Molière (Hippolyte DURAND)

Hippolyte Durand, agrégé de lettres, inspecteur général honoraire de l’Instruction Publique.

H. Lecène et H. Oudin, éditeurs, Paris, 1889.

 

 

PREMIÈRE PARTIE - LA VIE ET LES ŒUVRES DE MOLIÈRE

 

 

Chapitre premier - La jeunesse du poète (1622-1646)

 

Molière, dont le nom patronymique était, comme on le sait, Poquelin, naquit d’une bonne et ancienne famille bourgeoise, de cette bourgeoisie marchande qui doit l’aisance au travail et à l’économie, la considération sociale à la probité et à l’instruction : la race n’en est pas éteinte parmi nous. Les Poquelin étaient originaires de Beauvais. On les trouve établis à Paris dès la seconde moitié du XVe siècle. La profession de tapissier, ainsi que le prénom de Jean, semblent un apanage héréditaire aux mains du fils aîné. Le 27 avril 1621, « honorable homme Jean Poquelin, marchand tapissier à Paris, rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache », épousait en premières noces Marie Cressé, « fille d’honorable homme Louis de Cressé (la particule ne tire pas à conséquence et n’implique à aucun degré le privilège de noblesse), aussi marchand tapissier, bourgeois de Paris, demeurant au Marché aux Poirés. » Ils eurent six enfants. Le premier-né, baptisé à Saint-Eustache le 15 janvier 1622, reçut le prénom de Jean. C’est notre poète. On ne possède pas d’indication plus précise sur la date de sa naissance. Son prénom fut plus tard allongé en celui de Jean-Baptiste, pour le distinguer d’un frère puîné. – Ainsi Molière est enfant de Paris comme Villon, Boileau, La Bruyère, Regnard, Voltaire, Beaumarchais, Scribe, Alexandre Dumas fils, Sardou, Labiche. D’où l’on peut hardiment conclure que le Soliman parisien et le milieu populaire et bourgeois sont éminemment favorables à la formation du génie satirique et du génie comique.

La maison natale de Molière a disparu, comme sa maison mortuaire, dans l’incessante rénovation que subit de siècle en siècle la capitale. Deux emplacements se disputent l’honneur de l’avoir possédée : l’un, tout près des Halles, correspond au n° 31 actuel de notre moderne rue du Pont-Neuf (prolongée). Un buste et une inscription, fautive quant à la date, signalent ce lieu à l’attention du passant.

Descendez la rue Saint-Honoré jusqu’à son point d’intersection avec la rue Sauvai (ancienne rue des Vieilles-Étuves) : aux nos 94 de la première, et 2 de la seconde, s’élève en encoignure une maison décorée, elle aussi, d’une plaque et d’une inscription commémorative de la naissance de Molière. Là était située la « maison des Singes, » comme on l’appelait, à cause d’une antique sculpture sur bois qui figurait une troupe de singes grimpés aux branches d’un oranger chargé de fruits. Le débat est entre ces deux maisons.

Molière n’avait pas achevé sa onzième année quand il perdit sa mère, morte le 15 mai 1632. L’inventaire des biens de la communauté n’a pas échappé à la curiosité de nos érudits modernes, et le notaire qui y procéda, au lendemain de cette mort prématurée, ne se doutait guère de l’intérêt passionné que, deux siècles plus tard, cet acte devait susciter. De sa lecture deux impressions se dégagent : la première, c’est que les douze années de mariage de Jean Poquelin et de Marie Cressé furent pour eux des années de prospérité, pendant lesquelles la fortune du ménage a plus que doublé. La seconde c’est que Marie Cressé avait des goûts distingués, n’était pas étrangère au luxe élégant et cossu de la bourgeoisie d’alors. Ces goûts deviendront ceux de son fils. Comme indice de goûts sérieux, on voit figurer des livres tels que la Bible et les Vies des hommes illustres de Plutarque. Enfin un trait dénote une délicatesse de sentiments qu’il faut noter : Marie Cressé conservait religieusement dans un coffret, orné de tapisserie, les linges ayant servi au baptême de ses enfants. Rappelons aussi que le grand-père maternel de Molière, Louis Cressé, possédait une maison, entre cour et jardin, à Saint-Ouen, et que les visites de la petite famille y sont attestées par l’inscription à l’inventaire d’un jeu de boules en buis et d’une paire de verges. On sait que les verges étaient d’institution pédagogique dans les familles de l’ancien temps. Molière a pu faire connaissance avec elles, et dans tous les cas il s’en souviendra le jour où il mettra en scène la jeune Louison, la rusée petite fille du Malade imaginaire.

Au bout d’un an de veuvage, le père de Molière épousa en secondes noces Catherine Fleurette (30 mai 1633). Celle-ci mourut trois ans après, ayant donné le jour à deux filles. Quant à Jean Poquelin, il mourut en 1669, bien déchu de l’état de fortune où il était du temps de Marie Cressé, et secouru discrètement par la délicatesse ingénieuse de son fils, à la gloire duquel il avait assisté.

Cette gloire, il la prépara sans le savoir par l’éducation qu’il fit donner à ce fils. Jean Poquelin avait hérité en 1631 de la charge de tapissier et plus tard valet de chambre du roi. Il en lit donner la survivance à l’aîné de ses fils. Mais loin de le confiner, comme on l’a dit, dans l’apprentissage du métier, il lui fraya les voies vers un plus brillant avenir, en lui faisant suivre les cours du collège de Clermont (futur collège Louis-le-Grand). Le choix même de l’établissement indique une certaine ambition de la part du père de famille, en faveur d’un fils intelligent et bien doué. Dirigé par les Jésuites, le collège de Clermont attirait à lui les enfants des meilleures familles : on y faisait d’excellentes études, et, ce qui ne nuit jamais, on y pouvait contracter des amitiés précieuses.

Molière y entra probablement vers l’âge de quatorze ans. Le système d’éducation des Jésuites n’était pas défavorable à la formation de son génie. La littérature dramatique fut toujours en grand honneur dans les maisons de la Compagnie. Ils l’étudiaient dans les monuments anciens, non interdits par le Concile de Trente. Eux-mêmes avaient leurs poètes attitrés. Deux fois par an, la tragédie et même la comédie, soit latine, soit française, était jouée par les élèves, devant une brillante élite d’invités. Il vint même un temps où l’on dansa des ballets, – des ballets vertueux, composés sur des sujets héroïques et moraux. – « Avant l’âge, dit Montaigne, j’ai soutenu le premier personnage es tragédies latines de Buchanan... qui se représentèrent en notre collège de Guyenne avec dignité. » Il ajoute qu’on l’en tenait « maître-ouvrier. » Molière fut-il mis à pareille épreuve ? Il est peu probable. Le cas serait trop caractéristique pour avoir échappé aux biographes, lesquels l’eussent plutôt inventé que passé sous silence. L’un d’eux se contente d’attester le goût précoce de l’écolier de Clermont pour les poètes en général, et pour Térence en particulier.

Molière eut pour condisciples le prince de Conti, frère du grand Condé, et son futur protecteur au cours de sa carrière dramatique, en province ; en outre Chapelle, Hesnault, Bernier, et plus tard Cyrano de Bergerac. Conti, plus jeune de six à sept ans, était d’âge et de condition à ne pas frayer beaucoup avec Molière. Il n’en est pas de même des autres. La liaison avec Chapelle eut des conséquences importantes. Le père de Chapelle, maître des requêtes et fort riche, tenait en grande estime le philosophe Gassendi[1]. On sait que Gassendi avait rompu avec la philosophie d’Aristote, sans, pour cela, s’asservir à la doctrine de Descartes, dont il combattait le spiritualisme à outrance. Un contemporain le qualifie « d’Épicurien mitigé », et, de fait, Épicure et Lucrèce ne lui sont pas étrangers. Le père de Chapelle, l’ayant logé sous son toit, le chargea d’enseigner la philosophie à son fils. Chapelle s’adjoignit Poquelin, que suivirent aussi Hesnault, Bernier et Cyrano de Bergerac ; ce dernier venant du collège de Beauvais. Ainsi se forma, sous les auspices de Gassendi, comme un cénacle de jeunes esprits qui furent plus tard de libres esprits. Dans un siècle d’autorité et de discipline, ils apparaissent marqués d’un caractère indépendant et original. Hesnault, devenu poète et protégé de Fouquet, prendra hardiment parti pour son protecteur contre Colbert. Il est l’auteur du sonnet âpre et irrité où le ministre est si cruellement traité. Bernier, en un siècle et chez une nation de mœurs casanières, fut voyageur infatigable : on cite de lui, au roi Louis XIV, une réponse qui n’est pas d’un courtisan ni d’un flatteur. Comme le roi lui demandait en quel pays, en somme, la vie lui semblait meilleure, il nomma la Suisse. Cyrano de Bergerac n’est pas un esprit vulgaire. Sa tragédie d’Agrippine, son roman fantastique renferment des vues anticipées. Chapelle n’était pas le moins bien doué des cinq amis. Mais, épicurien beaucoup moins mitigé que son maître, et beaucoup plus près d’Aristippe que d’Épicure, il finit par noyer dans le vin l’heureux génie qu’il avait reçu de la nature.

Quant à Molière, ce qu’il dut à Gassendi apparaîtra visiblement dans la suite de ce livre. Notons par avance ce fait caractéristique, à savoir le goût très vif qu’il professait pour le poète Lucrèce. Molière traduira le poème de la Nature, dont une citation, devenue célèbre, prendra place dans le second acte du Misanthrope.

Il n’est pas vrai que le poète ait jeté au feu cette traduction. Le manuscrit en fut acheté au prix de six cents livres à la veuve du poète par le libraire Barbier, qui n’osa d’ailleurs le publier.

Dans les Femmes savantes, quand Bélise exalte au delà de toute mesure les droits de l’esprit au détriment de ceux du corps, et prononce ces vers fameux :

Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
Mon frère, à mériter seulement qu’on y pense ?

on dirait que c’est Gassendi en personne qui dicte la réponse de Chrysale :

Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin ;
Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère.

Pour finir sur Gassendi, rappelons qu’il mourut en 1655, guéri de tous maux par quatorze saignées consécutives. Cet exploit médical ne dut pas échapper à la connaissance de Molière, et c’est peut-être le premier qui prit place dans le terrible dossier formé par lui contre la Faculté.

De bonnes et solides études classiques, tel est donc le premier fonds de Molière. Il y faut joindre un cours de droit. Paris n’avait pas alors de Faculté de droit civil. La plus proche de la capitale était celle d’Orléans. Molière y fut-il étudiant ? Poussa-t-il ses études jusqu’au bout ? Prit-il le grade de licencié ? Fut-il reçu avocat ? Exerça-t-il ? Autant de questions auxquelles il est difficile de donner réponse certaine et absolue.

Mais ne nous attardons pas sur ces points obscurs. Nous touchons au moment décisif delà vie du poète. Une vocation s’est déclarée en lui, impérieuse, irrésistible : celle du théâtre. Le 6 janvier 1643, c’est-à-dire à la veille de sa majorité, Molière se démet et se désiste de tout droit à la survivance du titre de tapissier valet de chambre du roi, que son père lui avait précédemment fait obtenir. Par le même acte, il donne quittance à son père de la somme de 650 livres, représentant sa part dans la succession de Marie Cressé, sa mère.

Cette renonciation et cette liquidation s’expliquent par un acte subséquent, celui du 30 juin de la même année, qui n’est autre que le « Contrat de société entre les comédiens de l’Illustre Théâtre. » Le sort en est jeté : voilà le jeune Poquelin membre, pour toute sa vie, d’une troupe comique, en compagnie de Madeleine Béjart et de ses frères, fidèles compagnons de sa fortune.

Deux mois après la constitution de leur société, les acteurs de l’Illustre Théâtre se procurent une salle de spectacle, parla location du Jeu de paume des Métayers, situé au fossé de Nesles. C’est l’emplacement marqué aujourd’hui par la portion des rues de Seine et Mazarine correspondant aux nos 11 et 13 de la première, – 10, 12, 14 de la seconde[2]. Le bail est du 12 septembre 1643, et comporte un loyer annuel de dix-neuf cents livres, qui en vaudraient huit ou neuf mille, à supputer d’après la valeur actuelle de l’argent.

Un jeu de paume ne se transforme pas, du jour au lendemain, en théâtre. Il faut construire un plancher pour la scène, des galeries, des loges. Tandis que ces travaux s’effectuaient, la nouvelle troupe se dirigea vers Rouen. L’intelligente cité de Rouen, patrie du grand Corneille, était hospitalière aux arts (elle l’est toujours), et le goût du théâtre y était répandu. Le moment choisi pour visiter la ville était d’ailleurs des plus favorables ; c’était pendant la foire de Saint-Romain, aujourd’hui encore une des plus brillantes de France. L’illustre auteur du Cid se rencontra peut-être avec le futur auteur des Précieuses et du Misanthrope. La seule possibilité de cette rencontre émeut l’imagination. Que ne donnerait-on pas pour quelques lignes authentiques relatant le fait et ses circonstances ! La postérité, à laquelle tant de bavardages inutiles sont parvenus sur des faits sans valeur, en est réduite sur celui-là à de pures conjectures.

Ce qui accroît ici l’intérêt de la rencontre, c’est que Corneille venait de donner le Menteur (1642), créant parmi nous le langage de la bonne comédie, comme il avait donné à la tragédie sa force et son accent.

Nous retrouvons la troupe de l’Illustre Théâtre à Paris, à la fin de 1643, préparant la campagne théâtrale de l’année qui va s’ouvrir. Déjà l’on avait engagé un orchestre de quatre musiciens à raison de une livre par jour, pour une période de trois ans (21 octobre 1643). L’année suivante, on s’accorde le luxe d’un danseur le sieur Daniel Mallet, venu de Rouen, engagé moyennant 35 sols par jour, et 5 sols en plus les jours de représentation. C’est sur l’acte d’engagement de cet humble artiste qu’apparaît pour la première fois, aux signatures, le pseudonyme de « Molière » : concession probable du jeune Poquelin aux scrupules de sa famille.

D’autres documents nous montrent la troupe acquérant des pièces nouvelles, Scévole, tragédie de Pierre du Ryer ; La Mort de Crispe de Tristan, l’Artaxerce de Magnon. Elle s’adjoint même un poète de profession, Nicolas Desfontaines, lequel fournit à lui seul quatre tragédies. Enfin le crédit de Madeleine Béjart obtient pour l’Illustre Théâtre la faveur, d’ailleurs absolument gratuite, de se dire protégée par Son Altesse Royale, Monseigneur Gaston d’Orléans, oncle du jeune Roi. Tous ces efforts ne peuvent sauver Molière et les siens de la débâcle. On vit d’emprunts, et finalement on résilie le bail, devenu trop lourd, du Jeu de paume des Métayers. Résultat net : deux mille six cents livres de déficit.

Mais on ne perd pas courage. La rive gauche n’a pas été favorable à la troupe : elle passe les ponts et vient s’établir sur le quai des Ormes, proche le port Saint-Paul, dans le Jeu de paume de la Croix-Noire. Cette migration eut lieu vers la fin de l’année 1644.

La campagne de 1645 ne fut pas plus heureuse, ni le nouveau quartier plus productif. Des dettes nouvelles s’ajoutent aux anciennes, si bien que, à la date du 2 août 1645, Molière, engagé pour toute la troupe (on en peut conclure qu’il en était le chef), est décrété de prise de corps, à la requête du fournisseur de chandelles du théâtre, le sieur Antoine Fausser, « maître chandelier », créancier pour « cent quinze livres d’une part et vingt-sept de l’autre. » Du coup, voilà Molière dans les prisons du Châtelet. Une sentence du lieutenant civil le relâche sous serment. Mais d’autres créanciers se déclarent ; c’est le linger du théâtre, un nommé Dubourg. C’est encore maître François Pommier et Baulot, son compère, deux associés suspects, qui se chargèrent de faire connaître de bonne heure, au futur auteur de l’Avare, les pièges des contrats et les roueries des gens d’affaires. Molière, qui lutte avec énergie contre le sort, fait réduire leur créance, prend terme et fournit caution. Le brave homme qui consentit à se porter garant pour l’obscur comédien se nommait maître Aubry, paveur des bâtiments royaux ; son nom, dans la procédure, est suivi de ces mots : « pleige caution répondant pour J.-B. Poquelin de Molière, prisonnier es prisons du Châtelet. » Le concours de Poquelin le père fut nécessaire pour rembourser Léonard Aubry et rendre liquide la situation de Poquelin fils.

Bref, à la fin de 1645, au plus tard au commencement de 1646, la troupe, dégoûtée de Paris, se décide à chercher fortune en province. Ne regrettons pas pour Molière cette détermination. Un nouveau temps d’épreuves commence pour lui ; mais ces épreuves seront fécondes pour son génie. « Celui, dit La Bruyère, qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s’il a des yeux, d’étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon : il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l’humanité. » (Caractères, chap. de l’Homme. – Molière a des yeux, il va les ouvrir, et chaque année qui s’écoulera sera un pas de fait dans cette connaissance et cette peinture de L’homme, but suprême de son art.

 

 

Chapitre II - Molière en province (1646-1658)

 

Sous le coup de ses derniers désastres, la troupe s’était modifiée. Les Béjart en formaient toujours le noyau principal ; mais Molière avait cessé d’en être le chef ; du moins en titre. Il avait été remplacé pour un temps par le sieur Charles Dufresne, qualifié, dans les actes, de bourgeois d’Argentan. Ces actes qui permettent de retrouver quelques traces éparses de la troupe ambulante, sont, pour la plupart, des requêtes adressées aux corps de ville pour obtenir permission de jouer, des quittances, des contrats de mariage, et plus souvent des actes baptismaux.

En 1646, l’association qui fut « l’Illustre Théâtre, » semble avoir disparu. Nulle trace authentique de son passage. En 1647, on la voit à Carcassonne, à Toulouse, à Albi. Le gouverneur du Languedoc la recommande aux consuls d’Albi sous le nom de « Troupe des Comédiens de M. le duc d’Épernon. » Il la dit « remplie de fort honnêtes gens et de très bons artistes, qui méritent d’être récompensés de leurs peines. » Il sollicite pour eux le paiement d’une somme de 600 livres qui leur a été promise, sans compter « le port et la conduite de leurs bagages. »

En 1648, nos gens sont à Nantes. Molière, détaché par la compagnie, vient solliciter à l’hôtel de ville la permission « de monter sur le théâtre. » Son nom sur le registre municipal est estropié en celui de « Morlière » avec cette mention : « l’un des comédiens de la troupe du sieur Dufresne. » La requête est ajournée à cause d’une maladie du maréchal de la Meilleraye, gouverneur. Quand la permission arrive enfin, il se trouve que des marionnettes italiennes font à la troupe de comédie une concurrence désastreuse.

Au mois de juin de la même année, ils prennent des mesures pour jouer pendant 21 jours à Fontenay-le-Comte, en Vendée. Nouvelle éclipse de plusieurs mois. En décembre 1648, ils sont à Toulouse, où ils touchent une somme de 75 livres, pour avoir, « du mandement de MM. les Capitouls, » joué une comédie en l’honneur de l’entrée du comte de Roure, lieutenant général pour le roi en Languedoc. En décembre 1648 et janvier 1649, leur présence à Narbonne est attestée par deux actes de baptême, sur l’un desquels figurent ces mots : « Le parrain a été le sieur Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du roi. »

Le 13 février 1650, ils sont à Agen, mandés par le gouverneur de la province, qui fait aménager pour eux un jeu de paume en théâtre, avec galerie pour Monseigneur (duc d’Épernon) et sa suite.

La fin de 1651, le commencement de 1652 les trouvent à Carcassonne, où les attire sans doute la session des États de Languedoc. Cette réunion des députés de la province était l’occasion de fêtes, parmi lesquelles les représentations théâtrales tenaient une large place : la troupe de Molière dut y trouver son compte. Après quoi elle jugea probablement la région du Sud-ouest et le bassin de la Garonne suffisamment exploités, car, au mois de décembre 1652, on la trouve établie à Lyon. Son personnel s’est accru et renforcé, elle est à la veille d’un grand événement : Molière a composé et va représenter l’Étourdi (1653 selon les uns, 1655 selon les autres).

Jusque-là Molière s’est contenté de crayonner de légers croquis, des farces sans portée, œuvres éphémères dont une seule a survécu. Dans l’Étourdi il aborde la comédie régulière en cinq actes, et il se révèle poète. L’Étourdi est une comédie d’intrigue, imitée d’une pièce italienne, l’Inawertito, de Nicolas Barbieri. La donnée en est romanesque : une jeune fille nommée Célie a été enlevée par des corsaires et vendue à un riche marchand de Messine, le vieux Trufaldin, lequel surveille de près sa captive. Elle est aimée de Lélie (l’Étourdi), fils de l’avare Pandolfe. Lélie a pour rival Léandre, dont il lui faut déjouer les entreprises. Mais que faire sans argent ? À défaut de richesse, il a son valet Mascarille. Mascarille invente ruse sur ruse, stratagème sur stratagème ; il est l’âme, l’entrain, la folie de la pièce. Mais l’étourderie de son maître vient, au bon moment, tout faire échouer. À dix reprises la combinaison inventée par le subtil valet est ruinée par une parole, un geste, une démarche inconsidérés de Lélie. Il serait insupportable, ce personnage de l’Étourdi, s’il n’entrait dans sa maladresse des éléments de générosité naturelle qui font contraste avec la perversité native et naïve de Mascarille. Ce qui relève encore Lélie et nous le rend sympathique en somme, c’est l’accent tendre et passionné qui se fait entendre dans quelques vers de son dialogue avec celle qu’il aime. Il est sincèrement épris de la captive, et place si haut son idéal qu’il s’attire de la part de Mascarille cette raillerie :

Vous êtes romanesque avecque vos chimères.

Romanesque et chimérique, le défaut n’est pas vulgaire. Plus tard Molière en combattra l’excès dans l’hôtel de Rambouillet. Pour le moment, il y donne, mais avec mesure et agrément.

De moralité, nous n’en demanderons pas, puisque c’est Mascarille qui mène la pièce. Menteur sans scrupule et « fourbe fourbissime, » Mascarille émet à l’usage de la jeunesse amoureuse et sans argent des maximes qui, prises au sérieux, seraient le renversement de toute morale. Dès ce début, la comédie de Molière s’annonce pour n’être pas toujours une école de respect, – de respect filial notamment.

Quelques traits décèlent un esprit observateur, mais ils sont clairsemés. La jeunesse de Molière en est encore à s’étourdir de sa propre gaieté. Cette gaieté éclate envers piquants, spirituels, un peu fous, et qui résonnent comme des grelots. Pour le style, Molière est presque maître de son instrument et manie avec aisance la bonne langue comique.

Un second incident signale cette même année 1653 et en fait une année décidément favorable : c’est la rencontre du poète avec le prince de Conti.

Armand de Bourbon, frère du grand Condé, revenu des agitations et des erreurs de la Fronde, s’était réconcilié avec la cour, en juillet 1653. Son séjour, en quittant Bordeaux, fut le château de la Grange, auprès de Pézenas, en Languedoc. Il s’y trouvait avec Mme de Calvimont, l’abbé de Cosnac (futur archevêque d’Aix), premier gentilhomme de sa chambre, et le poète Sarrazin, son secrétaire. Comment se distraire dans ce demi-exil de la campagne ? On songea aux comédiens. Cosnac fut chargé d’en faire venir une troupe. « J’appris, dit-il dans ses Mémoires, que la troupe de Molière et de la Béjart était en Languedoc (il est probable qu’on y promenait le succès de l’Étourdi) ; je leur mandai qu’ils vinssent à la Grange. Pendant que cette troupe se disposait à venir sur mes ordres, il en arriva une autre à Pézenas, qui était celle de Cormier (ancien opérateur du Pont-Neuf, selon M. Loiseleur). L’impatience naturelle de M. le prince de Conti et les présents que fit cette dernière troupe à Mme de Calvimont, engagèrent à la retenir. » Il en résulta que Molière, survenant à son tour, trouva la place prise. Cosnac a beau insister près du prince, celui-ci s’obstine à garder Cormier et refuse même de rembourser à la troupe de Molière ses frais de transport et de déplacement. Heureusement Cosnac était homme de ressources et, par-dessus le marché, fort entêté. Il résolut de les faire paraître sur le théâtre à Pézenas, dût-il lui en coûter mille écus de son argent. « Comme ils étaient près de jouer à la ville, poursuit Cosnac, M. le prince de Conti, un peu piqué d’honneur par ma manière d’agir, et pressé par Sarrazin, accorde qu’ils viendraient pour une fois sur le théâtre de la Grange. Cette troupe ne réussit pas dans sa première représentation au gré de Mme de Calvimont, et par conséquent au gré de M. le prince de Conti, quoique, au jugement de tout le reste des auditeurs, elle surpassât infiniment la troupe de Cormier, soit par la bonté des acteurs, soit par la magnificence des habits. Peu de temps après, ils représentèrent encore, et Sarrazin, à force de prôner leurs louanges, fit avouer à M. le prince de Conti qu’il fallait retenir la troupe de Molière, à l’exclusion de celle de Cormier... Il gagna Mme de Calvimont, et non seulement il fit congédier la troupe de Cormier, mais il fit donner pension à celle de Molière. »

Au reste, Conti ne fut pas long à se rendre compte de la valeur de Molière. Il l’admettait dans son particulier, goûtait sa conversation, lisait avec lui les plus beaux endroits des comiques anciens et modernes, et, dit son aumônier, l’abbé de Voisin, « prenait plaisir à les lui faire exprimer naïvement. » Il voulut même se rattacher comme secrétaire.

En 1654, la troupe déploie une grande activité : on la voit tour à tour à Montpellier, à Lyon, puis de nouveau à Montpellier, à Pézenas, pendant la session des États du Languedoc, présidée par le prince de Conti. Aux fêtes données à cette occasion figure un grand ballet symbolique, dansé en présence du prince et de sa jeune femme, Marie-Anne Martinozzi, nièce de Mazarin. C’est le fameux ballet des Incompatibles, réunion plaisante des personnages, des éléments, des allégories réputées les plus incompatibles entre elles ; ainsi l’Eau et le Feu, la Fortune et la Vertu, la Jeunesse et la Vieillesse, l’Argent et le Serviteur des Muses. Molière remplit, de sa personne, deux rôles dans ce divertissement : celui du poète, opposé à l’Argent, celui d’une harengère, opposée à l’Éloquence.

Cette campagne et la suivante durent être fructueuses pour la troupe, car, à cette date, on voit Madeleine Béjart en mesure de prêter 3 200 livres à un particulier, et dix mille livres à la province de Languedoc. « Enfin je suis créancier ! » dit un personnage de la comédie moderne, peu habitué à pareille fortune. C’est ce qu’on est tenté de dire de la troupe en songeant à ses débuts pénibles. Lyon, devenu son quartier général, se transforme pour elle en pays de cocagne, et l’abondance la suit jusqu’à Pézenas.

À ce séjour à Pézenas (1655-1656) se rapporte une pièce manuscrite qui, si elle est bien réellement de la main de Molière, constitue l’autographe le plus étendu que nous ayons de lui. C’est une simple quittance en six lignes, ainsi conçue :

« J’ai reçu de Monsieur le Secq thrésorierde la bource des Estats du Languedoc la somme de six mille liures à nous accordez par MM. du bureau des comptes, de laquelle somme ie le quitte. Faict à Pézenas ce quatrième tour de féburier 1656.

« MOLIÈRE.

« Quittance de six mille liures. »

Des anecdotes qu’on n’ose ni accueillir ni repousser animent et enjolivent ce séjour de Molière à Pézenas. On a parlé assez de ses longues stations dans les rues, les jours de marché, de ses séances dans la boutique du barbier Gély, de la lettre de la jeune fille, de la valise égarée parmi les villages en gnac, et enfin du fameux fauteuil réservé au Contemplateur : faits réels ou légendaires qui prêtent à cette grande et belle figure un lointain poétique, comme les Grecs aimaient à le faire pour honorer leurs poètes et leurs héros[3].

La troisième session des États de Languedoc s’étant ouverte le 17 novembre 1656 à Béziers, la troupe s’y transporta et Molière fit représenter pour la première fois son Dépit amoureux.

Le succès en fut grand, les témoignages contemporains en font foi. Toute une partie de cette pièce, représentant la valeur de deux actes, s’écoute et se fait goûter après plus de deux siècles, à l’égal des chefs-d’œuvre du poète. C’est la partie d’observation et de sentiment. Le rôle de Lucile et de Marinette, d’Éraste et de Gros-René sont, chacun en leur genre, de délicieuses copies de la nature, les unes finement et curieusement étudiées, les autres prises et comme moulées sur le vif des mœurs populaires. Pour la première fois, Molière use en maître du jeu des contrastes. De même que dans le Ballet des Incompatibles, les caractères sont groupés ici par voie d’opposition et de dissemblance. Cela éclate dès la première scène. Éraste, cœur délicat et tendre, tout pénétré d’une vive et sincère passion, s’inquiète quoique aimé, et se tourmente quoique à la veille d’un infaillible bonheur. Il n’a d’ennemi que lui-même, puisque son rival Valère est bel et bien éconduit et que lui-même a l’aveu de cette charmante Lucile. Mais quoi ! son humeur est de craindre, et sa complexion le porte à s’inquiéter. Versé dans la psychologie de l’amour, il en creuse les problèmes avec une rare connaissance du sujet et une sorte d’acharnement contre son propre repos.

Gros-René est le parfait contraire d’Éraste. « Rond de toutes les manières, » il prend le monde comme il est, se contente à peu de frais, et ne se pique pas de philosophie, bien qu’il cite au besoin « le cousin Aristote. »

Pour moi, je ne sais pas tant de philosophie :
Ce que voient mes yeux, franchement je m’y fie,
Et ne sui-point de moi si mortel ennemi,
Que je m’aille affliger sans sujet ni demi.

De l’humeur dont est Éraste, aux prises avec deux aigrefins comme Valère et son valet Mascarille, un malentendu est inévitable. Il éclate et donne lieu aux scènes inimitables du IVe acte.

On sait la suite, la rupture mêlée de soupirs et de larmes, les lettres et les présents rendus, les reproches reçus et renvoyés, enfin l’étincelle inespérée d’où jaillit le raccommodement : – ravissante élégie où Molière amis une part de son âme et fait discrètement résonner l’accent de sa jeune émotion.

– Ah ! Lucile ! Lucile ! un cœur comme le mien
Se fera regretter, et je le sais fort bien.
– Éraste ! Éraste ! un cœur fait comme est fait le vôtre
Se peut facilement réparer par un autre.
– Non, non, cherchez partout, vous n’en aurez jamais
De si passionné pour vous, je vous promets.

À ce duo sérieux et tendre succède le duo bouffe de Marinette et de Gros-René. La muse de Térence a dicté la première scène : la verve gauloise déborde dans la seconde. Le peintre de Lucile et d’Éraste se ressouvient des sociétés polies et galantes desquelles son esprit, sa personne, son emploi lui procuraient l’accès : le peintre de Marinette et de Gros-René n’a pas vécu pour rien dès son enfance dans le voisinage des halles, ne s’est pas impunément mêlé à la foule, depuis le quartier de la Croix du Trahoir, jusqu’à celui de la foire Saint-Germain. Elles viennent de là, cette verve franche de bon aloi, cette robuste gaieté qui, depuis cette heure mémorable jusqu’à la douloureuse journée du 17 février 1673, ne cesseront pas une seule année de retentir.

Les deux années que Molière doit encore passer en province ne sont marquées par aucune production nouvelle. Nul incident digne de remarque ne signale son passage à Dijon (15 juin 1657). À Avignon (fin de la même année), il rencontre le peintre Mignard, et de cette rencontre date une amitié qui dure toute leur vie. Du côté de Molière, cette amitié inspirera le poème sur la Gloire du Val-de-Grâce ; du côté du peintre, elle produira l’un des plus beaux portraits qu’il ait tracés. En février 1658, la troupe est à Grenoble, où l’omission d’une formalité la met en conflit avec le Conseil de ville : « Du 2 février 1658, lit-on sur le registre des délibérations, il a été tenu conseil extraordinaire dans l’hôtel de ville, où étaient présents MM. les quatre consuls, et il a été proposé par M. le premier consul touchant l’incivilité des comédiens qui ont affiché sans avoir leur décret d’approbation ; il a été opiné et puis conclu que les affiches seront levées et à eux défendu de faire aucune comédie jusqu’à ce qu’ils aient satisfait à la permission qui leur doit être donnée par Messieurs les consuls et (Messieurs) du Conseil. »

 

 

Chapitre III - Molière à Paris : Des Précieuses ridicules au Tartufe (1658-1664)

 

La fin des premières et des plus dures épreuves approchait pour notre poète. Paris lui apparaissait comme le but suprême. Il s’en rapproche en avril 1658, prenant la ville de Rouen pour théâtre de ses représentations. C’est sa dernière étape : on se souvient qu’elle avait été la première de « L’Illustre Théâtre. » De Rouen. Molière était à portée d’agir auprès des princes, des ministres desquels dépendait le succès de son établissement à Paris. Il réussit assez vite, puisqu’à la date du 24 octobre de la même année (1658), la troupe, appelée au Louvre, y joue sur un théâtre improvisé, devant le roi et la cour, le Nicomède de Corneille. Puis, saisissant l’à-propos, Molière en personne adresse au prince une ingénieuse harangue, dans laquelle, avec les compliments d’usage, il suppliait humblement Sa Majesté a d’avoir pour agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces. » Ce petit divertissement, c’était le Docteur amoureux, farce à l’italienne, dont la gaieté fut vivement goûtée.

Les conséquences de cette journée furent décisives. Monsieur, frère du roi, et alors de dix-huit ans, agréa pour lui-même les services des nouveaux comédiens, qui prirent le litre de « troupe de Monsieur, frère unique du roi. » Pour théâtre, elle eut la salle du Petit-Bourbon, dont elle partagea la jouissance avec les comédiens italiens. Notons pour mémoire une pension de 300 livres par tête promise aux acteurs et qui ne fut jamais payée.

C’est dans cette salle, le 18 novembre 1659 (date mémorable), que fut représentée pour la première fois la comédie des Précieuses ridicules.

Pourquoi s’en prendre d’abord à ce travers du bel esprit, du romanesque et du précieux ? C’est qu’il était le plus répandu et qu’il infectait (l’expression est de Molière) Paris et la province. C’est qu’il choquait le plus directement le droit sens et la saine raison du poète. Molière, nous l’avons vu, en avait subi lui-même une légère atteinte : raison de plus pour lui en vouloir et le poursuivre. Ramené à la nature par son génie, l’étude, et l’expérience, il entendait bien ne pas sacrifier au goût du jour ce qu’il sentait être la vérité.

L’hôtel de Rambouillet et les autres salons formés de plus ou moins près sur ce modèle avaient rendu au génie français l’inappréciable service de l’assouplir, de le polir, de lui communiquer cette fleur d’élégance et de politesse qui lui manquait encore. Mais, comme il arrive, l’excès né de l’imitation avait tout gâté. Sentiments et langage, tout s’était raffiné, quintessencié. Dans le domaine du cœur, un idéal chimérique, des visions nuageuses, un enchaînement de ridicules et de prétentions. Dans le domaine du style, la poursuite du rare, du singulier, du joli. En tout, l’horreur de la nature et de la vérité franche, simple, vigoureuse ; un qui-vive perpétuel de l’esprit, un asservissement à des formes de convention. De là une littérature artificielle et fausse, sur laquelle a passé, venu des salons à la mode, le souffle des admirations fades et des complaisances intéressées. Chose grave : quelques années après Malherbe, après Descartes, du vivant même de Corneille et de Pascal, dans le temps où la monarchie travaille à donner au royaume son unité politique et territoriale, la France, par suite d’une conspiration de beaux esprits, par un malentendu sans exemple entre elle et son génie national, la France compromettait son avenir, et, comme on l’a dit avec justesse, risquait de manquer son grand siècle.

C’est à ce moment critique que paraît la comédie des Précieuses ridicules. Molière était-il le premier qui eût osé porter la main sur l’idole ? Non. On se rappelle son camarade de collège, l’élève de Gassendi, le joyeux Chapelle. À l’heure où l’existence se montrait dure pour Molière, Chapelle n’avait eu qu’à se livrer au courant dune vie insouciante et fortunée. Vie de plaisirs faciles et pas toujours délicats, où l’esprit du poète et du lettré avait toutefois sa part. Or, en 1656, Chapelle et son ami Bachaumont, de passage à Montpellier, étaient reçus dans un cercle de dames de cette ville, et, trois ans avant Molière, traçaient des Précieuses de province, des Précieuses du Languedoc une vivante satire : « À leurs petites mignardises, leur parler gras, leurs discours extraordinaires, nous crûmes que c’était une assemblée de Précieuses de Montpellier ; mais, bien qu’elles fissent de nouveaux efforts à cause de nous, elles ne paraissaient que des Précieuses de campagne et n’imitaient que faiblement les nôtres de Paris. Elles se mirent exprès sur le chapitre des beaux esprits, afin de nous faire voir ce qu’elles valaient par le commerce qu’elles ont avec eux. Il se commença donc une conversation assez plaisante. »

Molière les avait connues, ces Précieuses, puisqu’il séjournait lui-même à Montpellier un an ou deux avant le voyage de son condisciple Chapelle. Leurs ridicules riaient imprimés dans sa tête, peut-être sur ses tablettes. Ils en sortirent à l’heure voulue, escortés et complétés des ridicules de leurs modèles parisiens. S’il conserve sur le titre de sa pièce une épithète restrictive, et dans le choix des personnages une préférence provinciale, il le faut attribuer à un calcul de prudence. Molière est un esprit très avisé, qui connait le prix du bien joué, non seulement au théâtre, mais dans les démarches importantes de la vie : on le verra dans plus d’une rencontre. Bien lui en prit sans doute d’avoir épargné les amours-propres parisiens et ménagé à des réputations considérables une ligne de retraite, un retranchement derrière ces deux mots : « Précieuses ridicules, pecques provinciales. » Bien lui prit encore d’avoir choisi pour personnages principaux deux valets bouffons, et prêté à une sérieuse et incisive satire l’air follement joyeux d’une farce à l’italienne. La violence du choc en fut amortie. On pardonne à la licence d’une parodie ce qu’on ne souffrirait pas d’un genre plus sérieux.

La pièce repose sur une donnée très simple : Cathos et Madelon, deux précieuses, persuadent au bonhomme Gorgibus, leur père et oncle, de quitter sa province pour s’établir à Paris, au centre du bel esprit. Nos deux « pecques provinciales » viennent à peine d’ouvrir leur salon, que deux jeunes gens de famille, La Grange et du Croisy, s’y présentent et, de l’aveu du père, les recherchent en mariage. Mais comme La Grange et du Croisy n’entendent rien au jargon du jour, parlent le langage du bon sens et mettent leurs démarches d’accord avec leurs sentiments, ils sont dédaigneusement repoussés. Leur colère est grande, et ils jurent de se venger. Le moyen choisi par eux est d’envoyer chez Cathos et Madelon leurs propres valets, Mascarille et Jodelet, déguisés en marquis, avec mission de jouer leur rôle comme il convient : les maîtres se promettent d’intervenir au moment opportun.

Cette combinaison de personnages, dont les uns apparaissent dans la réalité de leur conditionnes autres dans une condition d’emprunt, fournit au poète deux genres et comme deux veines de comique qu’il sait également bien exploiter. Cathos et Madelon parlent et agissent sans avoir conscience de leur ridicule : c’est la nature dans sa naïveté. Les faux marquis singent ce qu’ils ont vu de l’antichambre par la porte entrebâillée des salons, ils forcent, ils outrent, ils chargent, ils tournent vers nous le masque grimaçant de la vérité. Le comique de Cathos et de Madelon est, par moment, d’une finesse extrême et d’une force d’observation incomparable. C’est la vérité, la vérité accusatrice qui parle par leur bouche comme par la bouche des enfants.

Avec Mascarille et Jodelet, le ton change, les traits s’accusent, la bouffonnerie entre en jeu, la farce se démène : il n’y a qu’Aristophane et Rabelais pour mettre leurs contemporains à pareille fête.

La conversation commence : Molière en trace les contours de façon à embrasser dans un même cercle tous les ridicules, tous les travers, toutes les prétentions d’une coterie à la mode du jour. C’est d’abord un déploiement de belles manières, de politesses raffinées, de jolis riens qui font dire de Mascarille par ses auditrices charmées : « C’est le caractère enjoué ; – c’est un Amilcar. » – Ce sont ensuite les prétentions au bel esprit, aux délicatesses du goût en poésie, en musique, en littérature, en conversations galantes : petits vers, madrigaux, portraits, toutes les fadeurs des romans à la mode vont leur train, exhibant, avec une odeur de musc, leurs couleurs fausses et désormais flétries. – Puis viennent les choses de la toilette et du costume, grande affaire pour ces demoiselles, et qu’elles ne pardonneraient pas à un prétendant de négliger. – Enfin, dernier coup de pinceau qui donne la ressemblance complète : prétention au courage militaire, hâbleries et gasconnades de deux drôles qui s’en donnent à cœur-joie dans leur rôle d’hommes à la mode et font bonne mesure à la vengeance de leurs maîtres. – Pour dénouement, des coups de bâton attendus et mérités. et cette morale en quatre lignes que le bonhomme Gorgibus tire avec bon sens de toute cette affaire :

« À Cathos et à Madelon. – Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant. Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. (Seul.) Et vous, qui êtes cause de leur folie, soties billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !

Cette voix du moraliste, elle parle pour la première fois sur le théâtre de Molière. Paris et la France l’entendirent si bien que ce fut fini pour longtemps du règne des Précieuses. Quelques scènes d’un petit acte de comédie avaient fait une révolution.

Le succès fut très grand. De vingt lieues à la ronde on venait à Paris pour se donner « le divertissement » des Précieuses. La chronique rimée du gazetier Loret relate cette vogue extraordinaire, et termine par ce mot de la fin :

Pour moi, j’y portai trente sous :
Mais oyant leurs fines paroles,
J’en ris pour plus de dix pistoles.

Faut-il redire la légende de ce vieillard qui, de sa place au parterre, aurait crié : « Courage, Molière : voilà la bonne comédie ! » Ce sont de ces mots à la mode antique, dont s’empare volontiers notre crédulité complaisante, parce qu’ils servent de formule juste et précise à notre admiration. Il en est de même de l’anecdote du Menagiana, publié trente ans plus tard. Ménage, sortant de la première représentation avec son ami Chapelain (deux pédants au bras l’un de l’autre), aurait dit à ce dernier : « Monsieur, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais, pour me servir de ce que saint Rémi dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré et adorer ce que nous avons brûlé. »

Ce fut une grande rumeur dans le camp des Précieuses. Un de leurs amis, personnage considérable, dont le nom est resté inconnu, eut le crédit de faire suspendre les représentations de la pièce. Elle fut reprise au bout de quatorze jours, pour ne plus s’arrêter.

Le 28 mai 1660, la comédie en un acte et en vers de Sganarelle attirait de nouveau la foule au théâtre du Petit-Bourbon. Molière y peignait les effets de la jalousie en un sujet vulgaire, comme il avait essayé de les peindre en un sujet noble et sympathique, dans Éraste du Dépit amoureux. La pièce marquait en outre, dans sa première scène, un retour offensif contre les Précieuses. Un nouveau Gorgibus, bourgeois de Paris, disait à sa fille :

Voilà, voilà le fruit de ces empressements
Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans ;
De quolibets d’amour votre tête est remplie,
Et vous parlez de Dieu bien moins que de Clélie.
Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
Qui gâtent tous les jours tant déjeunes esprits.

Un gros déboire suivit ce succès. La salle du Petit-Bourbon fut démolie pour faire place aux constructions du nouveau Louvre (colonnade de Claude Perrault). Les travaux furent si brusquement commencés (11 octobre 1660), que, du jour au lendemain, la troupe se trouva sans théâtre. Molière eut recours au frère du roi, au roi lui-même, et il obtint, en dédommagement, la salle du Palais-Royal, qui s’élevait à l’angle de la rue Saint-Honoré et de la rue de Valois actuelle, à l’endroit signalé par une plaque et une inscription commémorative. Molière s’y installa le 20 janvier 1661. Dans l’intervalle, le roi et Mazarin signalent leur protection en appelant fréquemment la troupe à jouer au Louvre devant la cour. La représentation du mardi 26 octobre fut particulièrement curieuse. Elle se composait de l’Étourdi et des Précieuses, et fut donnée, au Louvre, chez le cardinal Mazarin, qui était malade dans sa chaise. « Le roi vit la comédie incognito, debout, appuyé sur le dossier de ladite chaise de S. E. (nota qu’il rentrait de temps en temps dans un grand cabinet). Sa Majesté gratifia la troupe de 3 000 livres[4]. »

La salle du Palais-Royal, inaugurée le 20 janvier 1661 par une représentation de Sganarelle et du Dépit amoureux, le fut à nouveau le i février, par Don Garcie de Navarre ou le Prince jaloux, tragi-comédie. Venue dix ans plus tôt, la pièce eût réussi comme bien d’autres du même genre, lesquelles n’avaient pas en leur faveur la compensation d’un beau style. Mais l’éducation du public s’était faite par Molière, et tourna, cette fois, contre Molière lui-même. Il fut heureux qu’un échec l’éloignât d’un genre faux, qui n’est ni la tragédie, ni la comédie, et, sous prétexte de conciliation, se prive de la pure beauté de l’une, aussi bien que des agréments de l’autre. Molière, sollicité vers la haute poésie par la grandeur même de son âme, aura son jour d’inspiration : il écrira l’immortel Misanthrope. Des vers, des tirades du rôle de don Garcie passeront presque sans changement dans le rôle d’Alceste.

Le poète n’est pas long à se relever de cette chute. L’École des Maris, comédie en trois actes, en vers, paraît sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 juin 1661 : Térence est ici l’inspirateur par sa comédie des Adelphes. L’École des Maris est toute en contraste, comme le Dépit amoureux. Mais, dans le Dépit, le contraste naît surtout de la diversité des conditions sociales : dans l’École des Maris, il naît uniquement de l’opposition des caractères : spectacle bien autrement philosophique.

Deux frères, Ariste et Sganarelle, se trouvent en face du même devoir : tuteurs de deux jeunes filles orphelines, ils les doivent épouser. Notez que Molière ne s’insurge pas contre cette tyrannie de la loi domestique ; il en corrige la rigueur par l’application. Le plus jeune des deux frères, Sganarelle, est hargneux, violent, despotique. Sganarelle n’éprouve que défiance à l’endroit des femmes. Nulle estime pour elles, nulle foi en leur vertu. Isabelle, sa pupille, élevée sous son toit, n’échappe pas au mépris général qui enveloppe son sexe. Il la surveille bassement, la flétrit par d’odieux soupçons, la réduit à une existence de recluse, de captive et de coupable. Toutes les forces de la résistance se tendent et s’exaspèrent dans l’âme d’Isabelle, qui se charge de démontrer à Sganarelle combien il a fait fausse route.

Tout autre est Ariste. Il a soixante ans, mais c’est un vieillard aimable, indulgent, sympathique à tous, hormis à son original de frère. Il a pratiqué Montaigne, il en a retenu des conseils de douceur et de bonté. Il a foi dans l’humaine nature, n’exclut pas les femmes du nombre des êtres raisonnables, compte sur leur honneur et leur vertu plus que sur la contrainte.

Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté :
On le retient fort mal par tant d’austérité :
Et les soins défiants, les verrous et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non La sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner.

Sa conduite envers sa pupille est d’accord avec ces maximes : Léonor est traitée avec la plus douce confiance :

Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes ;
Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes ;
À ses jeunes désirs j’ai toujours consenti,
Et je ne m’en suis point, grâce au ciel, repenti.
J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies :
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l’esprit des jeunes gens ;
Et l’école du monde en l’air dont il faut vivre
Instruit mieux à mon gré que ne fait aucun livre.
Elle aime à dépenser en habits, linge et nœuds :
Que voulez-vous ? je tache à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs qu’on peut, dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.
Un ordre paternel l’oblige à m’épouser ;
Mais mon dessein n’est pas de la tyranniser.
Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venants,
Une grande tendresse et des soins complaisants
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l’inégalité d’âge,
Elle peut m’épouser ; sinon, choisir ailleurs.
Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs,
Et j’aime mieux la voir sous un autre hyménée,
Que si contre son gré sa main m’était donnée.

Jamais sentiments plus conformes à la nature humaine et au caractère de notre nation ne furent exprimés en vers plus délicieux ; jamais poésie plus aimable et plus pure n’enchanta les spectateurs au théâtre : Molière touche au grand art et prélude à ses plus belles créations.

Le dénouement de la pièce amène, comme il est juste, la confusion de Sganarelle et le bonheur complet d’Ariste.

Ariste a pour allié dans la pièce, Lisette, une servante, la première en date de ces soubrettes au bon sens hardi, au caquet affilé, qui tiennent une si bonne place dans les comédies de Molière. Elle traite « d’infâmes » les procédés de Sganarelle.

Sommes-nous chez les Turcs pour renfermer les femmes ?

Car on dit qu’on les tient esclaves en ce lieu,
Et que c’est pour cela qu’ils sont maudits de Dieu.

Enfin, dernier trait à détacher : Sganarelle, avec sa roideur accoutumée, refuse de se plier aux communs usages, rompt en visière avec la mode, et se rend ridicule par la bizarrerie d’un habillement suranné : sa verve, animée de tout l’esprit de Molière, se lâche en amusantes caricatures, et l’on ne peut s’empêcher de rire avec lui

De ces petits pourpoints sous les bras se perdants,
Et de ces grands collets jusqu’au nombril pendants ;
De ces manches qu’à table on voit tâter les sauces,
Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses ;
De ces souliers mignons, de rubans revêtus,
Qui vous font ressembler à des pigeons pattus,
Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met, tous les matins, ses deux jambes esclaves.

Voit-on déjà, dans ces pièces sommairement analysées, comme dans une esquisse progressivement accrue et perfectionnée, voit-on paraître, se marquer, s’accentuer, les traits principaux du génie de Molière ? Voit-on sa pensée prendre relief, et son art déployer l’une après l’autre toutes ses ressources ? D’abord la comédie d’intrigue, puis la comédie de mœurs, enfin, le genre le plus élevé de tous, la comédie de caractère.

L’École des Maris, jouée chez Fouquet le 11 juillet suivant, donna l’idée au surintendant de demander à Molière une comédie nouvelle pour les fêtes somptueuses qui se préparaient à Vaux en l’honneur de Louis XIV et de la cour. Le poète eut quinze jours de répit. Ce temps lui suffit pour écrire les trois actes en vers des Fâcheux. Les Fâcheux, badinage surprenant d’un improvisateur de génie, inaugurent parmi nous la comédie à tiroirs, ainsi nommée parce qu’elle se compose de scènes détachées, sans lien étroit entre elles. Molière prit soin de la relier à la comédie de caractère par les portraits qui y sont encadrés. Chaque fâcheux, ou, comme on dirait de nos jours, chaque gêneur, a sa physionomie propre, ses mœurs à lui, dont quelques-unes résultent d’une observation ingénieuse ou savante, et sont prises en pleine réalité.

La pièce, représentée à Vaux le 17 août, après dîner, sur un théâtre de verdure et de fleurs, devant la plus illustre assistance, fut vivement goûtée. Et l’approbation venait de ceux-là mêmes qui avaient posé devant Molière. Le courtisan ridicule fait son entrée sur ce théâtre où il doit entendre, douze années durant, de si piquantes vérités. Nous ferons avec lai plus intime connaissance.

La Fontaine, l’un des poètes pensionnés par Fouquet, assistait à la représentation. Dans une lettre moitié vers et moitié prose, écrite à son ami Maucroix, on lit ces lignes :

« Tout cela fait place à la comédie, dont le sujet est un homme arrêté par toute sorte de gens... »

C’est un ouvrage de Molière :
Cet écrivain, par sa manière,
Charme à présent toute la cour.
De la façon que son nom court,
Il doit être par delà Rome.
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’art de Térence ?
Plaute n’est plus qu’un plat bouffon ;
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la comédie ;
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore :
Nous avons changé de méthode ;
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Le 27 août suivant, les Fâcheux étaient représentés de nouveau devant le roi et la cour, pendant le voyage de Fontainebleau. Les spectateurs qui avaient assisté aux fêtes de Vaux durent témoigner de leur surprise à l’apparition d’un nouveau fâcheux, lequel ne figurait pas dans la comédie primitive : il s’agit du personnage de Dorante, chasseur infatigable, mais fatigant pour ceux qu’il assomme de ses longs récits, hérissés de termes de vénerie. Le nom de l’original fut en un instant sur toutes les bouches : Dorante était le vivant portrait du marquis de Soyecourt ; et l’on se contait à l’oreille que le roi lui-même, complimentant Molière le soir de la représentation chez Fouquet, lui avait désigné et livré Soyecourt comme un bon original à copier.

L’anecdote n’est pas de celles qu’il faut laisser perdre : elle est le point de départ, entre le roi et le poète, de relations et d’une entente honorables pour tous deux, fécondes pour notre théâtre, et sans lesquelles ni Tartufe ni d’autres chefs-d’œuvre n’eussent pu se produire. Aussi Molière, qui avait dédié l’École des maris à son premier protecteur, Monsieur, frère unique du roi, dédia les Fâcheux au roi lui-même.

Dix jours après la représentation de Fontainebleau, la France apprenait avec stupeur la disgrâce de Fouquet, arrêté à Nantes, le 5 septembre, « par ordre de Sa Majesté. » – Le souvenir des Fâcheux est inséparable de ce grave événement.

L’année suivante est marquée par le mariage de Molière. Le 20 février 1662, il épousait Armande Béjart, sœur de Madeleine et des deux frères Béjart, Louis et Joseph, acteurs dans la troupe. Armande avait moins de vingt ans ; Molière en avait quarante. Union disproportionnée du coté de l’âge, de l’humeur et du caractère. Ce mariage fut pour Molière une source de déboires sans nombre et de cuisants chagrins. La troupe s’accrut d’une jeune, charmante et habile comédienne ; mais il s’en faut que le bonheur entrât sur ses pas dans la maison du poète. Nous n’en dirons pas davantage sur ce douloureux sujet. Il n’entre pas dans les convenances de cet ouvrage de raconter ces misères de la vie privée.

La première comédie donnée par le poète après son mariage est l’École des femmes (26 décembre 1662).

Molière revient dans cette pièce à la question de l’éducation féminine qui l’avait attiré déjà, lorsqu’il composait l’École des maris, qu’il devait reprendre sous une autre face dans les Femmes savantes.

L’École des femmes contient la condamnation d’un système, et le développement d’un caractère. Le système est celui qui a déjà reçu du poète de si fortes atteintes dans l’École des maris : il s’agit encore de soustraire les femmes à cette condition d’infériorité intellectuelle et morale où les voudrait retenir une tyrannie égoïste dans son principe, courte dans ses vues. Le caractère déjà effleuré dans Éraste du Dépit amoureux, étudié plus avant dans Sganarelle, c’est la jalousie. Le tableau qu’en trace ici Molière est peint des couleurs les plus fortes qu’ait pu trouver la muse comique. Arnolphe, le jaloux de comédie, est un Othello bourgeois, aussi passionné dans son genre, aussi tourmenté, aussi douloureux que l’Othello tragique. Un certain pathétique ne lui manque même pas, et il faut l’art suprême de Molière, l’infaillible sûreté de son pinceau pour que la comédie ne verse pas par moments dans le drame.

Qu’est-ce au fond qu’Arnolphe ? Un corrompu qu’une vie de plaisirs et l’expérience du monde ont rendu défiant et sceptique. Les femmes lui inspirent à la fois haine et passion. Il méprise leurs défauts, nie leurs qualités, redoute par-dessus toute leur intelligence et leur esprit. Sa prévoyance égoïste lui a fait concevoir un dessein monstrueux. Il a pressenti l’heure où, revenu des plaisirs faciles, il demanderait au mariage le repos et le contentement de son âge mûr. Il agit en conséquence. Il a rencontré jadis chez une pauvre paysanne une enfant de quatre ans. « Son air doux et posé » le faisant bien augurer d’elle, il demande à s’en charger. Sa mère, « de pauvreté pressée, »

À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.

Admettons-le, malgré l’invraisemblance. Admettons encore, malgré l’odieux de la chose, qu’Arnolphe ait trouvé des complices assez complaisants et assez vils, pour élever l’enfant « selon sa politique, » en d’autres termes :

Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait.

C’est cette idiote, élevée pendant douze années consécutive, loin du monde, dans l’ignorance systématique de toute chose, l’esprit inculte, la conscience engourdie, en un mot c’est Agnès, parvenue à la beauté de ses seize ans, qu’Arnolphe prétend épouser. Sur quel ton de seigneur et de maître annonce-t-il son dessein à la candide créature ?

Je vous épouse, Agnès ; et, cent fois la journée,
Vous devez bénir l’heur de votre destinée.
Contempler la bassesse où vous avez été,
Et dans le même temps admirer ma bonté,
Qui, de ce simple étal de pauvre villageoise,
Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise...

Pliée à l’obéissance passive, Agnès n’a pas un murmure, pas une velléité de résistance. Elle lit tout haut et va méditer dans la solitude de sa maison le petit livre qu’Arnolphe lui a remis : « Les maximes du mariage, ou les devoirs de la femme mariée, avec son exercice journalier. » Arnolphe est enchanté, le système triomphe.

Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme.
Ainsi que je voudrai, je tournerai cette âme.
Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,
Et je lui puis donner la forme qui me plaît.

Pauvre Arnolphe ! son outrecuidance va lui coûter cher. Ici la thèse philosophique rentre au second plan, et la peinture de la jalousie occupe le premier. Agnès est sous la garde d’un ménage de rustres, Alain et Georgette, esprits grossiers et d’épaisse ignorance. Arnolphe les a choisis tels par défiance des gens d’esprit. Ils ne font pas si bonne garde qu’un « jeune blondin » ne parvienne, pendant une absence du maître, à s’approcher d’Agnès. Le blondin a nom Horace, est ami d’Arnolphe qui l’a connu « pas plus haut que cela. » C’est par ce jeune homme que va venir le châtiment. Molière s’est complu à représenter dans Horace le charme naturel de la jeunesse, ses dons heureux, sa grâce expansive et communicative.

Dès le premier mot de cette voix aimable et tendre, le cœur de la pauvre Agnès tressaille : un monde de sentiments et de « jeunes désirs » lui apparaît, qui jusqu’alors était muré pour elle : c’est une clarté soudaine dissipant une nuit sombre.

Elle aime, sans savoir ce que c’est que d’aimer ; elle le montre avec l’adorable ingénuité de l’innocence. On tremble pour elle, on souhaite qu’Horace soit honnête homme et digne de ce jeune cœur. Il l’est : parti pour une aventure, il se prend à son propre piège, subit le charme de cette candeur, aime, respecte, protège celle qu’il jure désormais d’avoir pour femme. Il y a un moment de la comédie dont le charme est infini : c’est celui où l’ignorante Agnès, où la niaise du premier acte qui ne savait que pleurer la mort du petit chat, se réveille, sous l’inspiration de l’amour et l’aiguillon du péril, lit dans son propre cœur, mesure l’étendue du mal qu’on lui a fait, adjure la bonne foi d’Horace et s’y confie.

Horace est conquis, attendri. Il maudit le pouvoir injuste qui a longtemps opprimé l’âme d’Agnès. Il flétrit l’attentat dont elle est moralement victime.

Un plus beau naturel se peut-il faire voir ?
Et n’est-ce pas sans doute un crime punissable
De gâter méchamment ce fond d’âme admirable,
D’avoir, dans l’ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté ?

Lettre, aveux, colère d’une âme honnête, projet d’hymen, mesures s’y rapportant, Horace fait confidence de tout, à qui ? à Arnolphe lui-même, à Arnolphe qui n’ose se démasquer et dont le cœur, à chaque parole d’Horace, est percé des coups de poignard que lui assène sa passion jalouse. « Je souffre en damné. » dit-il. Si Horace s’éloigne, emportant avec lui l’insulte de son bonheur triomphant. Arnolphe se retrouve devant Agnès dont la bouche ne sait feindre, et qui achève de l’assassiner par la cruauté naïve de ses aveux. C’est un spectacle, au fond, navrant. Arnolphe, tourmenté, torturé, bafoué, endure un châtiment égal à son crime. Il a tout fait pour tuer une âme : on lui écrase le cœur. À la fin, quand l’inévitable dénouement survient, quand Agnès se trouve être non plus la fille de pauvres paysans, mais celle d’un cavalier de distinction, le seigneur Enrique, lorsque nulle convenance ne s’oppose plus au mariage des deux jeunes gens, Arnolphe, incapable d’en voir davantage, s’enfuit avec un sanglot. « Ouf ! » c’est le dernier cri de ce personnage qu’on est presque tenté de plaindre à force de le voir souffrir.

Quelles impressions reçut le public de cette surprenante comédie ? Très diverses et très mélangées. Cela devait être. On ne pénètre pas à cette profondeur en de certains sujets sans heurter les uns, troubler les autres, étonner tout le monde. L’École des femmes eut contre elle les Précieuses, mal consolées de l’exécution qu’on leur avait infligée en 1659. Il y eut de leur part, contre Molière, une vive reprise d’hostilités. La crudité de quelques expressions, une scène équivoque qui n’ajoute rien à la beauté de la pièce, qui en compromet la dignité, donnaient beau jeu aux Précieuses. Molière eut à se défendre aussi contre l’impertinente critique des courtisans et des petits maîtres, de ceux qui se prononcent par engouement, imitation, mauvaise humeur, en un mot par toutes sortes de raisons dénuées de raison. D’autres parlèrent au nom des règles, et invoquèrent, selon l’usage, les noms d’Horace et d’Aristote. L’attaque la plus dangereuse provint de ceux qui crièrent au scandale et tentèrent de soulever contre Molière les scrupules religieux.

Mais Molière avait pour lui le roi, qui prit plaisir à voir la pièce. Il avait pour lui le parterre, qui est, en somme, la voix populaire. Un jeune poète, encore peu connu, lui envoya des stances, où respire l’admiration la plus sincère : elles étaient signées du nom de Boileau.

Fort de toutes ces approbations, Molière tint tête à l’orage, et, prenant résolument l’offensive, il répondit à toutes les attaques dans cet acte étincelant de verve et de raison lumineuse qu’on appelle la Critique de l’École des femmes. L’auteur y fustige les précieuses, dans la personne de Climène, la prude façonnière et maniérée ; les petits maîtres, dans la personne du marquis anonyme, qui ne sait que répéter : « Détestable ! » ou bien : « Tarte à la crème » ; enfin les prétendus connaisseurs et les sectateurs d’Aristote, dans la personne du poète Lysidas. Il y eut même, à l’adresse du grand Corneille, qui s’était déclaré contre la pièce, une vive réplique où Molière donne, pour ainsi dire, la mesure de son art, et revendique pour la comédie son rang, à côté, si ce n’est au-dessus, de la tragédie.

La vivacité de la réponse suscita de nouvelles attaques, auxquelles, de l’aveu même du roi, Molière riposta avec vigueur dans l’Impromptu de Versailles (14 octobre 1663). Molière s’y représente en personne naturelle au milieu de sa troupe, dans le désordre d’une répétition. Ce cadre ingénieux fournit à l’auteur l’occasion d’exposer ses idées sur l’art du comédien. L’on y voit que, fidèle en toute chose à la vérité, ce que Molière recherche avant tout et demande à l’acteur, c’est le naturel ; ce qu’il reproche à ses rivaux, les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, c’est d’en manquer ; ce qu’il tourne en parodie dans la personne de l’un d’eux, le comédien Monfleury, c’est l’emphase du débit tragique, vice commun à tous les tragédiens de ce temps et que Molière ne put déraciner.

Ce n’était pas le seul tort qu’eussent les comédiens de l’hôtel de Bourgogne aux yeux de Molière. Ils avaient représenté sur leur théâtre une pièce de Boursault, intitulée le Portrait du peintre, laquelle était la riposte à la Critique de l’École des femmes. L’Impromptu de Versailles immole Boursault, et avec lui toute la troupe rivale. Molière n’a rien écrit de plus acre ni de plus personnel, puisque les noms sont au bas des masques : mauvais exemple et qui suscitera de trop nombreux imitateurs. Et pourtant, dans cette même petite pièce. Molière avait tracé lui-même la règle du poème comique et le devoir de l’écrivain moraliste : « peindre les mœurs sans toucher aux personnes. » Et partant de là pour récuser toutes les applications malignes, il ajoutait avec force : « Comme l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un dans le monde ; et s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé à toutes les personnes où l’on peut trouver les défauts qu’il peint, il faut, sans doute, qu’il ne fasse plus de comédies. »

 

 

Chapitre IV - L’affaire du Tartufe (1664-1669)

 

Nous voici à la semaine mémorable : du 7 au 13 mai 1664, Versailles voit célébrer les fêtes galantes connues sous le nom de Plaisirs de l’Île enchantée. Le roi y joue son rôle sous le nom et dans le personnage du paladin Roger. Les deux reines, les princesses, les princes, les seigneurs, plus de six cents personnes concourent à l’éclat de la fête, soit comme acteurs, soit comme spectateurs. Molière et sa troupe aident aux divertissements. Le poète a composé pour la circonstance une comédie galante, la Princesse d’Élide, qui n’ajoute rien à sa gloire. Le roi lui a donné si peu de temps que lui, le grand improvisateur des Fâcheux, renonce dès le second acte à écrire en vers, et se résigne pour le reste à l’humble prose. D’où ce bon mot d’un gazetier de l’époque : « La comédie n’avait eu le temps que de prendre un de ses brodequins, et elle était venue donner des marques de son obéissance un pied chaussé et l’autre nu. »

Le soir, aux étoiles et aux flambeaux, sur un théâtre improvisé comme par enchantement, la pièce fut jouée par Molière et sa troupe.

Quelques jours après (12 mai, un fait bien autrement considérable se produirait sur ce même théâtre, devant la même assistance : Molière y jouait les trois premiers actes du Tartufe.

Le roi était-il de connivence avec le poète ? Avait-il entendu la lecture de la pièce avant la représentation ? Rien ne le prouve. Il nous paraît difficile d’en douter. D’où vient alors l’interdiction prononcée contre l’œuvre nouvelle au lendemain de cette première et unique représentation ? Qui fut assez puissant pour exercer sur Louis XIV, sur cet esprit autoritaire et absolu, une aussi forte pression ? Des témoignages fort plausibles désignent sa mère, Anne d’Autriche, laquelle ressentait en ce moment les premières atteintes du mal qui devait la mettre au tombeau. D’autres qu’elle, des membres éminents du clergé, durent agir sur le roi dans le même sens. On nomme particulièrement son ancien précepteur, l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe.

Chose significative : les relations contemporaines des Plaisirs de l’Île enchantée passent rapidement sur la comédie du Tartufe, ou s’abstiennent d’en parler. Le gazetier Marigny, dont nous avons cité un bon mot et qui s’étend avec complaisance sur la médiocre Princesse d’Élide, ne souffle mot du chef-d’œuvre joué l’avant-dernier jour des fêtes. Il va sans dire que la Grande Relation in-folio des fêtes de l’Île enchantée, qui en donne tous les divertissements, et qui contient les cinq actes de la Princesse d’Élide, ne donne pas le texte du Tartufe. Elle y consacre toutefois un long passage explicatif : « Le soir, Sa Majesté fit jouer une comédie nommée Tartufe, que le sieur Molière avait faite contre les hypocrites ; mais quoiqu’elle eût été trouvée fort divertissante, le roi reconnut tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin du ciel et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvaient être (irises l’une pour l’autre ; et quoiqu’on ne doutai point des bonnes intentions de l’auteur, il le défendit pourtant en public et se priva lui-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres,  moins capables d’en faire un juste discernement. »

Il est rédigé avec un soin, une circonspection visible, ce document. On y lit une double préoccupation : mettre à l’abri de tout soupçon la délicatesse du roi sur les matières de la religion ; ménager l’amour-propre du poète, et, à l’auteur du Tartufe, épargner jusqu’à l’apparence d’un blâme et d’une défaveur. Enfin on en conclut que l’interdiction de la représentation en public n’excluait pas la faculté des lectures dans les salons ni même des représentations à huis clos.

D’autre part, on trouve dans le premier Placet présenté au roi par Molière la preuve des bonnes dispositions et de la bienveillance royales. Bien que ce « m’ait été un coup sensible que la suppression de cet ouvrage, mon malheur pourtant était adouci par la manière dont Votre Majesté s’était expliquée sur ce sujet, et j’ai cru, Sire, qu’elle m’ôtait tout lieu de me plaindre, ayant eu la bonté de déclarer qu’elle ne trouvait rien à dire dans cette comédie, qu’elle me défendait de produire en public. »

L’interdiction prononcée en mai 1664 n’aurait donc eu qu’une portée restreinte et sans doute provisoire.

On ne l’entendait pas ainsi dans le camp hostile à la pièce. Un violent pamphlet fut dirigé contre elle et son auteur, par Pierre Boullé, curé de Saint-Barthélémy, paroisse de la cité, en face le Palais de Justice.

On y lisait des phrases comme celles-ci : « Un homme, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fût jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’abomination et d’impiété pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce, etc... Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même avant-coureur de celui de l’enfer, pour expier un crime si grief de lèse-majesté divine. »

Le pamphlétaire, prenant son désir pour une réalité, affirmait ensuite que le roi avait enjoint à Molière, « sous peine de la vie, de supprimer, déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait » (du Tartufe).

Molière ne s’abandonna pas. Mandé à Fontainebleau où Louis XIV s’était rendu à la suite des fêtes de Versailles, il profita de la circonstance pour lire sa comédie, à qui ? au cardinal-légat, alors en mission près du roi de France, ainsi qu’aux prélats de sa suite. Si l’on en croit Molière, dont le témoignage ne fut pas contredit, le jugement du Nonce et des prélats romains fut en faveur du Tartufe ; et le poète en tira bon parti contre ses agresseurs furibonds.

Dans l’état des choses, le Tartufe restait une œuvre non pas supprimée, mais interdite pour le public, gardant par conséquent pour les particuliers la saveur du fruit défendu. Avoir Molière et le manuscrit du Tartufe fut une des attractions les plus goûtées, en cette fin d’année 1664.

Molière avec Tartufe y doit jouer son rôle,

dit le convive de Boileau, dans la satire du Repas ridicule (1665).

Une seconde représentation eut même lieu dès le 25 septembre 1664, au château de Villers-Cotterêts, chez Monsieur, frère du roi, à l’instigation de la charmante duchesse d’Orléans, sa femme. Il n’est pas impossible que le roi y ait assisté.

Autre représentation le 29 novembre de la même année, au Raincy, chez la princesse Palatine, en présence et en l’honneur du grand Gondé. Il s’agit cette fois du Tartufe en cinq actes, dont le prince de Condé aurait eu la primeur. La troupe reçut 1 100 livres pour ce voyage.

Représentations en petit nombre et seulement au bénéfice des princes, lectures chez des particuliers, tout cela nous conduit à l’année 1667. Molière est en plus grande faveur que jamais. Bien qu’il ait donné Don Juan (15 février 1665), lequel pouvait sembler une aggravation du Tartufe, Louis XIV a voulu que la troupe de Monsieur devint la troupe du roi. La substitution du titre et du patronage s’opère le 14 août 1665, à Saint-Germain, du consentement du duc d’Orléans. Une pension de six mille livres, élevée plus tard à sept mille, est accordée aux comédiens. En 1667, tandis que le roi, à la tête de son armée, va conquérir la Flandre, Molière s’autorise d’une permission verbale, donnée avant le départ, et Tartufe reparaît sur la scène du Palais-Royal le 5 août 1667. Ou plutôt ce n’est plus Tartufe. À ce titre d’une réputation trop compromettante on a substitué celui de l’Imposteur, avec le nom obscur de Panulphe. Grand émoi dans le public, grande affluence au théâtre : « 1 890 livres » de recette, inscrit La Grange sur son registre, soit une part de 138 livres 10 sous par sociétaire. C’est la victoire. Non : c’est une nouvelle défaite. Tournez le feuillet dans le registre de La Grange, vous y lisez ces lignes : « Le lendemain 6, un huissier delà cour du Parlement est venu, de la part du premier président, M. de Lamoignon, défendre la pièce. » Lamoignon avait la police de la capitale pendant la durée de l’absence du roi.

Le déboire était cruel et sans doute imprévu. Si l’on en croit Brossette, Molière eut recours à l’intervention de sa gracieuse protectrice, Madame, duchesse d’Orléans.

Comptait-il beaucoup sur cette intervention ? On en doute quand on le voit, dès le 8, faire monter en chaise de poste deux acteurs de sa troupe, le fidèle La Grange et La Thorillière, lesquels prirent la route de Flandre et rejoignirent le roi sous les murs de Lille qu’il assiégeait. « Nous fûmes très bien reçus, écrit La Grange sur son registre. Monsieur nous protégea à son ordinaire, et Sa Majesté nous fit dire qu’à son retour à Paris, il ferait examiner la pièce de Tartufe et que nous la jouerions. Après quoi nous sommes revenus. » Et l’exact greffier ajoute qu’il en coûta « mille livres à la troupe. » Le message des deux envoyés n’était pas purement verbal : Molière leur avait confié un second Placet rédigé en termes aussi énergiques, aussi pressants que le comportait sa situation. Il s’excuse de venir importuner le monarque « au milieu de ses glorieuses conquêtes ; » mais, contre l’autorité de la puissance qui l’accable » (Lamoignon), il n’a de secours à espérer que du « juste dispensateur des ordres absolus, le souverain juge et le maître de toutes choses. » Passant à l’examen de sa pièce modifiée : « En vain, dit-il, je l’ai produite sous le titre de l’Imposteur, et déguisé le personnage sous rajustement d’un homme du monde ; j’ai eu beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collier, une épée et des dentelles sur tout l’habit, mettre en plusieurs endroits des adoucissements, et retrancher avec soin tout ce que j’ai jugé capable de fournir l’ombre d’un prétexte aux célèbres originaux du portrait que je voulais faire : tout cela n’a servi de rien... Ma comédie n’a pas plutôt paru qu’elle s’est vue foudroyée par le coup d’un pouvoir qui doit imposer du respect ; et tout ce que j’ai pu faire en cette rencontre pour me sauver moi-même de l’éclat de cette tempête, c’est de dire que V. M avait eu la bonté de m’en permettre la représentation et que je n’avais pas cru qu’il fut besoin de demander cette permission à d’autres, puisqu’il n’y avait qu’elle seule qui me l’eût défendue. » Après un passage très agressif contre les auteurs de sa disgrâce, Molière annonce en termes très fermes et très dignes l’intention de se retirer du théâtre si Tartufe est de nouveau sacrifié : « J’attends avec respect l’arrêt que V. M. daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très assuré, Sire, qu’il ne faut plus que je songe à faire des comédies, si les Tartufes ont l’avantage ; qu’ils prendront droit par là à me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de ma plume. »

Cependant le roi revint à Paris, et, malgré les assurances formelles relatées par La Grange, dont la bonne foi n’est pas douteuse, l’autorisation de jouer Tartufe ne fut pas donnée. Pour quelle cause ? Sans doute, l’attitude de l’autorité ecclésiastique venue, par un acte éclatant, à la rescousse de l’autorité judiciaire. Le 11 août, cinq jours par conséquent après la démarche du premier président Lamoignon, l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, adressait à tous les curés de la ville et des faubourgs une ordonnance portant « très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes du diocèse, de représenter, lire, ou entendre réciter la susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et quelque prétexte que ce soit, et ce sous peine d’excommunication. »

Malade et peut-être découragé en cette fin d’année 1667, Molière se ranime, rebondit pour ainsi dire ; il écrit coup sur coup, en 1668, Amphitryon, Georges Dandin, l’Avare, trois pièces représentées devant le roi. Il n’abandonne pas la cause du Tartufe, va jouer la pièce à Chantilly, devant le prince de Condé (20 septembre), et finalement, le 5 février 1669, obtient du roi la permission, cette fois définitive et irrévocable, de jouer la comédie si longtemps interdite.

Tartufe reparut sous son nom d’origine, au milieu d’un concours de spectateurs attesté par les gazettes, attesté plus éloquemment encore par le chiffre de 2 860 livres inscrit aux recettes sur le registre de La Grange.

Nous n’avons pas voulu abréger le récit de cet incident, l’un des plus mémorables de notre histoire littéraire, j’ajoute l’un des plus honorables pour Molière. Après l’admiration due à son chef-d’œuvre, rien n’en mérite plus que sa conduite en cette affaire. Du droit du poète comique il s’était attaqué au plus redoutable de tous les vices. Toutes les violences qui suivirent ne le firent pas céder une parcelle de son droit. Quelques atténuations de langage dans l’expression de sa pensée, quelques substitutions de noms ou de formules n’empêchèrent pas que Tartufe, achevé et complété, ne demeurai dans son intégrité le type qu’il avait conçu. Sa persistance et sa vigueur témoignent d’une trempe d’âme peu commune. Il méritait de l’emporter non seulement pour sauver son chef-d’œuvre de la ruine, mais pour donner ce grand exemple d’une lutte heureuse en faveur des droits de la pensée.

Ici encore le nom de Boileau se rencontre bien honorablement mêlé à cette affaire. Dans le Discours au Roi qui sert comme de préface aux Satires, et qui porte la date de 1665, Boileau prend à partie les ennemis de Molière, et ceux de la satire en général :

Ce sont eux que l’on voit, d’un discours insensé,
Publier dans Paris que tout est renversé,
Au moindre bruit qui court qu’un auteur les menace
De jouer des bigots la trompeuse grimace ;
Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux,
C’est offenser les lois, c’est s’attaquer aux cieux ;
Mais bien que d’un faux zèle ils masquent leur faiblesse,
Chacun voit qu’en effet la vérité les blesse ;
En vain d’un lâche orgueil leur esprit revêtu
Se couvre du manteau d’une austère vertu,
Leur cœur qui se connaît et qui craint la lumière,
S’il se moque de Dieu, craint Tartufe et Molière.

Parlerons-nous de la pièce en elle-même ?

Molière nous introduit dans une honnête famille de bourgeoisie parisienne. Hier, l’on y était uni, heureux, content ; aujourd’hui la discorde y règne, le soupçon, la contrainte. Pourquoi ce changement ? C’est que M. Tartufe est entré là, ou plutôt il s’y est insinué, a pris pied dans la place, se flatte d’y régner bientôt. C’est d’abord un hôte recueilli par pitié, puis un ami édifiant de zèle, bientôt un directeur écouté, demain ce sera un gendre, et c’est déjà un maître. Le bonhomme Orgon, l’aigre madame Pernelle sa mère, sont sous le charme et sous le joug. L’autre moitié de la famille résiste et conspire. C’est Damis, le fils aîné : Marianne, la fille que consterne la menace d’être « tartufiée ; » Valère, son prétendant évincé, – et plus animée que tous, Dorine la servante.  On dirait que celle-ci puise d’instinct, dans un fonds de droiture et d’honnêteté plébéiennes, une haine plus grande que les autres dans leur intérêt personnel et leurs lumières. Je n’ai pas nommé Elmire, la femme d’Orgon, parce qu’ elle se tient un peu à l’écart de cette agitation. Mais Cléante, son frère, mérite d’être mis en bonne place : c’est un philosophe, un sage qui n’a pas d’intérêt direct en cette affaire, qui n’en est que plus à l’aise pour discerner et juger. Il le fait avec modération, hauteur, équité. Point de violence dans son langage, comme dans celui de Damis, point de malices à l’emporte-pièce, comme dans celui de Dorine. Le bon sens, la raison parlent par sa bouche un langage tempéré. C’est par leurs seules lumières qu’il voudrait dessiller l’aveuglement de son beau-frère, Orgon. On pense que dans l’intervalle qui sépara la représentation du Tartufe à Versailles de celle de Paris (1664-1667), Molière retoucha, étendit, accentua ce rôle de Cléante : il eut raison. Il ne fallait pas laisser de place à l’erreur, ni de prétexte à la mauvaise foi : les discours de Cléante à Orgon, à la fin du premier acte, atteignent pleinement ce but. Molière y porte jusqu’à l’éloquence la verve et le bon sens.

Tous les maîtres de l’art ont admiré l’exposition du Tartufe : exposition de faits, exposition de doctrine, préparation au drame et préparation à la moralité du drame. Elle remplit les deux premiers actes, tant il faut de ménagement pour apprivoiser le spectateur avec l’odieux personnage qui va paraître.

Il paraît enfin, au troisième acte, annoncé par les vers célèbres :

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.

La Bruyère, qui a refait un Tartufe plus à son gré que celui de Molière, donne à penser qu’il désapprouve ce passade. « Onuphre ne dit point ma haire et ma discipline ; au contraire, il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot. Il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croit, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline. » (De la mode.)

La Bruyère fournit lui-même la réponse à l’objection. Il convient qu’Onuphre fait en sorte que l’on croit qu’il porte une haire. Or le moyen au théâtre, dans les deux heures d’attention que le spectateur accorde au poète, avec les seules ressources de l’action et du dialogue, le moyen de s’y prendre autrement que l’a fait Molière ? Le moyen de ne pas faire parler Tartufe ? L’Onuphre de La Bruyère, finement observé, savamment et patiemment expliqué par un moraliste consultant qui, la loupe à la main, compose au fond de son cabinet une peinture abstraite et pour ainsi dire théorique. – l’Onuphre de La Bruyère serait, au théâtre, une énigme indéchiffrable. Personnage muet, fermé et tout en dedans, n’ayant plus à ses côtés un La Bruyère pour dire à sa place ce que lui-même ne doit pas dire, il n’aurait pas plus de consistance qu’un fantôme, et, dénué de vie réelle, il ne retiendrait pas un quart d’heure l’intérêt. Le Tartufe de Molière est de chair et de sang (il ne le prouve que trop) – il agit, il parle, il vit : d’un bout à l’autre de la pièce il est dramatique. L’Onuphre tient bien sa place dans la galerie de portraits où l’a déposé La Bruyère : il intéresse les connaisseurs qui ont du loisir. Mais qu’il ne vienne pas chercher querelle à Tartufe, ni lui disputer la palme : la lumière de la scène n’est pas faite pour lui[5].

Une fois en scène, Tartufe ne s’éloigne plus guère. Absent, il était déjà le centre de l’action ; présent il est l’action elle-même. Molière a poussé l’idée jusqu’en ses dernières conséquences. Tartufe désunit une famille fait chasser le fils aîné, désespère la jeune fille, paie son bienfaiteur de la plus noire trahison, le ruine, le dénonce, et couvre chacun de ses actes scélérats d’une apparence de vertu. Il épuise l’odieux de son caractère, et nous fait épuiser la somme d’indignation et de colère dont nous sommes capables. Et il le fallait ainsi. Du moment que Molière prenait l’hypocrite à partie, il fallait que la lutte fût poussée à fond, corps à corps, et que la main du moraliste déchirât tous les voiles. Il y a des leçons qu’on ne donne pas à demi, et le fleuret du maître d’escrime, bon pour se jouer autour du cœur, cède ici la place à l’arme aiguë et bien trempée qui fait justice et qui tue.

Quand la mesure est comble, quand cette famille dépouillée, proscrite, est sommée de vicier les lieux, quand Orgon, dénoncé au prince, se voit menacé de la prison, une puissance supérieure intervient, qui fait tout changer de face : cette puissance, c’est la volonté royale. Un acte du roi dénoue l’action du Tartufe, comme un acte de lui avait finalement tranché la question du Tartufe. C’est Tartufe qu’on arrête et qu’on mène en prison, au moment où Tartufe triomphe. L’exempt, qui accomplit cette besogne, est le Deus ex machina de ce dénouement inattendu. Ou plutôt c’est Louis XIV lui-même qui apparaît, avec sa puissance et sa justice, dans les vers fameux que le poète prête à son représentant officiel :

Remettez-vous. Monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs... etc.

Il est plus aisé de critiquer ce dénouement que d’en inventer un meilleur. Il a le mérite incontestable d’éclater comme un coup de tonnerre sur la tête du coupable. N’ayant pas le pouvoir de le foudroyer, Molière l’embastille. Il a sa logique ; il fait plus ; il acquitte envers le roi, protecteur du poète, une dette de juste reconnaissance. Et puis, pour une fois que la lettre de cachet fait le bien, n’en disons pas trop de mal !

 

 

Chapitre V - Pièces contemporaines du Tartufe - Don Juan (1665) - Le Misanthrope (1666)

 

Il nous faut revenir en arrière et dire comment Molière employa les cinq années qui séparent la première et la troisième représentation publique du Tartufe.

Parmi les sujets en vogue, à cette époque, se trouvait celui de Don Juan, venu d’Espagne et d’Italie, et promptement acclimaté sur notre théâtre. Presque toutes les troupes de comédiens, en ce moment établies à Paris, avaient leur Don Juan ou le Festin de Pierre. Le côté surnaturel de l’action, la catastrophe finale attiraient la foule.

Molière choisit-il spontanément le sujet de Don Juan comme une revanche du Tartufe ? obéit-il simplement aux instances de sa troupe en quête d’une pièce fructueuse et qui réparât le vide causé dans le répertoire par l’interdiction inopinée de l’Imposteur ? C’est ce qu’il est difficile de décider. Mais le fait incontestable, c’est la parenté morale des deux compositions, et l’influence de la première sur la seconde.

Ici encore la question religieuse est enjeu : toutefois elle n’est pas exclusive et dominante comme dans Tartufe. Don Juan est le type du grand seigneur « méchant homme », ainsi que le définit son valet Sganarelle, et c’est « une terrible chose. » Il est débauché, trompeur et traître, brutal, sans respect de l’autorité paternelle, sans fui envers ses créanciers, et par-dessus tout cela, athée déclaré. Ce dernier trait n’est pas celui qui prend le moins de relief dans la peinture. Le poète accepte franchement la donnée et la traite avec sa netteté et sa vigueur accoutumées. Pendant cinq actes, don Juan brave les lois humaines et les lois divines, et finalement un coup de foudre l’étend aux pieds de la statue du Commandeur.

Comment le poète corrige-t-il la crudité de son tableau ? D’abord il met en lumière une qualité de cœur de son héros, la bravoure. Don Juan est brave, et risquer sa vie est un jeu pour lui. Don Juan a pour lui encore les grâces de l’esprit, la séduction du langage : c’est une langue dorée.

Ces dons ne le rendent que plus dangereux. Qui fera contrepoids à ses vices ? qui rétablira l’équilibre de la morale si gravement compromis ? C’est d’abord don Louis, père de don Juan, dont les tirades éloquentes réveillent dans toutes les mémoires un écho de la poésie cornélienne. – Mais don Louis traverse seulement l’action et ne la dirige pas : personnage épisodique que l’impie don Juan bafoue sans pudeur.

Le vrai moraliste de la pièce, c’est Sganarelle. Sganarelle, un valet ! un valet poltron et bas qui tremble sous le doigt du maître ! C’est lui qu’inspire tout à coup une éloquence invraisemblable, c’est lui qui tient tête à cet athée, c’est lui qui enseigne et catéchise cet incrédule !

« Osez-vous bien ainsi vous jouer du Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes. C’est bien à tous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes, c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? »

Certes, on ne supposera pas qu’avec le tact si fin dont il était doué, Molière n’ait pas discerné le point fragile de la conception, et le peu de crédit, l’absence d’autorité d’un Sganarelle en pareille matière. Il faut donc lui attribuer une intention déterminante qui l’ait fait passer sur tout le reste.

Cette intention ne serait-elle pas ici, comme en maint autre endroit de la pièce, d’opposer le simple bon sens populaire à la présomption des grands ? de faire plus de fonds sur les lumières naturelles que sur l’étude, et d’accorder à la pure conscience plus qu’aux raisonnements de la philosophie ? Écoutez ce que Sganarelle ajoute :

« Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu, pensez-vous, dis je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que... »

Est-ce que Sganarelle ici n’annonce pas de loin, de très loin Figaro ? mais comme le goût du siècle était non aux controverses politiques, mais aux controverses religieuses, c’est un Figaro théologien, et qui veut convertir son maître. Cela est plus sensible encore dans la tirade du troisième acte :

« Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes et que, pour avoir bien étudié, on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre et ce ciel que voilà là-haut, si tout cela s’est bâti de lui-même. »

Emporté par la force de son sujet, Molière oublie pour une fois la loi fondamentale de son art qui est de n’attribuer aux personnages que les sentiments et le langage de leur condition. Il brise et rejette loin de lui le moule grossier dans lequel est coulée l’âme de Sganarelle, et c’est l’élève de Gassendi qui, sans masque et sans truchement, rend à la divinité ce public hommage :

« Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces antres ingrédients qui sont là ?... Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici et que j’ai quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les veux, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droite, à gauche, en avant, en arrière, tourner... »

Et le démonstratif Sganarelle va à droite, va à gauche, en arrière, en cercle... et maladroitement se laisse choir, sur quoi cette répartie de don Juan : « Bon, voilà ton raisonnement qui a le nez cassé. » Le mot est plaisant, mais il nous fait tomber de haut, et le retour à la vérité comique est pénible.

N’importe, de cette scène reste ce fait : la profession de foi de Molière, c’est-à-dire un éclatant et public démenti à ceux qui diffamaient l’auteur du Tartufe, qui allaient diffamer l’auteur de Don Juan.

Que dirons-nous de la scène du Pauvre, et comment l’expliquer autrement que par une intention arrêtée de faire honte au grand seigneur devant le gueux ? Don Juan, égaré dans la forêt, rencontre un pauvre homme et lui demande sa route. En échange de ce service, le mendiant implore l’aumône. Après avoir, d’une cruauté froide, raillé la foi naïve du pauvre homme, don Juan tire un Louis d’or de sa bourse et le lui promet, à la condition qu’il jurera. « Ah ! Monsieur, voudriez-vous que commisse un tel péché ? – À moins de cela tu ne l’auras pas... Prends, le voilà, prends, te dis-je, mais jure donc. – Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim. » Où est la grandeur, où est la noblesse, où est la victoire morale, si ce n’est du côté du pauvre diable ? La scène fut retranchée dès la seconde représentation : elle était trop en avance sur l’esprit public. On n’avait vu que le cynisme de don Juan là où Molière avait voulu mettre en lumière le triomphe de la conscience et de la dignité humaine.

Un lien plus direct et plus palpable rattache encore la comédie du Festin de Pierre à Tartufe. S’il y a un vice absent de l’âme de don Juan, c’est bien l’hypocrisie. Au cinquième acte, Molière s’avise tout à coup de l’en affubler. Simple prétexte pour décharger son cœur des ressentiments dont il était gonflé ; retour agressif contre les détracteurs de son œuvre de prédilection, acte de représailles contre ceux qui dénonçaient dans Tartufe un ouvrage diabolique, et dans l’auteur un criminel digne de la vindicte des lois.

Don Juan fut joué quinze fois (du 15 février au 20 mars de l’année 1665), avec des recettes dont la plus forte atteignit le chiffre de 2 390 livres, et la plus faible descendit à 500. Puis la pièce disparut sans bruit de l’affiche. Il est croyable que Molière obéit à des conseils de prudence, et céda devant l’orage des récriminations violentes, préférant sacrifier Don Juan pour sauver Tartufe. La suite des événements justifia son calcul.

Molière avait annoncé dans l’Impromptu de Versailles son intention de tracer un tableau satirique des mœurs de la cour. Il tint parole dans le Misanthrope. Ici, rien de bourgeois, de commun, de terre à terre. Nous sommes transportés et retenus pendant cinq actes dans le monde brillant de Versailles, au milieu de grands seigneurs et de nobles dames, tous gens titrés, an langage relevé, aux belles manières. Là on médit avec grâce, on trahit avec enjouement, le ridicule se pare de distinction et d’élégante désinvolture, les méchancetés noires ont un air de bon ton et de politesse. C’est un tableau ample, coloré, vivant de cette société aimable et légère qui se presse aux fêtes du roi, dans les antichambres de Versailles, ainsi que dans les plus illustres salons de la capitale.

Au centre Alceste, un misanthrope, c’est-à-dire un homme naturellement tourné à la satire, tourmenté par une bile et un chagrin vertueux, et qui ne fera grâce à aucun des vices de son siècle. Ce misanthrope, le poète ne le fait pas venir de la province ou de la rue ; ce n’est pas un étranger à qui tout est nouveau, et qui accuse des mœurs mal comprises, mal connues de lui. Non ; c’est un de ces grands seigneurs, mais c’est une âme honnête, que la corruption n’a pas atteinte et qui puise dans la rigidité de ses principes et la droiture de sa vie le droit de dire son fait à cette société dont il fait partie.

Près de lui Célimène, une coquette doublée d’une médisante. Coquette, elle est le point lumineux qui attire, par le prestige de la beauté, tous les personnages de la pièce. Dames et seigneurs se rencontrent dans ce salon où l’esprit trône en permanence. Le rigide Alceste est lui-même sous le charme. D’humeur maligne et agressive, Célimène complète à notre profit le travail d’Alceste. Ce que le misanthrope fait par sincérité, indignation contre le mensonge, Célimène le fait par jeu, malignité naturelle, désœuvrement d’esprit, besoin de briller et de faire rire. Ceux à qui Alceste aurait fait grâce, n’échapperont pas aux traits acérés de la censure féminine. D’où une seconde série de tableaux satiriques qui sont autant de révélations piquantes, de documents originaux sur la société si complexe dont Molière entreprend la peinture. Dans le miroir viennent se refléter au premier rang deux marquis présomptueux, un grand seigneur qui se croit poète, une prude qui pourrait bien avoir quelque parenté avec Tartufe, une aimable femme, dont l’unique défaut serait peut-être de n’en pas avoir, un ami d’Alceste, son semblable en honnêteté, mais non en misanthropie, non plus qu’en courage, en sincérité à outrance : enfin Alceste et Célimène eux-mêmes. Car il serait étrange qu’eux seuls fussent épargnés. Pour Célimène, le moraliste n’est pas en peine de sujets d’accusation. Coquette sans miséricorde, elle immole au frivole orgueil de ses vingt ans quiconque s’approche d’elle. Être aimée lui est une gloire, dont sa vanité se montre insatiable. – Mais est-elle capable d’aimer ? Elle est veuve, elle a vingt ans, trois ou quatre soupirants sont attachés à ses pas, parmi lesquels un galant homme, un héros de vertu. Elle les rebute, et rebutera quiconque prétendrait à leur succession. Son sort, c’est, je le crains, d’épouser sur le tard quelque cousin germain de Lauzun, lequel se chargera de lui faire expier ses rigueurs passées.

Le personnage d’Alceste est plus difficile à expliquer. La vertu chez lui est idéale, les travers sont d’ordre secondaire. Ils sont comme extérieurs à cette vertu, qu’ils compromettent sans l’altérer, et rendent incommode sans la flétrir. Il est sympathique et importun, admiré et redouté. Son fond d’âme est une sincérité à toute épreuve : il la porte et l’exige dans les moindres relations sociales ; il en coûte une grosse querelle à Philinte pour y avoir manqué dans une mince circonstance. Cet amour de la vérité le suit partout : dans le monde où il est déterminé à dire

...À la vieille Émilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun :

dans la conduite de son procès, où il se révolte rien qu’à l’idée de solliciter ses juges :

– Et qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?
– Qui je veux ? la raison, mon bon droit, l’équité.

Dans la consultation que lui arrache un poète mondain et prétentieux :

– Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet...
– Franchement il est bon à mettre au cabinet.

Dans sa profession de foi littéraire :

Ce style figuré dont on fait vanité
Sort du bon caractère et de la vérité.
Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est pas ainsi que parle la nature.

Enfin dans son amour. Ici le caractère prend une profondeur saisissante. Cet incorruptible amoureux d’une coquette ! ce vertueux, d’une médisante ! Jamais le jeu des contrastes fut-il plus accusé ? jamais Molière livra-t-il aux tourments de la jalousie et aux déchirements de la douleur âme plus ardente et plus fière ? Ce cœur toujours monté au diapason des « haines vigoureuses », qui ne prend avec froideur ni mensonge innocent, ni la plus simple réticence, ce cœur déçu, froissé, trahi, éclatera de passion jalouse, tentera de briser sa chaîne et ne le pourra, sera éloquent, douloureux, pathétique, et finalement, s’avouant à lui-même qu’il est en dehors de l’humanité, ira s’ensevelir dans un désert, seul lieu

Où d’être homme de bien on ait la liberté.

Excès de franchise, excès de brusquerie, excès de roideur, excès d’exigences dans le commerce social, tels sont les défauts d’Alceste. Mais sa hauteur d’âme, sa noblesse soutenue de sentiment et de langage, sa passion chaleureuse et vraie le défendent du ridicule. Oui, nous rions d’Alceste, mais d’un rire bienveillant et grave qui n’altère en rien l’idée qu’on se fait de son caractère, l’estime qu’on lui porte. Dans un monde où chacun cherche uniquement son intérêt et son plaisir, lui seul prend le parti de l’honneur et de la vertu. On lui pardonne de le prendre à outrance, et il n’est personne qui ne sente obscurément sur lui ce que la sage Éliante exprime avec délicatesse et précision dans ces vers :

Cette sincérité dont son âme se pique
À quelque chose en soi de noble et d’héroïque.

Ce qui n’empêche pas, et c’est justice, de préférer pour les relations de la vie et le commerce social le paisible et accommodant Philinte. Car le correctif aux défauts d’Alceste, ce sont les qualités de Philinte, – et réciproquement. On souhaiterait dans Alceste un peu de l’égalité dame, de la douceur de mœurs de Philinte ; plus aimable et plus tempérée, sa vertu n’en serait que plus efficace. D’autre part, Philinte ne nous déplairait pas plus énergique et plus résistant. Combinez les deux caractères, peut-être aurez-vous l’idéal entrevu, mais non fixé par Molière.

Quant à déprécier Philinte, comme on le fait volontiers, nous ne le pouvons. « Ô la race bénie des hommes modérés ! » a dit un jeune et aimable écrivain. Philinte la représente excellemment et dans ce qu’elle a de meilleur : l’honnêteté stricte lorsqu’il s’agit de soi-même, l’indulgence lorsqu’il s’agit d’autrui. Que l’expérience de la vie, que la pratique des hommes ait mêlé à son « flegme philosophe » un grain de scepticisme, soit. Mais faire de lui un pur égoïste, c’est sortir des données de la pièce, c’est conclure contre la pensée de Molière. Philinte égoïste ? Mais d’un bout de la pièce à l’autre il ne songe qu’à son ami, à ce grand enfant d’Alceste auquel il se sent nécessaire : fidèle au point de lui résister en face, fidèle au point de subir sans se fâcher toutes ses rebuffades, de se dépenser pour lui en pas et en démarches, heureux s’il pouvait prévenir les suites de ses imprudences. Fidèle enfin jusqu’à immoler, s’il le faut, la tendre inclination dont lui-même se sent porté vers l’aimable Éliante. Donnez-nous-en beaucoup des égoïstes de ce caractère ; le monde s’en trouvera mieux. Et je n’aurais pas besoin d’être vivement pressé pour avouer que ces actes de Philinte me paraissent valoir, au demeurant, le zèle vertueux d’Alceste. Zèle infructueux au bout du compte, qui se dépense en paroles et en amertume, et qui, pour être mal réglé, n’empêche ni une coquetterie de Célimène, ni une légèreté des marquis, ni une perfidie d’Arsinoé, ni rien de ce qui mérite le blâme. Et n’est-ce pas dans le fait même de cette vertu inefficace et stérile, que Molière fait consister la morale de sa pièce ? À quoi bon cet effort de zèle et ces éclats de grandeur d’âme, si rien de bon n’en sort ni pour Alceste, ni pour autrui ?

Mais quoi ? voici que nous plaidons en faveur d’une interprétation, d’un système, alors que Molière a voulu rester dans l’indéterminé. Le Misanthrope est la seule pièce où s’y soit complu ce génie si net dans ses vues et si franc dans ses conclusions ; la seule qui laisse le champ libre aux conjectures, l’âme ouverte aux préférences. Certains l’en blâment ; il ne déplaît pas à d’autres de travailler sur leurs impressions et de conclure selon eux-mêmes.

Le Misanthrope fut joué sur le théâtre du Palais-Royal le 4 juin 1666. Il était sur le métier depuis deux ans, si l’on en croit le témoignage de Brossette, lequel raconte que Molière donna lecture du premier acte, chez le comte du Broussin, le même jour où Boileau venait délire sa deuxième satire (sur la rime), dédiée à Molière.

Le roi, en deuil de la reine-mère, n’eut pas, cette fois, la primeur de la pièce. L’accueil fait par le public fut moins empressé que pour le Tartufe, et cela se conçoit. Il y a dans le comique du Misanthrope une finesse de touche qui en fait par excellence la pièce des connaisseurs, c’est-à-dire du petit nombre. Un contemporain disait, au sortir de la représentation : « Je ne crois pas que les beautés de cette scène soient connues de tous ceux qui l’ont vue représenter : elle est trop délicatement traitée. » Ce que Donneau de Visé dit de la grande scène de jalousie du quatrième acte peut s’appliquer à toute la pièce. L’action, réduite à presque rien, n’emporte pas la curiosité dans un mouvement de scènes comparables à celles du Tartufe. Elle donne à penser plus qu’à rire. Toutes ces causée expliquent que le populaire s’y soit porté en moins grand nombre. La plus forte recette fut de 1 617 livres la plus faible de 212 livres. À la 22e représentation, Molière lui donna le renfort d’une pièce nouvelle, le Médecin malgré lui. Elle eut encore 14 représentations en 1666 et 30 représentations de 1666 à 1673, date de la mort de Molière. Mais le temps, qui est mortel aux pièces médiocres, consacre les chefs-d’œuvre, leur donne une jeunesse nouvelle. C’est le sort du Misanthrope. De la mort de Molière à la mort du roi, cette pièce est jouée trois cents fois, soit, en moyenne, un peu plus de sept représentations par an.

Un écrivain du temps, qui, de détracteur déclaré de Molière, en était devenu le zélé partisan, Donneau de Visé, publia, au lendemain de la pièce, une critique intéressante, parce qu’on y peut voir dans une certaine mesure le reflet de l’opinion publique, parmi les contemporains.

L’auteur écrit à quelqu’un de la cour, ayant vu lui-même la pièce. Il déclare que l’ouvrage « a plu », sans autre explication. Il apprécie le choix du sujet.

L’exposition, formée par la grande colère d’Alceste contre Philinte, est fort de son goût. La scène du sonnet ne lui plaît pas moins, mais il ne paraît pas en avoir pénétré le sens profond. « Le sonnet, dit-il, n’est point méchant selon la manière d’écrire d’aujourd’hui ; et ceux qui cherchent ce que l’on appelle pointes et chutes, plutôt que le bon sens, le trouveront bon sans doute. J’en vis même, à la première représentation de cette pièce, qui se firent jouer pendant qu’on représentait cette scène ; car ils crièrent que le sonnet était bon, avant que le misanthrope en fit la critique, et demeurèrent ensuite tout confus. »

Donneau approuve fort l’idée du misanthrope amoureux et a bien senti la nature particulière de cet amour amer et querelleur.

La scène des portraits, dans le salon de Célimène, inspire cette réflexion juste : « On peut dire que ce sont autant de sujets de comédies que Molière donne libéralement à ceux qui s’en voudront servir. »

Naturellement l’auteur n’a que des louanges pour le troisième acte ; dans le quatrième, il se montre surtout frappé de la scène de jalousie et de l’art merveilleux avec lequel la coquette ramène le misanthrope sous le joug. Le dénouement est loué comme moral et conforme aux caractères.

La conclusion contient quelques mots remarquables. L’auteur se déclare partisan de ces pièces d’un comique élevé et sérieux, parce que, dit-il, « elles attachent et qu’elles font continuellement rire dans l’âme. » – « Molière, par une adresse qui lui est particulière, laisse partout deviner plus qu’il ne dit. » – « Le misanthrope, malgré sa folie, si l’on peut ainsi appeler son humeur, a le caractère d’un honnête homme, et beaucoup de fermeté. » – « L’ami du misanthrope (Philinte) est si raisonnable que tout le monde devrait l’imiter : il n’est ni trop, ni trop peu critique, et ne portant les choses dans l’un ni dans l’autre excès, sa conduite doit être approuvée de tout le monde.

La Bruyère, qui a refait Tartufe, a prétendu refaire Alceste. Timon, ou le misanthrope, peut, dit-il, avoir lune austère et farouche, mais extérieurement il est civil et cérémonieux ; il ne s’échappe pas, il ne s’apprivoise pas avec les hommes ; au contraire, il les traite honnêtement et sérieusement ; il emploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité ; il ne veut pas les mieux connaître, ni s’en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme. » Portrait à pendre aux murs d’un cabinet, comme celui d’Onuphre : le peu de vie et de réalité qu’il a, s’il en a, s’évanouirait à la scène.

J’imagine que La Bruyère prisait davantage le personnage de Philinte. Il lui a pris sa maxime et sa règle de conduite. Molière fait dire à Philinte :

Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.

La Bruyère écrit à son tour : « Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes et l’oubli des autres ; ils sont ainsi faits, c’est leur nature. » (Chapitre de l’Homme.)

Bossuet et Fénelon n’ont pas fait grâce à Alceste. On pourrait leur répondre par ces lignes d’une épître de l’apôtre saint Jacques : « Y a-t-il quelqu’un qui passe pour sage et pour savant parmi vous ? Qu’il fasse paraître ses œuvres dans la suite d’une bonne vie, avec une sagesse pleine de douceur. Mais, si vous avez dans le cœur une amertume de jalousie et un esprit de contention, ne vous glorifiez point faussement d’être sages... La sagesse qui vient d’en haut est amie de la paix, modérée, équitable, docile, susceptible de tout bien, pleine de miséricorde ; elle ne juge point[6]. »

Jean-Jacques Rousseau, lui aussi, a critiqué et prétendu refaire le Misanthrope. Il lui déplaît qu’Alceste prête à rire. Il accuse Molière d’avoir voulu avilir la vertu, et, montée sur ce ton, sa critique le prend de haut avec le poète. Pure déclamation ; un mot échappé trahit le paradoxe. « Quoiqu’Alceste ait des défauts réels, dont on n’a pas tort de rire, ajoute Jean-Jacques, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui dont on ne peut se défendre. » Ces mots entrent au vif de la question, mais dans le sens le plus contraire à la thèse, et c’est Rousseau réfuté par Jean-Jacques.

 

 

Chapitre VI - Dernière période de la vie de Molière ; sa mort (1666-1673)

 

Tartufe et le Misanthrope marquent l’apogée du génie de Molière. Ce génie ne peut plus monter, il lui reste à se diversifier et à s’étendre. Il le fait dans Amphitryon (1668), dans l’Avare (1668), dans le Bourgeois gentilhomme (1670), dans les Femmes savantes (1672), enfin dans le Malade imaginaire (1673).

Si l’on excepte Amphitryon, fantaisie étincelante empruntée au monde de la fable et à la comédie latine, les dernières pièces de Molière se développent dans le milieu bourgeois, celui que le poète affectionne et vers lequel le ramènent ses affinités naturelles.

L’Avare offre le type achevé de la comédie de caractère et de la comédie de mœurs fondues ensemble. Comédie de caractère, il représente un vice qui est de tous les temps et de tous les lieux, et il le représente en traits assez généraux pour que l’homme d’Athènes et celui de Rome puissent également s’y reconnaître. Comédie de mœurs, l’Avare reproduit avec une fidélité expressive et saisissante un moment de notre histoire morale, un chapitre des mémoires de notre société bourgeoise au milieu du dix-septième siècle.

Le fond de cette pièce est triste. Une famille sans mère, un père possédé du désir d’accumuler, prêteur à usure et créancier de son propre fils ; un fils rival de son père et qui, finalement, se moque de sa malédiction ; une fille qui s’enfuit avec l’intendant ; un monde, de valets maltraités, mécontents et grondeurs, tout cela compose un tableau pénible.

Dans Tartufe, le vice est plus noir et plus odieux, la crise plus dangereusement aiguë ; mais, Tartufe excepté, l’honneur des personnages est sauf, et le dénouement permet de respirer. On se remet vite « d’une alarme aussi chaude. » Dans l’Avare, tout le monde déchoit plus ou moins, et nul caractère ne sort intact de l’aventure : moralité terriblement éloquente, mais qui attriste en même temps quelle instruit. Il fallut au public le temps de s’y accoutumer. Le premier accueil fut froid. La pièce, à son début, ne fournit que neuf représentations. La première produisit 1 069 livres, la huitième 143 : c’est maigre. La reprise, qui eut lieu dès le mois de décembre de la même année, fournit seulement sept représentations.

On a voulu attribuer ce moindre succès à cette circonstance, que la pièce n’est pas écrite en vers : « Molière est-il fou, dit un grand seigneur, de nous faire essuyer cinq actes de prose ? » Mais le gazetier Robinet, qui reflète en général l’opinion du parterre, n’en tient pas rigueur au poète :

Il parle en prose et non en vers,
Mais nonobstant les goûts divers,
Cette prose est si théâtrale
Qu’en douceur les vers elle égale.

Au surplus, l’admiration de la postérité a bien vengé Molière de la froideur des contemporains. L’Avare est au nombre des pièces que le public écoute avec le plus de plaisir et que les connaisseurs étudient avec le plus de soin.

Le Bourgeois gentilhomme est d’une vérité moins générale, moins universelle. La part faite aux mœurs d’une société aristocratique y est large. La pièce serait peu goûtée, peu comprise dans un État où n’existeraient ni classes, ni privilèges, ni titres de naissance, par conséquent où l’on ignorerait l’orgueil de les posséder, aussi bien que l’envie de les obtenir. M. Jourdain, le héros de la pièce, est observé dans le moment précis où il passe du second de ces sentiments au premier. Il ne se croit plus bourgeois et n’est pas encore gentilhomme. Affublé des ridicules de l’une et l’autre condition, il donne, sans le savoir, une double leçon : leçon de modestie aux orgueilleux de la noblesse, leçon de bon sens aux déserteurs de l’honnête bourgeoisie.

Le dénouement lâche la bride à la fantaisie la plus étourdissante, et constitue un spectacle d’une folie inexprimable. L’ivresse de la gaieté a dicté, en un jour de carnaval, cette mascarade à l’orientale, dont le seul souvenir dilate la rate et saurait éclaircir la plus sombre bile.

Les Femmes savantes, pure comédie de mœurs, sont le dernier acte de la lutte entreprise par Molière contre les précieuses. L’homme qui a retracé le caractère des femmes sous tant d’aspects, parfois avec tant de charme, ne leur pardonne pas de gâter par l’affectation leur aimable naturel. Indulgent, même jusqu’à l’excès, pour d’autres défauts, celui-là le trouve intraitable.

Or, il semble que de 1659 à 1672 une nouvelle génération de précieuses se soit élevée. Au ridicule du romanesque, du chimérique et du bel esprit, elles ajoutent la prétention à la science, se piquent d’érudition, sont versées dans les systèmes de philosophie, parlent physique, astronomie et même anatomie. Avec cela puristes renforcées en fait de langage.

Un dernier travers les rend redoutables : c’est l’esprit de coterie. Elles forment de petites sociétés ayant leurs grands hommes, d’ailleurs hermétiquement closes au mérite étranger, n’admettant pour bonne que l’œuvre née sous leur inspiration, marquée de leur contrôle. S’érigeant en académies, elles inscrivent à la première ligne de leurs statuts ce mot d’une application redoutable :

Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis.

Voilà le monde où nous introduit Molière. Une mère entichée de bel esprit et parfaitement insoucieuse de son ménage ; sa fille aînée qui donne en plein dans le travers maternel, et qui, de plus, gaspille en prétentions et en chimères le temps d’aimer et d’être aimée ; une vieille folle de tante qui renchérit sur tous les ridicules de la mère et de la fille ; un poêle hypocrite et grotesque, idole de ce petit cénacle, un savant prétentieux et sournois, composent le camp des précieuses. À l’opposé, un bourgeois positif et terre à terre, estimant

...Qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse ;

réclamant contre l’invasion de la science au nom de son pot au feu compromis, vu que

L’on vit de bonne soupe, et non de beau langage.

Une servante fraîchement débarquée de son village, que l’air de la maison n’a pas encore « infectée », et dont le gros bon sens s’insurge contre les ridicule qui l’oppriment ; dans la région intermédiaire, à égale distance des deux excès, une jeune fille, Henriette, type accompli de la femme, aimable, attrayante, naturelle ; un jeune bomme, Clitandre, très digne d’être aimé d’Henriette ; un sage, Ariste, proche parent de Cléante du Tartufe, et qui ne perd pas l’occasion de dire aux uns et aux autres d’utiles vérités.

Quant à la pensée définitive de Molière sur l’instruction des femmes, elle ne réside évidemment ni dans les prétentions ambitieuses de Philaminte, ni dans le dénigrement systématique de Chrysale. Il la faut chercher dans un mot de Clitandre, devenu banal à force d’être répété :

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout.

Ce vers d’une beauté simple et lumineuse, et tel que l’eût pu dicter Fénelon, a le sort heureux de certains vers du Misanthrope et du Tartufe. On le croirait écrit pour l’avenir. Sagement interprété, il contente les plus déterminés partisans de l’instruction féminine, il rassure les plus modérés. Il est d’accord avec la sagesse de tous les temps, parce qu’il concilie les droits intellectuels de la femme avec ses devoirs d’épouse et de mère.

La pièce eut 22 représentations publiques dans l’année 1672. La plus forte recette fut de 1 735 livres ; la moindre, de 258.Elle ne fut jouée devant le roi que le 17 septembre. La petite cour de Monsieur l’avait fait jouer à Saint-Cloud dès le mois précédent.

Les Femmes savantes ferment la série de ce qu’on peut appeler les grandes pièces de Molière, grandes par le sujet, la portée morale et littéraire, les conséquences immédiates ou futures.

Mais Molière n’est pas là tout entier. Il y a dans son génie un fonds vivace de verve gauloise qui persiste même après ses chefs-d’œuvre et d’où sortent ses comédies secondaires et ses farces. Nourri de nos anciens conteurs, familier avec Rabelais, il n’a jamais renié ces ancêtres, jamais il n’a renoncé au genre auquel il a dû ses premiers succès. Il y fut encouragé par le goût du roi, la nécessité d’improviser, sur l’ordre du maître, des divertissements pour la cour, la facilité qu’il trouvait à accommoder les sujets bouffons aux exigences des ballets et des fêtes. Le nombre de ces petites pièces est considérable ; en voici le catalogue à partir de 1664 :

Le Mariage forcé, 1 acte en prose, 1664.
L’Amour médecin, 3 actes en prose, 1665.
Le Médecin malgré lui, 3 actes en prose, 1666.
Le Sicilien où l’Amour peintre, 1 acte en prose, 1667.
Georges Dandin, 3 actes en prose, 1668.
Monsieur de Pourceaugnac, 3 actes en prose, 1669.
Les Fourberies de Scapin, 3 actes en prose, 1671.
La Comtesse d’Escarbagnas, 1 acte en prose, 1671.
Le Malade imaginaire, 3 actes en prose, 1673.

En rapprochant la date de ces pièces de celle des grandes comédies, on verra qu’en général elles se produisent entre deux de ces dernières. Le génie de Molière, après le grand effort exigé par le comique sérieux du Tartufe, de Don Juan, du Misanthrope, avait besoin de se détendre, et sa verve inépuisable de s’épancher en de moindres ouvrages.

Deux qualités y sont éminentes. C’est d’abord une gaieté inextinguible, dont le mouvement entraine tout avec soi et produit un rire comparable à celui dont parle Homère lorsque, dans l’assemblée des dieux, les Immortels voyaient le boiteux Vulcain faire en clopinant le tour des tables du banquet. La muse de Molière a des ivresses prodigieuses, où se dépense la joviale humeur de plusieurs générations de rieurs et de gais conteurs.

Mais ce don d’observer, qui lui est propre, n’abandonne pas le poète au plus fort de son délire. Sa raison n’est ivre qu’en apparence. Au fond, elle n’abdique jamais ; c’est elle qui gouverne les fictions les plus folles et les fait aboutir au but qu’il se propose. Lisez ses actes les plus bouffons, vous y verrez toujours une scène capitale, aussi vraie dans son genre, aussi bien observée que les scènes de l’Avare ou des Précieuses. Telle est la scène des deux philosophes dans le Mariage forcé, telle est celle de la double consultation dans l’Amour médecin. De là tant de mots passés en proverbe, comme : « Vous êtes orfèvre, Monsieur Josse » (Amour médecin) ; – ou : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » (Fourberies de Scapin) ; – ou encore : « Nous avons changé tout cela » (Médecin malgré lui). Ces mots qui éclatent au milieu des rires, c’est la voix du bon sens, c’est le son de l’expérience, que le bruit des grelots ne parvient pas à couvrir ; et voilà pourquoi l’on peut dire que Molière est égal à lui-même dans la farce et manie le genre bouffon avec la même supériorité que le genre sérieux.

On n’en veut pour preuve que sa dernière pièce, ce Malade imaginaire si parfaitement gai et d’une vérité si profonde. Il est le dernier acte de cette grande action engagée contre les médecins depuis 1665 (Amour médecin, – Don Juan), – et menée jusqu’à sa mort (Médecin malgré lui, – Pourceaugnac).

On sait trop que c’est à la quatrième représentation du Malade imaginaire (17 février 1673) que Molière fut terrassé par la maladie. Il était venu au théâtre, la poitrine malade, l’âme attristée, pliant sous le poids de douleurs intimes et de pressentiments funèbres. Il avait joué, comme à son ordinaire, ce rôle d’Argan si profondément étudié et qui, sérieux pour le seul personnage qu’il représente, excite tant de rires et de joyeuse humeur. Il avait pu, à force de fermeté d’âme et de volonté, surmonter la souffrance physique et conduire la représentation jusqu’à la cérémonie bouffonne qui la termine. On sait qu’elle consiste dans une réception feinte d’un bachelier au grade de docteur, et que, sur chaque formule latine dite par le président, le bachelier répond : JURO. C’est en prononçant l’un de ces juro que Molière fut pris d’une convulsion et d’un crachement de sang. Il fallut l’emporter. Comme il habitait alors une maison de la rue Richelieu, peu éloignée de son théâtre, il y fut ramené dans sa chaise à porteur. Une heure plus tard il expirait, assisté par deux pauvres religieuses Clarisses auxquelles il avait donné momentanément asile.

On lit sur le registre de La Grange cette courte note : « Ce même jour (vendredi 17 février), après la comédie, sur les dix heures du soir, M. de Molière mourut dans sa maison, rue de Richelieu, ayant joué le rôle dudit Malade imaginaire, fort incommodé d’un rhume et fluxion sur la poitrine qui lui causait une grande toux, de sorte que, dans les grands efforts qu’il fit pour cracher, il se rompit une veine dans le corps, et ne vécut pas demi-heure ou trois quarts d’heure depuis ladite veine rompue. »

Six jours après l’événement (23 lévrier 1673, Bussy-Rabutin écrivait au Père Rapin, jésuite : « Voilà Molière mort en un moment : j’en suis fâché. De nos jours, nous ne verrons personne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n’en verra-t-il pas un de sa façon. »

Molière, se sentant mourir, avait mandé un prêtre de la paroisse de Saint-Eustache. Les deux premiers qui furent requis, ou ne purent ou ne voulurent pas venir. Son beau-frère, Jean Aubry, dut se mettre lui-même en quête. Quand il revint accompagné d’un ecclésiastique nommé Paysant, Molière avait expiré.

Le curé de Saint-Eustache, se conformant aux règles ecclésiastiques, refusa la sépulture. Armande Béjart, veuve de Molière, se hâta d’adresser une supplique à « Monseigneur l’illustrissime et révérendissime archevêque de Paris » (Harlay de Champvallon). Elle-même (si l’on en croit Brossette) – l’acteur Baron, suivant d’autres biographes, – courut à Versailles implorer la protection royale pour les restes de celui qui avait usé au service du roi les forces de son génie et de sa santé. L’archevêque autorisa la sépulture, « à condition, dit l’ordonnance, que ce sera sans aucune pompe, avec deux prêtres seulement, et hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun service solennel ni dans ladite paroisse Saint-Eustache, ni ailleurs... » On se conforma aux prescriptions de l’archevêché, comme on le voit par le récit d’un contemporain, resté anonyme : « Mardi, 21 février, sur les neuf heures du soir, on a fait le convoi de J.-B. Poquelin Molière, tapissier, valet de chambre (du roi), illustre comédien, sans aucune pompe sinon de trois ecclésiastiques : quatre prêtres ont porté le corps dans une bière de bois couverte du poêle (tenture) des tapissiers ; six enfants bleus, portant six cierges dans six chandeliers d’argent, plusieurs laquais portant des flambeaux de cire blanche allumée. Le corps, pris rue Richelieu, devant l’hôtel de Crussol, a été porté au cimetière Saint-Joseph et enterré au pied de la croix. Il y avait grande foule de peuple, et l’on a fait distribution de mille à douze cents livres aux pauvres qui s’y sont trouvés, à chacun 5 sols... »

Des épitaphes injurieuses coururent dans Paris, avec la prétention de venger la corporation des médecins tant malmenée par le poète comique. La Fontaine et Boileau vengèrent noblement leur ami de ces vaines attaques. Voici les vers de La Fontaine :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.
Ces trois talents ne formaient qu’un esprit,
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis, et je n’ai l’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un longtemps, selon toute apparence,
Plaute et Térence et Molière sont morts.

Avant de rentrer dans l’étude des œuvres du poète comique, c’est le moment de dire quelques mots de l’homme. Une curiosité naturelle s’attache à la personne de ces grands peintres de l’âme humaine ; on aime à savoir en quoi leur nature fut égale ou supérieure à celle des autres hommes, et s’ils s’appliquaient à eux-mêmes les leçons qu’ils donnent au reste du monde.

Son portrait physique et moral est retracé en quelques lignes par Mlle Poisson, fille d’un des acteurs de sa troupe : « Molière n’était ni trop gros ni trop maigre ; il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle. Il marchait gravement, avec l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait, lui rendaient la physionomie extrêmement comique. À l’égard de son caractère, il était doux, complaisant, généreux. Il aimait fort à haranguer, et quand il lisait ses pièces aux comédiens, il voulait qu’ils amenassent leurs enfants, pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels. »

On a remarqué ces mots : « Il marchait gravement, avec l’air très sérieux. » Cela concorde avec ce qu’on connaît de cette application constante de Molière à observer. Celui que Boileau appelait le Contemplateur mettait son étude à imprimer dans son imagination les types et les caractères étalés sur le théâtre du monde. Ainsi le représente Donneau de Visé dans une saisissante esquisse, laquelle est d’autant plus digne de foi qu’elle date de l’époque où de Visé était défavorable à Molière : « Élomire n’a pas dit une parole. Je l’ai trouvé appuyé sur ma boutique dans la posture d’un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes qui marchandaient des dentelles. Il paraissait attentif à leurs discours, et il semblait, par le mouvement de ses veux, qu’il regardait jusques au fond de leurs âmes pour v voir ce quelles ne disaient pas ; je crois même qu’il avait des tablettes, et qu’à la faveur de son manteau, il a écrit ce qu’elles ont dit de plus remarquable. »

Cet air concentré, ces allures taciturnes le suivaient au besoin dans le monde, et lui-même s’est représenté sous cet aspect dans la Critique de l’École des femmes : «Vous connaissez l’homme et sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Climène l’avait invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avait fait fête de lui, et qui le regardaient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devait pas être faite comme les autres. Ils pensaient tous qu’il était là pour défrayer la compagnie de bons mots ; que chaque parole qui sortait de sa bouche devait être extraordinaire ; qu’il devait faire des impromptus sur tout ce qu’on disait, et ne demander à boire qu’avec une pointe. Mais il les trompa fort par son silence. »

Tout différent se montrait-il chez le prince de Condé, qui prenait un plaisir singulier dans son entretien ; chez Ninon de Lenclos, qu’il aimait à consulter comme étant la personne du monde la plus sensible au ridicule ; enfin et surtout dans son logis d’Auteuil, où ses réunions avec Chapelle, Boileau, La Fontaine et quelques autres sont restées fameuses.

Il était large et généreux, prompt à ouvrir sa bourse, comme le sont, dans son théâtre, et Valère et Clitandre[7]. On a des témoignages authentiques de ses libéralités envers les indigents, les sœurs de charité, les comédiens pauvres. On se rappelle ce trait d’un mendiant auquel il avait donné par mégarde un louis d’or. Le mendiant le lui rapporte, et en reçoit un autre. Molière a-t-il ajouté ces mots : « Où la probité va-t-elle se nicher ? » Nous nous refusons à le croire. – Cette parole méprisante n’a pu venir à l’esprit du poète qui, dans la scène du pauvre de Don Juan, a témoigné de sa foi dans la dignité humaine.

La fortune avait souri à Molière et lui permettait ces largesses. On évalue à une trentaine de mille francs ses ressources annuelles, parts de théâtre, pension, gratifications royales, etc. Sa maison de Paris était montée avec luxe. Les meubles rares, les objets d’art, les riches tentures plaisaient au fils de Marie Cressé.

Dès 1663, il avait été compris sur la liste des gens de lettres et savants illustres pensionnés par Louis XIV, avec cette mention : « excellent poète français ». La somme était de mille livres, qui en vaudraient quatre ou cinq mille de nos jours. C’est à cette occasion que fut composé le fameux Remerciement au roi, l’une des pièces les plus délicates et les plus amusantes qu’un sujet banal ait inspirées. La date de cette faveur de Louis XIV est remarquable : c’est au plus fort de l’orage soulevé contre le poète par l’École des femmes. Une année plus tard, quand les insinuations les plus odieuses sont perfidement dirigées contre Molière, le roi, assisté de Madame, duchesse d’Orléans, faisait tenir sur les fonts baptismaux le premier enfant issu de son mariage avec Armande Béjart. Nous avons vu la protection finale accordée au Tartufe. C’est l’année même de Don Juan, quelques mois après que Molière a été dénoncé par un pamphlétaire comme peste publique, que la troupe de Monsieur est déclarée troupe royale et gratifiée d’une pension de six mille livres 14 août 1665. Sans doute il manque à la gloire de Louis XIV d’avoir fait reprendre Don Juan, comme il permit de reprendre Tartufe. Mais il ne faut pas exiger de Louis XIV plus que ne comportait l’esprit de son siècle ; qu’on se rappelle plutôt le mot de Piron sortant avec Diderot d’une représentation de Tartufe : « Si Tartufe n’était pas fait, il ne se ferait jamais. » Louis XIV a sa part d’honneur dans cette parole piquante et juste.

En consultant les souvenirs des contemporains, on voit que l’approbation royale ne manqua à aucune des pièces du poète, jusqu’en 1672. Si quelque circonstance empêchait le roi de se déclarer dès le premier jour, il saisissait la prochaine occasion, comme il fit, dit-on, pour le Bourgeois gentilhomme et les Femmes savantes. Seul le Malade imaginaire fait exception. À l’époque où il l’écrivit. Molière avait un rival dangereux dans la faveur du roi, c’était Lulli. Musicien de talent, mais homme sans conscience, et caractère sans dignité, Lulli était dévoré en outre d’une insatiable cupidité. Se sachant nécessaire, il réussit à extorquer de Colbert et de Louis XIV des privilèges exorbitants, ruineux pour les poètes, ses collaborateurs. Il les dépouillait sans vergogne du fruit de leurs travaux. On ne sait ce qu’il fut advenu entre Molière et lui, si la mort du premier n’eût mis fin à leurs différends. Le Malade imaginaire, composé pour Louis XIV sur le plan de ces comédies-ballets qui étaient son divertissement de prédilection, ne parut pas sur le théâtre de la cour, et Louis XIV ne le vit pas du vivant du poète. Ce dut être un gros déboire, si gros que des critiques autorisés n’hésitent pas à y rapporter les tristes paroles prononcées par Molière, quelques heures avant cette fatale représentation qui fut la dernière : «Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux ; mais aujourd’hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucun moment de satisfaction et de plaisir, je vois bien qu’il me faut quitter la partie. Je ne puis plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs qui ne me donnent pas un instant de relâche. »

Voilà où en était arrivé le grand rieur, l’écrivain de génie chez qui le comique et la gaieté coulent de source. Un intrigant vulgaire, un bouffon auquel il pouvait dire, en ses soupers d’Auteuil : « Baptiste, fais-nous rire ! » était à la veille de le supplanter dans la faveur du roi. Peut-être était-ce déjà fait au mois de février 1673.

Louis XIV se rendait-il bien compte de la grandeur du génie de Molière ? Soupçonnait-il que le poète comique allait de pair avec les plus grands de son règne ? Une anecdote de la vie de Boileau permet d’en douter. Interrogé par Louis XIV sur le point de savoir quel était le meilleur écrivain de son temps : « Sire, répondit Boileau, c’est Molière. » – « Je ne le croyais pas, mais vous vous y connaissez mieux que moi », répondit Louis XIV.

La postérité a ratifié le jugement de Boileau[8].

 

 

DEUXIÈME PARTIE - LES PERSONNAGES DE LA COMÉDIE DE MOLIÈRE

 

 

Chapitre premier - La famille dans Molière ; Les ménages bourgeois - Mères et belles-mères - Pères et tuteurs

 

Les personnages mis en scène par Molière sont doués d’une existence si complète, participent de si près à la vie réelle, qu’on peut retracer leur physionomie, relater leurs actes et commenter leurs paroles comme on le ferait de personnes naturelles. N’avons-nous pas vécu avec eux ? N’occupent-ils pas leur place dans nos pensées, nos affections, nos haines ? Ne nous servent-ils pas, en bien des cas, de points de comparaison et de commune mesure ? Notre étude va donc consister maintenant à choisir, à grouper, à expliquer de notre mieux les personnages les plus marquants de la comédie de Molière.

Prenons-les d’abord dans le foyer domestique, au milieu de la famille dont ils sont membres.

Quand on cherche à reconstituer, à travers toutes les pièces de Molière, le cadre de la famille, on est surpris dès l’abord par une grosse lacune : pas de jeunes ménages. J’omets, et pour cause, le ménage du pauvre Georges Dandin : mais que sont devenus Éraste et Lucile du Dépit amoureux, Horace et Agnès de l’École des femmes, Valère et Marianne du Tartufe, Cléante et Lucile du Bourgeois gentilhomme, Henriette et Clitandre des Femmes savantes, et ces couples charmants que le notaire vient marier à la fin de la pièce, ou le lendemain, tout au plus tard ? Ils ne reparaissent plus sur le théâtre. Et pourtant que de problèmes intéressants, que de situations dramatiques renferme la question des jeunes ménages ! Premières déceptions, premiers regrets, premières épreuves, quelle ample matière à l’œuvre comique ! Le meilleur du bagage de nos poètes modernes en est fait. Molière saute par-dessus ces années précieuses. Respecte-t-il le mystère du premier bonheur ? Lui concède-t-il, par sympathie persistante, une durée plus longue que dans la réalité ? Lui-même, s’étant marié sur le tard, s’est-il jugé mal renseigné sur une époque particulièrement délicate de la vie ? Quoi qu’il en soit, la plupart de ses ménages sont sur le retour de l’âge ; ils ont fait souche et peuvent méditer à leur tour sur le problème des enfants à pourvoir, des dots à verser, des alliances à conclure. Avec eux il est à l’aise. Rarement il se décide à semer le ridicule sur la jeunesse : il se dédommage sur la vieillesse et sur l’âge mûr.

Ses couples de mariés ne sont presque jamais atteints du même travers. Où l’un est en délire, L’autre a gardé son bon sens, à moins que tous deux ne déraisonnent, mais sur des objets différents. Source, pour l’observateur, de spectacles instructifs et de piquants contrastes ; mais pour les intéressés, source de querelles sans nombre et de dissentiments sans fin. Car tous ces gens, en somme, souffrent l’un par l’autre, se tourmentent à qui mieux mieux, et cette comédie, si gaie à la surface, ne laisse pas que d’être triste au fond. L’histoire de leurs ridicules est aussi l’histoire de leurs chagrins domestiques.

Prenons le ménage Jourdain, dans le Bourgeois gentilhomme.

Madame Jourdain épousa, il va bientôt vingt-cinq ou trente ans, un honnête commis marchand. Ils se sont établis près de la Porte-Saint-Innocent ; leur commerce a prospéré. Ils ont une fille unique qui est charmante, une fortune ronde et solide ; ils ont vendu leur fonds et se sont retirés. Ils vivent heureux ? Non. Une manie a subitement troublé la cervelle de M. Jourdain. Il s’avise, à cinquante ans et plus, de se trouver humilié parce qu’il n’a ni rang, ni titre de noblesse, ni qualité. Et le voilà qui change ses habitudes, bouleverse sa maison, rompt avec ses amis, pour se mettre au niveau des gentilshommes du voisinage, et changer, s’il se peut, son honnête roture en une noblesse d’occasion. Pendant deux actes, nous assistons aux sottises de M. Jourdain, leçons de danse, de musique, d’armes, de philosophie, de grammaire ; et pendant deux autres actes, aux lamentations de madame Jourdain, dont la tête est restée saine parmi toutes ces folies : c’est un ménage en lutte et en discorde, le bon sens de la femme ne sachant pas se tempérer de douceur, et sa sagesse prenant volontiers le ton de la mauvaise humeur.

Passe encore si M. Jourdain en était quitte pour le ridicule, mais il est dupe. Car toute sottise engendre une duperie, et toute dupe appelle un exploiteur. L’écornifleur ici est un certain comte nommé Dorante qui saigne à blanc la cassette de M. Jourdain, et pour des écus réels prodigue des compliments faux. C’est ce que ne peut supporter madame Jourdain, qui sait le prix de l’argent honnêtement gagné et songe à la dot de sa fille. Nouveau sujet de discorde.

Mais voici qui est plus grave. Conseillé par Dorante, M. Jourdain noue, ou croit nouer une intrigue galante avec une marquise. Pour elle il se fait composer un madrigal par son maître de philosophie ; pour elle il éloigne sa femme de la maison conjugale, afin d’offrir à la marquise Dorimène et à Dorante un superbe repas. Mais madame Jourdain, qui a l’oreille fine, a surpris quelques mots lui donnant l’éveil, et tombe au milieu de la fêle. Sa colère éclate d’abord sur son mari.

Ah ! ah ! je trouve ici bonne compagnie, et je vois bien qu’on ne m’y attendait pas. C’est donc pour cette belle affaire-ci, monsieur mon mari, que vous avez eu tant d’empressement à m’envoyer diner chez ma sœur ? Je viens de voir un théâtre là, et je vois ici un banquet à faire noces. Voilà comme vous dépensez votre bien ; c’est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez la musique et la comédie, tandis que vous m’envoyez promener.

Après quoi, Dorante et la marquise ont leur compte :

Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main, comme vous faites, aux sottises de mon mari. Et vous, Madame, pour une grand’dame, cela n’est ni beau, ni honnête à vous de mettre la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous.

Dorimène et Dorante s’esquivent, le couple conjugal poursuit à huis clos cette explication orageuse, et la paix ne rentrera pas de sitôt dans le ménage.

Dans les Femmes savantes, la situation est inverse. Le mari a gardé son bon sens ; c’est la femme, c’est Philaminte qui extravague. Caractère déplaisant que cette Philaminte. On lui pardonnerait encore sa sotte manie du bel esprit, quoique... Mais elle est avec cela dure, hautaine, absolue. Si vous ajoutez qu’elle néglige le soin des affaires les plus graves et laisse le ménage aller comme il peut, vous sentez bien que le mari ne doit pas être l’homme le plus heureux du monde. C’est Chrysale, ce mari ; aussi doux, aussi débonnaire que la femme est impérieuse e1 arrogante ; toujours prêt à céder.

Il a reçu du ciel certaine bonté d’âme
Qui le soumet d’abord à ce que veut sa femme :
C’est elle qui gouverne, et, d’un ton absolu,
Elle dicte pour loi ce qu’elle a résolu.

Vient un moment où le plus bénin se révolte. Entre Philaminte et Chrysale le choc se produit sur le renvoi de la servante et le mariage d’Henriette. Le renvoi de la servante, coup d’autorité frappé par Philaminte et maintenu avec roideur, fait éclater Chrysale. Esprit positif, voire assez vulgaire, il ferait bon marché de son autorité conjugale : sur ce point l’habitude est prise et le pli formé, mais ne menacez pas son bien-être. Pour lui, tout le débat sur l’éducation des femmes se résume en une question de ménage, presque de cuisine : Martine est coupable de parler peu congrument ? la belle affaire !

Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?
J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et redise cent fois un bas ou méchant mot,
Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot :
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.

Et ce qu’il dit pour la servante Martine, Chrysale va le dire pour sa femme, pour sa fille, pour sa sœur. Il leur pardonnerait leur prétention et leur extravagance, si le ménage n’en souffrait. Ce qu’il ne peut tolérer, c’est que sa maison soit mal tenue, et que, sous prétexte de science, tout soit en déroute à l’office et dans la salle à manger.

On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne, et Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire,
Raisonner est l’emploi de toute ma maison ;
Et le raisonnement en bannit la raison.
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin, je vois par eux votre exemple suivi ;
Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.

Vous croyez Chrysale tout de bon émancipé ? C’est le mal connaître. Resté en tête à tête avec sa femme, il remet le cou sous le joug, et sur la question de mariage, trahit, par lâcheté pure, l’intérêt de sa seconde fille, cette charmante Henriette, qu’il souhaite et qu’il a formellement promis de soustraire à l’odieux Trissotin. Cette scène succédant de si près à la précédente achève de le peindre.

PHILAMINTE.

Avez-vous à lâcher encore quelque trait ?

CHRYSALE.

Moi ? non. Ne parlons plus de querelle ; c’est fait.
Discourons d’autre affaire. À votre fille ainée
On voit quelques dégoûts pour les nœuds d’hyménée.
C’est une philosophe enfin, je n’en dis rien ;
Elle est bien gouvernée, et vous laites fort bien :
Mais de tout autre humeur se trouve sa cadette,
Et je crois qu’il est bon de pourvoir Henriette,
De choisir un mari...

PHILAMINTE.

C’est à quoi j’ai songé,
Et je veux vous ouvrir l’intention que j’ai.
Ce monsieur Trissotin dont on nous fait un crime,
Et qui n’a pas l’honneur d’être dans votre estime,
Est celui que je prends pour l’époux qu’il lui faut :
Et je sais mieux que vous juger de ce qu’il vaut.
La contestation est ici superflue ;
Et de tout point, chez moi, l’affaire est résolue.
Au moins ne dites mot du choix de cet époux ;
Je veux à votre fille en parler avant vous.
J’ai des raisons à faire approuver ma conduite,
Et je connaîtrai bien si vous l’aurez instruite.

Chrysale, qui n’est pas Jupiter, ne trouve pas un mot à répondre à l’ultimatum de son impérieuse Junon. La chose prête à rire à son frère Ariste, un célibataire, celui-là, et que la vue du ménage de Chrysale ne doit pas convertir au mariage. Il incite son frère à la révolte. À quoi celui-ci fait cette naïve réponse :

Mon Dieu ! vous en parlez, mon frère, bien à l’aise,
Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse.
J’aime fort le repos, la paix et la douceur ;
Et ma femme est terrible avecques son humeur.

Ariste ne l’entend pas ainsi et tache de rendre-cœur à son frère :

Allez, c’est se moquer. Votre femme, entre nous,
Est, par vos lâchetés, souveraine sur vous.
Son pouvoir n’est fondé que sur votre faiblesse ;
C’est de vous qu’elle prend le titre de maîtresse ;
Vous-même à ses hauteurs vous vous abandonnez,
Et vous faites mener, en bête, par le nez.
Quoi ! vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,
Vous résoudre une fois à vouloir être un homme,
À faire condescendre une femme à vos vœux,
Et prendre assez de cœur pour dire un Je le veux !

Chrysale, qui est loin de sa femme, fait le brave pour un moment, et Molière, toujours observateur, lui prête, après tant d’années de dépendance, un quart d’heure de jactance bien comique :

Oui, vous avez raison, et je vois que j’ai tort.
Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,
Mon frère.
– C’est bien dit.
– C’est une chose infâme
Que d’être si soumis au pouvoir d’une femme.
– Fort bien.
– De ma douceur elle a trop profité.
– Il est vrai.
– Trop joui de ma facilité.
– Sans doute...
– Et je lui veux faire aujourd’hui connaître
Que ma fille est ma fille, et que j’en suis le maître,
Pour lui prendre un mari qui soit selon mes vœux.
– Vous voilà raisonnable, et comme je vous veux.
– Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure,
Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l’heure.
– J’y cours tout de ce pas.
– C’est souffrir trop longtemps
Et je m’en vais être homme à la barbe des gens.

Clitandre arrive en effet. Chrysale n’est plus devant sa femme. Sa fille aînée, Armande, veut contredire, il lui clôt la bouche d’un : « Taisez-vous, péronnelle ! » bien appliqué, et fort de l’assentiment des trois autres personnages, il procède aux fiançailles, dont le délicieux tableau émeut son vieux cœur et le nôtre :

CHRYSALE, à Henriette lui présentant Clitandre.

Allons, ma bile, il faut approuver mon dessein.
Ôtez ce gant. Touchez à monsieur dans la main,
Et le considérez désormais dans votre âme,
En homme dont je veux que vous soyez la femme.

CLITANDRE.

Quel transport ! quelle joie ! Ah ! que mon sort est doux !

CHRYSALE, à Clitandre.

Allons, prenez sa main, et passez devant nous ;
Menez-la dans sa chambre. Ah ! les douces caresses !

À Ariste.

Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses :
Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,
Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

Mais Philaminte n’est pas femme à céder, même devant le fait accompli. Elle a juré que Trissotin serait le mari d’Henriette, il faut que cela soit. D’autre part, Chrysale, remonté par sa fille, affecte la fermeté d’un roc. Le conflit éclate de plus belle, en présence du notaire ébahi. Jamais tabellion n’éprouva pareil embarras.

En vain Martine, réintégrée dans la royauté de ses fourneaux, se range du côté de sa jeune maîtresse : Philaminte tient bon. Un moment Chrysale fait mine de lâcher prise, quand sa femme propose comme transaction de dédommager Clitandre de la perte d’Henriette par le don de la main d’Armande. Mais Henriette et Clitandre réclament. Situation sans issue, si Ariste ne s’en mêlait. Il feint deux lettres, l’une annonçant la perte d’un procès d’où dépend la fortune de Philaminte, l’autre la banqueroute des deux dépositaires du bien de Chrysale : à la lecture de ces deux écrits, le fiancé Trissotin, muet jusqu’ici, ouvre la bouche pour exprimer un cynique désaveu. Il ne se sent aucune vocation pour un mariage pauvre, et sa belle âme se découvre tout entière. Le dégoût soulevé par sa conduite met pour la première fois Philaminte d’accord avec Chrysale. Et celui-ci triomphe à la façon de la mouche du coche :

(À Clitandre.) Je le savais bien, moi, que vous l’épouseriez.
(Au notaire.) Allons. Monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.

Moins commandé par le but spécial de ce livre, nous aurions à étudier le ménage d’Orgon, du Tartufe ; nous opposerions à « ce pauvre homme » (le titre lui convient mieux qu’à Tartufe) la charmante figure d’Elmire, l’attachement simple et persistant de la jeune femme pour un mari qui n’est ni de première jeunesse, ni de grand esprit, ni de vive tendresse ; sa patiente déférence envers une belle-mère grondeuse ; son zèle pour les intérêts de Damis, son beau-fils, de Marianne, sa belle-fille ; enfin sa présence d’esprit, son tact, la parfaite mesure de sa conduite, dans sa première rencontre avec Tartufe ; il y a dans cette peinture des nuances exquises, et dont il ne semble pas qu’avant Molière la comédie se fût avisée.

Il nous faut courir à un type moins aimable, celui de Béline, du Malade imaginaire.

Béline est une manière de Tartufe femelle, qui, la dévotion exceptée, en joue assez bien le rôle auprès d’Argan, son mari. Elle l’a épousé en secondes noces, par pur intérêt ; elle a consenti, jeune encore, à s’enfermer dans le tête à tête de ce vieillard quinteux et malade, en vue de sa succession prochaine. « Car, avoue-t-elle cyniquement, il n’est pas juste que j’aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. »

Mais Argan a deux filles d’un premier mariage : Angélique, bonne à pourvoir, et la petite Louison, âgée de cinq à six ans. Qu’à cela ne tienne : Béline tachera de persuader à son mari de les faire religieuses : un bon couvent la débarrassera des héritières naturelles.

En attendant, elle a pris sur ce pauvre malade imaginaire un empire absolu. Le croit-elle réellement malade ? Il est probable ; sans quoi, elle ne l’eut pas épousé. En tous cas, elle flatte sa manie, l’entoure, l’accable des soins en apparence les plus sincères elles plus tendres. Ce n’est qu’attentions, précautions, recommandations. Et « mon petit mari ! » par-ci, « mon petit ami ! » par-là. Et des oreillers derrière la tête, un manteau fourré sur les épaules, un gros bonnet de laine enfoncé jusque sur les oreilles, car a il n’y a rien qui enrhume tant que de prendre l’air par les oreilles. » Argan en pleure de tendresse. « Ah ! ma mie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi ! » Et Béline redouble le jeu des oreillers. « Levez-vous, que je mette ceci sur vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l’autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête. » – « Et celui-là pour vous garder du serein, » ajoute en fuyant cette folle de Toinette, la servante, que toute cette comédie exaspère.

Pour l’heure, Béline touche à ses fins, et son mari parle de testament ; protestation hypocrite de la dame : « Ah ! mon ami, ne parlons pas de cela, je vous prie : je ne saurais souffrir cette pensée, et le mot de testament me fait tressaillir de douleur. » La bonne âme ! Elle a pris ses sûretés, et le notaire, discrète personne, M. de Bonnefoi, est là tout prêt, derrière la porte, mandé par elle. Il entre et indique les dispositions à prendre, accompagnées par le duo comique et navrant tout à la fois des feintes douleurs de Béline, des marques sincères de l’affection d’Argan.

ARGAN. – Il faut faire mon testament, mamour, de la façon que monsieur dit ; mais, par précaution, je veux vous mettre en les mains vingt mille francs en or, que j’ai dans les lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par M. Damon et l’autre par M. Gérante.
BÉLINE. – Non, non, je ne veux point de tout cela. Ah !... Combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ?
ARGAN. – Vingt mille francs, mamour.
BÉLINE. – Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah !... De combien sont les deux billets ?
ARGAN. – Ils sont, mamie, l’un de quatre mille francs, et l’autre de six.
BÉLINE. – Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien au prix de vous.

Il serait trop dur de voir triompher Béline. Argan, comme Chrysale, a pour frère un homme plein de sens et de mesure. Béralde (c’est son nom) entreprend de raisonner le malade. C’est une cure à sa manière, une cure morale et qu’il mène avec autant de prudence que d’autorité. Il touche successivement tous les points malsains, dans cet esprit borné et circonvenu : la prétendue maladie, le mariage d’Angélique, enfin la fausse tendresse de Béline ; sur ce dernier sujet, il se heurte à la pire des préventions, celle du cœur. « Je vous entends, vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au cœur. – Eh bien, oui, mon frère, puisqu’il faut parler à cœur ouvert, c’est votre femme que je veux dire, et non plus que l’entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l’entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donnez, tête baissée, dans tous les pièges qu’elle vous tend. »

Vain sermon, si cette fine mouche de Toinette ne venait au secours de Béralde et de la vérité. Non pas directement toutefois, mais de biais, en hypocrite pour le bon motif, avec affectation de soutenir le parti de Béline contre son accusateur.

TOINETTE. – Ah ! Monsieur, ne parlez point de Madame ; c’est une femme sur laquelle il n’y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime Monsieur, qui l’aime !... On ne peut pas dire cela.
ARGAN. – Demandez-lui un peu les caresses qu’elle me fait.
TOINETTE. – Cela est vrai.
ARGAN. – L’inquiétude que lui donne ma maladie.
TOINETTE. – Assurément.
ARGAN. – Et les soins et les peines qu’elle prend autour de moi.
TOINETTE. – Il est certain. (À Béralde.) Voulez-vous que je vous convainque, et vous fasse voir, tout à l’heure, comme Madame aime Monsieur ? (À Argan.) Monsieur, souffrez que je lui montre son béjaune, et le tire d’erreur.
ARGAN. – Comment ?
TOINETTE. – Madame s’en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort ; vous verrez la douleur où elle sera, quand je lui aurai dit la nouvelle.
ARGAN. – Je le veux bien.
TOINETTE. – Oui : mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourrait bien mourir.
ARGAN. – Laisse-moi faire.
TOINETTE, à Béralde. – Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.
ARGAN. – N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?
TOINETTE. – Non, non. Quel danger y aurait-il ? Étendez-vous là seulement. (Bas.) Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici Madame. Tenez-vous bien.

L’effet ne se fait pas attendre. Il est d’une vérité douloureuse. Ce masque subitement tombé du visage de Béline, cette volte-face cynique, ce contentement de délivrance, cette cupidité à nu, ces démonstrations en sens contraire de celles qu’attendait Argan, tout cela produit la plus pénible et la plus salutaire impression. Toinette, qui mène toute cette scène, en moraliste consommé, agit comme le chirurgien expert et hardi : elle tranche d’un coup le membre gâté et le fait sans égards pour l’erreur du patient. L’opération est décisive.

Triste science, en somme, que celle de la vie, et triste privilège que celui du génie comique, s’il aboutit fatalement à de telles découvertes, à de tels regards jetés dans l’abîme des misères et des noirceurs humaines. Les choses vont-elles mieux dans les ménages populaires ? Entrons sous le toit du fagotier Sganarelle, ou plutôt dans la clairière qui lui sert de vestibule. On y est en pleine crise, et Molière nous donne le spectacle d’une scène de ménage commencée par des reproches, continuée par des injures, terminée par des coups de bâton. C’est la revanche brutale des faiblesses de Chrysale. Mais il faut convenir que si Martine reçoit des coups de bâton, elle les provoque par ses coups de langue.

MARTINE. – Un homme qui me réduit à l’hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai !...
SGANARELLE. – Tu as menti, j’en bois une partie. – Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !... – C’est vivre de ménage. – Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !... – Tu t’en lèveras plus matin. – Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison !... – On en déménage plus aisément. – Et qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire ! – C’est pour ne me point ennuyer. – Et que veux-tu pendant ce temps que je fasse avec ma famille ? – Tout ce qu’il te plaira. – J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras... – Mets-les à terre. – Qui me demandent à toute heure du pain. – Donne-leur le fouet : quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit saoul dans ma maison. – Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ? – Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît. – Que j’endure éternellement tes insolences et tes débauches ?... – Ne nous emportons point, ma femme. – Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ? – Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’âme endurante, et que j’ai le bras assez bon. – Je me moque de tes menaces. – Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange à votre ordinaire. – Je te montrerai que je ne te crains nullement. – Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose. – Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ? – Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles. – Ivrogne que tu es ! – Je vous battrai. – Sac à vin. – Je vous rosserai. – Infâme ! – Je vous étrillerai. – Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendant ! gueux ! bélître ! fripon ! maraud ! voleur !... – Ah ! vous en voulez donc ? (Sganarelle prend un bâton, et bat sa femme.) – Ah ! ah ! ah ! ah ! – Voilà le vrai moyen de vous apaiser.

Envisageons les mêmes personnages dans leur rôle de mères, de belles-mères, de pères ou de tuteurs.

D’abord les mères. C’est une remarque souvent faite que le théâtre de Molière manque de mères. Les pièces où leur présence semble le plus indiquée, elles y font défaut : par exemple, le Médecin malgré lui. Il y a là, outre une grande jeune fille à marier, un petit enfant sur les bras de la nourrice dont la mère ne songe pas à se montrer. Isabelle et Léonor de l’École des maris sont orphelines et sous le pouvoir de tuteurs. Agnès de l’École des femmes a été abandonnée des l’âge de quatre ans par la misérable paysanne qui se disait sa mère et qui ne l’a plus réclamée. Point de mère ni dans le Mariage forcé, ni dans l’Amour médecin. L’avare Harpagon est veuf et seul chargé du soin de sa fille et de son fils. On sait comme il s’en acquitte. Restent Philaminte, Madame Jourdain, Madame de Sotenville, et comme renfort Madame Pernelle.

Cette rareté des personnages de mères s’explique-t-elle par l’histoire même de Molière, son enfance sitôt orpheline, son prompt éloignement du toit paternel, sa vie errante, hors des relations de famille, dans un monde à part ? Il est possible. Peut-être aussi a-t-il hésité à diriger la censure sur ces êtres respectés, et, fils pieux, détourné les yeux de ridicules et de travers qu’il répugnait à peindre.

En tout cas, Philaminte n’a pas bénéficié du système. Mère, elle ne vaut pas mieux qu’épouse : aussi peu sympathique dans l’un que dans l’autre rôle.

Elle a deux filles en âge d’être mariées, Armande et Henriette. Toutes deux sont douées d’une vivacité d’esprit surprenante. Par quel mystère diffèrent-elles à ce point d’humeur et de langage ? Pourquoi l’une a-t-elle tout ce qu’il faut pour se faire aimer, tandis que l’autre décourage et déconcerte l’amour ? Molière ne jette aucune lumière sur ce côté intéressant de sa thèse. Ce qui est certain, c’est que l’aimable Henriette est plus près du cœur de Chrysale ; Armande, toute dans l’affection de sa mère. Cela est naturel : Armande, vivant portrait de Philaminte, est, comme elle, éprise de science et de bel esprit ; elle admire Trissotin et ses billevesées, bat des mains aux statuts de la fameuse académie, fait écho à sa mère et ne le cède qu’à sa tante Bélise, laquelle, grâce au privilège de l’âge, a pris une telle avance sur le chemin de la folie romanesque et précieuse, qu’il faudra quelques années encore pour qu’Armande puisse la rejoindre ; mais cela viendra.

Quant à Henriette, qu’est-elle aux yeux de sa mère ? Simplement une sotte. Sa pudeur sur les choses de la science ? Sottise. Son silence au milieu des doctes assemblées ? Sottise. Sa répugnance pour Vadius et Trissotin ? Sottise. Philaminte le lui fait bien voir.

Mère impérieuse autant qu’épouse autoritaire, elle a décrété, d’emblée, qu’Henriette épouserait Trissotin : rien ne l’en fera démordre. La jeune fille aime Clitandre : bagatelle. Clitandre est un cœur d’or, un esprit élevé, de tout point un galant homme : il n’importe. Chrysale s’intéresse à leur amour ; il est ami d’enfance du père de Clitandre, il aime d’avance son futur gendre : raison de plus. Nous avons vu avec quelle hauteur elle impose l’homme de son choix.

Avec quelle roideur encore elle donne à Henriette qui s’esquive l’ordre de demeurer à la séance littéraire et académique du troisième acte !

Un peu plus tard, à l’arrivée de Vadius, nouvelle tentative d’Henriette pour s’évader, nouveau rappel à l’ordre dur et tranchant : c’est un gendarme que cette mère.

Henriette est d’ailleurs parfaitement oubliée de Philaminte durant toute la séance. Mais elle ne perd rien pour attendre. Vadius une fois expulsé de la manière qu’on sait, Philaminte signifie à sa fille, de sa façon roide et péremptoire, qu’elle ait à épouser Trissotin, et des menaces du couvent suivent de près ces engageantes ouvertures.

La mère et la fille ne se retrouvent plus en présence que par-devant notaire, à la scène du contrat dont on sait la conclusion. Jusqu’au bout, Philaminte est restée aussi étrangère que possible au sentiment maternel. Le dépit du lâche abandon de Trissotin la fait changer d’opinion ; l’affection pour Henriette n’y entre pour rien. Le bel esprit lui a gâté la cervelle : joint à l’orgueil et à la dureté naturelle, il lui a desséché le cœur. Et c’est ainsi que Molière s’applique à montrer constamment les ravages qu’exercent une manie, un vice, un ridicule sur l’ensemble de nos sentiments et de nos affections. En cela consiste la moralité de son théâtre.

Et que dirons-nous de madame Pernelle ? La bonne dame s’est « coiffée » de Tartufe au moins autant que ce vieil enfant  d’Orgon. Mais l’esprit doucereux de l’imposteur s’est tourné chez elle en bile et en aigreur.

« Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles ! » dit-elle à Flipote sa servante. Elle les frotterait au genre humain tout entier. Sa visite chez son fils, pour l’heure en voyage, a tout l’air d’une descente de la maréchaussée. S’il n’y a pas arrestation, il y a tout au moins procès-verbal, et rédigé de la bonne encre. Elle vous a, en trois tours de main, dit son fait à sa bru (Elmire), à Dorine (la servante), à Damis et à Marianne (ses petits-enfants), voire au grave et discret Cléante, sans parler du soufflet donné pour à-compte à l’ébahie Flipote.

Aussi verte d’allure, madame Pernelle est en outre extrêmement entêtée. Lorsque la coquinerie de Tartufe vient d’éclater à tous les yeux, elle seule résiste à l’évidence, ne veut rien croire, le défend encore, et cela contre son propre fils : bonne leçon pour celui-ci, et juste punition de son entêtement et de sa crédulité. Il faut la venue de ce bon M. Loyal, huissier du bon M. Tartufe, pour convaincre la bonne femme qui ne trouve que ce mot à dire :

Je suis tout ébaubie et je tombe des nues.

Madame Jourdain est une vraie mère. Un peu vive, un peu grondeuse avec son mari, négligeant de recourir d’abord aux moyens persuasifs, aux procédés discrets, elle est irréprochable dans son zèle pour Lucile. Sans doute qu’elle pardonnerait plus aisément à M. Jourdain ses fantaisies nobiliaires, s’il n’y allait, à ses yeux, du bonheur de sa fille. On se souvient de ses paroles, dès la première querelle avec son mari : « Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille, qui est en âge d’être pourvue. » Ce n’est pas elle qui chercherait un gendre parmi les gens de qualité. Voyez plutôt comme elle rembarre le doucereux comte Dorante, pour une simple politesse à l’adresse de Lucile :

« Mademoiselle votre fille, où est-elle que je ne la vois point ? – Mademoiselle ma fille est bien où elle est. – Comment se porte-t-elle ? – Elle se porte sur ses deux jambes. – Ne voulez-vous point, un de ces jours, venir voir avec elle le ballet et la comédie que l’on fait chez le roi ? – Oui, vraiment ! Nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons. »

Son gendre, madame Jourdain l’a trouvé, elle l’a sous la main : c’est l’honnête Cléonte que sa fille aime, et dont elle-même encourage les sentiments. Elle fait bien plus : elle le conduit presque par la main devant M. Jourdain, assiste à la demande, vient à la rescousse et soutient le choc. Rien ne lui fait peur, à cette brave mère ; et quand M. Jourdain, apprenant que Cléonte n’est pas gentilhomme, lui dit : « Touchez là, vous n’aurez pas ma fille, » il s’attire une série de vertes répliques, dont la dernière est la conclusion même du bon sens :

Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. Sil fallait qu’elle me vint visiter en équipage de grand’dame, et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands pères vendaient du drap auprès de la Porte-Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils paient maintenant peut-être bien cher en l’autre monde ; et l’on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. » Je ne veux point tous ces caquets ; et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dinez avec moi.

Madame Jourdain saura lutter ; c’est une femme de tête, et l’on sait que la timidité n’entre pas dans son caractère. Elle remonte Lucile et Cléonte, et forme, en y comprenant la servante Nicole, la ligue de la bourgeoisie contre les sottes visées de M. Jourdain : « Cléonte, ne perdez pas courage encore. Suivez-moi, ma fille, et venez dire à votre père que, si vous ne l’avez, vous ne voulez épouser personne. »

Un mot seulement sur madame de Sotenville que nous retrouverons dans le monde provincial. C’est une mère absurde et une belle-mère odieuse. Sa fille, une Angélique de la Prudoterie de Sotenville, se mal conduire ! Allons donc, cela n’est pas possible ! le pauvre Georges Dandin, mari de la demoiselle, a beau administrer des preuves, à crever les yeux ! « Fi donc ! notre gendre, vous ne méritez pas une telle femme. » Et Dandin en est pour sa courte honte. Dieu nous garde d’une Sotenville pour femme ou pour belle-mère.

Passons aux types de pères. Avec eux, Molière se met au large et se sent à l’aise. On en compte une vingtaine de ces personnages, investis, dans son théâtre, du caractère et des devoirs de la paternité[9]. Il est vrai qu’un bon nombre sont des pères de fantaisie, personnages de convention empruntés à la comédie latine ou à la comédie italienne. De même que la comédie italienne immole sous le nom de Cassandre la qualité de vieillard et celle d’époux ridicule, de même Molière, sous le nom de Géronte ou de Sganarelle, fait bon marché de la vieillesse et de la paternité. Disons-le tout d’abord et nettement : cet abaissement systématique, et pour le rire à outrance, du rôle de père, est une faute dans Molière. Il pouvait s’en passer. Il a suivi trop complaisamment une tradition ancienne et acceptée. Mais le temps et l’oubli ont fait justice des caricatures de ses devanciers : la marque du génie, empreinte sur cette partie de ses œuvres comme sur les autres, tire de l’ombre l’éclat de leur mérite poétique en même temps que leur faiblesse morale.

On pourrait donc diviser en deux groupes toute cette catégorie de pères : les figures sérieuses, je veux dire celles d’où le poète entend tirer une leçon morale ; – les figures bouffonnes qui n’ont d’autre prétention que d’exciter la bonne humeur et de nous mettre en joie.

Ces derniers types se ressemblent. Ils sont crédules, avares et poltrons. C’est là-dessus que bâtissent les fils et les valets ligués dans un accord peu touchant pour soutirer l’argent qui leur manque. La crédulité des deux pères dans les Fourberies de Scapin est prodigieuse. Scapin leur fait accroire des bourdes comme celle du bon Turc qui a invité Léandre à une collation en mer, puis, l’ancre levée, retient son hôte captif et réclame cinq cents écus de rançon. Ce sont là des traits un peu gros, mais que la farce autorise. Molière, d’ailleurs, se rattrape, si je puis dire, sur les menues vérités. Ainsi ces Gérontes, si crédules en bloc, il les montre très méfiants sur le détail. Un d’eux (c’est Argante des Fourberies de Scapin) se décide, après bien des hésitations, à donner deux cents pistoles, mais il lui fâche de ne pas les remettre lui-même, de la main à la main : il se méfie de l’intermédiaire proposé, et lâche ce mot superbe : « J’aurais été bien aise de voir comme je donne mon argent. » Son confrère, Géronte, roué de coups de bâton dans le sac « où Scapin l’enveloppe », finit par se méfier de l’aventure, lève la tête hors du sac, au risque de se la faire rompre, et surprend entre deux averses la fourberie dont il est dupe.

Géronte est avare, son argent lui tient au cœur au moins autant que son fils. Le conflit entre ces deux affections produit des scènes et fait jaillir des mots dont la gaieté n’a pas vieilli. Voyez la fameuse scène de la galère : à combien d’expédients Géronte ne songe-t-il pas avant de tirer sa bourse ! Que de capitulations l’arrêtent à moitié chemin du sacrifice à faire ! Que de façons et de raisons pour retirer son fils, au moindre prix possible, du mauvais pas où il le croit tombé ! Comme son amour de père se fait petit par moments devant son amour de l’or, et quel combat à la fois mesquin et passionné se livre dans cette âme, que le devoir paternel dispute mal au marchandage !

Si nous passons aux grandes comédies de Molière, nous ne trouvons pas de caractère de père traité à part, en vue de lui-même, comme sont traités, par exemple, les caractères de l’avare, du vaniteux, de l’hypocrite. Molière se sert de l’amour paternel, à titre auxiliaire et comme moyen pour nous faire mesurer mieux l’étendue des ravages qu’exerce en nous une passion dominante. Comme l’amour des enfants est dans le cœur de l’homme le sentiment le plus vivace, le plus profond, le plus universel, le montrer amoindri, parfois éclipsé par l’égoïsme d’une affection vicieuse, et conclure de là au danger de cette affection, tel est le but où tend Molière. M. Jourdain aime sa fille, cela ne fait pas de doute ; mais la vanité bourgeoise parle plus haut que cet amour. « J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je la veux faire marquise. » Voilà donc Lucile sacrifiée : égoïsme de l’ambition. Orgon aime Marianne et la voudrait heureuse, mais il s’est engoué de Tartufe, et voit dans son alliance un moyen d’enchaîner le saint homme à sa maison, et d’attirer sur soi la pluie des célestes faveurs : égoïsme de la dévotion. Philaminte ne peut se passer de M. Trissotin, elle le mariera à Henriette : égoïsme du bel esprit. Chrysale aime le repos, et redoute la lutte, peu s’en faut qu’il ne sacrifie Henriette : égoïsme de la faiblesse. Argan n’est pas fâché de s’attacher le fils du médecin Diafoirus. C’est un adjuvant contre ses maladies ; tant pis pour Angélique si elle aime ailleurs : égoïsme du malade.

Si vous armez ces égoïstes du droit le plus entier et le plus absolu sur l’avenir de leur enfant, on voit quel pouvoir redoutable ils tiennent entre leurs mains. C’est le cas pour tous les pères de Molière. Tous se savent un pouvoir discrétionnaire en matière de mariage ; beaucoup en usent. De près ou de loin, ouvertement ou bien in petto, ils disposent, avec une tranquillité d’âme extraordinaire, du cœur et de la main de leurs enfants : c’est la loi. De là tant d’affligés ou de révoltés, selon les cas.

Nul ne fait sonner plus haut son droit, en pareille matière, que Gorgibus, le bourgeois de Paris, père de Célie, dans la comédie de Sganarelle. Lui-même a désigné à sa fille un premier prétendant : celle-ci n’a pas plutôt commencé à l’aimer, qu’il lui en impose un autre plus riche que le premier. Réclamations timides de la jeune fille. À quoi Gorgibus répond durement :

Que marmottez-vous là, petite impertinente ?
Vous prétendez choquer ce que j’ai résolu ?
Je n’aurai pas sur vous un pouvoir absolu ?
Et par sottes raisons votre jeune cervelle
Voudrait régler ici la raison paternelle ?
Qui de nous deux à l’autre a droit de faire loi ?
À votre avis, qui mieux, ou de vous ou de moi,
Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile ?
Par la corbleu ! gardez d’échauffer trop ma bile ;
Vous pourriez éprouver sans beaucoup de longueur
Si mon bras peut encor montrer quelque vigueur.
...
Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner,
Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner ?

L’Avare nous permet d’étudier de plus près ce vice de l’ancienne société, tant de fois censuré par la chaire chrétienne, tant de fois dépeint par le roman et le  théâtre. Aussi bien, il n’y a pas de pièce où le conflit entre le pouvoir paternel et la liberté des enfants soit mis dans un jour plus vif que dans l’Avare. Molière y a poussé jusqu’aux dernières limites la force de sa pensée et l’audace de sa franchise.

Nous sommes dans un de ces ménages sans mère où le poète se sent plus à l’aise pour peindre en sombre. Les choses n’en seraient pas où elles sont sous le toit d’Harpagon s’il n’était veuf. La tendresse des mères est ingénieuse à corriger bien des choses. Celles mêmes qui manquent d’adresse, comme madame Jourdain, ne manquent pas de courage : courage de la poule qui défend sa couvée. Les enfants d’Harpagon le sentent bien. Il ne reste plus rien du père dans Harpagon, tant l’avarice lui a pétrifié le cœur. Redouté de ses enfants, haï de ses serviteurs, il est pour tous un fléau domestique. Pour se vêtir convenablement, Élise et Cléante en sont réduits aux expédients. Cléante, plus emporté que sa sœur, ne parle de rien de moins que de quitter la maison paternelle ; Élise ne peut retenir cette accusation terrible contre leur père : « Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère. » Ces mots indiquent que nous touchons à une crise. La pièce entière en est l’histoire. Dès les premiers pas d’Harpagon sur la scène, la méfiance et le soupçon y sont en permanence. Un père se garer de ses propres enfants comme du larron ! Leur cacher son bien, comme une proie convoitée, se faire pauvre pour n’être pas dérobé, surveiller ses paroles et les reprendre, voilà le tableau de la première rencontre d’Harpagon avec son fils et sa fille.

Une querelle est en l’air ; elle éclate. Le sujet, c’est la dépense du frère et de la sœur. Plus une ombre de sens moral dans ce père chargé de la direction de ces deux jeunes gens. Cléante explique ses ajustements à la mode, son équipage, par le gain qu’il fait au jeu. Colère d’Harpagon, non pas de ce qu’il joue, mais de ce qu’il dépense son gain au lieu de le mettre « à honnête intérêt. » Calcul et supputation sordide du prix de revient de ses rubans. « Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête ; et si une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses ? Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques, lorsque l’on peut porter des cheveux de bon crin qui ne coûtent rien. Je vais gager qu’en perruque et rubans, il y a du moins (pour le moins) vingt pistoles ; et vingt pistoles (221 fr.) rapportent par année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu’au denier douze. »

Harpagon a résolu de se remarier et l’annonce à ses enfants. La jeune, honnête et jolie Marianne qu’il prétend épouser est justement la même personne que recherche Cléante : c’est un grand coup pour ce dernier, et il se retire sous prétexte d’un éblouissement qui vient de le prendre. Sur quoi le tendre auteur de ses jours l’envoie boire « un grand verre d’eau claire dans la cuisine, » avec cette observation touchante : « Voilà de mes damoiseaux fluets qui n’ont pas plus de vigueur que des poules. » Plus tard, présentant sa fille à Marianne, il ajoutera ce galant propos :« Mauvaise herbe croît toujours trop. »

À sa fille Élise, Harpagon annonce qu’il a disposé d’elle. Donc elle épousera, « et dès ce jour. » le seigneur Anselme, « un homme mur, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans et dont on vante les grands biens. » Scène entre le père et la fille, dureté implacable de l’un, révolte déclarée de l’autre, échange de paroles, aigres d’une part, irrespectueuses de l’autre, voilà le tableau de cette jolie famille, et nous ne sommes qu’au début. L’intendant Valère (un faux intendant qui est là pour Élise et qui trompe Harpagon par un grand étalage de zèle et d’économie à outrance), l’intendant Valère est pris pour arbitre, et c’est l’occasion pour notre avare de lâcher le fameux « Sans dot ! – Sans dot ! – Sans dot ! »

Élise se soumet en apparence : elle recule pour mieux sauter.

Cléante, revenu de son éblouissement, a rendez-vous avec un prêteur. Il lui faut de l’argent. Son valet La Flèche lui a déniché un prêteur qui est le Juif le plus Juif, l’Arabe le plus Arabe ! Le prêt de 15 mille livres consenti à Cléante est au denier quatre, soit à vingt-cinq pour cent. L’officieux La Flèche hasarde un avis timide : « Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant bon marché et mangeant son blé en herbe. » À quoi il est répondu par Cléante : « Que veux-tu que j’y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s’étonne après cela que les fils souhaitent qu’ils meurent ! » Réflexion lamentable et qui témoigne que la dureté du père a gagné le fils. Ainsi la démoralisation descend et se propage par le fait du vice d’un seul : effet voulu par Molière.

Cet effet se reproduit avec son maximum de violence dans la scène qui suit. L’indigne usurier dans les griffes duquel Cléante est tombé n’est autre que Harpagon lui-même, lequel opère sous un nom supposé et par l’intermédiaire intéressé du vil maître Simon, son chien de chasse et son rabatteur. Voilà donc le père et le fils qui se sont pris mutuellement en faute et se jettent à la face les plus dures vérités. Ce n’est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière. Il reste à Harpagon de découvrir que son fils aime Marianne et en est aimé. On sait l’artifice qu’il emploie pour éclaircir ses soupçons. Il feint de renoncer à Marianne et de la vouloir donner en mariage à Cléante. Cléante tombe dans cet indigne piège ; et quand son père, durement et brusquement comme toujours, jette le masque et somme Cléante de se défaire de son amour, de cesser sa poursuite et de se marier dans peu avec celle qu’on lui destine, Cléante, exaspéré, passe à la révolte ouverte et sans mesure. Le lien qui unit le fils au père est rompu, et de part et d’autre des mots irréparables sont lâchés : « Je te donne ma malédiction. – Je n’ai que faire de vos dons ! » On a mené grand bruit de cette scène et du mot qui la termine. Rousseau surtout crie à l’immoralité. Il se trompe. La scène affecte péniblement, elle est oppressive au plus haut point : elle n’est pas immorale. Si nous nous intéressions jusque-là à Cléante, nous cessons de le faire : c’est sa condamnation, laquelle en vaut une autre.

Réservons nos griefs pour la dernière démarche de Cléante. Son valet La Flèche, qui «  guignait » les allées et venues d’Harpagon depuis le matin, a fini par dénicher la fameuse cassette ; il la livre à son maître. Cléante s’en sert pour peser sur Harpagon. S’il ne lui dit pas : La bourse ou la vie ! il lui dit crûment : « La cassette ou Marianne ! » C’est à choisir, et l’avare choisit la cassette. On pouvait, pour ce genre de chantage, recourir à d’autres qu’à un fils.

Quant à Élise, elle épouse son Valère. Harpagon se soucie peu de savoir si elle a tort ou raison. Il la marie « sans dot ! » grâce aux millions du seigneur Anselme, un oncle d’Amérique déguisé en père de comédie. De plus, Harpagon obtient que les deux noces se feront sans qu’il dépense un sou ; enfin, il lui est fait promesse d’un habit neuf : voilà de quoi consoler ce ladre sans vergogne et sans cœur.

Argan le malade imaginaire, dans son rôle de père, est moins odieux, mais n’est guère plus sympathique. Je ne l’attaquerai pas de nouveau sur le mariage de sa fille, quoique livrer une Angélique à un Thomas Diafoirus !... Mais le tort lui est commun avec tant d’autres pères ! Ce qu’on ne peut souffrir, c’est qu’il fasse de sa petite Louison son espionne en titre, ce qui aboutit à gâter le cœur de l’enfant, à lui apprendre la pratique précoce de deux très vilaines choses : la délation et le mensonge. Et sur qui, pour obéir à son père, s’exerce son vilain office ? Sur sa grande sœur. Voilà le fond absolument laid et répugnant d’une scène qui est d’ailleurs une merveille dramatique.

Molière aurait-il donc ignoré la grandeur du caractère paternel, et n’y aurait-il dans son théâtre que des pères vicieux ou ridicules ? Non, il a tracé ces deux belles figures cornéliennes, le père de don Juan et le père de Psyché.

Le premier, don Louis, procède directement de don Diègue, père du Cid, et de Géronte, père du Menteur. Même grandeur d’âme, même hauteur d’accent. Jamais la comédie n’usa plus largement du droit d’élever le ton et de gonfler sa voix, jamais en outre l’action dramatique du dix-septième siècle ne toucha de plus près aux sentiments chers au drame moderne. Le discours, où don Louis flétrit l’indigne conduite de son fils, fait tressaillir notre démocratie :

« Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ! Croyez-vous qu’il suffise d’en porterie nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né, ils vous désavouent pour leur sang ; et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin, qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait ; et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous. »

Toute différente est la situation du roi, dans Psyché. L’innocente et belle Psyché, condamnée à périr sous la dent d’un monstre, échange avec son père les suprêmes adieux. Il est curieux et intéressant, ce dernier entretien du père et de la fille. Psyché, comme une jeune stoïcienne, ou peut-être pour épargner un spectacle douloureux au roi, Psyché fait bon visage à la mort. Bien plus : elle combat les pleurs qu’elle voit naître dans les yeux de son père, et cela au nom de la dignité et de la gloire. C’est la situation d’Iphigénie renversée :

De vos larmes, seigneur, la source m’est bien chère ;
Mais c’est trop, aux bontés que vous avez pour moi,
Que de laisser régner les tendresses de père
Jusque dans les yeux d’un grand roi.

Voilà sa thèse. Psyché la soutient de toutes les forces de son esprit. Elle oppose à la douleur du roi le devoir, les consolations qui lui restent dans ses autres filles, l’obéissance aux dieux, la crainte de leur colère. Iphigénie implore timidement le droit de vivre : il semble que Psyché plaide pour le droit de mourir.

Et le roi, et le père ? Forcé de subir le décret des dieux, il ne consent pas à se soumettre sans larmes. Le droit de pleurer lui est cher, il le revendique tout entier, il le justifie. Douleur un peu trop raisonneuse, comme dans les tragédies de Corneille[10], mais sincère en somme, et par cela touchante, sans compter l’harmonie plaintive des vers qui fait de ce morceau une pénétrante élégie.

Vois l’état où ces dieux me forcent à te rendre,
Et l’autre où te reçut mon cœur infortuné ;
Tu connaîtras par là qu’ils me viennent reprendre
Bien plus que ce qu’ils m’ont donné.
Je reçus d’eux en toi, ma fille.
Un présent que mon cœur ne leur demandait pas.
J’y trouvais alors peu d’appas,
Et leur en vis, sans joie, accroître ma famille.
Mais mon cœur, ainsi que mes yeux,
S’est fait de ce présent une douce habitude ;
J’ai mis quinze ans de soins, de veilles et d’étude
À me le rendre précieux ;
Je l’ai paré de l’aimable richesse
De mille brillantes vertus ;
En lui j’ai renfermé, par des soins assidus,
Tous les plus beaux trésors que fournit la sagesse,
À lui j’ai de mon âme attaché la tendresse ;
J’en ai fait de ce cœur le charme et l’allégresse,
La consolation de mes sens abattus,
Le doux espoir de ma vieillesse.
Ils m’ôtent tout cela, ces dieux !
Et tu veux que je n’aie aucun sujet de plainte
Sur cet affreux arrêt dont je souffre l’atteinte !
Ah ! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
Des tendresses de notre cœur.
Pour m’ôter leur présent, leur fallait-il attendre
Que j’en eusse fait tout mon bien ?
Ou plutôt, s’ils avaient dessein de le reprendre,
N’eût-il pas été mieux de ne me donner rien ?

Ce sont là les grands coups de pinceau dont Molière a peint l’amour paternel. Il l’exprime encore par de menus traits, qui, épars dans son œuvre, composent, quand on les rapproche, des tableaux pleins de charme et d’expression. Petites scènes d’intérieur, petites toiles de genre que nous nous garderons bien de dédaigner. Ainsi Sganarelle sur le point de se marier s’attendrit en se voyant par avance entouré d’une nichée d’enfants, « de petites figures, dit-il, qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa, quand je reviendrai de la ville, et me diront des petites folies, les plus agréables du monde : tenez, il me semble déjà que j’y suis et que j’en ai une demi-douzaine autour de moi. » (Mariage forcé, I, sc. 1.)

Ainsi Toinette, la servante du malade imaginaire, prend parti pour l’amour paternel, et cela contre le propre père : « La tendresse paternelle vous prendra... Une petite larme ou deux, deux bras jetés autour du cou, un mon petit papa mignon, prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher. »

Il n’y a pas jusqu’à cet égoïste et féroce don Juan qui ne fasse vibrer cette corde sensible dans le cœur de M. Dimanche, et ne serve du père pour désarmer le créancier.

« Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse ? – Fort bien. Monsieur. Dieu merci. – C’est une brave femme. – Elle est votre servante. Monsieur. Je venais... – Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ? – Le mieux du monde. – La jolie petite fille que c’est ! Je l’aime de tout mon cœur. – C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous... – Et le petit Colin, fait-il toujours du bruit avec son tambour ? – Toujours de même, Monsieur. Je... – Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ? »

 

 

Chapitre II - La famille dans Molière (suite) ; Jeunes gens et jeunes filles - Soubrettes et valets - Gens raisonnables et raisonneurs

 

Venons à ceux qui font le charme et la joie de la comédie de Molière comme ils font le charme, et la joie du foyer, aux jeunes gens et aux jeunes filles. Le chapitre précédent nous a découvert par avance quelques traits de leur physionomie. Mais il faut lier plus intime connaissance.

Molière aime d’instinct la jeunesse, et d’avance est gagné à sa cause. Pour atténuer ses faiblesses et voiler ses fautes, il tient cette excuse toute prête : « Les jeunes gens sont jeunes et n’ont pas toute la prudence qu’il leur faudrait pour ne rien faire que de raisonnable. » C’est Scapin qui parle ainsi ; et pour une fois le drôle a raison.

Il est juge partial et observateur bienveillant pour eux. Pour eux il suspend le cours de l’action dramatique, laisse respirer M. Tartufe, oublie M. Jourdain, renvoie ou retient Argan à sa garde-robe. Presque tous ses caractères de jeunes gens sont sympathiques. Il leur épargne la contagion des vices flétrissants ou des répugnants travers. D’égoïsme, ils ne connaissent que le plus excusable et le plus séduisant de tous, l’égoïsme de l’amour. Ces Lélie, ces Horace, ces Éraste, ces Valère, ces Clitandre, personnages désormais connus de nos lecteurs, ont des traits communs par où ils se ressemblent, et de divers par où ils se distinguent. On les reconnaît de la même famille par la grâce, l’esprit, l’aisance aimable, l’expansion communicative, le don d’aimer et de se faire aimer. Ils méritent l’amour qu’ils inspirent, tant ils sont honnêtes, sincères et vivement épris. On se demande comment il y a tant d’époux mécontents de leur sort et qui ont sujet de l’être dans les pièces de Molière, alors que toutes les unions naissent sous de si favorables auspices. Leur bonheur a besoin d’éclater et chante sur leurs lèvres, comme dans ces vers délicieux d’Horace (École des femmes) :

L’allégresse du cœur augmente à se répandre,
Et goûtât-on cent fois un bonheur tout parfait,
On n’en est pas content si quelqu’un ne le sait.

Leur probité est extrême. Nous avons vu comment elle éclate dans la conduite d’Horace envers Agnès (École des femmes). Le mariage est toujours le but des recherches : une seule exception à cette règle, c’est dans le cas du rival de Georges Dandin. On a trop oublié ce point lorsque l’on a taxé d’immoralité le théâtre de Molière.

Molière est au contraire fort délicat sur cette matière. Ses dénouements ne se passent jamais du notaire. Il tient en réserve pour la circonstance des ressorts imprévus qui suppriment les obstacles et transforment au dernier moment Agnès en fille de qualité. Marianne en riche héritière : transformations postiches et sur la valeur desquelles il ne s’abuse pas ; mais, sur ce terrain, il n’hésite pas à sacrifier l’art à la moralité.

Ses jeunes gens sont désintéressés et généreux. Valère, si maltraité par Orgon, accourt, au dernier acte, offre ses services et sa bourse à celui qu’il sait dépouillé de tout par Tartufe.

Même conduite de Clitandre envers la famille d’Henriette, lorsqu’il la croit ruinée, et pourtant Clitandre n’est rien moins qu’opulent.

Cléante lui-même, le fils d’Harpagon (rassurez-vous, je ne tenterai pas sa réhabilitation), n’agit point par intérêt, mais par nécessité. Intéressé, lui ? Mais la jeune fille qu’il aime vit avec sa mère dans un état voisin de la misère :

J’ai découvert sous main qu’elles ne sont pas fort accommodées, et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs besoins le bien qu’elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d’une personne que l’on aime, que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d’une vertueuse famille ; et concevez quel déplaisir ce m’est de voir que, par l’avarice d’un père, je sois dans l’impuissance de goûter cette joie, défaire éclater à cette belle aucun témoignage de mon amour.

Cléante n’est donc pas, à ce point de départ, indigne de figurer dans la galerie des jeunes gens de Molière : comme l’a dit un excellent critique, c’est la tyrannie d’Harpagon qui a dépravé son bon naturel.

Voilà par où se ressemblent tous ces héros de jeunesse : la manière de sentir sur l’argent, sur l’amour, sur l’honneur. Ils se ressemblent moins par la manière d’agir. Il en est de résolus, de décidés, d’entreprenants. Il en est d’inactifs et de passifs, subissant le coup des circonstances, pliant sous le choc, ne sachant que pleurer et se lamenter sur la ruine de leurs espérances, ayant besoin que d’autres veillent et agissent à leur place. Les premiers sont plus intéressants, et méritent mieux, ce semble, un bonheur qu’ils sauront mieux défendre. Les seconds sont plus touchants parce qu’ils souffrent davantage, et Molière n’a garde de les décrier ni de les abandonner.

Au premier rang des résolus marchent Horace de l’École des Femmes, Damis du Tartufe, et Clitandre des Femmes savantes. Horace nous est connu. Damis se fait connaître en quatre vers à l’adresse de Tartufe. C’est un jeune coq ne rêvant que batailles et dont il faut que Dorine modère les emportements :

Que la foudre, sur l’heure, achève mes destins,
Qu’on me traite partout du plus grand des faquins,
S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

Quant à Clitandre, n’est-ce pas le type élevé, et comme la médaille où Molière a fixé les traits d’une jeunesse idéale telle qu’il la concevait et l’aimait ? Je sais bien que Clitandre n’est plus dans la première fleur de l’âge, comme Valère, comme Éraste, comme Cléante, et que, les dépassant parle nombre des années, il n’a pas de peine à les dépasser en expérience, en autorité, en discernement. Son rôle s’en trouve plus marqué, et il influe davantage sur l’action. Mais enfin, si ce n’est plus un tout jeune homme, c’est assurément un homme jeune, et par sou attachement pour Henriette il appartient au groupe des amoureux de Molière. L’esprit se combine chez lui avec le sérieux, et la tendresse avec la raison. La tendresse ? Elle paraît en maint endroit, et notamment dans la scène des fiançailles. L’esprit ? C’est l’arme dont il se sert pour battre Trissotin et s’escrimer contre Armande. Le sérieux et la raison ? C’est le fond même de ce caractère solide et bien formé. Quelle marque plus sensible que de s’être résolument arraché de l’amour d’Armande, lorsqu’il a vu l’aberration incurable de cette ingrate nature ? Quelle marque encore dans l’expression raisonnée de son jugement sur l’éducation des femmes ?

On a vu son désintéressement. Sa sincérité n’est pas moindre ; c’est la sincérité parfaite et la parfaite droiture qui le tirent d’une situation fausse entre Armande, qu’il n’aime plus, et sa sœur Henriette, à laquelle son cœur s’est insensiblement donné. Mais cette même sincérité lui vaut la haine d’Armande, une haine active et dangereuse et qui travaille contre son bonheur. C’est cette sincérité qui le fait mal venir de sa future belle-mère. Il faut même que Henriette le chapitre sur ce point :

Je voudrais bien vous voir pour elle et pour ma tante,
Une âme, je l’avoue, un peu plus complaisante,
Un esprit qui, flattant les visions du leur,
Vous pût de leur estime attirer la chaleur.

À quoi Clitandre répond sans hésiter :

Mon cœur n’a jamais pu, tant il est né sincère,
Même dans votre sœur flatter leur caractère.

La résolution, dans Clitandre, n’a pas lieu de se manifester par des actes éclatants, elle n’en est pas moins réelle. On la reconnaît, on l’estime surtout dans sa lutte contre Trissotin. Il y a, dans un certain moment de la pièce, comme un duel de paroles entre les deux rivaux, les deux prétendants à la main d’Henriette, et l’on aime à voir la cause du bon sens si gaillardement soutenue par Clitandre, d’autant qu’il y a du mérite à dire son fait à Trissotin, en présence de Philaminte, son admiratrice.

L’opposé de Clitandre, ce serait le jeune Thomas Diafoirus, ce docteur imberbe à qui le malade imaginaire veut marier sa fille. Le portrait du jeune Diafoirus nous est tracé par son propre père avec une ingénuité rare, sans valoir les preuves sensibles et expressives que Thomas donne par lui-même de sa prétentieuse sottise. On n’a pas oublié le prodigieux et pédantesque compliment qu’il débite à Angélique, dès la première entrevue :

Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon rendait un son harmonieux, lorsqu’elle venait a être éclairée des rayons du soleil, tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés ; et, comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur, dores en avant, tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j’appende aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur, qui ne respire et n’ambitionne autre gloire que d’être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et mari.

Thomas Diafoirus est un des rares échantillons de la jeunesse sotte, et ridicule. Molière s’est refusé à multiplier le type.

En dessinant les jeunes gens, nous avons d’avance esquissé les jeunes filles. Mêmes qualités charmantes et aimables, mêmes légers défauts. Notons que l’avantage de l’esprit et de la raison demeure en général du coté des femmes. Il semble que Molière leur attribue d’emblée plus de sens et de maturité. Elles s’abusent moins sur l’éternelle durée de l’amour, et une certaine mélancolie qui accompagne parfois le don de leur cœur, prête à leur physionomie un charme plus sérieux et plus doux.

Jeunes gens et jeunes filles sont donc faits pour s’entendre. Nous avons vu comment l’humeur et le calcul des pères, plus rarement celui des mères, vient traverser les inclinations les plus légitimes. Les amoureux, dans Molière, ont d’autres ennemis. La moitié de leurs tribulations leur viennent d’eux-mêmes. Leur vive sensibilité les rend irritables ; leur parfaite bonne foi exigeants ; leur passion jaloux. De là ces brouilles si tôt suivies de réconciliation, ces malédictions sujettes à repentir, ces querelles d’où l’entente et l’amour sortent plus triomphants que jamais. Depuis la dispute du Dépit amoureux, jusqu’à celle du Bourgeois gentilhomme, presque pas une pièce qui n’ait la sienne. Lieu commun ? Non, mais plutôt variations charmantes sur un thème dont le retour ne lasse jamais. Sur ce fonds toujours le même et sans cesse renouvelé, Molière se montre inépuisable en passion, en esprit, en grâce délicate et tendre, en nuances exquises, en observations fines et profondes. Ces scènes, pure création de son génie dramatique, ont leur type le plus achevé dans le Bourgeois gentilhomme. Cléonte a rencontré Lucile laquelle a passé droite et roide devant lui. Quoi ! pas un mot, pas un signe, pas un regard ? – Non. La perfide ! elle ne m’aime donc plus. Sicile en aimait un autre ? le comte, par exemple ? Et la cervelle de Cléonte, une fois sur cette piste, y trotte bon train. Puisqu’il est trahi, il se dépouillera d’un indigne amour, il reniera Lucile. Mais il lui faut de l’aide pour cela. Il convie son valet, Covielle, à lui prêter main-forte :

CLÉONTE. Donne la main à mon dépit, et soutiens ma résolution contre tous les restes d’amour qui me pourraient parler pour elle. Dis-m’en, je t’en conjure, tout le mal que tu pourras ; fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable ; et marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.
COVIELLE. Elle, Monsieur ? Voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre ; et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement, elle a les yeux petits.
– Cela est vrai, elle a les yeux petits ; mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.
– Elle a la bouche grande.
– Oui ; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches.
– Pour sa taille, elle n’est pas grande.
– Non ; mais elle est aisée et bien prise.
– Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions...
– Il est vrai ; mais elle a grâce à tout cela : et ses manières engageantes ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.
– Pour de l’esprit...
– Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.
– Sa conversation...
– Sa conversation est charmante.
– Elle est toujours sérieuse.
– Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? Et vois-tu rien de plus impertinent que des femmes qui rient à tout propos ?
– Mais enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.
– Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles ; on souffre tout des belles.
– Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez l’envie de l’aimer toujours.
– Moi ? j’aimerais mieux mourir ; et je vais la haïr au tant que je l’ai aimée.
– Le moyen, si vous la trouvez si parfaite ?
– C’est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en quoi je veux faire mieux voir la force de mon cœur à la haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d’attraits, tout aimable que je la trouve.

Les jeunes filles dans Molière ne s’entendent pas toujours avec leurs pères. Tantôt c’est le bel esprit qui est la cause du désaccord : « Ah ! mon père, dit la précieuse Cathos, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses. » Il est clair que voilà une petite fille qui a honte de son bonhomme de père, resté sain au milieu de l’infection dont son foyer est envahi. Le plus souvent, c’est la question de mariage. Ici, diversité d’attitudes, en raison de la diversité des caractères. Marianne, qui est timide (« L’eau qui dort », dit Mme Pernelle), Marianne ne sait que pleurer et plier, et sans Dorine qui a de la résolution pour deux, elle se laisserait « tartufier » presque sans mot dire. Il n’en est pas de même d’Élise, fille d’Harpagon, ni d’Angélique, fille d’Argan. Celles-là ont de la tête, résistent à l’orage et déploient, dans la défense de leur liberté et de leur bonheur, une volonté énergique, servie par une langue alerte et bien affilée. Est-ce à dire que l’amour filial soit absent de leur cœur ? et Angélique est la preuve du contraire. Violentée par son père et perfidement desservie par Béline, sa belle-mère, elle n’en reste pas moins une fille aimante et tendre. Lorsqu’éclate la nouvelle de la mort simulée d’Argan, sa douleur est sincère et touchante autant que la joie de Béline a été odieuse :

« Ô ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! Hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restât au monde ; et qu’encore, par un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi... Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien ; laissons là toutes les pensées de mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. (Se mettant à ses genoux.) Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment (repentir). – ARGAN, embrassant Angélique. Viens, n’aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille ; et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel. »

Choisissons un personnage parmi ces jeunes filles, comme nous avons choisi ailleurs celui de Clitandre. Ce sera la propre fiancée de Clitandre. Henriette est la physionomie la plus accentuée du groupe. Molière l’a marquée d’une empreinte plus profonde que ses autres créations du même ordre.

Non seulement cette jeune fille s’est formée elle-même ; mais elle a dû réagir contre des influences contraires. De sa mère elle a rejeté l’humeur arrogante et l’amour du bel esprit, pour développer en soi une grâce aimable en même temps qu’un parfait naturel ; à son père elle a laissé la faiblesse du caractère débonnaire, pour prendre une volonté ferme et une vivacité décidée. Être elle-même, ne pas se mouler, comme sa sœur Armande, sur de mauvais modèles, tel est son premier mérite. Que de raison précoce et de discernement cela ne suppose-t-il pas ? Aussi Henriette en est-elle bien pourvue. Le respect filial, qui reste entier en elle, ne l’empêche pas de distinguer les défauts de Philaminte et ceux de Chrysale. Elle sait ce qu’il faut Craindre de l’une, espérer de l’autre, et avec une netteté rare elle l’indique à Clitandre.

Ce Clitandre ne l’a pas aimée d’abord. Il lui est venu par les rebuts d’Armande. Henriette n’a rien fait pour l’attirer, mais elle saura le garder. Quand il s’est tourné vers elle, comme elle avait distingué son mérite, elle l’a consolé des mépris de sa sœur. Leur inclination est fondée sur une grande similitude d’humeur, d’esprit et de sentiment, et leur union sera heureuse. Cette union souhaitée, deux personnes la combattent : la mère et la sœur ainée. À l’encontre de sa mère, Henriette oppose un respect bref avec une volonté invincible : à l’encontre de sa sœur, un esprit aiguisé et un malicieux enjouement. Elle est agressive, bilieuse et rancuneuse, cette pédante d’Armande. Mais elle trouve à qui parler. Si elle se fâche un peu trop fort, Henriette la rappelle à la philosophie.

Hé ! doucement, ma sœur, où donc est la morale
Qui sait si bien régir la partie animale,
Et retenir la bride aux efforts du courroux ?

Si elle avertit Henriette qu’il manque à l’amour de Clitandre l’aveu de leurs parents ; qu’à cela ne tienne :

Je rends grâce aux bontés que vous me faites voir
De m’enseigner si bien les choses du devoir.
Mon cœur sur vos leçons veut régler sa conduite :
Et pour vous faire voir, nia sœur, que j’en profite,
Clitandre, prenez soin d’appuyer votre amour
De l’agrément de ceux dont j’ai reçu le jour ;
Faites-vous sur mes vœux un pouvoir légitime,
Et me donnez moyen de vous aimer sans crime.

Enfin, si Armande lui lance au visage que « d’un cœur qu’on lui jette on la voit toute fière, » prompte à la riposte, elle réplique :

Tout jeté qu’est ce cœur, il ne vous déplaît guère,
Et si vos yeux sur moi le pouvaient ramasser,
Ils prendraient aisément le soin de se baisser.

L’escarmouche est vive, plus vive même qu’il ne faudrait entre sœurs, mais une double moralité s’en dégage : d’une part, la précieuse, prise à son propre piège, est punie de ses dédains affectés envers un galant homme ; de l’autre, la victoire de l’esprit reste à celle des deux filles que leur mère traite de sotte. Sotte ? Henriette ? Mais c’est l’esprit le plus heureux et qui trouve toujours à point voulu ou l’épigramme la plus fine, ou le propos le plus incisif, le tout voilé de cette ironie tranquille et demi souriante qui lui est propre. Que Vadius, les bras ouverts et la bouche en cœur, lui apporte, comme aux autres clames, le tribut d’une accolade pédantesque :

Excusez-moi, Monsieur, je n’entends pas le grec.

Que Trissotin, quêtant un compliment, lui dise en forme d’excuse :

Peut-être que mes vers importunent Madame ?
– Point. Je n’écoute pas.

Il n’y a qu’une femme pour détourner si galamment le choc d’une massue par un léger coup d’éventail.

Au plus pressant du danger, quand Philaminte lui a présenté Trissotin pour futur époux, et que, par bravade et entêtement d’orgueil, la même Philaminte a décrété que le contrat serait signé le soir même, Henriette ne désarme pas : elle sait qu’au pis aller le couvent la sauvera de Trissotin. Mais tant quelle peut lutter, elle lutte, son caractère voulant quelle ne désespère et ne s’abandonne jamais. De là sa démarche décisive au cinquième acte.

Résolument elle va trouver Trissotin et tente d’obtenir de lui un désistement volontaire. Le dialogue qui s’en suit met aux prises la franchise et la bassesse. Henriette y déploie cette vigueur virile que nos poètes modernes attribuent volontiers à leurs héroïnes.

Un dernier trait achève de peindre Henriette : elle égale Clitandre en générosité. Quand elle croit toute sa famille ruinée par deux malheurs survenus à la fois, son premier mouvement est de renoncer à l’hymen souhaité :

Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre ;
Et je vous ai toujours souhaité pour époux.
Lorsque, satisfaisant à mes vœux les plus doux,
J’ai vu que mon hymen ajustait vos affaires ;
Mais lorsque nous avons les destins si contraires,
Je vous chéris assez dans cette extrémité
Pour ne vous charger point de notre adversité.

Et comme Clitandre proteste, la raisonnable Henriette ajoute :

L’amour, dans son transport, parle toujours ainsi.
Des retours importuns évitons le souci.
Rien n’use tant l’ardeur de ce nœud qui nous lie,
Que le fâcheux besoin des choses de la vie,
Et l’on s’en vient souvent à s’accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.

Une mère prévoyante et expérimentée ne parlerait pas plus sagement. On en vient presque à trouver trop de maturité froide dans ces réflexions, et l’on serait tenté de plaindre cette science trop précoce « des choses de la vie. » Henriette la doit à son existence isolée et sérieuse.

Passons aux valets et aux soubrettes : eux aussi sont membres de la famille, les soubrettes surtout.

Molière en a varié le type. Il en est de rustiques et qui, récemment venues à la ville, y gardent encore la rouille campagnarde : telle Marotte (des Précieuses), qui n’entend point le latin et n’a point appris « la filofie dans le grand Cyre. » Telle encore cette Martine qui fait le supplice des femmes savantes ; ou cette Andrée provinciale que la comtesse d’Escarbagnas, retour de Paris, tâche vainement de plier aux manières du grand monde. Il en est de Parisiennes, ayant de leur cité natale l’esprit narquois, la langue alerte, le franc parler. « Il n’est bon bec que de Paris », a dit Villon. Telles Dorine du Tartufe, Lisette de l’Amour médecin, Toinette du Malade imaginaire, auxquelles j’adjoindrais Nicole du Bourgeois gentilhomme, laquelle, venue de son village, n’est Parisienne que d’adoption, mais l’est devenue pour tout de bon et a regagné le temps perdu.

Entrées de bonne heure dans la maison, toutes ces servantes ont grandi avec la jeune fille et sont naturellement portées pour son service. Elles ne s’y ménagent pas. C’est un trait particulier du caractère d’Henriette de faire ses affaires elle-même, sans recourir à Martine, ce qui n’empêche pas celle-ci de donner en sa faveur un bon coup d’épaule, c’est-à-dire un bon coup de langue. Et Dorine, et Toinette, quels bons et solides alliés !

Leur familiarité est extrême, et s’autorise d’un dévouement à toute épreuve. Point d’affaire dans la famille où elles ne disent leur mot, point d’intérêt auquel elles ne prennent part, point de consultation domestique où leur voix ne soit comptée, point de contrat qui se passe de leur présence. On se demande où elles trouvent le temps de vaquer à leur besogne, et ce que deviennent leurs fourneaux. Elles ont la fidélité loquace et le zèle intempérant, aiment leurs maîtres malgré eux, et souvent contre eux, gardent leur franc parler, et s’attirent de ce chef des leçons un peu vertes, comme celle de madame Pernelle à Dorine :

...Vous êtes, ma mie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule et fort impertinente,
Et vous mêlez sur tout de dire votre avis.

Ou comme celle d’Orgon à la même :

Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point, je vous le dis, ma mie.

Mais elles ne s’en soucient guère ; elles se savent nécessaires, elles ont pris racine.

Au début, Molière les avait faites cupides ; Marinette, du Dépit amoureux, tend la main et sollicite avec un faux air de naïveté le don d’une bague pour loyer de ses services. Ce trait de caractère disparaît des pièces suivantes, et nul calcul intéressé ne vient plus se mêler aux faits et gestes des compagnes de Marinette. Si l’on objectait cette quémandeuse de Frosine dans l’Avare, nous répondrions que Frosine n’a pas rang de servante ; elle est, dans la liste des personnages, qualifiée femme d’intrigue, et justifie son titre.

L’œil ouvert aux ridicules de la rue, les soubrettes ne le ferment pas sur ceux de la chambre et du salon. Elles usent pour railler les maîtres d’une veine goguenarde et gouailleuse qu’il faut, bon gré malgré, souffrir, C’est la revanche de l’inférieur, l’histoire du moustique insaisissable, s’amusant à exaspérer le lion. L’une y procède avec les belles fusées de son rire sonore et frais, comme Nicole ; l’autre avec la verve espiègle de Marinette ; celle-ci cache son gros bon sens sous les naïvetés du patois de paysanne ; celle-là est déliée, entreprenante et comédienne, comme Toinette. Mais la palme est encore à Dorine, et son chef-d’œuvre est le récit qu’elle fait à Orgon des mortifications de Tartufe pendant le voyage de Monsieur, et l’indisposition de Madame.

– Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?
– Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.
– Et Tartufe ?
– Tartufe ! il se porte à merveille.
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
– Le pauvre homme !
– Le soir, elle eut un grand dégoût,
Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête était encor cruelle !
– Et Tartufe ?
– Il soupa, lui tout seul, devant elle ;
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.
– Le pauvre homme !
– La nuit se passa tout entière
Sans qu’elle pût fermer un moment sa paupière :
Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller ;
Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.
– Et Tartufe ?
– Pressé d’un sommeil agréable,
Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.
– Le pauvre homme !
– À la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.
– Et Tartufe ?
– Il reprit courage comme il faut,
Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu Madame,
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.
– Le pauvre homme !
– Tous deux se portent bien enfin,
Et je vais à Madame annoncer, par avance,
La part que vous prenez à sa convalescence.

Leur influence sur leurs jeunes maîtresses est très grande, et de toutes les heures. Elles reçoivent leur premières confidences ; on n a pas de secrets pour elles. Confiance méritée. Elles sont d’avance et résolument du parti de la jeunesse et de l’amour, entrent dans le roman, et le peuvent sans remords, puisqu’on n’y souffre rien que d’honnête ; elles en règlent la marche, en favorisent la conclusion, et y travaillent de tout leur pouvoir et de tout leur cœur. Ne leur opposez pas la fortune : elles vous diront que contentement passe richesse ; la naissance : Nicole vous répondra par le gentilhomme de son village, « qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais » qu’elle ait jamais vu ; la science : Martine nous demandera :

Et pourquoi, s’il vous plaît,
Lui bailler un savant qui sans cesse épilogue ?
Il lui faut un mari, non pas un pédagogue,
Et ne voulant savoir le grais ni le latin,
Elle n’a pas besoin de monsieur Trissotin.

Surtout qu’Orgon ne s’avise pas de contraindre Marianne à épouser Tartufe. Dorine est là, toute prête et toute montée, qui lui démontre par d’excellentes raisons (des raisons à la Bourdaloue, s’il vous plaît) le danger des unions contraintes.

Ferez-vous possesseur sans quelque peu d’ennui
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d’une fille on risque la vertu
Lorsque dans son hymen son goût est combattu,
Que Le dessein d’y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne...
Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
Est responsable au ciel des fautes quelle fait.

Ce sont la leurs moments de verve et d’éloquence. Du reste, aussi promptes à l’action qu’à la parole, excitant, gourmandant les amoureux, qu’elles trouvent toujours trop timides à la résistance, trop enclins au découragement, trop prompts à se quereller, trop lents à se quitter. Personnages charmants, qui feraient à eux seuls la fortune de la comédie de Molière, car ils y font circuler un souffle incessant de jeunesse, de vie et de naturel, cachent un grand sens sous beaucoup de saillies et concourent, ainsi que le chœur antique, à dégager de la pièce une morale saine, franche et bien apparente.

Les valets, eux, sont pour l’amusement plus que pour l’instruction. Moralistes, ils le sont par circonstance, quelquefois sans vraisemblance et parce qu’ainsi l’exige le plan du poète, comme c’est le cas pour le valet de Don Juan. Mais cette morale manque de base. Et quelle autorité pourraient avoir les sermons d’un Scapin ou d’un Mascarille, gens de sac et de corde, brouillés avec la justice ? À ce groupe de valets, legs de l’ancienne comédie et du théâtre italien, ne demandons pas l’honnêteté vertueuse, ni les délicats scrupules. Servir leurs maîtres dans leurs passions, duper un père, bafouer un mari, rançonner un avare, voilà leur métier. Ils y excellent. On n’est pas plus inventif que Scapin, plus fécond en ruses que Mascarille, et ce dernier décrète à bon droit sa propre apothéose.

Après ce rare exploit, je veux que l’on s’apprête
À me peindre en héros, un laurier sur la tête,
Et qu’au bas du portrait on mette en lettres d’or :
Vivat Mascarillus fourbum imperator !

Tout ce mouvement est de fantaisie, toute cette gaieté d’imagination. Mascarille et Scapin nous placent dans un monde sans réalité. Une verve étourdissante y tient lieu de raison, l’intérêt en est l’idole, et la ruse l’arme favorite. Les actions suspectes ou vicieuses, les maximes fausses n’y sont point rares. L’union du valet et du maître y est orageuse. Le besoin règle les procédés, mesure la faveur et dose la confiance. Scapin est injurié ou encensé, battu ou imploré à genoux, selon les besoins de l’heure présente.

Quand nous faisons besoin, nous autres misérables,
Nous sommes les chéris et les incomparables,
Et dans un autre temps, dès le moindre courroux,
Nous sommes les coquins qu’il faut rouer de coups.
(L’Étourdi.)

Et malgré tout, Scapin et Mascarille aiment cette vie, ce maître, cette inconstance du sort. Leur génie se plaît dans l’agitation, et pécher en eau trouble est leur plus chère occupation. Nous les avons vus à l’œuvre.

Moins content de son sort, partant moins heureux, est le pauvre Sosie, valet du roi Amphitryon. Valet d’un roi ! Scapin n’a jamais fait un si beau rêve. Il ne le fera pas, s’il écoute Sosie et s’il en croit ses doléances :

Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis !
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
Obligé de s’immoler.
Jour et nuit, grêle, vont, péril, chaleur, froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d’assidu service
N’en obtiennent rien pour nous :
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux,
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle,
En vain notre dépit quelquefois y consent ;
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle[11].

Mais quelle figure équivoque sort à demi de l’ombre où l’a tenue Molière ? C’est Laurent, le valet de l’Imposteur, fidèlement moulé sur la figure de son patron. Ainsi le peint Dorine :

Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon :
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu’il trouva dans une fleur des saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.

Gros-René, du Dépit amoureux, et Covielle, du Bourgeois gentilhomme, sont d’une autre lignée. Gros-René est frotté de philosophie ; il a une notion vague d’Aristote, des prétentions au savoir. Il se croit grand logicien et raisonne par syllogisme. Du reste, il s’attache avec sérieux aux intérêts de son maître et, comme prétendu de Marinette, court même fortune. Le mariage du valet et de la soubrette est l’honnête fin qui assure et relève leur existence.

Même condition pour Covielle. Covielle, c’est Scapin vertueux, ou amendé. Il se montre digne de Scapin par l’impayable mise en scène de la cérémonie du Mamamouchi. Honnête garçon d’ailleurs et serviteur fidèle. Il soupire pour Nicole, au même titre que Cléonte pour Lucile, et quand la jalousie du maître pense avoir lieu de s’exercer, la sienne ne demeure pas en reste. Molière, s’imitant lui-même, a refait avec des variantes la scène au Dépit amoureux. Cléante et Lucile, Covielle et Nicole se brouillent, soupirent, se raccommodent, et nous donnent l’amusant spectacle de la même passion traduite en langage différent : langage élégant du côté des maîtres, langage populaire du côté des serviteurs. Le tableau se déploie selon une symétrie ingénieuse et piquante, où les tons se combinent et se fondent pour l’amusement de l’esprit et le plaisir des yeux.

 

Molière n’a pas exclusivement confié le rôle de moraliste domestique à la race subalterne des serviteurs : c’eût été rabaisser l’emploi et parfois en compromettre l’autorité. Le spectateur, impatienté, finirait par dire comme Orgon à Dorine :

« Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre. »

Il l’a confié aussi à des frères, à des beaux-frères, égaux en lumières et en dignité aux plus qualifiés personnages de la pièce, tenant, du fait de leur parenté, le droit d’intervenir, mais plus exempts d’intérêts, moins engagés dans les conflits. Un jugement élevé, un sang-froid imperturbable, l’équité la plus parfaite, une philosophie saine et solide, sont les qualités dominantes dont il a doué ces auxiliaires. On les a baptisés du nom expressif de raisonneurs, parce que leur rôle est de faire entendre raison aux aveugles et aux entêtés.

Cléante, beau-frère d’Orgon, dans le Tartufe, est le type parfait du raisonneur. C’est l’homme de la modération et du juste milieu, comme l’indiquent ces vers :

Les hommes, la plupart, sont étrangement faits :
Dans la juste nature on ne les voit jamais ;
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent les limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent,
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.

Nous avons vu ailleurs comment il sait distinguer le vrai du faux en matière de piété, et combien, par son intermédiaire, Molière s’applique et réussit à déterminer avec précision le sens et la portée de sa comédie. Cléante, dans cette première rencontre avec son beau-frère, s’élève jusqu’à l’éloquence, et nul théâtre n’entendit d’accents plus noblement indignés que ceux que lui arrache son horreur pour l’hypocrisie.

Rôle ingrat d’ailleurs que celui du moraliste et du raisonneur et qui lui attire des sarcasmes comme ceux-ci :

Oui, vous êtes, mon frère, un docteur qu’on révère ;
Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes ;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

ou encore :

Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde ;
Ils sont bien raisonnes, et j’en fais un grand cas ;
Mais vous trouverez bon que je n’en use pas.

Tels sont les profits de la fonction : ce que les hommes entendent le moins, c’est la vérité ; ce qu’ils craignent le plus, ce sont eux qui la disent.

Dans le cours de la pièce, Cléante ne craint pas d’aborder Tartufe. C’est à la suite de l’incident qui a fait chasser Damis et décidé Orgon à faire donation entière de ses biens. Cléante entreprend de faire rougir Tartufe du rôle qu’il joue dans cette maison où la discorde est entrée sur ses pas. Fidèle à sa tactique, Tartufe se retranche derrière « l’intérêt du ciel. » Mais Cléante use d’une dialectique serrée qui ne laisse pas de place au sophisme, et bientôt Tartufe, étonné de l’adversaire qu’il a devant lui, se décide à battre en retraite :

Il est, Monsieur ; trois heures et demie :
Certain devoir pieux me demande là-haut.
Et vous m’excuserez de vous quitter sitôt.

Quand la perfidie de Tartufe éclate dans tout son jour et qu’Orgon désabusé mesure l’étendue de sa ruine, un accès de colère s’empare de lui et, comme tous les gens faibles, d’un excès il passe à l’autre :

C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
J’en aurai désormais une horreur effroyable,
Et m’en vais devenir pour eux pire qu’un diable.

Non seulement Cléante se garde du travers commun aux prophètes de malheur, et ne triomphe pas des faits qui lui donnent raison, mais c’est lui, ou plutôt c’est la raison même, incarnée en sa personne, qui retient Orgon, le modère et nous éclaire tous avec lui par ce noble et ferme langage :

Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre...
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace.
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
Démêlez la vertu d’avec ses apparences :
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture :
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure ;
Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.

Enfin, lorsque L’exempt envoyé par le roi met la main sur l’épaule de Tartufe et l’arrête, Orgon est sur le point de se laisser aller à un acte d’indigne violence. Cléante l’arrête encore et lui donne une dernière leçon de philosophique sagesse :

Ah ! mon frère, arrêtez
Et ne descendez point à des indignités.
À son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez pas au remords qui l’accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en désertant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice.

Ariste, dans les Femmes savantes, Béralde, dans le Malade imaginaire, sont encore deux excellents personnages de raisonneurs. Nous ferons connaissance avec Béralde quand il s’agira de la médecine et des médecins. Ariste ne nous est pas inconnu. Malgré les qualités qu’il déploie, nous lui ferons un reproche : il sermonne en très bons termes la faiblesse du caractère de Chrysale, prend en main la cause d’Henriette et travaille au dénouement ; mais, sur la thèse même de la pièce, l’éducation des femmes, il garde un silence trop prudent. On aimerait à connaître à fond les sentiments d’Ariste. Son bon sens n’eût pas été de trop pour marquer le juste milieu entre le grossier terre-à-terre de Chrysale et les sottes prétentions du trio des précieuses. On se persuade qu’il eût pu développer avec autorité l’opinion indiquée seulement par Clitandre, et qui fait aux femmes une part si large dans le patrimoine intellectuel.

 

 

Chapitre III - La cour et la ville

 

Molière, qui était né, qui avait grandi dans le milieu bourgeois, y prend naturellement le sujet de ses premières pièces. Mais, dans ses longues pérégrinations dans le midi de la France, le monde des cours ne tarde pas à se montrer à lui, non dans son ensemble, mais par fragments dispersés et comme en miniature. N’a-t-il pas vécu un assez long temps dans l’intimité du prince de Conti et des gentilshommes attachés au service de ce prince ? Ses fonctions de chef de troupe et de poète comique ne le mettent-elles pas en relations avec les personnages les plus importants de la noblesse de province ? Ne va-t-il pas jouer dans les châteaux, et ne commence-t-il pas à s’initier à des mœurs nouvelles, bien différentes de celles qui avaient cours dans les paisibles entresols ou arrière-boutiques de la rue Saint-Honoré ? Quand donc Molière se fixe à Paris dans cette mémorable année 1658, il est renseigné déjà sur le monde des grands seigneurs, il en connaît les principaux ridicules. Eux-mêmes vont se charger de les lui enseigner tous. Ses visites au Louvre, à Saint-Germain à Chantilly, à Fontainebleau, à Versailles, achèvent son éducation.

Molière, avec une vue très nette et très juste, discerne promptement les côtés comiques des mœurs de cour, et il compose un type général qui sert à les représenter tous. Ce type, c’est le marquis. Quoi ! « Toujours des marquis ! dit un personnage de l’Impromptu de Versailles. – Oui, lui répond Molière, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme, dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

La vanité est le trait dominant de son caractère : on peut dire que tous ses travers en découlent. Il est vain de sa naissance, de son rang, de son titre, de son visage, de sa tournure, de sa main, de sa jambe, de son esprit, de ses succès, de ses conquêtes, de ses alliances, vain de tout, toujours et partout. De là une joie d’être au monde, un contentement de soi et des autres qui s’épanouit avec complaisance et naïveté. En amour, il n’admet pas de rival et ne conçoit pas l’obstacle ; sa devise est toute césarienne : Je suis venu, on m’a vu, j’ai vaincu. La jalousie est ignorée de cette âme frivole et légère. Cette cruelle passion ne prend que sur les natures profondes et sérieuses : celle du marquis est toute en surface : « Ils n’ont pas deux pouces de profondeur ; si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuf », a dit La Bruyère qui les connaissait bien. Qu’est-ce d’ailleurs que l’amour chez le marquis de Molière ? Une vanité comme une autre, l’occasion de s’illustrer, de se faire valoir, de s’acquérir une réputation d’homme à la mode, de quoi justifier le brillant de la parure et les prétentions du bel esprit. Bel esprit ! Notre marquis l’est jusqu’au bout des ongles, se pique de se connaître en poésie, surtout en poésie dramatique, décide du mérite d’une pièce, tranche sur l’intrigue, la péripétie, les caractères, critique Molière, conseille Corneille, et jette dans la balance, où se pèsent les réputations, des opinions toutes faites et des jugements de convention. Rappelez-vous la Critique de l’École des femmes. Le marquis est poète à ses heures et ne croit pas déroger en invoquant la Muse. Dans ce rôle, il s’appelle Oronte, et débite dans les salons, pour les Philintes complaisants ou les coquettes Célimènes, des sonnets prétentieux, où l’amant de Philis déclare qu’on « désespère alors qu’on espère toujours. » À moins qu’il ne soit tout simplement le marquis de Mascarille, c’est-à-dire seulement le singe des marquis de cour, colportant dans les ruelles provinciales des rimes extravagantes, dignes de l’office et de l’antichambre.

Le premier en date de ces amusants personnages est le marquis des Fâcheux. On ne le voit pas en propre original, mais il apparaît bien vivant dans le récit d’Éraste, sa victime. La scène se passe en plein théâtre, et tout porte à croire qu’elle est prise sur nature : elle a la valeur d’un document.

D’un comique plus fin, d’un ridicule plus relevé sont les deux marquis du Misanthrope, Acaste et Clitandre. C’est la fleur du genre. Leur place est bien dans le salon de Célimène, et l’on peut dire qu’entre les visiteurs et leur idole règne une analogie de caractère. La coquetterie n’est pas un attribut exclusivement féminin. Le fat en a sa part. La prétention à plaire et à briller produit dans les deux sexes des effets analogues. Acaste et Clitandre se livrent à nous dans l’ingénuité de leur nature et dans l’intimité d’un tête à tête. La franchise de leur langage donne du jour à leurs ridicules. Chose curieuse ! le comique qui résulte ordinairement du choc des contraires, se redouble ici du rapprochement des semblables : les deux originaux font la paire.

CLITANDRE.

Cher marquis, je te vois L’âme bien satisfaite ;
Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
À voir de grands sujets de paraître joyeux ?

ACASTE.

Parbleu ! je ne vois pas, lorsque je m’examine,
Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine.
J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute ; et du bon goût,
À juger sans étude et raisonner de tout ;
À faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant, sur les bancs du théâtre ;
Y décider en chef, et faire du fracas
À tous les beaux endroits qui méritent des has !
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait malvenu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
Qu’on peut par tout pays être content de soi.

Le marquis se targue de crédit et fait sonner sa faveur. Il met volontiers l’influence qu’il n’a pas au service de qui n’en a que faire. À l’entendre, le roi ne lui refuse rien, et leur commerce est sur le pied d’une aimable familiarité. Oronte, dans le Misanthrope, rencontre Alceste pour la première fois, et dès l’abord, avant la première embrassade, s’offre à le servir :

S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure.
Il m’écoute, et dans tout il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi.

Quand Molière, dans cette jolie pièce intitulée Remerciement au Roi, envoie sa muse à Versailles, il lui conseille de se déguiser en marquis ; c’est le bon moyen pour se faire jour. Suit un tableau de l’œil-de-bœuf, où le marquis et son encombrante personne font tous les frais d’une étincelante satire.

Vous savez ce qu’il faut pour paraître marquis :
N’oubliez rien de l’air ni des habits ;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix :
Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits ;
Mais surtout je vous recommande
Le manteau d’un ruban sur le dos retroussé.
La galanterie en est grande :
Et parmi des marquis de la plus haute bande
C’est pour être placé ;
Avec vos brillantes hardes
Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes ;
Et, vous peignant galamment.
Portez de tous côtés vos regards brusquement ;
Et ceux que vous pourrez connaître,
Ne manquez pas, d’un haut ton,
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu’ils puissent être.
Cette familiarité
Donne, à quiconque en use, un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte
De La chambre du roi ;
Ou si, comme je prévoi,
La presse s’y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau :
Et criez, sans aucune pause,
D’un ton rien moins que naturel :
Monsieur l’huissier, pour le marquis un tel.
Jetez-vous dans la foule, et tranchez du notable ;
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier :
Pressez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier ;
Et quand même L’huissier,
À vos désirs inexorable,
Vous trouverait en face un marquis repoussable,
Ne démordez point pour cela,
Tenez toujours ferme là :
À déboucher la porte il irait trop du vôtre ;
Faites qu’aucun n’y puisse pénétrer,
Et qu’on soit obligé de vous laisser entrer
Pour faire entrer quelque autre.

Mais la cour n’offre pas que des personnages ridicules. Elle renferme bon nombre de ceux à qui leur esprit, leur culture, donnaient des droits au titre « d’honnête homme, » caractère dont le trait le plus notable est justement l’absence de toute prétention, en quelque genre que ce soit. Garder le naturel dans la distinction, tel est le mérite de ces hommes qui surent goûter successivement Molière, Racine, Boileau, La Fontaine. – Boileau leur a fait une place à part dans son Épitre VII, écrite seulement quatre années après la mort du grand poète comique. S’il montre, dans cette épître, l’ignorance et l’erreur « en habits de marquis, en robes de comtesses, » accourus « pour diffamer le chef-d’œuvre nouveau, » il nomme avec reconnaissance le roi, Condé, les grands seigneurs. Il se déclare tranquille sur le sort de ses ouvrages,

Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois,
Qu’à Chantilly Condé les souffre quelquefois,
Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne,
Que La Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,
Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
À leurs traits délicats délaissent pénétrer.
Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
Que Montausier voulût leur donner son suffrage.

Molière eût avoué cette liste. Il n’en eût retranché aucun nom ; j’imagine qu’il en eût ajouté quelques uns, ne fût-ce que ceux de Madame de Sévigné et de Madame de La Fayette. Quant à sa gracieuse protectrice, la duchesse d’Orléans, celle que n’avaient pas fait reculer les attaques dirigées contre Tartufe, la mort s’était chargée de la rayer « du nombre des humains. » La reconnaissance et l’équité voulaient donc que Molière mit un contrepoids à ses attaques contre les marquis, et qu’ayant fait la part de la satire, il fit la part de l’éloge. Il n’y manqua pas. Nous l’avons vu, dès la Critique de l’École des femmes, opposer au marquis ridicule un chevalier dont le goût sûr et le ferme bon sens tiennent tête au déchaînement des opinions adverses, non sans venger avec éclat la cour des dédains de M. Lysidas. Molière revient à la charge dans les Femmes savantes. C’est un homme de cour. Clitandre, qui va dire son fait à Trissotin et réhabiliter les grands seigneurs dont ce cuistre fait si bon marché.

Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour :
Et son malheur est grand de voir que, chaque jour.
Vous autres, beaux esprits, vous déclamiez contre elle ;
Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle,
Et, sur son méchant goût lui faisant un procès,
N’accusiez que lui seul de vos méchants succès.
Permettez-moi, monsieur Trissotin, de vous dire,
Avec tout le respect que votre nom m’inspire,
Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous,
De parler de la cour d’un ton un peu plus doux ;
Qu’à le bien prendre au fond, elle n’est pas si bête
Que vous autres messieurs, vous vous mettez en tête ;
Qu’elle a du sens commun pour se connaître à tout ;
Que chez elle on se peut former quelque bon goût ;
Et que l’esprit du monde y vaut, sans flatterie,
Tout le savoir obscur de la pédanterie.

Rentrons dans la maison de Célimène et donnons-nous le plaisir de voir ce qu’était en 1666 le salon d’une femme d’esprit, fréquenté par de grands seigneurs. Je dis le salon, et rien de plus. Molière, qui dans ses intérieurs bourgeois nous promène, en pensée, de la chambre à coucher à la salle à manger, et de celle-ci à la cuisine, ne nous ouvre, chez cette dame du grand monde, que la porte du salon, mais il l’ouvre à deux battants. Le premier arrivé est Alceste. Le tête à tête d’Alceste et de Célimène est orageux. Le misanthrope est plein d’une humeur jalouse, et se répand d’abord en accusations générales contre la coquette. Célimène est réduite à la défensive, mais elle y excelle. Que répondre à des raisons comme celles-ci, énoncées du ton de l’innocence :

Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?

Alceste précise, nomme Clitandre, un de nos marquis, et se donne le plaisir d’une satire du personnage. Pour une fois au moins, la jalousie le fait tomber dans le péché de médisance, qu’il va, tout à l’heure, réprimander si fort :

Mais au moins, dites-moi, Madame, par quel sort
Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt
Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave
Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
Ou sa façon de rire et son ton de fausset
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret ?

Célimène a réponse à tout. Si elle fait bon visage à Clitandre, c’est dans l’intérêt d’un procès où le crédit de Clitandre la peut servir. Insensiblement elle passe à l’offensive : manœuvre habile et toute féminine. Alceste s’enferre ; un aveu d’être aimé ne le contente pas, il querelle toujours, passe la mesure, et prête le flanc aux représailles : elles sont promptes et cruelles. Célimène retire l’aveu qu’elle a fait et s’amuse à replonger Alceste dans l’abîme des perplexités qui font son supplice.

Cependant c’est l’heure des réceptions. On annonce les deux marquis, Acaste et Clitandre : nouveau motif de dépit pour Alceste. Il gagne la porte en grondant, d’où suit entre Célimène et lui un amusant débat :

Où courez-vous ? – Je sors. – Demeurez. – Pourquoi faire ? – Demeurez. – Je ne puis. – Je le veux. – Point d’affaire.
Ces conversations ne font que m’ennuyer,
Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.
– Je le veux, je le veux. – Non, il m’est impossible.
– Eh bien ! allez, sortez, il vous est tout loisible.

Et le mot final qui devrait faire sortir Alceste, est justement celui qui le fait rester.

C’est par ces menus détails que Molière achève dans ses tableaux la perfection de la ressemblance et gagne irrévocablement le spectateur. On lui sait gré du scrupule, de la bonne foi qu’il apporte dans la recherche de la vérité. Admirable pour peindre à grands traits, il n’excelle pas moins dans l’art des nuances et des traits délicats et fins.

Éliante et Philinte sont montés derrière Acaste et Clitandre ; le cercle est complet ; on donne des sièges, et la conversation va s’engager, non sans que Célimène se soit donné la joie d’un mot railleur à l’adresse d’Alceste : « Vous n’êtes pas sorti ? » Voyez comme les mêmes causes produisent sur deux esprits différents des effets contraires : Célimène est en verve ; la chaude escarmouche qu’elle vient de soutenir lui a aiguisé l’esprit. Alceste ne fut jamais plus maussade ni plus chagrin. Il assiste à tout ce qui va suivre de l’air fâché d’un hibou, contraint de subir le ramage et les coups de bec d’un groupe d’oiseaux au brillant plumage.

Clitandre donne le signal des médisances : parler du prochain est la grande ressource des esprits légers :

Parbleu ! je viens du Louvre où Cléonte, au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis lui prêter les lumières ?

Ce charitable ami, ce ne sera pas Célimène, dont la verve médisante renchérit sur celle de Clitandre :

Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort,
Partout il porte un air qui saute aux yeux : d’abord,
Et lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.

Au tour d’Acaste. Le second marquis s’en voudrait d’être plus sage que le premier.

Parbleu ! s’il faut parler de gens extravagants,
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants :
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

Célimène ne doit pas moins faire pour Acaste que pour Clitandre, et voilà Damon sur la sellette ; puis c’est Timante, puis Géralde, puis Bélise, puis Adraste, puis Cléon, puis Damis. Chacun est marqué d’un trait vif qui met en un jour comique son ridicule particulier. Le tout, aux applaudissements des deux marquis. C’est ce qui fait éclater Alceste, jusque-là silencieux.

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour,
Vous n’en épargnez point, et chacun à son tour.
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.

Prenez-vous-en à Célimène, dit insidieusement Clitandre qui ne serait pas fâché de brouiller l’honnête homme et la coquette ; mais Alceste :

Non, morbleu ! c’est à vous, et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces faits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Parle coupable encens de votre flatterie :
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas
S’il avait observé qu’on ne l’applaudit pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les hommes se répandre.

Une timide réponse de Philinte ne semble pas suffisante à Célimène, qui reprend le dé de la conversation et se donne le malin plaisir d’ajouter à sa galerie de portraits le propre portrait d’Alceste :

Eh ! ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?
À la commune voix veut-on qu’il se réduise,
Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire ;
Il prend toujours en main l’opinion contraire,
Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes
Qu’il prend contre lui-même assez servent les armes,
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

Les rires de la galerie ne laissent pas de piquer Alceste qui n’épargne plus Célimène, ce qui donne lieu aux deux marquis de redoubler l’encens dont ils accablent leur idole :

 

CLITANDRE.

Pour moi, je ne sais pas, mais j’avouerai tout haut
Que j’ai cru jusqu’ici Madame sans défaut.

ACASTE.

De grâces et d’attraits je vois qu’elle est pourvue ;
Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.

ALCESTE.

Ils frappent tous la mienne, et loin de m’en cacher,
Elle sait que j’ai soin de les lui reprocher.
Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants,
Que je verrais soumis à tous nos sentiments,
Et dont, à tout propos, les molles complaisances
Donneraient de l’encens à mes extravagances.

Célimène, dont on sait l’adresse à travestir par voie d’hyperbole la pensée des autres, use du procédé dans cette circonstance, et la controverse pourrait tourner en dispute, si la sage Éliante, qui a peu donné dans le cours de cette scène, ne détournait l’orage en remettant le propos sur le terrain des généralités : leçon de tact et de modération qu’elle donne à tous.

Départ d’Alceste et visite d’Arsinoé. Que peuvent bien avoir à démêler ensemble la prude et la coquette ? À peine annoncée, Arsinoé est déjà mise sur la sellette et déchirée à belles dents. « Elle est impertinente au suprême degré », tel est le dernier mot d’un court mais sanglant panégyrique. C’est là-dessus qu’entre Arsinoé, et soudain, changeant de ton, Célimène s’écrie :

...Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène,
Madame. Sans mentir, j’étais de vous en peine...
Ah ! mon Dieu ! que je suis contente de vous voir !

Voilà, prises sur le fait, ces trahisons du monde qu’Alceste se refusait à pardonner. Les deux marquis sortent en riant, et les deux femmes, les deux ennemies, restent en présence. Scène excellente que leur tête à tête : deux vices vont se fustiger l’un l’autre, se dire de dures vérités, et la morale naîtra d’elle-même, sans l’intervention du moraliste. Arsinoé commence l’attaque. Le fiel se glisse à travers ses paroles ; mais, femme du monde accomplie et maîtresse d’elle-même, elle mesure ses coups, surveille son jeu et ne dit pas une vérité qui ne soit enveloppée d’une irréprochable politesse : c’est le triomphe de la perfidie doucereuse.

À vive attaque prompte riposte. Le sourire sur les lèvres, la malice dans les yeux, Célimène renvoie à sa rivale coup pour coup, blessure pour blessure. Cela se fait sans qu’un pli ait dérangé la sérénité de son visage. sans qu’une note aigre ait altéré le timbre aimable de sa voix charmante. Le masque transparent et léger que l’habitude mondaine a mis sur son front y tient si bien qu’il ne fait plus qu’un avec la physionomie ; il est cette physionomie même.

Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre,
Un tel avis m’oblige ; et loin de le mal prendre,
J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur
Par un avis aussi qui touche votre honneur :
Et, comme je vous vois vous montrer mon amie,
En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu’on dit de vous.
En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous. Madame, l’entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle :
Cette affectation d’un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,
Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
« À quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
« Et ce sage dehors que dément tout le reste ?
« Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
« Mais elle bat ses gens, et ne les paie point.
« Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle ;
« Mais elle met du blanc et veut paraître belle... »
Pour moi, contre chacun, je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c’était médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire,
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable,
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable.
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.

L’entretien se termine par une vive escarmouche où l’avantage demeure décidément à Célimène. C’est justice, après tout. Car qu’est-ce que les légèretés de la coquette en comparaison des méchancetés de l’hypocrite ?

Alceste étant revenu, Célimène le laisse en tête à tête avec Arsinoé, et celle-ci profite de l’occasion pour se venger de la façon la plus noire et la plus basse. Elle ne fait pas moins que de dénoncer Célimène. Et ce qui achève l’odieux du procédé, c’est qu’elle-même a des prétentions sur le cœur d’Alceste et qu’il entre du calcul et de l’intérêt personnel dans sa démarche.

Arsinoé n’est pas la seule qui introduise de la bassesse dans ce monde brillant de la cour et de la ville. Alceste ne parle-t-il pas aussi d’un « franc scélérat » avec lequel il est en procès ? Suit un portrait tellement poussé au noir qu’on croirait lire une diatribe de Saint-Simon :

On sait que ce pied plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort de splendeur revêtu
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelque titre honteux qu’en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne.
Nommez le fourbe infâme et scélérat maudit,
Tout le monde en convient et nul n’y contredit.
Cependant sa présence est partout bien venue ;
On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue,
Et s’il est par la brigue un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.

Plus loin, c’est aux juges que s’en prend Alceste :

J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
Un traître dont on sait la scandaleuse histoire
Est sorti triomphant d’une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à la trahison !
Il trouve, en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit et tourne La justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait.

Et ce n’est pas tout. Le coquin anonyme dont se plaint Alceste, non content de le dépouiller, le calomnie de la façon la plus dangereuse et la plus perfide :

Il court par tout le monde an livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur,
Et là-dessus on voit Oronte qui murmure
Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture !
Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang,
À qui je n’ai rien fait qu’être sincère et franc...
Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire !

Et là-dessus l’irritable Alceste conclut à la condamnation en bloc de cette société corrompue :

Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge.
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisqu’entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.

De ces bassesses et de ces noirceurs, nous n’en trouverons pas dans notre monde bourgeois de tout à l’heure. Les ridicules y apparaissent plus crus, moins bien déguisés sous l’élégance des formes, mais ils sont, en somme, d’une moindre portée. Le défaut bourgeois est, le plus communément, le résultat de l’égoïsme appliqué aux menus intérêts de la vie. Le goût de l’argent, le désir d’en gagner et d’en jouir est le propre de presque tous les bourgeois des comédies de Molière. C’est le pli qu’une vie de travail et de négoce imprime à leur caractère. Le grand seigneur est entêté de sa qualité, le petit rentier a l’œil sur ses écus. Vous souvenez-vous des premiers mots que prononce Sganarelle, dans le Mariage forcé ? Il est sur le pas de sa porte et dit à ses gens : « Je suis de retour dans un moment. Que l’on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l’on m’apporte de l’argent, que l’on me vienne quérir chez le seigneur Geronimo ; et si l’on vient m’en demander, qu’on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée. » Encaisser, à la bonne heure ! Mais débourser le moins possible, voilà l’important.

C’est ce qui les rend parfois si déraisonnables sur le chapitre du mariage. Nous avons vu Gorgibus imposer deux engagements successifs à sa fille,, et cela pour une pure question de fortune. Il le déclare crûment et sans vergogne, tant l’intérêt est chez lui un vice de nature :

Lui fut-elle engagée encore davantage,
Un autre est survenu dont le bien l’en dégage.
Lélie est fort bienfait, mais apprends qu’il n’est rien
Qui ne doive céder au soin d’avoir du bien,
Que l’or donne aux plus laids certains charmes pour plaire
Et que sans lui le reste est une triste affaire.

L’intérêt personnel s’étale aussi naïvement, et sans prendre la peine de se masquer, dans la consultation qu’un autre Sganarelle, celui de l’Amour médecin, demande à ses voisins et connaissances. Sganarelle ne sait que faire à la maladie de sa fille. Il consulte Aminte, sa voisine. Lucrèce, sa nièce. M. Guillaume, le marchand de tapisseries, M. Josse, l’orfèvre, ses voisins et amis. Leur réponse est dictée parle pur égoïsme ; ils conseillent pour eux-mêmes, non pour la personne en cause, et Sganarelle, avec son gros bon sens, ne peut s’empêcher de le leur dire :

– Tous ces conseils sont admirables, assurément : mais je les tiens un peu intéressés, et trouve que vous me conseillez fort bien pour vous. Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. Vous vendez des tapisseries, monsieur Guillaume : et vous avez la mine d’avoir quelque tenture qui vous incommode. Celui que vous aimez, ma voisine, a, dit-on, quelque inclination pour ma fille, et vous ne seriez pas fâchée de la voir la femme d’un autre. Et quant à vous, ma chère nièce, ce n’est pas mon dessein, comme on sait, de marier ma fille avec qui que ce sort, et j’ai mes raisons pour cela ; mais le conseil que vous me donnez de la faire religieuse, est d’une femme qui pourrait bien souhaiter charitablement d’être mon héritière universelle. Ainsi, Messieurs et Mesdames, quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s’il vous plaît, que je n’en suive aucun. (Seul.) Voilà de mes donneurs de conseils à la mode.

Et ce même Sganarelle qui voit si clair dans l’égoïsme des autres, ne voit goutte dans l’égoïsme qui le possède lui-même. Il a une fille qui est en âge d’être mariée et qui aime. Il le sait et feint de n’en rien savoir. Elle le lui dit, et il feint de ne pas l’entendre. Pourquoi ? parce qu’il faudrait, pour marier sa fille, donner une dot, rembourser la fortune de la défunte mère, amoindrir sa part de bien-être, déranger la commode existence qu’il s’est faite. Voilà pourquoi Sganarelle ne peut se décider à marier sa fille et mande quatre médecins consultants au chevet de la malade.

L’entêtement est encore un défaut de nos bourgeois.

Sganarelle (celui du Mariage forcé) a résolu de se marier. Comme il est bientôt sexagénaire, sa conscience et son vieux bon sens lui disent bien qu’il ne fait pas acte de sagesse. Donc il consulte, mais il consulte sans bonne foi, il consulte pour qu’on abonde dans son sens, pour qu’on lui donne raison contre toute raison, et pour plus de sûreté, il engage si bien les choses qu’avant même de consulter, il s’est lié.

Un autre travers, c’est la vanité. Le bourgeois enrichi ne peut se consoler de n’être pas noble ; il y supplée de son mieux en se procurant une noblesse d’occasion. Il arrive un moment où tout, chez lui, cède le pas à cette passion, avarice, entêtement, prudence. Cela le fait railler de ses compères, dont, au fond, plus d’un l’envie et au besoin l’imitera : Arnolphe, dans l’École des femmes, tombe dans ce travers, et Chrysale l’en reprend :

– Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères,
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
De la plupart des gens c’est la démangeaison,
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

Dans l’Avare, Harpagon s’emporte contre tous ces faux gentilshommes : « Le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent avantage de leur obscurité et s’habillent insolemment du premier nom illustre qu’ils s’avisent de prendre. »

Cette passion de la gentilhommerie, née sur le tard dans l’âme de M. Jourdain, l’envahit tout entière : on sait les ridicules qu’il se donne, et même certains vices, le tout pour avoir la satisfaction de s’entendre dire qu’un parle de lui dans la chambre du roi. Il en devient mauvais mari et mauvais père. Ce bourgeois avisé, ce marchand circonspect qui a fait fortune par trente années d’honnête négoce, qui reconnaît sur le dos de son tailleur une aune de drap prélevée sur sa propre étoffe, devient la proie d’un intrigant, un comte, un vrai celui-là, mais qui ne se souvient guère que noblesse oblige. Dorante exploite à son profit la manie de M. Jourdain, lui emprunte des sommes qu’il ne remboursera pas, l’embarque dans une intrigue galante dont lui-même tient les fils, et le confine dans l’emploi de ceux qui tirent les marrons du feu pour les voir croquer par d’autres. Il y a de l’escroquerie bien caractérisée dans le cas de Dorante, et c’est la première et unique fois que Molière ravale de la sorte un homme de cette naissance. Impertinents et fats, les marquis le sont à outrance ; mais leur scrupule et leur innocence sur le fait de l’argent sont hors de cause. Dorante compromet vilainement toute la corporation. La scène de l’emprunt, au troisième acte du Bourgeois gentilhomme, est une des meilleures de cette excellente pièce, parce quelle met bien en relief trois différente caractères : celui du bourgeois entiché de noblesse, celui de la bourgeoise restée raisonnable et sensée, celui du hobereau écornifleur et parasite.

 

 

Chapitre IV - La province

 

Molière ne la connaît pas moins à fond que la cour et la ville ; il n’excelle pas moins à en peindre les ridicules. Ces ridicules ne diffèrent pas absolument de ceux de la ville, mais ils sont en général plus marqués, et d’une essence plus épaisse. La dispute des rangs, la vanité tirée de la naissance et du nom brillent en première ligne. Voyez, dans Georges Dandin, le couple de Sotenville et leur gendre.

Il n’y a qu’un hobereau de province pour faire ainsi sonner aux oreilles les noms de ses aïeux : « Je m’appelle le baron de Sotenville ; mon nom est connu à la cour ; et j’eus l’honneur, dans ma jeunesse, de me signaler des premiers à l’arrière-ban de Nancy... Monsieur mon père, Jean-Gilles de Sotenville, eut la gloire d’assister en personne au grand siège de Montauban... Et j’ai eu un aïeul, Bertrand de Sotenville, qui fut si considéré en son temps, que d’avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer... »

Madame de Sotenville, née de la Prudoterie, ne le cède pas à son époux. Plus entêtée de sa double noblesse, plus exigeante sur ses prérogatives que pas un prince du sang, pas un duc et pair de Versailles. Avec cela acariâtre et agressive, autant que dame Pernelle, hautaine avec son gendre, le poursuivant, le persécutant sur l’étiquette et le décorum, le tenant à distance et lui faisant sentir, vingt fois par heure, l’énorme abîme qui sépare une demoiselle Angélique de la Prudoterie de Sotenville, d’un Georges Dandin, espèce de paysan parvenu dont on a daigné prendre les écus, mais dont on repousse, dont on méprise la personne et le nom. Quel sujet, pour le pauvre Dandin, d’amères mais tardives réflexions, et si la chose était à refaire !

Ah ! qu’une femme demoiselle, c’est-à-dire noble, est une étrange affaire ! et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne ; c est une chose considérable, assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne point s’y frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens et connais le style des nobles, lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes ; c’est notre bien seul qu’ils épousent : et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en franche et bonne paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas acheté la qualité de son mari. Georges Dandin. Georges Dandin ! vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin.

Mais les deux ridicules provinciaux les mieux caractérisés sont M.de Pourceaugnac et la comtesse d Escarbagnas.

Léonard de Pourceaugnac (on lui donne quelquefois du marquis dans les relations contemporaines) est un gentilhomme limousin, comme l’écolier de Rabelais Voici comment Léonard de Pourceaugnac est défini par Sbrigani, qui est le Scapin de la pièce. « Pour son esprit, je vous avertis par avance qu’il est des plus épais qui se fassent : que nous trouvons en lui une matière tout à fait disposée pour ce que nous voulons, qu’il est homme enfin à donner dans tous les panneaux qu’on lui présentera. » Pourceaugnac est donc borné et crédule : ajoutez qu’il est vain, et cette vanité étant la source de sa crédulité, en rend tous les effets plaisants. Turlupiner un sot est un jeu facile et qui lasse bientôt ; mais turlupiner un sot à prétentions est le propre même de l’esprit comique.

La prétention de Pourceaugnac est de se croire beau, bien fait, mis à la mode des gens du bel air, et ces diverses prétentions en engendrent une dernière qui est d’épouser d’emblée Julie, fille d’Oronte, sans se soucier de savoir si elle-même n’a pas une inclination au cœur. Or Julie aime Éraste, et soutenus tous deux, l’une par sa soubrette, Nérine, l’autre par Sbrigani, un Napolitain « subtil » qui en remontrerait à Scapin, ils se préparent à bien recevoir M. de Pourceaugnac. « Votre père, dit Nérine, se moque-t-il de vouloir vous anger  (embarrasser) de son avocat de Limoges, M. de Pourceaugnac, qu’il n’a vu de sa vie, et qui vient par le coche vous enlever à notre barbe ?... Une personne comme vous est-elle faite pour un Limosin ? S’il a envie de se marier, que ne prend-il une Limosine et ne laisse-t-il en repos les chrétiens ?... Quand il n’y aurait que ce nom-là, Monsieur de Pourceaugnac, j’y brûlerai mes livres, ou je romprai ce mariage, et vous ne serez point Madame de Pourceaugnac. Pourceaugnac ? cela se peut-il souffrir ? Non : Pourceaugnac est une chose que je ne saurais supporter ; et nous lui jouerons tant de pièces, nous lui ferons tant de niches sur niches, que nous renvoyerons à Limoges Monsieur de Pourceaugnac. »

Nérine (il n’est bon bec que de Paris) représente bien ici le dédain inné du populaire parisien pour la province. C’est la même verve gouailleuse dans le discours de Dorine à Marianne (Tartufe), lorsqu’elle lui fait par avance le tableau des félicités qui l’attendent dans le pays de M. Tartufe :

Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
Vous irez visiter pour votre bienvenue
Madame la Baillive et Madame l’Élue,
Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
Là dans le carnaval vous pourrez espérer
Le bal et la grand’bande, à savoir deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes.

Revenons à Pourceaugnac. À peine débarqué du coche sur le pavé de Paris, ses habits aux couleurs voyantes le signalent aux badauds qui se pressent sur ses pas, et la première maladresse de notre provincial est démettre, comme on dit, flamberge au vent :

Hé bien ! quoi ? Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? Au diantre soient la sotte ville et les sottes gens qui y sont ! Ne pouvoir faire un pas sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire ! Hé ! messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez. Je me donne au diable, si je ne baille un coup de poing au premier que je verrai rire.

On ne sait ce qui arriverait si un inconnu ne prenait la défense de Pourceaugnac et, du coup, ne se logeait au mieux dans ses bonnes grâces. L’obligeant inconnu, c’est, on le devine, le traître Sbrigani. Quelques flatteries auraient raison des défiances de Pourceaugnac, s’il était capable d’en concevoir :

SBRIGANI. – Je suis fâché, Monsieur, de voir recevoir de la sorte une personne comme vous, et je vous demande pardon pour la ville.
M. DE POURCEAUGNAC. – Je suis votre serviteur. – Je vous ai vu ce matin, Monsieur, avec le coche, lorsque vous avez déjeuné ; et la grâce avec laquelle vous mangiez votre pain, m’a fait naître d’abord de l’amitié pour vous ; et, comme je sais que vous n’êtes jamais venu en ce pays, et que vous y êtes tout neuf, je suis bien aise de vous avoir trouvé pour vous offrir mon service à cette arrivée, et vous aider à vous conduire parmi ce peuple, qui n’a pas, parfois, pour les honnêtes gens, toute la considération qu’il faudrait. – C’est trop de grâce que vous me faites. – Je vous l’ai déjà dit ; du moment que je vous ai vu, je me suis senti pour vous de l’inclination. – Je vous suis obligé. – Votre physionomie m’a plu. – Ce m’est beaucoup d’honneur. – J’y ai vu quelque chose d’honnête. – Je suis votre serviteur. – Quelque chose d’aimable. – Ah ! ah ! – De gracieux. –  Ah ! ah ! – De doux. – Ah ! ah ! – De majestueux... – Ah ! ah ! – De franc. – Ah ! ah ! – Et de cordial. – Ah ! ah ! – Je vous assure que je suis tout à vous. – Je vous ai beaucoup d’obligation. – C’est du fond du cœur que je parle. – Je le crois. – Si j’avais l’honneur d’être connu de vous, vous sauriez que je suis un homme tout à fait sincère. – Je n’en doute point. – Ennemi de la fourberie. – J’en suis persuadé. – Et qui n’est pas capable de déguiser ses sentiments. – C’est ma pensée. – Vous regardez mon habit, qui n’est pas fait comme les autres ; mais je suis originaire de Naples, à votre service, et j’ai voulu conserver un peu la manière de s’habiller, et la sincérité de mon pays. – C’est fort bien fait. Pour moi, j’ai voulu me mettre à la mode de la cour pour la campagne. – Ma foi, cela vous va mieux qu’à tous nos courtisans. –  C’est ce que m’a dit mon tailleur. L’habit est propre et riche, et il fera du bruit ici. – Sans doute. N’irez-vous pas au Louvre ? – Il faudra bien aller faire ma cour. – Le roi sera ravi de vous voir. – Je le crois.

Le dernier trait est du meilleur comique, et M. de Sotenville l’envierait à son confrère.

En voici un autre de même qualité et qui ne sent pas moins son marquis de province. Menacé d’être pendu, Pourceaugnac prend la fuite. Un marquis, fuir ! « Ce n’est pas tant la peur de la mort qui me fait fuir que de ce qu’il est fâcheux à un gentilhomme d’être pendu, et qu’une preuve comme celle-là ferait tort à nos titres de noblesse, »

Des mains de Sbrigani, Pourceaugnac tombe dans celles d’Éraste et ne s’aperçoit pas un seul instant du jeu qu’on lui fait jouer. Sa vanité trouve son compte dans cette curiosité obséquieuse dont il se croit l’objet ; il se complaît dans l’énumération de sa parenté, son frère le consul, son cousin l’assesseur ; il suit docilement le fil qui le mène, donne de l’air à sa sottise et aboutit à cette célébration de sa couardise qui est le trait glorieux dont il achève de se peindre :

– Vous vîtes donc aussi la querelle que j’eus avec ce gentilhomme Périgordin ?
– Oui.
– Parbleu ! il trouva à qui parler.
– Ah ! ah !
– Il me donna un soufflet : mais je lui dis bien son fait.

Pourceaugnac n’a rencontré à Paris que tribulations, la comtesse d’Escarbagnas n’y a trouvé que sujets de ravissement et n’en rapporte que motifs nouveaux de prétentions.

Elle est veuve d’un homme d’épée « qui demeurait à la campagne, qui avait meute de chiens courants, et qui prenait la qualité de comte dans tous les contrats qu’il passait. » De sa propre naissance, nous ne savons rien, et son silence sur ce point donne à penser qu’il n’y a rien de flatteur à en dire.

Ce qui la caractérise, c’est un « perpétuel entêtement de la qualité. » – « Le petit voyage quelle a fait à Paris l’a ramenée dans Angoulême plus achevée qu’elle n’était. L’approche de l’air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir. » C’est ainsi qu’elle est dépeinte par Julie, une amie par intérêt et par occasion. Sitôt de retour dans sa maison d’Angoulême (car elle a maison de ville et manoir à la campagne), madame d’Escarbagnas s’empresse de mettre ses gens sur le pied de ceux de Paris. « Vive Paris pour être bien servie ! on vous entend là au moindre coup d’œil. Cela est étrange qu’on ne puisse avoir en province un laquais qui sache son monde. » De son valet de ferme elle veut faire un écuyer, de sa chambrière une soubrette du bel air, du jeune rustre Criquet un petit laquais à la mode. Tout ce monde villageois joue fort gauchement son rôle et fait valoir sous un jour d’autant plus comique les prétentions de madame d’Escarbagnas. La bonne dame est fort colère ; un verre cassé la met hors d’elle : elle n’a pas encore pris le sang-froid et le dédain superbe des gens de qualité, « Hé bien ! ne voilà pas l’étourdie ? En vérité, vous me paierez mon verre. – Eh bien, oui, Madame, je le paierai. – Mais voyez cette maladroite, cette bouvière, cette butorde, cette... – Dame ! Madame, si je le paie, je ne veux point être querellée. – Ôtez-vous de devant mes yeux. » On voit que les épithètes violentes ne lui coûtent pas. Elle en a d’énormes, comme « oison bridé, tête de bœuf, » lesquelles ne reviennent pas de Paris.

Madame d’Escarbagnas aime à étaler sa richesse. Comme M. Jourdain, elle appelle ses laquais sans nécessité, pour le plaisir de les voir et d’en faire montre. Elle dit : « Mon château. » – « Allumez deux bougies dans mes flambeaux d’argent. » Notez qu’on ne connaît que les chandelles de suif dans la maison, et que la servante reste bouche bée à ce commandement nouveau pour elle. Elle dit aussi : « Mon fils le marquis ; mon fils le commandeur. » Le moi ne lui est pas haïssable.

Madame d’Escarbagnas à des prétentions à plaire : « Je crois être en état, dit-elle, de pouvoir faire naître une passion assez forte, et je me trouve pour cela assez de beauté, de jeunesse et de qualité. » Ses soupirants en titre sont M. Tibaudier, conseiller, et M. Harpin, receveur des tailles. Tous deux recherchent la main de la riche veuve. M. Tibaudier paraît d’abord. C’est un magistrat frotté de littérature, un bel esprit de province. Il mêle billets doux et petits vers à la galanterie. Un panier de poires qu’il donne en présent est accompagné d’une épître où l’on voit bien que M. le conseiller s’est appliqué :

« Madame, je n’aurais pas pu vous faire le présent que je vous envoie, si je ne recueillais pas plus de fruit de mon jardin que j’en recueille de mon amour. Les poires ne sont pas encore bien mûres ; mais elles en cadrent mieux avec la dureté de votre âme, qui, par ses continuels dédains, ne me promet pas poires molles. Trouvez bon, Madame, que, sans m’engager dans une énumération de vos perfections et charmes, qui me jetterait dans un progrès à l’infini, je conclue ce mot, en vous faisant considérer que je suis d’un aussi franc chrétien que les poires que je vous envoie, puisque je rends le bien pour le mal : c’est-à-dire, Madame, pour m’expliquer plus intelligiblement, puisque je vous présente des poires de bon chrétien pour des poires d’angoisse que vos cruautés me font avaler tous les jours.

« Signé : TIBAUDIER,
« Votre esclave indigne. *

M. Harpin, le receveur des tailles, est une autre espèce d’homme : brutal et malotru, le verbe haut, l’assurance et l’aplomb du financier mal élevé. Ce type apparaît cette unique fois sur le théâtre de Molière et dans une courte esquisse ; mais les traits en sont déjà fixés. Ici encore. Molière est le créateur. Nul doute que s’il eut vécu plus longtemps il eût développé ce léger croquis et peut-être enlevé la création de Turcaret à Lesage.

Un dernier trait pour compléter cette peinture d’un intérieur provincial. La noble dame d’Escarbagnas a trois fils, près desquels elle a placé comme précepteur le bon monsieur Bobinet. Bobinet est aux précepteurs de la ville, ce que Criquet est aux valets parisiens. Le pauvre diable, rustre mal dégrossi, habitué à la vie campagnarde, est tout dépaysé dans le milieu mondain. Il ne sait pas saluer, marche gauchement et voudrait s’esquiver ; mais la comtesse ne l’entend pas ainsi ; un précepteur est un luxe comme un autre ; elle en tire trop bien vanité pour ne pas l’exhiber à sa compagnie : « Holà ! Monsieur Bobinet ! Monsieur Bobinet, approchez-vous du monde. » M. Bobinet, pris au collet pour ainsi dire, « donne le bon vêpre (le bonsoir) à toute l’honorable compagnie, » et s’abîme en respect devant la mère de ses élèves : « Que désire Madame la comtesse d’Escarbagnas de son très humble serviteur Bobinet ? » Cette sujétion profonde du précepteur, cette domesticité déguisée est encore marquée dans ce qui suit : « À quelle heure, Monsieur Bobinet, êtes-vous parti d’Escarbagnas avec mon fils, le comte ? – À huit heures trois quarts, Madame, comme votre commandement me l’avait ordonné. – Comment se portent mes deux autres fils, le marquis et le commandeur ? – Ils sont, Dieu grâce, Madame, en parfaite santé. – Où est le comte ? – Dans votre belle chambre à alcôve, Madame. – Que fait-il, Monsieur Bobinet ? – Il compose un thème, Madame, que je viens de lui dicter sur une épitre de Cicéron. – Faites-le venir, Monsieur Bobinet. – Soit fait, Madame, ainsi que vous le commandez. »

Le jeune comte survient, chapitré sur le seuil de la porte par le digne et naïf professeur : « Allons, Monsieur le comte, faites voir que vous profitez des bons documents qu’on vous donne. La révérence à toute l’honnête assemblée. » Il est une occasion de compliments flatteurs à l’adresse de sa mère. M. Tibaudier demande la permission de l’embrasser, car, ajoute-t-il galamment : « On ne peut pas aimer le tronc qu’on n’aime aussi les branches. » – « C’est monsieur votre frère, dit Julie, et non pas monsieur votre fils. » – « Monsieur Bobinet, dit la comtesse avec une affectation de gravité sentencieuse, ayez bien soin au moins de son éducation. » Ne dirait-on pas par avance quelque dame du XVIIIe siècle mise en goût de doctrine et de pédagogie par l’Émile de Rousseau ? À quoi Bobinet réplique par ce bouquet de métaphores innocentes, cueillies dans le jardin de son curé : « Madame, je n’oublierai aucune chose pour cultiver cette jeune plante dont vos bontés m’ont fait l’honneur de me confier la conduite ; et je tâcherai de lui inculquer les semences de la vertu. » – Puis la vanité de la comtesse reprenant bien vite le dessus : « Monsieur Bobinet, faites-lui un peu dire quelque galanterie de ce que vous lui apprenez. » Et le pauvre Bobinet, qui jusqu’ici s’est montré plutôt gauche que pédant, se montre et gauche et pédant, en faisant réciter au jeune comte sa dernière leçon de grammaire rédigée en latin par Jean-Despautère. Beau régal pour une assemblée de dames.

Au monde provincial se rattache le monde rustique. Molière, qui ne néglige et ne dédaigne rien de ce qui est dans la nature, s’est appliqué à mettre en scène des figures de paysans. Il ne leur prête, d’ailleurs, qu’un rôle épisodique, et ne les représente pas à leur avantage. La sympathie pour le paysan est un sentiment qui trouvera son expression élevée dans le roman moderne. Molière et ses imitateurs ne songent guère qu’à nous faire rire à ses dépens. Ils n’inventent pas ses défauts, mais ils laissent dans l’ombre ses qualités et ne soupçonnent pas la poésie du sujet.

Le paysan dans Molière est intéressé, attentif au gain entrevu. Il ne faut pas lui dire deux fois d’ouvrir la main pour happer une bourse, empocher un écu, ou s’il hésite et fait la sourde oreille, c’est pure comédie, sournoiserie coutumière, habitude de surveiller son premier mouvement, de tourner le dos à sa pensée.

Il est lourdaud, incivil sans Le savoir, le chapeau cloué sur sa tête. Molière ne lui laisse pas toujours sa finesse traditionnelle. Il le fait plutôt niais. Lubin, valet de Clitandre dans la comédie de Georges Dandin, est le type du genre. Il se croit très fin, a grande confiance dans sa malice, et ne s’en vante jamais plus haut qu’au moment de commettre quelque lourde sottise. Rien de plus facile que de lui tirer les vers du nez. Sa grosse fatuité et sa naïve satisfaction de lui-même sont bien peintes dans une scène avec son maître :

Je voudrais bien savoir, Monsieur, vous qui êtes savant, pourquoi il ne fait point jour la nuit ? – C’est une grande question, et qui est difficile. Tu es curieux, Lubin. – Oui. Si j’avais étudié, j’aurais été songer à des choses où on n’a jamais songé. – Je le crois. Tu as la mine d’avoir l’esprit subtil et pénétrant – Cela est vrai. Tenez, j’explique du latin, quoique jamais je ne l’aie appris ; et voyant l’autre jour écrit sur une grande porte : Collegium, je devinai que cela voulait dire collège. – Cela est admirable. Tu sais donc lire, Lubin ? – Oui, je sais lire la lettre moulée ; mais je n’ai jamais su apprendre à lire l’écriture.

Ainsi Molière, après avoir peint avec tant de grâce et d’enjouement la fatuité brillante des marquis, s’est attaché à représenter le même travers en un lourdaud de village, montrant que l’homme est partout le même, travaillé des mêmes prétentions, dont l’expression seule varie et se teint, pour ainsi dire, des couleurs d’un milieu différent.

Tout un acte de Don Juan (c’est le deuxième) se passe entre villageois. On sait que don Juan, monté sur une barque avec Sganarelle, a fait naufrage et s’allait nover quand il est tiré de l’eau par Pierrot. Ce Pierrot, qui est une manière de personnage dans son endroit, est un simple niais. Il n’a jamais quitté son village, jamais approché un grand seigneur. Aussi s’extasie-t-il sur les riches habits de don Juan et de son valet. Il faut l’entendre raconter à Charlotte, sa payse et sa promise, toute la scène du naufrage. Molière, en précurseur du naturalisme, s’est amusé à reproduire, par des tours de force d’orthographe phonétique, les curiosités du jargon campagnard : tant le goût de l’exactitude, le souci de la vérité même matérielle le travaillent, le possèdent.

Pierrot est amoureux, grandement amoureux de Charlotte, sa promise. Mais celle-ci est froide à son égard, et le pauvre garçon en souffre ; et comme il souffre, il querelle l’inhumaine, ce qui n’avance pas beaucoup ses affaires : « Mon Guieu. Pierrot, tu me viens toujours dire la même chose. » Et Pierrot répond : « : Je te dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose ; et si ce n’était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose. » Et pour changer, il lui remet en mémoire toutes les preuves d’amiquié qu’il lui prodigue : « Je t’achète, sans reproche, des rubans à tous les merciers qui passent ; je me romps le cou à t’aller dénicher des merles ; je fais jouer pour toi les vielleux quand ce vient ta fête ; et tout ça, comme si je me frappais la tête contre un mur. » Et comme Charlotte proteste de son bon vouloir, Pierrot lui répond par l’exemple de « la grosse Thomasse. » En voilà une qui aime le jeune Robin, son fiancé, et lui en donne des preuves :

Toujou alle li fait queuque niche, ou li baille queuque taloche en passant ; et l’autre jour qu’il était assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li, ut le fit choir tout de son long par tarre. Jarni via où l’en voit les gens qui aimont : mais toi, tu ne me dis jamais mot, t’es toujou là comme eune vraie souche de bois ; et je passerais vingt fois devant toi, que tu ne te grouillerais pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose.

Pauvre Pierrot ! Il perd sa rhétorique villageoise. Voici don Juan qui s’approche et dont la langue dorée a peu de chose à dire pour trouver le chemin du cœur de Charlotte. Et sur Pierrot qui se rebiffe, les soufflets pleuvent de la main du grand seigneur « méchant homme, » jusqu’à ce que Sganarelle, écœuré du spectacle, dise à son maître ; « Eh ! Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C’est conscience de le battre. »

Dans Charlotte et dans Mathurine, Molière a voulu peindre la crédulité et la vanité féminines, éblouies par le langage des Messieurs de la ville. Il les a faites d’une nature plus relevée, d’une pâle, pour ainsi dire, plus fine que celle de Pierrot. Mais il leur a donné en moins le gros bon sens du pauvre villageois. Toutes deux s’empressent de croire aux paroles enjôleuses de don Juan, toutes deux se bercent du rêve insensé d’être sa femme : « Je suis celle qu’il aime au moins. – C’est moi qu’il épousera. » Il faut que Sganarelle, qui est peuple enfin, et qui ne peut assister de sang-froid à cette dangereuse comédie, leur montre le piège : « Ah ! pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre : ne vous amusez pas à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village. » Demeurer dans son village ! Oui, voilà le bon conseil, voilà le salut pour Charlotte et Mathurine, aujourd’hui, comme il y a deux siècles.

 

 

Chapitre V - Le bel esprit

 

Le mot et la chose tiennent une grande place dans la comédie de Molière. Il n’y a pas de travers qu’il pardonne moins aisément. Il nous fait connaître le bel esprit sur tous les degrés de l’échelle, dans la noblesse, la bourgeoisie, la province. Le faux marquis de Mascarille, dans les Précieuses, ne s’est pas plutôt assis entre Cathos et Madelon qu’il leur demande : « Quel bel esprit est des vôtres ? » Et Cathos et Madelon, en leur qualité de provinciales nouvellement débarquées du coche, avouent, non sans honte, qu’elles n’en connaissent encore aucun. Sur quoi Mascarille leur promet de leur amener tous ceux de sa connaissance, et le nombre en est grand, car, dit-il, « je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits. » Grandes démonstrations de reconnaissance de la part de Cathos et de Madelon. Ce qui les enchante dans le commerce des beaux esprits, ce n’est pas l’agrément ni le profit des doctes conversations ; non, c’est le vaniteux plaisir d’être instruites les premières de tous les petits bruits du jour. Le bel esprit propage la gazette, au besoin il la supplée. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces devers et de prose. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; un tel a fait des paroles sur un tel air... Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin, sur les huit heures. » – Et Madelon, à qui nous devons cette théorie du bel esprit, conclut bravement : « Voilà ce qui nous fait valoir dans les compagnies, et si l’on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir. » Sur quoi sa cousine, qui n’est jamais en reste, ajoute : « En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi, j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander si j’aurais vu quelque chose de nouveau que je n’aurais pas vu. » Là-dessus Mascarille de faire chorus et de promettre qu’il établira chez elles « une académie de beaux esprits. » Et pour commencer, il les entretient de ses prouesses littéraires et déroule le catalogue de ses productions poétiques : « deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux », sans compter les énigmes et les portraits.

Du salon du bonhomme Gorgibus, si nous passons dans celui du bonhomme Chrysale, c’est encore Cathos et Madelon qui nous reçoivent. L’une et l’autre ont tenu ce qu’elles promettaient. Cathos s’est mariée et s’appelle Philaminte ; elle a une fille, Armande, élevée selon son goût et presque aussi précieuse qu’elle. Madelon est restée fille, et sa folie, exaspérée par l’âge, dépasse bientôt toutes les bornes : son nouveau nom est Bélise. L’ornement du salon, le bel esprit en titre, c’est Trissotin, poète ridicule, dont les grotesques productions font pâmer d’aise nos commères, absolument comme dans les Précieuses de 1659, faisaient les billevesées de Mascarille. La scène est la même quant au fond, avec plus d’ampleur dans le dessin, d’éclat dans le coloris, de vigueur dans la touche du maître. Trissotin n’est plus, comme Mascarille, un farceur qui singe et parodie ; il joue son rôle avec le sérieux de l’homme qui y croit, qui s’y trouve dans son naturel. Idole de ce petit cénacle, il en respire l’encens avec une bonne foi parfaite, n’attend pas qu’on le lui donne, et se décerne à lui-même les compliments les plus flatteurs. C’est ainsi qu’il annonce un sonnet

...Qui chez une princesse
A passé pour avoir quelque délicatesse :
Il est de sel attique assaisonné partout,
Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût.

C’est le fameux sonnet à la princesse URANIE, sur sa fièvre. Trissotin n’a pas encore ouvert la bouche qu’on se pâme d’admiration, Bélise surtout, laquelle se montre toujours à l’avant-garde, lorsqu’il s’agit de sottise.

Explosion d’enthousiasme après le premier quatrain

– Ah ! le joli début ! – Qu’il a le tour galant !
– Lui seul des vers aisés possède le talent.

Trissotin, enivré, dans l’extase, répète le quatrain et passe au second, lequel n’a pas un succès moindre :

– Ah ! tout doux ; laissez-moi de grâce respirer.
– Donnez-nous, s’il vous plaît, le loisir d’admirer.
– On se sent, à ces vers, jusques au fond de l’âme,
Couler je ne sais quoi qui fait que l’on se pâme.

Lecture et commentaire se poursuivent sur ce ton d’hyperbole, et, le sonnet terminé, Molière trouve encore des expressions nouvelles pour peindre, en forme de crescendo, deux choses qui se dépensent sans s’épuiser jamais, à savoir : la bêtise de Trissotin et le délire de ses admiratrices.

– On n’en peut plus – on pâme – on se meurt de plaisir.
– De mille doux frissons vous vous sentez saisir.
– Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant.
– Partout on s’y promène avec ravissement.
– On n’y saurait marcher que sur de belles choses.
– Ce sont petits chemins tout parsemés de roses...

Mais nos précieuses de 1672 ne s’en tiennent pas au programme modeste de leurs devancières. Poésie et vers galants n’ont qu’une part de leur affection. De plus hautes visées les possèdent : elles sont « femmes savantes », prétendent à organiser, à régenter, à philosopher ; elles vont même sur les brisées de l’astronome.

Un souffle de révolte passe sur ces trois femmes et leur inspire une déclaration d’indépendance en matière de science. Philaminte donne le ton, les autres répondent à l’unisson :

– Car enfin je me sens un étrange dépit
Du tort que l’on nous fait du côté de l’esprit ;
Et je veux nous venger toutes tant que nous sommes,
De cette indigne classe où nous rangent les hommes.
De borner nos talents à des futilités...
– C’est faire à notre sexe une trop grand offense
De n’étendre l’effort de notre intelligence
Qu’à juger d’une jupe ou du trait d’un manteau,
Ou des beautés d’un point, ou d’un brocart nouveau.
– Il faut se relever de ce honteux partage
Et mettre hautement notre esprit hors de page.

À merveille, et si ces ambitions étaient plus mesurées dans leur langage, surtout plus sagement appliquées, on y pourrait souscrire. Mais ce ton de commandement, surtout ces applications maladroites et vaines vont tout gâter. Au fond, ce n’est pas la science qu’aiment ces savantes, mais le bruit qu’on en peut faire, l’éclat et l’influence qu’on en peut tirer. Esprit de progrès tué par esprit de coterie.

Changeons encore de monde. Nous sommes dans le salon d’Uranie, les jours qui suivent la première représentation de l’École des femmes. Uranie et sa cousine Élise devisent en attendant les visiteurs. Toutes deux ont de l’esprit, mais la première l’assaisonne de bon sens et de jugement, l’autre le tourne en persiflage. Bientôt arrive Climène, une précieuse « des pieds jusqu’à la tête. » Et voilà la conversation engagée sur le chapitre de la pièce nouvelle. Elle n’est pas tendre pour elle, la précieuse. « Je viens de voir pour mes péchés cette méchante rhapsodie. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m’a donné, et je pense que je n’en reviendrai de plus de quinze jours. » « Voyez un peu, dit Élise, comme les maladies arrivent sans qu’on y songe ! » – Et Uranie d’ajouter : « Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi : mais nous fûmes avant-hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux saines et gaillardes. – Quoi ! vous l’avez vue ? – Oui, et écoutée d’un bout à l’autre. – Et vous n’en avez pas été jusqu’aux convulsions, ma chère ? – Je ne suis pas si délicate, Dieu merci : et je trouve pour moi que cette comédie serait plutôt capable de guérir les gens que de les rendre malades. » Voilà la discussion engagée, et l’on se doute bien de ce qui choque la précieuse dans l’École des femmes. Un renfort arrive bientôt à chaque opinion : du côté de Climène, c’est le marquis ; du côté d’Uranie, c’est Dorante, le chevalier. Le marquis ne fait que de sortir du théâtre, et il en sort très courroucé. « Comment, diable ! à peine ai-je pu trouver place. J’ai pensé être étouffé à la porte, et jamais on ne m’a tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons et mes rubans en sont ajustés, de grâce. » Conclusion : « Il ne s’est jamais fait, je pense, une si méchante comédie. Contradiction de Dorante, et voilà dos deux grands seigneurs aux prises. Mais la partie n’est pas égale. Le marquis est un simple « turlupin », une cervelle creuse qui répète ce qu’il entend dire, de confiance. Dorante est un esprit posé, réfléchi, qui raisonne sur ce qu’il voit et juge comme il sent. Il n’est pas long à mettre le marquis au pied du mur. « Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ? – Pourquoi elle est détestable ? – Oui. – Elle est détestable parce qu’elle est détestable. – Après cela, il n’y a plus rien à dire, et voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont. – Que sais-je, moi ? Je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais, enfin, je sais bien que je n’ai rien vu de si méchant, Dieu me sauve, et Dorilas, contre qui j’étais, a été de mon avis. » Après Dorilas, c’est Lysandre, dont l’autorité est invoquée, puis la marquise Araminte. Dorante ne daigne pas réfuter Dorilas. Pour Lysandre, il le reconnaît homme d’esprit, mais quoi ? « Il y en a beaucoup que le trop d’esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumière, et même qui seraient bien fâchés d’être de l’avis des autres pour avoir la gloire de décider. » Quant à Araminte, c’est une femme qui raffine sur le scrupule et pousse la pruderie jusqu’aux « grimaces. »

Un autre grief du marquis, ce sont les rires du parterre : un grand seigneur ne saurait s’amuser de ce qui amuse le parterre ; fi ! cela est peuple, mauvais genre. Cette impertinence échauffe Dorante, et il riposte par cette belle défense du goût du peuple qui est dans toutes les mémoires.

Survient un dernier visiteur, le poète Lysidas. On veut avoir son avis, car il est homme du métier. Lysidas fait mine de s’y refuser ; mais il a la discrétion perfide et le silence traître, M. Lysidas. Il procède par insinuations et demi-mots, comme : « ah ! ah ! – Je n’ai rien à dire. – Je la trouve fort belle – ha, ha, ha ! etc. » Finalement il cède aux démangeaisons sourdes de mordre sur l’œuvre d’un confrère. Il est plein de finesse et de vérité, ce portrait du poète médiocre en présence d’une œuvre de génie. Sa réserve affectée cède la place à la jalousie qui le dévore, et il s’en donne à cœur joie de déchirer une pièce applaudie : cela le console de tant de chutes. Premier grief : « Ces sortes de comédie ne sont pas proprement des comédies, et il y a loin de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses, dépendant tout le monde donne là-dedans aujourd’hui ; on ne court plus qu’à cela, et l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris, d Lysidas ne fait, nous le savons, que reproduire ici l’opinion du grand Corneille, dont l’humeur, en vieillissant, n’était pas exempte de jalousie, et nous connaissons la haute et ferme réponse opposée par Molière. Lysidas se rabat sur la cour, dont il donne à entendre qu’il méprise le jugement ; mais il est rudement relevé par Dorante, qui administre une volée de bois vert à M. Lysidas sur le dos des poètes ses confrères :

« La cour a quelques ridicules, j’en demeure d’accord ; et je suis, comme on le voit, le premier à les fronder ; mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession ; et, si l’on joue quelques marquis, je trouve qu’il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que ce serait une chose plaisante à mettre sur le théâtre, que leurs grimaces savantes et leurs raffinements ridicules, leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées, leur trafic de réputation, et leurs ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d’esprit et leurs combats de prose et de vers. »

M. Lysidas se pique au jeu et met le pied sur un terrain où il se croit sans rival, celui de la rhétorique et d’Aristote, c’est son fort. Mais Dorante dit fort bien leur fait à Aristote et à Horace, comme à ceux qui abusent de leurs noms respectés. Il est vivement soutenu par Uranie, qui ne veut de critérium que le sentiment, la sincérité et la franchise des émotions personnelles. « Vive le mélodrame où Margot a pleuré, » dira Musset. « Vive la comédie où Célimène a ri, » dirait volontiers Molière, par la bouche d’Uranie et de Dorante.

DORANTE. – Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours ! Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations, les fait tous les jours sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?... Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir.
URANIE. – Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et, lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire.
DORANTE. – C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier Français.
URANIE. – Il est vrai ; et j’admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir nous-mêmes.

Lysidas et Trissotin sont poètes de profession, paient patente et tiennent boutique sur le Parnasse. Oronte est le grand seigneur qui se pique d’écrire en vers, en vertu de cette maxime, signée du marquis de Mascarille : « Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. » Son ridicule consiste surtout dans cet empressement à jeter son sonnet à la tête des gens, dans cette quête naïve de louanges complaisantes, dans cette intrépidité de bonne opinion sur le mérite de son ouvrage. Il consiste aussi dans ses mines coquettes, dans ses petits manèges d’auteur et de lecteur, dans tout ce que Molière appelait tout à l’heure « les grimaces savantes et les raffinements ridicules. » Quant au corps du délit, je veux dire le sonnet lui-même, on ne peut lui refuser du tour, de l’élégance, une certaine distinction de langage qui se sentent des sociétés polies que l’auteur fréquente. Nous sommes loin, en somme, du cuistre Trissotin et du farceur Mascarille, et l’on conçoit que plus d’un, dans le parterre de 1666, s’y soit trompé. Il faut la rude franchise d’Alceste pour forcer l’esprit à plus de sévérité, le faire revenir sur une première impression et se prononcer enfin entre ce bouquet à Chloris et la naïve chanson du roi Henri. Car cette scène a cela de rare et d’excellent que Molière ne se contente pas d’y montrer le ridicule, comme il fait dans les Femmes savantes. À côté du mal, qui est le faux goût, la recherche de l’esprit, il place le remède qui est le retour à la nature et à la vérité.

Les scènes où le bel esprit est en jeu finissent toujours mal, j’entends par des querelles, sinon par des coups : cela est dans l’essence des choses : amour-propre insatiable, extrême friandise de louanges, surprenante irritabilité d’esprit, prompte aigreur, ces traits de caractère aboutissent fatalement à des conflits suivis d’explosion. Si le dénouement de la Critique en est exempt, c’est qu’on vient annoncer à propos que le souper est servi. Mais la scène du sonnet dans le Misanthrope dégénère en dispute. Oronte, si prompt à solliciter la franchise de son juge, se révolte sitôt qu’elle tourne contre lui, et l’intervention des maréchaux est nécessaire pour empêcher nos gens de se couper la gorge. Est-il besoin de rappeler la querelle à jamais fameuse de Vadius et de Trissotin ?

 

 

Chapitre VI - Les professions - Médecins - Philosophes - Professeurs - Gens de justice - Gens d’affaires

 

Les professions impriment leur pli sur le caractère et le modifient en plus d’un sens. Elles créent des formes de pensée et de langage, des préoccupations, des habitudes, lesquelles deviennent à leur tour comme une seconde nature. Cette nature professionnelle, se superposant à l’autre, forme un composé curieux à étudier et qui tente volontiers la verve du poète comique. Il n’y a pas de fonds plus riche à exploiter. Avant Molière, les auteurs de notre vieux théâtre le savaient bien. Leurs pièces (nous parlons des dramaturges du moyen âge) fournissent à l’histoire des mœurs des documents d’une fidélité sûre et d’un intérêt persistant. L’homme de loi, le médecin, le marchand, le soldat, le docteur, même le prêtre, y figurent et s’y gouvernent selon des lois finement observées. La société du temps apparaît tout entière sous des masques visiblement marqués à l’empreinte de la réalité. Nos auteurs de Farces et de Miracles semblaient avoir emporté leur secret avec eux, lorsque Molière l’a fait revivre. Lui aussi excelle à peindre les hommes dans l’attitude familière que fait contracter à la personne physique et morale l’exercice continu d’une fonction ou d’un métier. « Car, comme dit Béralde dans le Malade imaginaire, que voulez-vous qu’il mette sur la scène que les diverses professions des hommes ? » Depuis l’apothicaire du temps, qui n’est pas accoutumé « à parler à des visages », jusqu’au conseiller Tibaudier qui souhaite galamment à une jolie dame d’avoir un procès devant son siège, pour qu’il ait occasion de la servir, le nombre des originaux est grand, qui nous restent à étudier.

En premier lieu les médecins.

La profession de médecin est celle que Molière a observée de plus près et le plus souvent traduite sur la scène[12]. Il en connaît le fort et le faible, – le faible surtout, – en imite les formes, le langage, les prétentions, et finalement conclut à la vanité de son principe. Sa première agression date de Don Juan, où Sganarelle se déguise en docteur uniquement pour fournir l’occasion de railler la secte médicale. Don Juan, qui est aussi « impie en médecine, » n’y voit que « pure grimace » et affirme que « c’est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes. » L’attaque est redoublée et vivement soutenue dans l’Amour médecin. Il s’agit, dans cette pièce, d’une fille, Lucinde, que son père, bon bourgeois de Paris, refuse de marier. Celle-ci feint la maladie. Vite, quatre médecins sont mandés. Ce sont, sous des noms grecs, inventés, dit-on, par Boileau, quatre médecins de la cour : Tomès (l’homme à la saignée), Des Fonandrès (tueur d’humains), Macroton (lent parleur), et Bahis (bredouillant). Chacun de ces traits vaut un nom propre et a permis de reconnaître, sous leur masque, les docteurs Valot, des Fougerais, Guénaut et Esprit. La consultation qu’ils tiennent au chevet de la malade est l’exact portrait des mœurs médicales à cette époque. Nos quatre docteurs s’y peignent avec la même naïveté que les Précieuses dans la comédie de 1659. Ce sont d’abord, avant de procéder à l’examen de la malade, de longues conversations oiseuses entre confrères pour passer le temps. Un autre trait est rattachement entêté et l’aveugle dogmatisme qui les asservit aux opinions d’Hippocrate et de Galien. On jure par ces deux auteurs, comme en poésie on jurait par Aristote. Hippocrate, Galien ont raison, contre toute raison, c’est-à-dire contre la nature et contre la mort. M. Tomès demande à la soubrette des nouvelles du cocher d’une de ses clientes. « Il va fort bien, répond Lisette, il est  ort. – Mort ? – Oui. – Cela ne se peut. – Je ne sais si cela ne se peut, mais je sais bien que cela est. – Il ne peut pas être mort, vous dis-je. – Et moi je vous dis qu’il est mort et enterré. – Vous vous trompez. – Je l’ai vu. – Cela est impossible. Hippocrate dit que ces sortes de maladies ne se terminaient qu’au quatorze ou au vingt et un ; et il n’y a que six jours qu’il est tombé malade. – Hippocrate dira ce qu’il lui plaira, mais le cocher est mort. »

Les jeunes prennent systématiquement parti pour leurs anciens. C’est un article du catéchisme professionnel, à peu de chose près inscrit dans les statuts de la Faculté. « Quel parti prenez-vous dans la querelle des deux médecins. Théophraste et Artémius ? car c’est une affaire qui partage tout notre corps. – Moi, je suis pour Artémius. – Et moi aussi. Ce n’est pas que son avis, comme on a vu, n’ait tué le malade et que celui de Théophraste ne fut beaucoup meilleur, assurément ; mais enfin il a tort dans les circonstances, et il ne devait pas être d’un autre avis que son ancien. »

Formalistes, ils le sont jusqu’à la férocité. Jamais homme de loi ne fut rivé d’aussi court à sa procédure. « Il faut toujours garderies formalités, quoi qu’il puisse arriver. – Pour moi, j’y suis sévère endiablé, à moins que cène soit entre amis ; et l’on nous assembla, un jour, trois de nous autres, avec un médecin de dehors, pour une consultation, où j’arrêtai toute L’affaire, et ne voulus point endurer que l’on opinât, si les choses n’allaient dans l’ordre (c’est-à-dire sans l’intervention du médecin de dehors, d’une Faculté autre que celle de Paris). Les gens de la maison faisaient ce qu’ils pouvaient, et la maladie pressait ; mais je n’en voulus pas démordre, et le malade mourut bravement pendant cette contestation. » Comme on le voit, quelqu’un paie toujours les frais : c’est le malade. La Faculté s’en lave les mains, pourvu que la procédure soit régulière. « Ce n’est pas qu’après tout cela votre fille ne puisse mourir ; mais au moins vous aurez fait quelque chose, et vous aurez la consolation qu’elle sera morte dans les formes. – Il vaut mieux mourir selon les règles que de réchapper contre les règles. »

Arrivent-ils à la consultation ? leur langage est pédant, hérissé de grec et de latin, souvent tout en latin. C’est un vrai cours de matière médicale. En quoi ils ont une excuse. Il n’y eut longtemps, pour l’étudiant en médecine, d’autre clinique que le lit des clients, près desquels un docteur maître l’introduisait, pérorait, démontrait. Il était professeur autant que médecin et en usait à son aise. Quand Molière fait disserter Tomès et Macroton au lit de Lucinde, quand les deux médecins de M. de Pourceaugnac établissent, ce long diagnostic, qui a tout l’air d’un fac-similé, quand Thomas Diafoirus procède, sous les yeux de son père, au diagnostic de l’état d’Argan.ils s’y prennent comme on faisait communément à cette époque, et les ridicules mis en lumière n’ont subi qu’un très faible grossissement. C’est la conviction à laquelle on arrive en étudiant cette partie des œuvres de Molière : jamais peut-être il ne se tint aussi près de la réalité, jamais il ne travailla sur un fonds de vérité plus certain.

À côté des médecins officiels. Molière fait leur part aux médecins empiriques, charlatans sans diplôme et sans patente, qu’il n’épargne pas plus que les autres. Clitandre, déguisé en docteur, pour épouser Lucinde, les représente dans la pièce de l’Amour médecin. « Voilà un médecin qui a la barbe bien jeune, » remarque le père. – La science ne se mesure pas à la barbe, et ce n’est pas par le menton qu’il est habile, » répond Lisette. Clitandre expose ses ressources : « Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres. Ils ont l’émétique, les saignées, les médecines et les lavements ; moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans, et par des anneaux constellés. » Il invoque même la physiognomonie et la chiromancie.

Le Médecin malgré lui a moins de portée que l’Amour médecin. Molière, qui, dans les Précieuses, a fait d’un valet un marquis bel esprit, use du même procédé de travestissement bouffon pour changer un fagotier en médecin. Il nous donne la parodie, la charge extrêmement grossie des ridicules et des prétentions finement censurées dans la consultation des quatre docteurs véritables.

Il revient à la réalité suivie de très près dans Pourceaugnac, où la scène des deux médecins semble absolument rédigée sous la dictée d’un confrère. Elle put l’être en effet. Molière avait fait amitié avec le docteur Mauvillain, esprit original, qui nourrissait des griefs contre la Faculté, dont il fut exclu deux fois, bien qu’elle finit par l’élire pour doyen. C’est de lui qu’il disait à Louis XIV : « Nous causons ensemble ; il m’ordonne des remèdes, je ne les fais pas, et je guéris. »

Molière, qui dut étudier la physiologie avec Gassendi, cette science n’étant pas, comme elle le fut plus tard, séparée de la philosophie, Molière n’eut cependant pu s’y enfoncer si avant et en parler avec une précision de termes si complète sans recourir aux lumières d’un docteur. Mauvillain doit être pour sa part dans cette guerre sans pitié faite à la médecine, et dont la plus vive manifestation éclate dans le Malade imaginaire.

Ici le spectacle est double : d’un côté les hommes de l’art, de l’autre leur victime. Notez que tout ce monde y va de bonne foi et joue fort sérieusement son rôle. Argan est convaincu de l’efficacité des remèdes autant que de sa maladie. On est mal venu à lui dire qu’il a le visage d’un homme sain, et c’est lui manquer de respect que de révoquer en doute le pouvoir détersif, lénifiant et dulcifiant des clystères dont l’abreuvent M. Purgon et son acolyte M. Fleurant. C’est un dévot de la médecine, comme don Juan en est l’impie. Comme tout dévot, Argan a des scrupules et se pose des cas de conscience : « M. Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées et douze venues ; mais j’ai oublié de lui demander si c’est en long ou en large. » Et encore : « Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ? »

D’autre part, quel sérieux solennel dans ces doctes ignorants mis en scène sous la robe de docteur ! Ils sont trois, M. Purgon et les deux Diafoirus père et fils. Thomas, le fils, est la preuve vivante de ce que produit, en matière de pédanterie, l’art aidé de la nature. Le voici dépeint par son propre père : « Tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns. » Mais une bonne « judiciaire. » Ses antécédents ? « Lorsqu’il était petit, on le voyait toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux qu’on appelle enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, et il avait neuf ans qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. » Cette lenteur d’esprit l’accompagne au collège et dans toutes ses études. « Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences. » Et quel usage il en fait ! assidu aux disputes de l’école, aux argumentations pour le doctorat, « il s’y est rendu redoutable. » Argumentateur à outrance, « il est fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. » Enfin, dernier trait de mœurs, qui ravi ! son père et le fait pleurer de tendresse, le respect des anciens : « Mais sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine. » Voilà le joli garçon auquel Argan veut marier sa fille. Nous avons entendu son premier compliment à Angélique. La belle marque de galanterie qu’il y ajoute, c’est de l’inviter à venir voir, un de ces jours, la dissection d’une femme, « sur quoi, dit-il, je dois raisonner. » En attendant, Argan, qui ne perd pas une si bonne occasion de consulter, requiert les deux médecins de l’examiner. La scène remet dans tout son jour les ridicules exposés plus haut dans la consultation des quatre docteurs : c’est un ingénieux duplicata.

Quant à M. Purgon, leur ancien, il se montre praticien prodigue de médecines et de clystères, ayant ordonné en un mois huit des unes et douze des autres[13]. C’est, de plus, un médecin despote, emporté, et qui n’entend pas que le patient se dérobe aune seule de ses ordonnances. Aussi fait-il un beau tapage pour un seul petit clystère simplement ajourné.

Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais, j’ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l’âcreté de votre bile, et à la féculence de vos humeurs. Et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours vous deveniez dans un état incurable. Que vous tombiez dans la bradypepsie. – Monsieur Purgon ! – De la bradypepsie dans la dyspepsie. – Monsieur Purgon ! – De la dyspepsie dans l’apepsie. – Monsieur Purgon ! – De l’apepsie dans la lienterie. – Monsieur Purgon ! – De la lienterie dans la dysenterie. – Monsieur Purgon ! – De la dysenterie dans l’hydropisie. – Monsieur Purgon ! – Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie. – Ah ! mon Dieu ! je suis mort.

Tout cela nous montre Molière très renseigné sur les travers des médecins ; mais sur le fond même de l’art, quelle est sa pensée ? Celle qu’il avait mise sans périphrase dans la bouche de don Juan, huit années auparavant. Béralde, le frère d’Argan, et le raisonneur de la pièce, développe longuement et méthodiquement l’opinion sommairement émise par don Juan :

« Vous ne croyez donc pas à la médecine » ? lui dit Argan scandalisé et stupéfait. Et Béralde lui répond que c’est « une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes. » Ses raisons ? C’est que « les ressorts de notre machine sont des mystères jusqu’ici, où les hommes ne voient goutte, et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose. » Les médecins ne savent donc rien ? – « Si fait, ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler un beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser : mais pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout. » Et encore : « Toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui nous donne des mots pour des raisons et des promesses pour des effets. » – Mais tout le monde a recours aux médecins. – Effet de la faiblesse humaine, non de la vérité de leur art. – Mais les médecins s’en servent eux-mêmes, en leurs maladies. – C’est que les uns jouent leur rôle jusqu’au bout, les autres sont leurs propres dupes. – Mais que faire quand on est malade ? – « Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout. » Et pour conclure, Béralde propose à son frère de le « mener voir quelqu’une des comédies de Molière. » Ce nom exaspère Argan, comme celui de Tartufe un faux dévot : « Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage ; car cela m’échauffe la bile, et vous me donneriez mon mal. »

Molière communique à ses servantes son horreur de la médecine. Il les anime envers les hommes de l’art de sentiments agressifs et gouailleurs. Quatre médecins ! dit Lisette, « n’est-ce pas assez d’un pour tuer une personne ? » Et comme son maître se récrie : « J’ai, dit-elle, connu un homme qui prouvait par bonnes raisons qu’il ne faut jamais dire : Une telle personne est morte d’une fièvre et d’une fluxion sur la poitrine, mais : elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires. » Lisette n’est pas plus révérencieuse devant les docteurs en personne, et sa malice leur cause les plus désobligeantes surprises. « Quoi, Monsieur, dit-elle aux docteurs Tomès et Des Fonandrès, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu’on vient de faire à la médecine ? – Comment ? Qu’est-ce ? dit M. Tomès qui tombe dans le panneau. – Un insolent,

réplique Lisette, qui a eu l’effronterie d’entreprendre sur votre métier, et qui, sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d’un grand coup d’épée au travers du corps ! » Colère de M. Tomès et menace de représailles, le jour où Lisette tombera malade. Mais Lisette en rit, forte qu’elle est de ses vingt ans et de sa belle santé.

Et Toinette donc, du Malade imaginaire ! Celle-là a tous les jours sous les yeux le spectacle des ridicules et des dégoûts inhérents à la profession de malade sans maladie. Elle n’est tendre ni pour le patient dont l’erreur obstinée exaspère son bon sens, ni pour ce monde de docteurs et d’apothicaires qui vivent de lui ; à eux la première botte : « Ce Monsieur Fleurant-là et ce Monsieur Purgon s’égaient bien sur votre corps ; ils ont en vous une bonne vache à lait, et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez pour faire tant de remèdes. » À son maître la seconde : « Monsieur, mettez la main à la conscience : est-ce que vous êtes malade ? – Comment, coquine ; si je suis malade ! Si je suis malade, impudente ! – Eh bien ! oui, Monsieur, vous êtes malade ; n’ayons point de querelle là-dessus. Oui, vous êtes fort malade ; j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait. » Toinette se le tient pour dit, mais le diable n’y perdra rien, et lorsqu’un visiteur, l’instant d’après, va complimenter Argan de ce qu’il se porte mieux : « Comment ! qu’il se porte mieux, s’écrie la rusée avec une feinte colère ; cela est faux. Monsieur se porte toujours mal. » Et poussant sa pointe : « Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l’a fort mauvais ; et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu’il était mieux. Il ne s’est jamais si mal porté. – Elle a raison, dit Argan. – Il marche, poursuit Toinette, il dort, mange et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade. »

On sait comment Toinette s’emploie au dénouement du Malade imaginaire : elle se déguise en médecin, médecin fantaisiste, qui n’appartient à aucune Faculté connue, rompt en visière aux maîtres et aux anciens, parle de couper un bras pour que l’autre profite mieux, de crever un œil pour aviver l’autre, bref oppose aux timidité pédantesques de la routine les extravagances de la nouveauté.

Pour couronner le tout, Toinette prend sa part dans cette cérémonie de la réception d’un docteur qui est bien la bouffonnerie la plus extraordinairement gaie qu’ait vue la scène française. Là encore Molière se tient à courte distance de la réalité, et, sauf la qualité du latin macaronique, toute cette fantaisie a ses racines dans des traditions sérieuses de la Faculté, les trois serments, par exemple, le triple juro, le rôle du præses, celui du Bachelierus, l’examen préalable, etc. Il n’y a pas jusqu’aux violons ouvrant la marche qui ne soient un emprunt aux usages de la Faculté de Montpellier.

La médecine se porte-t-elle plus mal des railleries dont le poète l’a criblée ? Non. D’une part, ces railleries ont contribué à la dépouiller de l’attirail pédantesque dont elle était environnée ; de l’autre, le fond même de la science depuis deux siècles s’est transformé. Molière revenant au jour, reconnaîtrait qu’elle est devenue de science dogmatique et traditionnelle une science d’observation. S’éclairant des lumières de sciences nouvelles dont les contemporains de Louis XIV ne soupçonnaient pas même l’existence, elle a pénétré plus profondément dans les régions mystérieuses de la vie et de la mort, découvert des lois, reconnu des propriétés, analysé des phénomènes. Si les voiles qui couvrent la nature ne sont pas tombés tous, bon nombre ont été soulevés ou amincis, et grâce à d’illustres travaux, le jour s’est fait sur des problèmes restés sans solution. Permis à Molière de rire des prétentions d’un Guénaut, d’un des Fougerais, d’un Valot ; mais les Bichat, les Claude Bernard, l’élève de Gassendi serait le premier à honorer leurs noms, et il n’aurait pas assez d’admiration pour l’œuvre si humaine et si féconde d’un Pasteur.

 

Après les médecins les philosophes.

Molière les a mis deux fois en scène, chaque fois avec un vif relief. C’est d’abord dans le Mariage forcé, qui est à la question philosophique ce que l’Amour médecin est à la question médicale. L’élève de Gassendi s’y montre très instruit du sujet qu’il traite. Il choisit deux types de philosophes ridicules, Pancrace et Marphurius, et conduit vers eux le consultant Sganarelle. Pancrace représente la philosophie péripatétique avec son dogmatisme absolu et tyrannique, ses catégories, et le verbiage dans lequel la scolastique moderne avait délayé la doctrine du maître. Pancrace, le bilieux Pancrace est comique par sa colère bruyante et persistante, son ardeur de dispute, ses manies, comme d’avoir une oreille pour le français, une oreille pour les langues étrangère, et enfin son intempérance de langage, son exorbitante vanité. Maître consultant et tenu par là même à prêter l’oreille aux gens, il n’écoute que lui-même, ne parle que pour lui, répond par des formules générales et du latin à des questions défait, atteste son manque absolu de sens pratique, et finit par exaspérer Sganarelle, au point que celui-ci ramasse des pierres pour lui en casser la tête, et qu’une prompte retraite le dérobe seule à une brutale exécution. Notez que Pancrace n’est aucunement ignare, ni même (sauf quelques traits) farceur, comme le Médecin malgré lui. Il prouve qu’il a de la doctrine et possède ses principes. Mais il les applique mal à propos et crève de vanité professionnelle et de suffisance pédantesque.

Marphurius, au contraire, est posé, discret, évasif ; il représente le travers opposé qui est la conséquence du pyrrhonisme à outrance. Il n’affirme rien, n’admet pas que les autres affirment, ne concède que des apparences, des fantômes de faits et d’opinions, procède par formules dubitatives et provisoires et laisse Sganarelle aussi incertain et plus irrité que dans le cas précédent ; car, prenant un bâton et le laissant retomber sur le dos de Marphurius, il lui administre la preuve qu’il y a des vérités positives et des réalités tangibles.

Un troisième type de philosophe est celui du Bourgeois gentilhomme. Celui-là est d’une moindre volée. Il suit tout uniment l’ornière pédagogique de son temps, enseigne la philosophie au cachet d’après les programmes de l’Université, et ne se fera d’affaire ni avec le Parlement ni avec les collèges. Son entrée en scène est des plus comiques. Le maître d’armes de M. Jourdain, son maître de musique et son maître de danse en sont venus aux injures, puis aux coups, touchant la précellence de leur art respectif : car tout ce monde enseignant est, dans Molière, querelleur en diable. Le maître de philosophie arrive donc à propos, et sa morale est de circonstance : « Hé quoi ! Messieurs, faut-il s’emporter de la sorte ? Et n’avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé, de la Colère ? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion qui fait d’un homme une bête féroce ? Et la raisonne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ? Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire, et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération et la patience. » Bien prêché, philosophe ; mais pourquoi pratiquer tout le contraire de ce qu’on enseigne et démentir dans le même moment toute cette sagesse d’emprunt ? La conséquence, c’est que notre philosophe a bientôt réuni contre lui les trois autres professeurs, et voilà le conciliateur chargé de coups. Il revient donner sa leçon à M. Jourdain. Qui des deux mérite d’être plus sévèrement jugé au cours de cette leçon, l’élève ou le maître ? Le maître ; sans doute la sottise est grande de cet écolier barbon ; car, comme dit Montaigne : « On peut continuer à tout temps l’étude, mais non pas l’écolage ; la sotte chose qu’un vieillard abécédaire ! » Mais que dire du maître de sagesse qui entretient ce ridicule et exploite cette manie ? Pas plus qu’il n’est maître de sa colère, il n’est maître de sa cupidité ; car l’intérêt peut seul le faire s’abaisser, lui disciple d’Aristote et gradé des universités, à enseigner à un vieux fou, quoi ? l’orthographe ; et il descendra jusqu’à l’almanach, si M. Jourdain le demande. Ne faut-il pas savoir « quand il y a de la lune et quand il n’y en a pas. »

Chose curieuse, cette dignité que Molière refuse à son philosophe, il l’octroie généreusement au maître de danse. « Où la grandeur d’âme va-t-elle se nicher ? » serait-on tenté de dire. La chose apparaît dans cette jolie conversation qui sert d’exposition à la comédie.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce nous est une douce rente que ce monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête ; et votre danse et ma musique auraient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.

LE MAÎTRE À DANSER.

Non pas entièrement : et je voudrais, pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Il est vrai qu’il les connait mal, mais il les paie bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.

LE MAÎTRE À DANSER.

Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me touchent : et je tiens que, dans tous les beaux-arts, c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d’essuyer sur des compositions la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art, qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage, et, par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paie mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises que des louanges éclairées.

Comme le maître de philosophie, nos professeurs d’art d’agrément sont de vrais maîtres, connaissant leur affaire à fond, enseignant dans les règles, et pouvant pécher par trop de condescendance aux caprices de M. Jourdain, mais jamais par ignorance de leur art. L’agrément de leur rôle provient d’abord de cette parfaite imitation de la réalité, où notre esprit se complait. Chaque spectateur aime à retrouver un maître de danse fredonnant la ritournelle et commandant des poses, des mouvements compassés, un maître d’armes maniant le fleuret et rendant compte par raison démonstrative des mouvements de tierce et de quarte.

Mais ce qui est d’un prix plus rare et d’un comique supérieur, ce sont les traits de la nature morale dont Molière achève les portraits. Tous ces maîtres d’arts accessoires tranchent de l’important, se prennent au sérieux, sont bouffis d’une vanité exclusive et jalouse, ramènent tout à eux, à leur profession, sans laquelle, hors de laquelle point de salut :

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

La philosophie est quelque chose ; mais la musique, Monsieur, la musique...

LE MAÎTRE À DANSER.

La musique et la danse... La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut...

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Sans la musique un État ne peut subsister.

LE MAÎTRE À DANSER.

Sans la danse un homme ne saurait rien faire.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.

LE MAÎTRE À DANSER.

Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.

M. JOURDAIN.

Comment cela ?

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

La guerre ne vient-elle pas d’un manque d’union entre les hommes ?

M. JOURDAIN.

Cela est vrai.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?

M. JOURDAIN.

Vous avez raison.

LE MAÎTRE À DANSER.

Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un État, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire ?

M. JOURDAIN.

Oui, on dit cela.

LE MAÎTRE À DANSER.

Et faire un mauvais pas, peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?

M. JOURDAIN.

Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.

Même vérité dans l’expression des mœurs judiciaires. Seulement, sur ce terrain, Molière se donne bien moins carrière que sur le terrain des mœurs médicales. Aucune satire personnelle. La magistrature, corps puissant, rouage supérieur dans la machine politique et le corps social. L’eût mal pris sans doute, et le jeu n’eût pas été sur pour le satirique trop hardi. Racine, dans les Plaideurs, s’égaie aux dépens des avocats et des plaideurs bien plus librement qu’aux dépens des juges. À l’égard de Dandin, il rapetisse la thèse en faisant de lui un simple maniaque, juge ignoré d’une petite ville perdue de Basse-Normandie. Il faut un siècle avant que l’on puisse dire son fait à madame Goezman, femme d’un conseiller au Parlement de Paris versée dans l’art de « plumer la poule sans la faire crier. » Molière s’abstient donc de traduire la justice, en propre personne, sur la scène. Point de conseiller en robe, pas de juge en bonnet fourré, comme il a représenté tant de fois les médecins. M. le conseiller Tibaudier, du présidial d’Angoulême, n’est montré que dans le déshabillé galant de la vie privée, sur le pliant que lui octroie la comtesse d’Escarbagnas, non sur son siège fleurdelisé : il est coupable de travers mondains et paie comme bel esprit de province plutôt que comme magistrat.

Ce n’est donc pas de front que Molière attaquera les défauts de la justice du temps. Il agira de biais, procédant par généralités ou simples hypothèses. C’est ce que fait Scapin avec sa verve maligne, dans la comédie dont ses fourberies font les frais. Au reste, le diable n’y perd rien ; ce Scapin n’est pas tendre sur l’article, et la vénalité des hommes de justice, leur rapacité, la lenteur systématique des procédures, sont rudement touchées par lui. Mais quelle autorité peut avoir en pareille matière un homme tant de fois brouillé avec la justice ? Pas plus que le marquis de Mascarille en matière de goût et de belles manières. Et c’est justement ce que cherche Molière, un homme de paille qui traduise sa pensée sans lui donner trop de relief ni d’importance, qu’on puisse au besoin désavouer et sacrifier. Scapin est bien l’homme qu’il faut. Écoutez comme il décourage Argante d’un procès et l’exhorte à transiger :

Jetez les yeux sur les détours de la justice. Voyez combien d’appels et de degrés de juridiction, combien de procédures embarrassantes, combien d’animaux ravissants, par les griffes desquels il vous faudra passer : sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges, et leurs clercs. Il n’y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu : et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous. Eh ! Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné des ce monde, que d’avoir à plaider : et la seule pensée d’un procès serait capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.

Et plus loin, si Argante hésite, s’il préfère un procès éloigné plutôt que de lâcher sur l’heure, hic et nunc, une somme ronde de pistoles, quel tableau lui fait Scapin des frais de justice :

Mais, pour plaider, il voua faudra de l’argent ; il vous en faudra pour l’exploit ; il vous en faudra pour le contrôle : il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, conseils, productions, et journées de procureur. Il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats, pour le droit de retirer le sac, et pour les grosses d’écritures. Il vous en faudra pour le rapport des substituts, pour les épices de conclusion, pour l’enregistrement du greffier : façon d’appointement, sentences et arrêts, contrôles, signatures, et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu’il vous faudra faire. Donnez cet argent-là à cet homme-ci, vous voilà hors d’affaire.

Ainsi, point de juges, sur ce théâtre, et pourtant des mœurs judiciaires. Aucune personnalité vivante et reconnaissable, comme celles du docteur Tomès et Des Fonandrès, ou de Vadius et Trissotin, mais une vive satire générale, tracée incidemment et jetant tout à coup la note sérieuse dans le cours d’une farce. Ajoutons que chaque fois que Molière traite les questions d’ordre judiciaire, c’est avec une rare exactitude de faits et une remarquable précision de langage : justice civile et justice criminelle, il parle de tout avec la sûreté d’un vieux praticien[14].

S’il s’abstient de toucher aux gros bonnets de la magistrature, Molière se rabat sur les subalternes. Il y a dans l’Avare, à la suite du vol de la cassette un commissaire qui est un excellent type du genre, ardent aux recherches, prompt à se prévenir, fier de ses prises, et se vantant du nombre de pendus inscrits à son avoir, comme un général de ses victoires : « Laissez-moi faire, je sais mon métier, Dieu merci. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me mêle de découvrir des vols, et je voudrais avoir autant de sacs de mille francs que j’ai fait pendre de personnes. » Ainsi infatué de lui-même et de sa science, notre homme procède avec une douceur mielleuse à l’interrogatoire de maître Jacques qui (passez-nous l’expression) le met dedans de la belle manière. Vite, procès-verbal de la déposition et nombreux rôles d’écriture. Au dénouement, lorsque tout le monde ne songe plus qu’à s’aller marier ou divertir : « Holà ! Messieurs, holà ! dit le pauvre commissaire oublié dans son coin ; tout doucement, s’il vous plaît. Qui me paiera mes écritures ? – Nous n’avons que faire de vos écritures, dit Harpagon, rassuré sur sa cassette. – Oui, mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien, insiste l’homme de la loi. » – Alors Harpagon, poussant maître Jacques de son côté : « Pour votre paiement, voilà un homme que je vous donne à pendre. » Et, à ce sujet, M. Parringault nous apprend que la charge de commissaire étant vénale, le titulaire en vivait, et que, dans l’espèce, il était en droit de réclamer le coût de ses écritures.

Après le commissaire, l’huissier. Molière ne le ménage pas dans la personne de M. Loyal, l’huissier envoyé par Tartufe pour expulser Orgon de l’immeuble dont il le dépouille.

Il est tout confit en douceur, M. Loyal, et ressemble peu à ces recors arrogants et durs qui défraient la scène comique. L’esprit de Tartufe a déteint sur lui. et c’est benoitement, presque dévotement qu’il accomplit le dû de sa charge ; pour un peu, on le remercierait de la faveur grande !

Et les notaires ? En bonne hiérarchie, nous eussions dû les placer plus haut. Le notaire est l’auxiliaire obligé du poète comique ; il est l’âme des dénouements. Qui marierait, sans lui, les amoureux réconciliés les jaloux repentants, les héros de constance et de fidélité, Éraste avec Lucile, Henriette avec Clitandre ?

Trois notaires ont une physionomie nette et bien tranchée dans la comédie de Molière. Il y a d’abord celui de l’École des femmes. Mandé par Arnolphe pour dresser son contrat avec Agnès, il tombe en pleine crise. Arnolphe songe bien au contrat, à ce début du quatrième acte, qui succède à de si violents orages ! Il se croit seul, se promène sur la scène en proie aux plus cruels soucis, et laisse échapper un flot de réflexions douloureuses. Le notaire n’y entend pas malice. Homme de métier, uniquement préoccupé de son office, en un mot, comme on l’a dit, « notaire des pieds jusqu’à la tête », il procède à son affaire comme si de rien n’était, suit Arnolphe qui ne le voit pas, propose, explique, corrige, objecte, concède, commente, décide, conclut, bref donne lieu au plus amusant, au plus rare quiproquo : un quiproquo par-devant notaire.

Le notaire des Femmes savantes est jeté dans une situation des plus embarrassantes. D’abord il lui faut escarmoucher contre Philaminte qui déclare la guerre à ses formules :

Vous ne sauriez changer votre style sauvage,
Et nous faire un contrat qui soit en beau langage ?

À quoi le digne tabellion répond :

Notre style est très bon, et je serais un sot,
Madame, de vouloir y changer un seul mot.

Bélise vient à la rescousse :

Ah ! quelle barbarie au milieu de la France !
Mais au moins, en faveur, Monsieur, de la science,
Veuillez, au lieu d’écus, de livres et de francs,
Nous exprimer la dot en mines et talents,
Et dater par les mots d’ides et de calendes.

LE NOTAIRE.

Moi ? Si j’allais, Madame, accorder vos demandes,
Je me ferais siffler de tous mes compagnons.

Voilà un notaire sensé. Il est de plus homme d’esprit et malin sans avoir l’air d’y toucher, et c’est ce qui le tire de cet embarras dont j’ai parlé. On se rappelle que Chrysale et Philaminte ont chacun leur candidat à la main d’Henriette. Pour l’un c’est Clitandre, pour l’autre

Trissotin. Sommé des deux côtés d’inscrire le nom du prétendant qu’on veut, le notaire risque cette objection : « Deux époux ? c’est trop pour la coutume. » La querelle se prolongeant, il s’abstient de prendre parti et se contente d’une formule évasive.

Mettez-vous donc d’accord, et, d’un jugement mur,
Voyez à convenir entre vous du futur.

Il y a du diplomate chez ce notaire, et l’on peut être sur qu’il ne compromettra jamais la corporation.

Il n’en est pas de même de M. de Bonnefoi, le tabellion du Malade imaginaire. Celui-là est un fourbe, ce qui n’étonne point lorsqu’on sait qu’il est le propre notaire de Béline, choisi et amené par elle, du consentement d’Argan, pour faire tout doucement passer des mains du mari dans celles de la femme le bien de ce veuf remarié. Très expert d’ailleurs, ce M. de Bonnefoi, ainsi nommé par antiphrase : très versé dans les dédales du droit coutumier. Il explique à son client l’obstacle que la Coutume de Paris oppose aux projets d’Argan. « Tout l’avantage qu’homme et femme conjoints par mariage se peuvent faire l’un à l’autre, c’est un don mutuel entre-vifs ; encore faut-il qu’il n’y ait enfants soit des deux conjoints ou de l’un d’eux, lors du décès du premier mourant. » – « Voilà une Coutume bien impertinente, réplique l’irascible Argan, qu’un mari ne puisse rien laisser à une femme dont il est aimé tendrement et qui prend de lui tant de soin ! » Et il parle de consulter un avocat. Un avocat ! Ce n’est pas le compte du ténébreux M. de Bonnefoi, dont la réponse donne la mesure, en tant que valeur morale.

M. DE BONNEFOI.

Ce n’est point à des avocats qu’il faut aller : car ils sont d’ordinaire sévères là-dessus, et s’imaginent que c’est un grand crime que de disposer en fraude de la loi : ce sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d’autres personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes, qui ont des expédients pour passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n’est pas permis : qui savent aplanir les difficultés d’une affaire, et trouver des moyens d’éluder la Coutume par quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours ? Il faut de la facilite dans les choses : autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerais pas un sou de notre métier.

ARGAN.

Ma femme m’avait bien dit, Monsieur, que vous étiez fort habile et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfants ?

M. DE BONNEFOI.

Comment vous pouvez faire ? Vous pouvez choisir doucement un ami intime de votre femme, auquel vous donnerez, en bonne forme, par votre testament, tout ce que vous pouvez ; et cet ami ensuite lui rendra tout. Vous pouvez encore contracter un grand nombre d’obligations non suspectes au profit de divers créanciers qui prêteront leur nom à votre femme, et entre les mains de laquelle ils mettront leur déclaration, que ce qu’ils en ont fait n’a été que pour lui faire plaisir. Vous pouvez aussi, pendant que vous êtes en vie, mettre entre ses mains de l’argent comptant, ou des billets que vous pourrez avoir payables au porteur.

Maître Bonnefoi a laissé un descendant sur notre théâtre, c’est maître Guérin, l’une des plus vigoureuses figures retracées par Émile Augier, celui dont toute la morale tient dans cette maxime : « Tourner la loi, c’est la respecter. »

Descendons beaucoup, beaucoup d’échelons ; nous voici parmi les gens d’amures. Il y en a deux d’une physionomie fort expressive, dans l’Avare, maître Simon et dame Frosine. Maître Simon est cet obligeant courtier qui s’entremet entre les jeunes gens pressés d’argent et les usuriers qui le vendent. Nous avons vu comment il opérait pour le compte d’Harpagon et de son fils, à l’insu l’un de l’autre. « Homme agissant et plein de zèle, » il s’abouche avec les valets et se tient au courant de tout ce qui intéresse son petit commerce. Il s’agit ici de quinze mille livres à prêter à Cléante sur l’argent d’Harpagon. Le défiant Harpagon s’informe s’il n’y a rien à « péricliter. » Maître Simonie rassure : la famille de l’emprunteur est fort riche, il n’a plus de mère, « et il s’obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu’il soit huit mois. » Sur cette honnête assurance, Harpagon consent à traiter, car « la charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons. » Or voici les conditions que le charitable usurier et son homme d’affaires ont élaborées ensemble : c’est La Flèche, valet de Cléante, qui en donne lecture à son maître :

« Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que emprunteur soit majeur et d’une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clairet net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu’il se pourra, et qui, pour cet effet, sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l’acte soit dûment dressé. » – « Le préteur, pour ne charger sa conscience d’aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu’au denier dix-huit. » – « Mais, comme ledit prêteur n’a pas chez lui la somme dont il est question et que, pour faire plaisir à l’emprunteur, il est contraint lui-même de l’emprunter d’un autre, sur le pied du denier cinq, il conviendra que ledit premier emprunteur paie cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n’est que pour l’obliger que ledit prêteur s’engage à cet emprunt. » – « Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres ; et, pour les mille écus restants, il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes et bijoux dont s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible. Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes de point de Hongrie appliquées fort proprement sur un drap de couleur d’olive, avec six chaises et la courtepointe de même : le tout bien conditionné et doublé d’un petit taffetas changeant rouge et bleu rose. – Plus, un pavillon à queue, d’une bonne serge d’Aumal, sèche, avec le mollet et les franges de soie. Plus une tenture de tapisserie des amours de Gombaut et de Macée. – Plus, une grande table de bois de noyer à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie, par le dessous, de ses six escabelles. » – « Plus, trois gros mousquets, tout garnis de nacre de perle, avec les trois fourchettes assortissantes. – Plus, un fourneau de brique, avec deux cornues et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller. » – « Plus, un luth de Bologne garni de toutes ses cordes, ou peu s’en faut. – Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l’oie renouvelé des Grecs, tort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que faire. – Plus, une peau d’un lézard de trois pieds et demi, remplie de foin : curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre. – Le tout ci-dessus mentionné valant Loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur. »

Plus dangereuse que maître Simon est dame Frosine. Elle sait ce qu’elle vaut et définit elle-même son honnête métier. « Que viens-tu faire ici ? lui dit La Flèche. – Ce que je fais partout ailleurs : m’entremettre d’affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter du mieux qu’il m’est possible des petits talents que je puis avoir. Tu sais que, dans ce monde, il faut vivre d’adresse, et qu’aux personnes comme moi le ciel n’a donné d’autres rentes que l’intrigue et que l’industrie. » Sur ce fonds-là, Frosine est une des mortelles les mieux rentées qu’il y ait dans la capitale. Elle tient Harpagon par son faible : il est sottement amoureux de la jeune, pauvre et honnête Marianne. Frosine entreprend de le servir. C’est une courtière en fait d’hymen, comme maître Simon est courtier en prêts usuraires. « J’ai surtout pour les mariages un talent merveilleux. Il n’est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d’accoupler, et je crois, si je me l’étais mis en tête, que je marierais le Grand Turc avec la République de Venise. »

Son moyen principal, c’est la flatterie : il réussit toujours. Habile à reconnaître les prétentions des gens, elle les exploite avec une dangereuse dextérité. Harpagon a soixante ans, mais au moment de se remarier avec une jeune et belle personne, il sera flatté qu’on lui dise qu’il est dans la fleur de l’âge : Frosine n’y manque pas.

– Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un vrai visage de santé ! – Qui ? moi ? – Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard. – Tout de bon ? – Comment ! vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous. – Cependant, Frosine, j’en ai soixante bien comptés. – Hé bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C’est la fleur de l’âge, cela ; et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme. – Il est vrai ; mais vingt années de moins pourtant ne me feraient point de mal, je crois. – Vous moquez-vous ? Vous n’avez pas besoin de cela, et vous êtes d’une pâte à vivre jusqu’à cent ans. – Tu le crois ? – Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! que voilà bien, entre deux yeux, un signe de longue vie. – Tu te connais à cela ? – Sans doute : montrez-moi votre main. Ah ! mon Dieu ! quelle ligne de vie ! – Comment ? – Ne voyez-vous pas jusqu’où va cette ligne-là ? – Hé bien ? qu’est-ce que cela veut dire ? – Par ma foi ! je disais cent ans, mais vous passerez les six vingts. – Est-il possible ? – Il faudra vous assommer, vous dis-je, et vous mettrez en terre et enfants et les enfants de vos enfants.

Frosine n’oublie pas non plus à quel ladre elle a affaire : il faut l’entendre détailler les douze mille livres de rente que, selon elle, Marianne apporte en mariage !

– Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche : c’est une fille accoutumée de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudrait pour une autre femme : et cela ne va pas à si péri de chose, qu’il ne monte bien tous les ans à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple, et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu ; ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui : et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente et quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture : ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?

Mais Frosine n’entend pas travailler gratis. Quand elle a bien chatouillé l’amour-propre d’Harpagon et qu’elle le croit à point, elle sollicite et tend la main. Elle est le renard, Harpagon est le corbeau. Mais, si fin que soit le renard, et si bon enjôleur qu’il se montre, le corbeau, cette fois, fait résistance. Il se rengorge, mais ne lâche pas le fromage. C’est une jolie variante de la fable de La Fontaine. Frosine en est donc pour ses frais. Sa fureur n’a pas de bornes. Sa belle âme achève de se peindre dans une brusque volte-face. Vite une nouvelle intrigue destinée non plus à servir, mais à duper, à châtier Harpagon. Heureusement elle n’a que le temps de l’ébaucher. Harpagon ne sait pas à quel piège la rapidité du dénouement le fait échapper. Frosine est peut-être, avec Tartufe et Béline, la plus noire coquine de la comédie de Molière.

 

 

Chapitre VII - La composition et le style - Conclusion

 

« Je prends mon bien où je le trouve,» disait Molière. Encore ne trouve-t-on pas sans chercher, et Molière était un infatigable chercheur. Son principal champ d’investigations, c’est le monde, c’est la vie, c’est l’homme. Là, il n’a besoin que d’appliquer cette merveilleuse faculté d’observation, innée en lui, et devenue entre ses mains, par la méthode et l’exercice, le plus sur des instruments. Mais si l’observation concourt au choix des sujets, elle n’y suffit pas. Il y faut l’imagination, celle qui invente et celle qui combine. Molière possède l’une et l’autre. Il doit à la première tant d’idées heureuses, tant de scènes originales, les unes sérieuses, les autres bouffonnes : dans ce dernier genre, sa verve créatrice est inépuisable ; il est l’émule d’Aristophane. À la seconde, Molière doit les imitations et les réminiscences qui abondent dans son théâtre. Car s’il crée de toutes pièces quelques-unes de ses meilleures comédies, par exemple Tartufe et le Misanthrope, le plus souvent, il travaille sur un fonds existant. Un contemporain lui reproche de lire « tous les vieux bouquins, de prendre dans l’italien, de prendre dans l’espagnol. » Il aurait pu ajouter : et dans le français. Un conte de l’ancien temps ; une page oubliée d’un moderne, une scène perdue dans le fatras d’une obscure comédie, lui fournissent le cadre dont il a besoin. De le remplir, de l’animer, il n’en est pas en peine, avant à sa disposition les caractères, et les incidents qui en naissent, et toute la suite logique de faits qui constituent par excellence l’œuvre dramatique. S’il se prend à imiter un maître de l’art, comme Plaute, comme Térence, c’est encore pour transformer, perfectionner, presser l’idée comique, lui faire rendre tout ce qu’elle contient de substance et de vérité : génie créateur là même où le point de départ semble le confiner dans le rôle d’imitateur. Quelle vie nouvelle prennent, dans son Amphitryon, les figures d’Alcmène et de Jupiter, et si la pièce reste marquée d’une immorale empreinte, quelle source profonde de tendresse et de passion ! Et dans l’Avare, comme il élargit le cercle de travers, de calculs intéressés, de vilenies de toutes sortes, au centre desquels se meut Harpagon ! Le personnage de Plaute est resté en possession pendant des siècles de personnifier l’Avarice, il est passé à l’état de type ; l’Harpagon de Molière apparaît et il absorbe en lui tous les traits lumineux d’Euclion. auxquels s’ajoutent ceux qu’engendrent une observation plus pénétrante, une conception plus philosophique, une civilisation plus complète et plus raffinée. Près de lui, Euclion n’est plus qu’une variété anecdotique du genre, Harpagon est et demeure l’Avarice incarnée. Et qu’a-t-il fallu pour cela ? Tout simplement faire du pauvre prolétaire romain un riche bourgeois de Paris.

Peu exigeant pour la fable et l’intrigue de ses pièces, peu curieux d’incidents extraordinaires, ne cherchant pas le compliqué, ami en toutes choses du simple et du naturel, Molière ne court pas après les surprises, ne cherche pas à embrouiller l’écheveau des faits pour se donner le mérite de le débrouiller. La boutade fameuse d’Alfred de Musset repose sur une appréciation juste, surtout appliquée au Misanthrope :

...Et nous savons de reste
Que ce grand maladroit qui fit un jour Alceste,
Ignora le bel art de chatouiller l’esprit,
Et de servir à point un dénouement bien cuit.
Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode ;
Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode,
Où l’intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d’un mirliton.

Passionnément attaché à la vérité, Molière sait qu’au théâtre elle ne peut se passer de vraisemblance. De là le soin qu’il prend de ménageries voies. L’art de la préparation n’a pas de secrets pour lui. Ses expositions sont des modèles de netteté, de logique, de clarté, quelquefois de mouvement et de vie. Rien de ce que le spectateur doit connaître n’y est omis. Exposition de faits, exposition de caractères. Assez bref sur le premier point, il appuie sur le second, y revient, ne se contente pas facilement, sachant bien que l’intérêt de son œuvre est là. Le rideau à peine levé, nous savons à quoi nous en tenir, sur le vice d’Harpagon, la folie du Malade imaginaire, la vertu grondeuse d’Alceste. Plus rare et plus savante l’exposition de Tartufe : il ne faut pas moins de deux actes pour expliquer le caractère ténébreux de l’hypocrite, préparer sa venue, nous mettre au point d’optique nécessaire, faire toucher du doigt le péril et l’imminence de la crise, créer une complicité sympathique entre les spectateurs et les victimes de Tartufe, enfin rassurer notre conscience sur la justice de cette guerre à outrance déclarée à l’imposteur.

La logique gouverne souverainement le théâtre de Molière. Nous ne le voyons pas s’éloigner d’une ligne des données rationnelles du sujet et des mœurs. Les incidents qu’il imagine n’ont d’autre but que de mettre en lumière une face de la vérité. Il les subordonne aux caractères, et le plus souvent il les en fait sortir. Si Harpagon se décide à prendre un intendant, c’est un intendant rapace comme lui ; s’il donne à dîner, c’est un dîner d’avare, où il mesure tout, rogne sur tout, grogne sur tout, et, peu s’en faut, reprend tout. S’il a des chevaux, un carrosse : chevaux d’avare qui ne tiennent pas debout ; S’il marie sa fille ? c’est à un richard, et sans dot encore ! Son fils ? c’est à une riche héritière. Enfin s’il renonce à ce double projet, c’est que l’avarice y trouve son compte. À savoir, la restitution de la cassette et le don gratuit d’un habit neuf.

Toute pièce de Molière est construite sur ce patron. Une seule contradiction apparente, et c’est en matière d’amour. L’austère Alceste aime une coquette, le ladre Harpagon une jeune fille dans la misère. Quelle inconséquence ! Non. Les autres passions humaines suivent une marche régulière et constante : seul l’amour a d’inexplicables caprices, des retours qui déroutent, et qui déconcertent. Pour bien peindre cette passion fertile en surprises, la logique consiste souvent à manquer de logique.

L’action dans Molière, une fois engagée, est vivement conduite, marche droit au but. Pas de conversation oiseuse, pas de scène parasite. Le babil de Célimène et celui des marquis dans le Misanthrope sont des traits de mœurs, et font partie intégrante du sujet. Les discours des raisonneurs tels que Cléonte, Ariste et Béralde sont des pièces indispensables de la charpente dramatique. Ils déblayent le terrain, éclaircissent la pensée, dissipent ou préviennent les malentendus. Il y a des cas où le poète doit agir par surprise : il en est d’autres où il lui faut compter avec les résistances, écarter les objections.

S’il ralentit un moment l’action, c’est (nous l’avons vu) uniquement au profit des amoureux. Volontiers, il traite en forme d’épisode ses scènes d’amour, d’amour jeune et sympathique. Il s’y complaît, il s’y attarde. Il prend plaisir à nous faire oublier la noirceur de Tartufe avec Valère et Marianne, la sottise de M. Jourdain avec Lucile et Cléonte, le pédantisme des savantes avec Henriette et Clitandre. Sorti de l’âme de Molière, un souffle de tendresse contenue a passé dans ces jeunes cœurs : tendresse galante dans l’Étourdi, passionnée dans le Dépit amoureux, ingénue avec Agnès, rustique avec Pierrot, légèrement mélancolique avec Élise, querelleuse et boudeuse avec Lucile et Cléonte, sérieuse avec Clitandre, populaire et même populacière avec Marinette et Gros-René, Nicole et Covielle, enfin débordante et presque lyrique dans le Jupiter d’Amphitryon. Molière est, en quelque sorte, le Racine de la comédie.

Le dénouement est ce qui pèse le moins aux yeux de Molière. Arrivé là, il s’accommode de l’invraisemblable, pourvu qu’il n’ait pas à céder sur la vérité des caractères. Harpagon reste jusqu’au bout avare incorrigible ; M. Jourdain, bourgeois vaniteux ; Argan, ami des médecins et des médecines. La logique défend ces coups d’état de la grâce, ces conversions inattendues qui font brusquement fléchir un caractère et décrètent de subites évolutions morales. Mais alors comment dénouer l’action ? Molière n’est pas en peine d’expédients, plus ou moins romanesques, comme la découverte d’un père inconnu, le mystère d’une naissance subitement déclarée, d’une fortune retrouvée : ressorts communs, dont la banalité fragile ne lui échappe pas. Il s’y résigne, faute de moyens meilleurs pour sauver ce qu’il place au-dessus de tout : la vérité morale. Il va loin dans cette voie, il invente ces actions bouffonnes qui terminent la comédie en farce. Il préfère travestir M. Jourdain en mamamouchi, Argan en docteur de fantaisie, plutôt que d’aboutir à une contradiction morale, c’est-à-dire à une guérison impossible de leur incurable folie : périsse la vraisemblance plutôt que la vérité.

L’unité d’action est intacte dans Molière : c’est la loi suprême de son art. Cela encore est une forme de la logique. Quand il a une fois conçu une situation, un caractère, rien ne l’en distrait, rien ne l’en détourne, tout converge à ce centre unique de sa construction dramatique, même les épisodes, même ces scènes d’amour où il se délecte : nous attendrir sur Marianne, sur Lucile, sur Élise, n’est-ce pas redoubler en nous la haine ou le blâme de ceux qui molestent ces charmantes créatures ?

Pour ce qui est de l’unité de temps et de l’unité de lieu, il accepte docilement la règle étroite de son temps et s’y conforme, sauf de rares exceptions ; celle du Don Juan est la plus notable. Il prend donc l’action à l’état de crise, comme dans la tragédie, et hâte sa marche vers le dénouement, qui est presque toujours un mariage : 24 heures suffisent à ce résultat.

À l’égard de la scène, ses pièces les plus régulières se passent dans quelque salon plus ou moins vague, assez proche parent de ce vestibule de palais tragique, où Corneille nous montre tour à tour Cinna conspirant contre Auguste, Auguste consultant Cinna, et Livie conseillant son mari.

S’il a trop de peine à réunir tous ses personnages sous le même toit, il n’est pas embarrassé de les faire descendre dans le carrefour. Molière use là-dessus de toutes les libertés que concède la convention dramatique de son temps, laquelle, très étroite sur quelques points, est très large sur celui-là. On se dispute, on se brouille, on se raccommode, on se bâtonne, on se marie sur le pavé de la rue ; et il règne une si grande discrétion parmi les habitants de cette grande ville imaginaire, que pas un passant, pas un curieux, pas un archer, ne vient déranger nos bourgeois dans leurs petites affaires. Ne chicanons pas là-dessus, ne gâtons pas notre plaisir par plus d’exigence que n’en montrèrent les contemporains.

Un mot du style. De tous les attributs de son génie, l’art d’écrire est ce qu’on aie plus contesté à Molière ; et cela de son temps même. « Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme et d’écrire purement, » affirme La Bruyère. – « En pensant bien, dit Fénelon, Molière parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus heurtées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots avec la plus élégante simplicité ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime mieux sa prose que ses vers. » – Bayle écrit dans son Dictionnaire, à l’article Poquelin : « Il avait une facilité incroyable à faire les vers, mais il se donnait trop de liberté d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles expressions ; il lui échappait aussi très souvent des barbarismes. » Même critique au XVIIIe siècle, sous la plume de Vauvenargues : « On trouve dans Molière tant de négligences et d’expressions bizarres ou impropres, qu’il y a peu de poètes, si je l’ose dire, moins corrects et moins purs que lui. » Quelques modernes, et des plus qualifiés, ont soutenu la même thèse[15].

Il y a là erreur ou malentendu. Tâchons d’en démêler les causes. La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues, auteurs habiles à composer un livre, sont restés étrangers au secret de la composition dramatique. Le style du théâtre, celui de la comédie surtout, est tout en action, tout en dehors ; il jouit d’une liberté d’allures qui échappe, en plus d’une rencontre, aux règles de l’élocution ordinaire. Une comédie écrite avec la correction et la pureté d’un livre serait mortellement froide. Molière refuse d’en courir l’aventure : « On sait bien, dit-il, que les comédies ne sont faites que pour être jouées. » L’assertion n’est pas exacte de tous points. Les comédies, comme tous les autres ouvrages, tombent sous le jugement des lecteurs et la représentation théâtrale a un lendemain, qui est comme l’appel, interjeté par-devant les lettrés, du jugement du parterre. Mais encore faut-il que ces lettrés tiennent compte des lois du genre, ce que n’ont fait ni La Bruyère, ni Fénelon, ni Vauvenargues. – « Les écrivains académiques ne comprennent rien à notre forme et nous traitent de barbares, » dit excellemment un contemporain, disciple éminent de Molière[16] : aussi s’élève-t-il avec énergie contre le jugement de La Bruyère. Il va jusqu’à revendiquer, en faveur du poêle dramatique, le droit à une certaine incorrection, pourvu que le style soit « clair, coloré, pénétrant, incisif. » Et, pour conclure, il définit le procédé si différent de l’écrivain académique et du poète dramatique : « L’un grave en creux, l’autre sculpte en relief. » On ne saurait mieux dire.

Ici, une objection se présente. Racine, auteur dramatique comme Molière, atteint la perfection du style et ne cesse pas d’être dramatique. D’où vient cette différence ? De celle des genres. La tragédie au XVIIe siècle parle un langage oratoire, soutenu et uniforme. Les personnages tragiques, une fois le pied sur la scène, appartiennent au monde héroïque et s’y absorbent. Quiconque participe à l’action, fût-il peuple, prend, de par la convention du genre et de l’époque, le ton solennel et châtié qui est le propre langage de la tragédie française.

Il en est tout autrement dans le théâtre de Molière. Trois races d’hommes se le partagent ; les grands, les bourgeois, le peuple. Chaque race a son langage, et chaque variété de race aussi. De là une diversité de tons infinie. Alceste a sa langue, Chrysale a la sienne et Lisette en a une autre ; sans compter celle de Martine et de Pierrot. Et que serait-ce si nous entrions dans la nomenclature des professions et des caractères ? Que ne doit-on pas concéder de liberté dans le vocabulaire, d’audace dans la verve, au poète chargé de reproduire, d’après nature, des personnages de conditions, d’humeur, d’âge si différents ?

Le XVIIe siècle ne l’entendait pas ainsi. Ce siècle, moins ami du simple et du familier, que du grand et du pompeux, surtout au théâtre, s’était fait un idéal littéraire dont le type existe dans les tragédies de Corneille et de Racine, dans les pièces oratoires de la chaire et du barreau. Tout ce qui s’écarte de cette belle langue, unie, brillante, harmonieuse, tout ce qui se sent d’un commerce suivi avec des muses plus populaires, se fait moins aisément goûter. Voyez le style de Pascal, j’entends celui de la dernière heure, celui des Pensées. Ce premier jet si saisissant, si dédaigneux de la rhétorique et d’une certaine grammaire, déroute, effraye Port-Royal, dont les docteurs accrédités corrigent, châtient, émondent, affaiblissent Pascal[17]. Bossuet, quand il dépouille la pompe oratoire et descend, dans ses Sermons, à « la bassesse évangélique, » le grand Bossuet lui-même est moins suivi, moins goûté, et le XVIIe siècle laisse au nôtre le soin de remettre en honneur cette partie capitale de son œuvre. Que fût-il resté de Saint-Simon si le manuscrit des Mémoires fût tombé sous les ciseaux des académiciens de son temps ?

C’est ainsi, ce nous semble, que Fénelon, La Bruyère, Boileau lui-même eussent corrigé Molière, adouci sa force, restreint sa liberté, retranché de son théâtre des scènes ou des portions de scènes, des façons de dire qui en font parfois l’originalité vivante. Comme écrivain, on lui préfère hautement Térence. Térence a plus d’élégance, une élévation, une pureté mieux soutenues. Térence est plus discret, « plus modéré sur le ridicule, » dit Bossuet, – « plus gentilhomme, » avait dit Montaigne : bref, on le trouve de meilleure compagnie. Bossuet le fait lire au Dauphin, et Port-Royal le traduit. Molière est jugé trop populaire. C’est le grand reproche que Boileau adresse à son ami dans un passage célèbre de l’Art poétique :

C’est par laque Molière illustrant ses écrits
Peut-être de son art eût emporté le prix,
Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n’eût pas fait souvent grimacer ses figures,
Quitté, pour le bouffon, l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.

Non que le style de Molière soit à l’abri de tout reproche. Il faut concéder à La Bruyère, à Fénelon, à Vauvenargues que plusieurs de ses comédies, surtout celles qui sont rimées, se ressentent d’un travail précipité. Molière fut plus d’une fois réduit à la tache d’improvisateur, et c’est d’ordinaire, en pareil cas, la diction qui paie les frais. Sa merveilleuse facilité ne le sauve pas de plus d’un vers faible, ou redondant, ou obscur. Il a des phrases entortillées, des métaphores incohérentes.

Mais quoi ? Lorsqu’on aura, par un examen fait à la loupe, rassemblé dans l’œuvre entière quelques centaines de vers mauvais et mal venus, est-ce que cela doit prévaloir contre le mérite de l’ensemble, et n’est-ce point par leurs qualités que se classent les grands écrivains ? Croyons-en le précepte d’Horace : « Quand la majorité des vers, dans un poème, éclatent de beauté, ma vue ne s’offense point de quelques taches. » C’est essentiellement le cas de Molière.

Son style est franc et sain. Il a d’ordinaire une solidité, une plénitude, un naturel qui en font par excellence le langage de la raison et du bon sens. Il est, en outre, et quand il convient, chaud et coloré. Molière a l’imagination naturellement poétique, et l’image vient d’elle-même se placer sous sa plume. Il use en maître de la métaphore, surtout pour conclure un développement et présenter, sous une forme brillante ou incisive, le point décisif de sa pensée. Par là, il rencontre le trait sans le chercher, et obtient naturellement ce que La Bruyère prépare et produit avec tant d’étude.

C’est la métaphore qui donne son mordant au persiflage de Célimène :

C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon gré, tous les repas qu’il donne...
Et les deux bras croisés du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

C’est la métaphore qui prête son relief aux sottises de Trissotin et des savantes :

Pour cette grande faim, qu’à mes yeux on expose,
Un plat seul, de huit vers, me semble peu de chose,
Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal
De joindre à l’épigramme ou bien au madrigal
Le ragoût d’un sonnet...
– Hélas ! C’est un enfant tout nouveau-né, Madame.
Son sort assurément a lieu de vous toucher,
Et c’est dans votre cour que j’en viens d’accoucher.
– Pour me le rendre cher il suffit de son père.
– Votre approbation lui peut servir de mère.

On a reproché au style de Molière de n’être pas assez périodique, de procéder par propositions simplement coordonnées, d’abuser de la conjonction et. – Il est vrai que cette forme aisée et coulante lui est ordinaire et que la trame de son style en est moins serrée, moins forte. Mais n’est-ce pas le train même de la conversation, dont il cherche à reproduire le mouvement et l’allure ? Et puis méfions-nous : la même critique atteindrait la prose de Voltaire.

Il ne faudrait pas d’ailleurs trop généraliser, Molière a son genre de période qui ne manque ni de souffle ni de charme. Elle est, le plus souvent, de quatre vers, et recommence volontiers trois fois, ce qui fournit une carrière de douze vers bien liés et bien remplis.

Molière développe par voie de redoublement. L’idée chez lui s’annonce sous forme générale, laquelle va s’éclaircissant, se précisant dans la suite du discours. Il n’y a pas toujours accroissement de force, et cela n’est pas nécessaire : il suffit qu’il y ait surcroît de chaleur et de clarté. Molière y manque rarement.

À cet art du développement, une des maîtresses parties de l’art d’écrire, joignez le talent du dialogue. Le dialogue, dans la comédie de Molière, atteste une fois de plus la force de la logique au théâtre. C’est elle qui, d’un bout de la pièce à l’autre, l’inspire, le dirige, le fait aboutir. Les personnages de Molière parlent au moment précis où leur intervention est naturelle ou nécessaire, disent ce qu’ils doivent, seulement ce qu’ils doivent, et comme ils le doivent. Ni l’imagination, ni la passion ne les emportent au delà des limites prescrites ; ils ne s’enivrent pas de leur propre esprit, oubliant celui du rôle qui leur est confié. Leurs saillies sont amusantes, mais non pas à la façon moderne. Leurs mots ne sont pas le produit de l’esprit qui s’excite, s’admire et se fait valoir. Ils sont plaisants sans le savoir ; c’est la situation qui fait le sel de la saillie. Quand Harpagon dit à son cuisinier trop prodigue : « traître, tu manges tout mon bien », c’est son caractère qui éclate, non son esprit ; il songe bien à en faire dans un moment si critique ! La nature ne fait pas de mots.

Ces saillies, de peu de relief en elles-mêmes, Molière en accroît l’effet par la répétition. C’est un de ses moyens pour exciter le rire. Une fois répété, le mot est attendu, et son retour cause un double plaisir : on se sait bon gré d’avoir pressenti l’artifice, on sait bon gré au poète d’avoir eu foi dans notre finesse. Sans compter que le rire s’excite, s’alimente par son propre mouvement : vires acquirit eundo. Chez l’homme, comme chez l’enfant, avoir ri est une raison suffisante pour rire encore : c’est la gaieté de la mémoire. Le retour d’un mot chatouille l’esprit comme, dans une mélodie, le retour de la même phrase musicale caresse et flatte l’oreille. On se souvient et l’on attend. Molière a répété quatre fois l’exclamation si comique du « pauvre homme ! » dans Tartufe, et sept fois dans les Fourberies de Scapin : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »

Et le choix des épithètes, et les alliances de mots, et les tours répondant à la pensée, et tout ce qui constitue la science du style, que de choses seraient à dire sur un sujet que nous pouvons à peine effleurer.

Il nous faut finir et conclure.

Molière est le génie le plus complet qui se soit appliqué à l’œuvre comique. De l’humanité, son modèle, il n’a presque rien ignoré, et tout ce qu’il en a connu, il l’a mis eu une belle, vive, et franche lumière. Sa gaieté, sa bonne humeur sont intarissables, et jaillissent de tout sujet. De tout sujet aussi il tire une source de réflexions et d’applications, qui le rendent aussi instructif qu’il est amusant. Il ne surfait pas l’homme, il ne le calomnie pas. Sa vue juste, son esprit essentiellement modéré le tiennent à égale distance du dénigrement et de l’adulation. Son idéal ne plane pas très haut, ne descend pas trop bas. – Il est fait de raison pratique et d’indulgence réfléchie : il se tient dans la région moyenne qu’habitait volontiers la sagesse antique. Molière est du petit nombre d’écrivains qui aiment la jeunesse, épargnent ses défauts, mettent en leur jour ses belles qualités. Il faut que la jeunesse l’aime à son tour et le pratique avec choix et discernement.

 

Deux poètes entre tous conviennent aux jeunes gens, surtout à ceux qui sont à la veille d’entrer dans le monde. En premier lieu Corneille. Celui-là est le grand instituteur des âmes. Il nous enseigne le dévouement héroïque et les sublimes sacrifices. On ne le goûtera jamais assez. Mais les vertus moyennes, les qualités de chaque jour, l’art de se rendre indulgent et aimable, de bien vivre avec ses semblables, d’éviter le ridicule sans être trop cruel pour celui d’autrui, déjuger les hommes et les choses avec équité, indépendance, mesure et bon sens, où l’apprendre sinon dans les comédies de Molière, véritable miroir de l’humanité et du monde ? Molière enseigne ce qu’il faut haïr, d’où, par voie de contraste, ce qu’il faut aimer ; c’est la clef de la sagesse.

Ainsi en jugeait Eugénie de Guérin, cette femme de si grand esprit et de si grand cœur, lorsqu’après une lecture des Précieuses et des Femmes savantes, elle écrivait sur son Journal ces simples mots : « Quel homme, ce Molière ! Je veux le lire. »


[1] Gassendi, prêtre et chanoine de Digne, né en 1592, mort en 1655.

[2] La maison de la rue de Seine, répondant au n° 13, est de construction moderne. Mais le magasin de mercerie qui en occupe le rez-de-chaussée est à l’enseigne du Jeu de Paume. Magasin et enseigne, nous a-t-on dit sur place, se transmettent, l’un portant l’autre, de temps immémorial.

[3] Lire Jules Loiseleur, Points obscurs de la vie de Molière, p. 196, et Louis Moland, Œuvres de Molière, tome I, p. 98.

[4] Extrait du Registre de La Grange. La Grange, un des meilleurs acteurs, un des plus honnêtes gens de la troupe, ami fidèle de Molière, a laissé un registre où sont inscrites toutes les représentations et ce qu’elles ont produit. C’est le document le plus précieux. Il a été publié par M. Thierry, ancien administrateur de la Comédie-Française.

[5] Notez que l’Onuphre de La Bruyère a bien aussi son ostentation. « Il entre dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir et où tout le monde voit qu’il s’humilie. » Ostentation d’humilité. – « Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré. » Ostentation de piété. Eh bien, Tartufe fait-il autre chose ? Cette haire, cette discipline qui devraient rester un secret « entre Dieu et lui », il s’arrange pour les rendre publiques et connues. Le romancier aurait mille ressources pour cela, le poète dramatique n’en a qu’une : le dialogue. Molière en a usé et bien. L’entrée en scène de Tartufe, sur ces quatre vers incriminés, produit au théâtre un effet irrésistible. Cela seul justifierait Molière. L’Onuphre de La Bruyère tout en mystère, en gestes, en attitudes muettes, s’éclipserait au feu de la rampe. La Bruyère eût aussi bien pu critiquer cette scène du Bourgeois gentilhomme où M. Jourdain montre tant de hâte à se faire voir par la ville avec son habit neuf et ses deux laquais : « Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville, et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à moi... » Supprimez les mots en italiques, vous aurez la réalité du personnage et de son discours, mais adieu la naïveté comique ; ajoutez-les, la vérité dramatique sort dans tout son relief.

[6] Cité par Vinet.

[7] Larroumet, La Comédie de Molière, p. 324. – On ne saurait trop consulter cette étude morale sur Molière, pleine de vues si fines et d’une érudition si sûre. Consulter également Émile Faguet, Les Grands Maîtres du XVIIe siècle, étude sur Molière.

[8] Ouvrages consultés : Demogeot, Histoire de la littérature française ; – Le Moliériste ; – Despois et Mesnard, Édition de Molière, dans la Collection des grands écrivains français de Hachette ; – L. Moland, Biographie de Molière, tome I de son édition des œuvres complètes ; – Loiseleur, Points obscurs de la vie de Molière ; – Larroumet, La Comédie de Molière ; – Livet, Éditions annotées de plusieurs pièces ; – Boully, idem ; – Jules Lemaître, Impressions de théâtre ; – Émile Faguet, Les Grands Maîtres du XVIIe siècle.

[9] Principaux types de pères : Pandolfe, de l’Étourdi ; Gorgibus, des Précieuses et de Sganarelle ; Don Louis, du Festin de Pierre ; Sganarelle, de l’Amour médecin ; Géronte, du Médecin malgré lui ; Orgon, du Tartufe ; M. de Sotenville, de Georges Dandin ; Oronte, de M. de Pourceaugnac ; Harpagon, de l’Avare ; M. Jourdain, du Bourgeois gentilhomme ; Argante et Géronte, des Fourberies de Scapin ; le roi, de Psyché ; Chrysale, des Femmes savantes ; Argan et Diafoirus, du Malade imaginaire.

[10] Corneille a collaboré à Psyché.

[11] On s’accorde à voir dans les derniers vers comme une confidence applicable aux soucis, aux déboires que la querelle de Tartufe venait d’occasionner à Molière. Amphitryon est de 1668.

[12] Sur ce sujet, nous renvoyons le lecteur curieux de toucher le fond des choses au livre de M. le Dr Maurice Raynaud, Les Médecins du temps de Molière. Il fait autorité.

[13] Même débauche de remèdes dans les lettres de Guy-Patin et dans le Journal de la santé du roi. Encore une fois, Molière n’invente rien. L’observation s’applique également au mémoire d’apothicaire du 1er acte. Le Moliériste en a publié un du même temps sur lequel celui de Molière semble calqué.

[14] C’est l’opinion d’un écrivain absolument compétent et autorisé, M. Parringault, docteur en droit, auteur d’une curieuse étude publiée dans la Revue historique du droit français et étranger, année 1861.

[15] Notamment Théophile Gautier et M. Schérer.

[16] Alex. Dumas fils, préface du Père prodigue, p. 201.

[17] Quelques exemples en passant. Pascal appelle l’homme un « cloaque d’incertitude et d’erreur. » Port-Royal efface cloaque et substitue amas. – Pascal suppose un condamné dans son cachot, n’ayant qu’une heure pour appeler de l’arrêt fatal, et employait cette heure « à jouer au piquet. » Port-Royal corrige et met « à jouer et à se divertir. » – Pascal dit de l’homme : « La moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffit pour le divertir. » Port-Royal supprime la balle et le billard. » – On ne voit dans l’édition de Port-Royal ni ces magistrats « emmaillotés d’hermine comme des chats fourrés, » ni ces « trognes armées » qui n’ont de mains et de force que pour les rois. Cela était trop expressif et trop trivial pour le goût du siècle.

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