-Honoré, mais sur la paroisse Saint-Eustache, par conséquent dans l’extrémité orientale de cette rue, lors du baptême de sa fille, le 4 août 1665.
Le 1er octobre de cette même année, il alla habiter une maison de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, appartenant à un sieur Millet, maréchal-des-camps et armées du Roi et à son épouse, consistant en un corps de logis, petite cour, porte cochère, avec leurs appartenances et dépendances. Cette maison lui fut donnée à loyer, pour trois ans à partir de la Saint-Rémy (1er octobre) 1665, moyennant la somme annuelle de 1 000 livres, par un acte récemment découvert, passé devant Ogier, notaire à Paris, le 15 octobre 1665. Il dut y rester au moins jusqu’au premier octobre 1668.
Au baptême de son troisième enfant, le 11 octobre 1672, il demeurait rue de Richelieu, dans la maison où il mourut. Elle était située près de l’Académie des peintres, vis-à-vis la fontaine placée au coin des rues Traversière et de Richelieu, et donnait, par derrière, sur le jardin du Palais-Royal, (il n’existait pas alors de galeries). C’est, selon toute probabilité, la maison aujourd’hui numérotée 34.
(5) Circé, tragédie de Thomas Corneille, fut représentée pour la première fois le 17 mars 1675. Cette coïncidence rapportée par la Fameuse comédienne, démontre clairement que quelques biographes de Molière, notamment Petitot, ont commis une inexactitude en prétendant que cette intrigue commença du vivant de Molière. Elle n’est que de très peu de jours antérieure au 17 mars 1675, et le dénouement doit en être arrivé vers le mois de juin au plus tard ; puisqu’il fallut le temps, jusqu’au 17 septembre suivant, d’instruire l’affaire et de rendre la sentence au Châtelet.
On lit, dans les Lettres choisies de feu M. Gui-Patin, docteur en médecine, La Haye, 1707, in-12, t. III, p. 97, lettre du 25 septembre 1665 :
« On a tué ici un jeune homme, fils d’un président de Grenoble, nommé Lescot. Celui qui l’a tué est en prison. »
(6) Du 17 octobre 1675. – Arrêt de la cour du parlement de Paris. – À la requête de madame veuve Molière. – Sur le procès criminel intenté contre M. François Lescot, Jeanne Le Doux, veuve de Pierre Le Doux ; Marie Simonnet, se disant femme de Hervé de La Tourelle.
« Vu par la chambre des vacations le procès criminel fait par le lieutenant criminel du Nouveau-Châtelet, à la requête de damoiselle Claire-Armande-Gresinde-Élisabeth Béjard, veuve de Jean Pocquelain, sieur de Molière, demanderesse accusatrice ; contre messire François Lescot, conseiller du Roi, président au parlement de Grenoble ; Jeanne Le Doux, veuve de Pierre Le Doux et Marie Simonnet, se disant femme de Hervé de La Tourelle, deffendeurs et accusés. La dame Le Doux prisonnière ez-prisons de là Conciergerie du Palais, appelante de la sentence rendue contre elle, le 17 septembre 1675 ; par laquelle ladite Le Doux aurait été déclarée duement atteinte et convaincue d’avoir produit, sous le nom de ladite Molière, ladite Simonnet ; et ladite Simonnet d’avoir pris le nom de ladite Molière, pour raison de ladite prostitution ; pour réparation de quoi condamnées d’être fustigées, nues, de verges, au-devant de la principale porte du Châtelet et devant la maison de ladite Molière. Ce fait, bannies pour trois ans de la ville, prévôté et vicomte de Paris ; enjoint à elles de garder leur ban, à peine de la hart et solidairement en 20 livres d’amende envers le Roi, 100 livres de réparation civile, dommages et intérêts envers ladite Molière, et aux dépens ; et ordonné que dans quinzaine, pour toutes préfixions et délais, le concierge des prisons du Nouveau-Châtelet serait tenu de réintégrer ladite Simonnet ; autrement, et ledit temps passé, contraint même par corps ; et à l’égard du sieur Lescot, les informations converties en enquêtes et y faisant droit, condamné de faire sa déclaration au greffe, en présence de la Molière et de quatre personnes telles qu’elle voudrait choisir, que par méprise et inadvertance il aurait usé de voies de fait contre elle et tenu les discours injurieux mantionnés au procès, l’ayant pris pour une autre personne ; de laquelle déclaration serait délivré acte à la dite de Molière ; et icelui sieur Lescot condamné en ses dommages et intérêts liquidés à la somme de 200 livres et aux dépens à son égard, et son écrou rayé et biffé ; requête de ladite le Doux employée pour moyen de nullité, et ouïe et interrogée en ladite chambre, ladite le Doux sur sa cause d’appel et cas à elle imposé tout considéré ;
« Il sera dit que ladite chambre à l’égard de ladite Jeanne le Doux a mis et met l’appellation par elle interjettée au néant ; ordonne que la sentence dont est appel sortira effet ; la condamne ez dépens de la cause d’appel, et, pour faire mettre le présent arrêt à exécution, ladite chambre a renvoyé et renvoye icelle Le Doux pensionnaire par devant ledit lieutenant criminel du Nouveau-Châtelet ;
« Ordonne que par le conseiller-rapporteur, il sera informé à la requête du procureur-général du Roi de l’évasion de ladite Simonnet des prisons dudit Châtelet, que... Marest, geôlier desdites prisons, sera présentement pris au corps par Fit huissier de service et amené en la conciergerie du palais et écrou fait de sa personne à la requête dudit procureur-général, pour être ouy et interrogé par ledit conseiller sur les faits résultans de ladite évasion ; que MM. Vincent Nevelet et François de Verthamon, conseillers, se transporteront es dites prisons du Nouveau–Châtelet pour dresser procès-verbal de l’état d’icelles et du lieu ou endroit par où l’on prétend que ladite Simonnet s’est évadée ; que les cordes et les instruments qui ont servi à ladite évasion seront apportés au greffe de la cour pour servir à l’instruction ce que de raison. Sera aussi ladite Simonnet prise au corps et amenée prisonnière en ladite conciergerie pour être pareillement ouïe et interrogée sur les faits résultans de ladite évasion et être procédé au jugement du procès à son égard ainsi qu’il appartiendra. Fait en vacations le dix-septième octobre 1675. Signé de Longueil, président ; Verthamon, rapporteur. »
Minute sur papier timbré aux archives, section judiciaire, au Palais.
« Vu par la chambre des vacations la requête présentée par Jeanne Le Doux à ce qu’attendu que l’arrest contre elle rendu à la requête de la veuve Molière le 17 du présent mois portant entr’autres condamnation du fouet, 100 livres de réparation, dommages et intérêts, 20 livres d’amende, a été exécuté et qu’elle a consigné lesdites sommes ez-mains du greffier du Nouveau-Châtelet. Il plaise à la cour ordonner qu’elle aura main-levée des saisies faites sur ses meubles et à la restitution, les gardiens et dépositaires contraints par corps ce faisant déchargés ; vu le certificat du greffier du Châtelet comme l’arrest a été exécuté et que la suppliante a consigné lesdites sommes, attaché à la requête signée P. Fournier ; ouï, le rapport de M. de Verthamon conseiller, tout considéré ;
« Ladite chambre, en conséquence de ce que ledit arrest a été exécuté, et que la suppliante a consigné lesdites sommes de 100 livres de réparation et de 20 livres d’amende lui fait main-levée des biens et choses sur elle saisis ; ordonne qu’ils lui seront rendus et restitués ; à ce faire les gardiens et dépositaires contraints, ce faisant déchargés, pourvu que lesdits meubles ne soient saisis pour autres choses. Fait en vacations, le 25 octobre 1675. Signé de Longuel, président ; de Verthamon, rapporteur. »
Minute aux archives du Palais.
« octobre 1665. – Arrest de la cour du Parlement, qui ordonne qu’il sera informé de l’évasion de Marie Simonnet, femme de Hervé de La Tourelle, des prisons du Nouveau-Châtelet, la nuit du 15 au 16 août 1675.
« Vu par la chambre des Vacations le procès-verbal fait par MM. Vincent Nevelet et François de Verthamon, conseiller en ladite cour, le 22 octobre 1675, en exécution de l’arrêté de ladite cour du 17 dudit mois, contenant leur transport ès-prisons du Nouveau-Châtelet, et la visite par eux faite de la chambre d’où s’est sauvée Marie Simonnet, la nuit du 15 au 16 août dernier, et à eux montrée par Anne Marest, veuve de Nicolas Le Roy, demeurante en la dite prison, pour l’absence de Jacques Marest, son père, geôlier desdites prisons, et à présent prisonnier en la conciergerie du Palais ; les interrogatoires de Jeanne-Angélique Vierge Rouault et de ladite dame veuve Le Roy ; interrogatoire prêté par ledit Jacques Marest, le 23 dudit mois d’octobre, contenant ses réponses, confessions et dénégations ; requête dudit Jacques Marest à ce qu’en conséquence dudit interrogatoire il soit élargi et mis hors des prisons à la caution juratoire de se représenter quand il plaira à la cour ordonner ; à ce faire les greffier et geôlier contraints par corps ce faisant déchargés ; ladite requête signée P. Fournier et du suppliant, conclusions du procureur-général du Roi ; ouï le rapport de M. Vincent Nevelet, conseiller, tout considéré ;
« Ladite chambre, avant faire droit sur ladite requête, a ordonné et ordonne qu’à la requête du procureur-général du Roi, il sera informé par M. Vincent Nevelet, conseiller, de l’évasion de ladite Simonnet pour l’information faite et communiquée audit procureur-général être ordonné ce que de raison. Fait en vacation le 26 octobre 1675. Signé de Longueil, président ; Nevelet, rapporteur. »
Minute aux archives du Palais.
C’est encore M. Beffara qui a retrouvé ces divers jugements.
(7) Dans l’Inconnu, de Corneille, où mademoiselle Molière remplissait le rôle de la comtesse, une bohémienne qui dit la bonne aventure à ce personnage, lui adresse les vers suivants
Dans vos plus grands projets vous serez traversée,
Mais en vain contre vous la brigue emploiera tout
Vous aurez le plaisir de la voir renversée,
Et d’en venir toujours à bout.
...
Cette ligne qui croise avec celle de vie
Marque pour votre gloire un moment très fatal :
Sur des traits ressemblants on en parlera mal,
Et vous aurez une copie.
...
N’en prenez pas trop de chagrin :
Si votre gaillarde figure
Contre vous quelque temps cause un fâcheux murmure,
Un tour de ville y mettra fin
Et vous rirez de l’aventure.
(Act. III, sc. 6.)
(8) M. de Montalant mourut le 6 juin 1738. Son acte de décès, que nous transcrivons à la fin de cette note, porte qu’il était âgé de quatre-vingt-treize ans. Il devait donc être né en 1645.
On trouve sur les registres de la paroisse Saint-André-des-Arcs, à la date des 24 février 1679, 25 avril 1681, 30 juin 1683 et 30 octobre 1684, les actes de naissance de quatre enfants nés de son mariage avec Anne-Marie Alliamet. On n’a pu découvrir, sur ces registres ni sur ceux d’autres paroisses, l’acte de décès de cette première femme. L’acte de mariage de la fille de Molière avec son ravisseur a également échappé à nos recherches ; mais son acte de décès, que nous allons rapporter, prouve qu’ils s’étaient effectivement unis.
Nous savions, par la tradition, que monsieur et madame de Montalant étaient morts à Argenteuil ; mais la date de leur décès était encore ignorée. Voici le résultat de nos perquisitions :
« Extrait du registre des actes de décès de la commune d’Argenteuil, arrondissement de Versailles, département de Seine-et-Oise.
« Le lundy 24 mai 1723. Esprit-Madeleine Pocquelin de Molière, âgée de cinquante-sept ans et demy ; épouse de M. Claude Rachel, écuyer, sieur de Montalant, décédée le jour précédent, en sa maison d’Argenteuil, rue Calée, a été inhumée dans l’église dudit lieu ; en présence d’André Pothron, maçon de la maison, soussigné. » Ainsi signé au registre : André Potheron ; de Peyras, vicaire.
Pour extrait conforme au registre, à Argenteuil, le 12 septembre 1825. P. M. le maire ; le premier adjoint, Mesnil. »
« Extrait du registre des actes de décès de la commune d’Argenteuil, arrondissement de Versailles, département de Seine-et-Oise.
« Le vendredy sixième juin mil sept cent trente-huit, le corps de Claude Rachel, ecuier, sieur de Montalant, âgé de quatre-vingt-treize ans ou environ, décédé le 4 du présent mois, a été aporté dans l’église de cette paroisse ; et, après la messe solennelle chantée, a été conduit par le clergé de ladite paroisse en l’église des pères augustins de ce lieu, pour y être inhumé ainsi qu’il l’avoit demandé ; et ce en présence du sieur Pierre Chapuis, bourgeois de Paris, y demeurant rue des Graviliers, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, exécuteur du testament dudit sieur de Montalant ; d’Étienne Duny, ancien marguillier de cette église. » Ainsi signé au registre : Chapuis, Duny Maubert.
Pour extrait conforme au registre, à Argenteuil, le 13 septembre 1825. Pour M. le maire, le premier adjoint, Mesnil.
(9) Quelques personnes seront peut-être curieuses de jeter les yeux sur la liste des hommes de lettres et autres, qui composaient l’Académie au 1er janvier 1673, six semaines avant la mort de Molière. Voici le tableau de ces quarante immortels :
Balesdens.
Bezons (Bazin de)
Boissat.
Bossuet.
Bourzeys (de)
Boyer.
Bussy-Rabutin.
Chambre (Pierre de la).
Champvalon (Harlay de).
Chapelain.
Charpentier.
Chaumont (de).
Coaslin (duc de).
Colbert.
Conrart.
Corneille (Pierre).
Cottin.
Dangeau (marquis de),
Desmarais (Regnier).
Doujat.
Esprit.
Estrées (cardinal d’).
Godeau[317].
Gomberville.
Leclerc.
Mesmes (le président de).
Mezeray.
Moutmor (de).
Patm.
Perrault.
Pellisson.
Quinault.
Racine.
Segrais.
Saint-Aignan (duc de).
Tallemant (François).
Tallemant (Paul).
Testu.
Villayer (de).
Puissent nos descendants, en lisant, dans un siècle et demi, la liste de nos académiciens, n’avoir pas la même peine à dégager l’inconnu.
(10) On lit dans les Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 25 août 1769 :
« L’Académie Française a tenu, suivant l’usage, sa séance publique pour la distribution du prix. L’affluence augmente de jour en jour à ces assemblées, et dès deux heures la salle était garnie. Les dames paraissent s’y plaire ; elles y étaient venues en grande quantité. Quand Messieurs sont entrés pour se mettre en place, on a été surpris de voir siéger parmi eux un abbé qu’on ne connaissait pas ; M. Duclos, secrétaire de la compagnie, a éclairci l’embarras général en annonçant que M. l’abbé était un Poquelin, petit-«neveu de Molière. Tout le monde a applaudi à cette distinction par des battements de mains multipliés. Ensuite M. l’abbé de Boismont, directeur, après avoir fait une espèce d’amende honorable à Molière au nom de l’Académie, qui, le comptant parmi ses maîtres, le voyait toujours avec une douleur amère omis entre ses membres, a déclaré que pour réparer cet outrage autant qu’il était en elle, elle avait proposé son éloge au concours des jeunes candidats ; que M. de Chamfort avait mérité le prix ; que trois autres pièces avaient fait regretter aux juges de n’avoir qu’un prix à donner, et qu’une quatrième avait approche de très près celle-ci. M. Duclos a cru devoir ajouter son mot, en disant qu’on ignorait les auteurs des accessit, mais qu’on les invitait à faire imprimer leurs pièces, pour que les connaisseurs pussent juger, approuver l’arrêt de l’Académie ou le casser. Il a ajouté modestement : Nous nous croyons plus fort qu’un particulier ; mais le public est plus fort que nous. »
Bret et les Mémoires de Bachaumont donnent à cet abbé La Fosse (et non Poquelin) la qualité de petit-neveu de Molière ; d’après des notes généalogiques de M. Beffara sur lui et le conseiller Poquelin, ils ne pouvaient être l’un et l’autre que ses arrière-cousins.
Pour prouver qu’il n’existe plus de Poquelin depuis longues années, nous ne suivrons point pas à pas les différentes descendances des frères et sœurs de Molière. Comme quelques-uns d’entre eux eurent un grand nombre d’enfants, notamment son second frère, Jean, qui vit sa femme le rendre père de seize, cette espèce d’inventaire des collatéraux de notre auteur serait aussi fastidieuse pour le lecteur que pour nous. Nous nous bornerons à faire observer que le conseiller référendaire, Poquelin, dont nous venons de parler dans notre texte, mort à Ivry, près Paris, le 11 mai 1772, âgé d’environ 84 ans, ne laissant pas de postérité, ses collatéraux étaient appelés à recueillir sa succession. On n’en voit que deux du nom de Poquelin dans l’inventaire fait après son décès par Me Gobert, notaire à Paris, le 18 mai 1772. L’une y figure comme seule héritière : Marie Pocquelin, épouse de M. Paul-André Verany de Varenne, avocat (née en 1699, elle mourut quelques années après son cousin) ; et l’autre y est portée comme créancière : c’était sans doute Anne-Élisabeth Poquelin, veuve de René Lenoir, chevalier, sieur de Verneuil, ancien capitaine de cavalerie. Elle mourut le 24 août 1773, rue de l’Éperon Saint-André-des-Arcs, âgée d’environ 68 ans.
(11) Molière fut inhumé au cimetière de Saint-Joseph, le 21 février 1673. La Grange dit dans son Registre de la comédie qu’il lui fut élevé une tombe d’un pied hors de terre ; mais il n’indique pas à quel endroit.
D’Olivet dit dans son Histoire de l’Académie Française, imprimée en 1729 et 1730, tom. 11, p. 313, que La Fontaine avait été enterré auprès de Molière. La tradition d’après laquelle il avançait ce fait désignait le pied du crucifix, sis ordinairement au milieu des cimetières, comme le lieu où reposaient le fabuliste et, par conséquent, son ami.
En 1732, Titon du Tillet, dit qu’un ancien chapelain lui avait assuré que Molière n’avait pas été inhumé sous sa tombe, mais dans un endroit plus éloigné attenant à la maison du châtelain.
Les administrateurs de la Section de Molière et de La Fontaine s’embarrassant peu de ces contradictions, allèrent sans hésiter déterrer les ossements d’une fosse sise près les murs d’une petite maison située à l’extrémité du cimetière, comme devant être ceux de Molière d’après les historiens contemporains et la tradition non suspecte. LES HISTORIENS CONTEMPORAINS se réduisent à Titon du Tillet qui écrivait cinquante-neuf ans après l’enterrement de Molière, et la tradition non suspecte au récit d’une seule personne diamétralement opposé à la version de d’Olivet, et à celle de La Grange.
Quant à La Fontaine, son acte de décès porte qu’il fut enterré au cimetière des Innocents, et c’est d’après des autorités également imposantes qu’au mépris de cet acte on prétendit devoir chercher ses restes à Saint-Joseph.
Les procès-verbaux de ces fouilles, dont nous avons copie sous les yeux, sont remplis de il paraît que, et de peut-être, qui dénotent la légèreté avec laquelle on procéda à ces opérations.
(12) Épitaphe de Molière gravée sur l’une des faces de son tombeau :
Ossa J.-B. POQUELIN MOLIÈRE, Parisini, comœdiœ
Principis, huc translata et condita. A. S. 1817,
Curante urbis prœfecto comite Guil. Chabrol
De Volvic. Obiit anno S. 1673, œtatis 57.
NOTES SUPPLÉMENTAIRES
Ce n’est qu’au moment où les dernières feuilles de cet ouvrage allaient être livrées à l’impression que nous sommes parvenus à recueillir les renseignements compris dans ce supplément.
(I) Sur le nombre des frères et sœurs de Molière.
Nous avons dit, en parlant de Molière : Aîné de six-enfants, etc. ; il fallait dire Aîné de dix enfants.
Outre les six enfants nés du mariage de Jean Poquelin et de Marie Cressé, ses père et mère (pag. 6 de la Dissertation sur Molière), il naquit encore deux fils de 1629 à 1632, Jean et Robert. M. Beffara n’a pu jusqu’à ce jour découvrir leurs actes de naissance ; mais il a trouvé l’acte de fiançailles et de mariage de Jean sur les registres de Saint-Eustache à la date des 15 et 16 janvier 1656, dans lequel il est nommé fils de Jean Pauclain et de défunte Marie Cressé. Il fut inhumé au cimetière des Innocent, le 6 avril 1660. Quant à Robert, on le voit figurer comme oncle de la mariée dans un acte de mariage d’une nièce de Molière, fille de son second frère, et comme oncle du marié dans celui du fils du même. Il est évident par conséquent que ce Robert Poquelin, portant le nom de famille de Molière, et oncle comme lui de ces jeunes gens, ne pouvait être qu’un de ses frères. On lit dans la Gazette de France du 12 janvier 1715, p. 24 : « Robert Poquelin, docteur en théologie de la maison et société de Navarre, et doyen de la Faculté de Paris, mort à quatre-vingt-cinq ans. » Il était donc né vers 1630.
Aux noms de ces huit enfants issus du premier mariage de son père, on doit joindre ceux de Catherine et de Marguerite, nées, la première, le 15 mars 1634, la seconde, le 1er novembre 1636, de son mariage avec Catherine Fleurette, célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois le 30 mai 1633.
Ainsi, il est constant que Molière comptait au moins neuf frères et sœurs. Nous disons au moins ; car il est possible qu’on parvienne de nouveau à en découvrir. Il y eut dans cette famille plusieurs mariages encore plus féconds. Le second frère de notre auteur, marié à Anne de Faverolles, en eut seize enfants, et Robert Poquelin, un de ses parents, et Simone Gandouin, sa femme, donnèrent le jour à vingt.
(II) Sur les subventions accordées par Louis XIV à la troupe de Molière.
On a vu, que le Roi attacha la troupe de Molière à sa personne en lui donnant une pension de sept mille livres. Nous devons ajouter qu’outre ce traitement annuel, ce prince gratifiait leur directeur de subventions assez fréquentes.
On trouve à la Bibliothèque du Roi, section des manuscrits :
1° Du 19 janvier 1667, quittance par Molière au trésorier de l’argenterie du Roi de la somme de 2 200 livres, savoir : 1 800 livres pour habits et adjustements de l’augmentation du ballet, et 400 livres pour les adjustements précédents du même ballet[318].
2° Du 26 juin 1668, autre quittance par Molière au trésorier de l’argenterie du Roi de la somme de 400 livres pour les adjustements et les augmentations des habits de la feste de Versailles[319].
3° Du 7 août 1669, autre quittance par Molière au trésorier-général des Menus-Plaisirs, de la somme de 144 livres pour lui et onze acteurs de sa troupe à 6 livres chacun par jour, pour deux jours passés à Saint-Germain, pour y représenter les comédies de l’Avare et du Tartuffe au Château neuf.
4° Du 31 août 1670, autre quittance par Molière au trésorier-général des Menus-Plaisirs de 500 livres pour l’impression de la comédie à ballet de la Princesse d’Élide[320].
La seconde de ces pièces avait été découverte il y a deux ans environ ; les trois autres ne l’ont été que récemment. Un plus grand nombre sans doute ne nous sera pas parvenu.
(III) Sur différentes éditions d’ÉLOMIRE HYPOCONDRE, comédie.
Les exemplaires de l’édition de cette comédie satirique, Paris, 1670, in-12, que nous connaissions, étaient sans figure. M. de Soleinne, dont la vaste collection dramatique est le fruit des recherches les plus infatigables et les mieux dirigées, a eu l’extrême complaisance de nous en communiquer un orné d’une gravure qui représente Molière répétant dans un miroir toutes les mines que Scaramouche fait devant lui. On lit au bas ; Scaramouche enseignant ; Élomire étudiant. Qualis erit, tanto docente magistro ? Cette épigraphe est une autorité de plus (si l’on peut appeler autorité l’assertion d’un ennemi) en faveur de la tradition dont nous avons parlé.
Le même bibliophile dont l’obligeance égale les richesses littéraires, nous a aussi fait voir une édition de cette pièce de 1672, suivant la copie imprimée (Hollande), portant le titre d’Élomire, c’est-à-dire Molière hypocondre, ou les Médecins vengés, comédie.
Elle est suivie d’un avis au lecteur, dans lequel on annonce que l’auteur de cette pièce en avait composé une seconde contre Molière ; mais que celui-ci parvint d’abord à gagner le libraire, et ensuite à faire supprimer l’ouvrage par arrêt du Parlement. Chacun sait quelle foi on doit ajouter aux faits avancés par les éditeurs de Hollande.
(IV) Sur Geneviève Béjart, connue sous le nom de MADEMOISELLE HERVÉ, belle-sœur de Molière. (Voir note 25, Livre premier.)
Cette actrice étant si peu connue, que son nom a échappé aux recherches de plusieurs historiens du théâtre, nous croyons devoir consigner ici quelques renseignements nouvellement recueillis qui lui sont relatifs.
Elle épousa, le 27 novembre 1664, à la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, Léonard de Lomenye ; on donne, dans l’acte de mariage à son père, Joseph Béjart, la qualité de procureur au Chastelet de Paris. Il la prend aussi dans l’acte de baptême de la fille de Molière.
Devenue veuve, Geneviève Béjart se remaria à la même paroisse, le 19 septembre 1672, à l’âge de quarante ans, avec Jean-Baptiste Aubry, âgé de trente-six ans, paveur ordinaire des bâtiments du Roi.
(V) Sur l’acteur La Grange.
On ignore également les particularités de la vie de La Grange, que Molière honora de son amitié et qui fut le premier éditeur de ses œuvres. Nous avons sous les yeux son acte de décès, que nous devons, comme les renseignements de la note précédente, à M. Beffara. Il mourut le 1er mars 1692, rue de Bussy, sur la paroisse Saint-André-des-Arcs. Cette date n’est pas sans intérêt, puisqu’elle fait connaître l’époque à laquelle furent perdus tous les manuscrits de Molière dont La Grange était dépositaire, ainsi que nous l’avons déjà dit.
(VI) Sur l’affaire de Lulli contre Guichard.
Nous avons dit, (Note 34, livre second), que nous ignorions quelle était l’affaire horrible et criminelle que Lulli, selon Bret, eut à soutenir contre Guichard. Nous nous sommes assuré que ce procès ne pouvait être honteux ou horrible que pour son adversaire. Lulli l’accusait d’avoir formé le projet de le faire empoisonner avec du tabac mêlé d’arsenic, par un nommé Aubry. Guichard fut condamné, par une sentence du Châtelet, du 17 septembre 1676, à faire réparation, à une amende et à des dommages intérêts envers Lulli. Guichard appela de cet arrêt au Parlement ; le jugement de cette cour souveraine fut prononcé le 12 avril 1677. On en ignore les dispositions. (Voir la Requête servant de factum pour Guichard contre Lulli et Aubry, et M. le procureur-général du Parlement, Recueil n° 5498 A, de la Bibliothèque du Roi.)
[1] Dissertation sur J. B. Poquelin Molière, par L. F. Beffara, 1821, p. 6 et 7.
[2] Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 8 et suivantes.
[3] Ibidem, p. 5 et suivantes.
[4] Ibidem, p. 5 et 6.
[5] Voyages aux environs de Paris, par M. Delort, 1821, t. II, p. 199.
[6] Grimarest, Vie de Molière, Paris, 1705, p. 6. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 2. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière (par La Serre), tom. I, p. xviij de l’édition des Œuvres de Molière, in-4°, 1734. – Vie de Molière, par M. Petitot, p. 1, à la tête des Œuvres de Molière, in-8°, 1813.
[7] Grimarest, p. 6 et 8. – Voltaire, Vie de Molière, p. 4. – Bayle, Dictionnaire historique et critique, art. POQUELIN. – Petitot, p. 2. –Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, loco cit.
[8] Grimarest, Voltaire, Petitot, et Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, locis cit.
[9] TURLUPINADE.
[10] Grimarest, p. 10 et 12. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 4 –Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij. – Petitot, p. 2 et 3.
[11] Voltaire, Vie de Molière, p. 6. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij. – Petitot. – p 3.
[12] Le Misanthrope, acte II, sc. 5.
[13] Grimarest, p. 14. – Menagiana, édit. de 1715, tom. III, p. 240. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xix. – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), tom. X, p. 70, et tom. VII, p. 390 et suiv. – Petitot, p. 2.
[14] Grimarest, p. 14. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 6. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij. – Petitot, p. 4.
[15] Élomire, anagramme de Molière.
[16] Élomire hypocondre, ou les Médecins vengés, par Le Boulanger de Chalussay, Paris, 1670. – Préface de l’édition des Œuvres de Molière, Paris, 1682 (par La Grange). – Grimarest, p. 312. – Bayle, Dictionnaire historique et critique, art. POQUELIN. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij.
[17] Tallemant des Réaux, Mémoires manuscrits, faisant partie de la bibliothèque de M. de Monmerqué. – Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, troisième édit., p. 73. – Œuvres de La Fontaine, in-8°, Lefèvre, 1823, t. VI, p. 509, note 2.
[18] Menagiana, 171,5, tom. II, p. 404. – Vie de Scaramouche, par Mezzetin (Angelo Constantini). – Anecdotes dramatiques, t. III, p. 129.
[19] Grimarest, p. 15. – Histoire de la poésie française (par l’abbé de Mervesin), 1706, p. 217. – Voltaire, Vie de Molière, p. 8. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xix. – Petitot, p. 4.
[20] Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 9. – Les frères Parfait rendent compte de cette tragédie, tome VI, p. 371 de leur Histoire du Théâtre français.
[21] Grimarest, p. 16. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 9. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxix. – Petitot, p. 4.
[22] Perrault, Hommes illustres, p. 79.
[23] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 52 et 75. – Molière, drame en cinq actes, imité de Goldoni, par Mercier, 1776, p. 193, note.
Les faits rapportés dans cet alinéa sont presque textuellement empruntés à Bret et à Mercier.
[24] Grimarest, p. 233 et suiv. – Vie de Chapelle, par Saint-Marc, p. lj, à la tête des œuvres de Chapelle et Bachaumont, 1755. – Mercier a mis cette anecdote en scène, dans son drame de Molière, acte V, sc. 4 ; mais au jeune homme il a substitué une jeune fille.
[25] Histoire du Théâtre français, t. VIII, p. 409. – Galerie historique du Théâtre français, par M. Lemazurier, t. I, p. 253 et 254.
[26] Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 15.
[27] Théâtre Français, ou Recueil des chefs-d’œuvre composant le Répertoire, Panckoucke, 1824, première livraison, Notice sur le Tartuffe, par M. Étienne.
[28] Mémoires manuscrits de M. de Tralage, art. 77 du vol. in 4°, Q. Q. 688. – Histoire du Théâtre français, tom. X. p. 74.
[29] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 53. – Études sur Molière, par Cailhava, p. 8.
[30] La Fameuse comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière, Francfort, 1688, p. 7. – Grimarest, p. 20. – Petitot, p. 6. – Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 20.
[31] Voir les Femmes savantes, acte I, sc. 2. – La Fameuse comédienne, p, 8. – Petitot, p. 7.
[32] Aventures de Dassoucy, tom. I, p. 309.
[33] Préface de l’édition des Œuvres de Molière de 1682 (par La Grange).
[34] Mémoires de Segrais, pag. 51.
[35] Grimarest, pag. 24. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, pag. 14. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière. – Petitot, p. 9.
[36] Voir notre édition des Œuvres de Molière, tom. IV, p. 285 et suiv., et tom. VI, pag. 161 et suiv.
[37] Œuvres de J.-B. Rousseau, avec des notes, par. M. Amar, tom. V, pag. 320.
[38] Bolœana, Amsterdam, 1742, pag. 31.
[39] Vie de Mignard, 1630, p. 55. – Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, tom. I, pag. 55.
[40] Préface de l’édition des Œuvres de Molière de 1682 (par La Grange). – Grimarest, p. 28 et suiv. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 14 et suiv. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxj. – Petitot, p. 13.
[41] Dissertation sur Molière par M. Beffara, p. 25.
[42] Le Dépit amoureux, act. IV, sc. 3.
[43] Les Précieuses ridicules, sc. 5.
[44] Voir la carte de Tendre, dans la première partie du roman de Clélie, t. I, p. 309.
[45] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, Avertissement sur les Précieuses ridicules.
[46] Menagiana, édit. de 1715, t. II, p. 65.
[47] Grimarest, p. 56. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxiv. – Petitot, p. 17.
[48] Lettre sur Molière, insérée au Mercure de France, Mai 1740. – Préface de l’édition des Œuvres de Molière, de 1682 (par La Grange).
[49] Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 1.
[50] Bussy-Rabutin, Mémoires, t. I, p. 336. – Anquetil, Louis XIV, sa cour et le Régent, tom. I, p. 30 et suiv.
[51] Menagiana, édit. de 1715, t. II, p. 79.
[52] Théâtre Français, Ire livraison ; Notice sur le Tartuffe, par M. Étienne.
[53] Muse historique de Loret, du 30 octobre 1660. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 17. – Histoire du Théâtre français, t. VIII, p. 239. – Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, p. 107.
[54] Nouvelles-Nouvelles, par Devisé, troisième partie, p. 227. – Grimarest, p. 42. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxv. – Histoire de Théâtre français, t. IX, p. 13. – Petitot, p. 19.
[55] Muse historique de Loret, du 30 octobre 1660.
[56] Entre autres les Mémoires de mademoiselle de Montpensier, t. V, p. 161, et ceux de Choisy, p. 167.
[57] Histoire de la Vie et îles ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3e édit., p. 32.
[58] Lettre à M. de Maucroix, du 22 août 1661 ; dans les Œuvres de La Fontaine, Lefèvre, 1823, t. VI, p. 402.
[59] Recueil manuscrit de Chansons historiques et critiques, in-folio, t. IV, p. 285, cité dans les Œuvres de La Fontaine, Lefèvre, 1823, t. VI, p. 507, note.
[60] Mémoires de Bussy-Rabutin, 1721, tome II, p. 107.
[61] Épître dédicatoire des Fâcheux. – Menagiana, édit. de 1715, t. 3, p. 24. – Grimarest, p. 49. – Histoire du Théâtre français, t. IX, p. 68 et 69, notes. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 5.
[62] Menagiana, loco cit. – Voltaire, Vie de Molière, p. 55.
[63] Lettres de madame de Sévigné, édit. de M. de Saint-Surin. Voir les lettres des 29 novembre 1679 et 9 juin 1680.
[64] Bolœana, p. 95 et 96. – Recréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 21.
[65] Les Fâcheux, act. I, sc. 10.
[66] Le Bourgeois gentilhomme, acte III, sc. 9. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 15.
[67] Recueil de pièces choisies, tant en prose qu’en vers (par La Monnoye), La Haye, 1714, t. I, p. 75 et suiv. – Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1765, p. 288.
[68] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p. 402. Bret dit qu’on a plus d’une fois entendu l’abbé d’Olivet rapporter ce fait. – Anecdotes dramatiques, t. II, p. 203 et 204.
[69] Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 15. – Œuvres de J. Racine, publiées par M. Aimé-Martin, 1820, t. I, p. xx, xxj et notes.
[70] Voir, t. II de notre édition des Œuvres de Molière, nos notices sur l’École des Femmes et la Critique de l’École des Femmes, où cette discussion est amplement détaillée.
[71] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, tom. II, pag. 297.
[72] La Critique de l’École des Femmes, sc. VI. – Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, p. 297.
[73] La Critique de l’École des Femmes, sc. II. – Préface de l’édition des Œuvres de Molière de 1682 (par La Grange). – Bolœana, p. 31. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 17. – Histoire de la Vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3e édit. p. 28 et 29. – Mémoires sur Molière faisant partie de la collection des Mémoires sur l’Art dramatique, p. xxj.
[74] Vers de l’École des Femmes, act. I, sc. 4.
[75] La Pratique du Théâtre, par Hédelin, abbé d’Aubignac.
[76] Hémistiche de l’École des Femmes, act. II, sc. 6.
[77] Hémistiche de l’École des Femmes, act. II, sc. 6.
[78] Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. XXIX.
[79] Vie de Molière, à la tête de l’édition de ses Œuvres, Amsterdam, Wetstein, 1725, t. I, p. 25 et suiv. Ce biographe dit tenir le fait d’un témoin oculaire. – Anecdotes dramatiques. t. II, p. 282.
[80] L’Impromptu de Versailles, sc. I.
[81] Histoire de la Poésie française (par l’abbé Mervesin), p. 261.
[82] Œuvres de Modère, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, p. 515. – Œuvres de d’Alembert, Belin, 1821, t. II, p. 437. – Lettre de Boileau à Racine, du 19 août 1687, t. IV, p. 90 et note, de l’édition des Œuvres de Boileau, avec un commentaire par M. de Saint-Surin.
[83] Les Précieuses ridicules, Sc. X.
[84] Bolœana, p. 106.
[85] Grimarest, p. 207 et 208.
[86] Oraison funèbre de Molière, MERCURE GALANT, t. IV, Ire année, p. 302.
[87] Voir le Mercure de France ; mai 1710, p. 840 ; Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps.
[88] Racine dit en effet, dans la Préface de sa Thébaïde, que ce sujet lui fut proposé.
[89] Préface des Œuvres de La Grange-Chancel, p. 38. – Histoire du Théâtre français, tom. IX, p. 305, note.
[90] Œuvres de J. Racine, Lefèvre, 1820, t. I., p. xxij, note.
[91] Voir cet acte, note 2 du livre II.
[92] Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 13.
[93] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, pag. 78.
[94] Dissertation sur-Molière, par M. Beffara, p. 14.
[95] Bret, Supplément à la Vie de Molière, édit. de 1773, t. I, p. 75. – Esprit de Molière, t. I, p. 43.
[96] Mémoires de Madame Campan. t. IIl, p. 8.
[97] Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine}, Lausanne, 1747, p. 80. – Siècle de Louis XIV, chap. xxvi.
[98] Bolœana, p. 63. « Ou trouve un détail de cette affaire où M. de Louvois se compromit dans la Vie de Quinault à la tête de ses ouvrages, et dans le Parallèle de la musique des anciens avec la musique nouvelle, par M. de Freneuze. » (Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. V, p. 773).
[99] Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 8. – Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, tom. III, p. 138. – Anecdotes dramatiques, t. I, p. 517 et 518.
[100] Grimarest, p. 81 et suiv.
[101] Grimarest, p. 94 et suiv. – Ibidem, p. 120 et suiv. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. lix.
[102] Carpenteriana. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 27.
[103] Les Plaisirs de l’Île enchantée, Paris, 1665 (t. III, p. 233 et suiv. de notre édition des Œuvres de Molière).
[104] La Fameuse comédienne, p. 17.
[105] Anecdotes dramatiques, t. II, p. 8.
[106] Grimarest, p. 310 et suiv.
[107] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. III, p. 215.
[108] Le Festin de Pierre, act. V, sc. 2.
[109] Voir la Bibliographie de la France (par M. Beuchot), année 1817, p. 362 et suiv., et l’Avertissement sur le Festin de Pierre, t. III, p. 275 de notre édition des Œuvres de Molière.
[110] Préface de l’édition des Œuvres de Molière de 1682 (par La Grange). – Grimarest, p. 106. – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), tom. X, p. 79 et 94 ; note.
[111] Grimarest, p. 131 et suiv.
[112] Le Théâtre-Français (par Chapuzeau), 1674, p. 165.
[113] Avertissement de l’Amour médecin, de Molière.
[114] Le Festin de Pierre, act. III. sc. 1.
[115] Grimarest, p. 74.
[116] Grimarest, p. 79.
[117] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bref, 1773, t. III, p. 339.
[118] Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 25.
[119] La Fameuse comédienne, p. 18 et suiv.
[120] La Fameuse comédienne, p. 22 et suiv.
[121] Grimarest, p. 247 et suiv. – Lettre sur Molière et sa troupe, insérée au Mercure, mai 1740.
[122] Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. XII, p. 472.
[123] Grimarest, p. 251.
[124] La fameuse comédienne, p. 9 et 90. – Note de M. Tralage, citée tome XII de l’Histoire du Théâtre français. – Petitot, page 58.
[125] Grimarest, p. 257.
[126] Titon du Tillet, Parnasse français, édit. in-12 de 1727, p. 141. – Vie de Chapelle (par Saint-Marc), p. lxij de l’édition des Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755.
[127] Histoire de la Poésie française (par l’abbé Mervesin), 1706, p. 267. – Histoire de la Vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3e édit. p. 143.
[128] Galerie de l’ancienne Cour, art. MOLIÈRE.
[129] Mémoires sur J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, page 52.
[130] Bolœana, p. 32. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 16.
[131] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, tom. I, pag. 62. – Petitot, Vie de Molière, p. 41.
[132] Mémoires sur la Vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 74. – Histoire des environs de Paris, par M. Dulaure, t. I, p. 33.
[133] Mémoires sur la Vie de J. Racine, Lausanne, 1747, p. 121.
[134] Bret, Supplément à la Vie de Molière, p. 64.
[135] Voir notre édition des Œuvres de Molière, tom. IV. p. 76, note 2.
[136] Histoire de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3e édit., p. 136.
[137] Bolœana, p. 60. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 19.
[138] Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, p. 53. – Vie de Chapelle (par Saint-Marc), p. lv.
[139] Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755, p. 171.
[140] Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755, p. 192.
[141] Grimarest, p. 172. – Vie de Chapelle, par Saint-Marc, p. lxvij.
[142] Grimarest, p. 221. – Vie de Chapelle (par Saint-Marc), p. lxix.
[143] Grimarest, p. 78. – Menagiana, édit. de 1715, t. IV, p. 7. – Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 23.
[144] Bolœana, p. 63.
[145] Bolœana, p. 62.
[146] Grimarest, p. 152 et suiv. – Le même, Addition à la vie de M. de Molière, 1706, p 29. – Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 119. – Vie de Chapelle, par Saint-Marc, p. xliij.
[147] L’abbé d’Aubignac, Quatrième dissertation sur le poème épique. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 5. – Histoire du Théâtre français, t. X, p. 152. – Petitot, p. 48.
[148] Éloge de Despréaux, par d’Alembert. Note 12, t. II, p. 393 de l’édition de ses Œuvres, Paris, 1821.
[149] Dialogue sur la musique des anciens, par l’abbé de Châteauneuf ; in-12, 1725. – Anecdotes dramatiques, t. II, p. 204 et 205.
[150] Bolœana, p. 34.
[151] Grimarest, p. 294. –Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 24.
[152] Grimarest, p. 298. – Le même, Addition à la vie de Molière, p. 61 et 62. – Menagiana, 1715, t. I. p. 197.
[153] Réflexions critiques sur quelques passages de Longin. – Réflexion première, t. III, page 158, note, des Œuvres de Boileau, avec un commentaire par M. de Saint-Surin.
[154] Brossette, note sur le passage de Boileau déjà cité.
[155] Boileau, morceau déjà cité.
[156] La France, par lady Morgan, t. I, p. 257 et 258.
[157] Lettres de J. Racine et Mémoires sur sa vie ; Lausanne, 1747, t. I, p. 89.
[158] Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 55. – Histoire du Théâtre français, t. X, p. 370. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 20. – Œuvres de Molière, édition donnée par M. Aime-Martin, t. IV, p. 331. – Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3e édit., p. 149 et 150. – Petitot, p. 43.
[159] Mémoires sur la vie J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 55.
[160] Bolœana, p. 105. – Récréations littéraires, par Cizeron-Riyal, p. 21.
[161] Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 76.
[162] Histoire de la Poésie française (par l’abbé Mervesin), p. 236. – Bolœana, p. 104. – Fureteriana, p. 104 et 105.
[163] Lettres en vers de Robinet, du 20 décembre 1665 et 3 janvier 1666. – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. IX, p. 386 et suiv.
[164] Bolœana, p. 102.
[165] Vie de Chapelle, par Saint-Marc, p. lxiij. – Description du Parnasse Français de Titon du Tillet, in-12, p. 141. Molière, drame, par Mercier, Ire édit., 1776, p. 214 ; note. – Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3e édit., p. 150.
[166] Œuvres de Molière avec un commentaire, par M. Auger, t. V, p. 263.
[167] Grimarest, p. 184.
[168] Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope, t. IV, p. 12 de notre édition des Œuvres de Molière. – Grimarest, p. 265. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière (par La Serre), p. xxxv.
[169] Petitot, Vie de Molière, p. 40.
[170] Lettre insérée au Journal Encyclopédique, du 1er mai 1776.
[171] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, t. III, p. 537, note.
[172] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. III, p. 417.
[173] Essai sur l’Établissement monarchique de Louis XIV, précédé de nouveaux Mémoires de Dangeau ; par P. E. Lémontey, p. 57 et suiv.
[174] Lettre à d’Alembert, sur les spectacles.
[175] Grimarest, p. 188 et 189.
[176] Le Misanthrope, act. I, sc. 1.
[177] Menagiana, édit. de 1715, t. III, p. 16 et suiv. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 23.
[178] La Muse dauphine, de Subligny ; voir l’Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 225.
[179] Œuvres de Molière, avec les remarques de Petitot, 1812, t. III, Réflexions sur Mélicerte et la Pastorale comique. – Œuvres de Molière, avec un commentaire par M. Auger, t. V, p. 433.
[180] Histoire du Théâtre français, t. X, p. 133 et suiv.
[181] Grimarest, p. 111.
[182] Voir t. IV, p. 417 de notre édition des Œuvres de Molière.
[183] Œuvres de Molière, avec un commentaire par M. Auger, t. V, p. 492.
[184] Lettre en vers, de Robinet, du 11 juin 1667. – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 151.
[185] Voir le Festin de Pierre, act. V, sc. 2.
[186] Préface de Molière, à la tête du Tartuffe.
[187] Premier placet au Roi, à la tête du Tartuffe.
[188] Observations sur une comédie de Molière intitulée, LE FESTIN DE PIERRE, par le sieur de Rochemont, 1665.
[189] Premier Placet au Roi, à la tête du Tartuffe.
[190] Lettre sur les observations d’une comédie du sieur Molière, intitulée LE FESTIN DE PIERRE, Paris, 1665.
[191] Grimarest, p. 186.
[192] Second placet au Roi, à la tête du Tartuffe.
[193] Extrait des recettes et des affaires de la Comédie, depuis Pâques de l’année 1659 jusqu’au 31 août 1685, appartenant au sieur de La Grange, l’un des comédiens du Roi ; in-4°, manuscrit.
[194] Registre précité.
[195] Menagiana, édit. de 1715, t. IV, p. 173et 174.
[196] Grimarest, p. 205.
[197] Supplément à la vie de Molière, par Bret, édition des Œuvres de Molière, 1773, t. I, p. 66.
[198] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p. 399.
[199] Lettre à M. Chauvelin, t. V, p. 325 de l’édition des Œuvres de J.-B. Rousseau, donnée par M. Amar.
[200] Grimarest, p. 259 et 260.
[201] Grimarest, p. 202.
[202] Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. XIV, p. 257 et suiv.
[203] Mémoires de Segrais, pag. 173. – Perrault, Éloge des hommes illustres, p. 79.
[204] Nous croyons devoir changer quelques-unes des expressions du récit de Voltaire.
[205] Voltaire, Fragment historiques sur l’Inde, édit. de Lequien, t. XXV, p. 500.
[206] Lettres de Lady Montagu, lettre huitième.
[207] Relation de la fête de Versailles, du 18 juillet, par Félibien ; et non le 15, comme l’ont dit presque tous les éditeurs de Molière.
[208] Lettre à d’Alembert sur les spectacles.
[209] Grimarest, pag. 193 et suiv.
[210] Voir notre édition des Œuvres de Molière, t. VIII, p. 459. Avant les recherches auxquelles M. Beffara s’est livré, on avait toujours cru que l’Avare avait été joué dès la fin de janvier 1668, et que le 9 septembre n’était que l’époque de la reprise. Grimarest et Voltaire avaient même prétendu qu’elle avait été représentée en 1667.
[211] Grimarest, p. 107.
[212] Menagiana, édit. de 1715, t. I, p. 144.
[213] Cours de Littérature, par La Harpe, édit. Verdière, 1821, t. VI, p. 299.
[214] Lettre à d’Alembert, sur les Spectacles.
[215] Marmontel, Apologie du Théâtre.
[216] Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 90.
[217] Cours de Littérature, par La Harpe, édit. Verdière, 1821, t. VI, p. 234.
[218] Voir l’Avare, act. I, sc. 3, et act. II, sc. 6. – Préface des Œuvres de Molière, édit. de 1682 (par La Grange).
[219] Histoire du Théâtre français, t. XI, p. 305. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 14.
[220] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p. 253.
[221] Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 97 et 98. – Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p. 252.
[222] Grimarest, p. 203. – Voltaire, Vie de Molière, p. 98. – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 405. – Anecdotes dramatiques, t. I, p. 352. – Petitot, p. 57.
[223] Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait). t. X., p. 411. – Voltaire prétend le contraire ; mais il est continuellement en défaut pour tous ces détails historiques.
[224] Cours analytique de littérature générale, par N. L. Lemercier, t. II, p. 458 et 459.
[225] Grimarest, p. 196. – Anecdotes dramatiques, t. II, p. 209.
[226] Œuvres de Molière, édition donnée par M. Aime-Martin, t. I, p. cxl, note.
[227] Grimarest, p. 255 et 256.
[228] Lettre en vers de Robinet, du 23 novembre 1669. – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 419.
[229] Diderot, de la Poésie dramatique, t. IV, p. 632 de ses Œuvres, Belin, 1818.
[230] Anonymiana, ou Mélanges de poésies, d’éloquence et d’érudition, in-12, 1700, p. 238 et suiv.
[231] Lettres choisies de feu M. Gui-Patin, La Haye, 1707, p. 337 ; lettre du 21 novembre 1669.
[232] Ibidem, lettres des 23 novembre, 13, 18 et 25 décembre 1669.
[233] Avant-propos des Amants magnifiques.
[234] Vie de Benserade à la tête de l’édition de ses Œuvres.
[235] Carpenteriana, p. 46.
[236] Grimarest, p. 272 et suiv.
[237] Grimarest, p. 261 et 262.
[238] Grimarest, p. p 263 et 264.
[239] Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, t. V, p. 763 et 764.
[240] Grimarest, p. 257 et suiv.
[241] Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. XIV, p. 531.
[242] Grimarest, p. 125 et suiv. – Œuvres de Molière, édition donnée par M. Aimé-Martin, tom. I, p. lxxxviij, note.
[243] Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 21.
[244] Grimarest, p. 140 et suiv. – Œuvres de Molière, édition donnée par M. Aimé-Martin, t. xciv, et note.
[245] Voir notre édition des Œuvres de Molière, t. VII, p. 310, note.
[246] La Fameuse comédienne, p. 33 et suiv.
[247] Baron.
[248] La fille du président Brisu.
[249] La duchesse de Bouillon ou de La Ferté.
[250] Madame d’Olonne. (La Bruyère, chap. III, des Femmes).
[251] Esprit de Molière (par M. Beffara), t. I, p. 101.
[252] Carpenteriana. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 12.
[253] Histoire de l’Académie Française (par l’abbé d’Olivet), t. II, p. 184.
[254] Mémoires pour servir à l’Histoire des gens de lettres, par le P. Niceron, t. XXIV. p. 225 et 226.
[255] « Cette qualité me fut donnée par quelques personnes de mérite et de condition. » (Œuvres Galantes de M. Colin. Discours sur les énigmes.)
[256] Mercure Galant, t. I, p. 213 ; lettre du 12 mars 1672.
[257] Carpenteriana, p. 48.
[258] Menagiana, édit. de 1715, t. III, p. 23.
[259] Réponse aux questions d’un Provincial, t. I, p. 245.
[260] Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 121. – Bolœana, p. 35 et suiv. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 20. – Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 68. – Petitot, p. 65.
[261] Grimarest, p. 224.
[262] Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 16.
[263] Lettres de Boursault, Paris, 1722, t. I, p. 120.
[264] Lyon tel qu’il était et tel qu’il est, par A.G*** (M. l’abbé Aimé Guillon), Paris, 1797, p. 33.
[265] Et non la troisième, comme l’ont dit la plupart des éditeurs. Registre de la Comédie. – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 81, note.
[266] Grimarest, p. 286.
[267] Préface des Œuvres de Molière, édition de 1682 (par La Grange). – Grimarest, p. 287.
[268] Ibidem.
[269] Requête adressée au nom de la veuve de Molière, à l’archevêque de Paris, p. 347 des Études sur Molière, par Cailhava.
[270] Grimarest, p. 291. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière (par La Serre), p. 1. – Vie de Molière, par Voltaire, 1739, p. 30. – Petitot, p. 68.
[271] Vie de Molière, par Voltaire, 1739, p. 31. – Petitot, p. 68.
[272] Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 72.
[273] Note de Brossette, sur l’épître VII de Boileau. – Petitot, p. 68.
[274] Note manuscrite de Brossette, citée p. 23 des Récréations littéraires, par Cizeron Rival.
[275] Vie de Molière, par Voltaire, 1739, p. 3.
[276] Grimarest, p. 295 et suiv. – Vie de Molière, à la tête de l’édition de ses Œuvres, Amsterdam, Wetstein, 1725, p. 106 et 107. – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière (par La Serre), p. lj. – Vie de Molière, par Voltaire, 1719, p. 3i et 12. – Petitot, p. 68 et 69.
[277] Vie de Molière, à la tête de l’édition de 1725, p. 106. – Description du Parnasse français, par Titon du Tillet, in-12, 1727, p. 257.
[278] Grimarest, p. 205.
[279] Le Théâtre-Français (par Chapuzeau), p. 199 et suiv. – Préface de l’édition des Œuvres de Molière, 1682 (par La Grange). – Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t XI, p. 284 et suiv. – Petitot, p. 72.
[280] L’Impromptu de Versailles, scène III.
[281] Le Théâtre Français (par Chapuzeau). p. 197 et 198.
[282] Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 7, 14, 15, 16 et 17.
[283] Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 23. – Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 119.
[284] Les Amours de Calotin, comédie en 3 actes et en vers (par Chevalier), in-12, 1664, p. 5. – Description du Parnasse français par Titon du Tillet, in-12, 1727, p. 256.
[285] 30 000 livres, Grimarest, p. 142. – 25 000 livres, Description du Parnasse français, par Titon du Tillet, in-12, 1727, p. 255 et 256. – 30 000 livres, Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 22. – 30 000 livres, Petitot, p. 44.
[286] La Fameuse comédienne, p. 40.
[287] Lettres de Bussy-Rabutin, t. IV, p. 36.
[288] Le Parnasse français, par Titon du Tillet, in-folio, p. 320.
[289] La Fameuse comédienne, p. 41 et suiv.
[290] La Fameuse comédienne, p. 66 et suiv.
[291] Dictionnaire des Théâtres, par Léris, 2e édit., 1763, p. 183. – Abrégé de l’Histoire du Théâtre français, par de Mouhy, 1780, t. I, p. 185.
[292] La Fameuse comédienne, p. 85 et 90.
[293] Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 17.
[294] La Fameuse comédienne, p. 62 et 86.
[295] Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 320.
[296] Voir son acte de décès ci-après, aux Notes du livre II, note 15.
[297] Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. XI, p. 319, note 6. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 14. – Mémoires sur Molière, faisant partie de la Collection des Mémoires sur l’art dramatique, p. 208.
[298] Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 104. – Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 10. – Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 63.
[299] Mémoires de Bailly, Baudouin frères, 1822, t. III, p. iij, faisant partie de la Collection des Mémoires sur la révolution française.
[300] Supplément à la Vie de Molière, par Bret, t. I, p. 67 de son édition des Œuvres de Molière, 1773.
[301] Œuvres de J.-B. Rousseau, édition donnée par M. Amar, t. V, p. 300 ; lettre à Brossette, du 24 mars 1731.
[302] Boileau, Stances sur l’École des Femmes.
[303] Boileau, épître II.
[304] Marmontel, les Charmes de la nature, Épître aux poètes.
[305] Le Bolœana le dit d’ailleurs formellement, p. 50.
[306] Épître VII.
[307] Mémoires sur la vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 122.
[308] Bret, dans son Supplément à la Vie de Molière, édit de 1773, p. 77, dit qu’il ne vécut que cinquante-un ans. Il le fait par conséquent naître en 1622.
[309] Dans les actes qui concernent cette famille on trouve écrit, tantôt Béjart, et tantôt Béjard.
[310] Ce curé de Saint-Eustache au commencement de 1672, l’était probablement encore au mois de février 1673, où Molière termina sa carrière. Défense lui fut faite de recevoir le corps de cet homme de bien.
[311] Voir le mot de Cyrano de Bergerac, sur l’excessif embonpoint de Montfleury, Note 12 du Livre I.
[312] Voici deux lettres peu connues, de Mézeray à Colbert, au sujet de cette pension exorbitante, qui donnent la mesure de l’indépendance des historiens au dix-septième siècle.
« Oserai-je vous réitérer, par cette seconde lettre, les mêmes prières que j’ai déjà pris la hardiesse de vous faire par ma première, dont voici les mêmes termes. Ce que m’a dit M. Perrault de votre part a été un terrible coup de foudre qui m’a rendu tout-à-fait immobile, et qui m’a ôté tout sentiment ; hormis celui de vous avoir déplu. Ma seule espérance est, Monseigneur, que Dieu vous ayant rendu la santé, vous ne me défendrez pas aujourd’hui de prendre part à la réjouissance publique ; et que, pendant cette satisfaction universelle des gens de bien, vous ne voudrez pas que je sois le seul qui demeure dans une tristesse mortelle. Permettez-moi donc, s’il vous plaît, Monseigneur, dans cette heureuse conjoncture, d’implorer le secours de votre généreuse bonté ; je la supplie très humblement d’intercéder pour moi auprès de vous, et de nf obtenir ma grâce, que je vous demande avec une entière soumission et un profond respect. Je ne prétends point, Monseigneur, justifier mes manquements autrement qu’en les réparant, et en justifiant la rectitude de mes intentions par une prompte et sincère obéissance ; ce qui me sera d’autant plus facile, qu’une seconde édition de mon ouvrage étant augmentée de plus de trois cents articles, et d’un grand nombre de choses aussi utiles que rares et curieuses, effacer, et anéantira bientôt la première ; car, comme le savent ceux qui entendent le commerce des livres, c’est une expérience infaillible, que les impressions postérieures, quand elles se font du vivant des auteurs et qu’elles sont plus amples et plus correctes, font périr tout-à-fait les précédentes, en sorte qu’on n’en tient plus compte et que même on n’en voit plus du tout. C’est dans cette disposition, Monseigneur, que j’ai prié M. Perrault de vous assurer que je suis prêt à passer t’éponge sur tous les endroits que vous jugerez dignes de censure dans mon livre, et de vous protester en même temps que je veux employer tous mes efforts et si peu de talent que Dieu m’a donné pour faire connaître à toute la terre que vous n’avez jamais fait de créature qui soit à vous par un attachement plus véritable, ni qui puisse avoir plus de passion pour tout ce qui vous touche qu’en aura, jusqu’au dernier jour de sa vie, etc...
MÉZERAY.
AUTRE LETTRE.
« Je vous rends très humbles grâces de l’ordonnance de deux mille livres qu’il vous a plu de m’envoyer. Je l’ai reçue avec le même respect et avec la même reconnaissance que si elle eût été entière et telle que feu Monseigneur le Cardinal me l’avait obtenue du Roi, et que vous-même, Monseigneur, aviez eu la bonté de me la faire continuer durant plusieurs années ; mais je vous avouerai franchement, Monseigneur, que j’ai sujet de craindre qu’on ne m’ait encore imputé quelque nouvelle faute, et que ce retranchement n’en soit une punition. Si j’en pouvais avoir connaissance, je me mettrais en devoir ou de m’en justifier ou de la réparer selon vos ordres. Je m’examine, pour cet effet, à la dernière rigueur ; je cherche jusqu’au fond de mon âme, et ma conscience ne me reproche rien. Je travaille, Monseigneur, selon vos intentions et selon les règles que vous m’avez prescrites. Je porte mes feuilles à M. Perrault, j’avance le travail autant qu’il m’est possible. Ainsi, Monseigneur, je ne puis trouver d’autre cause de ma diminution que mon peu de mérite ; mais la générosité du plus grand des rois et la faveur de votre protection peuvent bien encore suppléer à ce défaut comme elles y ont suppléé jusqu’à l’année présente. C’est avec cette espérance, Monseigneur, que je prends la hardiesse d’avoir recours à votre bonté, toujours si favorable aux gens de lettres et aux créatures de feu Monseigneur le Cardinal, dont la mémoire vous est si chère. Ne retranchez pas, s’il vous plaît, une partie de vos grâces à une personne qui perdrait plutôt la vie, que de rien diminuer du zèle qu’il a pour votre service, et de l’attachement inviolable avec lequel il fait gloire d’être, etc.
MÉZERAY, historiographe. »
[313] « On trouve dans les registres de naissance de la paroisse de Saint-Eustache, sous la date du dimanche 11 juillet 1638, un acte de baptême de Françoise, née du samedi 3 dudit mois, fille de messire Esprit de Raymond, chevalier seigneur de Modène et autres lieux, chambellan des affaires de MONSEIGNEUR, frère unique du Roi ; et de damoiselle Madelaine Béjard, sa mère, demeurant rue Saint-Honoré ; le parrain, Jean-Baptiste de L’Hermite, écuyer, sieur de Vauselle, tenant lien de messire Gaston-Jean-Baptiste de Raymond, aussi chevalier, seigneur de Modène ; la marraine, damoiselle Marie Hervé, femme de Joseph Béjard, écuyer. »
En marge de cet acte est écrit : Françoise, illégitime. (Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 13.)
[314] Voir l’acte de mariage, Note 2 de ce livre.
[315] La troupe de Molière ne jouait, comme nous l’avons déjà dit, que trois fois par semaine.
[316] On aurait dû dire avant-hier.
[317] Il mourut eu 1672 ; mais sou successeur, Fléchier, ne fut nommé que dans le courant de 1673.
[318] D’après la date de cette quittance, il est vraisemblable que ces 1 200 livres étaient données à Molière comme dédommagement de la dépense extraordinaire occasionnée par la double représentation du Ballet des Ballets dans lequel sa troupe avait joué Mélicerte et la Pastorale comique, au mois de décembre 1666, et la Pastorale comique et le Sicilien au mois de janvier 1667.
[319] Cette fête de Versailles est celle donnée le 18 juillet par le Roi, et dont la première représentation de George Dandin fit le principal attrait.
[320] La Princesse d’Élide ayant été imprimée dans la description des Plaisirs de l’Île enchantée, dont la première édition parut en 1665, Molière, que cette concurrence eût privé d’un grand nombre d’acheteurs, ne fit pas imprimer sa pièce ; ces 500 livres lui furent données sans doute à titre de dédommagement.