Notice sur le Misanthrope de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.
L’ouvrage que, suivant l’expression de Voltaire, l’Europe regarde comme le chef-d’œuvre du haut comique, le Misanthrope, fut représenté sur le théâtre du Palais-Royal le 4 juin de l’année 1666. Il eut seul, et sans petite pièce qui l’accompagnât, vingt et une représentations consécutives, dont dix-sept procurèrent au théâtre des recettes productives, et quatre des recettes moins satisfaisantes. Après une courte interruption, il fut joué cinq fois encore avec le Médecin malgré lui, à partir de la douzième représentation de cette dernière comédie.
Ce n’était donc pas une chute, comme longtemps on s’est plu à le dire ; c’était même un succès pour l’époque, mais un succès moins vif, moins bruyant, moins général que n’en obtiendra en tous les temps une farce animée d’une franche gaieté ; le Cocu imaginaire avait eu deux fois plus de représentations que n’en eut le Misanthrope à l’origine, et il ne faut pas s’en étonner ; le nombre de ceux qui peuvent apprécier l’un est bien plus grand que le nombre de ceux qui peuvent apprécier l’autre : l’élévation de la pensée, la perfection du langage, les qualités exquises ne frappent et ne séduisent que l’élite des esprits cultivés. Pour ceux-ci, leur admiration ne se fit pas attendre ; ils furent tous de l’avis de Subligny qui, le 17 juin, écrivait dans sa Muse dauphine :
Une chose de fort grand cours
Et de beauté très singulière
Est une pièce de Molière.
Toute la cour en dit du bien.
Après son Misanthrope, il ne faut plus voir rien.
C’est un chef-d’œuvre inimitable.
Ce sentiment des gens de goût ne fut même pas, comme on l’a dit, sans s’imposer assez efficacement au public. Citons encore les rimes prosaïques que le successeur de Loret consacra au Misanthrope dans sa lettre du 12 juin 1666 :
Le Misanthrope enfin se joue ;
Je le vis dimanche, et j’avoue
Que de Molière, son auteur,
N’a rien fait de cette hauteur.
Les expressions en sont belles,
Et vigoureuses et nouvelles ;
Le plaisant et le sérieux
Y sont assaisonnés des mieux ;
Et ce misanthrope est si sage
En frondant les mœurs de notre âge,
Que l’on dirait, benoit lecteur,
Qu’on entend un prédicateur.
Aucune morale chrétienne
N’est plus louable que la sienne,
Et l’on connaît évidemment
Que, dans son noble emportement,
Le vice est l’objet de sa haine,
Et nullement la race humaine,
Comme elle était à ce Timon,
Dont l’histoire a gardé le nom
Comme d’un monstre de nature.
Chacun voit donc là sa peinture,
Mais de qui tous les traits censeurs,
Le rendant confus de ses mœurs,
Le piquent d’une belle envie
De mener toute une autre vie.
Au reste, chacun des acteurs
Charme et ravit les spectateurs ;
Et l’on y peut voir les trois Grâces
Menant les Amours sur leurs traces
Sous le visage et les attraits
De trois objets jeunes et frais :
Molière, Dupare et Debrie ;
Allez voir si c’est menterie.
Le sujet du Misanthrope a été traité dans presque toutes les littératures. L’antiquité avait un misanthrope proverbial : l’Athénien Timon. Voici ce que Plutarque nous apprend sur ce personnage : « Quant à Antonius, dit-il dans la vie d’Antoine,[1] il laissa la ville et la conversation de ses amis, et fit bastir une maison dedans la mer, près de l’île de Pharos, sur certaines chaussées et levées qu’il fit jeter à la mer ; et se tenait léans, comme se bannissant de la compagnie des hommes, et disait qu’il voulait mener une telle vie comme Timon, pour autant qu’on lui avait fait le semblable qu’à lui ; et, pour l’ingratitude et le grand tort que lui tenaient ceux à qui il avait bien fait et qu’il estimait ses amis, il se desfiait et se mescontentait de tous les autres.
« Ce Timon estait un citoyen d’Athènes, lequel avait vescu environ la guerre du Péloponèse, comme l’on peut juger par les comédies de Platon et d’Aristophanes, esquelles il est moqué et touché comme malvueillant et ennemi du genre humain, refuyant et abhorrissant toute compagnie et communication des autres hommes, fors que d’Alcibiades, jeune, audacieux et insolent, auquel faisait bonne chère, et l’embrassait et baisait volontiers ; de quoi s’esbahissant Apémantus, et lui en demandant la cause, pourquoi il chérissait ainsi ce jeune homme-là seul, et abominait tous les autres : « Je l’aime, respondit-il, pour autant que je sçay bien et suis seur qu’un jour il sera cause de grands maux aux Athéniens. » Ce Timon recevait aussi quelquefois Apémantus en sa compagnie, pour autant qu’il estait semblable de mœurs à lui, et qu’il imitait fort sa manière de vivre. Un jour donc que l’on célébrait en Athènes la solennité que l’on appelle Choès, c’est-à-dire la feste des morts, là où l’on fait des effusions et des sacrifices pour les trespassez, ils se festoyaient eux deux ensemble tout seuls, et se prit Apémantus à dire : « Que voici un beau banquet, Timon ! » Et Timon lui respondit : « Oui bien, si tu n’y estais point. »
« L’on dit qu’un jour, comme le peuple estait assemblé sur la place pour ordonner de quelque affaire, il monta en la tribune aux harangues, comme faisaient ordinairement les orateurs quand ils voulaient haranguer et prescher le peuple ; si y eut un grand silence, et estait chacun très attentif à ouïr ce qu’il voudrait dire, à cause que c’estait une chose bien nouvelle et bien estrange que de le voir en chaire. À la fin, il commença à dire : « Seigneurs Athéniens, j’ai en ma maison une petite place où il y a un figuier auquel plusieurs se sont desjà pendus et estranglés, et pour autant que je veux y faire bastir, je vous ai bien voulu advertir devant que de faire couper le figuier, à celle fin que si quelques-uns d’entre vous se veulent pendre, qu’ils se despeschent ! » Il mourut en la ville d’Hales, et là fut inhumé sur le bord de la mer. Si advint que, tout alentour de sa sépulture, le rivage s’esboula, tellement que la mer qui allait flottant à l’environ gardait qu’on n’eust sçeu approcher du tombeau, sur lequel il y avait des vers engravés de telle substance :
Ayant fini ma vie malheureuse
En ce lieu-ci, on m’y a inhumé.
Mourez, méchants, de mort malencontreuse,
Sans demander comme je fus nommé.
On dit que lui-mesme fit ce bel épitaphe, car celui que l’on allègue communément n’est pas de lui, ains est du poète Callimachus :
Ici je fais pour toujours ma demeure,
Timon encor les humains haïssant.
Passe, lecteur, en me donnant male heure,
Seulement passe, et me va maudissant.
Nous pourrions escrire beaucoup d’autres choses dudit Timon, mais ce peu que nous avons dit est assez pour le présent. »
Lucien a fait de ce Timon le héros d’un de ses meilleurs dialogues : c’était déjà, peu s’en fallait, en faire un personnage de comédie.
Le moyen âge ne connut pas ce caractère. La misanthropie, à cette époque, se perdait dans l’ascétisme, et par là même se transformait complètement. Il eût fallu chercher les misanthropes dans les thébaïdes et dans les cloîtres ; et il eût été difficile de les reconnaître, tant leurs rancunes étaient primées par d’autres sentiments.
Shakespeare ressuscita le personnage de Timon ; il composa avec ce type un drame énergique et bizarre, où il peignit un grand seigneur que ses amis abandonnent en même temps que son opulence s’écroule, et qui, après avoir été follement prodigue et magnifique, devient le plus sauvage et le plus atrabilaire des hommes.
Le misanthrope de Molière se sépare de toute cette tradition antérieure. Le sort ni les événements n’ont rien à voir dans l’état moral que Molière décrit. Il se borne à tracer un caractère et à lui rendre impossibles quelques-unes des plus simples exigences de la vie sociale. La conception est absolument nouvelle, et l’on peut affirmer que cette pièce admirable est celle de ses œuvres qu’il a créée le plus spontanément, celle pour laquelle il a contracté le moins de dettes envers les anciens ou les modernes.
Molière, élargissant la scène de manière à y transporter tout un monde varié de personnages, jette au milieu d’eux un censeur atteint lui-même d’une manie qui l’expose justement à la risée de ceux dont il condamne le plus légitimement la conduite et les discours. À côté d’Alceste, qui gourmande éloquemment les vices qui excitent sa colère, Molière place une coquette, railleuse et médisante, qui fronde gaiement les ridicules qui sont à la portée de sa malice. Ainsi ces deux protagonistes de la grande comédie se partagent la satire de tout ce qui existe ; ce qui échappe à l’un ne peut échapper à l’autre ; eux-mêmes, du reste, réservent, pour les coups qu’ils s’adressent réciproquement, leurs traits les plus redoutables. Au second plan, figurent deux êtres complaisants, inoffensifs et estimables, lesquels se tirent seuls à peu près sains et saufs du champ de bataille, protégés par leur insignifiance même. « Un chasseur, disait Piron, qui se trouve, en automne, au lever d’une belle aurore, dans une plaine ou dans une forêt fertile en gibier, ne se sent pas le cœur plus réjoui que dut l’être l’esprit de Molière, quand, après avoir fait le plan du Misanthrope, il entra dans ce champ vaste où tous les ridicules du monde venaient se présenter en foule et comme d’eux-mêmes aux traits qu’il savait si bien lancer. La belle journée du philosophe pouvait-elle manquer d’être l’époque du chef-d’œuvre de notre théâtre ? »
Comme il s’agit ici de la comédie classique par excellence, il nous paraît utile de donner quelques-unes des principales observations critiques dont elle a été l’objet depuis qu’elle a paru. Le premier jugement motivé qui ait été porté sur cette comédie le fut, au lendemain de sa représentation, par Donneau de Vizé. Ce publiciste, qui, si nous devons continuer de voir en lui l’auteur des Nouvelles nouvelles, ne fut pas, d’abord, favorable à Molière, avait bien changé d’opinion :[2] il était au mieux maintenant avec la troupe du Palais-Royal, qui, le 5 octobre précédent, avait joué une pièce de sa composition intitulée la Mère coquette. Il lança un manifeste en faveur du Misanthrope. Cette lettre est intéressante comme monument d’appréciation immédiate ; elle fut imprimée en tête de l’édition originale du Misanthrope qui parut au commencement de l’année suivante (1667), et, depuis lors, elle a presque toujours eu l’honneur de figurer en tête du chef-d’œuvre. Nous ne dérogerons pas à la coutume, et l’on trouvera plus loin l’examen apologétique de Donneau de Vizé.
Nous emprunterons aux deux écrivains les plus considérables du XVIIIe siècle, à Voltaire et à J.-J. Rousseau, tout ce qui, en divers sens, a été opposé au Misanthrope. Voltaire a résumé en quelques lignes les objections littéraires : « C’est un ouvrage, dit-il, plus fait pour les gens d’esprit que pour la multitude, et plus propre encore à être lu qu’à être joué... Il n’attire pas un grand concours... Ce peu d’empressement qu’on a, d’un côté, pour le Misanthrope, et, de l’autre, la juste admiration qu’on a pour lui, prouvent, peut-être plus qu’on ne pense, que le public n’est point injuste. Il court en foule à des comédies gaies et amusantes, mais qu’il n’estime guère, et ce qu’il admire n’est pas toujours réjouissant. Il en est des comédies comme des jeux : il y en a que tout le monde joue ; il y en a qui ne sont faits que pour les esprits les plus fins et les plus appliqués.
« Si on osait encore chercher dans le cœur humain la raison de cette tiédeur du public aux représentations du Misanthrope, peut-être les trouverait-on dans l’intrigue de la pièce, dont les beautés, ingénieuses et fines, ne sont pas également vives et intéressantes, dans ces conversations mêmes qui sont des morceaux inimitables, mais qui, n’étant pas toujours nécessaires à la pièce, peut-être refroidissent un peu l’action, pendant qu’elles font admirer l’auteur ; enfin, dans le dénouement, qui, tout bien amené et tout sage qu’il est, semble être attendu du public sans inquiétude, et qui, venant après une intrigue peu attachante, ne peut avoir rien de piquant. En effet, le spectateur ne souhaite point que le misanthrope épouse la coquette et ne s’inquiète pas beaucoup s’il se détachera d’elle. Enfin, on prendrait la liberté de dire que le Misanthrope est une satire plus sage et plus fine que celles d’Horace et de Boileau, et pour le moins aussi bien écrite ; mais qu’il y a des comédies plus intéressantes, et que le Tartuffe, par exemple, réunit les beautés du style du Misanthrope avec un intérêt plus marqué. »
Jean-Jacques Rousseau s’est placé à un autre point de vue : c’est l’intention morale de l’œuvre qu’il a attaquée et incriminée.
« Vous ne sauriez, dit-il dans sa lettre à d’Alembert, me nier deux choses : qu’Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. C’en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. On pourrait dire qu’il a joué dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. À cela je réponds qu’il n’est pas vrai qu’il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de misanthrope en impose, comme si celui qui le porte était ennemi du genre humain. Une pareille haine ne serait pas un défaut, mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices... Une preuve bien sûre qu’Alceste n’est point misanthrope à la lettre, c’est qu’avec ses brusqueries et ses incartades, il ne laisse pas d’intéresser et de plaire. Les spectateurs ne voudraient pas, en effet, lui ressembler, parce que tant de droiture est fort incommode ; mais aucun d’eux ne serait fâché d’avoir affaire à quelqu’un qui lui ressemblât : ce qui n’arriverait pas, s’il était l’ennemi déclaré des hommes. Dans toutes les autres pièces de Molière, le personnage ridicule est haïssable ou méprisable. Dans celle-là, quoique Alceste ait des défauts réels dont on n’a pas tort de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui dont on ne peut se défendre. En cette occasion la force de la vertu l’emporte sur l’art de l’auteur et fait honneur à son caractère. Quoique Molière fît des pièces répréhensibles, il était personnellement honnête homme ; et jamais le pinceau d’un honnête homme ne sut couvrir de couleurs odieuses les traits de la droiture et de la probité...
« Cependant ce caractère si vertueux est présenté comme ridicule. Il l’est, en effet, à certains égards ; et ce qui démontre que l’intention du poète est bien de le rendre tel, c’est celui de l’ami Philinte qu’il met en opposition avec le sien. Ce Philinte est le sage de la pièce ; un de ces honnêtes gens du grand monde dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre, attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui.
« On voit bien que le flegme raisonneur de celui-ci est très propre à redoubler et faire sortir d’une manière comique les emportements de l’autre : et le tort de Molière n’est pas d’avoir fait du misanthrope un homme colère et bilieux, mais de lui avoir donné des fureurs puériles sur des sujets qui ne devaient pas l’émouvoir. Le caractère du misanthrope n’est pas à la disposition du poète : il est déterminé par la nature de sa passion dominante. Cette passion est une violente haine du vice, née d’un amour ardent pour la vertu, aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes. Il n’y a donc qu’une âme grande et noble qui en soit susceptible. L’horreur et le mépris qu’y nourrit cette même passion pour tous les vices qui l’ont irritée servent encore à les écarter du cœur qu’elle agite. De plus, cette contemplation continuelle des désordres de la société le détache de Lui-même pour fixer tonte son attention sur le genre humain. Cette habitude élève, agrandit ses idées, détruit en lui des inclinations basses qui nourrissent et concentrent l’amour-propre ; et de ce concours naît une certaine force de courage, une fierté de caractère, qui ne laisse prise au fond de son âme qu’à des sentiments dignes de l’occuper.
« Ce n’est pas que l’homme ne soit toujours l’homme ; que la passion ne le rende souvent faible, injuste, déraisonnable ; qu’il n’épie peut-être les motifs cachés des actions des autres avec un secret plaisir d’y voir la corruption de leurs cœurs ; qu’un petit mal ne lui donne souvent une grande colère, et qu’en l’irritant à dessein, un méchant adroit ne pût parvenir à le faire passer pour méchant lui-même : mais il n’en est pas moins vrai que tous moyens ne sont pas bons à produire ces effets et qu’ils doivent être assortis à son caractère pour le mettre en jeu ; sans quoi, c’est substituer un autre homme au misanthropie et nous le peindre avec des traits qui ne sont pas les siens.
« Voilà de quel côté le caractère du misanthrope doit porter ses défauts ; et voilà aussi de quoi Molière fait un usage admirable dans toutes les scènes d’Alceste avec son ami, où les froides maximes et les railleries de celui-ci, démontant l’autre à chaque instant, lui font dire mille impertinences très bien placées : mais ce caractère âpre et dur qui lui donne tant de fiel et d’aigreur dans l’occasion, l’éloigné en même temps de tout chagrin puéril qui n’a nul fondement raisonnable, et de tout intérêt personnel trop vif, dont il ne doit nullement être susceptible. Qu’il s’emporte sur tous les désordres dont il n’est que le témoin, ce sont toujours de nouveaux traits au tableau. Mais qu’il soit froid sur celui qui s’adresse directement à lui ; car, ayant déclaré la guerre aux méchants, il s’attend bien qu’ils la lui feront à leur tour. S’il n’avait pas prévu le mal que lui fera sa franchise, elle serait une étourderie et non pas une vertu. Qu’une femme fausse le trahisse, que d’indignes amis le déshonorent, que de faibles amis l’abandonnent, il doit le souffrir sans murmurer : il connaît les hommes.
« Si ces distinctions sont justes, Molière a mal saisi le misanthrope. Pense-t-on que ce soit par erreur ? Non, sans doute. Mais voilà par où le désir de faire rire aux dépens du personnage l’a forcé de le dégrader contre la vérité du caractère. »
Ce qui est sensible dans ces remarques de J.-J. Rousseau, c’est la préoccupation de son rôle personnel. Il est manifeste qu’il fait de la cause d’Alceste sa propre cause, qu’il défend avec chaleur un travers qu’il poussa lui-même jusqu’à la maladie et jusqu’à la folie, et qu’il avait intérêt à confondre avec la vertu. En réalité, Rousseau est un peu dans cette circonstance un personnage de comédie ; et cette sortie est, à la bien prendre, une sorte d’épilogue qu’il a ajouté à la pièce de Molière.
On a mille fois relevé les méprises d’observation et les vices de raisonnement sur lesquels repose son accusation. Les quelques lignes de Chamfort, dans son Éloge de Molière, rétablissent la question sous son vrai jour : « Si jamais auteur comique a fait voir comment il avait conçu le système de la société, dit-il, c’est Molière dans le Misanthrope. C’est là que, montrant les abus qu’elle entraîne nécessairement, il enseigne à quel prix le sage doit acheter les avantages qu’elle procure ; que, dans un système d’union fondé sur l’indulgence mutuelle, une vertu parfaite est déplacée parmi les hommes et se tourmente elle-même sans les corriger. C’est un or qui a besoin d’alliage pour prendre de la consistance et servir aux divers usages de la société : mais en même temps l’auteur montre, par la supériorité constante d’Alceste sur tous les autres personnages, que la vertu, malgré les ridicules où son austérité l’expose, éclipse tout ce qui l’environne ; et l’or qui a reçu l’alliage n’en est pas moins le plus précieux des métaux. »
« Le but du Misanthrope de Molière, disait aussi Geoffroy, est la tolérance sociale. »
Mais pour combattre les objections de toute nature, le mieux est, il nous semble, de reproduire quelques appréciations de la critique moderne. On aura ainsi, avec la lettre de Vizé, des jugements caractéristiques des trois siècles pendant lesquels a successivement brillé le Misanthrope. Nous choisirons en des écoles différentes les morceaux que nous voulons citer. Nous transcrirons d’abord les réflexions d’un écrivain inflexiblement attaché à la tradition. Voici comment M. Nisard s’exprime sur le Misanthrope :
« Le Misanthrope échappe à l’analyse ; on ne peut pas plus l’expliquer par les procédés du théâtre, qu’on n’explique par les procédés de la peinture certaines têtes de Raphaël, qui, selon les termes de l’école, sont faites avec rien. Quand le plus habile copiste en a reproduit la forme, le modelé, la couleur, il croit nous avoir donné l’original ; nous n’en avons que le masque : la vie est restée sur la muraille où une main légère a imprimé une pensée impérissable.
« Nous entrons dans je salon d’une coquette très recherchée, et qui se plaît si fort à l’être qu’elle se soucie peu de qui elle l’est. Incapable d’aimer, elle n’a qu’une préférence de caprice entre des indifférents ; mais elle ne sait pas même respecter celui qu’elle préfère. Il vient chez elle des gens de cour, ou simplement de bonne compagnie, non épris, mais galants, ou, s’ils sont amoureux, par esprit de rivalité seulement. Un seul des amants de Célimène est épris ; c’est Alceste, un honnête homme fâcheux, qui n’a peut-être pas tort de mépriser les hommes, mais qui a grand tort de le dire si haut. Dans ce salon, on cause plus qu’on n’agit : que peuvent faire des oisifs autour d’une coquette ? Chacun parle avec son tour d’esprit ou son travers. Les galants flattent la dame dans son penchant à la malice, pour lui plaire ; elle reçoit les flatteries et elle se moque des flatteurs. Une lettre, de tous les incidents communs le plus commun, apprend aux galants qu’ils sont joués, et à Alceste qu’on ne l’aimait pas assez pour lui faire le sacrifice d’amants moqués. Le salon de Célimène est déserté. Voilà le dénouement.
« Les situations n’y sont pas plus extraordinaires que la fable. Y a-t-il même des situations ? Ce sont les caractères eux-mêmes qui se développent. Alceste a un procès : cela arrive à tout le monde ; mais il l’aurait eu plus tard et avec moins de chances de le perdre, s’il ne s’était pas entêté à vouloir que la justice soit l’équité. Il a un duel, pour avoir voulu tirer d’un poète l’aveu que ses vers sont mauvais. La scène du sonnet, si fameuse, est doublement l’effet de son caractère, par la façon dont il y est jeté et par la façon dont il en sort. On le sait honnête homme et vrai, et les poètes de tout temps sont friands de tels juges, parce que leur éloge a plus de prix, et qu’on les croit gagnés quand on les consulte. Oronte ambitionne l’estime d’Alceste : voilà le prix de sa réputation d’honnête homme. Alceste s’avise de dire ce qu’il pense du sonnet d’Oronte : voilà son travers.
« Célimène est charmante ; elle est veuve, elle est jeune : il est tout simple que les galants y abondent. Mais elle est coquette : et quelle est la coquette qui n’a pas à payer par quelques embarras le plaisir qu’elle prend aux hommages ? C’est déjà un châtiment de n’oser renvoyer même les amants qu’elle méprise. Célimène ne sait point se fixer : n’est-il pas naturel que tout le monde la quitte ? Elle est spirituelle, elle excelle à railler, elle a souvent l’avantage dans le discours : n’est-il pas juste qu’elle y ait quelquefois le dessous ? Elle triomphe d’Arsinoé, et c’est bien fait, parce qu’une prude est pire qu’une coquette ; mais une vérité assénée par Alceste va la punir à son tour de tous ses manèges.
« Chacun, dans cette pièce, reçoit une correction proportionnée à son travers. Les galants emportent l’attache de ridicule que Célimène leur a mise au dos. Tous reçoivent de la main de la coquette un coup d’éventail sur la joue, qui ne les corrigera pas, mais qui les punit assez pour le plaisir du spectateur. La prude Arsinoé, qui a voulu brouiller les amants pour pêcher un mari en eau trouble, reste prude, avec le châtiment de se l’entendre dire. Quant à Alceste, est-il puni ? Trop, selon quelques délicats qui en ont fait le reproche à Molière. Il l’est, à mon sens, en proportion de ce qu’il a péché. Contrarié dans toute la pièce, il est violemment secoué à la fin ; c’est mérité. Pourquoi gâte-t-il sa probité, en se prétendant le seul probe ? Savons-nous bien d’ailleurs si cette opposition qu’il fait à tout n’est pas mêlée de quelque désir de dominer ? Nicole nous dirait bien cela.[3] Mais il échappe à un mariage avec une coquette, et cela lui était bien dû. Il était trop homme de bien pour que Molière ne lui épargnât pas ce malheur. Seulement il ne s’en applaudira que plus tard, quand il aura repris son sang-froid. Ainsi, la morale des sages et la morale de la vie sont également satisfaites, quand on le voit puni d’un travers innocent par une contrariété passagère, et récompensé de sa vertu par l’avantage d’échapper à un malheur certain. »
Ces observations sont justes, sans contredit, ingénieuses et piquantes. Cherchons maintenant une critique qui appartienne moins exclusivement à notre pays et plus particulièrement peut-être à notre temps, et voyons quels aperçus nouveaux elle nous offrira. On va entendre un professeur de Zurich, M. E. Rambert, parler du chef-d’œuvre français : « Le Misanthrope est, en un sens, la plus dramatique des œuvres de Molière. L’intrigue, sans doute, n’en est pas très compliquée, mais elle est suffisante. C’est un préjugé commun que de prendre pour l’action le démêlement de l’intrigue, et de ne reconnaître le drame que dans les pièces où se complique l’imbroglio des faits. Les Grecs, ces grands maîtres, ne l’entendaient point ainsi. Ils aimaient les situations simples, quoique fortes et capables d’exciter à un haut degré les luttes intérieures, ces luttes de la passion, mille fois plus dramatiques que les rencontres du hasard. Molière, dans le Misanthrope, a suivi leur exemple. La situation est une ; les faits ne s’accumulent pas pour la compliquer ; mais ils suffisent à développer tout ce qu’il y a de vie et de ressources dramatiques dans l’âme orageuse d’Alceste.
« Il n’y a là, dit-on, qu’un thème à discussions philosophiques. « On trouve souvent, dit Schlegel, dans les pièces les plus vantées de Molière, mais surtout dans le Misanthrope, de ces dissertations dialoguées qui ne mènent à aucun résultat : voilà pourquoi, dans cette comédie, l’action, déjà pauvre par elle-même, se traîne si péniblement ; car, à l’exception de quelques scènes plus animées, ce ne sont guère que des thèses soutenues dans toutes les formes. » Ce jugement de Schlegel n’est qu’une méprise grossière, et suppose une inintelligence complète des procédés les plus habituels et des besoins les plus légitimes de l’esprit français. À peu près tout ce qui, dans son cours de littérature dramatique, est relatif à la France, pèche par là ; mais nulle part ce défaut n’est plus saillant que dans les pages singulières qu’il consacre au Misanthrope. Il ne faut pas s’étonner s’il a jugé défavorablement la poésie française, car, on ne saurait trop le répéter aux Allemands qui le prennent encore pour guide, il n’en a pas compris le premier mot.[4]
« En ce qui touche au Misanthrope, il est facile de faire voir l’erreur de ce savant critique.
« Les luttes intérieures de la passion, qui sont la source principale de l’intérêt dramatique, s’expriment au dehors de deux manières, par les actions des hommes et par leurs paroles. Chez certains peuples d’un caractère sombre et réservé, l’action proprement dite est par excellence le langage de la passion. D’autres, plus expansifs, l’expriment surtout par la parole. Ces deux tendances ne peuvent ni l’une ni l’autre être poussées à l’extrême ; mais elles sont humaines l’une et l’autre. Il est clair que l’esprit français penche plutôt vers la seconde, et il y aurait de l’étroitesse à lui en faire un reproche, aussi longtemps qu’il ne dépasse pas la limite. Or cette limite n’est pas difficile à indiquer. La passion silencieuse tend à l’idée fixe et à la folie : à force de se concentrer, elle prend un caractère animal, et par là, en même temps qu’elle sort des limites de la vérité et de la nature, elle échappe au domaine de l’art. La passion qui parle tend, au contraire, à s’évaporer : à force de se répandre elle se dissipe. Dès cet instant elle perd tout intérêt dramatique, toute vie, et par cet excès comme par l’autre, elle sort du domaine de l’art. Donc la passion doit parler autant qu’il lui est nécessaire pour rester humaine ; elle doit agir autant qu’il le faut pour qu’elle reste vivante.
« En outre, il n’est pas inutile de remarquer qu’il y a paroles et paroles. Les unes ne sont que l’expression d’une idée ou d’un sentiment ; les autres sont des actions réelles. Lorsque, par exemple, Alceste, hors de lui, s’écrie :
Ah ! tout est ruiné ;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène... (eût-on pu croire cette nouvelle ?)
Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle !
il ne fait qu’exprimer vivement la passion qui l’obsède ; mais lorsque, un instant après, il se tourne vers elle, et lui dit :
Que toutes les horreurs dont une âme est capable
À ses déloyautés n’ont rien de comparable,
alors il ne parle pas seulement, il met Célimène en demeure de s’expliquer ; il fait faire au drame un pas en avant, il agit.
« À ces deux égards, le rôle d’Alceste est irréprochable : il est clair, en effet, que la plupart des paroles qu’Alceste prononce sont des paroles agissantes, passez-moi le terme, et que sa passion ne se dissipe pas en vains discours.
« Ici encore nous touchons à un de ces points où il faut savoir associer aux exigences générales de la nature humaine les besoins particuliers de chaque peuple et de chaque individu. Ne vous étonnez pas si nous revenons si souvent sur des considérations de cet ordre, c’est là le grand problème de l’art. Or il faut rendre à Molière cette justice, et je ne saurais en faire un plus grand éloge, qu’il est à la fois le plus humain et le plus français des poètes français.
« Il suffit, pour voir avec quel rare bonheur il a résolu ce problème, de jeter les yeux sur une petite pièce dont nous avons déjà parlé, et sur laquelle nous pouvons revenir ici, parce qu’elle n’est pas sans rapports avec le Misanthrope, soit pour le fond, soit pour la forme. La Critique de l’École des Femmes n’est qu’une conversation. Un littérateur, formé à l’école de Schlegel, choqué de cette longue suite de paroles sans action apparente, ne verrait dans cette œuvre qu’un plaidoyer dialogué. Il aurait tort, cependant, et, s’il prenait la peine de se familiariser avec ce genre nouveau pour lui, il finirait par trouver dans ce simple dialogue les éléments essentiels du drame.
« Tout sert aux grands poètes. Une parole jetée en l’air, au milieu d’un entretien capricieux, peut dessiner un caractère. Peu importe le sujet de l’entretien : il n’est pas de sujets indifférents ; les plus petites choses trahissent souvent le fond d’une âme. Au moyen d’une conversation familière sur une question de littérature, Molière a réussi, dans la Critique de l’École des Femmes, à esquisser les traits de quelques figures vivantes. Il y a dans cette pièce une femme nommée Climène, dont la pudeur est prompte à s’effaroucher, et qui est un premier crayon d’Arsinoé. Nous ne la voyons que dans son fauteuil, minaudant avec affectation, parlant avec une recherche de pruderie prétentieuse, et nous la connaissons à fond. Un poète superficiel pourra jouer quelque ridicule, sans rien laisser deviner au-delà ; mais Molière, par la vérité et la finesse de ses tableaux, nous fait pressentir infiniment plus qu’il ne nous montre. Dans ses œuvres, les plus petites choses ont du rapport avec les plus grandes : une goutte d’eau peut servir de miroir à un monde.
« Par le seul fait que cette ingénieuse conversation, intitulée la Critique de l’École des femmes, dessine et accuse des caractères, elle devient autre chose qu’un plaidoyer ; elle prend une valeur poétique et dramatique. Ce n’est pas tout. Elle renferme encore une véritable action, tout intérieure sans doute, mais réelle : second élément dramatique. Si libre que soit l’entretien, il s’anime, il se concentre, il va serrant la question de plus près ; puis, dans chaque personnage, il excite des mouvements qui partent de l’âme, et il crée entre eux des dissentiments, qui deviennent de plus en plus vifs. Il y a lutte et conflit, non entre des idées seulement, non entre de purs esprits, mais entre des hommes, dont la manière de juger ne diffère que parce qu’ils sentent différemment. C’est ainsi que par de simples paroles les ressorts dramatiques les plus importants sont mis en jeu.
« Un genre pareil n’est guère possible qu’en France ; en France même, il serait beaucoup plus difficile de nos jours qu’au XVIIe siècle. Gardons-nous toutefois, lorsque la poésie française abonde en paroles, de nous faire aussitôt les échos des accusations banales dont elle a été l’objet. Que dans les œuvres de poètes de second ordre la parole tue l’action, cela n’a rien d’étonnant ; dans Molière elle la sert au contraire et la vivifie.
« Il est vrai que, dès la première scène, le Misanthrope fait songer à une question morale, qui reparaît un peu partout ; c’est là ce qui arrive nécessairement à la haute poésie dramatique. Il est impossible d’approfondir un caractère, fictif ou réel, sans rencontrer quelque problème philosophique et moral. Sans doute, si le poète crée ses personnages en vue d’une thèse, il abandonne les voies de la poésie ; mais si le problème naît du caractère des héros, le poète ne sort ni de son droit ni de son rôle, et l’on peut prédire à coup sûr que son œuvre aura d’autant plus d’intérêt philosophique qu’elle aura plus de valeur poétique.
« Peut-être, à cet égard, est-il permis de concevoir quelques doutes sur le rôle de Philinte. Son caractère est moins original que celui d’Alceste ; ses idées sont moins à lui, ce sont les idées de tout le monde : non celles des fripons, comme le lui reproche J.-J. Rousseau, mais celles que donnent à l’ordinaire l’esprit pratique et le bon sens : il a cette philosophie assez répandue qui rend la vie facile parce qu’elle consiste à ne pas trop exiger des hommes et à les prendre tels qu’ils sont. En outre, quoiqu’il figure au premier plan, à côté d’Alceste et de Célimène, il est placé pourtant un peu en arrière, et l’on pourrait en conclure qu’il a été rais là uniquement pour avertir Alceste et le réfuter. Ce défaut, toutefois, est plus apparent que réel ; c’est l’effet d’une illusion de perspective, qui, presque inévitable à première vue, parce qu’on est surtout frappé du rôle d’Alceste, disparaît quand on y regarde de plus près. Au fond, Philinte est moins le contradicteur que l’ami d’Alceste, un ami véritable, sur qui retombent les dures incartades du misanthrope, qui les supporte avec une noble patience : son indulgence pour les autres hommes est moralement discutable ; son indulgence pour Alceste est touchante : c’est celle d’une amitié désintéressée, qui lui rend ce que sa philosophie trop accommodante lui enlève parfois de noblesse.
« Au reste, le rôle de Philinte est le seul qui puisse être en question un instant. Alceste est aussi un grand raisonneur ; mais, chez lui, c’est toujours la passion qui dogmatise. Cette forme agressive, que la passion affecte dans sa bouche, n’est qu’un nouveau trait de caractère d’un effet heureux et d’une grande justesse. Retirées en elles-mêmes, les âmes que le monde a froissées argumentent contre lui avec autant de véhémence que de subtilité, et, dans leur solitude, elles prennent leur revanche sur la société en dressant son acte d’accusation. Ce qui fait l’originalité d’Alceste, n’est-ce pas ce qui fit plus tard l’originalité de Rousseau, comme lui misanthrope, comme lui raisonneur et passionné ?
« Tartuffe est la plus frappante de toutes les créations de Molière ; mais Alceste est la plus riche, et, à la réflexion, la plus saisissante. Qu’on ne l’accuse pas de n’être, lui aussi, qu’une pâle abstraction. Alceste, c’est la vie même ; c’est la nature dans toute sa richesse et sa variété. Il est des hommes que l’on ne connaît jamais complètement, non parce qu’ils dissimulent, mais parce qu’ils réunissent la plupart des attributs de l’homme, en sorte que chez eux il y a toujours quelque découverte à faire. Ce sont là les fortes individualités, les types supérieurs : Alceste est du nombre.
« Timon d’Athènes, dans le drame de Shakespeare, est comme lui un misanthrope ; sa misanthropie est pourtant d’une tout autre nature que celle d’Alceste. Timon est un de ces grands seigneurs qui le sont trop pour ne pas se ruiner. Chez lui les festins succèdent aux festins. Athènes tout entière prend part à son hospitalité imprévoyante et magnifique. Bientôt, quand sa fortune y a passé et qu’il est forcé d’avoir recours à ses nombreux amis, il n’en trouve pas un, parmi ceux qui vivaient dans son opulence, pour lui tendre la main dans sa détresse. Alors il en tire une vengeance singulière en les invitant à un festin dérisoire, et, après les avoir maudits, il va s’enfoncer dans un désert, où sa vie n’est plus qu’une longue suite d’imprécations. Deux choses sont admirables dans ce drame, dont Shakespeare a malheureusement affaibli l’impression finale en prolongeant outre mesure les malédictions de son héros : la peinture de l’ingratitude humaine et celle de la chute imprévue de Timon, du renversement soudain de cette haute fortune. Mais le caractère de Timon ne vaut pas celui d’Alceste : il a moins d’originalité, il est moins attachant. La misanthropie de Timon n’est que la rage de l’humiliation, la vengeance d’un homme qui est tombé : c’est Job sur son fumier, mais Job plein de ressentiment et de fiel. Alceste ne descend pas à ce degré de misère matérielle et morale : il ne perd qu’un méchant procès, et sa haine contre l’humanité est autre chose qu’une rancune ; c’est la haine d’une âme forte et généreuse, d’un cœur droit, fier et franc. D’ailleurs il y a toujours une insatiable soif de tendresse sous ce bouillonnement de colères et de passions. Timon n’aime pas. Entraîner la foule après soi, se répandre, se prodiguer, s’éblouir : voilà ce que faisait Timon au temps de sa prospérité. Dans son désert, où il maudit les hommes, il ne regrette rien tant que les hommes. Le désert serait un paradis pour Alceste, si Célimène voulait l’y suivre.
« Le Misanthrope, comme tous les vrais chefs-d’œuvre, étonne par la variété de ses aspects. Dans la peinture de la passion, la poésie de Molière y prend une teinte personnelle, elle touche presque au lyrisme : jamais cependant elle n’a été plus franchement dramatique. Enfin, cette œuvre où Molière a tant discuté, est celle qui nous laisse l’impression la plus poétique : nous n’avons pas entendu une satire, nous n’avons pas reçu une leçon ; nous avons vu un monde, la vie s’est révélée à nous sous des aspects nouveaux. À cet égard le Misanthrope est supérieur au Tartuffe. La sombre figure de Tartuffe nous poursuit comme un mauvais rêve, et l’intérêt historique de cette satire, qui portait trop juste, en balance presque l’intérêt poétique et littéraire : rien de semblable dans le Misanthrope. La liberté d’impressions que l’art ne doit jamais nous ravir, et à laquelle la poésie française, trop didactique, porte atteinte si souvent, y est pleinement respectée. La lecture du Misanthrope nous laisse rêveurs peut-être, mais non pas obsédés d’une idée unique et par là même fatigante ; nous posons le livre avec cette liberté et cette sérénité de l’esprit qui sont les plus bienfaisantes de toutes les jouissances artistiques.
« Au reste, le Misanthrope, de même que le Tartuffe, est né d’autre chose que d’une simple fantaisie de poète ; il avait été préparé de longue main par les expériences que la société française avait faites. La question morale qui naît du développement de l’action a de tout temps préoccupé les écrivains français : c’est, nous l’avons dit déjà, la question de savoir ce que vaut en fait la vertu des hommes, et s’ils méritent plus de louange ou de blâme, plus d’indulgence ou de haine. L’esprit français, toujours observateur et pratique, n’a pas beaucoup spéculé sur l’essence philosophique et la nature intime du bien ; mais il se plaît à prendre la vertu sur le fait et à l’examiner de très près pour savoir si elle est, oui ou non, de bon aloi. Ce genre d’études morales était devenu particulièrement à la mode après les troubles de la Fronde, et l’on comprend sans peine que la physionomie de la société à cette époque ait fourni aux observateurs du cœur humain une ample moisson de faits piquants. C’est là ce qui fait l’intérêt des Maximes du duc de La Rochefoucauld. La publication de ces Maximes et l’apparition du Misanthrope, séparées par une dizaine d’années, trahissent des préoccupations semblables. Quelle différence toutefois entre le duc de La Rochefoucauld et le héros de Molière ! Le duc de La Rochefoucauld a reconnu la vanité des vertus dont le faux éclat avait pu éblouir sa jeunesse ; il ne croit plus qu’aux déguisements du vice et aux travestissements de l’égoïsme. Il en a pris sans trop de peine son parti. Si les hommes étaient meilleurs, il y aurait moins de plaisir à les observer, et ce plaisir est la grande distraction de sa vieillesse chagrine et morose. Alceste est arrivé à une conviction semblable ; mais la vue de la tromperie soulève en lui les flots toujours plus irrités d’une inépuisable colère. La froideur avec laquelle La Rochefoucauld juge et accepte les hommes serait pour Alceste le coup de grâce ; elle le révolterait plus encore que le mal lui-même. Alceste est une de ces fières natures qui n’ont pas reçu le don de s’habituer au mensonge et de se résigner à la bassesse. »
Il y a sans doute un peu de vague dans l’impression que cette critique laisse à l’esprit. Elle se sent du voisinage de l’Allemagne ; mais d’autre part elle emprunte à cette situation même des vues qui ne manquent pas d’originalité et qui nous semblent propres à éveiller la réflexion. Elle vient, après des opinions plus nettes et plus assurées, marquer certaines tendances de l’heure présente, et c’est ce que nous avons voulu consigner ici.
Le Misanthrope ne souleva pas les orages qui avaient accueilli l’École des Femmes et le Festin de Pierre ; mais il offrit un inépuisable aliment à la médisance. Les nombreux personnages qui concourent à l’action de la pièce, ou dont les portraits seulement sont encadrés dans le dialogue, ont tant de vérité et de naturel, qu’on y voulut voir des individus peints avec ressemblance, et qu’on chercha partout, à la cour comme à la ville, les originaux dont Molière avait pris les figures à leur insu pour les transporter et les distribuer dans sa composition. Sans parler d’Alceste et d’Oronte, de Célimène et d’Arsinoé, d’Acaste et de Clitandre, on crut reconnaître l’extravagant Cléon, Damon le raisonneur, le mystérieux Timante, l’ennuyeux Géralde, Bélise « le pauvre esprit de femme, » le vaniteux Adraste, l’insipide Cléon, le dédaigneux Damis, et jusqu’au grand flandrin de vicomte qui, trois quarts d’heure durant, crache dans un puits pour faire des ronds. « Ces prétendues ressemblances, dit Auger, prouvaient une seule chose, c’est qu’il existait dans le monde des gens ridicules de la même manière et au même degré que les personnages mis par Molière sur la scène, et qu’en fait de vices ou de travers, il est impossible de rien concevoir, de rien imaginer qui n’ait son type dans la réalité. »
L’application qui semble avoir été faite avec le plus de persistance, est celle du personnage d’Alceste au duc de Montausier. Il y a une anecdote là-dessus. Voici ce que Saint-Simon, auteur anonyme de quelques notes tracées sur le manuscrit du Journal de Dangeau, rapporte à ce sujet : « Molière fit le Misanthrope ; cette pièce fit grand bruit et eut un grand succès à Paris avant d’être jouée à la cour. Chacun y reconnut M. de Montausier, et prétendit que c’était lui que Molière avait eu en vue. M. de Montausier le sut et s’emporta jusqu’à faire menacer Molière de le faire mourir sous le bâton. Le pauvre Molière ne savait où se fourrer. Il fit parler à M. de Montausier par quelques personnes ; car peu osèrent s’y hasarder, et ces personnes furent fort mal reçues. Enfin le roi voulut voir le Misanthrope, et les frayeurs de Molière redoublèrent étrangement, car Monseigneur allait aux comédies suivi de son gouverneur. Le dénouement fut rare ; M. de Montausier, charmé du Misanthrope, se sentit si obligé qu’on l’en eût cru l’objet, qu’au sortir de la comédie il envoya chercher Molière pour le remercier. Molière pensa mourir du message, et ne put se résoudre qu’après bien des assurances réitérées. Enfin il arriva, toujours tremblant, chez M. de Montausier qui l’embrassa à plusieurs reprises, le loua, le remercia, et lui dit que, s’il avait pensé à lui en faisant le Misanthrope, qui était le caractère du plus parfaitement honnête homme qui pût être, il lui avait fait trop d’honneur, et un honneur qu’il n’oublierait jamais. Tellement qu’ils se séparèrent les meilleurs amis du monde, et que ce fut une nouvelle scène pour la cour, meilleure encore que celles qui y avaient donné lieu. » Cette histoire ressemble beaucoup à un conte inventé à plaisir ; mais elle témoigne du moins que certains traits de ressemblance entre ce grand seigneur et Alceste frappèrent les contemporains, et que ce rapprochement occupa activement la malignité publique.[5]
Dans ces derniers temps, on s’est moins occupé de chercher ces allusions plus ou moins discutables à des personnages historiques ; l’on s’est plu surtout à luire ressortir ce qu’il y avait dans le Misanthrope de personnel et d’intime. C’est Molière lui-même qu’on a découvert dans Alceste ; c’est Armande Béjart qu’on a voulu voir dans Célimène. On a été plus loin, et l’on a prétendu trouver dans la maison, dans la troupe du poète, les modèles d’Éliante, d’Arsinoé, de Philinte, de toutes les figures de ce tableau immortel. Nous avons dit, dans la biographie de Molière, ce que ce point de vue peut offrir de réel. Il y a certainement, dans la situation de Molière à ce moment de sa vie, des circonstances qui aident à comprendre le Misanthrope, de même que le Misanthrope jette des clartés sur les amertumes et les chagrins qui troublaient l’âme du poète :
« Valet de chambre du roi et homme de génie, d’un âge mûr et amoureux comme un enfant, directeur et auteur, philosophe et plein d’une violence passionnée, tout, dit M. P. Chasles, était contraste et douleur dans sa vie. Il sent le ridicule de sa situation, il s’observe, sonde la plaie, se blâme lui-même, veut se punir et se venger, élève et idéalise tous les personnages du drame dont il est le centre, ne se ménage point lui-même, fait de sa jalousie invincible, de son inévitable passion, le ressort de l’œuvre tout entière ; des vanités et des légèretés d’Armande le type de la coquetterie féminine ; de sa propre exagération dans la recherche du bien le caractère du misanthrope ; de Lauzun et du comte de Guiche deux marquis de nuances diverses, tous deux du meilleur ton et de la fatuité la plus triomphale ; des révolutions intérieures de son ménage l’intrigue même de sa pièce, où l’on voit paraître de nouveau « tout son domestique, » jusqu’à l’indulgent et spirituel Chapelle, devenu Philinte, jusqu’à la bonne mademoiselle Debrie, devenue Éliante, et prête à consoler par l’amitié celui que l’amour repousse et torture. Ainsi éclot au sein des douleurs une œuvre qui me semble unique dans toutes les littératures. Drame sans action, satire animée, tableau de boudoir plein de vigueur, création où les élans douloureux d’une âme énergique et d’un esprit pénétrant font éruption, pour ainsi dire, du sein de la politesse des cours et des raffinements extrêmes. »
En s’en tenant à l’idée générale de ce rapprochement, on sera dans le vrai, et l’on pourra en tirer parti pour l’intelligence et l’interprétation du chef-d’œuvre.
Si, comme nous l’avons dit en commençant cette notice, le Misanthrope est la pièce de Molière où l’érudition peut constater le moins d’emprunts, elle est aussi celle qui a été mise le moins à contribution par les successeurs du grand comique. Elle est restée véritablement inimitable, et nul n’a eu la hardiesse de refaire cette peinture achevée. Toutefois, un auteur de la fin du dernier siècle, Fabre d’Églantine, s’inspirant de la critique de Rousseau, a donné au Misanthrope une suite ou une contrepartie qu’il a intitulée le Philinte de Molière. Mais, dans cette pièce, Philinte n’est plus Philinte : au lieu d’être un homme du monde flegmatique et facile à vivre, c’est un odieux et misérable égoïste ; Alceste n’est plus Alceste : au lieu d’être un misanthrope, c’est un ardent philanthrope. Si cette comédie a gardé longtemps auprès du public quelque réputation, et n’est même pas tout à fait oubliée, elle le doit moins à son mérite qu’à la renommée du chef-d’œuvre en face duquel elle s’élevait comme une ambitieuse protestation. Le critique Geoffroy disait du Philinte, de Fabre d’Églantine, qu’il était au Misanthrope ce que l’anarchie est à un bon gouvernement.
Les Anglais ont imité le Misanthrope : Wicherley s’en est inspiré pour son Plain dealer (l’Homme au franc procédé), que Voltaire a imité à son tour dans la Prude. Schiller a laissé quelques fragments d’un Misanthrope qui n’aurait eu rien de commun avec celui de Molière.
En France, il y eut après Molière quelques nouveaux Misanthropes dont le dialogue de Lucien fut la commune source. On peut citer : Timon, comédie en un acte, en prose, de Brécourt, jouée au Théâtre-Français le 12 août 1684 ; et Timon le Misanthrope, comédie de Delisle, en trois actes, en prose, avec des divertissements, représentée au Théâtre italien le 2 janvier 1722. Dans cette pièce singulière, et qui eut beaucoup de succès, l’âme de Timon, métamorphosé en Arlequin, donnait à son maître des leçons de bonté et de sagesse dont celui-ci finissait par profiter.
Terminons, à notre ordinaire, par des renseignements sur les éditions originales de la comédie de Molière. L’édition princeps a pour titre : « Le Misanthrope, comédie, par J.-B. P. de Molière. À Paris, chez Jean Ribou, au Palais, vis-à-vis la porte de l’église de la Sainte-Chapelle, à l’image saint Louis. 1667. Avec privilège du roi. » La date du privilège est du 21 juin 1666, pour cinq années. L’achevé d’imprimer pour la première fois est du 24 décembre 1666.
Ce texte a été purement et simplement inséré dans l’édition de Claude Barbin, 1673.
Une seconde édition fut donnée après la mort de Molière chez Denis Thierry et Cl. Barbin, 1675. Il n’y a nul intérêt à en relever les variantes, l’édition de 1682 étant la seule des réimpressions posthumes qui nous ait paru mériter ce soin.
Nous reproduisons donc fidèlement le texte de l’édition princeps, et nous indiquons les variantes de l’édition de 1682.
[1] Nous nous servons de la traduction d’Amyot.
[2] Ce changement n’aurait eu rien, du reste, qui pût l’embarrasser. Il donna plus d’une preuve de la facilité avec laquelle il exécutait ces sortes de conversions ; ainsi, après avoir critiqué la tragédie de Sophonisbe de Pierre Corneille, il s’était ravisé subitement et avait pris sa défense contre l’abbé Daubignac, se contentant de prévenir le reproche de contradiction ou de versatilité par ces simples mots : « Je n’avais été voir Sophonisbe que pour y trouver des défauts ; mais l’ayant été voir depuis en disposition de l’admirer, et n’y ayant découvert que des beautés, j’ai cru que je n’aurais pas de gloire à paraître opiniâtre et à soutenir mes erreurs. »
[3] Qui sait si Nicole, dans son Traité des moyens de conserver la paix, etc., ne se rappelait pas Alceste, quand il écrivait cette suite de chapitres charmants sur l’obligation que l’on a de ménager les hommes ?
[4] Dans les entretiens de Gœthe et d’Eckermann, nous lisons : « – Je suis heureux de vous entendre parler si favorablement sur Molière. Vos paroles sonnent autrement que celles de M. de Schlegel ! Encore ces jours-ci c’est avec un grand dégoût que j’ai avalé ce qu’il dit sur Molière, dans ses leçons sur la poésie dramatique. Comme vous savez, il le traite tout à fait de haut en bas, comme un vulgaire faiseur de farces qui n’a vu la bonne compagnie que de loin, et dont le métier était d’inventer des bouffonneries de tout genre propres à divertir sou maître. Ce sont ces facéties d’un comique bas qu’il aurait le mieux réussies, et ce qu’elles renferment de mieux il l’avait volé ; pour la haute comédie il lui fallait se forcer, et il a toujours échoué. – Pour un être comme Schlegel, dit Gœthe, une nature solide comme Molière est une vraie épine dans l’œil ; il sent qu’il n’a pas une seule goutte de son sang, et il ne peut pas le souffrir. Il a de l’antipathie contre le Misanthrope, que moi je relis sans cesse comme une des pièces du monde qui me sont les plus chères. Il donne au Tartuffe, malgré lui, un petit bout d’éloge, mais il le rabat tout de suite autant qu’il lui est possible. Il ne peut pas lui pardonner d’avoir tourné en ridicule l’affectation des femmes savantes, et il est probable, comme un de mes amis l’a remarqué, qu’il sent que, s’il avait vécu de son temps, il aurait été un de ceux que Molière a voués à la moquerie. Il ne faut pas le nier, Schlegel sait infiniment ; et on est presque effrayé de ses connaissances extraordinaires, de sa grande lecture. Mais cela n’est pas tout. Même dans la plus grande érudition, il n’y a encore aucun jugement. Sa critique est essentiellement étroite ; dans presque toutes les pièces, il ne voit que le squelette de la fable et sa disposition ; toujours il se borne à indiquer les petites ressemblances avec les grands maîtres du passé ; quant à la vie et à l’attrait que l’auteur a répandus dans son œuvre, quant à la hauteur et à la maturité d’esprit qu’il a montrées, tout cela ne l’occupe absolument en rien. Dans la manière dont Schlegel traite le théâtre français, je trouve tout ce qui constitue le mauvais critique, à qui manque tout organe pour honorer la perfection, et qui méprise comme la poussière une nature solide et un grand caractère. »
Et ailleurs, dans une lettre à Zelter, Gœthe dit encore : « Je suis content de voir que tu suis mes exhortations et que tu t’occupes de Molière. Nos chers Allemands croient montrer de l’esprit en avançant des paradoxes, c’est-à-dire des injustices. Ce que Schlegel, dans ses leçons, dit de Molière m’a profondément affligé ; j’ai gardé le silence pendant de longues années, mais maintenant je veux parler à mon tour et apporter quelque consolation à un grand nombre d’esprits de tous les temps en combattant ces erreurs. Les Français eux-mêmes ne s’expliquent pas avec un plein accord sur le Misanthrope ; tantôt Molière doit avoir retracé le caractère d’un certain courtisan connu pour sa verte rudesse ; tantôt c’est lui-même qu’il a peint. Il a dû certainement puiser dans son cœur ; il a dû retracer ses rapports avec le monde ; mais quels rapports ? seulement les plus généraux. Je parierais qu’en plus d’un endroit tu as deviné les allusions. Ne joues-tu pas le même personnage avec ceux qui t’entourent ? Pour moi, je suis déjà assez vieux, et je n’ai pas encore réussi à me placer à côté des dieux d’Épicure. » (Conversations de Gœthe pendant les dernières années de sa vie, recueillies par Eckermann, traduites par E. Délerot, tome 1er, pages 323-326.)
[5] On trouve dans le roman de Cyrus, de Mlle de Scudéry, le portrait du duc de Montausier sous le nom de Mégabate : « Mégabate, y est-il dit, quoique d’un naturel fort violent, est pourtant souverainement équitable ; et je suis fermement persuadé que rien ne peut lui faire faire une chose qu’il croirait choquer la justice. Comme il est fort juste, il est ennemi déclaré de la flatterie. Il ne peut louer ce qu’il ne croit point digne de louanges, et ne peut abaisser son âme à dire ce qu’il ne croit pas, aimant beaucoup mieux passer pour sévère auprès de ceux qui ne connaissent point la véritable vertu, que de s’exposer à passer pour flatteur. Je suis même persuadé que, s’il eût été amoureux de quelque dame qui eût eu quelques légers défauts, ou en sa beauté, ou en son esprit, ou en son humeur, toute la violence de sa passion n’eût pu l’obliger à trahir ses sentiments. En effet, je crois que, s’il eût eu une maîtresse pâle, il n’eût jamais pu dire qu’elle eût été blanche. S’il en eût eu une mélancolique, il n’eût pu dire, pour adoucir la chose, qu’elle eût été sérieuse. Aussi ceux qui cherchent le plus à reprendre en lui ne l’accusent que de soutenir ses opinions avec trop de chaleur, et d’être si difficile que les moindres imperfections le choquent. Cela est causé par la parfaite connaissance qu’il a des choses. Il faut souffrir sa critique comme un effet de sa justice. Mais il faut dire encore que Mégabate écrit bien en vers et en prose, et que personne ne parle plus fortement ni plus agréablement que lui quand il est avec des gens qui lui plaisent, et qui ne l’obligent pas à garder le silence froid et sévère qu’il garde avec ceux qui ne lui plaisent pas. » (Artamène ou le Grand Cyrus, tome VII, page 307.)