Histoire posthume de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1864.
I - Obsèques de Molière
Rapporté chez lui après la quatrième représentation du Malade imaginaire, Molière, comme il a été dit expira vers dix heures du soir, le 17 février 1673. La recette de la soirée avait été de 1 219 livres.
La lettre de Robinet, datée du jour suivant, 18 février, traduit assez bien l’émotion causée par cette mort presque soudaine :
Notre vrai Térence français
Qui vaut mieux que l’autre cent fois,
Molière, cet incomparable,
Et de plus en plus admirable,
Attire aujourd’hui tout Paris
Par le dernier de ses écrits,
Où d’un Malade imaginaire
Il vous dépeint le caractère
Avec des traits si naturels
Qu’on ne peut voir de portraits tels.
La Faculté de médecine,
Tant soit peu, dit-on, s’en chagrine,
Et... mais qui vient en ce moment
M’interrompre si hardiment ?
Ô dieux ! j’aperçois un visage
Tout pâle, et de mauvais présage !
– « Qu’est-ce, monsieur ? vite parlez,
Je vous vois tous les sens troublés.
– Vous les allez avoir de même.
– Hé comment ? ma peine est extrême,
Dites vite. – Molière... – Hé bien,
Molière ? – A fini son destin.
Hier, quittant la comédie,
Il perdit tout soudain la vie.
– Serait-il vrai ? » Clion, adieu !
Pour rimer je n’ai plus de feu.
Non, la plume des doigts me tombe,
Et sous la douleur je succombe.
À l’extrême chagrin par ce trépas réduit,
Je mis fin à ces vers en février le dix-huit.
Molière expiré, une grave question surgit aussitôt, celle de la sépulture. Le temps avait manqué pour que le mourant pût murmurer ces quelques mots de tardif repentir dont on se contentait toujours. Excommunié par le fait de sa profession, il n’avait pas été réconcilié avec l’Église, il devait être enterré hors de l’Église, loin des fidèles, dans le cimetière à part et non consacré où l’on inhumait les enfants morts avant le baptême, les suicidés et les Juifs. C’était la loi canonique telle qu’elle était alors en vigueur en France, telle qu’elle fut, trois ans plus tard, appliquée au comédien Rosimond, malgré les Vies des Saints fort édifiantes dont il était l’auteur. Quand, au contraire, l’excommunication pouvait être levée, on rentrait dans le droit commun, et rien n’empêchait plus qu’on fût enseveli, comme Madeleine Béjart, même sous les murs du temple.
Malgré la négligence coupable dont ses prêtres avaient fait preuve dans l’exercice de leur ministère, le curé de Saint-Eustache, la nouvelle paroisse de Molière, ne se montra pas disposé à faire fléchir la règle devant le génie du poète trépassé ; et l’eût-il voulu, qu’il n’aurait pu sans doute prendre cette détermination sur lui-même. Il fallait en référer à l’autorité ecclésiastique supérieure.
C’est ce que fit la veuve de Molière. Une requête fut présentée à l’archevêque, qui était alors Harlay de Champvalon, requête signée du notaire de la famille, Le Vasseur, et de Jean-Baptiste Aubry, époux en secondes noces de Geneviève Béjart et, par conséquent, beau-frère du défunt.[1] La veuve de Molière ne se contenta pas d’adresser cette supplique au chef du diocèse. Si l’on ajoute foi à une anecdote recueillie par Cizeron-Rival dans les papiers de Brossette, elle alla à Versailles se jeter aux pieds du roi pour se plaindre de l’injure que l’on faisait à la mémoire de son mari. Cette démarche, disent-ils, n’eut pas un heureux succès, « elle fit fort mal sa cour en disant au roi que, si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même. Pour surcroît de malheur, la Molière avait amené avec elle le curé d’Auteuil pour rendre témoignage des bonnes mœurs du défunt, qui louait une maison dans ce village. Ce curé, au lieu de parler en faveur de Molière, entreprit mal à propos de se justifier lui-même d’une accusation de jansénisme, dont il croyait qu’on l’avait chargé auprès de Sa Majesté. Ce contretemps acheva de tout gâter : le roi les renvoya brusquement l’un et l’autre, en disant à la Molière que l’affaire dont elle lui parlait dépendait du ministère de M. l’archevêque. » Soit que, malgré cet accueil défavorable, Louis XIV ait fait parvenir à l’archevêché un ordre d’accorder la sépulture chrétienne, soit que l’autorité ecclésiastique agît d’elle-même, la permission sollicitée fut enfin accordée, toutefois avec bien des restrictions. L’entrée de l’église était refusée au corps, et les obsèques devaient avoir lieu sans aucune solennité religieuse et en dehors des heures régulières.[2]
Toute cette instance avait pris plus do trois jours. Le quatrième jour, 21 février, vers les neuf heures du soir, le convoi eut lieu. De précieux détails sur cette cérémonie sont contenus dans une relation adressée à M. Boivin, prêtre, docteur en théologie à Saint-Joseph :[3]
« Mardi, 21 février, sur les neuf heures du soir, lit-on dans ce récit, l’on a fait le convoi de Jean-Baptiste Poquelin Molière, tapissier valet de chambre, illustre comédien, sans autre pompe, sinon de trois ecclésiastiques ; quatre prêtres ont porté le corps dans une bière de bois couverte du poelle des tapissiers ; six enfans bleus portant six cierges dans six chandeliers d’argent ; plusieurs laquais portant des flambeaux de cire blanche allumés. Le corps, pris rue de Richelieu, devant l’hôtel de Crussol, a été porté au cimetière de Saint-Joseph et enterré au pied de la croix. Il y avait une grande foule de peuple, et l’on a fait distribution de mille à douze cents livres aux pauvres qui s’y sont trouvés, à chacun cinq sols. Ledit Molière était décédé le vendredi au soir, 17 février 1673. M. l’archevêque avait ordonné qu’il fût enterré sans aucune pompe, et même défendu aux curés et religieux de ce diocèse de faire aucun service pour lui. Néanmoins, on a ordonné quantité de messes pour le défunt. »
Le rassemblement populaire que causèrent ces funérailles inusitées se montra menaçant. Le peuple de Paris était encore, à peu de chose près, le peuple de la Ligue ; c’était le même qui jetait des pierres aux protestants se rendant au prêche.[4] On craignit qu’il ne troublât ce restant d’honneurs funèbres marchandés au grand homme. La veuve de Molière, sur les conseils de ceux qui l’entouraient, jeta par les fenêtres une centaine de pistoles à ce peuple amassé, « en le suppliant avec des termes si touchants de donner des prières à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur. »
Le cortège se mit en marche tranquillement mais silencieusement, les prêtres ne chantant point de psaumes comme il était alors de coutume.
Grimarest nous a conservé un trait assez caractéristique des sentiments qui agitaient la foule : « Comme on passait dans la rue Montmartre, quelqu’un demanda à une femme qui était celui qu’on portait en terre. « Hé ! c’est ce Molière, » répondit-elle. Une autre femme qui était à sa fenêtre et qui l’entendit, s’écria : « Comment, malheureuse ! il est bien monsieur pour toi. »
On arriva ainsi au cimetière qui était derrière la chapelle de Saint-Joseph, rue Montmartre (sur l’emplacement du marché actuel entre la rue Saint-Joseph et celle du Croissant). La dépouille mortelle de Molière y fut inhumée en terre bénite, « au pied de la croix, » dit le correspondant de Boivin. « Il y a une tombe élevée d’un pied hors de terre, » ajoute La Grange sur son registre.
Telles furent les funérailles du poète. La gloire immense qui à nos yeux l’accompagne au lieu du repos, et qui déjà, du reste, était entrevue par les contemporains, fait tristement ressortir les concessions tardives et restreintes qu’on obtint pour son cercueil, Boileau a traduit cette impression en des vers vibrants que tout le monde sait. Chapelle, qui devait par la suite avoir beaucoup d’imitateurs, jeta une mordante épigramme à ceux dont le mauvais vouloir avait l’air d’une vengeance posthume :
Puisqu’à Paris on dénie
La terre après le trépas
À ceux qui, pendant leur vie,
Ont joué la comédie,
Pourquoi ne jette-t-on pas
Les bigots à la voirie ?
Ils sont dans le même cas.
Mlle Molière eut elle-même un cri de fierté et d’indignation : « Quoi ! l’on refusera la sépulture à un homme qui a mérité des autels ! » cri un peu emphatique, sans doute, mais qui n’en devait pas moins avoir un long et sonore écho.
Plus d’un sentiment de regret se fit jour jusque dans les rangs du clergé. Le père Bouhours, notamment, composa en l’honneur de Molière des vers qui méritent d’être cités :
Ornement du théâtre, incomparable acteur,
Charmant poète, illustre auteur,
C’est toi dont les plaisanteries
Ont guéri des marquis l’esprit extravagant.
C’est toi qui par tes momeries
As réprimé l’orgueil du bourgeois arrogant.
Ta muse, en jouant l’hypocrite,
A redressé les faux dévots :
La précieuse à tes bons mots
A reconnu son faux mérite.
L’homme ennemi du genre humain,
Le campagnard, qui tout admire,
N’ont pas lu tes écrits en vain ;
Tous deux se sont instruits, en ne pensant qu’à rire.
En vain tu réformas et la ville et la cour ;
Mais quelle en fut ta récompense ?
Les Français rougiront un jour
De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallait un comédien
Qui mit à les polir son art et son étude ;
Mais, Molière, à ta gloire il ne manquerait rien,
Si parmi leurs défauts, que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude.
Le XVIIIe siècle, comme pour confirmer encore ce reproche d’ingratitude, laissa oublier et disparaître la tombe de Molière. Une tradition, recueillie par Titon du Tillet dans son Parnasse français (1732), conserva seulement le souvenir d’un petit événement se rattachant à cette tombe : « Deux ou trois ans après la mort de Molière, raconte cet auteur, il y eut un hiver très froid ; Mlle Molière fit voiturer cent voies de bois dans ledit cimetière, lequel bois fut brûlé sur la tombe de son mari pour chauffer tous les pauvres du quartier : la grande chaleur du feu ouvrit cette pierre en deux. Voilà ce que j’ai appris, il y a environ vingt ans, d’un ancien chapelain de Saint-Joseph, qui me dit avoir assisté à l’enterrement de Molière, et qu’il n’était pas inhumé sous cette tombe, mais dans un endroit plus éloigné, attenant à la maison du chapelain. » L’incertitude régnait déjà sur l’endroit précis où les restes du prince des poètes comiques reposaient. Plus tard, on prétendit que les ossements de Molière et ceux de La Fontaine, qu’on supposait enterré dans le même cimetière, avaient été, vers 1750, transportés dans l’église. Bref, quand, en 1792, les administrateurs de la section armée de Molière et de La Fontaine cherchèrent les restes de ces grands hommes pour leur rendre de tardifs honneurs, ils n’exhumèrent probablement que deux inconnus. Les deux cercueils, après avoir été déposés successivement en plusieurs lieux, furent transportés aux Petits-Augustins en 1799, et en 1817 au cimetière du Père-Lachaise, où l’on voit encore ces deux noms glorieux inscrits sur deux tombes voisines l’une de l’autre.
C’est seulement vingt-deux ans plus tard que, grâce à l’initiative d’un sociétaire de la Comédie-Française, M. Régnier, un monument fut érigé, presque en face de la maison où mourut Molière,[5] dans ce même carrefour où s’étaient passées en 1673 les scènes funèbres que nous venons de raconter. Ce monument, dont une souscription nationale fit les frais, fut inauguré le 15 janvier 1844, jour anniversaire de la naissance du poète qui, depuis près de deux siècles, attendait de Paris et de la France cet acte de réparation et de justice.
II - L’héritage et la descendance de Molière
Molière, des trois enfants qu’il avait eus, ne laissait qu’une fille. Esprit-Marie-Madeleine Poquelin Molière, âgée alors de sept ans et demi.[6] L’inventaire fait pour la conservation des droits de la veuve et de la fille mineure fut commencé le 13 mars et dura six jours. M. E. Soulié a retrouvé et publié ce document, qui donne une idée du grand luxe dont s’entourait Molière : treize cents livres de loyer par an pour son appartement de la rue Richelieu; quatre cents livres pour son appartement d’Auteuil (il faut toujours tripler, quadrupler la somme pour avoir le chiffre qu’elle représenterait aujourd’hui) ; un mobilier somptueux, dans lequel le lit des époux entre en compte pour deux mille livres ; deux cent quarante marcs d’argenterie, valant six mille deux cent quarante livres.
Les deux parties les plus curieuses de cet inventaire sont celle qui concerne les habits de théâtre et celle où sont énumérés les livres du défunt.
La partie relative aux habits de théâtre indique les costumes adoptés par Molière dans la plupart des rôles où il joua, et, par conséquent, peut servir de guide aux comédiens. Voici les principaux articles qu’on y trouve :
« Un habit pour la représentation du Bourgeois gentilhomme, consistant en une robe de chambre rayée, doublée de taffetas aurore et vert, un haut-de-chausses de panne rouge, une camisole de panne bleue (M. Soulié fait remarquer avec raison que dans la seconde scène du Bourgeois gentilhomme M. Jourdain montre à son maître de musique son haut-de-chausses étroit de velours rouge et sa camisole de velours vert, et que l’huissier-priseur a dû se tromper ici), un bonnet de nuit et une coiffe, des chausses et une écharpe de toile peinte à l’indienne, une veste à la turque et un turban, un sabre, des chausses de brocart aussi garnies de rubans vert et aurore, et deux points de Sedan. Le pourpoint de taffetas garni de dentelle d’argent faux. Le ceinturon, des bas de soie verte et des gants, avec un chapeau garni de plumes aurore et vert.
« Un habit pour la représentation de Pourceaugnac, consistant en un haut-de-chausses de damas rouge garni de dentelle, un juste-au-corps de velours bleu garni d’or faux, un ceinturon à frange, des jarretières vertes, un chapeau gris garni d’une plume verte, l’écharpe de taffetas vert, une paire de gants, une jupe de taffetas vert garni de dentelle et un manteau de taffetas noir, une paire de souliers.
« L’habit de la représentation du Tartuffe, consistant en pourpoint, chausse et manteau de vénitienne noire, le manteau doublé de tabis et garni de dentelle d’Angleterre ; les jarretières et ronds de souliers et souliers, pareillement garnis.
« Les habits de la représentation de George Dandin, consistant en haut-de-chausses et manteau de taffetas musc, le col de même ; le tout garni de dentelle et boutons d’argent, la ceinture pareille ; le petit pourpoint de satin cramoisi ; autre pourpoint de dessus, de brocart de différentes couleurs et dentelles d’argent, la fraise et souliers. Dans la même boîte est aussi l’habit du Mariage forcé, qui est haut-de-chausses et manteau de couleur d’olive, doublé de vert, garni de boutons violets et argent faux, et un jupon de satin à fleurs aurore, garni de pareils boutons faux, et la ceinture.
« Les habits de la représentation du Misanthrope, consistant en haut-de-chausses et juste-au-corps de brocart rayé or et soie gris, doublé de tabis, garni de ruban vert ; la veste de brocart d’or, les bas de soie et jarretières.
« Un habit servant à la représentation des Femmes savantes, composé de juste-au-corps et haut-de-chausses de velours noir et ramage à fond aurore, la veste de gaze violette et or, garnie de boutons, un cordon d’or, jarretières, aiguillettes et gants.
« Un habit de Clitidas (des Amants magnifiques), consistant en un tonnelet, chemisette, un jupon, un caleçon et cuissards, ledit tonnelet de moire verte, garni de deux dentelles or et argent ; la chemisette de velours à fond d’or ; les souliers, jarretières, bas, festons, fraise et manchettes, le tout garni d’argent fin.
« Un habit du Sicilien, les chausses et manteau de satin violet, avec une broderie or et argent, doublé de tabis vert, et le jupon de moire d’or, à manches de toile d’argent, garni de broderie et d’argent, et un bonnet de nuit, une perruque et une épée.
« Les habits pour la représentation du Médecin malgré lui, consistant en pourpoint, haut-de-chausses, col, ceinture, fraise et bas de laine et escarcelle, le tout de serge jaune garnie de radon vert ; une robe de satin avec un haut-de-chausses de velours ras ciselé. Un autre habit pour l’École des Maris, consistant en haut-de-chausses, pourpoint, manteau, col, escarcelle et ceinture, le tout de satin couleur de musc. Un autre habit pour l’Étourdi, consistant en pourpoint, haut-de-chausses, manteau de satin. Et encore un autre habit pour le Cocu imaginaire, haut-de-chausses, pourpoint et manteau, col et souliers, le tout de satin rouge cramoisi. Une petite robe de chambre et bonnet de popeline. »
Ces costumes de théâtre sont, à coup sûr, curieux à étudier ; mais on s’intéresse peut-être davantage, comme le remarque M. Soulié, à l’article qui concerne les habits de ville à l’usage du défunt. « On croit voir Molière dans la rue, vêtu de drap noir ou de droguet brun, ou bien chez le Roi en rhingrave de drap de Hollande musc, avec la veste de satin de la Chine, les bas de soie et les jarretières garnies de satin, ou chez lui en robe de chambre de brocard rayé. »
On attendait d’importantes révélations de la liste des livres que Molière possédait dans sa bibliothèque ; on espérait qu’elle nous mettrait dans la confidence de ses lectures. Cette partie de l’inventaire n’a pas tenu ce qu’elle semblait promettre. Voici le catalogue sommaire des ouvrages qui y sont mentionnés :
« La sainte Bible, et figures d’icelle. Deux vol. in-fol., à Paris.
« Plutarque. Trois vol. in-fol., un à Paris et deux à Auteuil.
« Hérodote. Un vol. in-fol., à Auteuil.
« Diodore de Sicile. Deux vol. in-fol., à Auteuil.
« Dioscoride. Deux vol. in-fol., à Paris.
« Lucien. In-4°, à Paris.
« Héliodore. Un vol. in-fol., à Paris.
« Térence. Deux vol. in-fol., à Paris.
« César. Les Commentaires. Un vol. in-4°, à Auteuil.
« Virgile. Trois vol. in-fol., à Paris.
« Horace. Un vol. in-4°, à Auteuil.
« Sénèque. Deux vol. in-fol., à Paris.
« Tite Live. Deux vol. in-fol., à Paris.
« Ovide. Les Métamorphoses. Un vol. in-fol., à Auteuil.
« Juvénal. Un vol. in-fol., à Paris.
« Valère le Grand. Un vol. in-fol., à Auteuil.
« Cassiodore. Un vol. in-fol., à Paris.
« Montaigne. Les Essais. Un vol. in-fol., à Auteuil.
« Balzac. Les Œuvres. Deux vol. in-fol., à Auteuil.
« La Mothe le Vayer. Deux vol. in-fol., à Paris.
« Georges de Scudéry. Alaric ou Rome vaincue. Un vol. in-fol., à Paris.
« Pierre Corneille. Deux vol. in-fol., à Paris.
« Rohault. Traité de physique. Un vol. in-4°, à Auteuil.
« Comédies françaises, italiennes et espagnoles. Deux cent quarante vol., à Paris.
« Poésies. Quelques volumes, à Paris.
« Dictionnaire et traités de philosophie ; environ vingt vol., à Paris.
« Histoires d’Espagne, de France et d’Angleterre. Quelques volumes, à Paris.
« Valdor. Les triomphes de Louis XIII. Un vol. in-fol., à Paris.
« Voyage du Levant. Un vol. 10-4°, à Auteuil.
« Voyages. Environ huit vol. in-4°, à Paris.
« Calepin. Dictionnaire des langues latine, italienne, etc. Deux vol. in-fol., à Paris.
« Claude Paradin. Alliances généalogiques. Un vol. in-fol., à Paris.
« Antiquités romaines. Un vol. in-fol., à Paris.
« Un livre italien. In-fol., à Paris. »
Nul doute que bien des livres n’aient été omis par l’huissier-priseur. Comment croire, par exemple, que Molière n’eût pas Rabelais, qu’il savait par cœur ; les Contes d’Eutrapel, le roman de Francion, Scarron, et Plante surtout, qu’on ne nous cite pas ? Nous apprenons que Molière avait deux cent quarante volumes de comédies françaises, italiennes et espagnoles ; mais, hélas ! l’huissier-priseur n’a pris le soin de mentionner aucun titre, aucun auteur. On ne peut nier que sur ce point il n’y ait eu un peu de déception, et nous ne sommes pas beaucoup plus avancés qu’auparavant.
La fortune de Molière, telle qu’elle résulte de cet inventaire, n’est pas aussi considérable qu’on devait le supposer. M. Soulié a fait le calcul suivant :
Molière laisse en meubles, linge, habits, livres, argenterie, deniers comptants, etc., une valeur d’environ………………………………………………... |
18 000 l. |
Il est dû à la succession, en y comprenant les dix mille livres réclamées par la veuve aux héritiers Poquelin, un peu plus de……………………………… |
25 000 l. |
Total |
43 000 l. |
Les dettes s’élèvent à près de…………………………. |
3 000 l. |
L’actif de la succession est donc de…………………... |
40 000 l. |
Si donc le poète avait un revenu de trente mille livres par an, il était loin d’en posséder le capital.
La veuve de Molière, dont la conduite dans les circonstances critiques qui suivirent le trépas de son mari a obtenu grâce même auprès des plus acharnés détracteurs, ne resta veuve que quatre ans. Les violentes inimitiés auxquelles elle était visiblement en butte devaient rendre sa position difficile. Si l’on veut avoir une idée des invectives qu’on se permettait contre elle, et, du reste, contre les actrices en général, il faut lire les factums d’Henri Guichard, dans le procès qu’il eut avec Lulli en 1676, et où Mlle Molière et d’autres comédiennes furent appelées en témoignage. Si Molière eut des ennemis, il semble que sa femme en ait eu davantage ; et que cette jalousie effroyable, cette haine sans nom, qui est propre aux coulisses des théâtres, ait sévi contre elle avec une rage particulière. On peut jusqu’à un certain point l’expliquer. Molière tenait sa troupe sous son autorité par l’ascendant du génie et par l’énergie du caractère ; et encore l’on aperçoit bien des traces de résistance et de révolte. (Voyez Élomire hypocondre.) Quand Armande Béjart se trouva seule, héritière en partie des droits de son mari et cherchant à maintenir ses prétentions, quelle âpre opposition ne dut-elle pas rencontrer ! On lui fit payer cher sans doute la supériorité que lui avait value le nom qu’elle portait ; et l’éclat de ce nom multipliait autour d’elle les périls, en aiguisant la malignité et en redoublant le scandale.
Il est une étrange aventure qui se passa trois années après la mort de Molière et qui mérite d’être rapportée ici. Le libelle de la Fameuse Comédienne l’a racontée ; et les registres du parlement en ont confirmé les singuliers détails. Nous reproduirons le récit original, quoique le libelliste fasse tout son possible pour présenter au désavantage de « la Molière » des faits qui ne sauraient, en somme, tourner qu’à sa justification. Aussi effacerons-nous deux ou trois traits qui ne témoignent que de l’hostilité aveugle de l’écrivain :
« Il arriva dans ce même temps une aventure à la Molière qui augmenta extrêmement son orgueil. Il y avait une créature à Paris, appelée la Tourelle, qui lui ressemblait si parfaitement, qu’il était malaisé de ne s’y méprendre ; ce qui lui donna la pensée de profiter de cette ressemblance, de se faire passer pour la Molière et d’essayer par là si sa fortune n’augmenterait point. La chose lui réussit si bien pendant quelques mois, que tout le monde y était trompé.
« Un président de Grenoble, nommé Lescot, qui était devenu amoureux de la Molière en la voyant sur le théâtre, cherchait dans tout Paris quelqu’un qui lui en put donner connaissance. Il allait souvent chez une femme nommée la Ledoux, dont le métier ordinaire était de faire plaisir au public ; il lui témoigna qu’il souhaiterait connaître la Molière, et que la dépense ne lui coûterait rien. La Ledoux se souvint que la Tourelle pourrait admirablement faire ce personnage ; c’est pourquoi elle dit au président qu’elle ne la connaissait point, mais qu’elle savait une personne qui la gouvernait absolument, qu’elle la ferait pressentir sur ce chapitre, et que dans quelques jours elle lui en dirait des nouvelles. Le président la conjura de ne rien oublier pour le rendre heureux, et qu’elle devrait être sûre de sa reconnaissance.
« Du moment qu’il fut sorti, elle envoya chercher la Tourelle, à qui elle dit qu’elle avait trouvé une bonne dupe, qu’il en fallait profiter, qu’elle se tînt prête pour le jour qu’elle l’enverrait quérir, et qu’elle se préparât à bien contrefaire la Molière. Le lendemain, le président revint fort empressé pour savoir le succès de sa négociation. La Ledoux lui dit que cela n’allait pas si vite, qu’on lui avait seulement promis d’en parler à la Molière, et qu’il fallait se donner un peu de patience. Le président la conjura de nouveau d’y donner tous ses soins et venait tous les jours savoir s’il y avait lieu d’espérer.
« Enfin, quand la Ledoux eut pris le temps qu’il fallait pour faire valoir ses peines, elle dit au président avec beaucoup de joie qu’elle avait surmonté les obstacles qui s’étaient opposés à sa passion et qu’elle avait parole de la Molière pour venir chez elle le lendemain ; l’amoureux président lui promit de se souvenir toute sa vie du service qu’elle lui rendait ; il prit l’heure du rendez-vous, où il se trouva longtemps avant la demoiselle, qui vint avec un habit fort négligé, comme une personne qui appréhendait d’être connue ; elle affecta la toux éternelle de la Molière, ses airs importants, ne parlant que de vapeurs, et joua si bien son rôle, qu’un homme plus connaisseur y eût été trompé. Elle lui fit valoir l’obligation qu’il lui avait d’être venue dans ces sortes de lieux dont le nom seul lui faisait horreur. Le président lui dit qu’elle n’avait qu’à prescrire la reconnaissance, et que tout ce qu’il avait au monde était en son pouvoir ; la Tourelle fit fort l’opulente, et après s’être longtemps défendue, elle lui dit qu’elle voulait bien prendre un présent de lui, pourvu qu’il ne fût que d’une fort petite conséquence, qu’elle ne voulait qu’un collier pour sa fille qui était en religion. Aussitôt notre amoureux la mena sur le quai des Orfèvres, où il la pria de le choisir tel qu’il lui plairait ; elle lui dit qu’elle n’en voulait un que d’un prix fort médiocre.
« Ces manières magnifiques furent un nouveau charme pour notre amant : il continua de la voir au même endroit et elle lui recommandait de ne lui point parler sur le théâtre, parce que ce serait le moyen de la perdre entièrement, et que ses camarades, qui avaient une extrême jalousie contre elle, seraient ravies d’avoir une occasion de parler ; il lui obéissait, et se contentait d’aller admirer la Molière, croyant que ce fût elle : il l’admirait alors avec justice dans le rôle de Circé qu’elle jouait et dont elle s’acquittait parfaitement ; elle y avait un certain habit de magicienne et quantité de cheveux épars qui lui donnaient un grand agrément.
« Un jour que la Tourelle avait donné un rendez-vous au président chez la Ledoux, elle y manqua ; son amant, après l’avoir longtemps attendue, voulut aller à la comédie, et toutes les raisons de la Ledoux ne purent l’en empêcher. Il fut donc à l’hôtel de Guénégaud, et la première personne qu’il aperçut sur le théâtre fut la Molière. Il se détermina d’abord à y monter, contre les défenses qu’il croyait qu’elle lui en avait faites ; mais il crut qu’un petit emportement de passion ne lui déplairait pas. Il y monta dans le dessein de lui marquer le chagrin qu’il avait de ne l’avoir pas vue l’après-dînée. D’abord qu’il fut sur le théâtre il ne put lui parler, à cause d’un nombre infini de jeunes gens qui l’entouraient ; il se contentait de lui sourire toutes les fois qu’elle tournait la tête de son côté, et de lui dire, quand elle passait dans une aile de décoration où il s’était mis exprès : « Vous n’avez jamais été si belle ! Si je n’étais pas amoureux, je le deviendrais aujourd’hui. » La Molière ne faisait aucune réflexion à ce qu’il lui disait ; elle croyait que c’était un homme qui la trouvait à son gré, et qui était bien aise de le lui faire connaître. Pour le président, il était hors de mesure de voir avec quelle négligence elle recevait ses douceurs ; la pièce lui semblait donc d’une longueur insupportable ; dans l’envie qu’il avait de savoir sa destinée, il fut l’attendre à la porte de la loge où elle se déshabillait, et y entra avec elle lorsque la comédie fut finie.
« La Molière est fort impérieuse, et la liberté du président lui parut trop grande pour un homme qu’elle n’avait jamais vu. Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’entrer dans les loges des comédiennes, mais il faut du moins que ce soient gens qu’elles connaissent ; c’est pourquoi la Molière, qui n’avait jamais vu son visage, fut surprise de sa hardiesse, et pour l’en punir elle résolut de ne rien répondre à tout ce qu’il lui dirait. Il crut d’abord qu’elle n’osait parler en la présence de la femme de chambre qui la déshabillait ; ce fut un nouvel obstacle pour le président que cette fille ; et comme il n’osait témoigner son inquiétude devant elle, il faisait signe à la Molière de la renvoyer et qu’il avait quelque chose à lui dire. La Molière n’avait garde de répondre à des signes qu’elle n’entendait pas. Mais notre amant, qui croyait être assez d’intelligence avec elle pour qu’elle dût comprendre cette façon de s’exprimer toute muette qu’elle était, prenait pour des marques de colère le refus qu’elle faisait d’y répondre ; et l’envie qu’il avait d’apprendre ce qui lui causait cette froideur l’obligea de s’approcher et de lui demander ce qui l’avait empêché d’avoir le bonheur de la voir l’après-dînée.
« La demoiselle lui demanda d’un ton fort haut ce qu’il disait ; il lui demanda d’un ton encore plus bas si l’on osait dire devant cette fille ce que l’on pensait. La Molière, étonnée de ce discours, lui répondit d’une voix encore plus élevée : « Je ne crois pas avoir rien d’assez mystérieux avec vous, monsieur, pour devoir prendre ces sortes de précautions, et vous pourriez avec moi vous expliquer devant toute la terre. » L’aigreur avec laquelle elle acheva ces mots fit entièrement perdre patience au président, qui lui dit : « J’approuverais votre procédé si j’avais fait quelque action qui dût vous déplaire depuis que je vous connais ; mais je n’ai rien à me reprocher, et quand vous manquez au rendez-vous que vous m’avez donné et que je viens tout inquiet vous trouver, craignant qu’il vous soit arrivé quelque accident, vous me traitez comme le plus criminel de tous les hommes. »
« Il serait impossible de bien représenter l’étonnement de la Molière. Plus elle considérait le président, moins elle se souvenait de lui avoir jamais parlé ; et comme il avait la mine d’un honnête homme, l’émotion avec laquelle il continuait de lui faire des reproches lui marquant que ce n’était ni jeu d’esprit ni gageure, augmentait si fort sa surprise, qu’elle ne savait que croire de ce qu’elle voyait. Le président de son côté ne pouvait comprendre d’où venait le silence de la Molière. « Enfin, lui dit-il, donnez-moi une bonne ou une mauvaise raison qui justifie un procédé pareil au vôtre. » Il cessa de parler pour entendre la réponse de la Molière, mais elle n’était pas encore revenue de son étonnement. Le président, de son côté, était dans la dernière consternation.
« C’était une chose plaisante que de les voir se regarder tous deux sans se rien dire et s’examiner avec une attention qu’on ne peut se figurer ; néanmoins la Molière résolut de s’éclaircir d’une aventure qui lui paraissait si surprenante ; elle demanda au président avec un grand sérieux ce qui pouvait l’obliger à lui dire qu’il la connaissait ; qu’elle avait pu croire au commencement que c’était une plaisanterie, mais qu’il la poussait si loin qu’elle ne la pouvait plus supporter ; surtout d’où lui venait son obstination à lui soutenir qu’elle lui avait donné un rendez-vous, auquel elle avait manqué. « Ah Dieu ! s’écria le président, peut-on avoir l’audace de dire à un homme qu’on ne l’a jamais vu après ce qui s’est passé entre vous et moi ! J’ai du chagrin que vous m’obligiez d’éclater et de sortir du respect que j’ai pour toutes les femmes, mais vous êtes indigne qu’on en conserve pour vous ; après m’être venue trouver vingt fois dans un lieu comme celui où je vous ai vue, il faut que vous soyez la dernière de toutes les créatures pour m’oser demander si je vous connais. » On peut juger que la Molière, de l’humeur dont elle est, ne fut pas insensible à ces duretés ; et, croyant que c’était une insulte que le président lui voulait faire, elle dit à sa femme de chambre d’appeler ses camarades. « Vous me faites plaisir, lui dit cet amant outré, et je souhaiterais que tout Paris y fût pour rendre votre honte plus publique. – Insolent ! j’aurai bientôt raison de votre extravagance, » lui dit la Molière.
« Dans ce moment une partie des comédiens entra dans la loge, où ils trouvèrent le président dans une fureur inconcevable, et la demoiselle dans une si grande colère qu’elle ne pouvait parler ; elle expliqua pourtant à peu près à ses camarades ce qui l’avait obligée de les envoyer quérir, pendant que le président leur contait aussi les raisons qu’il avait d’en user avec la Molière de cette façon, leur protestant avec mille serments qu’il la connaissait pour l’avoir vue plusieurs fois dans un lieu de débauche, et que le collier qu’elle avait au cou était un présent qu’il lui avait fait. La Molière entendant cela voulut lui donner un soufflet ; mais il la prévint et lui arracha son collier, croyant avec la dernière certitude que ce fût le même qu’il avait donné à la Tourelle, encore que celui-là fût deux fois plus gros.
« À cet affront que la demoiselle ne crut pas devoir supporter, elle fit monter tous les gardes de la comédie ; on ferma les portes et on envoya quérir un commissaire, qui conduisit le président en prison, où il fut jusqu’au lendemain, qu’il en sortit sous caution, soutenant toujours qu’il prouverait ce qui l’avait forcé à maltraiter la Molière, ne pouvant se persuader que ce ne fût pas elle qu’il avait vue chez la Ledoux.
« La Molière, qui avait reçu une insulte furieuse, demandait de grandes réparations contre le président ; on informa de la chose. Elle fut confrontée devant l’orfèvre, croyant que cette seule preuve détruirait l’erreur du président ; mais elle fut bien autrement désolée quand l’orfèvre assura qu’elle était la même qui avait acheté le collier avec le président. Elle était inconsolable de ce que toute son innocence ne pouvait la justifier ; elle faisait faire par tout Paris des perquisitions de la Ledoux, que l’on disait être celle qui l’avait produite : mais cette femme s’était cachée à la première nouvelle qu’elle avait eue de cette affaire, et on eut beaucoup de peine à la trouver. Enfin elle fut prise, elle avoua toute l’affaire et qu’il y avait une femme qui, par la ressemblance qu’elle avait avec la Molière, avait trompé une infinité de gens ; que c’était la même qui avait produit l’erreur du président. Enfin la Tourelle fut aussi prise. La Molière en eut une joie inexprimable, espérant par là faire croire dans le monde que tous les bruits qui avaient couru d’elle avaient été causés par la ressemblance qui était entre elle et la Tourelle. »
Bref, une sentence du Châtelet condamna messire Français Lescot, conseiller du roi, président au parlement de Grenoble, à faire une réparation verbale à Mlle Molière en présence de témoins et à payer 200 livres pour dommages-intérêts et dépens ; et « Jeanne Ledoux et Marie Simonnet, se disant femme de Hervé de La Tourelle, à être fustigées, nues, de verges, devant la principale porte du Châtelet et devant la porte de ladite Molière ; et, ce fait, être bannies pour trois ans de la ville, prévôté et vicomte de Paris, etc. » Jeanne Ledoux subit seule ce jugement, La Tourelle avait réussi à s’évader. Il n’est personne qui ne soit frappé de l’analogie extraordinaire qui existe entre cette affaire et un procès fameux qui eut lieu cent dix ans plus tard.
L’aventure arrivée à la veuve de Molière fournit à un auteur dont on ignore le nom le sujet d’une pièce intitulée la Fausse Clélie, qui ne fut pas représentée. Thomas Corneille y fit allusion dans l’Inconnu (25 nov. 1675). Dans cette pièce une bohémienne, disant la bonne aventure à la comtesse (acte III, scène VI), lui adresse les vers suivants :
Dans vos plus grands projets vous serez traversée ;
Mais en vain contre vous la brigue emploiera tout,
Vous aurez le plaisir de la voir renversée,
Et d’en venir toujours à bout.
...
Cette ligne qui croise avec celle de vie
Marque pour votre gloire un moment très fatal :
Sur des traits ressemblants on en parlera mal,
Et vous aurez une copie.
...
N’en prenez pas trop de chagrin :
Si votre gaillarde figure
Contre vous quelque temps cause un fâcheux murmure,
Un tour de ville y mettra fin,
Et vous rirez de l’aventure.
C’était Mlle Molière qui remplissait le rôle de la comtesse.
Le dernier jour de mai 1677, c’est-à-dire moins de deux années après cet esclandre, Armande Béjart épousa « à la Sainte-Chapelle basse de Paris[7] » Français Guérin du Tricher ou d’Estriché, comme elle comédien ; et elle en eut, en 1678, un fils qui fut nommé Nicolas-Armand-Martial Guérin.
Armande Béjart, qui n’était plus Mlle Molière, mais Mlle Guérin, eut encore de brillants succès au théâtre, ainsi que le constate notamment un article du Parisien sous l’année 1682. Elle restait inimitable dans les pièces de son premier mari. Elle prit sa retraite, avec une pension de mille livres, le 14 octobre 1694j. Dès 1688, l’auteur de la Fameuse comédienne convient qu’elle était tout entière attachée à son ménage, et les auteurs de l’Histoire du Théâtre-Français ajoutent que, retirée habituellement dans sa maison de Meudon, elle y menait une vie exemplaire. Il n’entre aucunement dans notre intention de tenter une réhabilitation d’Armande Béjart, mais nous n’avons pas jugé à propos de suivre pas à pas l’auteur d’un roman graveleux avec autant de complaisance et de zèle que l’ont fait la plupart des biographes de Molière, sans songer qu’à force d’avilir la femme, ils pourraient avilir aussi le mari. Elle mourut le 30 novembre de l’année 1700, âgée de cinquante-cinq ans, d’après l’acte de décès.[8] Les documents retrouvés par M. E. Soulié prouvent qu’elle avait un peu plus : cinquante-sept ou cinquante-huit ans.[9] Son fils Nicolas Guérin mourut en 1707 ou 1708, sans laisser d’enfants d’une demoiselle Guignard qu’il avait épousée.
La fille de Molière, Madeleine Poquelin, était, au témoignage de Cizeron-Rival, grande, bien faite, peu jolie, mais elle réparait ce défaut par beaucoup d’esprit. « Elle fait connaître, ajoute Grimarest, par l’arrangement de sa conduite, et par la solidité et l’agrément de sa conversation, qu’elle a moins hérité des biens de son père, que de ses bonnes qualités. » Elle exigea, à sa majorité, des comptes de tutelle qui lui furent rendus le 9 mars 1691, et qui soulevèrent des contestations entre elle et les époux Guérin. Ces contestations ne furent apaisées que deux ans plus tard, le 26 septembre 1693. Elle se maria le 29 juillet 1705, à l’âge de quarante ans, avec Claude de Rachel, écuyer, sieur de Montalant, âgé de cinquante-neuf ans. M. de Montalant était d’une bonne famille, mais pauvre ; d’après le témoignage de Titon du Tillet, il avait été quelque temps organiste de la paroisse Saint-André-des-Arcs ; il n’apportait en mariage que cinq cents livres de rente viagère, tandis que l’apport de Madeleine Poquelin est évalué à près de soixante-six mille livres : « C’était, dit M. Soulié dont les découvertes ont jeté un grand jour sur ces événements domestiques, tout ce que la fille de Molière avait pu recueillir des héritages de sa tante, de son père et de sa mère. »
M. et Mme de Montalant allèrent, en octobre 1713, demeurer à Argenteuil, rue de Calais. La fille de Molière mourut, le 23 mai 1723, sans postérité ; elle fut inhumée le lendemain, sans aucune pompe, dans l’église de Saint-Denis d’Argenteuil.[10] Claude de Rachel, sieur de Montalant, survécut de quinze années à sa femme et mourut le 15 juin 1738, âgé de quatre-vingt-treize ans. Par suite d’héritages que Madeleine Poquelin avait successivement recouvrés, et grâce à des placements d’argent avantageux, M. de Montalant s’était enrichi ; et son revenu, dans l’année qui précéda sa mort, s’élevait à trente mille livres. Il désignait pour exécuteur testamentaire et légataire universel Pierre Chapuis, bourgeois de Paris, qui avait épousé une demoiselle Poquelin, cousine germaine de la fille de Molière, et probablement fille de J.-B. Poquelin, avocat en parlement, neveu de Molière. La famille Poquelin s’éteignit vers 1780 ; celle de Pierre Chapuis a probablement aussi disparu.
Il est une portion de l’héritage de Molière dont il serait bien précieux de pouvoir suivre la trace : ce sont les papiers, les manuscrits qu’il laissa. Que sont-ils devenus ? Il n’est pas douteux que la veuve de Molière n’en ait mis une partie au moins à la disposition de La Grange et de Vinot, pour la publication des Œuvres posthumes en 1682. Restèrent-ils entre les mains du premier ? et par la suite Mlle La Grange, sa veuve, les vendit-elle avec la bibliothèque de son mari, comme le prétend Grimarest ?...
Armande Béjart les aurait-elle gardés en sa possession et les aurait-elle transmis à la fille de Molière ? Non, sans doute ; le mari de cette dernière, homme d’ordre, ne les aurait pas égarés ; et nous les apercevrions, avec de nombreux restes du mobilier de Molière, dans l’inventaire fait à Argenteuil après le décès de M. de Montalant.
Auraient-ils donc été recueillis par Nicolas Guérin, le fils qu’eut Armande Béjart de son second mariage ? On pourrait le conjecturer d’après quelques mots de la préface que ce Guérin mit, en 1699, à la pastorale de Mélicerte, qu’il avait voulu refaire et terminer : « J’avouerai, en tremblant, que le troisième acte est mon ouvrage, et que je l’ai travaillé sans avoir trouvé dans ses papiers (les papiers de Molière) ni le moindre fragment, ni la moindre idée. » Il ne paraît pas toutefois, à en juger par cet aveu même, que ce que possédait Guérin fils fût bien complet ni bien considérable. Dans les dispositions où il était, on peut croire qu’il se fût empressé d’en tirer parti. Quoi qu’il en soit, ces papiers ne se seraient pas mieux conservés entre ses mains qu’en celles des autres héritiers. Il n’en est pas resté de vestiges ; et, circonstance vraiment bizarre, l’on connaît à peine deux lignes authentiques de l’écriture de Molière.
III - Les destinées de la troupe de Molière
Quelles furent, après la mort de Molière, les destinées de cette troupe comique qu’il avait si laborieusement formée, dont il avait fait l’instrument de son génie, et qu’il avait conduite à la célébrité et à la fortune ? Cette famille artistique, plus large mais non moins chère peut-être au poète que la famille naturelle, par quelles vicissitudes a-t-elle passé, et s’est-elle également éteinte parmi nous ? C’est là un autre point sur lequel nous devons des renseignements au lecteur.
Du 17 au 24 février 1673, le théâtre du Palais-Royal fut fermé, comme il a été dit précédemment. On lit sur le Registre de La Grange : « Dans le désordre où la troupe se trouva après cette perte irréparable, le roi eut dessein de joindre les acteurs qui la composaient aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne. Cependant, après avoir été le dimanche 19 et mardi 21 sans jouer en attendant les ordres du roi, on recommença le vendredi 24 par le Misanthrope. » Baron remplit, à vingt ans, le rôle d’Alceste. Le Malade imaginaire fut repris le vendredi, 3 mars, avec La Thorillière dans le rôle d’Argan, et continué jusqu’à la clôture ordinaire, qui eut lieu le 21. Pendant la clôture de Pâques, quatre des principaux acteurs de la troupe, La Thorillière, Baron, Beauval et Mlle Beauval, s’engagèrent dans celle de l’hôtel de Bourgogne. Et pour comble d’infortune, Lulli, installé jusqu’alors au jeu de paume de Bel-Air près du Luxembourg, obtint du roi la salle du Palais-Royal. L’ancienne troupe du Palais-Royal se trouva donc désorganisée et sans théâtre.
Il existait alors rue des Fossés-de-Nesle (rue Mazarine), en face de la rue de Guénégaud, sur l’emplacement où se trouve aujourd’hui le passage du Pont-Neuf, une vaste salle qui avait servi aux représentations en musique données par Perrin et Cambert, pendant le court espace de temps où ils jouirent du privilège de l’Opéra.
Lorsque cette salle eut été, en vertu du nouveau privilège de Lulli, fermée par ordre à partir du 1er avril 1672, elle demeura en gage au marquis de Sourdeac et au sieur Champeron, bailleurs de fonds et associés de Perrin et de Cambert. Ce fut cette salle que Mlle Molière et ses camarades achetèrent pour s’y établir, le 23 mai 1673. Ils avaient au préalable, et par contrat du 3 mai, attaché à leur compagnie le sieur Rosimond, comédien du Marais, et Mlle Angélique Du Croisy.
Le roi, apprenant ces arrangements, déclara qu’il voulait qu’il n’y eût plus à Paris que deux troupes de comédiens français, l’une à l’hôtel de Bourgogne, l’autre à la salle de Guénégaud. En conséquence, Colbert se fit donner un état des acteurs et des actrices du théâtre du Marais, et il les incorpora, sauf deux, dans l’ancienne troupe du Palais-Royal. Le 23 juin 1673, un arrêté de M. de La Reynie autorisa l’établissement du nouveau théâtre et cassa la compagnie du Marais. La troupe formée de ces deux fameux débris[11] continua de porter le nom de la troupe du roi, « ce qui, dit Chapuzeau,[12] se voit gravé en lettres d’or dans une pièce de marbre noir au-dessus de la porte de son hôtel. » Elle ouvrit le dimanche 9 juillet 1673, par le Tartuffe, et fit, pour son début, une recette de 744 liv. 15 s. Parmi les auteurs qui avaient suivi la troupe de Molière, se trouvait Thomas Corneille. Ce fut lui qui eut principalement le bonheur d’assurer la prospérité de la nouvelle société, à laquelle vinrent se joindre en 1679 la célèbre Champmeslé et son mari.
Les comédiens italiens jouèrent sur le même théâtre les jours extraordinaires, c’est-à-dire les lundi, mercredi, jeudi et samedi, jusqu’en 1680.
Au mois d’août 1680, à la suite de la mort de La Thorillière, le roi fit savoir aux deux troupes de l’hôtel de Bourgogne et de l’hôtel de Guénégaud que son intention était de les fondre en une seule. On dressa la liste des acteurs et actrices que Sa Majesté voulait garder à son service et qui devaient former la nouvelle compagnie. Vingt-sept noms y furent inscrits.[13]
La lettre de cachet de par le roi, qui confirme ces arrangements, est conçue dans les termes suivants :
« Sa Majesté ayant estimé à propos de réunir les deux troupes de comédiens établies à l’hôtel de Bourgogne et dans l’hôtel de Guénégaud à Paris pour n’en faire à l’avenir qu’une seule, afin de rendre les représentations des comédies plus parfaites par le moyen des acteurs et actrices auxquels elle a donné place dans ladite troupe ;[14] Sa Majesté a ordonné et ordonne qu’à l’avenir lesdites deux troupes de comédiens français seront réunies pour n’en faire qu’une seule et même troupe, et sera composée des acteurs et actrices dont la liste est ci-dessus arrêtée par Sa Majesté ; et pour leur donner moyen de se perfectionner de plus en plus, Sa Majesté veut que ladite seule troupe puisse représenter des comédies dans Paris, faisant défense à tous autres comédiens Français de s’établir dans ladite ville de Paris et faubourgs, sans ordre exprès de Sadite Majesté. Enjoint Sa Majesté au sieur de La Reynie, etc. Fait à Versailles, le 21 octobre 1680. » Signé : Louis, et au bas, Colbert.
« C’est ainsi, dit M. Régnier,[15] qu’en bien peu d’années la troupe de Molière eut absorbé les deux théâtres qu’à son arrivée à Paris elle avait trouvés en possession de la faveur publique. »
La troupe paya 800 livres aux comédiens italiens, qui allèrent s’établir à l’hôtel de Bourgogne, et elle eut seule la jouissance de son théâtre. Elle joua tous les jours. Un brevet du 24 août 1682 lui assura une pension annuelle de 12 000 livres.
À quelque temps de là, lorsqu’il s’agit d’ouvrir le collège Mazarin ou des Quatre-Nations, enfin terminé, l’Université exigea que la comédie fût éloignée du nouvel établissement ; et le roi fit signifier aux comédiens, le 20 juillet 1687, de s’aller loger en un autre endroit. Thalie et Melpomène errantes cherchèrent longtemps un asile. Racine écrivait à Boileau à la date du 8 août : « La nouvelle qui fait ici le plus de bruit, c’est l’embarras des comédiens qui sont obligés de déloger de la rue Guénégaud, à cause que messieurs de Sorbonne, en acceptant le collège des Quatre-Nations, ont demandé pour première condition qu’on les éloignât de ce collège. Ils ont déjà marchandé des places dans cinq ou six endroits ; mais partout où ils vont, c’est merveille d’entendre comme les curés crient. Le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois a déjà obtenu qu’ils ne seraient point à l’hôtel de Sourdis, parce que de leur théâtre on aurait entendu tout à plein les orgues, et de l’église on aurait entendu parfaitement les violons. Enfin ils en sont à la rue de Savoie, dans la paroisse de Saint-André. Le curé a été aussi au roi lui représenter qu’il n’y a tantôt plus dans sa paroisse que des auberges et des coquetiers ; si les comédiens y viennent, que son église sera déserte. Les Grands Augustins ont été aussi au roi, et le père Lembrochons, provincial, a porté la parole ; mais on dit que les comédiens ont dit à Sa Majesté que ces mêmes Augustins, qui ne veulent pas les avoir pour voisins, sont fort assidus spectateurs de la comédie, et qu’ils ont même voulu vendre à la troupe des maisons qui leur appartiennent dans la rue d’Anjou, pour y bâtir un théâtre, et que le marché serait déjà conclu si le lieu eût été plus commode. M. de Louvais a ordonné à M. de La Chapelle de lui envoyer le plan du lieu où ils veulent bâtir dans la rue de Savoie. Ainsi, on attend ce que M. de Louvais décidera. Cependant l’alarme est grande dans le quartier ; tous les bourgeois, qui sont gens de palais, trouvent fort étrange qu’on vienne embarrasser leurs rues. M. Billard[16] surtout, qui se trouvera vis-à-vis de la porte du parterre, crie fort haut ; et quand on lui a voulu dire qu’il en aurait plus de commodité pour s’aller divertir quelquefois, il a répondu fort tragiquement : « Je ne veux point me divertir ! »
La troupe de Guénégaud trouva enfin un refuge au jeu de paume de l’Étoile, situé dans la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés (à présent rue de l’Ancienne-Comédie). Sur l’emplacement de ce jeu de paume et de deux maisons voisines, fut construite la salle qu’on inaugura, le 18 avril 1689, par Phèdre et le Médecin malgré lui, et dans laquelle pendant près de cent ans la Comédie-Française eut sa résidence.
Les comédiens italiens, qui étaient demeurés en possession de l’hôtel de Bourgogne, furent expulsés en 1697. Les comédiens espagnols avaient quitté la France au printemps de l’année 1673. Nous avons dit qu’au commencement du règne de Louis XIV, dans les années qui suivirent le retour de Molière à Paris, il y eut en cette ville jusqu’à six théâtres, dont quatre d’acteurs français et deux d’acteurs étrangers. À la fin du siècle, il n’en subsistait plus qu’un seul (à ne point compter l’Académie de musique). On voit combien le théâtre avait perdu de la faveur dont il avait joui sous le gouvernement des cardinaux ministres ; et que si Molière pressentit dans un avenir peu éloigné un péril pour son art, il n’eut point tout à fait tort. Encore un peu d’années, et l’héritier présomptif de la couronne, le duc de Bourgogne, allait montrer des dispositions de plus en plus menaçantes : « L’on sait qu’il s’est répandu un bruit, mais bien fondé, l’année dernière (1711), que les comédiens, après la mort de Monseigneur, ayant demandé à notre prince l’honneur de sa protection, surtout pour obtenir du roi une seconde troupe, il leur répondit qu’ils ne devaient nullement compter sur sa protection ; qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher leurs exercices, mais ne pouvait se dispenser de leur dire qu’il était indigne qu’ils les fissent, particulièrement fêtes et dimanches.[17] » Cette question de la comédie lui tenait à cœur. Mme de Maintenon, qui s’en préoccupait aussi, et qui n’aurait voulu, pour son compte, que des pièces saintes, des comédies de couvent, lui demandait un jour : « Mais vous, Monseigneur, que ferez-vous, quand vous serez le maître ? Défendrez-vous l’opéra, la comédie et les autres spectacles ? – Bien des gens, répondit le prince, prétendent que, s’il n’y en avait point, il y aurait encore de plus grands désordres à Paris : j’examinerais, je pèserais mûrement le pour et le contre, et je m’en tiendrais au parti qui aurait le moins d’inconvénients. » Et son biographe ajoute que ce parti eût été sans doute celui de laisser subsister le théâtre, en le réformant sur le modèle des pièces composées pour Saint-Cyr.[18]
Terminons ce chapitre par quelques mots sur les migrations de la Comédie-Française, qui recommencèrent dans la seconde partie du XVIIIe siècle. Elle quitta la rue des Fossés-Saint-Germain en 1770 et s’établit, avec l’agrément du roi, dans la salle des Machines aux Tuileries, où elle demeura jusqu’au 9 avril 1782. À cette époque, elle se transporta au nouveau théâtre que les architectes Peyre et de Wailly lui avaient bâti sur l’emplacement de l’hôtel de Condé, et qui porte aujourd’hui le nom d’Odéon. Bouleversée par la loi de 1791 qui proclama la liberté des théâtres, déchirée par les haines politiques, la troupe fut tout entière emprisonnée pendant la Terreur. Rendue à la liberté, elle resta divisée et se partagea entre la salle du faubourg Saint-Germain (Odéon), le théâtre Feydeau, et un nouveau théâtre, élevé rue de Richelieu, qui portait le nom de théâtre de la République. Le gouvernement du Directoire parvint, par les soins de M. Maherault, son commissaire, à rassembler rue de Richelieu les débris épars de l’ancienne société, pour en reformer la Comédie-Française qui a subsisté jusqu’à nos jours. Celle-ci, malgré de nombreuses vicissitudes, est donc vraiment fille de Molière, et elle tire de cette origine non-seulement une illustration et une noblesse dont elle a droit d’être fière, mais encore des obligations et des devoirs dont elle ne saurait s’affranchir.
IV - La renommée de Molière ; la fortune et l’influence de ses œuvres jusqu’à nos jours
Molière n’a pas été un de ces génies méconnus à qui le monde n’a rendu justice que longtemps après qu’ils étaient morts. Il fut, de son vivant même, estimé presque à sa valeur par l’élite des contemporains. On en a, dans le cours de cette édition, rencontré un grand nombre de preuves. On a vu les témoignages répétés de Boileau ; on a vu ceux de La Fontaine, du prince de Condé, de Mme de Sévigné, de Bussy-Rabutin, de Ménage, de Benserade, de Saint-Évremond, etc.
L’auteur des Nouvelles nouvelles, écrivant en 1663 une lettre satirique sur Molière, la faisait pourtant précéder de cette réflexion : « Je dirai d’abord que, si son esprit ne l’avait pas rendu un des plus illustres du siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi longtemps et aussi sérieusement que je vais faire, et que je mériterais d’être raillé ; mais comme il peut passer pour le Térence de notre siècle, qu’il est grand auteur et grand comédien, lorsqu’il joue ses pièces, et que ceux qui ont excellé dans ces deux choses ont toujours eu place en l’histoire : je puis bien vous faire ici un abrégé de sa vie, et vous entretenir de celui dont l’on s’entretient presque dans toute l’Europe, et qui fait si souvent retourner à l’école tout ce qu’il y a de gens d’esprit à Paris. » C’était déjà beaucoup qu’on parlât ainsi de Molière dès 1663.
En 1668, Sorbière s’exprimait dans les termes suivants : « J’ai lu et vu plusieurs fois la célèbre École des Femmes de M. Molière, qui, toute charmante qu’elle est, ne me semble néanmoins aujourd’hui qu’un coup d’essai, un ouvrage médiocre, quand je la compare à son Tartuffe. Certainement le théâtre Français doit se glorifier d’avoir un tel homme, auquel seul appartient sapere et fari posse quæ sentit, de faire des comédies qu’il joue trente fois de suite, dont une seule a été le divertissement de tout un carnaval, et qui depuis quatre ans est continuellement souhaité.
« Paris pourra bien nommer quelque jour cet illustre comédien, splendidissunum urbis ornamentum, et sui temporis primum, conformément à l’inscription que Gruter rapporte, et qui se trouve à Milan sur le sépulcre de deux personnes de la profession de M. Molière.
« Pour parler de Tartuffe, je crois que Plaute, Térence, Cecilius, Afranius, le vieil Andronicus et Ménandre, que je ne devais pas nommer le dernier :
Eupolis atque Cratinus, Aristophanesque, poetæ,
Atque alii, quorum comœdia prisca virorum est,
se mettraient à genoux devant M. Molière, le reconnaîtraient pour leur maître, et non-seulement ne voudraient pas travailler après lui à la pièce de Tartuffe, mais avoueraient qu’elle efface tout ce qu’ils ont écrit. »
On ne dirait certes pas mieux aujourd’hui. Toutefois, pendant que la plupart des esprits éclairés devançaient l’admiration des siècles, le poète avait contre lui une coalition puissante dont nous avons vu les efforts pendant sa vie. Elle était formée par la jalousie des gens de la même profession, des auteurs à qui sa renommée faisait ombrage; par la rancune de certaines classes d’hommes sur lesquelles avait frappé plus directement sa raillerie, et surtout par la rigueur intolérante des coteries religieuses. Le combat qui s’était livré, pendant la vie du poète, entre les passions diverses émues autour de son nom et de son œuvre, continua après sa mort avec le même acharnement et la même ardeur. Nous ne parlons plus des tristes conflits auxquels donna lieu sa sépulture ; c’est d’autres manifestations de l’esprit public que nous nous occupons maintenant.
« Molière était à peine expiré, dit un contemporain, que les épitaphes plurent par tout Paris. » Il s’en fit, en effet, une quantité presque incroyable. On en forma par la suite d’épais recueils. Aucune mort, si nous interrogeons notre mémoire, ne fit naître un pareil nombre d’épitaphes, et dans cette multitude de productions spontanées on aperçoit la variété d’impressions la plus significative. La sympathie, le regret, l’admiration se traduisirent d’une façon à faire honneur à ceux qui élevèrent la voix en ce moment. Les rimes de Robinet arrivèrent des premières, et, quoiqu’elles ne soient pas meilleures que de coutume, elles nous semblent avoir droit de figurer ici pour leur empressement même. Voici l’épitaphe dont Robinet orna sa lettre du 25 février 1673 :
Dans cet obscur tombeau repose
Ce comique chrétien, ce grand peintre de mœurs,
De qui les âpres vers et la mordante prose
Des défauts de son temps furent les vrais censeurs.
Ci-gît ce rare pantomime
Qui, sous divers habits jouant tous les humains,
S’acquit des uns la haine et des autres l’estime,
Et du jaune métal gagnait à pleines mains.
Ci-gît ce Mome de la terre
Qui si souvent fit rire et la ville et la cour,
Et qui, dans ses écrits que chèrement on serre,
Va faire après sa mort rire encor chaque jour.
Il ne lui prit jamais envie
D’appeler à son aide aucun des médecins.
Il déclama contre eux presque toute sa vie,
Et néanmoins par eux il finit ses destins.[19]
C’est, passant, ce que j’en puis dire.
Sinon que tout autant qu’il fut sur le bon pié
Et travesti jadis à faire chacun rire,
Il l’est sous cette tombe à faire à tous pitié.
La Fontaine, qui, en 1661, s’était si hautement écrié : « C’est mon homme ! » fit le huitain suivant :
Sous ce tombeau gisent Plante et Térence ;
Et cependant le seul Molière y gît :
Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit,
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis, et j’ai peu d’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence et Plaute et Molière sont morts.
Le savant Huet, qui était alors sous-précepteur du Dauphin et qui fut plus tard évoque d’Avranches, composa quatre vers latins que Grimarest nous a conservés et traduits :
Plaudebat, Molcri, tibi plenis aula theatris ;
Nunc cadem mœrens post tua fata gemit.
Si risum nobis movisses parcius olim,
Parcius, heu ! lacrymis tingeret ora dolor.
« Molière, toute la cour, qui t’a toujours honoré de ses applaudissements sur ton théâtre comique, touchée aujourd’hui de ta mort, honore ta mémoire des regrets qui te sont dus : toute la France proportionne sa vive douleur au plaisir que tu lui as donné par ta fine et sage plaisanterie. »
Voilà des interprètes du sentiment public, qui, à des titres divers, méritaient d’être entendus. N’omettons pas le vieux poète Chapelain, qui, oubliant qu’il parlait de l’ami de Despréaux, écrivait à un savant professeur de Padoue qui venait d’être malade d’une affection de poitrine : « Notre Molière, le Térence et le Plaute de notre siècle, en est péri au milieu de sa dernière action. » N’omettons même pas de mentionner le pauvre d’Assoucy, qui ne marchanda pas ses regrets à celui dont il croyait pourtant avoir eu à se plaindre, et qui composa, dès 1673, l’Ombre de Molière et son épitaphe.
D’autre part, les ressentiments et les haines n’eurent garde de manquer l’occasion de se satisfaire ; et, dans la série des épitaphes hostiles, il en est quelques-unes dont il n’est pas difficile de distinguer l’origine particulière. M. Maurice Raynaud a reconnu l’ironie triomphante des médecins dans ces vers :
Ci-gît un grand acteur, que l’on dit être mort ;
Je ne sais s’il l’est, ou s’il dort :
Sa maladie imaginaire
Ne saurait l’avoir fait mourir ;
C’est un tour qu’il joue à plaisir ;
Car il aimait à contrefaire.
Quoi qu’il en soit, ci-gît Molière
Comme il était grand comédien,
S’il fait le mort, il le fait bien.
Auxquels on peut joindre ceux-ci :
« C’est donc là le pauvre Molière
Qu’on porte dans le cimetière ! »
En le voyant passer, dirent quelques voisins.
« Non, non, dit un apothicaire,
Ce n’est qu’un mort imaginaire,
Qui se raille des médecins ! »
La dureté fanatique d’un autre groupe d’ennemis se trahit dans ce sonnet composé « sur la sépulture de Jean-Baptiste Poclin, dit Molières, comédien, au cimetière des morts-nés, à Paris.[20] »
De deux comédiens la fin est bien diverse :
Genest, en se raillant du baptême chrétien,
Fut, mourant, honoré de ce souverain bien,
Et souffrit pour Jésus une mort non perverse.
Jean-Baptiste Poclin son baptême renverse,
Et, tout chrétien qu’il est, il devient un payen ;
Ce céleste bonheur enfin n’était pas sien,
Puisqu’il en fit, vivant, un infâme commerce.
Satirisant chacun, cet infâme a vécu
Véritable ennemi de sagesse et vertu :
Sur un théâtre il fut surpris par la mort même.
Ô le lugubre sort d’un homme abandonné !
Molières, baptisé, perd l’effet du baptême,
Et dans sa sépulture il devient un mort-né.
Quant à la jalousie des Trissotins, elle eut son expression la plus basse dans une pièce de vers intitulée l’Enfer burlesque, d’un obscur écrivain du nom de Jaulnay. L’auteur, un des derniers disciples de Scarron, donnait place dans cet Enfer burlesque à Molière dont il traçait une méchante caricature :
C’était un homme décharné
Comme un farceur enfariné...
Il semblait pourtant à le voir
Qu’il était homme de pouvoir,
Car, malgré sa mine bouffonne,
On voyait près de sa personne
Un grand nombre de courtisans
Fort bien faits et très complaisants,
Vêtus d’un beau drap d’Angleterre,
Qui pliaient le genoul en terre
Devant ce marmouset hideux
Qui se moquait encore d’eux
Avec leurs sottes complaisances
Et leurs profondes révérences...
Ceux que l’on voit autour de lui
Sont les Turlupins d’aujourd’hui,
Que ce comédien folâtre
A joués dessus son théâtre,
Et quoique ce fou, leur ami,
Les faquine en diable et demi,
Ces marquis de haut apanage
Lui viennent encor rendre hommage...
J’aurais pu jouir davantage
D’un si facétieux langage ;
Mais un tintamarre soudain
Vint interrompre ce lutin,
Lorsque, par une ample satire,
Il me figurait Élomire
Qui ne trouva dedans sa fin
Ni dieu, ni loi, ni médecin ;
Car son Malade imaginaire,
Lui faisant fermer la paupière,
L’envoya prendre possession
De cette place de renom,
Qui est tombée en son partage
Comme par droit d’héréditage.
Une épitaphe qui paraît être du même auteur, et que M. P. Lacroix a citée dans le Bulletin du Bibliophile (novembre-décembre 1860), va plus loin encore dans l’insulte ; nous ne voyons aucun intérêt à la reproduire ici.
L’impression qui ressort des nombreuses pages que le Mercure galant consacra à l’oraison funèbre de Molière n’est pas très nette. Les éloges n’y sont pas ménagés ; mais un ton de raillerie intempestif et malsonnant inspire des doutes sur les véritables sentiments de l’auteur. Ce morceau est assez curieux pour que nous le citions en grande partie ; nous abrégeons surtout les froides facéties, dont il restera toujours suffisamment, et nous extrayons tout ce qui peut avoir quelque valeur comme renseignement ou comme appréciation contemporaine :
« Il était illustre de plusieurs manières, et sa réputation peut égaler celle du fameux Roscius, ce grand comédien si renommé dans l’antiquité et qui mérita du prince des orateurs cette belle harangue qu’il récita dans le sénat pour ses intérêts. Le regret que le plus grand des rois a fait paraître de sa mort est une marque incontestable de son mérite.[21] Il avait trouvé l’art de faire voir les défauts de tout le monde sans qu’on pût s’en offenser, et les peignait au naturel dans les comédies qu’il composait encore avec plus de succès qu’il ne les récitait. C’est lui qui a remis le comique dans son premier éclat ; et depuis Térence, personne n’a pu légitimement prétendre à cet avantage. Il a le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et des ballets dans les comédies, et il avait trouvé par là un nouveau secret de plaire qui avait été jusqu’alors inconnu, et qui a donné lieu en France à ces fameux opera qui font aujourd’hui tant de bruit et dont la magnificence des spectacles n’empêche pas qu’on le regrette tous les jours... »
Vizé raconte ensuite que, dans une compagnie où il se trouvait récemment, on en vint à parler de Molière. Un défenseur de la médecine tint ce discours : « S’il avait eu le temps d’être malade, il ne serait pas mort sans médecin... On sait combien la saignée est nécessaire à un malade, quand il est oppressé ; et Molière, ce même Molière, pendant une oppression, s’est fait saigner jusques à quatre fois pour un jour. » Plusieurs eurent de la peine à le croire. On parla ensuite des ouvrages du défunt, que le défenseur de la médecine voulut traiter de bagatelles. « Je sais bien, repartit un autre qui n’était pas de son sentiment, que Molière a mis des bagatelles au théâtre, mais elles sont tournées d’une manière si agréable, elles sont placées avec tant d’art et sont si naturellement dépeintes qu’on ne doit point s’étonner des applaudissements qu’on leur donne. Pour mériter le nom de peintre fameux, il n’est pas nécessaire de peindre toujours de grands palais et de n’employer son pinceau qu’aux portraits des monarques. Une cabane bien touchée est quelquefois plus estimée de la main d’un habile homme qu’un palais de marbre de celle d’un ignorant ; et le portrait d’un roi, qui n’est recommandable que par le nom de la personne qu’il représente, est moins admiré que celui d’un paysan, lorsqu’il n’y manque rien de tout ce qui le peut faire regarder comme un bel ouvrage. »
Au milieu de la conversation, un personnage nommé Cléante, homme fort enjoué, se chargea de prononcer l’oraison funèbre de Molière : « Ayant pris une robe noire, il monta en chaise avec un sérieux qui fît rire toute l’assemblée. Il commença de la sorte : « Ma femme est morte, je la pleure ; si elle vivait, nous nous querellerions. » (Acte Ier de l’Amour médecin de l’auteur dont nous pleurons la perte.) Quoiqu’il semble que ces paroles ne conviennent pas au sujet qui m’a fait monter dans cette chaise, il faut pourtant qu’elles y servent ; je saurai les y accommoder, et je suivrai en cela l’exemple de bien d’autres. Répétons-les donc encore une fois, ces paroles, pour les appliquer au sujet que nous traitons : « Ma femme est morte, je la pleure ; si elle vivait, nous nous querellerions. » Molière est mort, plusieurs le pleurent ; et s’il vivait, ils lui porteraient envie. Il est mort, ce grand réformateur de tout le genre humain, ce peintre des mœurs, cet introducteur des Plaisirs, des Ris et des Jeux ; ce frondeur des vices, ce redoutable fléau de tous les Turlupins ; et, pour tout renfermer en un seul mot, ce Mome de la terre, qui en a si souvent diverti les dieux. Je ne puis songer à ce trépas sans faire éclater mes sanglots...
« La Musique a, dit-on, quatre parties : mon discours n’en aura pas moins. Molière auteur et Molière acteur en feront tout le sujet. Ce ne sont que deux points, me direz-vous. Vous avez raison ; mais on en peut facilement faire quatre, et voici comment : Molière auteur fera deux points, c’est-à-dire que je parlerai dans le premier de la beauté de ses ouvrages ; et dans le second, des bons effets qu’ils ont produits en corrigeant tous les impertinents du royaume. Molière acteur me fournira aussi la matière de deux points ; et je ferai voir que non-seulement il jouait bien la comédie, mais encore qu’il savait bien la faire jouer. Voilà, si je compte bien, mes quatre points tout trouvés. Si je les traite bien, vous ne me trouverez pas trop long ; mais si je vous ennuie, ce sera trop de la moitié. Passons donc au premier et parlons de la beauté des ouvrages du défunt.
« Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous en entretenir longtemps. Peu de gens en doutent ; et ceux qui n’en sont pas persuadés ne méritent pas d’être désabusés. En effet, messieurs, si l’art qui approche le plus de la nature est le plus estimé, ne devons-nous pas admirer les ouvrages du défunt ? Les figures les plus animées des tableaux de nos plus grands peintres ne sont que des peintures muettes, si nous les comparons à celles des ouvrages de l’auteur dont j’ai entrepris aujourd’hui le panégyrique. Quelle fécondité de génie sur toutes sortes de matières ! Que n’en tirait-il point ? Vous l’avez vu, et vous savez qu’il était inépuisable sur le chapitre des médecins et des cocus. Mais passons outre, et ne rouvrons point les plaies de ces messieurs. Finissons donc ce point en disant que le défunt n’était pas seulement un habile poète, mais encore un grand philosophe. Philosophe, me direz-vous ? Philosophe ! Un philosophe doit-il chercher à faire rire ? Démocrite en était un, chacun le sait, et cependant il riait toujours. C’était trop ; il faut quelquefois pleurer. Pleurons donc, puisque c’est aujourd’hui jour de pleurs...
« Je vous ai promis, messieurs, de vous faire voir, dans le second point de cette oraison funèbre, de quelle utilité les ouvrages du défunt ont été au public... Disons donc que tous ceux que notre auteur a joués lui ont obligation. En faisant voir des portraits de l’avarice, il a fait honte aux avares et leur a inspiré de la libéralité. En rendant ridicules ceux qui renchérissaient sur les modes, il les a rendus plus sages. Ah ! combien de cocus a-t-il empêchés de prendre leurs gants et leur manteau en voyant entrer chez eux les galants de leurs femmes ! Combien a-t-il fait changer de langage précieux ! aboli de turlupinades ! Combien a-t-il redressé de marquis à gros dos ! Combien a-t-il épargné de sang à toute la France, en faisant voir l’inutilité des fréquentes saignées ! Combien de médecines amères a-t-il empêché de prendre ! et combien aussi a-t-il guéri de fous ? Quoique tous ceux que je viens de nommer aient obligation au défunt, chacun en particulier, toute la France lui est obligée en général de l’avoir tant fait rire. Le rire, messieurs, est une chose merveilleuse et dont l’utilité est d’une utilité !... Vous l’allez voir par mon raisonnement : le rire délasse ceux qui travaillent du corps ; il réjouit l’esprit des gens de lettres ; et défatiguant ceux qui sont occupés aux grandes affaires, il est même utile aux monarques. Puisqu’il est utile, la comédie le doit être ; si la comédie est utile, les comédiens le sont ; si les comédiens sont utiles, les auteurs le sont encore davantage ; si les auteurs le sont, Molière a dû l’être beaucoup...
« C’est assez, messieurs, c’est assez ; la manière de jouer de cet inimitable acteur me réveille ; et, puisqu’elle fait le sujet de mon troisième point, il faut que j’en parle sans attendre davantage. Les anciens n’ont jamais eu d’acteur égal à celui dont nous pleurons aujourd’hui la perte ; et Roscius, ce fameux comédien de l’antiquité, lui aurait cédé le premier rang s’il avait vécu de son temps. C’est avec justice, messieurs, qu’il le méritait : il était tout comédien depuis les pieds jusques à la tête ; il semblait qu’il eût plusieurs voix, tout parlait en lui ; et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil et d’un remuement de tête il faisait plus concevoir de choses que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure. Ah ! qu’un si grand comédien méritait bien d’avoir pour représenter ses ouvrages le théâtre de Marcus Scaurus ! Ce théâtre avait sur sa hauteur trois cent soixante colonnes en trois rangs, les unes sur les autres, où les trois ordres étaient régulièrement observés. Le premier rang était de marbre, le second de verre, et le troisième était tout brillant d’or. Les plus basses colonnes avaient trente-huit pieds de hauteur, et il y avait entre ces colonnes trois mille statues d’airain. N’est-ce pas avec raison que les beaux ouvrages de Molière méritaient un aussi beau théâtre pour être représentés ?...
« Ah ! messieurs, les voilà les œuvres de ce grand homme ! Elles parleront mieux pour lui que je ne pourrais le faire. Voilà tous les enfants dont il est le père ! Ils sont chéris, ces enfants, de tous les princes du monde. Ah ! belles œuvres, que vous êtes estimées partout ! Et pour vous faire voir, messieurs, que je dis vrai, les voilà en français, en italien, en espagnol, en allemand ; et par l’ordre du grand-visir, l’on travaille à les traduire en turc. Ah ! pleurons la perte d’un si grand homme !
« Mais plutôt que de perdre le temps à pleurer, passons à notre dernier point, que je traiterai en peu de paroles. Il me sera facile, puisque j’y dois faire voir que notre illustre acteur excellait dans l’art de bien faire jouer la comédie. Est-il quelqu’un qui n’en demeure pas d’accord après avoir vu de quelle manière il faisait jouer jusques aux enfants ? On voit par là que ce n’est pas sans raison qu’il disait qu’il ferait jouer jusques à des fagots ; oui, messieurs, des fagots ! et il en est à la comédie qui auraient besoin de lui pour les rendre plus utiles qu’ils ne sont...
« Que chacun continue d’écrire à sa gloire comme on a commencé ! En voilà des preuves de toutes manières : voilà des épitaphes, voilà des sonnets, voilà des élégies,[22] et voilà des éloges en prose : aurait-on tant écrit, si le défunt n’avait eu du mérite ? Oui, messieurs, il en avait, et ses ennemis mêmes en sont toujours demeurés d’accord. Il faut finir, messieurs. Mais que vois-je ? Tant d’écussons aux armes du défunt réveillent ma douleur. Vous les voyez, messieurs, ces armes parlantes qui font connaître ce que notre illustre auteur savait faire. Ces miroirs montrent qu’il voyait tout ; ces singes, qu’il contrefaisait bien tout ce qu’il voyait, et ces masques, qu’il a bien démasqué des gens ou plutôt des vices qui se cachaient sous de faux masques...
« Il est mort, ce grand homme, mais il est mort trop tôt pour lui, trop tôt pour les siens, trop tôt pour ses camarades, trop tôt pour les grands divertissements de son prince, trop tôt pour les libraires, musiciens, danseurs et peintres, et trop tôt enfin pour toute la terre. Il est mort, et nous vivons ; cependant il vivra après nous, il vivra toujours, et nous mourrons ; c’est le destin des grands hommes.
« Cette oraison funèbre fut à peine achevée que chacun se leva et donna mille louanges à Cléante, qui tourna lui-même en plaisanterie ce qu’il venait de faire. »
Vizé a bien l’air de continuer, dans ces pages ambiguës, le rôle qu’il paraît avoir joué pendant la vie de Molière ; et l’on dirait que, derrière l’apologiste du Misanthrope et l’auteur comique à qui Molière avait plus d’une fois ouvert son théâtre, on découvre le détracteur à qui l’on attribue avec assez de vraisemblance la critique aigre-douce des Nouvelles nouvelles.
Samuel Chapuzeau, qui publia en 1674 un précieux petit volume sur le Théâtre français, est bien plus franc dans sa sympathie et son admiration. Son témoignage est des plus dignes d’attention : « Molière sut si bien prendre le goût du siècle et s’accommoder de sorte à la cour et à la ville, qu’il eut l’approbation universelle de côté et d’autre ; et les merveilleux ouvrages qu’il a faits en prose et en vers ont porté sa gloire au plus haut degré et l’ont fait regretter généralement de tout le monde. La postérité lui sera redevable avec nous du secret qu’il a trouvé de la belle comédie. Il a su l’art de plaire, qui est le grand art ; et il a châtié avec tant d’esprit et le vice et l’ignorance, que bien des gens se sont corrigés à la représentation de ses ouvrages pleins de gaieté ; ce qu’ils n’auraient pas fait ailleurs à une exhortation rude et sérieuse. Comme habile médecin, il déguisait le remède et en ôtait l’amertume, et, par une adresse particulière et inimitable, il a porté la comédie à un point de perfection qui l’a rendue à la fois divertissante et utile. Mais Molière ne composait pas seulement de beaux ouvrages, il s’acquittait aussi de son rôle admirablement, il faisait un compliment de bonne grâce, et était à la fois bon poète, bon comédien et bon orateur, le vrai trismégiste du théâtre. Outre ces grandes qualités, il possédait celles qui font l’honnête homme ; il était généreux et bon, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu’on lui donnait ; savant, sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir. Enfin il avait tant de zèle pour la satisfaction du public dont il se voyait aimé, et pour le bien de la troupe qui n’était soutenue que par ses travaux, qu’il tâcha toute sa vie de leur en donner des marques indubitables. »
Brécourt s’honora en composant sa petite comédie apologétique l’Ombre de Molière, et les anciens rivaux du poète comique, les acteurs de l’hôtel de Bourgogne, se firent honneur aussi en la jouant au moins une fois (1674).
En même temps, le père Rapin portait sur Molière un grave et droit jugement dans ses Réflexions sur la poétique d’Aristote (1674) : « Personne n’a porté le ridicule de la comédie plus loin parmi nous que Molière ; car les anciens poètes comiques n’ont que des valets pour les plaisants de leur théâtre ; et les plaisants du théâtre de Molière sont les marquis et les gens de qualité. Les autres n’ont joué dans la comédie que la vie bourgeoise et commune, et Molière a joué tout Paris et la cour. Il est le seul parmi nous qui ait découvert ces traits de la nature qui la distinguent et qui la font connaître : les beautés des portraits qu’il fait sont si naturelles, qu’elles se font sentir aux personnes les plus grossières ; et le talent qu’il avait à plaisanter s’était renforcé de la moitié par celui qu’il avait de contrefaire. Son Misanthrope est, à mon sens, le caractère le plus achevé, et ensemble le plus singulier qui ait jamais paru sur le théâtre. »
Il est donc exact de dire qu’il y eut, immédiatement après la mort de Molière, une manifestation imposante de l’esprit français. La critique (en prenant ce mot dans le sens le plus favorable), qui n’avait pas alors les organes sans nombre qu’elle possède aujourd’hui, n’en sut pas moins se faire entendre ; et, à la distance où nous sommes, nous pouvons, malgré les protestations qui s’élevèrent de différents côtés, reconnaître la voix dominante de la vérité et de la justice.
Cette manifestation se continua dans les années qui suivirent. Nous n’en recueillerons pas les témoignages. Un seul doit nécessairement figurer ici : Boileau, dont on aurait pu croire, aux restrictions un peu pédantesques de l’Art poétique, que l’enthousiasme s’était attiédi, prit sa revanche dans l’épître à Racine (1677), à qui il cite, pour le consoler des injustices qui ne lui étaient pas non plus épargnées, le glorieux exemple de Molière :
Avant qu’un pou de terre, obtenu par prière,
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vantés
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’ignorance et l’erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau ;
Le commandeur voulait la scène plus exacte,
Le vicomte indigné sortait au second acte.
L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots, le condamnait au feu.
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.
Mais sitôt que, d’un trait de ses fatales mains,
La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L’aimable comédie, avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Les attaques, cependant, ne cessèrent pas tout d’un coup, celles principalement qui étaient inspirées par le zèle religieux. La lutte persista, au nom d’un idéal austère. À propos de ces vers mêmes de Boileau que nous venons de transcrire, le janséniste Arnauld adressait au poète de sévères reproches : nous lisons dans le Bolæana : « M. Arnauld lui témoigna (à Despréaux) qu’il était trop prodigue de louanges envers Molière ; et qu’un homme comme lui devait prendre garde aux gens, et de quelle manière il louait ; que Molière, avec tout son esprit, avait bien des hauts et des bas, et que ses comédies étaient une école de mauvaises mœurs. « Je suis peut-être un peu trop critique, disait M. Arnauld, mais je ne veux pas que mes véritables amis fassent rien que je ne puisse défendre. »
Une voix éloquente, celle de Bossuet, fit retentir avec plus de fracas ces mêmes censures. Un religieux théatin, le père Caffaro, ayant publié en 1686 une dissertation favorable au théâtre, Bossuet, dans une lettre qu’il écrivit au religieux, combattit cette thèse ; ayant ensuite ajouté à sa lettre quelques développements, il en fit un petit traité intitulé : Maximes et réflexions sur la comédie, qui parut en 1694. Molière en plus d’un endroit y est mis en cause : « Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou qu’on ne veuille pas ranger parmi les pièces d’aujourd’hui celles d’un auteur qui a expiré pour ainsi dire à nos yeux, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens. Ne m’obligez pas à répéter ces discours honteux. Songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours excusée et toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée ou toujours en crainte d’être violée par les derniers attentats, je veux dire par les expressions les plus impudentes à qui l’on ne donne que les enveloppes les plus minces...
« Du moins, selon ces principes, il faudra bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière. On réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit que l’on peut espérer de la morale du théâtre, qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! »
Tout le monde comprend combien entre l’illustre évêque, qui à l’âge de soixante et un ans écrivit ces pages véhémentes, et le poète comique, l’antagonisme devait être profond. Que le prélat grossît les dangers que présente le théâtre ; que, dans la fougue de son zèle sacré, il fût même sévère jusqu’à l’injustice pour le plus énergique représentant d’un ai1 à ses yeux funeste et réprouvé, c’est ce qui ne serait pas sans doute difficile à concevoir. Mais le besoin d’être terrible a cette fois emporté trop loin le polémiste orateur. Il y a, dans le dernier trait, une sorte de vindicte triomphante qui excède toute mesure, et que beaucoup, parmi les plus sincères admirateurs du génie de Bossuet, ne peuvent s’empêcher de regretter et de mettre au nombre de ses erreurs.
C’est par cet acte de violence oratoire que le XVIIe siècle est en quelque sorte fermé. Les intérêts de la morale qu’on prétendait compromis ont continué à susciter, de temps à autre, de valeureux champions, non-seulement parmi ceux qui élèvent la voix au nom des vérités religieuses, mais encore parmi les représentants d’un autre dogmatisme qui n’est pas toujours plus tolérant, le dogmatisme philosophique. Jean-Jacques Rousseau reprit pour son propre compte les accusations de Bossuet.[23] Au fond, ce qui est en cause dans toutes ces dénonciations, c’est le principe même du théâtre, qu’on attaque dans l’homme qui en est la plus vivante personnification ; la discussion, si l’on voulait y entrer, embrasserait l’un des plus vastes problèmes que la société agite sans les résoudre. Qui voudrait que l’influence religieuse fût souveraine et exclusive dans le gouvernement de ce monde ? En dehors du clergé, personne évidemment. Qui voudrait que l’élément religieux fût totalement éliminé de l’ordre social et de la vie humaine ? Peu de gens, s’ils prévoyaient les conséquences d’une telle suppression. La religion et l’art, l’église et le théâtre répondent à des besoins, inégaux sans doute, mais également réels, besoins du reste si différents, que l’église et le théâtre sont presque fatalement en désaccord. Ce qui est désirable, c’est que la guerre ne règne pas entre eux ; l’Église de France le comprend aujourd’hui : l’ancienne discipline, d’après laquelle les comédiens étaient regardés comme excommuniés de plein droit, est tombée en désuétude, et le théâtre a cessé d’être condamné absolument.
La renommée de Molière resta à la hauteur où l’opinion générale l’avait placée du premier coup. Elle n’en devait plus descendre. Toutefois, le XVIIIe siècle n’a pas eu pour Molière cette admiration chaleureuse et efficace que le poète a depuis trouvée parmi nous. Il est certain que ses pièces eurent peu d’attraits pour le public de cette époque. Voltaire le constate formellement : « On demande pourquoi Molière ayant autant de réputation que Racine, le spectacle cependant est désert quand on joue ses comédies, et qu’il ne va presque plus personne à ce même Tartuffe qui attirait autrefois tout Paris, tandis qu’on court encore avec empressement aux tragédies de Racine, lorsqu’elles sont bien représentées ? C’est que la peinture de nos passions nous touche davantage que le portrait de nos ridicules ; c’est que l’esprit se lasse des plaisanteries, et que le cœur est inépuisable. L’oreille est aussi plus flattée de l’harmonie des beaux vers tragiques et de la magie étonnante du style de Racine qu’elle ne peut l’être du langage propre à la comédie ; ce langage peut plaire, mais il ne peut jamais émouvoir, et l’on ne vient au spectacle que pour être ému. »L’explication que donne Voltaire ne saurait être acceptée qu’au nom de son temps, puisqu’à d’autres époques on a vu prévaloir le goût exactement contraire. La prédilection que le XVIIIe siècle manifestait pour la tragédie contribua certainement à faire délaisser à demi le théâtre de Molière. Mais la cause principale de cette désertion, à notre sens, n’est pas là ; elle est dans l’esprit qui alors régnait en France, esprit de mots, esprit où, comme La Bruyère le disait des précieuses de l’hôtel de Rambouillet, « l’imagination avait trop de part. » L’observation comique, telle que l’appliqua Molière, était trop franche et trop rude pour les Français du temps de Louis XV ; sa langue même trop mâle et trop simple. Il leur fallait de l’ingénieux et du fin, du compassé et de l’élégant. Il leur fallait de petits actes musqués, madrigalisés, épigrammatisés. Marivaux fut le représentant de cette comédie quintessenciée : aussi n’aimait-il pas Molière, qu’il appelait « un peintre en dessus de portes »
La vogue dont cet art inférieur jouit longtemps, n’empêchait pas que Molière ne fut l’objet d’un travail considérable et ne conservât de nombreux fidèles parmi tout ce qu’il y avait d’esprits distingués en France. Le commencement du siècle produisit les premières biographies du poète. Deux éditions importantes eurent lieu : celle de Joly en 1734, celle de Bret en 1773.
Ce fut à l’occasion de la centenaire de Molière, en 1773, qu’un artiste célèbre, Lekain, émit l’idée de rendre un hommage public au grand homme en lui élevant une statue. Le projet échoua. Les pièces relatives à cette affaire sont curieuses et significatives. Voici l’extrait des délibérations de MM. les comédiens du roi :
« Lundi 15 février 1773.
« Ce jour, le sieur Lekain, l’un de nos camarades, a demandé qu’il lui fût permis d’exposer à l’assemblée ce qu’il avait imaginé pour honorer la mémoire de Molière, et consacrer sa centenaire par un monument qui pût convaincre la postérité de la vénération profonde que nous devons avoir pour le fondateur de la vraie comédie, et qui n’est pas moins recommandable à nos yeux comme le père et l’ami des comédiens.
« Après quoi, il nous a représenté qu’il estimait convenable et honorable d’annoncer ce même jour au public, et de motiver, dans les journaux, que le bénéfice entier de la première représentation de l’Assemblée,[24] qui doit être jouée mercredi prochain, 17 courant, pour célébrer la centenaire de Molière, sera consacré à faire élever une statue à la mémoire de ce grand homme ;
« Qu’il ne doutait nullement que la partie la plus éclairée de la nation française ne contribuât grandement à l’exécution d’un pareil projet ;
« Qu’il était instruit que l’Académie française l’avait fort approuvé ; qu’elle l’avait trouvé digne de celui qui l’avait conçu, plus digne encore de ceux qui se proposaient de l’exécuter ;
« Que l’on ne pouvait pas faire un sacrifice plus noble de ses intérêts, et que M. Vatelet, l’un des membres de cette même Académie, s’était offert de suppléer à la dépense de ce monument, si les fonds sur lesquels on devait compter n’étaient pas suffisants ;
« Que d’ailleurs on pouvait être sur du consentement de messieurs les premiers gentilshommes de la chambre, et qu’il en avait pour garant la lettre qu’il avait écrite à nosseigneurs les ducs de Richelieu et de Duras, et nommément la réponse de ce dernier.
« La matière mise en délibération, nous, comédiens du roi, avons de grand cœur donné notre consentement au projet énoncé ci-dessus, quoiqu’il ait été agité, par deux de nos camarades, qu’il serait peut-être plus convenable que la société fît seule les frais d’un si noble monument.
« En conséquence, il a été décidé, à la pluralité des voix, que le sieur Lekain se chargerait de l’annoncer aujourd’hui au public.
« Il a été pareillement décidé que la copie de la lettre du sieur Lekain, et la réponse de monseigneur le duc de Duras, mentionnées dans l’exposé ci-dessus, seraient annexées à la présente délibération, comme la preuve la plus authentique de l’adhésion des supérieurs.
« Fait au château des Tuileries. »
Lettre du sieur Lekain à M. le duc de Duras.
« Le 12 février 1773.
« Monseigneur,
« J’ai pris la liberté de me rendre hier à votre hôtel, pour vous supplier de vouloir bien donner votre agrément à un projet dont l’idée a paru noble et intéressante à plusieurs de mes camarades, et même à plusieurs bons citoyens, qui ne respirent, comme vous, monseigneur, que la gloire et le progrès des beaux-arts.
« Il s’agirait de disposer du bénéfice entier de la représentation qui sera donnée à l’occasion de la centenaire de Molière, pour élever une statue à ce grand homme dans le foyer de la nouvelle salle de spectacle qui va se bâtir sous vos ordres. Une détermination de cette nature ne peut qu’honorer le spectacle national et tous les gens de lettres, qui se feront un devoir indispensable d’y contribuer.
« Nous osons croire, monseigneur, que le protecteur des beaux-arts, sous le règne de Louis XV, verra sans peine que des enfants chéris élèvent un monument à la gloire de leur père ; c’est le nom que Molière nous avait donné, et c’est celui peut-être qui nous honore le plus aux yeux des nations qui ont secoué le préjugé de la plus honteuse barbarie.
« Il y a tout lieu d’imaginer que la nôtre secondera le zèle qui nous anime, surtout si vous voulez bien y mettre le sceau de votre approbation.
« Daignez, monseigneur, nous la faire parvenir avant lundi ; elle motivera notre délibération, et je la regarderai, en mon particulier, comme la grâce la plus signalée que vous puissiez accorder à celui qui sera toute sa vie, etc. »
Réponse de M. le duc de Duras au sieur Lekain.
« Le 11 février 1773.
« J’approuve fort votre idée, mon cher Lekain, pour la statue de Molière ; mais je ne suis embarrassé que des moyens. Croyez-vous que la représentation de la centenaire suffise pour cet objet ? D’ailleurs, pourra-t-on se dispenser de rendre le même hommage à Corneille et à Racine ? Au surplus, je ne puis qu’approuver cette idée, qui est très décente et très noble de la part de la Comédie.
« Croyez-vous avoir la pluralité parmi vos camarades ? Vous me paraissez sur de l’approbation de M. de Richelieu ; j’y joins aussi la mienne avec bien du plaisir.
« Adieu, mon cher Lekain. »
Annonce faite au public.
« Le lundi 15 février 1773.
« Messieurs,
« Mercredi prochain, Tartuffe, suivi de l’Assemblée, petite comédie en un acte et en vers, faite à l’occasion de la centenaire de Molière.
« À ce sujet, messieurs, nous croyons devoir vous instruire que nous avons délibéré, sous le bon plaisir de nos supérieurs, de consacrer le bénéfice entier de cette représentation à l’érection de la statue de Molière, de cet homme unique en son genre, et le plus grand, peut-être, qu’ait produit la littérature française.
« Il y a longtemps, messieurs, que vos suffrages lui ont conféré le droit à l’immortalité ; ainsi, en contemplant de plus près le monument que nous allons élever à sa gloire, vous verrez exaucer les vœux des nations éclairées, ceux de vos prédécesseurs et les vôtres ; et, pour ce qui nous regarde plus particulièrement, le tribut le plus noble de la piété filiale. »
Une note des Mémoires de Lekain, où ces pièces sont reproduites, nous apprend que « la masse la plus pauvre et la plus sensible de la nation reçut l’annonce de la représentation avec le plus grand enthousiasme, mais que les belles dames et les gens du bel air n’y firent pas la moindre attention. Aussi ce bénéfice, qui, dans les villes d’Athènes, de Rome et de Londres, aurait suffi pour subvenir à la dépense projetée, ne s’éleva qu’à
3 600 livres ou environ. Il fallut qu’à la honte des riches et des égoïstes, les comédiens complétassent le reste. » Encore ne purent-ils avoir qu’un buste pour le foyer public de leur théâtre.
Une autre manifestation en l’honneur de Molière eut un meilleur succès ; elle fut faite par l’Académie française. Dès 1769, l’éloge de Molière avait été mis au concours par l’Académie, qui, « le comptant parmi ses maîtres, disait l’abbé de Boismont, alors directeur, le voyait toujours avec une douleur amère omis entre ses membres. » Le prix fut obtenu par Chamfort, dont le discours marque dans la suite des appréciations du génie de Molière. Gaillard, La Harpe, Bailly eurent, les accessits. Cette joute littéraire ne fut pas sans effet sur l’opinion. En 1778, l’Académie compléta la réparation en plaçant dans la salle de ses séances le buste du poète comique, dû au ciseau du sculpteur Houdon. Au-dessous du buste on grava cette inscription, proposée par Saurin :
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.
C’était, connue disait d’Alembert, « une adoption posthume, » qui, bien qu’elle fît honneur à la compagnie, lui attira plus d’une épigramme.[25] Chamfort lui-même avait dit avec un accent de reproche : « Il faut qu’un corps illustre attende cent années pour apprendre à l’Europe que nous ne sommes pas des barbares. »
Et, en effet, l’Europe nous devançait dans une légitime admiration du poète comique. La tiédeur au moins relative du XVIIIe siècle français était compensée par les suffrages unanimes des nations étrangères. M. À. Legrelle a, dans une publication récente,[26] tracé le tableau de l’influence universelle et vraiment cosmopolite qu’exerça notre grand poète, et nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici cet excellent aperçu : « Si nous ne possédions sur cette histoire de Molière à l’étranger, je ne veux pas dire, de Molière en exil, les documents les plus précis, nous nous ferions difficilement une juste idée de la promptitude merveilleuse avec laquelle son nom et ses œuvres se répandirent au dehors. Pendant tout le XVIIIe siècle, il n’y eut guère un peuple en Europe qui ne fît les plus louables efforts pour adapter au point de vue particulier de son goût poétique et de ses mœurs le théâtre de Molière, et y surprendre, s’il était possible, le secret de la bonne comédie. Aucun ne réussit, il est vrai, mais tous eurent du moins l’honneur d’avoir tenté, et le Misanthrope fut, de même que le Tartuffe, traduit, lu, étudié sous toutes les latitudes.
« La cour d’Angleterre semble avoir été la première à accueillir, en les dénaturant singulièrement, à la vérité, quelques-unes des œuvres de ce tapissier comédien que la cour de Louis XIV avait daigné trouver plaisant. Dès 1670, à l’époque du voyage diplomatique de la duchesse d’Orléans, Molière était en possession de divertir l’aristocratie anglaise. Sous l’influence personnelle de Charles II et de Jacques II, on vit toute une école de poètes comiques se former à Londres avec l’ambition déclarée de faire, si j’ose dire ainsi, du Molière. Rompant ouvertement avec la tradition de Shakespeare, l’école nouvelle imagina de reprendre, presque un à un, les sujets de comédie les plus heureusement traités chez nous. Le duc de Newcastle et Dryden transformèrent la première pièce de Molière, l’Étourdi, sous le titre de sir Martin Marplot. À l’Étourdi, Dryden ajouta un Amphitryon de sa façon. Wicherley, qui, ainsi que Vanbrugh, avait séjourné à Paris, reproduisit l’Agnès de l’École des Femmes dans sa Country wife, puis, dans son Plain dealer, le héros lui-même du Misanthrope. D’un galant homme égaré à la cour, il avait fait un capitaine de vaisseau loyal et bourru, exploité misérablement par une fille de mauvaise vie. De même, Shadwell, après avoir accommodé au goût de ses contemporains les Précieuses ridicules, les Fâcheux et Don Juan, acheva de se déclarer l’élève de Molière, ou plutôt son correcteur, en remaniant son Avare. L’Avare de Shadwell ne se peut bien comparer qu’au Misanthrope de Wicherley. C’est une farce vulgaire, épicée de gros mots et compliquée d’une surcharge de basses intrigues. De tous ces premiers imitateurs anglais de Molière, le moins indigne et le moins cynique, c’est assurément Congreve. Congreve a le sentiment du dialogue comique, et si ses pièces sont pleines de réminiscences de Molière, du moins ces réminiscences sont-elles assez ingénieusement distribuées entre les différentes scènes pour ne point trop choquer le lecteur français par l’indiscrétion d’une contrefaçon aussi évidente que maladroite. Ainsi, dans Love for love, je trouve bien la scène entre Don Juan et M. Dimanche, une conversation analogue à celle de Frosine et d’Harpagon, sans compter un avocat ridicule et pourchassé : mais tout cela n’en laisse pas moins à l’écrivain anglais le mérite de n’avoir tiré que de sa seule imagination toute sa combinaison dramatique.
« Il faut attendre une cinquantaine d’années pour voir le goût s’épurer un peu en Angleterre, et Molière apprécié par nos voisins d’une manière plus digne de lui. Le quatrième numéro de la Gazette littéraire de l’abbé Prévost, le Pour et le Contre, l’une des premières et la plus modeste peut-être des Revues qui aient contribué à nouer des relations intellectuelles entre l’Angleterre et la France, est tout entier consacré aux succès nouveaux que Molière obtenait dans la capitale britannique vers 1733. On y voit que les Anglais eux-mêmes reprochaient alors à la France son espèce d’indifférence pour l’écrivain qui eût déjà dû être le plus populaire de ses poètes. Une édition de luxe de Molière venait d’être publiée à Londres, et l’éditeur avait mis chacun des chefs-d’œuvre du poète à l’adresse de quelque grand seigneur anglais. Fielding, l’année même où se faisait cette publication aristocratique, c’est-à-dire en 1732, avait traduit et revu le Médecin malgré lui, pour le faire paraître sur la scène de Drury-Lane, et le Mock Doctor, partagé en vingt scènes à la manière de Shakespeare, et non plus en trois actes, comme l’avait imaginé Molière, renforcé en outre de neuf couplets d’opéra comique, avait fait courir toute la ville. Le facile succès obtenu par cette ébauche, où la fantaisie s’allie si étroitement au grotesque, décida le futur auteur de Tom Jones à appliquer à d’autres pièces de Molière le même système de retouches ; et ce fut ainsi que, dès cette même année 1732, l’Avare, sous le titre de The miser, eut à Londres trente-trois représentations à peu près consécutives. Il y a dans cette hardie refonte d’un chef-d’œuvre, si cavalièrement exécutée par Fielding, quelques traits nouveaux qui ne manquent ni d’originalité ni de comique. L’Angleterre ne s’évertuait plus uniquement à plaquer sur le texte de Molière l’agrément d’obscénités de toute espèce. Quelques beaux vers de Thompson, ainsi qu’un bref mais décisif éloge de Garrick, achèveraient de montrer au besoin qu’au XVIIIe siècle le public anglais était enfin digne d’entendre et capable de goûter notre grand poète. Mais c’est surtout en ouvrant le théâtre de Sheridan que nous trouvons, dans l’une des pièces où l’inspiration de Molière a le plus porté bonheur à un écrivain comique, la preuve la meilleure de ce grand progrès accompli par le goût public en Angleterre. Il n’est pas besoin de lire avec beaucoup d’attention ce chef-d’œuvre d’esprit et de verve qui s’appelle The school for scandal, pour y reconnaître des traces continuelles et presque des fragments de trois pièces de Molière, l’École des Femmes, le Misanthrope et le Tartuffe, et il est évident que Sheridan s’est fait et reste le débiteur de Molière pour des portions considérables de l’une des comédies d’intrigue les mieux conduites et les plus spirituelles qu’on ait jamais écrites.
« L’Allemagne serait peut-être en droit de disputer à l’Angleterre l’honneur d’avoir été la première étape de Molière sortant de France. Non-seulement en effet, pendant le carnaval de 1680, la petite cour de l’Électeur de Saxe, en résidence à Torgan, se fit représenter durant cette courte saison de fêtes les sept ou huit œuvres capitales de Molière, mais encore dix ans plus tôt on avait imprimé à Francfort une première traduction, fort mauvaise, il est vrai, de quelques-unes de ses comédies. La seule année 1694 était destinée à en voir paraître jusqu’à deux à la fois, déjà moins incomplètes et surtout bien moins infidèles. L’une est datée de Nuremberg et a pour éditeur Daniel Tauber. Cette traduction est accompagnée d’une édition française. La seconde, plus connue, fut publiée par la troupe de maître Veltheim, aussitôt après sa mort, conformément à la tradition et au répertoire qu’il avait fondés. Molière fut donc, fort avant la fin du XVIIe siècle et même de son vivant, traduit et joué plus d’une fois au delà du Rhin. Mais ce ne fut qu’au siècle suivant que le zèle de ses imitateurs, moins prompt que celui des comédiens et des traducteurs, devait enfin s’appliquer à l’étude de son théâtre avec l’espérance plus ou moins avouée de faire sortir de cette étude la comédie germanique.
« Ce n’est point ici le lieu de raconter l’histoire de cette école de Leipzig, qui, sous la direction du célèbre Gottsched, se proposait alors, par une habile imitation du théâtre français, de donner une littérature dramatique à son pays. Je ne saurais cependant omettre de signaler d’une manière toute spéciale les tentatives d’une école aux yeux de laquelle Molière représentait la perfection de la haute comédie, et qui longtemps s’épuisa en efforts consciencieux pour lui dérober une étincelle de son génie. À côté de Gottsched et de sa femme, son habile amie, comme il aimait à l’appeler, on voyait figurer, dans ce groupe, des noms jusqu’alors fort inconnus : Krueger, Straube, Uhlich, Mylius, Gellert, Gottlieb Fuchs et Lessing encore adolescent. L’école avait des ramifications avec le reste de l’Allemagne et même avec l’étranger. Les rédacteurs, par exemple, des Bremer-Beitræge, l’une des gazettes littéraires les plus influentes de l’époque, composaient en réalité à Brême une fraction du groupe littéraire de Leipzig. Le licencié de Quistorp, établi à Rostock, Élias Schlegel, plus tard secrétaire de légation à Copenhague, pouvaient encore passer pour des membres correspondants de cette société fondée en vue de la réforme du théâtre germanique. Gottsched avait tenu à donner à ses jeunes et vaillants collaborateurs une scène pour produire leurs œuvres et une troupe d’acteurs pour les jouer. Profitant du désintéressement et du patriotisme littéraire de la plus grande actrice du temps, la Neuber, il l’avait décidée à se fixer à Leipzig. C’était la première fois qu’une ville en Allemagne voyait un théâtre régulier et populaire s’établir dans ses murs. Sur cette scène où, dans une représentation solennelle, Arlequin venait d’être brûlé en effigie, parurent alors, à côté des héros et des héroïnes de Racine, les valets et les grotesques de Molière. Pendant que le licencié de Quistorp se moquait des plaideurs et des médecins, Gellert et Mme Gottsched attaquaient les hypocrites et l’hypocrisie. Mme Gottsched traduisait encore le Misanthrope, tandis que Krueger refaisait le Tartuffe. Lessing qui, pour la première fois peut-être, allait placer le nom de Molière à côté de celui de Shakespeare, composait d’après la méthode et presque avec les personnages de l’auteur français les premières comédies que nous avons de lui : le Jeune savant, les Vieilles Filles, le Libre penseur, le Misogyne, Damon ou l’amitié véritable. Élias Schlegel lui empruntait l’idée et jusqu’aux bons mots de ses pièces : les deux vers du Misanthrope qu’il a justement inscrits en tête de Der Geheimnissvolle, contiennent en germe toute la comédie. Dans celle qu’il a intitulée Der Muessiggænger, il y a des souvenirs évidents de la scène du sonnet d’Oronte. Partout, en un mot, soit à la surface, soit au fond des œuvres de l’école de Gottsched, se retrouvent la préoccupation et l’étude de Molière.
« Mais ce n’est pas seulement à Leipzig qu’on le rencontre pendant cette période de l’histoire littéraire de l’Allemagne. De Hambourg à Vienne, il ne cesse de fournir à de nombreux interprètes la matière inépuisable de traductions indéfiniment renaissantes. Sur tous les grands théâtres il est joué par tous les grands acteurs ; c’est Eckhof, c’est Ackermann, c’est Schrœder, c’est Iffland qui se disputent à l’envi ses principaux rôles. C’est à ses pièces qu’ont recours tous les directeurs de théâtre dans l’embarras. Les affiches de cette époque nous le montrent partout en possession de fournir à chaque représentation la pièce finale, celle qui avait pour but de retirer un peu au spectateur l’odeur du sang versé à si larges flots dans ces boucheries héroïques où les pasquinades alternaient avec les supplices, et où l’on voyait, par exemple, Charles XII faire le bel esprit avec Arlequin. On le jouait jusque dans les écoles, sous le masque décent d’une honnête latinité. Ce fut le cas, à Celle, en Hanovre, des Fourberies de Scapin. Gœthe, lui-même, qui de son propre aveu, à dix-huit ans, s’était fait dans ses Mitschuldigen l’imitateur encore bien inexpérimenté de Molière, et l’interprète, bien précoce, par malheur, de ses passions, jouera un peu plus tard devant la petite cour de Weimar le rôle de Lucas du Médecin malgré lui. Il ne lui manqua même pas la bonne fortune d’une attaque violente, et il se trouva à Hambourg un pasteur protestant, Gœtze, qui tint à ne pas laisser à Bossuet seul le regret d’avoir poussé envers Molière la rigueur jusqu’à la dureté. Ces excès de langage eurent le sort qu’ils méritaient et qui leur revient d’ordinaire. Loin de diminuer le prestige de Molière de l’autre côté du Rhin, ils ne firent que le consacrer et l’accroître.
« Il n’était guère arrivé plus tard en Italie qu’en Allemagne, et surtout il n’y avait pas moins vite réussi. Dès les premières années du XVIIIe siècle, nous voyons Riccoboni, le Lelio de la Comédie italienne de Paris, se préoccuper des moyens de relever l’art de la comédie dans son pays à l’aide des modèles laissés par Molière. On sait assez que Riccoboni n’exécuta pas cette entreprise trop visiblement au-dessus de ses forces, mais son idée ne devait pas être perdue pour l’Italie. En attendant que Goldoni se présentât pour la reprendre en son propre nom et la mener à bien, nous voyons les principales pièces du maître français traduites ou refondues en Italie. Dès 1698, paraît à Leipzig sous le nom de Nicola di Castelli l’une des premières traductions italiennes de son théâtre. En 1740, Weidmann la réimprime dans la même ville en quatre volumes. Seize ans plus tard, Gozzi traduit encore Molière en italien, d’après la récente édition donnée par David. L’Avare, les Précieuses ridicules passent même dans les dialectes et les patois populaires de l’Italie. Cependant ce flot de traductions plus on moins littérales n’entrave en rien l’émulation plus noble des imitateurs. Dès 1711, le Tartuffe est réduit en trois actes et approprié à la scène italienne par Girolamo Cigli sous le nom de Il Don Pilone. Mais c’est peut-être, à vrai dire, la critique qui, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, me paraît avoir fait le plus en Italie pour le retentissement du nom de Molière. Il faut voir le respect extrême et les protestations réitérées d’admiration dont le parti même qui s’était donné pour mission de combattre l’influence française se plaît à entourer Molière, comme l’un de ces hommes rares et supérieurs que l’étonnante nouveauté de leur génie a placés du premier coup au-dessus de toutes les controverses. Il suffit notamment d’ouvrir la Frusta letteraria de Baretti pour reconnaître avec quelles précautions laudatives la cause de Molière était alors séparée en Italie de celle de tous les écrivains comiques qui prétendaient marcher sur ses traces. L’idée seule qu’un partisan des Français a pu se contenter de proclamer Goldoni un peu inférieur à Molière révolte Baretti. Il s’élève de toute sa force contre une pareille assertion et ne doute pas que l’auteur ne revienne un jour sur une opinion aussi légère. Goldoni seul, en un mot, est l’objet ou plutôt la victime de cette polémique littéraire engagée au profit du génie spécial de l’Italie et des improvisations fantastiques de Gozzi.
« Nous n’avons pas naturellement à apprécier ici le talent si remarquable dont Goldoni a fait preuve en essayant de s’assimiler quelques-uns des principaux procédés de Molière, ni à nous demander si vraiment, comme le soutenait Denina, il a su se faire le rival de son maître, ou si tout au contraire, ce qu’affirmait Baretti, il ne s’est approché de lui que de très loin. Ce qui n’est contesté par personne, c’est que Goldoni est avant tout un disciple de Molière. Ses intéressants Mémoires ne laissent aucun doute sur l’étendue de la dette qu’il a contractée envers la comédie française. Au moment où, entrant en France, il franchit le Var, c’est l’ombre de Molière qu’il invoque pour qu’elle lui serve de guide dans son nouveau pays. Ce serait du reste un signe fort clair de sa prédilection que la pièce qu’il fit jouer à Turin en 1751, sous le titre de Il Molière, et où, pour la première fois probablement, les tracas domestiques et l’histoire même de Molière se trouvaient directement mis en scène ; tentative hardie assurément, mais qui n’en fut pas moins reprise quelques années plus tard par l’abbé Chiari dans sa comédie en vers intitulée Molière marito geloso. Qu’on lise au surplus quelques comédies de Goldoni, par exemple Don Giovanni Tenorio ou bien encore la Donna di testa debole, que je signale au hasard entre bien d’autres, et l’on saura pertinemment à quoi s’en tenir sur les obligations qui l’unissent à Molière. Or, ce n’est point pour le maître un médiocre honneur que de compter un pareil disciple. Le théâtre de Goldoni n’a pas cessé depuis un siècle de donner à l’Italie le divertissement de la bonne comédie, et aujourd’hui encore, comme il y a cent ans, nul n’est en état de lui disputer dans son pays la souveraineté comique. À l’heure qu’il est, le rire de l’Italie n’est toujours qu’un écho indirect et prolongé de celui que sut exciter le génie de Molière.
« Je ne sais si Molière passa les Pyrénées d’aussi bonne heure que les Alpes. Il est à croire cependant que Philippe V ne manqua pas de l’introduire avec lui à l’Escurial, à supposer qu’il n’y fût pas parvenu longtemps avant lui. Toutefois durant cette longue période d’agonie littéraire que résument assez bien les noms de Cañizarès et de Zamora, on ne voit pas que Molière ait donné à la Péninsule hispanique l’envie de l’imiter. Nous savons seulement que, vers le milieu du XVIIIe siècle, le Tartuffe, traduit en portugais par le capitaine Manoel de Sousa, fut joué à Lisbonne aux applaudissements de la foule. Mais en Espagne il nous faut arriver jusqu’en 1760 ou 1765, pour voir le Misanthrope et l’Avare inspirer enfin la pensée de régénérer sur leur exemple la comédie nationale.
« Il y a deux noms qui se présentent d’eux-mêmes toutes les fois qu’on parle de l’influence du théâtre français chez nos voisins d’au delà des Pyrénées : ce sont ceux de Moratin et d’Yriarte, auxquels il convient peut-être d’ajouter encore celui de Ramon de la Cruz, qui non-seulement s’avisa le premier d’écrire des comédies à l’usage du peuple et d’après les mœurs du peuple, mais qui encore appliqua à cette comédie populaire plus d’un procédé de notre comédie régulière. Toutefois c’est surtout à Moratin, le fils du poète tragique, qu’il faut rapporter le premier dessein de substituer aux vieilles libertés de la comédie espagnole, libertés choquantes dans un temps de mœurs bourgeoises et paisibles, libertés compromises d’ailleurs par les exagérations des poètes de troisième ordre, l’économie plus savante et le mouvement mieux réglé de la comédie de Molière. Venu dès sa jeunesse à Paris et lié très étroitement avec Goldoni, Moratin s’était sans doute laissé principalement entraîner par le poète italien à ces vastes projets de réforme dramatique et à la haute ambition de donner un Molière à son pays. Son intention n’est point douteuse. Il proclame lui-même dans ses préfaces, et de la façon la moins ambiguë, la nécessité de mettre pour quelque temps la comédie de l’Espagne à l’école de celle de la France. En un mot, il se place à la tête des afrencesados littéraires, véritables précurseurs des afrencesados politiques. Rien donc de moins surprenant après cela que ces continuels reflets du théâtre de Molière, qui semblent se jouer, pour ainsi dire, à la surface de ses principales œuvres.
« Qu’on prenne par exemple la Mogigata, écrite sur la fin extrême du XVIIIe siècle. La Mogigata, c’est la femme hypocrite, un sujet qui devait tenter bien des femmes auteurs, depuis l’honnête Mme Gottsched, qui le traita sous ce titre à la fois pompeux et familier, die Pietisterei in Fischbein-Rocke, jusqu’à la femme d’un esprit si ingénieux et si parisien, à laquelle nous devons Lady Tartuffe. La pièce de Moratin n’est pas seulement satirique. La question du degré de liberté qu’il convient d’introduire dans l’éducation des femmes s’y trouve également débattue dans le développement même des caractères et par le seul jeu des événements. Nous avons donc ici non-seulement un pendant au Tartuffe, mais encore une suite à l’École des Femmes. On retrouverait de même dans il Café, plus connu peut-être sous sou second litre de Comedia nueva, comme un dernier retentissement de la longue guerre faite par Molière au pédantisme. Plus tard Moratin, de disciple se faisant simple traducteur, voulut faire jouer à Madrid les œuvres elles-mêmes de Molière, qui paraissent en effet y avoir été assez peu jouées avant lui. Il traduisit donc, mais sans se refuser de grandes libertés d’arrangement, l’École des Maris et le Médecin malgré lui, qui, en 1812 et en 1814, réconcilièrent l’Espagne avec l’influence française, au moins en matière de comédie. Mort à Paris, Moratin fut enterré non loin de Molière. Il avait droit à l’honneur de ce dernier et symbolique rapprochement.
« Je n’ai parlé jusqu’ici que des grands peuples. Je pourrais également montrer la participation très active des nations secondaires à ce beau zèle dont l’Europe entière, égayée et instruite par Molière, se prit tout à coup pour le génie comique. Contentons-nous de suivre un instant sa piste le long du littoral de la mer du Nord, jusqu’à la Baltique.
« Nous le voyons d’abord et de très bonne heure naturalisé à Amsterdam par l’empressement des contrefacteurs. Mais un fait plus curieux et moins connu, c’est que les éditions françaises ne suffisant pas, à ce qu’il paraît, à la curiosité ignorante des classes moyennes, on le traduisit presque immédiatement en langue flamande. Nous connaissons le traducteur, et ce n’est point absolument un inconnu dans l’histoire littéraire. C’est un poète anversois, Adrien Peys, également connu par des traductions de Corneille et de Rotrou. En Danemark, la comédie française fut implantée dès 1669 ; pendant cinquante ans, un théâtre sur lequel des Français jouaient dans leur langue un répertoire où les ouvrages de Molière figuraient au premier rang fut dans la capitale de la monarchie danoise l’amusement à la mode. Ludwig Holberg, qui essaya ensuite de créer une comédie nationale, ne dut ses succès qu’à l’étude et à l’imitation de notre poète, et encore, au bout de quatre années, on fut obligé de restituer purement et simplement celui-ci en français au parterre danois. Même avec ses propres armes, Holberg n’avait pu le vaincre. Au delà du Sund, à la cour de Stockholm, Molière était aussi bien accueilli qu’à Copenhague, et devant Charles XII on jouait le Bourgeois gentilhomme avec tout le luxe désirable de mise en scène.
« Si nous quittons la Scandinavie pour la Pologne, jamais peut-être les affinités de caractère qui ont créé entre cette avant-garde de l’univers slave et la France une si vieille tradition de sympathies, ne se firent mieux jour qu’à propos des principales œuvres de notre poète. Dès le premier jour, la vogue de Molière fut extraordinaire d’un bout à l’autre de la Pologne, et j’en veux donner une preuve bien simple : les noms de ses traducteurs, seulement pendant le XVIIIe siècle. Le hasard me permet d’en nommer jusqu’à sept, Bielawski, Bohomolec, Jean Boudoin, Wichlinski, Albert, Boguslawski et Zablocki ; et, comme je ne fais ici que communiquer ce qu’une heureuse fortune m’a livré, il est plus que probable que la liste n’est pas complète. Enfin, en 1757, Molière était traduit à Moscou. M. de Soleinne, parmi les curiosités dramatiques de toute sorte qu’il avait réunies dans sa bibliothèque, possédait une traduction russe du Tartuffe, portant ce millésime et le nom de cette ville. Après cela il devient peut-être un peu moins impossible de s’expliquer et d’accepter un fait, au premier abord assez incroyable, que rapporte Cailhava. Un voyageur du temps, le baron de Tott, aurait vu jouer une pièce de Molière au fond de la Tartarie, à peu près vers le milieu du XVIIIe siècle. Sans doute un pareil exemple de propagande littéraire paraîtra à beaucoup de bons esprits tenir un peu trop du merveilleux. N’y aurait-il pas cependant quelque hardiesse d’incrédulité à le rejeter d’une manière absolue ? Qu’on songe que Werther a fourni en Chine des sujets dans les manufactures de porcelaine, et que Beaumarchais n’a pas seulement été joué de son vivant à Varsovie, mais encore par des acteurs et devant des spectateurs hindous. »
Revenons en France et suivons le progrès de la renommée et de l’influence de Molière parmi nous, pendant la dernière partie du XVIIIe siècle. L’agitation violente qui éclata d’abord dans les esprits, puis dans les choses, ne lui fut pas favorable : le pédantisme philosophique ne le comprit guère mieux que ne l’avait fait la frivolité. « Il n’a manqué à Molière, disait le dramaturge Mercier, que de méditer plus profondément le but moral, qui donne un nouveau mérite à l’ouvrage même du génie, et qui, loin de rien dérober à la marche libre de l’écrivain, lui imprime plus de véhémence et d’énergie, et lui commande ces impressions majestueuses et bienfaisantes qui agissent sur une nation entière. » On reconnaît ici l’influence de Jean-Jacques qui l’emportait, à mesure qu’approchait la Révolution.
La Révolution ne fit que prêter ses passions à Molière et l’affubler en quelque sorte de la carmagnole. Camille Desmoulins disait dans le Vieux Cordelier : « Molière, dans le Misanthrope, a peint en traits sublimes les caractères du républicain et du royaliste. Alceste est un Jacobin, Philinte un Feuillant achevé. » Les Révolutions de Paris de Prudhomme le commentaient comme il suit : « Obligé, forcé de se taire, dans un temps de servitude horrible, la liberté lui sortait par tous les pores. Forcé de louer Louis XIV, il faisait ses prologues mauvais et détestables à plaisir. Il y brisait les règles mêmes de la versification. Les platitudes, les lieux communs les plus vulgaires, il les employait avec une intention marquée, comme pour avertir la postérité du dégoût et de l’horreur qu’il avait pour un travail que lui imposaient les circonstances et la soif de répandre ses talents et sa philosophie. » Nous avons reproduit les vers que les comédiens étaient obligés de substituer au panégyrique de Louis XIV qui se trouve au dénouement du Tartuffe. Mais bientôt les divertissements comiques firent un trop grand contraste avec la situation générale. Les patriotes firent ce qu’un Le Tellier n’aurait pas fait : le 3 septembre 1793, ils incarcérèrent en masse les « histrions » du théâtre de la Nation ; et la Maison de Molière fut envahie par un club de sans-culottes des faubourgs.
C’est après cette crise effroyable, lorsque l’ordre social se raffermit, que la gloire du poète brilla du plus vif éclat. Le commencement du XIXe siècle fut, comme dit M. Sainte-Beuve, « un incomparable moment de triomphe pour Molière, et par les transports d’un public ramené au rire de la scène, et par l’esprit philosophique régnant alors et vivement satisfait, et par l’ensemble, la perfection des comédiens français et l’excellence de Grandmesnil en particulier.[27] » Les travaux se multiplièrent avec une prodigieuse émulation. En 1802, Cailhava publia ses deux volumes d’études sur Molière. Plus tard, Népomucène Lemercier démontrait, dans son Cours analytique de littérature générale (tome II), que « l’examen des pièces de Molière suffit à compléter la poétique de son art. » Enfin, Beffara se livrait à ces investigations patientes qui devaient être si fécondes en résultats pour la biographie du poète.
Les grandes éditions se succédèrent à courts intervalles. On vit paraître celles de Petitot (1812), d’Auger (1819-1825), d’Auguis (1823), de Taschereau (1823-1824), d’Aimé Martin (1824-1826). Ce retour de la France vers le plus vrai et le plus profond de ses poètes, donna un nouvel élan à l’admiration de l’Europe ; et l’écrivain qui nous a déjà servi de guide chez les peuples étrangers nous dira encore la recrudescence qui se manifesta partout, ainsi que le caractère nouveau de ce mouvement ascendant d’admiration :
« Il ne faut pas en effet, dit M. Legrelle, oublier de remarquer la transformation qui pendant cette nouvelle période s’opère dans le caractère de cette grande influence littéraire. Militante, pour ainsi dire, pendant tout le XVIIIe siècle, elle devient à peu près purement honorifique au XIXe. En d’autres termes, l’Europe ne songe plus à refaire Molière : elle se contente de l’admirer. On ne le traduit plus guère, parce qu’en général il est devenu assez inutile de le traduire. On ne l’imite plus directement, parce qu’on a la tardive sagesse de désespérer d’y pouvoir réussir. Le premier feu d’enthousiasme est tombé. Qu’importe, puisqu’une sorte de vénération l’a remplacé ? Ne vaut-il pas mieux, après tout, être lu et joué qu’exposé sans cesse à la honte posthume des contrefaçons téméraires ? Ce n’est donc plus l’histoire de Molière revu et corrigé par l’Europe entière que nous avons à esquisser, c’est l’histoire de Molière placé et contemplé par l’ancien et le nouveau monde sur les plus hauts sommets de l’art et de la gloire. L’Allemagne et l’Angleterre vont nous montrer l’une après l’autre ces transitions fatales heureusement accomplies.
« Ce furent les impertinents paradoxes de Wilhelm de Schlegel qui donnèrent en Allemagne le premier signal d’une recrudescence d’attention en faveur de Molière. L’heure était enfin venue où le génie critique de la race germanique allait le dédommager des torts, bien involontaires sans doute, qu’avait eus envers lui l’impuissance de son génie comique. Il y avait alors, je parle de l’époque qui suivit les attaques de Schlegel, il y avait dans une petite ville de l’Allemagne un vieillard illustre dont les menus propos allaient chaque jour s’ajouter les uns aux autres sur les registres d’un jeune ami, le fidèle Eckermann. Grâce aux révélations d’Eckermann, nous savons aujourd’hui quelle impression la fatuité de Schlegel avait produite sur l’auteur de Faust et de Werther. Autant Schlegel lui paraissait ridicule, autant Molière lui semblait inimitable. Il aimait à l’appeler, non pas le premier dans son art, mais le modèle même de cet art, et il le relisait une fois tous les ans pour se rapprocher, disait-il lui-même, de la perfection du génie comique.[28] Pour Gœthe, d’ailleurs, Molière, ce n’était pas uniquement l’idéal de la comédie, mais bien aussi l’une des âmes les plus nobles et les plus délicates qui eussent jamais honoré l’humanité.
« Ce ne fut pas Gœthe seulement, ce fut toute l’Allemagne qui tint à témoigner par de nouveaux hommages de la complète inutilité de paradoxes aussi impudents que ceux de Wilhelm de Schlegel. Malgré la traduction estimable et complète, à deux comédies près, qui avait paru en 1752 à Hambourg, nos voisins ne pouvaient cependant pas encore se flatter, il y a trente ans, de posséder dans leur langue un Molière qui fût vraiment digne d’eux. Un éditeur d’Aix-la-Chapelle entreprit de combler cette lacune, et bientôt en effet parut, sous la direction de M. Lax, un Molière excellemment traduit tour à tour en vers et en prose, conformément à l’original, véritable monument de la patience allemande et témoignage significatif de sa persistante admiration. Qu’on ne croie pas au reste que l’Allemagne contemporaine se contente de relire Molière : elle se le fait jouer sur tous ses grands théâtres. J’ai eu moi-même l’occasion et le plaisir de voir M. Dawison s’essayer dans le rôle d’Harpagon. Dans ce théâtre de Dresde, sorte de temple royal de l’art dramatique, Molière, seul de tous les nôtres, a sa statue. Trois de ses personnages ont même été admis par M. Huebner à figurer sur la toile célèbre de cette même salle qu’on pourrait justement appeler la bannière de l’école romantique, et ce n’est pas là un si mince honneur qu’on le pourrait supposer, car Racine et Corneille en ont été exclus. On retrouverait ailleurs des exemples de cette préférence décidée de l’Allemagne pour Molière. À Stuttgard, pour ne citer qu’un fait, pendant une période où Racine n’apparaît que deux fois sur l’affiche, Molière l’occupe vingt et une fois.[29] Les marionnettes elles-mêmes, on en a la preuve, ont colporté ses pièces d’un carrefour à l’autre.[30]
« Un volume enfin ne serait pas de trop pour citer tous les écrivains qui dans la patrie de Schiller et de Gœthe ont parlé de Molière avec une respectueuse et ardente sympathie. Depuis M. Devrient, l’historien de l’art du comédien, jusqu’à M. Gervinus, l’historien de l’orgueil germanique, que la liste serait longue ! M. Édouard Arnd notamment, dans sa récente histoire de la littérature française, a écrit quelques pages qu’il faudrait se hâter de traduire en France.
« On ne s’attendrait peut-être pas à voir l’Angleterre, d’ordinaire absorbée par des préoccupations plus graves, lutter avec l’Allemagne d’admiration envers Molière, et oublier ses habitudes d’âpre patriotisme jusqu’à lui sacrifier Shakespeare. Si extraordinaire que ce spectacle puisse paraître, il est facile cependant de s’en donner la surprise agréable, en ouvrant, à la date de 1828, deux Revues anglaises qui venaient de se fonder. Dans le second tome du Foreign Quaterly Review, nous trouvons d’abord un long article de Walter Scott sur Molière, écrit à propos de la biographie, récente alors, de M. Taschereau, biographie qui paraît avoir eu, de l’Allemagne à l’Amérique, le plus grand retentissement. On ne saurait croire dans quels termes Waller Scott parle de l’auteur du Misanthrope et du Tartuffe. À deux reprises, il le nomme le prince de tous les poètes comiques, et, pendant deux pages, il semble s’efforcer de mettre Shakespeare au-dessous de lui. Il y a certainement dans ce parallèle une injustice ou plutôt un simple malentendu. Walter Scott refuse à Shakespeare, pour le donner à Molière, le sceptre de la poésie comique, sous prétexte que Molière est seul un vrai poète comique. C’est tout à fait un tort que d’attribuer un pareil monopole à Molière. Shakespeare est aussi à ses heures un poète comique, absolument comme Molière. Seulement il a sa forme de comédie à lui, son domaine propre. Mais nier que dans cette comédie il soit le premier, c’est prétendre contester l’évidence elle-même. Il en faut dire à peu près autant de l’article qui parut presque simultanément dans le quatrième numéro de l’Athenæum, à propos d’une série de représentations que Mlle Mars venait de donner à Londres, et dont Molière avait fait en grande partie les frais. Dans ce nouvel article, c’est encore Shakespeare qui augmente la gloire de Molière de tous les retranchements faits à la sienne.[31] Mais, je le répète, il y a la comédie de Shakespeare, de même qu’il y a la comédie de Molière, et ce serait bien plutôt les deux genres que les deux poètes qu’il conviendrait de comparer, si l’on tenait absolument à comparer quelque chose. Je n’en signale pas moins ces quelques colonnes anonymes de l’Athenæum comme l’un des plus précieux suffrages obtenus par Molière à l’étranger.[32]
« De 1828 à 1863, Molière ne paraît nullement avoir déchu dans l’opinion du public anglais. Il suffit, pour s’en convaincre, d’avoir été témoin, au musée de Kensington, de la curiosité tout particulièrement provoquée parmi les visiteurs par les petites toiles où M. Leslie et d’autres artistes ont essayé de traduire, à l’aide du pinceau, l’effet dramatique de quelques scènes populaires de notre poète. L’année dernière encore, les élèves du collège d’Eton jouaient une de ses œuvres devant le prince de Galles et sa jeune femme, aux applaudissements de tous leurs camarades ; et à quelques jours de distance, le speech day, à Harrow, était consacré à une représentation de mélanges dramatiques où figurait le Bourgeois gentilhomme. J’ajouterai même qu’un adolescent de la plus haute aristocratie n’avait pas dédaigné de se charger du modeste rôle de Covielle et de faire rire aux dépens du Grand Turc les défenseurs en titre de l’Empire Ottoman.
« Toutefois ce n’est pas seulement au centre de l’Europe que depuis le commencement de ce siècle on peut reconnaître le progrès continu de Molière. Pendant qu’il pénétrait plus profondément dans la masse des peuples qui avaient été les premiers à le connaître, en Europe et même au delà, il arrivait à la frontière de nations qui ne le connaissaient point encore. J’ai déjà parlé des nombreux traducteurs qui, dès le XVIIIe siècle, mirent la Pologne en possession de Molière. J’en pourrais encore ajouter d’autres qui appartiennent au XIXe. Il me suffira de mentionner, en passant, la traduction complète et véritablement définitive publiée en 1829 à Krzemieniec par M. Kowalski. Mais c’est en Russie surtout qu’il est intéressant de voir ses œuvres se répandre dans les plus anciennes publications périodiques, et le poète jouer en quelque sorte le rôle d’avant-coureur de la civilisation française. Dans le Courrier de l’Europe, entre autres, en 1810, en 1822, on trouve des scènes du Misanthrope et de l’École des Maris traduites en vers russes. La première de ces pièces, transposée dans la langue nationale par Kokoschkine et publiée à Moscou en 1816, était en 1823 représentée avec un grand succès sur le théâtre russe de Saint-Pétersbourg, grâce surtout à Mlle Kolossof, une Célimène de l’école de Mlle Mars, et ces représentations n’avaient alors d’égales en éclat que celles du Tartuffe joué simultanément par la troupe française. Depuis, le public moscovite a sans doute fait tort à Molière de la faveur extraordinaire qu’il a accordée à Marivaux. Sous la Restauration, il était encore tout entier à Molière. Une vogue aussi décidée rend moins invraisemblables les traces, ou tout au moins les symptômes d’imitation de Molière qu’on peut relever çà et là dans Pouchkine. Ce n’est pas seulement que Pouchkine, dans son Invité de pierre, ait disputé à Molière le type de Don Juan. Il y a encore dans la conception morale de son Baron avare une frappante analogie avec celle scène célèbre entre Harpagon et Cléante, où pour la première fois peut-être l’éventualité de rapports scandaleux entre un père avare et un fils prodigue se trouve indiquée et décrite avec une salutaire recherche de violence.[33] Enfin, à peu près vers le même temps, de 1835 à 1836, nous voyons également Molière en Valachie, où un traducteur du nom de Gika livre à la curiosité des populations roumaines, entre autres pièces, les Précieuses ridicules.
« Nous le retrouverions lu et admiré à cette époque dans le nouveau monde comme à l’orient de l’Europe. Dès 1828, un excellent article sur Molière, inséré dans la North American Review, constatait la notoriété générale de ses œuvres dans le pays. On peut dire en somme que la critique américaine n’hésite pas non plus à placer Molière à côté de Shakespeare, sans toutefois sacrifier celui-ci à celui-là, comme l’a fait quelquefois l’Angleterre. M. Prescott, l’ingénieux essayist, M. Calvert, voyageur et journaliste, me semblent avoir parfaitement bien indiqué à leurs compatriotes la vraie solution de cette délicate question de littérature comparée. Mais à quoi bon accumuler davantage des éloges unanimes, et continuer à recueillir des suffrages que nul ne contredit ? À l’heure qu’il est, Molière a porté avec lui le génie littéraire de la France jusqu’aux dernières limites de l’univers connu. Le soleil ne se couche pas non plus dans son empire. »
Chez nous, la lutte, ou plutôt l’insurrection littéraire qui éclata un peu avant 1830, ne porta à la renommée et à l’influence de Molière qu’un préjudice passager. Il fut bien moins attaqué que Racine et Boileau ; appartenant toutefois, comme eux, au siècle de Louis XIV, il ne put échapper entièrement à la disgrâce momentanée où tomba l’ancienne littérature. L’un des plus déterminés novateurs, Stendhal (Henri Beyle), apportait, dans son appréciation de Molière, ces restrictions paradoxales : « Assurément, disait-il, Molière est supérieur à ce benêt qui s’appelle Destouches, mais Molière est inférieur à Aristophane... Quelque grand que soit Molière, Regnard est plus comique. Les pièces de Molière sont remplies de scènes probantes qui donnent un très grand plaisir philosophique. Les vieillards aiment à les citer et rangent à la suite, par la pensée, tous les événements de leur vie, qui prouvent que Molière a vu juste dans les profondeurs du cœur humain. On songe souvent à ces scènes immortelles ; on y fait sans cesse allusion ; elles achèvent à tous moments nos pensées dans la conversation, et sont tour à tour des raisonnements, des axiomes ou des plaisanteries, pour qui sait les rappeler à propos. Jamais d’autres scènes n’entreront si avant dans les têtes françaises. En ce sens, elles sont comme des religions ; le temps d’en faire est passé. Enfin il est peut-être plus difficile de faire de telles scènes que les scènes plaisantes de Regnard. Orgon saisissant Tartuffe, au moment où celui-ci, après avoir parcouru de l’œil tout l’appartement, vient embrasser Elmire, offre un spectacle plein de génie, mais qui ne fait pas rire. Cette scène frappe le spectateur, elle le frappe de stupeur, elle le venge, si l’on veut, mais elle ne le fait pas rire. »
Stendhal reprend, à un tout autre point de vue que J.-J. Rousseau et Bossuet, la thèse de l’immoralité de Molière : « Molière inspire l’horreur de n’être pas comme tout le monde, et voilà pourquoi il est immoral. Voyez, dans l’École des Maris, Ariste, le frère raisonneur, parler de la mode des vêtements à Sganarelle, le frère original. Voyez Philinte prêchant le misanthrope Alceste sur l’art de vivre heureux. Le principe est toujours le même : être comme tout le monde. La manie raisonnante et l’amour des chartes (ces lignes étaient écrites vers la fin de la Restauration) s’étant par malheur emparé des peuples, l’esprit de charte, en faisant son tour d’Europe, apercevra un jour à ses pieds les vieilles convenances, et les brisera d’un coup d’aile. Alors tombera cette maxime célèbre, le palladium du savoir vivre de nos grands-pères : « Il faut être comme un autre : » alors aussi paraîtra la décrépitude de Molière. »
Le génie ordonné et lumineux de Molière ne pouvait plaire sans réserve à l’école romantique. M. Victor Hugo, dans le volume sur Shakespeare (1864), qui est comme le dernier manifeste de cette école, M. Victor Hugo ne fait pas figurer Molière dans la première lignée des génies. Il lui reproche d’avoir été trop docile aux conseils de Boileau, de n’avoir pas su conserver le style de l’Étourdi, qu’il trouve supérieur au style du Misanthrope, et de n’avoir pas écrit un assez grand nombre de scènes comme celle du Pauvre dans Don Juan. La vérité, c’est qu’au fond Molière s’accommodait malaisément aux théories du romantisme : celui-ci, on s’en souvient, ne voulait plus ni tragédie ni comédie ; le drame devait remplacer l’une et l’autre. Or, comme Molière s’est maintenu rigoureusement dans les limites du genre comique, il était trop difficile aux novateurs de l’enrôler sous leur drapeau, pour qu’ils ne lui en gardassent point rancune.
Si quelques contestations s’élevèrent au milieu de l’effervescence du mouvement romantique, elles n’eurent que peu d’effet sur l’opinion, et la gloire de Molière n’en fut pas offusquée. Cette gloire sortit plus éclatante de ces orages littéraires, et elle atteignit à son apogée. Il ne semble pas, en effet, qu’elle puisse monter plus haut ni s’étendre davantage. L’inauguration du monument qui lui fut élevé en 1844 eut tout le caractère d’une cérémonie nationale ; le gouvernement et les chambres s’y associèrent avec enthousiasme. M. Vitet disait devant les représentants de la France : « Sans doute il est des circonstances où le concours de l’État non-seulement ne serait pas nécessaire, mais deviendrait excessif et donnerait aux témoignages de la reconnaissance publique trop de solennité : il est des illustrations toutes locales, des hommes bienfaiteurs d’une contrée, d’une ville, qui ne doivent être honorés, pour ainsi dire, qu’en famille. Mais lorsque le mente s’élève à une certaine hauteur, lorsque les services rendus s’étendent à la généralité des citoyens, et, par-dessus tout, lorsqu’il s’agit d’un de ces génies qui sont la gloire, non d’une localité, non d’une nation, mais de l’esprit humain lui-même, qui pourrait demander que les honneurs qu’on lui rend ne fussent qu’une affaire purement municipale ? Un tel hommage n’aurait-il pas quelque chose d’incomplet, et l’État ne manquerait-il pas à sa mission en négligeant de revendiquer le droit d’apporter son tribut au nom de la société ? La question n’est donc pas de savoir si telle ville est assez riche pour glorifier son grand homme, mais si cet homme est assez grand pour mériter autre chose que les seuls honneurs de sa ville, et si la munificence de l’État ne lui est pas due en quelque sorte comme le complément nécessaire de l’hommage qui lui est décerné. »
Ses pièces, constamment représentées, exercent sur le public un attrait extraordinaire et balancent la vogue des productions nouvelles. Les études sur tout ce qui se rattache à l’homme ou au poète n’ont jamais excité autant d’ardeur que depuis quelques années ; sa vie et ses ouvrages sont un sujet inépuisable de recherches ou d’observations. Les publications qui le concernent se succèdent en nombre presque infini : « Sans cesse agrandie de la sorte, dit M. Sainte-Beuve, la réputation de Molière, merveilleux privilège ! n’est parvenue qu’à s’égaler au vrai et n’a pu être surfaite. Le génie de Molière est désormais un des ornements et des titres du génie même de l’humanité. La Rochefoucauld, en son style ingénieux, a dit que l’absence éteint les petites passions et accroît les grandes, comme un vent violent qui souffle les chandelles et allume les incendies : on en peut dire autant de l’absence, de l’éloignement et de la violence des siècles, par rapport aux gloires. Les petites s’y abîment, les grandes s’y achèvent et s’en augmentent. Mais parmi les grandes gloires elles-mêmes, qui durent et survivent, il en est beaucoup qui ne se maintiennent que de loin, pour ainsi dire, et dont le nom est mieux que les œuvres dans la mémoire des hommes. Molière, lui, est du petit nombre toujours présent, au profit de qui se font et se feront toutes les conquêtes possibles de la civilisation nouvelle. Plus cette mer d’oubli du passé s’étend derrière et se grossit de tant de débris, et plus aussi elle porte ces mortels fortunés et les exhausse ; un flot éternel les ramène tout d’abord au rivage des générations qui recommencent. Les réputations, les génies futurs, les livres, peuvent se multiplier, les civilisations peuvent se transformer dans l’avenir, pourvu qu’elles se continuent ; il y a cinq ou six grandes œuvres qui sont entrées dans le fonds inaliénable de la pensée humaine. Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière. »
[1] Cette requête contient les détails les plus intéressants sur les derniers moments de Molière. Elle a été publiée pour la première fois en 1800 dans « le Conservateur, ou Recueil de morceaux inédits tirés des portefeuilles de M. François de Neufchâteau. » C’est un document qu’on ne peut se dispenser de reproduire ici :
« À monseigneur l’illustrissime et révérendissime archevêque de Paris.
« Supplie humblement Élisabeth-Claire-Grasinde Béjard, veufve de feu Jean-Baptiste Pocquelin de Molière, vivant valet de chambre et tapissier du Roy, et l’un des comédiens de sa trouppe, et en son absence Jean Aubry son beau-frère ; disant que vendredy dernier, dix-septième du présent mois de febvrier mil six cent soixante-treize, sur les neuf heures du soir, ledict feu sieur de Molière s’estant trouvé mal de la maladie dont il décéda environ une heure après, il voulut dans le moment témoigner des marques de ses fautes et mourir en bon chrestien, à l’effet de quoy avecq instances il demanda un prestre pour recevoir les sacrements, et envoya par plusieurs fois son valet et servante à Sainct-Eustache sa paroisse, lesquels s’adressèrent à messieurs Lenfant et Lechat, deux prestres habituez en ladicte paroisse, qui refusèrent plusieurs fois de venir ; ce qui obligea le sieur Jean Aubry d’y aller luy-mesme pour en faire venir, et de faict fist lever le nommé Paysant, aussi prestre habitué audict lieu ; et comme toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une heure et demye, pendant lequel temps ledict feu Molière décéda, et ledict sieur Paysant arriva comme il venait d’expirer ; et comme ledict feu Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession dans un temps où il venait de représenter la comédie monsieur le curé de Saint-Eustache lui refuse la sépulture, ce qui oblige la suppliante vous présenter la présente requeste, pour luy estre sur ce pourvu.
« Ce considéré, monseigneur, et attendu ce que dessus, et que ledict défunct a demandé auparavant que de mourir un prestre pour estre confessé, qu’il est mort dans le sentiment d’un bon chrestien, ainsy qu’il l’a témoigné en présence de deux dames religieuses, demeurant en la même maison, d’un gentilhomme nommé M. Couton, entre les bras de qui il est mort, et de plusieurs autres personnes ; et que M. Bernard, prestre habitué en l’église Sainct-Germain, lui a administré les sacrements à Pasque dernier, il vous plaise de grâce spécialle accorder à ladicte suppliante que son dict feu mary soit inhumé et enterré dans ladicte église Sainct-Eustache, sa paroisse, dans les voyes ordinaires et accoutumées, et ladicte suppliante continuera les prières à Dieu pour vostre prospérité et santé, et ont signé. Ainsy signé, Le Vasseur et Aubry, avecq paraphe. »
« Et au-dessoubz est escript ce qui suit :
« Renvoyé au sieur abbé de Benjamin, nostre official, pour informer des faicts contenus en la présente requeste, pour, information à nous rapportée, estre en suitte ordonné ce que de raison. Faict à Paris, dans nostre palais archyépiscopal, le vingtiesme febvrier mil six cent soixante-treize. Signé, Archevesque de Paris. »
[2] Voici le texte de l’arrêté épiscopal :
« Veu ladicte requeste, ayant aucunement esgard aux preuves resultantes de l’enqueste faicte par mon ordonnance, nous avons permis au sieur curé de Sainct-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps du défunct Molière dans le cimetière de la paroisse, à condition néantmoins que ce sera sans aucune pompe, et avecq deux prestres seullement et hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun service solemnel pour luy, ny dans ladicte paroisse Sainct-Eustache ny ailleurs, mesme dans aucune église des réguliers, et que nostre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de nostre église, que nous voulons estre observées selon leur forme et teneur. Donné à Paris, ce vingtiesme febvrier mil six cent soixante-treize. Ainsi signé, Archevesque de Paris.
« Et au-dessoubz,
« Par Monseigneur : Morange, avecq paraphe. »
« Collationné en son original en papier, ce faict, rendu par les notaires au Chastellet de Paris soubzsignez, le vingt-uniesme mars mil six cent soixante-treize. Signé : Le Vasseur. »
[3] Cette relation, sans signature, a été publiée par M. Benjamin Fillon, dans les Considérations historiques et artistiques sur les monnaies de France, 1851, in-8°, page 193.
[4] Voyez le Journal du voyage de deux jeunes Hollandais à Paris en 1657-1658. Paris, Duprat, 1862.
[5] Cette maison est, suivant Beffara, la maison de la rue Richelieu qui porte aujourd’hui le n° 34 ; M. Ed. Fournier croit que c’est plutôt celle qui porte le n° 42.
[6] Elle était née le 4 août 1665.
[7] Registre de La Grange.
[8] Voici cet acte de décès, inscrit aux registres des convois de la paroisse de Saint-Sulpice, pour l’année 1700, f° 41 :
« Ledit jour, 2 décembre 1700, a été fait le convoi, service et enterrement de damoiselle Armande-Grezinde-Claire-Élisabeth Béjart, femme de M. François-Isaac Guérin, officier du Roi, âgée de cinquante-cinq ans, décédée le dernier jour de novembre de la présente année, dans sa maison, rue de Touraine. Et ont assisté audit convoi, service et enterrement, Nicolas Guérin, fils de ladite défunte ; François Mignot, neveu de ladite défunte, et M. Jacques Raisin, officier du Roi et ami de ladite défunte, qui ont signé, Guérin, François Mignot et Jacques Raisin. »
[9] Elle était née au commencement de 1643 ou à la fin de 1642. Béjart le père étant mort au commencement de 1643, sa veuve, Marie Hervé, se présenta, le 10 mars, devant le lieutenant civil Antoine Ferrand, pour renoncer, au nom de ses enfants Joseph (et non Jacques), Madeleine, Geneviève, Louis, et « une petite non baptisée, » à la succession de leur père. Cette petite, dont le décès de Béjart le père avait sans doute retardé le baptême, n’est autre qu’Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth Béjart, la même qui, âgée en 1662 « de vingt ans ou environ, » comme il est dit dans le contrat de mariage du 23 janvier, épousa Molière. Ces actes authentiques doivent prévaloir sur la mention contenue dans l’acte de décès, car on ne visait pas dans les actes de décès à une exactitude extrême, et l’on se contentait souvent d’un à peu près. Nous avons rajeuni Armande Béjart de deux ou trois ans, en nous conformant à l’acte de décès ; mais la rectification qui résulte des recherches nouvelles ne fait qu’ajouter de la force aux considérations que nous avons développées et donner définitivement gain de cause à l’opinion que nous avons soutenue.
[10] L’église dans laquelle la fille de Molière avait été inhumée vient d’être démolie. (E. Soulié.)
[11] Voici les noms des acteurs et des actrices qui composèrent la troupe de Guénégaud :
LES SIEURS |
MESDEMOISELLES |
Du Palais-Royal : La Grange, Debrie, Du Croisy, Hubert. Du Marais : Rosimond, La Roque, Dauvilliers, Dupin, Verneuil, Guérin d’Estriché. Machinistes (c’est ainsi que La Grange désigne ces deux personnages) : Sourdeac, Champeron. |
Du Palais-Royal : Molière, La Grange, Debrie, Aubry (Gen. Béjart), Angélique du Croisy. Du Marais : Dauvilliers, Dupin, Dumont (Ozillon), Guyot. |
En tout, vingt et un sociétaires qui avaient ensemble dix-sept parts et demie, et auxquels il faut ajouter un pensionnaire. « Le produit des recettes, disait encore Fleury en 1771, se répartit entre les acteurs sociétaires dans des proportions inégales et en quelque sorte relatives. Ce produit étant divisé en tel nombre de parts, les uns ont une part entière, les autres une demi-part ou un quart seulement. Tous les mois, les comptes sont réglés ; et, après avoir prélevé les frais d’administration et les pensions des acteurs à la retraite, on procède au partage dans l’échelle de proportion établie. »
[12] Théâtre français, livre III, p. 203.
[13] Ces noms sont les suivants :
LES SIEURS |
MESDEMOISELLES |
Champmeslé, Baron, Poisson, La Grange, Beauval, Dauvilliers, La Thuillerie, Guérin d’Estriché, Hubert, Rosimond, Raisin, De Villiers, Verneuil, Hauteroche, Du Croisy. |
Champmeslé, Baron (Charlotte de La Thorillière), Beauval, Molière, La Grange, Bellonde, Debrie, Dennebaut, Dupin, Guyot, Angélique Du Croisy, Raisin. |
En tout, quinze acteurs et douze actrices intervenant dans la société pour vingt et une parts et un quart.
[14] Ce système d’amélioration ne paraît pas avoir eu grand succès, au jugement de Louis XIV lui-même. On lit dans le Journal du marquis de Dangeau sous la date du 9 octobre 1700 : « Le roi, qui n’avait paru à aucune comédie depuis longtemps, vit, dans la tribune de la duchesse de Bourgogne, les trois premiers actes de l’Avare ; mais il ne trouva pas que les comédiens la jouassent bien. Mme la duchesse de Bourgogne le pressa fort de demeurer jusqu’à la fin, mais il ne put s’y résoudre. »
[15] Patria, histoire du théâtre en France, col. 2340.
[16] Avocat alors en renom.
[17] Mémoire des principaux actes de vertu qu’une personne de probité a remarqués en feu Monseigneur le Dauphin. (1712.)
[18] Nouveaux Lundis, par M. Sainte-Beuve, tome II, 1864.
[19] Il mourut en venant de jouer une comédie intitulée le Malade imaginaire, où il parlait des médecins. (Note de l’auteur.)
[20] Ce sonnet, qui a été signalé par M. P. Lacroix, se lit page 27 de l’Apollon français ou l’Abrégé des règles de la poésie française, par L. I. L. B. G. N. (Les Isles Le Bas) ; Rouen, Julien Courant, 1674, in-12.
On a eu tort de conclure de ce sonnet que Molière n’avait pas été inhumé en terre consacrée. Si l’on avait pris la peine de lire l’ordonnance de l’archevêque de Paris : « Nous avons permis au sieur curé de Saint-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps du défunt Molière dans le cimetière de la paroisse, » on ne serait pas tombé dans cette erreur. On aurait dû remarquer aussi les mots du correspondant de Boivin : « Il a été enterré au pied de la croix. » La croix ne protégeait pas les lieux où étaient ensevelis ceux qui n’avaient jamais eu ou qui avaient perdu la qualité de chrétiens. Pour inhumer Molière dans ces lieux-là, il n’y aurait eu, d’ailleurs, aucune démarche à faire, rien à obtenir ; le clergé n’avait pas à s’en mêler. On ne pouvait, en tous cas, faire autre chose d’un cercueil.
On est donc obligé de supposer ou que la pièce citée ci-dessus fut composée avant l’arrêté qui accordait à Molière la sépulture ecclésiastique, ou que l’auteur, habitant sans doute Rouen, ignorait qu’on ne se fut pas conformé à la règle commune.
[21] Grimarest dit pareillement : « Aussitôt que Molière fut mort, Baron fut à Saint-Germain en informer le roi ; Sa Majesté en fut touchée et daigna le témoigner. »
[22] Il montre quatre grosses liasses de papiers. (Note de l’auteur.)
[23] Voyez la Notice de George Dandin, celle de l’Avare, et celle du Bourgeois gentilhomme.
[24] Pièce dont l’auteur était l’abbé Lebeau de Schosne.
[25] Citons celle-ci :
Avec vous, messieurs, Dieu merci,
Molière désormais figure.
Tous nos grands hommes sont ici :
Mais ils n’y sont plus qu’en peinture.
[26] Holberg considéré comme imitateur de Molière ; Paris, librairie Hachette, 1864.
[27] Cet ensemble n’eut lieu qu’après la réunion du théâtre de l’Odéon avec celui du Palais-Royal ou de la République : car les opinions politiques avaient aussi séparé la comédie en deux camps. Revenue à son complet par une réconciliation, la Comédie-Française présentait alors, pour les pièces de Molière, Grandmesnil, Mole, Fleuri, Dazincourt, Dugazon, Baptiste aîné, Mlles Contât, Devienne, Mlle Mars déjà ; le vieux Préville reparut même deux ou trois fois dans le Malade imaginaire. Un pareil moment ne se reproduira plus jamais pour le jeu de ces pièces immortelles.
[28] « Molière est si grand que chaque fois qu’on le relit on éprouve un nouvel étonnement. C’est un homme unique ; ses pièces touchent à la tragédie, elles saisissent, et personne en cela n’ose l’imiter. Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple des gravures d’après les grands maîtres italiens. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres ; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraîchir nos impressions. »
Nous avons cité plusieurs de ces appréciations remarquables de Gœthe. Extrayons encore les lignes suivantes :
« S’il y a quelque part une poésie comique, Molière doit être mis au rang le plus glorieux dans la première classe des grands poètes comiques. Naturel exquis, soin des développements, habileté d’exécution, voilà les qualités qui règnent chez lui avec une harmonie parfaite ; quel plus grand éloge peut-on faire d’un artiste ? Tel est le témoignage que donnent de lui ses pièces depuis plus d’un siècle ; il n’est plus là pour les rendre, mais le désir de leur donner la vie éveille les facultés de tous les comédiens les mieux doués par le talent et par l’esprit. » (Conversations de Gœthe, recueillies par Eckermann, traduites par E. Délerot.)
[29] De Paris à Bucharest, par M. V. Duruy.
[30] Dans le Neues Marionettentheater, nouveau Théâtre des Marionnettes, d’après les pièces originales italiennes, espagnoles, françaises et allemandes ; par Chr. Vargas ; Augsbourg, Jenisch, 1826, 2 vol. in-8°, on trouve entre autres pièces Arlequin parvenu, tiré du Bourgeois gentilhomme.
[31] We certainly have in comedy no name equal to Molière. M. Legrelle nous paraît chicaner à tort le critique anglais sur cet aveu parfaitement véritable.
[32] Auger a raconté, dans le Discours qui précède son édition des Œuvres de Molière, une anecdote qui témoigne aussi du prestige tout exceptionnel dont jouit le poète comique aux yeux des Anglais : « En 1800, Kemble, le fameux acteur anglais, vint à Paris. Les comédiens du Théâtre-Français lui firent fête, et, entre autres politesses, lui donnèrent un dîner splendide. On y parla beaucoup des grands auteurs et des grands acteurs qui ont illustré la scène de Paris et celle de Londres. Il était difficile qu’on n’en vînt pas à disputer un peu sur la prééminence de l’un ou de l’autre pays, en ce qui concerne l’art dramatique. On dit, de part et d’autre, de fort belles choses sur les deux systèmes et sur les principaux chefs-d’œuvre auxquels ils ont donné naissance. De la question des ouvrages on passa bientôt à celle des hommes et des époques. Nos comédiens avaient sans doute d’excellents arguments à faire valoir ; mais, la courtoisie les obligeant à ne point trop pousser l’étranger à qui ils faisaient honneur, ils semblaient perdre du terrain, lorsque Michot, venant au secours de la France qui périclitait, éleva solennellement la voix, et dit à Kemble : « Fort bien, monsieur, fort bien ; mais Molière ? que dites-vous de celui-là ? » Et Michot crut l’avoir atterré du coup. « Oh ! pour Molière, répondit froidement l’Anglais, c’est autre chose. Molière n’est pas un Français. – Comment ! que dites-vous donc là ? Molière est un Anglais, peut-être ? – Non, Molière n’est pas non plus un Anglais : ce n’est pas là ce que je veux dire. – Qu’est-ce donc ? – Le voici. Je me figure, moi, que Dieu, dans sa bonté, voulant donner au genre humain le plaisir de la comédie, un des plus doux qu’il puisse goûter, créa Molière, et le laissa tomber sur terre, en lui disant : « Homme, va peindre, amuser, et, si tu peux, corriger tes semblables. » Il fallait bien qu’il descendît sur quelque point du globe, de ce côté du détroit, ou bien de l’autre, ou bien ailleurs. Nous n’avons pas été favorisés : c’est de votre côté qu’il est tombé. Qu’importe ? Je soutiens qu’il est à nous aussi bien qu’à vous. Est-ce vous seulement qu’il a peints ? est-ce vous seulement qu’il amuse ? Non : il a peint tous les hommes, tous font leurs délices de ses ouvrages, et tous sont fiers de son génie. Les petites divisions de royaumes et de siècles s’effacent devant lui. Tel ou tel pays, telle ou telle époque, n’ont pas le droit de se l’approprier. Il appartient à l’univers. »
[33] Voyez Poèmes dramatiques d’Alexandre Pouchkine, traduits du russe par Ivan Tourguéneff et Louis Viardot. Paris, librairie de Hachette, 1862.