Notice sur l’Impromptu de Versailles de Molière (Louis MOLAND)

Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.

 

 

La Critique de l’École des Femmes exaspéra les ennemis du poète comique. Les censeurs, si spirituellement raillés, voulurent avoir leur revanche ; et aussitôt on vit, du milieu de la foule, s’élancer des écrivains qui se firent les interprètes des colères soulevées de toutes parts. Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne se mirent tout naturellement à la tête du mouvement ; ils étaient animés d’une violente jalousie contre ce chef d’une troupe de campagne qui les avait supplantés dans la faveur du monarque et dépossédés du privilège, à la fois si glorieux et si profitable, de divertir la cour. Ils réclamaient en vain ce qui leur semblait un droit inhérent à leur titre de troupe royale ; ils protestaient, sollicitaient, briguaient.[1] Ces comédiens rivaux ne pouvaient manquer, par conséquent, de prendre l’initiative dans la lutte qui éclatait.

Nous avons retracé sommairement dans la Vie de Molière les divers épisodes de cette guerre comique, pour nous servir d’un mot qui a été employé à cette époque même. De Villiers, le premier, essaya de répondre à la Critique par sa Zélinde (juillet 1663). Cette pièce était une compilation minutieuse et détaillée de tous les griefs articulés par les détracteurs de Molière et de l’École des Femmes ; mais cette compilation était lourde et indigeste ; et les comédiens de l’hôtel de Bourgogne ne crurent pas possible sans doute de représenter l’œuvre de leur camarade. Ils demandèrent une pièce à un jeune auteur, Edme Boursault, qui s’empressa de composer le Portrait du Peintre.

Le Portrait du Peintre fut joué à l’hôtel de Bourgogne dans le mois d’août ou de septembre (on ignore l’époque précise). Les nombreuses rivalités et inimitiés qui s’étaient coalisées contre Molière firent une sorte de succès à cette comédie.

« Chacun est demeuré d’accord, dit un contemporain[2], que celui qui l’avait faite a un pinceau et des couleurs à représenter parfaitement bien les choses. Zoïle (Molière) a été lui-même témoin, non pas sans quelque chagrin, des applaudissements universels qu’on a donnés à ce spirituel tableau ; et je crois qu’à présent il a bien changé le dessein qu’il pouvait avoir de riposter, et qu’il s’en tiendra à cette première bernerie. » L’auteur, en ceci, n’était pas bon prophète.

« Vite, promptement, tôt le déconcerta, dit un autre, et le ouf ! lui fut un coup de massue dont il est encore étourdi. » Quand on cherche dans la pièce de Boursault ce passage qui aurait été si cruel à Molière, voici ce qu’on lit :

 

Eh ! parlez, dépêchez, vite, promptement, tôt !

On appelle cela réciter comme il faut !

Verra-t-on en lisant, fût-on grand philosophe,

Ce que veut dire un ouf ! qui fait la catastrophe ?

Baron, ouf ! que dis-tu de cet ouf ! placé là ?

Par ma foi ! cher baron, il faut voir tout cela.

 

Il est difficile de deviner ce qui pouvait, dans ces vers, produire sur Molière un effet si accablant. Donnons encore deux ou trois échantillons de cette critique : voici ce qui concerne la scène du notaire (scène II du IVe acte de l’École des Femmes) :

 

Est-il rien de si beau que l’endroit du notaire ?

Et cet endroit charmant qu’on a tant admiré

Avec tout l’art possible n’est-il pas digéré ?

Le petit dialogue est d’une adresse extrême,

Car ce que dit Arnolphe, il le dit en lui-même,

Et les moins délicats sont d’accord sur ce point

Qu’on ne peut pas répondre à, ce qu’on n’entend point.

Cependant, par un jeu dont l’éclat doit surprendre,

L’un ne veut pas répondre à ce qu’il doit entendre ;

Et, pour des deux côtés faire voir des appas,

L’autre répond sans peine à ce qu’il n’entend pas.

 

Boursault, retournant le rôle de Climène, badine comme il suit, sur le fameux le de la scène VI du deuxième acte.

 

LE COMTE.

Tout exprès

La Marquise y courait pour voir le le d’Agnès.

ORIANE.

Je l’ai vu ; que je l’aime et que j’en suis contente !

Ce le, c’est une chose horriblement touchante ;

Il m’a pris le... Ce le fait qu’on ouvre les yeux.

LE COMTE.

Oui, ce le, Dieu me damne, est un le merveilleux.

Quand je vis que l’actrice y faisait une pose,

Je crus que l’innocente allait dire autre chose ;

Et le ruban, ma foi, je ne l’attendais pas.

ORIANE.

Et ce le pour madame eut-il beaucoup d’appas ?

AMARANTE.

J’en dirais mon avis, ne pouvant m’en défendre :

Mais qui s’en ressouvient prit plaisir à l’entendre ;

Et moi, de qui l’esprit s’en est peu soucié,

À peine l’eus-je appris que je l’eus oublié.

ORIANE.

À le revoir, pour moi, je serais toute prête :

Ce le toute la nuit m’a tenu dans la tête,

Ma chère ; aussi ce le charme tous les galants.

LE COMTE.

En effet, j’en vois peu qui ne donnent dedans,

La beauté de ce le n’eut jamais de seconde.

CLITIE.

Il est vrai que ce le contente bien du monde ;

C’est un le fait exprès pour les gens délicats.

AMARANTE.

Elle est maligne, au moins ; ne vous y fiez pas,

Car je sais que ce le lui paraît détestable.

CLITIE.

Il est vrai, ma cousine : il me semble effroyable ;

Mais ce le par madame est si bien appuyé,

Que je meurs de regret qu’il nous ait ennuyé.

 

Boursault, enfin, devance le reproche adressé au dénouement de l’École des Femmes par Voltaire, qui le qualifiait de postiche :

 

Enfin, le dénouement n’est-il pas admirable ?...

Vous m’allez alléguer que touchant cet Enrique,

On le tire aux cheveux pour quitter l’Amérique,

Et que durant la pièce, en aucun des endroits,

On ne s’aperçoit point qu’il soit père d’Agnès.

Mais il n’est pas d’auteur dont la plume n’apprenne

Que dans ce qu’on attend il n’est rien qui surprenne ;

Au contraire, on croit beau ce qu’on trouve étonnant,

Et ce qu’on n’attend pas est toujours surprenant.

 

C’est là, sans contredit, ce qu’on trouve de plus judicieux dans le Portrait du Peintre. Cette pièce vient d’être réimprimée dans les Contemporains de Molière[3]. Le jugement suivant qu’en porte le nouvel éditeur est ce qu’on peut en dire de moins défavorable : « Le Portrait du Peintre, dit M. Fournel, se ressent de la précipitation avec laquelle il est écrit, et de la gêne que ressentait l’auteur par suite de l’obligation qu’il s’était imposée de suivre la Critique pas à pas, en en prenant le contre-pied. Il faut la lire, moins pour sa portée littéraire que pour sa valeur historique. La versification est généralement faible et la plaisanterie souvent froide ; le style est très négligé, et les mêmes rimes reviennent sans cesse. Mais elle a des passages d’une raillerie ingénieuse et vive ; et, à des yeux prévenus, elle devait paraître un chef-d’œuvre de fine et mordante ironie. » Il fallait, en effet, que des yeux fussent bien prévenus pour qu’elle pût leur faire cette illusion. Elle a été imprimée sous le patronage du duc d’Enghien, fils du grand Condé, qui (Boursault le constate dans sa dédicace ) l’avait applaudie.

Le troisième volume des Nouvelles nouvelles, publié pendant cette année 1663[4], était venu en aide à l’opposition formée contre Molière, quoique ce recueil traduisît certainement une haine moins âpre et une hostilité moins déterminée que le Portrait du Peintre et surtout que la Zélinde. C’étaient là les représailles littéraires. Il y en eut d’une autre sorte. On cherchait à faire sortir les marquis de leur apathie, de leur insensibilité ; on tâchait d’exciter leur amour-propre. « L’on m’en a montré plusieurs, disait de Villiers, qui étaient auprès de celui qui les contrefaisait, et je ne pouvais m’imaginer comment il osait se moquer d’eux ; mais je me suis souvenu qu’il leur en avait peut-être demandé la permission... Ce qui me les fait estimer, c’est qu’ils ont l’humeur bien douce, puisqu’ils souffrent qu’on se moque d’eux. » On en appelait en même temps au beau sexe outragé : « Je suis trop attaché à l’intérêt des dames, disait tel autre critique[5], pour ne pas soutenir que cette École est une satire effroyablement affilée contre toutes, qui mériterait tant soit peu l’époussette, si l’on était moins débonnaire en France. »

Un grand seigneur, le duc de La Feuillade, n’entendit pas mériter ces reproches. Croyant que Molière l’avait voulu jouer dans ce marquis de la Critique, qui est un adversaire si obstiné de Tarte à la crème, il s’approcha un jour du poète, feignit de l’embrasser comme cela se pratiquait alors, et lui frotta rudement le visage contre les boutons de son habit : belle vengeance à laquelle applaudit l’auteur de Zélinde.

C’est au milieu de ce tapage, au plus fort de ces persécutions, que la troupe fut mandée pour une semaine à Versailles (du 16 au 24 octobre). Louis XIV donna à Molière l’ordre de riposter à ses ennemis, et lui offrit pour cette nouvelle exécution le théâtre de la cour. « Molière, dit Auger, n’en fut peut-être pas moins embarrassé que flatté : c’était lui prescrire de recommencer son propre ouvrage, au risque de demeurer inférieur à lui-même et de procurer un véritable triomphe à ses adversaires, loin de leur faire essuyer un second échec. Molière avait besoin de tous les secours de son art pour se tirer d’un pas si difficile ; son art ne lui fut pas infidèle. »

Molière imagina cette scène de répétition qu’il a intitulée l’Impromptu de Versailles, et dans laquelle il se montrait préparant une pièce au milieu de ses comédiens. Le masque comique était, pour ainsi dire, déposé ; les attaques ne pouvaient plus être que directes et personnelles. Ce n’est pas sans surprise qu’on voit un véritable accès de verve aristophanesque se produire justement en face de la cour la plus pompeuse et la plus superbe dont se soit entouré un monarque d’Occident.

De Versailles, l’Impromptu passa à la ville ; il l’ut joué au Palais-Royal le 4 novembre, et eut dix-neuf représentations. Son grand intérêt pour nous n’est pas celui de la réplique et de la satire, c’est surtout un intérêt biographique : on y voit Molière à l’œuvre, entouré de ses camarades ; chacun y figure sous son nom, chacun trahit son caractère. Madeleine Béjart régente ; Mlle Molière querelle ; Mlle Duparc, en minaudant, proteste qu’elle est la personne du monde la moins façonnière ; Mlle Du Croisy a le rôle d’une médisante doucereuse « dont elle ne s’acquittera pas mal. » Molière lui-même y est avec sa vivacité d’esprit, son activité et son impatience ; le voilà dans la situation où il se trouvait souvent : c’était de cette manière qu’il expliquait aux comédiens les rôles dont il les chargeait ; c’est ainsi que, développant à leurs yeux le caractère de chaque personnage, il leur apprenait à le revêtir des formes les plus vraies et les plus expressives. On peut comparer l’Impromptu de Versailles à ces tableaux où quelques grands artistes se sont peints eux-mêmes dans leur atelier, au milieu de leurs modèles et de leurs élèves.

Molière ne fit pas imprimer l’Impromptu, qu’il considérait sans doute comme une œuvre de polémique passagère. La Grange le mit au jour, pour la première fois, dans le septième volume de l’édition de 1682 : il n’y a donc point de variantes à ce texte. On aurait pu seulement signaler les corrections qui ont été proposées à la leçon des premiers éditeurs par ceux qui leur ont succédé, si ces corrections avaient offert quelque intérêt, mais nous n’en avons trouvé de cette sorte ni dans le texte de l’Impromptu ni dans celui du Remerciement au roi, qui lui fait suite.

 


[1] La Grange, une année avant l’époque de la Critique, inscrivait sur son registre la mention suivante : « Le samedi 24 juin (1662), la troupe est partie, par ordre du roi, pour aller à Saint-Germain-en-Laye. On a joué treize fois devant Leurs Majestés. La troupe est revenue le vendredi 11 août. Le roi a donné à la troupe 14 000 livres, croyant qu’il n’y avait que quatorze parts ; cependant la troupe était de quinze parts. La reine-mère fit venir les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, qui la sollicitèrent (MM. Floridor, Montfleury) de leur procurer l’avantage de servir le roi, la troupe de Molière leur donnant beaucoup de jalousie. Reçu 14 000 livres, lesquelles ont été payées en trois payements, savoir ; 6 000 livres, 17 août 1662 ; – 4 000 livres, 12 mars 1663 ; – 4,000 livres, 9 mai suivant. »

[2] L’auteur anonyme du Panégyrique de l’École des Femmes.

[3] Publiés par M. Fournel. Tome I, page 127.

[4] Voir la bibliographie de Molière dans le dernier volume

[5] L’auteur anonyme du prétendu Panégyrique de l’École des Femmes, dont il sera question dans la notice sur le Remerciement au roi.

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