Histoire universelle du Théâtre - Tome II (Alphonse ROYER)
- CHAPITRE XVI : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ITALIEN
- CHAPITRE XVII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS : SECONDE PÉRIODE
- CHAPITRE XVIII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ESPAGNOL
- CHAPITRE XIX : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ESPAGNOL (suite) : LOPE DE VEGA
- CHAPITRE XX : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE PORTUGAIS
- CHAPITRE XXI : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE SLAVE
- CHAPITRE XXII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ALLEMAND
- CHAPITRE XXIII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ANGLAIS
- I
- II - Les précurseurs de Shakespeare – Christopher Marlowe
- III
- IV - Shakespeare : l’homme
- V - Shakespeare : l’œuvre
- VI - L’œuvre apocryphe
- VII - L’œuvre authentique
- VIII - Les Féeries
- IX - Les drames historiques
- X - Les Drames de passions
- XI
- XII - Ben Johnson : sa vie
- XIII - Ben Johnson : ses œuvres
- XIV
- CHAPITRE XXIV : XVIe SIÈCLE ET COMMENCEMENT DU XVIIIe - THÉÂTRE ANGLAIS (suite)
Historie universelle du théâtre, Alphonse Royer, Librairie A. Franck, Paris, 1869.
CHAPITRE XVI : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ITALIEN
La Renaissance italienne. – La Cour et le Théâtre du Vatican. – Les Tragédies. – Les Comédies. – Les Pastorales. – Peintres de décors, machinistes et dessinateurs de costumes. – Naissance de l’Opéra. – La Comédie improvisée.
I
La Renaissance des lettres et des arts s’accomplit en Italie dès le XVe siècle, quoiqu’elle ne se soit généralisée data les autres pays de l’Europe que pendant le cours du XVIe. Dès l’année 1428, Cosme de Médicis, héritier des immenses biens de son père, pour se faire pardonner par les Florentins son usurpation du pouvoir, attirait près de lui, à grands frais, les savants et les artistes célèbres ; il ouvrait au public des bibliothèques où l’on avait rassemblé les manuscrits les plus rares, il instituait des chaires de sciences et de littérature où il appelait les plus illustres professeurs de l’Europe. Lorsque Mahomet II se fut emparé de Constantinople, ce fut Cosme qui recueillit les savants byzantins, et Florence devint ainsi l’asile de toutes les lumières des siècles antiques. La découverte de l’imprimerie vint à propos aider aux efforts des Médicis, et la nouvelle invention passa immédiatement d’Allemagne en Italie, pour multiplier à profusion les rares copies des manuscrits grecs et latins. Les successeurs de Cosme continuèrent l’œuvre du chef de leur famille : Michellozzi et Brunelleschi, pour l’architecture ; Donatello, pour la sculpture ; Masaccio, pour la peinture, furent les précurseurs des Michel-Ange et des Raphaël. Et pendant que ces hommes d’élite éveillaient dans l’esprit du peuple les idées de l’art grandiose, les doctes professeurs Jean de Ravenne, Chrysoloras, Guarino de Vérone, Ambrosio Traversari le Camaldule, Leonardo Bruni, Francesco Filelfo, ouvraient à tous les trésors de la savante antiquité, et servaient en même temps d’interprètes diplomatiques au gouvernement de Florence dans ses relations avec les souverains de la péninsule et de l’Europe. Cosme établissait un musée de sculptures grecques et romaines dans son palais, Laurent le Magnifique s’attachait comme conseillers et comme amis Politien et Pic de la Mirandole, et se chargeait de l’éducation du jeune Michel-Ange, dont il avait deviné le génie.
À Rome, le pape Nicolas V recueillait de son côté les savants grecs émigrés et leur distribuait des pensions et des présents pour les fixer dans ses États. À Ferrare, les princes de la maison d’Este faisaient revivre aussi les lettres et les sciences et reconstituaient, leur université. Les marquis de Mantoue, les ducs d’Urbin et de Milan tenaient des cours somptueuses et rivalisaient avec les Rois et les Pontifes. Tel est l’état de la première période de la Renaissance en Italie au XVe siècle.
Vers le milieu du XVIe siècle tous ces germes avaient produit leurs plantureuses moissons. Michel-Ange avait succédé à son maître Ghirlandaio, comme Raphaël au Pérugin.
Le fils d’un notaire, Léonard de Vinci, était devenu le prince de l’école milanaise ; le Titien et le Véronèse couvraient le palais des doges de leurs couleurs éclatantes ; le suave Corrège couronnait de sa gloire Modène et Parme. Les papes Jules II et Léon X faisaient oublier les louables efforts de Nicolas V comme Alphonse II duc de Ferrare effaçait grâce à la renommée du Tasse et de l’Arioste, les premières tentatives de son père, le duc Hercule, dans le coin de terre qu’il gouvernait.
Toutes ces cours, grandes et petites, celles de Rome, de Florence, de Milan, de Ferrare, de Mantoue, d’Urbino, dans leur désir de frapper les imaginations des peuples, ne pouvaient négliger, comme moyen d’effet, l’action puissante du théâtre, qui, étant le produit de la réunion de tous les arts, devait naturellement le plus impressionner les masses.
Mais il n’existait pas encore à ce moment de théâtres publics, et les palais où se donnaient les représentations ne pouvaient accueillir la population tout entière. Les Médicis, bientôt imités par d’autres princes, imaginèrent les chars et les chants carnavalesques (canti carnascialeschi), fêtes qui se passaient sur les places et dans les rues. Ces mascarades sortaient après l’heure du diner et ne rentraient qu’à trois ou quatre heures de la nuit. Tous les acteurs qui y participaient étaient splendidement vêtus, et les chars qui les portaient étaient suivis de plusieurs centaines de cavaliers, tenant à la main des torches de cire blanche qu’on allumait à la nuit. Les masques chantaient, au son d’un orchestre, des canzoni, des ballades, des madrigaux et des Barzellette. Les auteurs de ces chants, recueillis et publiés par le Lasca, en 1559, étaient Laurent de Médicis, Bernardo Ruccellaï, Alamanni, Gelli et le Lasca. Laurent de Médicis composa le Triomphe de Bacchus et d’Ariane et le Chant des jeunes Filles et des Cigales, les Fileuses d’or, les Jeunes Femmes et les Vieux Maris, le Chant des muletiers et celui des Faiseurs de gaufres ; Alamanni écrivit le Char de la Mort et les Maris qui se plaignent de leurs femmes ; Ottonajo, héraut de la seigneurie de Florence, donna le Chant des joueurs d’échines ; Machiavel fit le Chant du Diable, celui des Bienheureux, celui des Ermites et celui des Marchands de pommes de pin.
Ces joyeusetés, très libres, dédommageaient la multitude des représentations de palais auxquelles on ne pouvait l’admettre faute d’espace.
Hâtons-nous de reconnaître que les Italiens sont les créateurs du théâtre moderne régulier, comme ils sont les premiers maîtres dans toutes les branches de l’art moderne. Mais pourquoi le progrès du théâtre ne suivit-il pas chez eux, non plus que chez nous, les progrès des autres arts ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner.
Si, dans la liste des auteurs italiens qui ont écrit pour la scène au XVIe siècle, nous ne rencontrions que des noms inconnus, nous pourrions penser que les hommes de talent de cette époque avaient adopté le parti de diriger leurs efforts vers un tout autre but ; mais, quand nous voyons figurer parmi les auteurs dramatiques de cette période les noms du Tasse, de l’Arioste, de Machiavel, il faut bien chercher autre part que dans l’infériorité des esprits la cause de cette anomalie. Pourquoi, d’une part, ce développement magnifique dans la Jérusalem, dans le Roland, dans l’Histoire de Florence et les Décades, et cette pauvreté relative dans Torrismondo dans la Léna, dans la Clizia ? La question me semble s’éclairer sensiblement par le simple examen des sujets traités et par la forme à peu près identique qu’ils ont revêtue.
Plusieurs de ces comédies sont empruntées, sans déguisement, à Plaute ou à Térence ; les autres ont bien pour point de départ des événements appartenant aux mœurs modernes, mais elles sont soigneusement taillées sur le modèle des pièces anciennes. Quand il s’agit du Tasse, de l’Arioste ou de Machiavel, le fond étant écarté, il demeure toujours le style, qui est la personnalité de l’auteur et qui survit ; mais si l’on vient aux écrivains de second ordre, à Ruccellaï, à l’Alamanni, à l’Aretino, à Lodovico Dolce, on reconnaît du premier coup d’œil le vide de cette création factice. Le festin de littérature grecque et latine, dont s’est gloutonnement repue cette génération, composée pourtant d’esprits délicats, n’a pu s’assimiler complètement. L’imitation du théâtre antique n’a été qu’une contrefaçon pour ainsi dire mécanique, tandis que dans les autres branches de l’art la fusion des éléments s’est opérée dans la proportion normale. Saint-Pierre de Rome est bien à Bramante et à Michel-Ange, comme les fresques du Vatican sont bien à Raphaël ; mais, dans le répertoire dramatique de cette époque, la grande part demeure à Plaute et à Térence. Les uns se sont inspirés de l’antique, les autres l’ont maladroitement calqué. Les écrivains français exagérèrent encore le défaut qu’on est en droit de reprocher aux écrivains italiens, et ils ne rachetèrent pas le fond par la forme, la langue qu’ils parlaient n’ayant pas à cette époque, comme la langue italienne, atteint un degré suffisant de maturité et de perfectionnement. Voilà pourquoi la Renaissance, qui, au XVIe siècle, nourrit si fortement de ses sucs la terre féconde d’où sortirent tant de chefs-d’œuvre, demeura une lande relativement ingrate en ce qui concerne la production dramatique.
En examinant les œuvres scéniques de cette période, il faut toutefois que le lecteur d’aujourd’hui, s’il veut s’en rendre un compte exact, se reporte en esprit aux idées qui avaient cours alors.
Que n’a-t-on pas imprimé en France sur le théâtre italien en général ? Les diatribes que l’abbé d’Aubignac et Saint-Évremond écrivaient imperturbablement sur des ouvrages qu’ils n’avaient jamais lus attirèrent à bon droit les foudres des critiques de l’Italie, et ceux-ci nous taxèrent d’ignorance et d’outrecuidance, jugeant de la population française par l’échantillon qu’ils avaient sous les yeux. L’abbé d’Aubignac, le prototype des jugeurs imprudents, a écrit un ouvrage intitulé la Pratique du théâtre, où il parle de tout ce qu’il sait et même de ce qu’il ne sait pas. Ce bon abbé, très convaincu qu’il a reçu du ciel la révélation des lois primordiales de la scène, décrète, au nom d’Aristote et des trois unités, sur le sujet, sur la vraisemblance, sur les histoires à deux fils, dont l’un est nommé épisode par les modernes (par ces deux fils il entend la marche parallèle de deux actions) ; sur la préparation des incidents, sur la catastrophe, sur les poèmes dramatiques dont l’action se passe la nuit, etc.
Quant à Saint-Évremond, homme d’esprit, mais ne reconnaissant rien de bon hors de Paris et de la cour, voici ce qu’il écrivait en 1677 à propos des pièces italiennes
« Quand vous êtes las des bouffons qui ont trop demeuré sur le théâtre, les amoureux paraissent pour vous accabler. C’est à mon avis le dernier supplice d’un homme délicat, et on aurait plus de raison de préférer une prompte mort à la patience de les écouter. » Et plus loin : « Les Italiens aujourd’hui se contentent d’être éclairés du même soleil, de respirer le même air et d’habiter la même terre qu’ont habitée autrefois les vieux Romains ; mais ils ont laissé pour les histoires cette vertu sévère qu’ils exerçaient, ne croyant pas avoir besoin de la tragédie... » Ce dernier regret de Saint-Évremond est causé par la supposition qu’il fait gratuitement que les Italiens n’avaient pas alors de tragédies ; on verra tout à l’heure à quel point il se trompait, car ils en furent malheureusement chargés et surchargés. Le second grief de l’ancien ami de Ninon de l’Enclos, du courtisan de madame Mazarin, reposait sur ce fait, qu’ayant vu jouer à Paris les bouffons italiens, il se figura, on ne sait comment, que tout le répertoire théâtral de l’Italie se bornait à ce genre secondaire. Si l’on pouvait s’étonner de quelque chose en matière de témérité de jugements, on se demanderait comment un gentilhomme, un savant dans les lettres grecques et latines pouvait ignorer que Machiavel, l’Arioste et le Tasse eussent composé des pièces de théâtre restées classiques, et qu’il existât en Italie un répertoire tragique plus nombreux que le nôtre.
Depuis ce temps, Sismondi et Ginguené, qui ont parlé en bons termes et en connaissance de cause de la littérature italienne, ont heureusement réhabilité la critique française au delà, des Alpes.
Il serait fastidieux, dans l’examen des nombreuses pièces qui forment le répertoire italien au siècle qui nous occupe, de suivre un ordre chronologique absolu. Il est admis que la première tragédie écrite en bon style fut la Sophonisbe, du Trissino ; comme la première comédie régulière de quelque mérite fut la Calandria, du cardinal Bibbiena. Ces deux pièces furent représentées à Rome, à peu près au même moment où l’on jouait à Ferrare les deux premières comédies de l’Arioste, la Cassaria et I Suppositi, et à Florence la Mandragola, de Machiavel. Avant d’aborder la représentation des pièces que nous venons de mentionner, voyons d’abord dans quel milieu intellectuel et moral leurs auteurs eurent à les produire.
II - La Cour et le Théâtre du Vatican
En devenant le pape Léon X, Jean de Médicis n’avait pas abdiqué les instincts et les goûts d’artiste qui distinguèrent tous les membres de cette famille. Cardinal à 13 ans, exilé de son pays, combattant à la bataille de Ravenne pour les droits de son prédécesseur le pape Jules II, restaurant les Médicis à Florence, fondant à Rome la bibliothèque Laurentienne, il fut toujours le même grand seigneur lettré et poli, ami de la distraction et du plaisir. Ce n’est pas à notre époque que l’on se croira obligé de releveur les accusations de légèreté de mœurs portées contre Jean de Médicis par quelques-uns de ses contemporains, accusations démenties, du reste, par d’autres témoins de sa vie. La légèreté des mœurs était d’ailleurs la condition générale du temps où il vivait, et les auteurs français, aussi bien que les auteurs italiens, en font la preuve dans leurs ouvrages. Sans citer l’autorité de Paul Jove, contemporain de Léon X, biographe qui pourrait être soupçonné de partialité, l’anglais, le protestant W. Roscœ, qui publia une histoire de ce Pontife, lui rend pleine justice. Il trouve seulement que ses amusements n’étaient pas toujours conformes à sa haute dignité. Ce Pape jouait aux cartes avec ses cardinaux, et profitait de l’occasion pour se faire gagner son argent par ceux qu’il affectionnait. Il passait pour excellent musicien, chantait et jouait de plusieurs instruments. Ses habits pontificaux étaient d’une magnificence particulière. Il tenait table ouverte et régalait ses convives des mets les plus recherchés, quoiqu’il restât lui-même fidèle à sa sobriété naturelle. On lui a reproché d’aimer les choses plaisantes et même les bouffonneries un peu grossières ; mais on n’a peut-être pas assez remarqué que cette disposition d’esprit était commune à tous les grands seigneurs de l’époque, et que chaque roi et chaque prince entretenait toujours auprès de lui un ou plusieurs fous vêtus de la façon la plus bizarre et armés de la marotte traditionnelle.
Quand Léon X se retirait à sa maison de campagne favorite, nommée la Malliana, il montait, en costume de cavalier, les coursiers les plus vifs, et il chassait à courre ou à l’oiseau. Ce fut lui qui instruisit dans son art son grand-veneur Giovanni Neroni. Quand il rentrait au Vatican après une mauvaise chasse, tout le monde le fuyait pour ne pas s’exposer aux contrecoups de son humeur.
Tel était le Souverain Pontife qui fit jouer sur une scène improvisée au Vatican la Mandragore de Machiavel et la Calandria du cardinal Bibbiena, sans préjudice des pièces qui avaient déjà obtenu quelques succès sur les théâtres des princes ou sur les scènes des académiciens.
C’est ici le lieu de dire quels étaient les acteurs qui formaient la troupe du Vatican. L’Italie n’avait pas, comme la France, l’Angleterre et l’Allemagne, ses corporations ouvrières et bourgeoises, se faisant honneur de représenter devant le peuple les ouvrages d’un poète de circonstance souvent sorti de leurs rangs. Les troupes nomades italiennes se réservaient pour la farce et pour les places publiques ; le genre noble tragique et comique appartenait aux académies, ou bien des jeunes gens de famille se réunissaient pour donner ces fêtes littéraires aux personnages en renom, qui les récompensaient par quelques dons ou par quelques faveurs. Le théâtre du Vatican était naturellement, de tous les théâtres, celui qui possédait le meilleur personnel dramatique. Parmi la noblesse romaine, c’était à qui paraîtrait sur cette scène éminente, devant ce parterre de princesses, de cardinaux et de prélats, où figuraient Louis d’Aragon, Hippolyte d’Este, Sigismond de Gonzague, le cardinal Jules de Médicis, cousin du Pape, et le cardinal Bibbiena, qui donnait l’exemple, en écrivant, lui aussi, sa comédie. Quelquefois c’étaient des académiciens qui, à la sollicitation du Saint-Père, venaient égayer les après-dîners du Vatican. Les Rozzi de Sienne, qui représentaient de préférence des scènes populaires écrites et débitées dans le jargon des rues et des marchés, plaisaient surtout à Léon X, en lui rappelant ses bons Florentins et leurs saillies grivoises.
Les académies étaient en si grand nombre en Italie, que, dans le livre de Quadrio (Storia d’ogni pœsia), le catalogue détaillé de ces institutions ne tient pas moins de soixante pages. Chacune de ces réunions se donnait un nom comique et prenait une devise à l’avenant. C’étaient les Endormis de Gênes, les Indisposés et les Mélancoliques de Rome, les Insensés de Pérouse, les Obstinés de Viterbe, les Enrhumés de Lucca, les Rustres de Florence. Les membres de ces sociétés s’intitulaient l’Insipide, le Distillé, l’Enflammé, le Sans-Nom, l’Incompréhensible, l’Enfariné etc... Tous étaient acteurs ou auteurs dramatiques quelques-uns joignaient les deux qualités. Ils alternaient, selon les goûts, la tragédie, la comédie érudite et la farce. C’était une production incessante ; on fait monter à plus de cinq mille le nombre des pièces imprimées en Italie depuis 1500 jusqu’à 1700. Quant aux troupes de comédiens de profession qui parcouraient les villes et les campagnes, elles s’adonnaient presque exclusivement à la comédie improvisée dont nous parlerons en son lieu.
III - Les Tragédies
La tragédie du Trissino, la Sofonisba (ou la Sophonisba, car l’italien, à cette époque, n’avait pas encore remplacé le ph par l’f), fut probablement l’un des premiers ouvrages représentés dans les appartements du Vatican devant Léon X, puisqu’elle est dédiée à ce Pontife et que la dédicace date de 1515, deux ans seulement avant que Jean de Médicis occupât le siège de saint Pierre. La preuve de cette faveur accordée à la Sophonisba n’est pas historiquement acquise, mais le fait est probable, car le Pape affectionnait particulièrement le Vicentin Giorgio Trissino, qu’il chargea plus tard d’importantes ambassades à Venise, en Danemark et en Allemagne. Voltaire dit à tort que le Trissino fut prélat et archevêque de Bénévent. Il mourut laïque, âgé de soixante-douze ans, après avoir ajouté à son bagage dramatique une comédie imitée des Ménechmes de Plaute, intitulée : I Simillimi.
Ce sujet de Sophonisbe parait avoir séduit beaucoup d’auteurs, car, après le Trissino, Saint-Gelais le présentait au public parisien en 1560, Marmet en 1583, Montchrétien en 1596, Nicolas de Montreux en 1601, Mairet en 1629, puis enfin, en 1663, Pierre Corneille, ce qui n’empêcha pas La Grange-Chancel de le traiter de nouveau en 1716, Voltaire de refaire la pièce en 1771, et Alfieri, en 1787, de ramener la fille d’Asdrubal sur la scène italienne, son point de départ dramatique. Je ne crois pas que les siècles futurs soient saisis de la même passion pour ce sujet de Sophonisbe, qui, du reste, a fourni une assez belle carrière dans le monde, pour ne parler ici que de l’Italie et de la France.
Ce sujet tant exploité est, comme on sait, tiré de Tite-Live. Après la prise de la ville de Cyrtha, capitale de la Numidie, par l’armée romaine que commande Scipion, le jeune prince Massinissa, allié de Rome, comprend dans sa part de butin Sophonisbe, la femme du roi Syphax, et il l’épouse, afin de lui épargner la honte de l’esclavage. Mais les chefs romains réclament la captive, et il est réduit, pour délivrer celle qu’il aime, à lui envoyer une coupe de poison.
Pas plus que ses successeurs Trissino ne s’est mis en frais d’imagination pour donner à l’ensemble de cette action le mouvement qui lui manque. Tout l’intérêt se réduit à la catastrophe. On a reproché à l’auteur (non pas de son temps mais du nôtre) de n’avoir pas écrit sa pièce d’un style assez noble, tel que la tragédie l’exige. Cette critique peut passer pour un éloge, car ce qu’il y a de remarquable dans le style du Trissino, c’est le naturel qu’il cherche à conserver dans le dialogue de ses personnages, laissant au chœur seul les exaltations du lyrisme. En agissant ainsi Giorgio Trissino se souvenait des Grecs, dont il reproduisait la pensée et la manière, au lieu de s’abandonner au trop facile pathos qui envahit bientôt toutes les scènes de l’Europe.
Léon X, qui-aimait à rire, ne dut pas assurément abuser des représentations tragiques dans les appartements du Vatican. Il est certain qu’il préférait voir jouer la Calandria, comédie fameuse du cardinal Bibbiena, la Mandragore de Machiavel ou quelque farce du Rozzi.
Giovanni Ruccellaï, l’un des célèbres tragiques du siècle, ne reproduit que le squelette d’Euripide, quand il croit faire revivre le grand poète dans son Oreste. Ce travail obstiné de gauche imitation, auquel se livrent à ce moment tous les érudits, n’amène que des résultats négatifs. Sous cette influence, l’art dramatique ne renaît pas, il demeure en l’état. La phrase redondante remplace partout la pensée ; ce ne sont jamais des personnages qui agissent, mais des professeurs qui dissertent. Ainsi, quand Euripide entremêle avec rapidité les répliques d’Oreste et d’Iphigénie, Ruccellaï leur fait prononcer des discours. Dans la scène 8e du 4e acte, par exemple, il allonge indéfiniment la lettre qu’Iphigénie charge les étrangers venus en Tauride de porter à son frère Oreste, qu’elle ne sait pas si près d’elle. Sept lignes de l’auteur grec en deviennent quarante-quatre dans l’auteur italien. Rien ne prouve mieux que ce petit fait l’absence de toute inspiration et de tout naturel chez les rhéteurs qui entreprirent de régénérer le théâtre. Et pourtant Ruccellaï est un écrivain à la fois élégant et énergique quand il perd de vue pour un instant son parti pris d’imitation. Il y a du naturel dans cette scène où Pilade dit à Oreste, qui le presse de partir pour la Grèce et de l’abandonner : « Et tu penses que je vais te laisser ? Tu peux le penser ? Je porterai la nouvelle de la mort de son roi, à qui ? au misérable peuple de Mycène et d’Argos ? J’annoncerai la mort d’un frère, à qui ? à des sœurs désolées qui, à cette heure, implorent peut-être à genoux ton retour leurs mains et leurs vœux élevés vers le ciel ? Comment aborderai-je mon père De quels yeux pourrai-je regarder Électre, ta sœur, ma chère épouse, sans toi, sans mon ami ? »
Ruccellaï, même en choisissant un sujet moderne, conserve sa manie de reproduire l’antique. Rosmunda, la femme d’Alboin premier roi des Lombards, s’exprime sous sa plume du même ton qu’Iphigénie.
Un jeune commensal du prince de Salerne, Lodovico Martelli poète d’avenir, qui mourut à vingt-huit ans en 1527, choisit un sujet plus odieux encore que la Rosmunda ; il mit à la scène Tullie cette fille de Servius Tullius, roi de Rome, qui fit passer son char sur le corps de son père. Le poète épique Alamanni parodia l’Antigone de Sophocle, en employant les procédés de ses devanciers. Pauvre d’invention, imitateur comme les autres, comme eux aussi il se distingue par son style, ce qui l’a fait survivre au naufrage. On croit qu’il écrivit sa pièce en France elle fut imprimée à Lyon pour la première fois (1553). Passons sous silence l’innombrable armée des tragiques parmi lesquels pourtant l’Arétin mérite d’être mentionné pour son nom, si ce n’est pour son Oreste, et arrivons à Jean-Baptiste Giraldi Cinthio, plus connu en France comme auteur de nouvelles que comme poète dramatique.
Le Cinthio n’est assurément pas un génie, mais c’est un esprit original qui tirait ses pièces des Nouvelles contenues dans ses Hecatommiti, sans faire d’emprunt aux formes des tragiques grecs ou latins, excepté pour deux pièces dont les sujets lui furent imposés. Ajoutons que Shakespeare lui prit la fable d’Othello. Giraldi Cinthio était de Ferrare, très en faveur à la cour du duc Hercule II, dont il fut le secrétaire, et il demeura dans sa charge sous le successeur d’Hercule, le duc Alphonse II. Il composa neuf tragédies toutes très naïves très chargées d’incidents romanesques des plus invraisemblables. La plus renommée est intitulée Orbecche.
Le Cinthio était très jeune quand il écrivit cette Orbecche, qui passe en noirceur Atrée et Thieste et Gabrielle de Vergy. Il dit lui-même dans sa dédicace : « Donc, dès que j’eus composé cette tragédie, travail qui ne dura pas plus de deux mois, mon ami Girolamo Maria Contugo ayant préparé une scène convenable, elle fut jouée par Sebastiano Clarignano de Montefalco, lequel peut assurément se dire le Roscius et l’Ésope de notre temps. »
Cette Orbecche, ou Orbeck, si l’on veut, est la fille d’un roi de Perse que l’auteur appelle Salmon. Au moment de marier sa fille au roi des Parthes Salmon découvre que cette ingénue a épousé secrètement un jeune Arménien nommé Oronte et qu’elle en a eu deux enfants. On se fâcherait à moins, mais ce père barbare emploie dans sa vengeance des raffinements qui feraient frissonner s’il se rencontrait un auditoire qui les prît au sérieux ; et il paraît que cet auditoire se rencontra au temps où l’on donna la pièce. Salmon égorge donc Oronte et ses deux fils ; il les fait artistement dépecer, de façon à ce que leurs têtes et leurs mains puissent tenir facilement dans un vase d’orfèvrerie muni de son couvercle, et il envoie le tout en présent à sa fille. Orbeck, pour ne pas demeurer en reste, tue son père et se suicide.
Némésis et les Furies paraissent dans la pièce en manière de prologue, et elles annoncent qu’elles vont noyer dans le sang cette cour impie de Salmon. Le chœur antique a aussi sa part dans l’ouvrage ; afin de ne pas rompre entièrement avec les habitudes à la mode. Riccoboni a beaucoup vanté la scène du 3e acte de cette tragédie entre le Roi et son conseiller ; j’avoue que, tout en louant le style de cette scène, je ne puis lui reconnaître aucune qualité dramatique. C’est un plaidoyer d’avocat des deux parts pour savoir si le Roi doit pardonner au jeune Oronte et à Orbeck, ou s’il doit au contraire les punir.
Ce qui distingue le Cinthio des écrivains tragiques de son temps, c’est l’effort qu’il tente pour échapper à la contrefaçon des Grecs et des Romains Il faut lui savoir gré de tâcher en dépit du flot qui le pousse, de rester italien et moderne. Le goût de l’horrible dominait la composition poétique de cette époque, et Giraldi Cinthio l’a peut-être trop subi. Cette contagion s’étendit de l’Italie à l’Angleterre.
L’Altile, pièce plus clémente que l’Orbecche, puisqu’elle ne contient qu’un meurtre, et encore celui du personnage odieux de la pièce, fut écrite par ordre du duc d’Este. Le Giraldi prit sa revanche dans sa Séléné, tragédie romanesque égyptienne, qui met pendant tout un acte deux têtes coupées sous les yeux des spectateurs. Dans l’Epitia, tragédie tyrolienne, les viols remplacent les meurtres ; il y en a deux : le premier commis par un jeune homme mineur, et le second par le premier magistrat d’Inspruck sur la sœur du coupable, qui sollicite et obtient ainsi la grâce de son frère.
La meilleure pièce, sinon la plus célèbre, du Cinthio est sans contredit l’Arrenopia, tirée aussi de sa collection de Nouvelles Gli Hecatommiti. Assurément, au point de vue de la combinaison des moyens et de l’agence ment des scènes, c’est encore là l’enfance de l’art, mais on reconnaît une enfance robuste qui fait prévoir une prochaine virilité. La manie des tirades les trop nombreux monologues et la fréquence des scènes vides sont les défauts qui sautent tout d’abord aux yeux. Mais il y a des passions en jeu : l’amour, la jalousie, le remords des fautes commises, la générosité du pardon. Le sujet d’Arrenopia a de l’analogie avec l’un des Miracles de Notre-Dame que nous avons analysé et qui a pour titre : Othon Roi d’Espagne. L’héroïne de la tragédie rappelle beaucoup Denise, surtout dans la deuxième partie de l’ouvrage, où la fille guerrière se fait reconnaître et se justifie devant les souverains ennemis qu’elle a réconciliés. Les deux histoires sont empruntées également aux mœurs de la chevalerie. Le sujet traité par le Giraldi se produisait heureusement devant des spectateurs habitués à rompre des lances dans les tournois, et encore tout impressionnés par la récente publication de Roland furieux et de la Jérusalem délivrée.
Après un premier acte destiné à établir l’action secondaire de la pièce, voici comment le véritable sujet s’expose dans la scène 6e du second acte. Un familier du palais d’Astazio, Roi d’Hibernie (nom donné par les Romains à l’Irlande), rencontre le page d’un chevalier mystérieux nommé Agnorito, venu pour prendre part à la guerre contre l’Écosse, et qui, blessé dans un combat, a été recueilli par un gentilhomme du pays, Ipolypso, seigneur de Réba. Ce sont là des noms bien peu irlandais, mais qu’importe ! nous sommes dans le siècle de la fantaisie historique. Ce page raconte qu’il a naguère servi l’infortunée Reine d’Irlande Arrenopia, que son mari fit assassiner dans un accès de jalousie. La Reine, soupçonnant les desseins de son époux, endossa l’armure qu’elle avait coutume de porter quand elle s’exerçait dans les tournois avec son mari, et elle monta à cheval pour aller se réfugier chez son père. – Elle avait l’épée au flanc et la lance à la main, et moi, dit le page, je cheminais derrière elle sur un poney, et nous nous dirigions vers le bord de la mer. Tout à coup, vers minuit, un homme, la lance en arrêt, nous barre le passage. C’était Omosio, l’estafier du Roi : « Femme coupable, s’écria-t-il, arrête, tu es morte ! » Arrenopia ne s’intimida pas. « Tu mens, répondit-elle : Arrenopia ne fut jamais coupable, tu le sais bien, misérable ! » Et ceci dit, elle courut sur lui la lance en avant. Dans ce fier assaut les deux lances se brisèrent. Les combattants mirent l’épée à la main, mais tout d’abord la Reine tomba comme morte. « Que fis-tu alors ? demande le familier du palais.
– Que pouvais-je faire ? répond l’enfant. J’étais sans armes ; je montais un cheval de petite taille, et Omosio était si haut que mon front arrivait à peine à ses éperons. »
Le page se trouve bientôt en la présence du Roi Astazio, que le remords consume, et qui donnerait son royaume pour retrouver la femme qu’il a si cruellement condamnée. Le page lui parle de son nouveau maître, qui est venu on ne sait d’où, qui combat vaillamment, mais qui garde toujours la visière de son casque baissée. Il est jeune, il est beau, dit-on, mais toujours triste et parlant peu. L’hôte qui a recueilli le jeune blessé a cru surprendre quelques signes d’intelligence entre Agnoristo et sa femme. Il punira le traître, mais il faut attendre la fin de la guerre pour ne pas encourir la disgrâce du Roi. Cependant Agnoristo se rétablit. Son page lui a raconté les regrets du Roi. Il se décide à aller trouver Astazio et à lui avouer qu’il n’est autre que sa chère Arrenopia, échappée à la mort par une faveur du ciel. Elle lui a déjà pardonné dans son cœur. En même temps elle consolera son père, qui a pour elle entreprit une longue guerre, et elle ramènera la paix dans ce pays dévasté. Les deux Rois ont décidé qu’un combat de trois guerriers de chaque nation, rappelant celui des guerriers d’Albe et de Rome, terminerait le différend. Agnoristo est choisi comme l’un des trois représentants de l’Irlande. Les deux Rois se trouvent face à face en champ clos, escortés de leurs champions. C’est alors qu’Arrenopia se fait connaître.
« Astazio, voici ton Arrenopia. – Sire, voici votre fille. »
Ipolypso, qui assiste à cette scène, demande pardon à la Reine de l’avoir défiée, la prenant pour un rival, et tout le monde demeure en paix.
Après trois cents ans passés dans la poussière de la bibliothèque de Ferrare, le manuscrit authentique du écrit et corrigé de sa main et intitulé : De’Romanzi, delle commedie, delle tragedie, fut publié il y a quelques années à Milan. C’est, un document des plus curieux, une, Poétique de cette époque fixant les règles dramatiques comme on les comprenait alors, et donnant représentations et sur les acteurs du Ferrare. Le dramatiste italien avoue hautement qu’il préfère Sénèque à Sophocle et semblent supérieurs dans le poète latin parce qu’ils contiennent des discours moraux et naturels, tandis que ceux des Grecs ne sont que des récits. Ce qu’il admire surtout dans Sénèque, d’avoir, cherché à se rapprocher des Grecs dans sa Sophonisbe. Euripide, que d’avoir possédé un style pareil à celui de l’auteur d’Alceste et d’Andromaque. « Oui, s’écrie-t-il, on peut dire que personne n’a surpassé Sénèque en majesté, en élévation de sentiments. » Telle est l’opinion de Giraldi, et c’était l’idée dominante à laquelle tous les écrivains du temps n’ont pas manqué de se conformer, en France aussi bien qu’en Italie. Là est l’explication de tout le système dramatique de cette époque.
Cinthio, renchérissant ensuite sur les faiseurs de règles, veut que la comédie dure au moins trois heures et la tragédie pas moins de quatre.
« Pourtant, continue-t-il, le très excellent seigneur Monseigneur le duc Hercule voulut que cette durée fût étendue à six heures pour la Cléopâtre. On commença à jouer la pièce à une heure de la nuit, et l’on ne finit qu’au jour naissant. » Il termine par ces mots peu modestes, puisqu’il parle de sa propre tragédie : « Et encore tous les spectateurs, et ils étaient nombreux, trouvèrent le spectacle trop court. »
Messer Giulio Ponzio Ponzoni, à qui l’auteur dédia sa Poétique, et qui était lui-même un poète en herbe, jouait avec le plus grand succès sur le théâtre du duc de Ferrare. Il représenta Oronte dans l’Orbecche. Ce fut un autre jeune gentilhomme, désigné sous le nom de Flaminio, qui joua l’héroïne de la pièce. Mais le premier sujet par excellence, le grand acteur de la troupe, était Sebastiano Montefalco, qui, au dire du Cinthio, était miraculeux dans l’Orbecche, comme il le fut aussi dans la Cassaria et dans la Lena de l’Arioste. On ne vit jamais un homme, dit-il, possédant ainsi le don d’exciter le rire ou les larmes à sa volonté.
Cinthio raconte, dans l’une de ses lettres, que ce Flaminio, qui créa le personnage d’Orbecche, et qui par ses qualités et par sa grâce était digne de l’immortalité, vient d’être assassiné par une main scélérate au moment où il se disposait à jouer l’Altile. « Qui aurait jamais pensé, s’écrie l’auteur désappointé par cette catastrophe, qu’un jeune homme si noble, si vertueux et si tranquille dût avoir une fin aussi misérable ! Pauvre garçon avec quelle bonne volonté il s’était chargé de représenter mon Altile ! Comme il exprimait gentiment ces sentiments royaux, quand il faisait paraître vrais les pleurs et les soupirs de la Reine ! Et le jour même de la première représentation il nous a été volé ! (ci è stato rubato). Nous pouvons voir par là, Messer Giulio, que la mauvaise destinée trouble et confond souvent toutes les choses de ce monde. »
La tragédie de Sperone-Speroni, intitulée Canace, fut un des succès retentissants de cette curieuse époque, et, comme de beaucoup de grands succès, il n’en reste rien, pas même la possibilité pour des gens d’un autre temps de comprendre ce qui put donner lieu à ce succès. L’auteur fut pourtant accueilli et choyé par le Pape, par les ducs de Ferrare et d’Urbin, et il mourut à 88 ans, plein de gloire, laissant à la postérité un nom et cinq volumes d’œuvres en vers et en prose touchant à tous les genres de littérature.
L’Œdipe, d’Andréa dell’ Anguillara, obtint d’abord un certain retentissement, malgré les arrangements avait fait subir à l’œuvre de Sophocle ; lorsqu’un autre poète eut montré au public une véritable traduction de l’œuvre grecque, il ne fut plus question de ce triomphateur d’un jour. Grattarolo, Manfredi, Luigi Dolce, Decio da Orte, avec leurs tragédies d’Astyanax, d’Agamemnon, de Sémiramis et d’Acripanda eurent des succès faciles parmi leurs contemporains.
Passons sur ces gloires oubliées et venons au Torrismondo du Tasse. Cette tragédie jouit encore aujourd’hui d’un grand renom parmi les critiques italiens. Il faut assurément rendre justice à la belle langue qu’y parle l’auteur de la Gerusalemme ; on le retrouve dans le style de certains passages du Torrismondo ; mais il faut avouer aussi que ce Roi des Goths, incestueux involontaire, n’offre pas par lui-même un bien vif intérêt, et, de plus, le sujet a pris une forme par trop épique, c’est-à-dire qu’il est plus déclamatoire qu’il ne convient à. une action destinée au théâtre. Ajoutons que la conduite de la pièce du grand génie que nous admirons est aussi enfantine que possible. Les monologues succèdent aux monologues, il y a des répliques de trois cents vers sans désemparer ; en un mot, c’est toujours le poète qui parle et jamais le personnage. Cette tragédie, reflet de la fatalité antique, fut commencée quand le Tasse était encore dans la vigueur de l’âge ; elle fut terminée pendant son séjour à l’hôpital des fous. Le succès qu’elle obtint en Italie passa bientôt les monts ; elle fut traduite en français par Charles Vion, et publiée à Paris en 1626. Signorelli, qui s’emporte contre les critiques français de son temps, et leur reproche d’avoir médit outre mesure du Torrismondo, confesse cependant qu’il n’est pas un aveugle admirateur de cette œuvre. Il avoue qu’on ne supporterait plus un plan aussi négligé, qu’on voudrait voir purger la fable des scènes de la nourrice, des descriptions trop longues et trop circonstanciées et des répétitions trop fréquentes ; il voudrait retrancher les scènes de Torrismondo avec son conseiller, les récits de la Reine mère, le programme des fêtes que doit donner Torrismondo, et qu’il récite lui-même avec une complaisance trop grande. Signorelli ajoute, qu’il souhaiterait encore que le style se tint toujours à la même hauteur. Nous n’en demandons pas davantage.
Quelques lignes suffiront pour raconter ce sujet peu sympathique et tout d’invention, comme ceux du Giraldi. Torrismondo, roi des Goths, devient l’amant de sa sœur sans la connaître. L’inceste et la ̃fatalité renouvelés de l’antique étaient fort en faveur. Sans lui avouer la cause de sa résolution, le Roi rompt avec Alvida (c’est le-nom de la jeune fille), et il veut la contraindre à épouser Germondo, roi des Suédois, qui lui était d’abord destiné pour mari. Alvida, croyant à la trahison de son amant, se tue de désespoir et Torrismondo se poignarde sur le cadavre de sa maîtresse.
Ce rôle d’Alvida, qui compte un certain nombre de vers élégants, mais qui parle trop souvent pour le compte de l’auteur, a quelques élans naturels qui auraient, dû mettre le grand poète sur la trace du vrai genre dramatique et lui faire quitter la voie de la mode et de la fausse doctrine. Quand Alvida apprend le refus que fait, son amant de l’épouser : « Ô patrie ! s’écrie-t-elle, ô terre ! ô ciel ! vivrai-je donc repoussée ? vivrai-je méprisée ? vivrai-je avec une telle honte ? J’attends encore ? Je crains encore ? Quoi ? la mort ou le retard de ma mort ? Et j’aime encore ? et je soupire encore ? et je pleure encore ? N’est ce pas une honte de pleurer ? Que font ces soupirs ? timide main, cœur plus timide, qui pourtant aspire à la mort ? Les armes manquent-elles à la colère, ou la colère à l’âme ? Si tu ne veux pas la vengeance, si l’amour n’en veut pas, il suffit d’un moment pour mourir : meurs donc et aime en mourant ![1] »
Le récit où le cameriero annonce la fin de la pauvre Alvida (car la catastrophe se passe en récit) est écrit en très bons vers. « Hélas ! s’écria le Roi, quelle fureur t’a poussée ainsi à te frapper toi-même ? Hélas ! est-ce ta main qui t’a fait ces blessures ? » Alors elle répondit d’une voix, languissante : « la femme d’un autre et repoussée par vous ? pouvais-je vivre avec votre haine ou avec votre mépris, moi qui vivais de votre amour ? Il est moins douloureux de dédaigner la vie, moins douloureux de mourir !... » Quand elle fut morte, le Roi demeura quelle temps muet, triste de pitié et confus d’horreur il refoulait la douleur dans le fond de son cœur ; puis il dit : « Alvida, tu es morte : puis-je vivre sans mon âme ? » Et il ne parla plus[2].
IV - Les Comédies
Les comédies de cette période sont de beaucoup supérieures aux tragédies. L’imitation des anciens s’y fait toujours sentir ; mais, au lieu d’imiter Sénèque, on imite Plaute et Térence, ce qui est un sensible progrès. Et puis le genre de la comédie autorise les auteurs à écrire en prose, si c’est leur fantaisie, ce qui leur permet de prendre un langage plus humain et de ne pas déclamer toujours.
Le premier grand succès dans la comédie fut celui de la Calandria, du cardinal Bernardo Divizio da Bibbiena. La pièce fut jouée pour la première fois à Mantoue, si l’on en croit l’Equicola, dans sa Storia di Mantova, et ensuite à Rome, en 1514, à l’occasion du séjour que fit dans cette ville Isabelle d’Este, marquise de Mantoue, puis enfin à Urbino. Toutefois, une lettre de Baldassar Castiglione, que nous traduirons ci-après, semble prouver que c’est à Mantoue que la pièce fut jouée d’abord (en 1508, selon Tiraboschi), puisque le prologue du cardinal n’était pas terminé et que Castiglione en fit dire un autre qu’il avait improvisé.
La comédie du Bibbiena eut une telle renommée qu’en 1548, à Lyon, elle fut représentée pour l’entrée solennelle du Roi Henri II et de la Reine Catherine. On y avait joint des intermèdes en vers. Les deux souverains furent si satisfaits qu’ils régalèrent de 800 doppie en or les acteurs italiens, qu’on avait fait venir exprès de Florence. Ce fut alors que l’on commença à goûter en France la comédie italienne.
Le lendemain de la représentation à la cour d’Urbino, Castiglione écrivait à son ami Lodovico Canossa, évêque de Tricarico, pour lui rendre compte de la solennité. Les détails qu’il donne sont curieux pour l’histoire de la mise en scène. « Nos comédies, dit-il (je résume la lettre), ont très bien marché, surtout la Calandria, qui a paru très honorablement montée. La salle était ornée de verdure et de fleurs, et deux rangs de candélabres suspendus traversaient la salle. J’arrive au Calandro de notre Bernard, qui a plu extrêmement. Comme il avait distribué trop tard son prologue, celui qui en était chargé en a dit un de moi... Le premier intermède fut une moresque de Jason, dansée par un premier sujet armé à l’antique, avec une épée et un magnifique bouclier. Ensuite on vit paraître deux taureaux, imités au naturel, et qui jetaient du feu par la gueule. Le bon Jason s’approcha d’eux et les fit labourer, après leur avoir mis le joug ; puis il sema les dents du dragon, et il surgit du plancher de la scène une foule de guerriers. Ceux-ci dansèrent une terrible moresque avant d’occire Jason, puis, pour finir, ils s’entre-tuèrent tous ; mais ils allèrent mourir hors de la vue des spectateurs.
« Le second intermède nous montra un magnifique char de Vénus, traîné par des colombes, sur lesquelles étaient montés deux petits amours avec leurs flambeaux allumés, les arcs et les carquois aux épaules. Ils étaient précédés et suivis de huit autres amours, qui dansèrent, d’abord seuls, puis avec neuf autres personnages, une moresque belle au possible.
« Le troisième intermède offrit un char de Neptune, traîné par deux chevaux marins très bien faits ; sur le char, Neptune armé de son trident. Il mit pied à terre et dansa un branle avec quatre autres sujets.
« Le char de Junon, traîné par des paons, termina cette partie du spectacle. Après la comédie un petit amour vint sur la scène expliquer, en quelques stances, le sujet des intermèdes.
« Après les stances on entendit une musique à quatre voix, accompagnées par quatre violes, qui chantèrent un air charmant, et ainsi finit la fête, à la grande satisfaction des spectateurs. »
Dans le véritable prologue composé par l’auteur, celui-ci s’excuse auprès du public d’avoir écrit une pièce en prose, moderne au lieu d’antique, vulgaire et non latine. Il prévient les spectateurs que ce titre de Calandria, il l’a donné à sa pièce parce que le principal personnage se nomme Calandro. C’est du reste, ajoute-t-il, un sot qui passe toute vraisemblance ; mais on en a vu d’aussi impossibles au théâtre, le Martino par exemple, qui croyait que l’étoile Diana était sa femme et qu’il pouvait, à sa volonté, devenir Dieu, arbre ou poisson. Le poète affirme en outre qu’il n’a rien volé à Plaute. Pourtant, si quelqu’un n’est pas de son avis, il l’engage à n’en rien aller dire au Barigel.
Ce Calandro, le type des Gérontes de la comédie moderne, passe en effet en imbécillité toute vraisemblance, comme l’avoue son auteur. Amoureux d’une fille nommée Santilla, qui n’est autre qu’un jeune garçon, amant de sa femme, et dupé par un valet qui rendrait des points à tous les Frontins et à tous les Mascarilles, il se laisse enfermer dans un coffre et porter sur les épaules d’un facchino chez la belle dont il est épris.
« Mais, dit-il, il faudra un grand coffre. – Qu’importe, répond le scapin Fessenio, si vous n’y tenez pas en entier, on vous coupera en morceaux. – Comment, en morceaux ? – Oui ! Vous sauriez cela si vous aviez navigué : vous auriez vu que, voulant mettre dans un petit navire une centaine de personnes, elles n’y pourraient entrer si l’on ne coupait d’abord à qui les mains, à qui les bras, à qui les jambes, selon le besoin. C’est ainsi qu’elles arrivent à ne pas tenir plus de place que les autres marchandises. – Et après ? – Après, chacun reprend ses membres lorsque l’on arrive au port. »
Dans une autre scène (la IXe du second acte), Calandro, prêt à tenter l’aventure, demande à Fessenio « s’il faut rester dans le coffre, éveillé ou endormi. – Ni l’un ni l’autre : il faut mourir. – Comment, mourir ? Mauvaise affaire ! – Êtes-vous jamais mort ? – Pas que je sache. – Comment savez-vous donc que c’est une mauvaise affaire ? – Cela fait-il beaucoup de mal ? – Comme de dormir. – Le difficile, c’est de revivre ! – C’est là un secret que je vous apprendrai. »
Cependant les portefaix requis par Fessenio découvrent qu’ils portent un corps au lieu des marchandises qu’on leur a annoncées ; ils s’imaginent que c’est le corps d’un pestiféré, et ils font mine de jeter le coffre dans la rivière. Calandro pousse un cri, et cette apparition inattendue les met en fuite. Il reproche à Fessenio d’avoir voulu le noyer, et il veut savoir quelle est cette femme qu’il a vue s’enfuir quand il est sorti du coffre.
« C’est la mort, répond le valet, la mort qui était renfermée avec vous là-dedans. – La mort ? avec moi ? Je ne l’ai pas vue ? – Bon. Avez-vous jamais vu le sommeil en dormant, ou la soif lorsque vous buvez ? Et de bonne foi ! maintenant que vous vivez, vous ne voyez pas la vie ; elle est pourtant avec vous. »
Cette logique persuade Calandro, qui ne trouve rien à répondre aux arguments du valet.
On rencontre assurément peu de coups de théâtre et peu d’habileté matérielle dans la contexture de la Calandria ; mais, pour racheter ces défauts, le dialogue étincelle d’entrain et de naturel. Le pur style toscan y brille de tout son éclat, même au milieu des équivoques graveleuses dont l’auteur l’épice à plaisir. Ce parterre de cardinaux et de princes du Vatican se montrait de bonne composition pour les hardiesses qui abondent dans l’œuvre de l’Éminence, comme dans toutes les œuvres de ses contemporains. Boccace semble avoir inspiré toute cette génération d’auteurs et leur avoir inculqué les audaces de son libre génie.
V - Suite des Comédies : Théâtre de l’Arioste
C’est en 1514 que l’Arioste, le grand poète épique de l’Orlando furioso, acheva les deux premières de ses cinq comédies, la Cassaria (du nom de cassa ; c’est une caisse qui forme le sujet de la pièce) ; I Suppositi. Il les avait d’abord écrites en prose vers 1494. Après vingt années d’oubli, il se résolut à les mettre en vers. C’est lui qui donne ces dates dans le prologue de la Cassaria, où il apprend aux spectateurs que vingt ans auparavant, la pièce a été jouée sur ces mêmes planches :
...La Cassaria
Ch’ un’ altra volta, già venti anni passano,
Veder si fece soprà questi pulpiti.
Cette représentation avait eu lieu pour le mariage d’Alphonse II et de Lucrèce Borgia.
La comédie intitulée le Negromante est de 1520, la Lena et la Scolastica sont de 1528 ; cette dernière, restée inachevée, fut terminée par le frère du poète.
L’Arioste avait toujours aimé le théâtre.
L’aîné de dix enfants, il traçait déjà, dans son jeune âge, des ébauches dialoguées qu’il récitait, avec ses petits frères, sur une scène improvisée. Au collège de Ferrare, il étudiait spécialement Plaute et Térence, sous la direction de son professeur, Grégoire de Spolète. Quand le prince Alphonse d’Este hérita de la couronne du duc Hercule son père, l’Arioste quitta, pour suivre sa fortune, le service du cardinal d’Este, et le gentilhomme poète devint, selon l’usage, l’un des commensaux du palais. En même temps qu’il combinait dans sa tête ce monde de personnages grandioses, gracieux ou plaisants, qui peuple sa merveilleuse épopée de Roland furieux, il revenait par instants à ses premiers souvenirs littéraires, et il écrivait ses comédies, à la sollicitation du duc. Il avait la joie de les voir représenter par les brillants seigneurs et les belles dames de la cour de Ferrare. Il trouvait encore le temps d’improviser en vers toscans et latins ses admirables satires, ses sonnets, ses canzoni, ses madrigaux tout empreints de cette grâce et de cette élégance de forme qu’il savait donner à tout ce qui sortait de sa plume. La faveur dont il jouissait auprès du Pape Léon X et de tous les princes italiens ne lui inspira jamais la moindre idée d’ambition ; il mourut modestement comme il avait vécu, mais laissant un nom immortel.
Les comédies de l’Arioste furent regardées partout comme le dernier mot de l’art. On les estima à l’égal de son épopée, dont le succès était devenu si populaire que les ouvriers et les paysans en récitaient par cœur des strophes entières. Les érudits, qui critiquaient l’Orlando, admiraient sans réserve les comédies ; le préjugé du temps était si fort, que l’imitation semblait supérieure à l’invention. Lorsqu’une idée, bonne ou mauvaise, s’empare d’une génération, elle règne d’un pouvoir si absolu, que personne n’échappe à son influence. C’est avec un profond étonnement qu’on voit le créateur de tant de beautés originales écrire ceci dans sa préface des Suppositi (version en prose) : « L’auteur avoue qu’il a suivi Plaute et Térence, et que non-seulement dans les mœurs, mais aussi dans les sujets, il veut être l’imitateur des anciens. » Et, partant de ce point, il se met bravement à copier dans les Suppositi les Captifs de Plaute et l’Eunuque de Térence. Il en est de la mode littéraire comme de toutes les modes : ce que nous avons trouvé gracieux et excellent nous paraîtra plus tard ridicule et détestable ; mais comment se fait-il que des gens sensés aient pu tous ensemble se tromper ainsi ?
Il y a un livre curieux à écrire : c’est l’histoire du succès.
La Cassaria et les Suppositi sont des sujets tout de convention. Dans la première de ces pièces, il s’agit d’une cassette pleine d’or, qu’Érophile, fils de Crisobule, dérobe en l’absence de son père, pour la mettre en nantissement chez un marchand d’esclaves nommé Lucramo, propriétaire de la belle Eulalia, dont le jeune homme est amoureux. Par ce moyen il acquiert sa maîtresse, et la cassette restera en gage jusqu’à ce qu’il ait payé le prix convenu de deux cents ducats. Quand le père d’Érophile revient de son voyage, le valet Volpino, reproduction des valets de Térence, persuade au bonhomme que le marchand d’esclaves a volé la cassette, et il l’engage à aller reprendre son bien, aidé de quelques amis. Le plan s’exécute malgré les cris de Lucramo ; celui-ci intente un procès devant le juge. Volpino conseille alors au père de son maître de payer deux cents écus pour faire retirer la plainte, et tout le monde est content.
Sur ce scénario, renouvelé des latins, l’Arioste a écrit de charmantes scènes, pleines de bonne humeur, et semées çà et là de traits d’esprit contre les vices et les travers du jour. Au moment d’aller se plaindre au juge du vol dont il est victime, Chrysobule, rappelant la mauvaise renommée de sa partie adverse, s’écrie : « À qui ces grands maîtres (les gens de justice) donnent-ils plus de crédit qu’aux ruffians ? Ils les préfèrent aux gens de bien. À qui tendent-ils plus d’embûches qu’à nous autres marchands, parce que nous avons la réputation d’être riches ?... Si je vais trouver le juge, il me fera répondre qu’il est sur le point de se mettre à table ou qu’il vient de sortir pour affaire urgente. Je connais bien les manières de ceux qui nous gouvernent. Ils ne sont jamais si occupés que lorsqu’ils jouent aux échecs ou aux tarots ; ils placent à la porte un serviteur pour introduire les joueurs et les ruffians, et expulser les honnêtes citoyens et les hommes vertueux. »
Dans les Suppositi, on voit le maître et le serviteur changer de rôles. Le jeune étudiant Érostrate prend le costume de Dulippo, son valet, pour courtiser la belle Polymneste, après s’être fait accepter pour le service de la maison, tandis que Dulippo, son domestique, tient sa place à l’Université. Le père de l’étudiant arrive de sa province à Ferrare, où il trouve non-seulement un homme inconnu, sous le nom et dans le logis de son fils ; mais un père de comédie inventé pour les besoins de l’intrigue, et qui lui soutient hardiment que c’est lui qui est le véritable Philogono, père d’Érostrate. Tout se débrouille par une reconnaissance finale, à la manière du dénouement des Fourberies de Scapin, où Argante reconnaît à un bracelet sa fille, qu’on lui avait volée à l’âge de quatre ans. Ici c’est le docteur Cleandro, d’abord rival d’Érostrate auprès de Polymneste, qui reconnaît dans le faux étudiant un fils qui lui fut jadis enlevé à Otrante par les Turcs. Ce sont là des réminiscences du théâtre latin que nous retrouvons chez nous pendant toute une période du XVIIe siècle.
Lorsque Philogono, le père d’Érostrate, se présente chez son fils à Ferrare, le cuisinier Dalio lui refuse la porte, en alléguant que la maison est occupée. « Par qui ? – Par Philogono. – Philogono ? – Philogono, père d’Érostrate, qui arrive de Sicile ! Il y a deux heures à peine qu’il est descendu de cheval à l’auberge de l’Ange ; les chevaux y sont encore. Érostrate l’est allé chercher et l’a amené ici. »
Le véritable Philogono croit que le valet de son fils est ivre, et il appelle l’hôte nouveau de la maison. Celui-ci paraît à la fenêtre. « Vous me demandez, seigneur ? – Je voudrais savoir d’où vous êtes. – De Sicile. – De quelle ville ? – De Catane. – Votre nom ? – Philogono. – Votre profession ? – Marchand. – Quelles marchandises avez-vous apportées ? – Aucune. Je suis venu pour voir mon fils, que je n’ai pas vu depuis deux ans. – Il se nomme ? – Érostrate. – Érostrate est votre fils ? – Oui. – Et vous êtes Philogono ? – Je le suis. – Marchand de Catane ? – Qu’est-il besoin de vous le redire ? En ai-je menti ? – Absolument, vous êtes un fripon, le pire des hommes ! – Vous avez grand tort de me dire des injures. – Au lieu de t’en dire, je devrais t’en faire, homme sans pudeur, qui veux me donner à croire que tu es ce que tu n’es pas. – Je suis Philogono, comme je vous l’ai dit. – Ô mon Dieu ! quelle audace ! quelle effronterie ! »
Ici le domestique intervient et injurie à son tour le nouveau venu : « Je ne souffrirai pas que vous disiez des injures au père de mon maître. Si tu ne quittes cette porte, bête brute, je te mettrai en fuite à coups de bâton. Malheur à toi si Érostrate venait à rentrer ! »
Cette scène peut donner une idée du dialogue, qui ne manque pas de naturel.
La Lena, dont le nom sert de titre à la troisième comédie de l’Arioste, est le même personnage que la Célestine espagnole. Elle fait le même métier avec autant de conscience et d’habileté. Aux jeunes galants qui la viennent visiter, elle répond tout d’abord que pour les servir elle ne se contentera pas de paroles, mais qu’il faut de l’argent. « Tu ne me feras pas croire, Flavio, dit-elle à un jeune écervelé qui sollicite son entremise auprès d’une jeune fille, que tu ne peux trouver vingt cinq florins ? Tes pareils trouvent toujours de l’argent ! Si tes amis ne veulent pas te prêter, tu as sous la main les usuriers. Envoie tes beaux habits chez les juifs, tu en as de rechange. »
La jeune personne dont Flavio est amoureux est la fille d’un vieux débauché nommé Fazio, qui fut jadis l’amant de la Lena, et qu’aujourd’hui elle aide à vivre du fruit de ses exploits. Le portrait est d’une vérité et d’une abjection inouïes.
Corbolo, le valet de Flavio, parvient à soutirer les vingt-cinq ducats au père de son maître, vieil avare, en lui faisant croire que le jeune homme vient d’être assailli de nuit par des bandits, qui l’ont dépouillé de ses habits, et qui ne le rendront que contre la somme demandée. Pendant le récit fantastique que lui débite le valet, le bon Ilario, qui, au fond du cœur, aime son fils, tremble qu’il n’ait été blessé. Il ne veut pas aller déposer sa plainte au juge, parce qu’il faudrait aborder ce magistrat la bourse en main. « Que faire alors, monsieur ? – Prendre patience. – Flavio n’aura pas celle d’attendre. – Puisqu’il est hors de danger ! Ah ! Dieu lui a, crois-moi, accordé là une belle grâce. »
Survient le juif chez qui Corbolo a mis en gage les vêtements de son jeune maître, et dont les révélations peuvent tout compromettre ; l’habile fourberie de Corbolo le tire de ce mauvais pas ; il finit par avoir les vingt-cinq florins et par procurer, à l’insu de la Lena, un rendez-vous à son maître avec Licinia, la fille du vieux Fazio. L’esclandre se termine par un mariage, car Ilario cède aux menaces de Fazio et aux prières de son fils. La morale seule n’est pas satisfaite de toutes les péripéties de cette étrange histoire. Pour n’être pas plus édifiante, la fable de la Célestine est bien autrement conçue, et le caractère du principal personnage y est surtout traité d’une façon plus magistrale. Il est impossible cependant de ne pas remarquer la ressemblance de quelques-unes des scènes que j’indique avec les scènes de Molière dans les Fourberies de Scapin. Flavio et son valet Corbolo sont bien les ancêtres de Léandre et de Scapin, comme Ilario est bien le sosie de Géronte. L’antre des bandits a inspiré probablement la galère du Turc.
Le Negromante ou le Sorcier est encore une pièce d’intrigue, mais la plus compliquée de toutes celles de l’Arioste. C’était la forme qui plaisait alors. Il s’agit d’un jeune homme nommé Cinthio, qui a épousé en secret une jeune fille appelée Lavinia, et qui est contraint par son père, à qui il n’ose avouer sa désobéissance, de s’unir une autre femme. La bigamie est, comme on voit, le point de départ de l’action. Cinthio, pour rester fidèle à son épouse secrète, feint de ne pouvoir accomplir ses devoirs de mari avec sa seconde femme, afin que ce nouveau mariage soit dissous légalement. Un fripon de Négromant est requis par le beau-père pour désensorceler son gendre. Il est en même temps payé par Camillo, l’amoureux de la seconde mariée, et aussi par Cinthio, pour qu’il aide à la dissolution de cet hymen forcé. Le magicien et son serviteur emploient mille ruses pour arriver à la ruine complète des sots qui croient au pouvoir de leurs enchantements. Le coffre, qui joue un si grand rôle dans la Calandria du cardinal Bibbiena, apparaît dans cette action compliquée et augmente l’imbroglio à peu près de la même manière, en servant de cachette à l’amoureux. Le Négromant s’enfuit pendant que ses dupes se débrouillent.
Cette comédie du Négromant fut toujours tenue en grande estime par les critiques italiens. Signorelli ne tarit pas en éloges sur ses beautés, et il cite comme des plus comiques la scène où Cinthio s’entretient, avec son valet Temolo, des prodiges opérés par le sorcier, prodiges que le valet réfute avec son bon sens naturel, plus concluant que la demi-science de son maître. « On dit que le sorcier fait le jour et la nuit à sa fantaisie. – J’en puis faire autant ! répond le valet. – Comment ? – En allumant une bougie pendant la nuit et en fermant les fenêtres pendant le jour. Que fait encore notre sorcier ? – Il se rend invisible. – L’avez-vous jamais vu en cet état, mon maître ? – Imbécile ! cela est-il possible ? » Cinthio ajoute que le Négromant prend à sa volonté la forme de toute sorte d’animaux, et le valet répond qu’il a vu des notaires et des banquiers se changer en loups et en renards, et des conseillers se changer en ânes. Quant à ceux qui prennent la forme de bêtes à cornes, il n’en veut pas parler. Signorelli compare ce comique à celui d’Aristophane dans les Nuées.
Lorsque l’Arioste mourut, il laissa un acte et demi d’une comédie intitulée : la Scolastica. Son frère Gabriel acheva la pièce sur les plans retrouvés. Elle prend son nom des deux principaux personnages, qui étudient la scolastique. Cette comédie se nommerait en français les Étudiants. C’est la moins bonne des cinq comédies formant le répertoire de l’auteur de l’Orlando furioso. S’il l’avait écrite jusqu’au bout, les caractères y seraient sans doute mieux accusés et suivis ; le chagrin de Claudio se croyant trahi, les sentiments d’Euriale et d’Ippolita seraient plus chaudement exprimés ; le rôle de Piston, le valet imbécile, contiendrait plus de mots plaisants. Flaminia, la maîtresse de Claudio, ne paraît pas dans la pièce. Le rôle de l’ecclésiastique casuiste qui, en vertu d’une bulle, promet au bonhomme Bartolo de lui remettre ses péchés aussi bien que pourrait le faire le Saint-Père lui-même, n’a pas les développements nécessaires pour produire l’effet que s’était sans doute proposé le premier auteur. En un mot, le plan de l’Arioste n’a pas trouvé dans le frère du grand poète un écrivain capable de l’interpréter.
VI - Théâtre de Machiavel
Niccolo Machiavelli, le profond penseur qui écrivit les Histoires florentines, le Traité de l’art de la guerre et le Livre du Prince, nous a laissé la meilleure comédie de son siècle, cette célèbre Mandragore, qui se jouait dans les appartements du Pape et à la cour des princes italiens les plus éclairés, cette Mandragore dont La Fontaine fit l’un de ses plus charmants contes, mais qu’aujourd’hui notre pruderie regarde comme l’une des excentricités les plus légères des anciens jours.
Chacun a lu pourtant, tout haut ou tout bas, sinon la comédie du Secrétaire florentin, du moins le conte de La Fontaine, dont la simple transcription pourrait servir d’analyse à la pièce. On n’a pas oublié certainement madame Lucrèce et son mari Messer Nicia Calfucci.
Ce fut un sot en son temps très insigne ;
Bien le montra lorsque bon gré mal gré
Il résolut d’être père appelé.
On se souvient du moyen que lui suggère, dans le conte comme dans la comédie, le jeune Callimaque : une infusion de racine de mandragore à donner en boisson à sa femme ; puis, comme le poison pourrait devenir funeste au mari, y exposer un homme de rien qu’on prendra dans la rue :
On bandera les yeux à ce paillard.
Il ne saura qui, quoi, n’en quelle part,
N’en quel logis, ni si dedans Florence,
Ou bien dehors, on vous l’aura mené.
Lorsque Mme Lucrèce refuse d’accepter l’épreuve, c’est son confesseur, Frère Timothée, qu’on lui dépêche pour la décider, et l’aventure se suit de point en point, comme elle est relatée dans le petit poème de La Fontaine.
C’est assurément là un singulier sujet pour être mis en action et représenté devant une assemblée de cardinaux présidée par un Pape.
Ce qui distingue cette comédie de toutes les autres, c’est la netteté et la précision avec lesquelles sont dessinés les caractères ; ce ne sont pas là des personnages de convention, mais des portraits vivants, la pure expression des mœurs florentines du temps des Médicis. La Mandragore a une valeur historique au moins égale à sa valeur littéraire. On retrouve dans ce dialogue, toujours cultivé et rempli de traits d’observation, cette société italienne du XVIe siècle qui rappelait celle d’Athènes par ses qualités comme par ses vices, et où l’on voyait la courtisane Imperia toujours entourée d’une cohorte de prélats et d’abbés, ainsi que jadis Aspasie était entourée des disciples de Socrate, des artistes et des premiers magistrats de la cité. Comme aux jours de Périclès, les courtisanes étaient alors instruites dans les lettres et dans les arts, et leur fréquentation devait alors, comme jadis, avoir une vive influence sur les mœurs. La comédie qui nous traduit les allures de cette société doit, pour demeurer vraie, être ce qu’elle est ; il nous faut donc l’apprécier à son point de vue et non pas au nôtre.
Il y a trois études de caractères dans la Mandragore : Nicia, Frère Timothée et Mme Lucrèce, toutes trois traitées de main de maître. Messer Nicia, le mari de Mme Lucrèce, n’est pas un niais ordinaire, c’est un docteur ès lettres latines et grecques : il a appris tout ce qu’on peut apprendre, mais il ne sait rien de ce qu’on doit deviner. Callimaque, qui arrive de l’Université de Paris, conquiert tout d’abord la bienveillance de Messer Nicia en lui parlant latin, et, après leur première entrevue, celui-ci dit au jeune homme : « J’ai plus confiance en vous que les Hongrois dans les épées. » La vertu de la racine de mandragore, qui a guéri de la stérilité la Reine de France et une foule d’autres princesses du royaume, ne lui semble pas impossible, puisqu’elle est affirmée par un docteur de Paris qui parle latin comme Cicéron. Quand il s’agit de faire neutraliser le venin de la racine par le mode indiqué, le docteur éprouve quelque répugnance ; mais il se résigne à ce moyen, puisque tant de princes et de rois l’ont pratiqué ainsi. Ligurio, l’ami de Messer Nicia, lui demande vingt-cinq ducats pour les offrir au confesseur afin qu’il décide Mme Lucrèce à se soumettre à l’épreuve convenue ; Nicia les lui donne, car il sait l’avidité de ces Frères, qui n’ont tant d’influence que parce qu’ils savent leurs péchés et les nôtres. Et quand le tour est fait, par sa faute et avec son aide, le savant imbécile, mais toujours logique dans sa sottise, croit devoir remercier son ingénieux conseiller. Messer Nicia a une telle confiance dans ses propres mérites que jamais l’idée ne lui viendra que quelqu’un soit assez fin pour le tromper.
Frère Timothée est un de ces pauvres porte-besace, hypocrite par nécessité, avide par appétit, et qui ne se prête à malfaire que lorsque sa bourse est complètement à sec. Il pratique son état non pas par vocation, mais par habitude, comme il exercerait le métier de cordonnier ou de maçon ; seulement il aime mieux être assis que debout, tenir un bréviaire qu’une alène ou une truelle.
Quand Ligurio vient lui proposer quelques centaines de ducats à distribuer en aumônes à sa volonté, il est d’avance disposé à tout. L’émissaire du docteur Nicia, qui veut voir jusqu’où peut aller sa conscience, lui dit qu’il s’agit d’une jeune fille au couvent qu’il faudrait aider, au moyen d’une potion, à sortir d’une situation qui déshonore sa famille. Frère Timothée a d’abord des scrupules, mais il finit par demander la fiole et le nom du couvent où il faut la porter. Ligurio lui avoue alors qu’il a voulu rire et il n’a pas de peine à décider le Frère à proposer à Mme Lucrèce l’expédient imaginé par Callimaque, ce qui devient une bagatelle après l’acceptation de l’autre proposition. Ce qui rassure Timothée, c’est que ceux qui l’emploient ont intérêt au secret ; la seule difficulté sera donc de décider Mme Lucrèce. Quand il se trouve vis-à-vis d’elle, il épuise tous les charmes de son éloquence pour prouver à la jeune femme que le cas est fort simple, et que, dans cette action, il n’y aura de sa part aucun péché. Ce n’est pas le corps qui pèche, c’est la volonté ; ce ne peut être une faute que de faire plaisir à son mari. « Je vous jure, ajoute-t-il, que vous ne commettrez pas là un plus gros péché que si vous mangiez de la viande un mercredi, et ce péché s’en va avec de l’eau bénite. »
Quand le sacrifice va se consommer, le remords se fait jour dans l’âme du Frère. « Malheureux que je suis ! se dit-il, est-il possible que je vive entre de telles craintes et de telles espérances ? Je ressemble à un navire poussé par des vents contraires, d’autant plus en péril qu’il est plus près du port... Je me dis quelque fois : ignores-tu quel peu de félicité l’homme trouve dans la satisfaction de ses désirs relativement à ce qu’il a espéré ? D’autre part, le pis qui puisse arriver, c’est de mourir et d’aller en enfer. Il y a tant de gens qui sont morts, et il est en enfer tant de gens de bien ! Regarde en face ta destinée ; fuis le mal, et si tu ne peux le fuir, supporte-le en homme. » Il complète sa pensée dans un autre monologue au quatrième acte : « Ils disent vrai ceux qui disent que la mauvaise compagnie conduit l’homme à la potence, et souvent on se perd pour être trop bon comme pour être trop méchant. Dieu sait que je ne méditais de faire de mal à personne ; j’étais dans une cellule, je disais mon office, j’entretenais mes ouailles. Ce diable de Ligurio m’a fait mettre le doigt dans une faute où a bientôt passé le bras et tout le corps. Je me rassure pourtant en réfléchissant que lorsqu’une chose intéresse beaucoup de monde, beaucoup de monde s’en occupe. »
L’événement ayant tourné au gré de celui qui aurait eu le droit de s’en plaindre, il ne reste plus qu’à rendre grâce à Dieu. Frère Timothée précède la famille à l’église, récompensé de ses soins et remis de toutes ses émotions.
Quant à Mme Lucrèce, femme de Messer Nicia Calfucci, elle a dans le pays une grande réputation de beauté et en même temps de sagesse. Callimaque dit lui-même qu’elle est tout à fait étrangère aux choses de l’amour. Son mari est très riche et se laisse en tout gouverner par elle. On ne la voit à aucune fête ; elle ne recherche aucun plaisir. Ses gens la respectent et sont incapables de la trahir, ce qui oblige le jeune galant à se faire aider dans cette attaque difficile par le propre mari de la belle. On sait comme il s’y prend. Mme Lucrèce a eu déjà à se plaindre d’un moine qui, dans l’église des Frères Servites, où elle allait prier Dieu pour obtenir un enfant, se permit de lui parler sur un ton trop mondain. Ce n’est qu’avec prudence qu’elle écoute le discours de Frère Timothée, renforcé de l’éloquence de Mme Sostrata, mère de la jeune femme. Mais à ce que veut son mari il faut bien que la vertueuse épouse se décide, surtout après la consultation de son confesseur. Aussi lorsque, au dénouement de la pièce, Nicia lui présente Callimaque en disant : « Voici celui qui nous aura procuré un bâton pour notre vieillesse,» elle répond candidement : « Je l’aime beaucoup, et il sera le parrain de notre enfant. »
Telle est cette Mandragore, que Voltaire préférait à toutes les comédies d’Aristophane. On croit que c’est pendant son exil à San-Cassiano que le secrétaire florentin, faisant trêve à ses chagrins, s’improvisa ainsi auteur comique, et marqua du premier coup sa place au premier rang. La Mandragore est en prose simple et élégante, comme les trois autres pièces du même auteur, la Clizia, la traduction de l’Andrienne de Térence, et la comédie qu’on désigne par ces mots : La Comédie sans titre.
Machiavel écrivit la Mandragore au milieu de sa vie rustique d’exilé, quand, pour passer ses loisirs, il jouait à la cricca avec le boucher, le meunier et deux chaufourniers du village. Ce petit homme au visage olivâtre, au sourire narquois, savait se placer au niveau de ceux avec qui la fortune le condamnait à vivre, tantôt profond et dissimulé avec les politiques et les princes de l’Église, tantôt plein de gaieté et de saillies piquantes avec ses amis et avec les femmes. Les paysans de Monte-Cassiano ne se seraient pas doutés que c’était là le descendant d’une antique maison, qui possédait le fief de Monte-Sputoli, quand elle se soumit aux lois de Florence. Il est vrai que, depuis, sa famille, compromise et ruinée à cause de son attachement au parti guelfe, ne lui avait laissé aucune fortune pour élever ses enfants, dont l’un fut prêtre, et l’autre chevalier de Saint-Jean.
Les autres pièces de Machiavel sont loin d’avoir le mérite de la Mandragore, quoiqu’on y reconnaisse pourtant la plume d’un grand écrivain. La Clizia n’est, à vrai dire, qu’une imitation libre de la Casina de Plaute, qui, elle-même, n’était qu’un emprunt fait au Grec Diphyle par le poète latin. Dans le prologue, l’auteur italien annonce au public que son action est renouvelée des Grecs ; mais il ajoute que le même fait s’est récemment passé à Florence. « Ne cherchez pas à reconnaître les masques, attendu qu’on a changé tous les noms. » Il prévoit que quelques-uns pourront trouver la chose très risquée ; mais l’expression voilera les pensées, et les femmes pourront entendre la pièce sans rougir.
L’argument de Machiavel est absolument celui de Plaute ; les noms seuls et les phrases sont changés. Le vieillard latin Stalino, amoureux de Casina, est devenu le vieux Nicomaco, amoureux de Clizia ; la matrone Cléostrate, femme du senex amator Casinœ, s’est métamorphosée en Madonna Sofronia, épouse de Nicomaco ; le fermier Olympio et Chalinus, les deux prétendants à la main de la jeune fille, ont pris les noms d’Eustachio et de Pirro : hors de là, ce sont les mêmes événements. La pièce italienne est, toutefois, malgré ses légèretés, beaucoup plus honnête à la lecture que celle du poète latin, qui parfois risque dans son dialogue de telles énormités, que les copistes qui nous ont transmis l’ouvrage ont cru devoir y pratiquer des coupures. Les plaisanteries qu’ils ont laissées donnent une singulière idée de la portée de celles qu’a fait disparaître leur pudeur. Et, avec tout cela, le bon La Harpe voit dans la pièce de Plaute un sujet d’opéra comique, et il trouve qu’une jolie musique rendrait l’ouvrage très piquant. On se rappelle peut-être le sujet de la Casina ou de la Clizia, car c’est tout un. Un vieux débauché a imaginé, pour jouir des faveurs d’une jeune fille, de la marier à son fermier, dont il prendra la place le soir même des noces, à la faveur de l’obscurité. La femme du vieillard, pour lui donner une leçon, substitue à la Clizia ou à la Casina un jeune et vigoureux paysan, qui corrige de la belle façon le vieux débauché, quand il vient se glisser clandestinement dans le lit de la mariée. Le récit de cette nuit fatale, qui arrive au cinquième acte dans les deux comédies, est un chef-d’œuvre de drôlerie ; mais il est poussé dans des extrémités telles, que c’est à ne pas comprendre que cette pièce ait pu être représentée. Dans la pièce italienne, c’est le vieillard lui-même qui fait le récit ; dans Plaute, c’est le fermier Olympio, ce qui donne à l’auteur plus de liberté de parole, et il en use.
L’Andrienne est une simple traduction de la pièce de Térence, dont toutefois le prologue se trouve supprimé. Quant à la comédie en prose, elle n’a que trois actes. On l’attribue à Machiavel, mais on n’a jamais bien prouvé qu’elle fût de lui ; le dialogue est pourtant écrit dans sa manière. C’est encore un sujet scabreux que celui de la Comédie sans titre, qu’on peut appeler, si l’on veut, Frère Albéric, du nom de son principal personnage. Ce frère Albéric est un Tartufe en herbe ; il ne dépouille pas encore le vieil Amerigo, l’Orgon de la pièce, mais il lui souffle sa femme bel et bien, et ne se contente pas de la convoiter. Son hypocrisie n’est pas profonde, comme celle du personnage de Molière : elle prend tout au plus la peine de se dissimuler un peu. Frère Albéric n’arrive pas toutefois au degré de perversité du Timothée de la Mandragore ; il est jeune, il ne pense encore qu’à se divertir. Madame Catherine se plaint des assiduités de son mari auprès d’une voisine ; le bon Frère, qui trouve l’épouse irritée fort à son goût, conçoit aussitôt la pensée de profiter de sa fureur pour obtenir ses bonnes grâces. Il persuade au vieux séducteur d’aller la nuit trouver la voisine dans la chambre où elle l’attendra, dit-il ; et il décide Madame Catherine à s’aller mettre dans le lit, au lieu et place de la commère. Après s’être assurée de la scélératesse de son époux, elle aura le droit de le confondre et de le quereller le reste de ses jours. Madame Catherine est ravie de l’invention ; mais avant le mari infidèle, c’est le Frère qui va trouver la femme, et qui, au milieu de l’obscurité, prend sa dîme sur le bien du coupable. La querelle se termine à l’amiable dans le ménage, grâce à l’intervention du bon Frère, qui débite aux époux un sermon sur le pardon des injures, et il assure au vieil Amerigo qu’il peut se vanter de posséder la femme la plus sage non pas seulement de Florence, mais du monde entier. Le mari demande pardon, et il se soumettra à la pénitence que le bon Frère voudra bien lui imposer. Le mari et la femme, réconciliés, jurent de n’avoir jamais d’autre confesseur que le frère Albéric. Il accepte la charge pour l’amour de Dieu et pour le salut de leur âme.
Je ne mentionne que pour mémoire une autre pièce en cinq actes et en vers, que l’on a fait figurer dans quelques éditions de Machiavel, et qu’on désigne, comme la précédente, par ces mots : Comédie sans titre.
M. Perfetti, l’éditeur de la petite édition in-32 publiée à Florence en 1863, déclare dans sa préface que la comédie en vers, qu’il joint pourtant aux autres, est indigne en tous points de l’auteur de la Mandragore, et il a raison.
VII - Théâtre de l’Arétin
Si les auteurs qui succédèrent à Machiavel avaient suivi ses traces, la grande comédie de caractère et de mœurs aurait été fondée dès le commencement du XVIe siècle ; mais l’imitation servile des Latins prévalut, et la comédie d’intrigue, habillée à la mode de Plaute et de Térence, fit malheureusement école. Quelques écrivains cherchèrent, par instants, à se maintenir dans la voie nouvelle ; mais l’impulsion donnée eut bientôt entraîné tous les autres.
Un ami de l’Arioste, Ercole Bentivoglio, produisit vers 1540 une pièce dont le titre semblerait annoncer une comédie de caractère, le Jaloux ; mais, se laissant aller bientôt aux amusantes complications de l’intrigue, Bentivoglio ne montra que de profil ce caractère du jaloux, qui plus tard fut développé au théâtre sous toutes les formes, depuis Othello jusqu’à Sganarelle.
Vers la même époque paraît l’Arétin, dont le nom est resté plus que les œuvres. Ce nom lui venait de la ville d’Arezzo, où il était né, en 1492, de la liaison passagère d’une fille de plaisir, appelée la Tita, et d’un gentilhomme du pays, nommé Bacci. Le futur auteur de tant de libelles naquit dans un hôpital et mourut dans un palais. C’était une fine intelligence, mais un homme à tout faire pour arriver à la richesse et aux jouissances épicuriennes, le but final de tous ses désirs. Il pouvait vivre de l’épée ou de la plume, les deux industries les plus lucratives à cette époque. De sa nature Pietro Aretino n’était pas très brave ; il résolut donc de faire la guerre sans risquer sa peau, et, quoique son éducation première fût très sommaire et très négligée, il aiguisa sa plume en poignard et pratiqua, sur une immense échelle, cet art de menacer les timorés et d’exploiter les dupes, que la police correctionnelle punit aujourd’hui sous le nom de chantage.
Cela n’est que trop vrai : le fils de la Tita, le bâtard, l’aventurier, l’ex-apprenti relieur, l’ecclésiastique manqué, fit chanter tous les princes de l’Italie et tous les grands artistes ; il fit chanter les Este et les Gonzague, le Pape Léon X, le Roi François Ier et jusqu’à l’Empereur Charles-Quint. Il fut le commensal et l’ami de ce terrible chef des bandes noires, Jean de Médicis, qu’à cause de ses cruautés on avait surnommé le Grand-Diable ; il fut l’ami du Titien, qui, à diverses reprises, reproduisit sa figure de renard, ses yeux caves et luisants, sa mâchoire avancée comme celle d’un animal qui va mordre. Il traîna partout, à Rome comme à Venise, un luxe de potentat et afficha des mœurs de sultan. On appelait les odaliks de son sérail les Arétines. Son palais du grand canal à Venise étincelait d’orfèvrerie, de statues, de tableaux de maîtres, de meubles précieux, cadeaux extorqués pour prix de quelques éloges en prose ou en vers. Ses seuls déboires furent quelques coups de bâton et un guet-apens où il faillit perdre la vie, à propos d’un amour de cuisinière. Il eut pourtant des bonnes fortunes plus raffinées : Franceschina, la cantatrice, Anzela Zaffetta, la belle courtisane de Venise, Perina Riccia, la pâle poitrinaire, qu’il aima comme aime un amoureux de quinze ans, qui le trompa et qui obtint de lui son pardon.
L’Arétin croyait lui-même à son génie, la vanité lui donnant le change sur les causes de son incroyable succès. C’est ce malheureux pamphlétaire qui osait écrire au Tasse persécuté les lignes suivantes, que l’on trouve dans sa volumineuse correspondance : « Je ne vous dirai pas que les hommes de mérite devraient regarder le jour de ma naissance comme un jour mémorable, moi qui, sans servir les cours, ai forcé tout ce qu’il y a de grand dans le monde à payer tribut à mon talent. La renommée n’est occupée que de moi. En Perse et dans l’Inde mon portrait se trouve et mon nom est connu. Repentez-vous donc et cessez de vous élever au-dessus des étoiles en rabaissant des hommes tels que moi. »
Pierre Arétin fut appelé le Divin et le Fléau des princes. Ce nom de Divin, qui a l’air d’une antiphrase quand on se reporte à la vie peu édifiante du personnage, témoigne de la popularité qu’il obtint dans son temps. Tiraboschi le maltraite fort, dans son Histoire de la littérature italienne, lorsqu’il dit : « L’Arétin publia beaucoup de comédies dignes de lui, c’est-à-dire fameuses seulement par l’impudence avec laquelle elles sont écrites. »
Cette bizarre intelligence, assez élevée malgré ses vices, mérite pourtant une place spéciale parmi les auteurs comiques de son siècle, pour l’esprit et le mouvement de son dialogue, pour sa verve diabolique, pour la hardiesse saisissante avec laquelle sont retracés à grands traits les travers et les vices de ses contemporains. Cet homme, qui se fit frapper des médailles comme un triomphateur couronné, et qui, après ses obscénités poétiques (seize sonnets servant de texte explicatif aux seize compositions peintes par Jules Romain et gravées par Marc Antonio Raimondi), eut l’audace d’aspirer au chapeau de cardinal, vécut et mourut en riant. Après avoir reçu le dernier sacre ment, il dit à ses amis : « Maintenant que me voilà huilé, préservez-moi des rats. »
C’est avec ses sonnets et ses dédicaces que le poète d’Arezzo avait coutume de battre monnaie pour subvenir aux dépenses de ses festins et de ses maîtresses. Ses comédies ne lui rapportaient rien : il les composait pour sa gloire, à laquelle il croyait plus que personne ; aussi sont-elles comptées, parmi ses productions, comme celles qu’il a travaillées avec le plus de conscience et de soin. Elles sont au nombre de cinq, toutes en prose et en cinq actes. Le style de l’auteur ne peut être taxé de latinisme, et pour cause ; mais il conserve une tendance marquée à ce que plus tard nous appelâmes en France le précieux.
Il n’est pas une seule de ces pièces en cinq actes qui ne se réduirait à trois ou même à deux si on la dégageait des épisodes inutiles. Ces épisodes n’ont quelquefois aucun lien, aucune corrélation ; ils se succèdent sans se suivre, et rappellent involontairement cette soirée célèbre, donnée chez le Pape Léon X, où l’on représenta alternativement, dans la même séance, deux pièces différentes, en les entremêlant, un acte de l’une après un acte de l’autre. Les cinq pièces de l’Arétin sont intitulées : le Maréchal (il Marescalco), la Courtisane (la Cortegiana), le Philosophe (il Filosofo), l’Hypocrite et la Talanta.
Le Maréchal se borne à la mise en action d’une plaisanterie du duc de Mantoue, qui fait accroire à son grand dignitaire qu’il va le marier malgré lui. Un page du duc joue le rôle de la fiancée. Tout le monde finit par rire, et le bon maréchal en est quitte pour la peur.
Dans la pièce intitulée la Cortegiana il ne s’agit pas d’une Laïs ou d’une Olimpia, mais bien du métier d’homme de cour, que le principal personnage veut apprendre pour arriver à la conquête d’un chapeau de cardinal. C’est encore un pauvre diable que l’on berne à plaisir, comme on berne le Bourgeois gentilhomme. La première leçon que maître André donne au crédule Maco est celle-ci : « Il importe avant tout que l’homme de cour sache blasphémer, qu’il sache être joueur, envieux, coureur, hérétique, flatteur, médisant, ingrat, ignorant, âne.
– Comment fait-on pour être ignorant ? demande Maco. – En restant bête. – Et envieux ? – En crevant du bonheur d’autrui. – Flatteur ? – En louant toute coquinerie. – Comment fait-on pour être ingrat ? – En feignant de n’avoir jamais vu les gens à qui l’on doit un service. – Âne, comment le devient-on ? – Interrogez là-dessus jusqu’aux escaliers du palais. »
M. Mercure, médecin, fait prendre des pilules à Messer Maco pour le préparer au cardinalat ; puis il le conduit au bain et le plonge dans une cuve, qu’il appelle le moule des cardinaux. Parallèlement à cette action se déroule celle d’une autre dupe, Messer Parabolano, seigneur napolitain. La duègne Alvizia vient le trouver de la part d’une dame, qui veut lui mettre le ciel dans la main.
« Vous êtes la nourrice de mon ange ? demande le Napolitain.
– Je suis votre servante et la gouvernante de cette dame, dont vous êtes la vie, l’âme, l’espoir. Mais la tendresse que je lui porte me conduira en enfer.
– Pourquoi donc, ma révérende mère ?
– Parce que l’honneur est le trésor du monde. Mais je veux que ma maîtresse vive. Je prie votre seigneurie de se laisser aimer par elle. Qui ne s’amouracherait d’un aussi gentil seigneur ?... Mais j’ai honte de parler à un illustre docteur, vêtue de cette vieille robe.
– Que ce collier t’aide à en acheter une neuve ! »
Parabolano finit par s’apercevoir qu’il a été dupé par les coquins qui l’entourent, et que son laquais, Rosso, s’entendait avec eux pour le dépouiller. Mais comme il est clément, il pardonne à tout le monde ; il réconcilie même Messer Maco avec ce fourbe de maître André, et il invite cette honorable compagnie à venir souper chez lui. Dans son compliment au public, le Rosso, s’excusant de la longueur de la pièce, met ce défaut sur le compte de la cour de Rome, car ses scandales, dit-il, on n’aurait pas fini de les raconter in sœcula sœculorum.
La comédie du Philosophe est composée de deux actions qui auraient pu constituer deux pièces différentes. Dans la fable, dont la comédie porte le nom, le principal personnage joue le rôle de Georges Dandin ; on peut même dire, sans craindre beaucoup de se tromper, que le sujet de cette pièce a été emprunté par Molière à l’Arétin. Nos auteurs du XVIIe siècle usaient largement du droit d’emprunt, et je ne les en blâme pas. S’ils n’avaient agi comme ils l’ont fait, nous n’aurions aujourd’hui ni le Cid, ni le Menteur. Revenons au Philosophe de l’Arétin.
Le seigneur Plataristotile a épousé une femme qui le trompe avec un jeune galant, nommé Polidoro. Il enferme l’amant de sa femme dans une chambre du logis et va chercher la mère de la dame, afin qu’elle soit témoin de sa honte. Mais pendant sa courte absence, Madame Tessa a fait évader l’amoureux, et, quand le mari revient, c’est un âne tout brayant et pétaradant qui sort de la chambre, où la servante malicieuse l’a fait enfermer. On gourmande le mari, qui s’avoue vaincu et jure désormais de ne plus se plaindre de rien.
La seconde action, juxtaposée à celle-ci, nous montre une courtisane qui s’empare d’un nouveau débarqué appelé Boccaccio, l’emmène chez elle, et, après un bon dîner, le fait tomber dans la fosse aux immondices. Puis elle le met dehors, au milieu de la nuit, sans argent, en chemise et tout empuanti. Boccaccio est arrêté par des voleurs qui le forcent à les aider à dépouiller de ses joyaux, de sa crosse et de sa mitre un évêque enterré dans une église ; puis, abaissant sur leur complice forcé le couvercle de la tombe, ils s’enfuient pour se partager la dépouille. Délivré par un hasard de comédie, Boccaccio sort du monument et rentre paisiblement à son logis. Mais il a eu soin d’emporter la bague du défunt évêque, que les voleurs n’ont pas eu le temps de lui prendre. Ainsi il a plus gagné qu’il n’a perdu, car sa conscience ne lui dit pas que son devoir serait de remettre le joyau dans les mains de la justice. « J’ai perdu mon argent sans cartes, dit-il, et je l’ai regagné sans dés. » Boccaccio, on le voit, n’est pas d’une philosophie moins facile que le Philosophe lui-même. L’auteur trouve probablement le fait irréprochable, car il ne dit pas un mot pour l’atténuer.
Le titre de l’Hypocrite semble indiquer une ébauche du Tartufe, il n’en est rien. La liste des personnages de la pièce donne comme profession au protagoniste celle de parasite. Voici comment, dans la première scène, Messer Lyseo crayonne son portrait : « Un homme qui parle lentement, qui porte certain manteau étroit, usé, un maigre hère, regardant toujours à terre, le bréviaire sous le bras. On le trouve ordinairement dans une église ou dans une bibliothèque. » Mais ce Tartufe prétendu n’est au fond qu’un bonhomme, qui désire bien manger sans qu’il lui en coûte rien. Il met ses talents au service des cinq filles de son hôte, et il les marie à leurs amoureux, après les avoir tirées d’un mauvais pas où elles s’étaient engagées. L’action se complique d’une ressemblance de deux frères jumeaux, qui amène des quiproquos renouvelés des Ménechmes.
Dans sa comédie de la Talanta, l’Arétin trace un caractère très fin et très complet de la vie des Aspasies de son temps. La donnée anecdotique de la pièce ne brille pas par l’intérêt dramatique ; elle amène plus de confusion que de mouvement dans l’action, qui a la prétention pourtant d’être très forte d’intrigue. Si l’on écarte les scènes accessoires qui n’ont pas trait au sujet, il reste en somme un argument assez banal, mais le détail est charmant. Il s’agit de deux enfants pris par les Turcs en Sicile, emmenés en esclavage à Constantinople et vendus à un homme d’Ancône quand ils ont atteint la puberté. La fille porte des habits masculins, le frère un costume de femme. Un capitaine et un marchand de Venise, qui les ont achetés à Ancône et amenés à Rome, font présent des deux esclaves à la Talanta, dont ils sont les assidus soupirants. Mais les esclaves se sauvent, et, quand on les rattrape, ils retrouvent leur père qui marie la fille garçon à un jeune seigneur qu’elle aime. Quant à la Talanta, après tous les tours qu’on lui a vu jouer à ses trois amants, au lieu de se trouver punie au dénouement, elle reçoit encore deux bourses d’or bien garnies pour compenser la perte que lui fait subir la libération de ses deux esclaves. La Talanta excuse sa conduite en disant : « L’industrie de mes pareilles naquit de la lésinerie des premiers qui nous firent courtisanes. Ainsi nous n’avons point de charité, parce qu’ils ont montré, eux, une dureté sans pareille à notre égard. C’est pourquoi leur faire le plus de mal possible est œuvre méritoire. » Elle se moque du capitaine Rodomont et du vieux Vénitien, qui se ruinent pour ses caprices. Quant au jeune Orfinio, qu’elle préfère aux Céladons, elle ne l’en estime pas beaucoup plus ; elle le trompe comme les autres, et lui attrape tout ce qu’elle peut. « Ce qu’Orfinio aime en moi, dit-elle, ce n’est pas ma personne, c’est le plaisir que je lui donne : il dépense non pour mon profit, mais pour sa propre satisfaction. Suppose un gourmand qui achète une perdrix, ce n’est point pour l’amour qu’il porte au volatile, mais pour l’envie qu’il a de le manger. Maintenant voici la conclusion : Tant que les filets que ma ruse a tendus dans la haie de leur libéralité n’auront pas pris le petit Sarrasin que le Vénitien m’a promis et la petite esclave que doit me donner le capitaine, Orfinio ne doit pas remettre les pieds chez moi. »
Orfinio se fâche et finit pourtant par revenir auprès de l’infidèle ; elle l’accueille à merveille, lui jure qu’elle n’aime que lui ; mais il faut qu’il lui accorde trois jours de pleine liberté ! Les jours d’hiver sont si courts ; en retour elle lui en rendra dix de ceux de l’été, qui sont si longs. « Quoi ! vous voulez que chacun de ces personnages vous possède tout un jour ? – Ni plus, ni moins. – Traîtresse ! – Je serai ce que vous voudrez. »
La Talanta lui promet qu’une fois le terme expiré elle se retirera avec lui à la campagne pour y rester toujours, parce que les grandeurs et les beautés de Rome sont là où est et où va son Orfinio. Le jeune amoureux demande pardon à genoux, et sa maîtresse interrompt ses extases pour lui dire tranquillement : « Le beau petit rubis que vous avez au doigt ! – Qu’il soit à vous, Talanta, je vous en fais présent. »
L’heure où elle attend le barbon vénitien vient à sonner ; elle engage son amant à partir. « Encore une moitié de parole, Talanta ! – Dites-la tout entière, vraiment ! – Non, un mot seulement. Quelle belle médaille vous avez là, cher Orfinio ! J’en aurai une pareille ou je mourrai de dépit ! – Détachez-la de ma chaîne, car elle est à vous. »
La dernière prière d’Orfinio, en s’éloignant, est que labelle le suive des yeux tant qu’elle pourra le voir. « Je ne saurais faire autre chose, répond-elle, quand même je le voudrais. » Puis survient la servante qui demande à sa maîtresse quel a été le résultat du colloque. Talanta lui répond : « Si tu n’étais pas arrivée, j’allais lui en lever ses ferrets d’aiguillettes tout comme je lui ai attrapé cet anneau et ce médaillon. »
Le marchand vénitien Vergolo, l’un des amants de Talanta, est vraiment une figure locale très joyeuse. Le bonhomme n’a jamais cheminé qu’en gondole. Arrivé dans les rues de Rome et au moment de monter sur sa mule, il demande quel pied il doit poser le premier sur l’étrier. Il refuse les éperons qu’on lui apporte et les fait mettre aux talons de son serviteur Ponzio, qui doit le suivre à pied. « Lui aussi, dit-il, il aura l’air d’aller à cheval. » Il tient sa bride comme une rame ; il semble qu’il vogue et non qu’il chevauche. Les monuments de Rome lui semblent bien mesquins auprès de ceux de son pays. Il admire les arcs du Forum, mais le Bucentaure aussi ne peut se voir sans admiration. Qu’est-ce que le cortège du Pape et des cardinaux auprès de la descente du Conseil de la Magnifique Seigneurie de Venise ? – On l’arrête enfin à la porte de la Talanta, qui lui fait des signes du haut de son balcon.
« Allons, descendez-moi de ma mule, dit-il à Ponzio.
– Cette femme vous adore, Monsieur.
– Elle a parbleu raison. »
VIII - Suite des Comédies
La Talanta est dédiée par l’Arétin au Duc perpétuel de Florence, et l’épilogue de la pièce au Piccolomini, archevêque de Patras, qui fut aussi l’un des bons auteurs dramatiques de cette époque, quoique nous n’ayons de lui que trois comédies : l’Amor costante, l’Alessandro et l’Ortensio. Comme l’Arétin, cet archevêque de Patras était membre de l’Académie des Enflammés, et, selon la coutume du temps, il entremêlait les compositions sacrées et profanes. Aujourd’hui il écrivait une comédie très libre, et demain son sermon sur le bras droit de saint Jean-Baptiste, et il envoyait ce sermon à son ami et collègue Pietro Aretino.
Piccolomini composa sa comédie de l’Amour constant pour être jouée par les académiciens pendant le séjour que l’Empereur Charles-Quint fit à Sienne. Comme le cardinal Bibbiena et comme l’Arétin, il adopta la prose pour ses comédies, afin de les mettre plus à la portée des lecteurs populaires, et aussi pour les rapprocher du naturel.
L’Amour constant fut représenté en l’année 1536, puis vint l’Alessandro, imprimé à Venise en 1554 ; puis enfin, beaucoup plus tard, l’Ortensio, joué en 1560 devant le grand-duc Cosme Ier de Médicis, à l’occasion de sa première visite à la ville de Sienne.
L’Alessandro est écrit dans la manière naturelle du Bibbiena et de Machiavel. L’argument est malheureusement encore ce sujet de convention si fort en vogue alors : un garçon et une fille sous d’autres habits que ceux de leur sexe. Les péripéties sont celles qu’on a vues déjà dans des pièces basées sur le même fait. Ce qu’il faut louer dans l’Alessandro, c’est le détail de l’observation et la franchise du dialogue quand des sentiments humains sont mis au jour.
La comédie s’ouvre par une scène entre deux vieux amis, Vicenzo et Fabrizio. Vicenzo se plaint que son fils soit amoureux d’une fille de rien. Naguère encore, il ne pensait qu’à ses livres ; il était obéissant, économe, studieux. Maintenant c’est tout le contraire : il n’ouvre jamais un livre, il n’est à la maison ni jour ni nuit. « Hélas ! continue Vicenzo, le monde est gâté. Je me souviens que, de mon temps, l’amour était plein de modestie. Un regard, un salut de celle que j’aimais me donnaient deux ans de bonheur. Aujourd’hui, les sourires, les révérences, les paroles même ne suffisent plus ; si au bout de quatre jours ils n’ont pas obtenu les dernières faveurs, ils se lamentent. On ne courtise plus les femmes par galanterie, mais par vanité ! Enfin le monde va chaque jour en empirant et en vieillissant.
– C’est nous qui vieillissons, mon pauvre ami, lui répond le docteur, et le monde est resté ce qu’il fut toujours. Il nous paraît changé, parce que nous avons changé nous-mêmes ; nous ne voyons plus, nous n’entendons plus les choses avec les mêmes yeux, avec les mêmes oreilles. Il y aura toujours des amants modestes et des amants vaniteux ; et ainsi qu’il y eut toujours et qu’il y aura toujours des roses et des fleurs au printemps, ainsi toujours les femmes ont cherché et chercheront la société des hommes et les hommes la société des femmes, tant que les uns et les autres seront dans le printemps de leur âge. »
Parmi les écrivains qui suivirent la voie de l’observation et de la peinture des mœurs modernes dans la comédie, même en empruntant leur fabulation aux anciens, il faut compter Giovan-Battista Gelli, auteur de la pièce intitulée la Sporta (la Corbeille), imprimée à Florence en 1548. Gelli fit une autre pièce sous le titre de l’Errore (1555). Ce qui distingue avant tout le Gelli, c’est qu’il est exempt de ces plaisanteries équivoques et de ces mots déshonnêtes qui semblaient constituer alors un des plus sûrs éléments de succès, élément que les auteurs savaient trop bien mettre à profit pour complaire au goût du public. Le style du Gelli est pur et naturel dans ses comédies, comme dans ses autres écrits. Cet écrivain était, au temps de son enfance, apprenti chaussetier ; mais, dans les loisirs qu’il savait se faire, il allait écouter les dissertations des philosophes et des poètes florentins. La lecture du Dante lui donna l’envie de s’instruire, et il apprit de lui même la langue latine et les sciences exactes. Dans la ville de Florence, cette Athènes italienne, aucun moyen d’instruction ne lui manqua, et l’étude des grands artistes, dont il voyait les œuvres naître sous ses yeux, dut le guider dans la compréhension du beau. Reçu à l’Académie de Florence, il prit part à toutes les discussions littéraires qui s’agitaient alors ; il composa des mémoires en forme de dialogues sur l’histoire de la langue italienne, et il expliqua les beautés de Dante et de Pétrarque. On l’accusa d’avoir imité la Clizia de Machiavel, oubliant que la Clizia était elle-même une imitation de la Casina de Plaute. On lui aurait plus justement reproché d’avoir, dans sa Sporta, imité bien davantage l’Aulularia, d’où Molière tira plus tard sa comédie de l’Avare.
Le Gelli est resté beaucoup plus près que Molière de l’Aulularia de Plaute. Il a bien, il est vrai, donné des habits et des noms italiens aux personnages romains, mais les principaux incidents sont demeurés latins, au grand dommage de la vraisemblance historique et de l’honnêteté des mœurs. Ainsi Élise, la fille d’Harpagon, et son amant, le jeune Valère, se comportent, d’un bout à l’autre de la pièce de Molière, comme des gens bien élevés, et, malgré la vivacité de leur amour, ils se contentent de se signer l’un à l’autre une promesse de mariage. Dans la Sporta, comme dans l’Aulularia, la fille de l’avare est en mal d’enfant dès le premier acte, et elle met au monde un charmant poupon au quatrième acte. On l’entend même, dans la pièce latine, s’écrier de la maison : « Je souffre : Junon-Lucina, je t’implore ! (uterum dolet : Juno-Lucina, tuam fidem !) Gelli se borne à raconter l’événement ; on doit lui sa voir gré de cette modération.
Avec toutes ses imperfections, ses grossièretés, si l’on veut, Plaute n’en est pas moins l’inventeur du sujet de l’Avare, dont les plus belles scènes lui appartiennent. Gelli l’a imité, Molière l’a corrigé et perfectionné ; mais enfin c’est le poète ombrien qui est le créateur, comme il est le créateur d’Amphitryon et des Ménechmes.
Dans les trois avares, la pièce commence de la même manière, par une querelle que fait le patron à sa servante, qu’il croit dans l’intention de le voler, et par la recommandation qu’il lui adresse de n’ouvrir à personne pendant son absence. Dans Molière, la scène ne vient qu’après l’exposition, et Laflèche remplace la Staphila latine ou la Brigida italienne. Le fameux mot de sans dot, qui constitue l’élément d’une des plus jolies scènes de Molière, appartient à Plaute ; mais Molière a fait de ce sans dot le mot de la situation. La part de notre grand auteur comique est large dans l’éclosion de ce chef-d’œuvre qu’on appelle l’Avare, puis qu’il lui a donné sa forme définitive. On sait que la pièce latine, telle qu’elle nous est parvenue, s’arrête avant le dénouement. Le dialogue de Plaute cesse à partir du moment où Strobilus, le valet de l’amoureux, se refuse à restituer la cassette qu’il a volée. Dès le XVe siècle, un latiniste polonais, nommé Codrus Urceus, imagina une conclusion qui donnait un démenti au caractère du personnage, puisqu’il lui faisait abandonner sa chère cassette à Lyconides avec la main de sa fille. Ce dénouement, que Molière se garda bien d’adopter, fut accepté par le Gelli, qui le crut de Plaute. La Harpe, plus tard, tomba dans la même erreur, et il reprocha très amèrement au poète innocent l’œuvre de l’éditeur coupable. Si la scène du Gelli finit mal, elle commence assez bien. Franzino, le valet qui a volé la cassette (ou la corbeille), fait prendre à l’avare l’engagement solennel de donner la moitié du trésor à celui qui le lui rapportera ; mais l’avare marchande même l’hypothèse, et il propose de réduire à une somme de cinquante florins cette moitié, dont le tout est absent.
Vers le même temps, c’est-à-dire vers le milieu du siècle, l’un des auteurs comiques italiens le plus en renom fut le notaire florentin Giovammaria Cecchi. Jusqu’à ses derniers jours (et il vécut 69 ans), Cecchi ne cessa d’écrire des comédies, des farces, des dialogues, des rappresentazioni et une espèce de drame appelé par lui Atti recitabili (Actes pouvant être joués). De ce nombre sont les Derniers jours d’Achab et la Conversion de l’Écosse. La plupart des ouvrages du Cecchi sont restés manuscrits. L’édition de Venise de 1550 contient seulement quatre pièces : I Dissimili, l’Assiuolo, la Moglie et Gl’Incantesimi. Une autre édition donna la Dot, la Stiava (l’Esclave), il Corredo, il Donzello, lo Spirito et il Servigiale. Une édition tout récemment publiée à Florence par les soins de M. Gaetano Milanesi ajoute à ce nombre douze comédies retrouvées dans la bibliothèque communale de Sienne. Parmi les pièces du notaire florentin, il y a beaucoup d’imitations libres de Plaute et de Térence. Ainsi, la Dot est le Trinummus ; la Stiava est le Mercator ; I Dissimili sont les Adelphes ; Gl’Incantesimi sont la Cistellaria. Selon la mode du temps, le Cecchi, même quand il emprunte ses sujets au théâtre latin, cherche à les habiller à la moderne. Dans l’Assiuolo (la Chouette), la plus libre de ses comédies, le Cecchi met en scène un vieux docteur, qui, pour indiquer sa présence à un rendez-vous de nuit, contrefait le cri de cet oiseau, tandis que sa belle, en tête-à-tête avec un autre amant, se moque de lui et le laisse se morfondre sous le balcon.
Les pièces du Cecchi furent jouées par une compagnie de jeunes gens de Florence que l’on appelait les Fantasques (I Fantastichi). Cecchi le dit dans le prologue de la Maiana, où il nous apprend que ces mêmes jeunes gens ont déjà joué ses comédies intitulées : Gl’Incantesimi, l’Assiuolo et lo Spirito. Ce fut cette compagnie qui créa également la Sporta du Gelli.
Voici en quels termes l’auteur florentin annonce son sujet aux spectateurs dans le prologue des Pellegrine (les Voyageuses) : « Le sujet est double et reproduit des faits vrais en partie : l’auteur vous l’affirme, puisqu’il y fut en cause. Vous allez donc voir une peinture moitié d’après nature et moitié de fantaisie. » Cette fantaisie, quoi qu’en puisse dire le prologue, n’est qu’un tableau purement de convention, une pièce d’intrigue des plus invraisemblables et des plus compliquées. Aucun caractère, aucune observation ; action languissante, explications interminables. Le langage florentin du temps, très serré et très local, est le principal intérêt de cet ouvrage, comme en général de tous les ouvrages du même auteur. L’édition de M. Milanesi est littéralement hérissée de notes explicatives pour bien faire comprendre aux Italiens les locutions hors d’usage aujourd’hui. Le titre des Voyageuses n’annonce en rien le sujet de la comédie. Ce sujet reproduit encore le travestissement d’une fille en homme et n’a rien de neuf ni d’intéressant.
Le Diamant (il Diamante) appartient aussi au genre des pièces d’intrigue. Quoique l’action y soit triple, puisqu’on y voit trois amoureux, elle ne marche que d’un pas lourd et embarrassé. Les trois sujets s’y exposent parallèlement et se développent en conversations sans jamais se mêler, si bien qu’en arrivant au bout de cette lecture, qui n’offre d’autre intérêt que celui du détail, on se demande à quoi bon toutes ces choses ?
Presque toutes les pièces du Cecchi sont ainsi composées : une partie est l’imitation, arrangée et adaptée aux mœurs italiennes, de quelques comédies de Plaute ou de Térence ; l’autre partie est d’invention et peut se classer parmi les pièces d’intrigue. Mais cette invention est au fond très pauvre, et l’on se sent toujours hors de la nature et sur le terrain de la comédie érudite ou de convention.
Le Débauché (lo Sviato, c’est-à-dire l’Homme hors de la bonne voie) est pourtant conçu d’après une idée morale, et, pour le sujet comme pour la facture, il rappelle les Autos sacramentales de l’Espagne. L’auteur nous fait voir un jeune vaurien noble et riche, qui mange son bien malgré les représentations de sa mère et de sa tante Mona Maria, deux saintes qui l’ont élevé dans des sentiments meilleurs. Parmi les misérables qui l’encouragent dans sa vie de débauche, le plus dangereux de tous est un certain Mico, qui le détourne d’un mariage auquel sa mère le destinait. « Mariez-vous, lui dit en ricanant le donneur de mauvais conseils, dans neuf mois vous serez père. Si vous avez une fille, vous voilà beau-père à trente-six ans, et, à quarante, vous ferez danser sur vos genoux des marmots à qui vous direz : Baise ton grand papa ! Croyez-moi, n’enterrez pas ainsi toute vive votre belle jeunesse. » Il n’est pas étonnant que ce Mico parle comme un démon, car c’en est un. Au dénouement de la pièce, un vieux mendiant, qui est parvenu à rappeler dans le cœur de Lamberto la pensée du devoir et de la religion, rend à Mico sa forme infernale et l’oblige à délaisser sa proie.
La Mort du roi Achab (l’une des deux pièces du Cecchi qui portent le nom d’Atti recitabili) est un véritable Mystère qui fut joué à Florence en 1559 par la Compagnie de Saint-Jean-l’Évangéliste. Cet ouvrage était monté avec grand luxe de costumes, de machines et de musique. La Conversion de l’Écosse est un autre Mystère où l’on voit l’évêque Justus amener à la foi chrétienne le roi Edwin, qui abandonne l’idolâtrie après avoir fait plaider devant lui par l’évêque et le grand-prêtre de Jupiter la cause du paganisme et celle du christianisme.
Le théâtre de Giovammaria Cecchi a tous les défauts de son temps ; il est loin d’atteindre, même par instants, aux qualités de Machiavel, de l’Arioste et de l’Arétin.
Le Lasca ou Anton Francesco Grazzini (car le Lasca ou le Gardon était un surnom académique) est demeuré plus célèbre par ses nouvelles que par ses pièces de théâtre. Il composa pourtant sept comédies, en cinq actes et en prose, qui obtinrent de leur temps une grande célébrité. La Jalousie, la pièce qui ouvre le recueil dramatique du Lasca, est accompagnée de deux prologues, l’un adressé aux hommes et l’autre aux femmes. Dans le premier prologue l’auteur annonce qu’il n’a ni copié les anciens, ni volé les modernes ; il affirme que son sujet s’éloigne du commun et qu’il n’y aura pas de reconnaissance au dénouement ; il dit aux femmes, dans le second prologue, qu’elles vont voir représenter l’ouvrage par une société de jeunes gens nobles et bien élevés, presque tous leurs parents et leurs amis, tous épris de la beauté, de l’honnêteté et de la grâce. « C’est pour vous plaire, ajoute-t-il, qu’ils ont pris la peine de remplir des rôles dans cette représentation. Vos admirateurs ont surmonté toutes les difficultés ; mais, si pour vous divertir ils ont agi ainsi, vous ne vous montrerez pas sévères à leur égard et vous les encouragerez par un salut courtois, par un sourire, par un regard, attendu que cette faveur vous coûtera peu, et que cela leur fera grand plaisir. »
Malgré son titre, la Jalousie du Lasca n’est pas une comédie de caractère ; elle appartient à ce genre d’imbroglio que nous avons vu déjà si souvent passer devant nos yeux.
La seconde est intitulée : la Possédée (la Spiritata). Le prologue raconte ainsi, en quelques mots, le sujet de la comédie : « La possédée est une jeune fille, appelée Maddalena, qui, pour obtenir le mari de son choix, déclare que le diable lui est entré au corps. Alors se présente un médecin qui la délivre, avec l’aide de Giulio, amant de la jolie Maddalena. « Le diable n’est pas bête, dit l’un des personnages de la pièce, d’être entré dans le corps d’une si belle fille. »
Ce qu’il y a d’intéressant dans la Strega (la Sorcière), c’est le prologue dialogué en manière de feuilleton critique. Il faut savoir, d’abord, qu’à la manière des comédies de Plaute et de Térence, chacune des comédies publiées est ornée d’un Prologue, que récitait l’un des acteurs, et souvent d’un Argument, expliquant le sujet de la pièce. Le Prologue et l’Argument sont donc les deux personnages qui paraissent en scène au commencement de la Strega. Chacun d’eux veut parler au public ; ils s’interrompent, ils se querellent et finissent par aborder la discussion sur leurs qualités et sur leurs défauts. « Ne sais-tu pas que le Prologue marche toujours devant la Comédie ? Laisse-moi donc parler d’abord !
– Rentre dans la coulisse, tu n’es bon à rien, laisse-moi faire mon office... que je dise au public le nom de la comédie et qui l’a composée.
– Si tu n’as pas autre chose à faire, tu pouvais rester chez toi. D’abord le lieu de la scène se reconnaît très bien. On voit qu’on est ici à Florence, puisque voilà la coupole qui efface en grandeur et en magnificence tous les monuments de l’univers. Savoir ou ne pas savoir le nom de l’auteur, cela importe peu. »
Puis, passant à la critique des pièces récentes, l’Argument dit au Prologue qu’on ne vient pas au théâtre pour entendre des sermons, mais bien pour s’amuser : « Qui veut apprendre la morale civile et religieuse n’a qu’à lire de bons livres et à se rendre aux prêches. Quant à ce qui concerne Aristote et Horace, ces écrivains vivaient dans un temps qui ne ressemble pas au nôtre : il n’y a plus d’esclaves ; des marchands ne viennent plus nous vendre des jeunes filles ; les soldats qui font le sac d’une ville n’élèvent pas des enfants pour les doter, ils se contentent de piller de leur mieux et font main basse sur la vertu des femmes. Le mélange de la Poétique ancienne et de la Poétique moderne, que quelques auteurs pratiquent, produit un amalgame de vieux et de neuf, qui rend leurs compositions mesquines, sèches et sophistiquées, de façon qu’elles ne plaisent à personne, comme l’expérience le démontre tous les jours. »
L’Argument finit par affirmer que les hommes ne viennent, en somme, au théâtre que pour admirer la grâce et la beauté des dames et des demoiselles qui sont dans la salle, et qu’ils se soucient peu que la comédie soit érudite ou qu’elle ne le soit pas.
Cette très juste critique pourrait s’appliquer aux pièces du Lasca lui-même. Dans la Sibilla, la jeune fille appelée de ce nom, qui, élevée par le vieux Michelozzo, retrouve son vrai père au dénouement, dans la personne de l’Espagnol Diego ; la Pinzochera (la Bigote) renouvelée de la Cistellaria, de Plaute, habillée à l’italienne ; I Parentadi (les Alliances), intrigue qui reproduit tous les vieux moyens des reconnaissances et des enfants perdus et retrouvés, prouvent que, malgré la netteté de son sens critique, l’auteur n’était pas de force à lutter contre le courant. Quant à sa septième comédie, l’Arzigogolo, ce n’est autre chose qu’une réminiscence de notre célèbre farce de Maître Pathelin, mêlée d’un contre-sujet, qui amène quelques scènes assez divertissantes. Ce contre-sujet, où un vieillard, à qui un valet fripon a fait boire de l’eau de Jouvence, croit qu’il est redevenu jeune homme, parce que sa maîtresse feint de ne pas le reconnaître, est également imité d’une vieille farce française.
Vers le même temps, Agnolo Firenzuola, chaussetier de son état, comme son compatriote Gelli, écrivit ses deux pièces, I Lucidi et la Trinuzia, qui passent pour des modèles de dialecte toscan, et qui figurent parmi les Textes de langue adoptés par l’Académie de la Crusca. La première de ces comédies est imitée des Ménechmes, de Plaute ; la seconde, dont le titre annonce une triple intrigue, est écrite dans un style charmant et contient quelques scènes amusantes. Le fond du sujet est un mari qui devient amoureux de sa femme qu’il a crue morte, et qu’il retrouve sous un autre nom.
Les cinq comédies que publia Lodovico Dolce contiennent trois imitations de Plaute : le Capitano, qui est le Miles gloriosus ; il Marito, qui est l’Amphitryon ; il Ruffiano, qui est le Truculentus. Les deux autres s’intitulent : la Fabrizia et il Ragazzo. Ce sont des pièces d’intrigue, taillées sur le modèle que nous connaissons. Dolce, comme le Lasca, cherche, dans ses prologues, à faire croire au public qu’il lui donne des choses nouvelles, et sans doute il le croit lui-même ; mais il retombe, malgré lui, dans le moule convenu. Ses comédies s’exposent, s’embrouillent et se dénouent absolument dans la même forme, avec les mêmes défauts et les mêmes défaillances que celles de son ami Girolamo Parabosco, et de tant d’autres. Francesco d’Ambra fut un de leurs célèbres contemporains, et c’est surtout par la finesse de son langage florentin qu’il obtint la vogue dont il jouit et la gloire de figurer parmi les Textes de langue.
L’un des auteurs comiques originaux de cette époque est Messer Angelo Beolco, noble padouan, qui s’illustra, sous le nom de Ruzzante, en reproduisant à la scène les mœurs et le langage des gens de sa province. Ses comédies sont au nombre de six et portent pour titre : la Rhodiana, l’Anconitana, la Piovana, la Vaccaria, la Moschetta et la Fiorina. L’originalité de Ruzzante ne réside toutefois que dans le dialogue, car le fond de ses comédies est le plus souvent banal. Toujours les mêmes moyens d’enfants supposés, de travestissements, de reconnaissances, etc. Le sujet de la Rhodiana est simplement ceci : Un médecin s’est vu contraint de quitter l’île de Rhodes qu’il habitait, et il a changé son nom de Théophile contre celui de Demetrio, pour revenir en Italie, à Parme. Dans cette même ville habitent une femme, modeste et sage, et sa fille ; la femme se nomme Sofronia, et la fille Beatrice. Beatrice est courtisée par un vieux Vénitien débauché ; mais elle aime un jeune homme, qui l’enlève. Quinze ans se sont passés depuis que le docteur a quitté l’île de Rhodes. Au cinquième acte de la pièce, lorsqu’après diverses péripéties, tout le monde s’explique, il se trouve que Beatrice n’est pas Beatrice, mais bien Delia, la Rhodienne ; que Sofronia, sa mère, qui a aussi changé de nom, est la femme légitime de Demetrio, qui lui-même est le médecin Théophile. Le père marie sa fille à celui qu’elle aime, et tout finit ainsi.
Le piquant de cette comédie consiste dans le détail des caractères et dans le sel du dialogue, surtout dans les scènes écrites en dialecte. Le vieux céladon vénitien, qui parle son idiome susurrant de la façon la plus amusante, offre une excellente caricature. L’entremetteuse Prudence, qu’il charge de parler pour lui à la jeune Beatrice, le prie de lui avancer une somme d’argent, quatre bolognini, qu’elle ne lui rendra pas ; mais elle s’engage sur l’honneur à dire à son intention des prières à la chapelle de Saint-Sébastien. Le vieil avare affirme à son tour, en s’excusant, qu’il n’a que deux sous dans sa poche, parce que sa femme ne veut pas qu’il ait de valeurs sur lui ; mais il jure à Prudence qu’il lui réserve une pièce d’argent de trois bolognini, trouée par le milieu, afin qu’elle la puisse porter au cou en guise d’amulette. À quoi la femme répond : « Je vous servirai selon votre argent. »
Le domestique Truffa parle le patois de Padoue, qui recouvre des gaudrioles plus que risquées ; une servante sarrasine parle la langue franque comme les Turcs de Molière, et le valet Corrado débite un jargon mêlé de patois italien et d’allemand.
L’Anconitana est l’histoire d’une veuve d’Ancône, nommée Ginevra. Cette veuve s’amourache d’un certain Gismondo, jeune esclave, qui cherche une âme charitable pour le racheter des mains des Turcs. Pour lier connaissance avec le bel aventurier, Ginevra prend des habits d’homme ; mais ce qu’elle ignore, c’est que Gismondo est une fille déguisée. Au dénouement, cette fille se trouve être sa sœur, qui avait disparu depuis longues années. Le bouffon de la pièce, le valet Ruzzante, égaye l’action avec ses lazzis en patois padouan. Messer Thomas lui donne la réplique en dialecte vénitien. Ce marchand de Venise est un traitant magnifique, qui ne refuse rien à sa maîtresse, la courtisane Doralice, pas même l’un des jeunes esclaves turcs dont elle s’est éprise et dont elle veut faire son amant.
Ruzzante jouait lui-même dans ses pièces, et souvent le personnage qu’il représentait gardait ce nom de Ruzzante. Comme il était excellent comédien, ce rôle accessoire prenait alors le premier rang et faisait le succès.
On doit tenir compte de toutes ces circonstances pour s’expliquer la vogue qu’obtinrent les comédies du gentilhomme padouan.
Ce chapitre se prolongerait indéfiniment si je voulais passer en revue, même brièvement, les œuvres des auteurs qui acquirent une réputation pendant le cours de ce XVIe siècle, si exubérant en toutes productions d’art. Ces œuvres, du reste, rentreraient toujours dans l’une des deux catégories que j’ai signalées, soit la copie des pièces latines, soit la tentative, encore timide, de reproduction des mœurs modernes. Machiavel et le Bibbiena avaient donné l’exemple d’une création nouvelle, tout en subissant eux-mêmes, à un certain degré, la pression de l’atmosphère de Renaissance qui les enveloppait. Machiavel surtout avait indiqué l’art de développer des caractères, et quelques adeptes l’avaient suivi dans cette voie ; mais l’amour de l’imbroglio, qui était dans les idées du siècle, prit bientôt le dessus, combiné avec les moyens scéniques renouvelés des Latins. C’est ce qui empêcha l’Italie d’arriver du premier coup à l’enfantement de la véritable comédie moderne, que plus tard les Espagnols, et après eux Corneille et Molière, auront la gloire de mettre au monde.
La régularité des plans, la vraisemblance des événements, la manière de faire entrer et sortir les personnages, l’adresse pour conduire une action jusqu’à son dénouement, sont des qualités que ne connut pas le théâtre à cette époque. Ce n’était pas vers ce but que tendait l’esprit critique, et on faisait à la convention une très large place dans cette partie matérielle de l’art, qui est devenue de nos jours la partie essentielle. On ne s’inquiétait alors que des pensées, des beaux vers ou de la prose élégante, de l’esprit des réparties, et la place publique servait de point de rencontre aux personnages de toutes les pièces. Tic, toc, tac ; on frappait à droite ou à gauche à une porte sur l’avant scène, et l’acteur nécessaire paraissait pour développer l’action. Cela se vit encore pendant tout le XVIIe siècle dans le répertoire français. La mise en scène moderne est certainement un progrès, mais ce triomphe de la matière ne doit pas faire oublier qu’il y a des progrès plus sérieux à chercher.
Les Grecs, qui ont tout deviné dans le domaine des arts, ne se sont jamais arrêtés à ce détail d’imitation, qui leur eût paru puéril. Au lieu de rabaisser la nature humaine, ils cherchaient au contraire à l’élever. La tragédie grandissait les héros, et la comédie, avec sa parabase intercalée dans l’action en façon d’intermède, s’adressait directement aux spectateurs, et soulevait, par ses virulents anapestes, les passions populaires contre les vicieux ou les puissants. Les Nuées, les Guêpes, les Oiseaux d’Aristophane, sont bien loin du réalisme prêché de nos jours, et nous avons pu voir récemment quel ridicule rôle a joué cette réalité des détails dans la mise en scène d’une œuvre pensée, quand on a voulu l’appliquer au Tartufe.
IX - La Comédie pastorale
Ce sont les Italiens qui inventèrent la fable pastorale, genre tombé aujourd’hui tout à fait en désuétude, mais qui régna triomphalement dans toute l’Europe pendant deux siècles. Ces bergers, habillés de satin, vus à distance, nous font sourire et nous étonnent ; nous avons besoin de nous rappeler les noms des grands écrivains, des peintres éminents et des illustres musiciens qui leur ont prêté le concours de leur talent ou de leur génie, pour ne pas les dédaigner comme des écarts indignes de l’attention d’un esprit sérieux. Cette convention occupa pourtant une place assez large dans l’histoire de deux époques qui ne passent pas pour avoir trop péché contre le goût, l’époque de Léon X et celle de Louis XIV.
Cette apologie outrée de la vie pastorale, cette manie de présenter à l’imagination d’un peuple cultivé les gens les plus grossiers comme des modèles de délicatesse et d’urbanité remonte à Théocrite et à Virgile, deux poètes aristocratiques s’il en fut, qui passèrent leur vie, l’un à la cour des Ptolémées et d’Hiéron, l’autre chez Pollion et chez Mécène.
La comédie pastorale prit naissance à la cour des ducs de Ferrare. Dès la fin du XVe siècle, en 1487, le duc Hercule I° faisait représenter Céphale et l’Aurore, favola pastorale du prince Niccolo da Correggio Visconti, son neveu. Les Églogues représentatives de Castiglione, de Luigi Tansillo, de Beccari, d’Argenti, de Della Valle, qui succédèrent à la pastorale du prince ferrarais, n’ont pas laissé de traces bien lumineuses. Enfin, en l’année 1573, fut représenté l’Aminta, du Tasse.
Ce fut un événement que l’apparition de ce chef-d’œuvre du genre, traduit immédiatement dans toutes les langues de l’Europe et orné des annotations et des commentaires les plus volumineux. La représentation eut lieu au palais de Ferrare, devant le duc et ses deux sœurs, la duchesse Lucrezia et la belle Léonore, qui inspira au poète de la Jérusalem cet amour sans espoir où succomba sa raison. Quel ne dut pas être le bonheur du pauvre Torquato quand il entendit le murmure admirateur de ce public d’élite saluer les vers charmants où, sous des allusions plus ou moins transparentes, l’amant infortuné destiné à l’hôpital des fous peignait le trouble de son âme, la beauté suprême et l’insensibilité de cette princesse si fière.
C’est devant Léonore d’Este que la bergère Sylvia, issue des dieux, et sa compagne Daphné, parlant de la passion dédaignée du pasteur Aminta, échangeaient les mots suivants :
D’ou vient ta haine ? – De son amour.
(Ondè nasce il tuo odio ? – Del suo amore.)
C’est devant elle que cette même confidente disait à la cruelle Sylvia : « Si tu goûtais une seule fois la millième partie des joies que goûte un cœur aimé, qui aime à son tour, tu dirais, repentante et en soupirant : « Il est perdu tout le temps qui n’est pas employé à aimer... ; change, change d’avis, pauvre folle que tu es[3] ! »
Parmi ces femmes charmantes et ces seigneurs enthousiasmés qui composaient l’assistance, au milieu de ce triomphe si complet, les ennemis du jeune poète lui enviaient les faveurs de leur prince, ses invitations à la villa de Belriguardo, où le duc Alphonse recevait ses intimes ; ils lui enviaient ses promenades et ses séjours à Consandoli, maison de plaisance de la duchesse Léonore. Le Guarini, poète ainsi que lui et son collègue comme gentilhomme du duc Alphonse d’Este, le Guarini, à qui l’Aminta inspira l’idée d’écrire le Pastor fido, se déclara l’un des premiers contre le Tasse et sa fable bocagère (favola boscareccia). Il trouva trop simple cette action, qui emploie cinq actes à raconter les rigueurs d’une bergère et sa conversion tardive au culte de l’amour, et il essaya de corriger ce défaut. Mêlant la tragédie à la bergerie, il imagina donc une pièce d’un genre mixte, sous le nom de tragi-comédie pastorale. Mais, tout en voulant s’éloigner de l’Aminta, il en donne sans le vouloir une contre épreuve. Au lieu de la dédaigneuse Sylvia, il nous montre l’insensible chasseur Sylvio, et à la place de l’amoureux Aminta la sensible Amaryllis. C’est la position des personnages renversée.
Dans le détail il refit même des récits entiers du Tasse, comme par exemple celui de l’Amour dominant l’univers, récit qui, dans les deux pièces, se trouve à la première scène du premier acte. À l’éloge du siècle d’or qui termine le premier acte de l’Aminta : « O bella età de l’oro, » il oppose un morceau également dit par le chœur dans son quatrième acte du Pastor fido, morceau qui traite le même sujet et qui commence par le même vers. Évidemment le Guarini voulut vaincre son rival avec ses propres armes. Y est-il parvenu ? Quoique son ouvrage contienne de très bons passages et que le style, un peu trop précieux parfois, y atteigne souvent à la plus charmante élégance, cette action dramatique, dont le développement n’a pas moins de sept mille cinq cents vers (l’Aminta n’en a que 2 000), est véritablement hors de proportion avec la patience qu’il est permis d’exiger des spectateurs. L’action est plus compliquée que celle de l’Aminta, puisque le sujet est double et même triple ; elle est plus dramatique, puisque la bergère Amaryllis, soupçonnée à tort, se voit condamnée injustement à mourir, comme la vestale de Spontini, et qu’elle est sauvée par la reconnaissance imprévue de son amant Myrtil, descendant des dieux ; mais ce mélange de bergerie et de mélodrame n’est pas encore l’idéal de la composition dramatique. Il contient des monologues de cent et cent vingt-cinq vers ; beaucoup de scènes sont interminables, et, comme la musique se mêlait au récit dans beaucoup de passages, la représentation d’un pareil ouvrage devait durer toute une nuit. Il fut joué pour tant à Ferrare, à Florence et dans d’autres villes d’Italie ; mais il est probable que les acteurs y faisaient de larges coupures.
Le Tasse avait évité avec soin toutes les équivoques grossières ; le Guarini, au contraire, semble les avoir recherchées, et sa théorie, à ce sujet, est bizarre : il admet la légèreté de la plaisanterie (pour ne pas dire mieux) toutes les fois que le mot peut être pris honnêtement dans un double sens. Avec ce système, il va loin. La plupart des équivoques qu’il se permet dépassent en inconvenance celles de Machiavel et de l’Arétin. Le Guarini sacrifie aussi beaucoup plus que le Tasse à cette mode des concetti, qui fut la plaie de la littérature italienne au siècle suivant, quand vint le règne du cavaliere Marini. C’est encore par le style que vit le poème dramatique du Pastor fido ; c’est par là qu’il est resté et qu’il restera longtemps, sans doute, un des ouvrages classiques de la littérature italienne.
Il ne faut pas croire que les auteurs de cette époque fissent au hasard ces plans de pièces qui nous semblent si décousus. Ils ont leurs théories, qu’ils expliquent soigneusement dans leur correspondance, dans leurs notes, et parfois dans des brochures qu’ils ont composées pour leur justification.
De même que Giraldi Cinthio écrivit son esthétique sur les comédies et les tragédies, Battista Guarini publia son Compendio della poesia tragicomica, où il cherche à fonder, lui aussi, sa Poétique nouvelle. Il traite tour à tour des arts d’imitation, de la division de la Poétique, de l’unité qu’il affirme avoir pratiquée, en dépit de toute accusation contraire. Ceux qui ont voulu rabaisser le Pastor fido l’ont, selon lui, fait applaudir davantage. Il défend à outrance le mélange du tragique et du comique, qui forme la base de son système dramatique. Si les deux actions ne sont pas liées convenablement, il accorde que la faute existe ; mais si elles sont étroitement unies, ce sont deux âmes qui n’en font qu’une. Il établit plus loin qu’on se fatigue de la comédie, et qu’il est temps de la rajeunir par un élément nouveau, puisque les intermèdes de chant et de musique ne suffisent déjà plus. Il prend exemple sur les anciens, qui introduisirent les satyres, personnages comiques, dans la sévérité de la fable tragique, pour le divertissement des spectateurs. En somme, il n’existe pas pour lui, comme on le prétend à tort, trois sujets dans le Pastor fido, l’un de simples particuliers pour l’action comique, l’autre de grands personnages chargés de la partie tragique, et le troisième de bergers qui jouent la pastorale ; mais bien une seule fable, mêlée de tragédie, de comédie et de pastorale, qui forme un seul poème. Il finit par une comparaison un peu ambitieuse de la reconnaissance finale de sa pièce avec la reconnaissance d’Œdipe dans Sophocle.
La comédie pastorale enfanta une myriade de poètes, dont les noms remplissent les catalogues bibliographiques, mais dont la renommée n’est pas venue jusqu’à nous. Les moins inconnus sont Luigi Groto, surnommé l’aveugle d’Adria, auteur de comédies estimables, qui donna deux fables pastorales : le Repentir amoureux et la Callisto ; Cristoforo Castelletti, auteur d’une Amaryllis, écrite dans le genre de l’Aminta ; Antonio Ongaro, auteur d’une pièce où les pêcheurs remplacent les bergers. Ces fables de pêcheurs prirent bientôt, en s’étendant, le nom de fables maritimes ; dans ce genre, se signala Alfonso Pozzo, qui imita la manière de Guarini, comme l’Ongaro avait imité le Tasse.
X
Peintres, dessinateurs de costumes, machinistes de théâtre au XVIe siècle. – Naissance de l’opéra. – La comédie improvisée.
Ce fut Baldassar Peruzzi, de Sienne, peintre et architecte de renom, qui composa et peignit les décors de la Calandria du cardinal Bibbiena, lorsque cette comédie fut jouée à Rome en présence du Pape Léon X. Ugurgieri et Vasari ne tarissent pas en éloges sur l’effet que produisirent les perspectives du grand artiste. Les places publiques, les rues, les maisons, firent sur les spectateurs émerveillés une illusion complète. Peruzzi avait, en outre, dessiné les costumes des acteurs, d’une façon à la fois si élégante et si naturelle, qu’il semblait que toute cette action se passât dans la réalité de la vie. Ce vaillant artiste mourut en 1536, empoisonné, dit-on, par un rival jaloux de ses succès.
Un élève de Pérugin, né à San-Gallo, Bastiano, surnommé Aristote, peignit les décorations de la Mandragore de Machiavel, avec la collaboration de l’illustre Andrea del Sarto, et il travailla seul à celles de la Clizia. Ce fut lui aussi qui fit les peintures de l’Aridosio de Lorenzino de’ Medici, de la Tamar et du Joseph de Primerani, comme aussi du Commodo d’Antonio Landi, récité aux noces du duc Cosimo. Bartolomeo Neroni, citoyen de Sienne, qu’on avait surnommé Messer Riccio, monta un théâtre magnifique dans un salon du palais de sa ville, lorsque les académiciens appelés Intronati jouèrent devant le grand-duc la comédie intitulée Ortenzio. Camillo Mariani exécuta à Vicence tous les décors du répertoire des académiciens olympiques.
Parmi les machinistes des temps antérieurs, Buonamico di Christofano, peintre florentin, mentionné plusieurs fois par Boccace, s’était illustré au XIVe siècle. Philippo Brunelleschi continua ses succès et sa réputation. Il était sculpteur et architecte. On parla longtemps de son Paradis, construit sur la place de San-Felice, à Florence, pour la rappresentazione de l’Annonciation. Un ange en descendait, traversait un groupe de nuages, puis reparaissait, et prenait pied sur le théâtre où était la Vierge, à qui il annonçait la bonne nouvelle.
Le constructeur de machines théâtrales du grand duc de Florence était Timante Buonacorsi, au temps du Lasca, et celui-ci l’appelait il pittor capriccioso. À la cour d’Urbin, Baldassare Lancia fut chargé de cette direction. Il était peintre et architecte, élève de Girolamo Genga. Il avait d’abord servi la seigneurie de Lucca en qualité d’ingénieur militaire, puis le duc Cosme de Médicis, qui le récompensa généreusement. Francesco Monaldo laissa dans ce genre une réputation, ainsi que le Siennois Vannocci, architecte au service du duc de Mantoue.
Les auteurs mentionnent aussi avec éloges Niccolo, surnommé le Tribolo, sculpteur et architecte de talent, que les Médicis employèrent à dessiner les costumes de leur théâtre et de leurs mascarades.
L’opéra naît à Florence en 1594. Ottavio Rinuccini écrit une pastorale, la Daphné, que Peri met en musique, et l’ouvrage est représenté avec beaucoup d’éclat au palais Corsi. Dans cette pastorale en musique figurent Ovide, Vénus, Apollon, des nymphes et des pasteurs. Ovide récite le prologue et le compliment à l’assemblée. L’introduction se compose d’un chœur de nymphes et de pasteurs qui prient Jupiter de les délivrer du monstre Python. Survient Apollon qui tue le monstre d’une de ses flèches. Mais le Dieu du jour reçoit à son tour un trait que l’amour lui décoche. Le voilà tout épris de Daphné, dont il cause la funeste métamorphose. L’action n’offre pas d’autres complications ; il ne s’agissait que d’un canevas poétique ; la musique écrite d’après un système tout particulier était le véritable objet d’attraction. La substitution de la monodie ou du chant solo aux morceaux madrigalesques en usage avant Caccini et Emilio de’ Cavalieri, les premiers réformateurs du genre, avait mis Peri sur la voie d’un nouveau perfectionnement, le récitatif, pour lier entre elles les parties musicales, et en faire un tout homogène. C’est là que fut réellement l’invention. Peri, ceci est bizarre, ne fut amené à ce résultat qu’en cherchant à reproduire ce qu’il s’imaginait avoir été le système musical des Grecs. La convention imaginée par Peri a vécu jusqu’à nos jours, et c’est encore la base de notre opéra.
Ce n’est qu’au XVIIe siècle que le nouveau genre s’acclimate dans les divers pays. En 1600, à l’occasion du mariage de Marie de Médicis avec le Roi de France Henri IV, Rinuccini et Peri donnèrent au palais Pitti, à Florence, leur second ouvrage, Eurydice, en présence de toute la cour et de l’ambassadeur de France, le duc de Bellegarde. Peri jouait lui-même le rôle d’Orphée ; Caccini dirigeait les chœurs. Malgré sa monotonie et ses allures de plain-chant, l’Eurydice effaça le succès de Daphné. Ce n’est qu’à compter de ce jour que l’opéra s’impose aux villes d’Italie d’abord, à Venise, à Rome, à Naples, puis à toute l’Europe. On verra, plus loin, le développement de cette intéressante époque.
La comédie improvisée, appelée aussi comédie de l’art, est le spectacle des carrefours, comme la comédie érudite est le spectacle des palais. Son histoire écrite ne commence guère que vers le dernier tiers du XVIe siècle. Ce répertoire bouffon fut joué à Paris, dans la salle du Petit-Bourbon, sous le règne de Henri III, par la troupe des Gelosi, dirigée par Flaminio Scala dit Flavio (1576). En 1584, ce fut le tour de la compagnie des Confidenti, sous la conduite du capitaine Cocodrillo (de son nom Fabrizio di Fornaris). En 1600, Henri IV rappela les Gelosi et le fidèle Flavio. Aux deux siècles suivants, la comédie de l’art aura fourni sa carrière, et il sera temps alors de passer en revue l’ensemble de ses éphémères productions.
CHAPITRE XVII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE FRANÇAIS : SECONDE PÉRIODE
Reflet du théâtre italien. – Étienne Jodelle. – Jacques Grévin. – Remi Belleau. – Larivey. – Tournebu. – François d’Amboise. – Jean Godard. – Robert Garnier. – Fête brésilienne à Rouen. – Le ballet comique de la Reine.
I
Après avoir suivi les évolutions du théâtre italien dans le cours du XVIe siècle, revenons en France, et examinons la copie avec l’original.
Nos auteurs dramatiques de la seconde moitié du XVIe siècle cherchent une voie nouvelle, le répertoire religieux leur étant interdit par un arrêt du Parlement. Tout d’abord ils proclament leur antipathie pour le style bas et les pièces de carrefours. La Poétique du jour fait fi de la farce et se met en quête du genre noble ; mais, malgré son aspiration vers les sublimités grecques et latines, singulier effet d’optique à travers Euripide, Plaute et Térence, elle voit le Trissino, l’Arétin et Lodovico Dolce. L’Italie, à cette époque, domine tout notre théâtre comique et tragique, comme au siècle suivant l’Espagne le dominera ; c’est-à-dire que nous allons traverser une période de reflet improductive et incompatible avec toute espèce de progrès. Nous sommes bien plus loin du but que nous ne l’étions au XVIe siècle, au temps des Miracles de Notre-Dame, ou même au XIIIe, quand les trouvères jouaient dans les châteaux leur gracieux répertoire. Toute espèce de création originale a disparu. Ce siècle, qui est sur le point de ne plus croire à rien, va croire aux trois unités avec une ferveur monastique. Madame de Staël dit avec raison, en parlant de cette tyrannie de la forme qui pesa si longtemps sur le génie dramatique des Français, qu’il n’était pas besoin de tant de freins pour des coursiers si peu fougueux.
Du reste, les doctrines morales du philosophe de Stagire n’éprouvèrent pas moins de vicissitudes dans le monde de la pensée que les doctrines littéraires qu’on se plut à lui attribuer. On les voit d’abord accueillies par Charlemagne et par les Arabes d’Afrique et d’Espagne, puis condamnées au feu par le concile de Paris au commencement du XIIIe siècle. Soixante ans plus tard, Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin les remettent en honneur, et l’engouement devient tel qu’il se forme des sectes pour et contre, et qu’à la fin du XVIe siècle on s’est déjà jeté à la tête douze mille volumes d’injures, à propos d’Aristote. La scolastique, cette reine du vide et du bavardage, naquit de ce mariage de l’ombre d’Aristote avec la convention ecclésiastique. Elle fit au moins autant de dégâts dans le monde que la doctrine des unités.
C’est une chose bizarre à observer que cette soif de formes nouvelles qu’éprouvent à ce moment ceux qui pensent à tout réformer, la langue, le théâtre, la religion, et que l’on voit, en fin de compte, aboutir à la contrefaçon des ouvrages dramatiques transalpins.
Ces jeunes poètes à la mode, qu’on a surnommés la Pléiade, et dont Ronsard était le chef et le pontife, se mettent à l’œuvre pour trouver ce poème inconnu de notre langue, signalé par Jacques Grévin, l’un d’eux, c’est-à-dire la comédie. Étienne Jodelle, non satisfait des traductions de l’Électre de Sophocle, et du Plutus d’Aristophane, publiées par Baïf et Ronsard, compose deux tragédies, Cléopâtre captive et Didon, et une comédie, l’Eugène, qu’il prétend tirer de son propre fond. Ne trouvant pas chez les Confrères de la Passion des acteurs capables de les interpréter dignement, ces jeunes gens se font acteurs eux-mêmes. Étienne Jodelle, âgé alors de vingt ans, retient pour lui le rôle de la belle Reine d’Égypte dans sa tragédie de Cléopâtre. Ses amis, parmi lesquels Remi Belleau et Jean de la Péruse, se partagent les autres rôles. La pièce est jouée devant le Roi Henri II, qui, en signe de satisfaction, donne au poète cinq cents écus de son épargne. C’était en 1552. À ce moment, les Confrères de la Passion, à qui l’arrêt du Parlement, en date du 17 novembre 1548, défendait la représentation des Mystères, cherchaient à se créer un répertoire profane sur leur nouvelle scène de l’hôtel de Bourgogne. Ils avaient bâti ce théâtre sur un terrain acquis de leurs deniers, après avoir été successivement expropriés à la Trinité et à l’hôtel de Flandre, pour cause de démolition. Leurs gouverneurs, c’est-à-dire les administrateurs et directeurs de l’association, étaient en ce moment deux maîtres maçons du nom de Leroy Gendreville, courtier juré de chevaux, et Jambefort, maître paveur. Peu habitués à l’interprétation des nouveaux ouvrages, les Confrères voyaient chaque jour le vide se faire dans leur salle. Leur ressource était de trafiquer de leur privilège exclusif, en autorisant, moyennant une redevance pécuniaire, les compagnies rivales à se montrer en public. Les collèges eux mêmes devinrent des théâtres, où les étudiants les mieux nés et les plus lettrés se firent honneur de paraître.
Selon la mode italienne renouvelée de l’antique, la Cléopâtre de Jodelle débute par un prologue où le Roi est encensé sur tous les tons : « La terre admire la grandeur de son saint nom, la mer le fait son Neptune, le ciel se mire au parfait de sa gloire. » Bref, on met le monarque et sa suite au courant de l’histoire de Marc-Antoine et de la Reine d’Égypte, supposant qu’ils pour raient bien l’ignorer. Puis la tragédie commence par un monologue que récite l’ombre d’Antoine. Le vaincu d’Actium rappelle son fol amour pour la Reine d’Égypte ; il annonce au public qu’il vient d’apparaître à sa chère Cléopâtre, lui conseillant de se tuer, comme il l’a fait lui-même,
Plutost qu’estre dans Rome en triomphe portée.
Après quelques confidences à ses femmes Eros et Charmium, confidences entremêlées des strophes et des antistrophes du chœur, après avoir cherché vainement à attendrir César en sa faveur, l’amante d’Antoine se décide à mourir pour échapper à l’esclavage qu’on lui prépare. Elle meurt hors de la vue du public, après le quatrième acte, et le cinquième acte est tout entier destiné à raconter cette mort par la bouche d’un coryphée, qui nous dépeint
...Cléopâtre en son royal habit
Et sa couronne au long d’un riche lit
Peint et doré, blesme et morte couchée
Sans qu’elle fust d’aucun glaive touchée.
Naturellement tout se passe en récit, selon l’usage. La pièce ne se complique d’aucune combinaison scénique ; l’effet dramatique n’y est pas cherché un seul instant ; on n’y trouve pas même de ces mots de situation que le sujet amenait de lui-même ; c’est toujours le poète qui parle et qui se drape dans le pathos, qu’il confond, sans le moins du monde s’en douter, avec le noble et le sublime. Il n’est pas étonnant que Jodelle écrivît de pareilles pièces en quatre traites, c’est-à-dire en quatre séances, ainsi qu’il le dit dans la préface de sa comédie.
Jodelle n’améliora pas sa manière en écrivant la Didon six ans après la Cléopâtre, c’est-à-dire en 1558. C’est la même absence d’invention, le même vide d’action dramatique, le même abus de la déclamation et des latinismes. La Reine de Carthage paraît au second acte, et déjà elle connaît la trahison d’Énée, ce qui rend impossible d’avance tout intérêt. Le sujet est con damné par ce fait à la monotonie. Après cette première entrevue, où les deux amants s’expliquent à fond, les autres scènes deviennent parfaitement inutiles. L’héroïne n’a plus raisonnablement qu’à passer à la scène du bûcher et à finir d’un coup cette trop longue histoire. Énée s’est embarqué sur ses vaisseaux dès la fin du 3e acte ; le 4e et le 5e sont remplis par les doléances de la Reine délaissée, et, comme si toutes ces plaintes délayées dans un déluge de phrases n’étaient pas suffisantes, Barce, la nourrice, vient encore raconter la mort de la Reine.
On voit du premier coup d’œil comment, en copiant les Italiens, la tragédie française est loin d’atteindre au mérite relatif de ses modèles. Quelle différence entre la Didon de Jodelle et la Sophonisbe du Trissino ! Je ne parle pas du style, puisque les deux langues étaient alors à un degré si différent de maturité, mais dans la combinaison des moyens, dans l’expression des sentiments, dans le dessin des caractères, dans les mots de situation !
Jodelle approcha plus du résultat qu’il se proposait, dans sa comédie d’Eugène, jouée devant le Roi Henri II, le même jour que la Cléopâtre captive. C’est tout ce qui nous reste de son bagage dramatique, quoiqu’il eût, selon l’expression de son ami et contemporain, Charles de la Mothe, d’autres pièces achevées et pendues au croc.
Cette comédie d’Eugène est encore une imitation italienne, mais cette fois la copie est faite d’après de bons modèles et ne se renferme pas dans la pure convention. L’auteur, prenant ses personnages dans la société de son temps, met en scène un abbé comandataire qui vit de l’Église sans en être. Tandis que les Rois, les nobles, les gens de justice, les marchands, les laboureurs, les artisans, sont sujets à mille maux et à mille soucis, les gens d’Église sont bien vêtus, bien nourris ; ils sont prieurs, chanoines, curés, abbés ; ils ont des prés, des bois, des plaines ; ils ne reconnaissent nuls seigneurs ; quand il fait froid, ils font bon feu, et, pour préserver leur peau tendrelette, ils ont
Le linge blanc, la chausse nette,
Le mignard peignoir d’Italie,
La vesture à l’envi jolie,
Les parfums, les eaux de senteurs...
Le perdreau en sa saison,
Le meilleur vin de la maison...
Eugène, cet abbé laïque comblé de tant de biens, est amoureux fou de la jeune Alix. Il l’a unie à ce butor de Guillaume, qui n’a de mari que le nom. Mais Alix, malgré les bontés d’Eugène est affolée à son tour d’un soudard appelé Florimond. Un second personnage de femme vient ici donner du corps à l’action et y introduit un peu de drame. Le beau capitaine est aimé d’une dame Hélène, sœur de l’abbé, jalouse d’Alix ; cette Hélène révèle toute l’intrigue à l’abbé et au capitaine. Celui-ci veut tuer l’infidèle Alix ; l’abbé tremble, le mari seul ne s’émeut pas ; enfin tout l’imbroglio se dénoue par le mariage du capitaine Florimond avec Hélène, et l’abbé Eugène reste en possession de sa maîtresse illicite. La moralité, on le voit, est aussi italienne que l’action et que la Poétique d’après laquelle elle est traitée.
Malgré ses prétentions à l’invention, Jodelle n’a fait qu’imiter les Italiens dans la comédie comme dans la tragédie. Pourtant il possède des qualités à lui dans le détail et dans le pittoresque de l’expression. Eugène le chapelain, messire Jean, le capitaine Florimond sont des portraits du temps, sinon des caractères. La commère Alix, la femme de Guillaume, qui, en regardant son mari, fait cette réflexion, que les cornes lui sient fort bien, Guillaume lui-même, ce rustaud malin qui ne s’aperçoit pas de son déshonneur parce qu’il est fructueux, rappellent la franchise du vice italien dont la source est dans Boccace. En voulant s’éloigner des farceurs, Jodelle ne renonce pas à leur liberté de langage ; ses plaisanteries ne le cèdent en rien pour la hardiesse aux plus salées du répertoire des Halles.
Jodelle, malgré ses succès et sa renommée passagère, mourut misérable et oublié. Il avait perdu les bonnes grâces de la cour, après l’insuccès d’une mascarade qu’il fut chargé d’organiser à l’Hôtel-de-Ville pour la réception du duc de Guise. Orphée, au lieu d’attirer, selon le programme, les rochers au son de sa lyre, attira les clochers, par une erreur du machiniste, qui avait mal compris ses instructions. Un éclat de rire fut le prélude de la disgrâce du poète. Il n’en fallait pas davantage alors pour tuer un homme.
Jacques Grévin, de Clermont en Bauvoisis, l’un des amis de Ronsard, l’un des poètes de la Pléiade, écrivit une tragédie, César, et deux comédies, la Trésorière et les Esbahis. Cette dernière pièce fut représentée au collège de Beauvais, en 1560, en présence de la cour et de la jeune duchesse de Lorraine, pour les noces de laquelle l’ouvrage fut écrit par ordre du roi Henri II. On représenta le même soir la tragédie de César du même auteur. Jodelle avait imité les Italiens, Grévin imite Jodelle, surtout dans la comédie de la Trésorière, qui n’est au fond qu’une reproduction de l’Eugène avec de nouveaux noms de personnages.
La comédie des Esbahis est aussi l’imitation d’une comédie italienne du répertoire des Intronati de Sienne, intitulée : il Sagrifizio. L’action est double, et cette fois les deux intrigues sont assez mêlées pour arriver à une unité suffisante. Gérard, honnête marchand parisien, veut marier sa fille Madelène à messire Josse, marchand comme lui, vieux comme lui, riche comme lui et de plus veuf d’une première femme. La belle Madelène a pour amoureux un jeune avocat, qui, sous le costume du vieux Josse, s’introduit dans la chambre de la jeune fille et devance la cérémonie du mariage. Le beau-père reproche le fait à son gendre, qui se déclare innocent de tout, et qui redemande les présents qu’il a faits. Armé en guerre comme Sganarelle, il vient chercher querelle à Gérard ; mais sa première femme qu’il a crue morte, et qui a simplement voyagé avec un seigneur italien, Madame Agnès, se présente tout à coup, et pour ses péchés il est obligé de la reprendre pendant que l’avocat répare sa faute en épousant Madelène.
L’allure de la comédie de Grévin est très franche, les scènes sont bien conduites, le style est généralement d’un naturel parfait, comparé aux affectations des autres pièces du temps. On trouvera le sel des plaisanteries parfois un peu gros, mais c’est la plaisanterie courante de cette époque en France comme en Italie.
Remi Belleau, l’un des sept poètes de la Pléiade, celui que Ronsard appelait le Peintre de la nature, voulut aussi faire sa comédie, et il écrivit en vers charmants cinq actes auxquels il donna pour titre la Reconnue. C’est au fond le même sujet que Walter Scott inventa plus tard sous le titre de Lucie de Lammermoor, une jeune fille à qui l’on fait croire que son amant est mort afin de la décider à en épouser un autre. Mais dans la pièce de Remi Belleau il n’y a ni drame ni intention de drame : l’événement tourne au comique, et le capitaine Rodomont n’a rien à voir avec Edgar de Ravenswood, pas plus que Monsieur l’advocat, tuteur de la jeune fille, avec le terrible Asthon.
La Reconnue est une pièce bourgeoise qui se passe dans le ménage d’un avocat, et qui contient beaucoup de détails très amusants sur la vie domestique de cette époque. Mme l’avocate gourmande sa suivante, comme elle le ferait aujourd’hui, sur ce qu’elle met trop de bois dans la cheminée de la cuisine, sur ce qu’elle n’écume pas son pot-au-feu. La verdugale de Madame est défaite ; Madame a quelque chose qui la gratte dans le dos ; elle prie Jeanne de l’accoustrer. Maître Jean, le clerc de l’avocat, décrit ainsi l’homme de chicane :
Il est l’amorce et l’hameçon,
Et vous, vous estes son poisson ;
C’est l’ambre, vous estes la paille ;
C’est l’aimant, et vous la limaille
De fer ; ses mains sont des gluaux,
Et vous, vous estes ses oiseaux.
L’amoureux invoque la pitié du cruel fils de Vénus. « Prens-moi à merci, » lui dit-il,
Ou me fay perdre la mémoire
De ses yeux, de sa dent d’yvoire,
De la belle et blonde crespine
De ses cheveux, de sa poitrine,
De sa taille, de son tétin,
De sa bouche qui sent le thym
Quand elle a les lèvres décloses ;
Des lis, des œillets et des roses
Qui fleurissent dessus son sein.
Cette pièce de la Reconnue ne fut jamais représentée ; on la trouva dans les papiers de l’auteur après sa mort, qui arriva en 1577.
Jean de la Taille, qui appartenait aussi à la Pléiade, traduisit, en l’arrangeant, le Negromant de l’Arioste, et il composa de son chef une comédie en prose intitulée les Corrivaux. Il mourut jeune, ainsi que son frère Jacques, et, ni l’un ni l’autre, ils ne laissèrent un grand renom après eux.
II
Nous rencontrons enfin vers la fin du siècle un écrivain dont la réputation a survécu dans ce naufrage général des écrivains dramatiques français : c’est le chanoine Pierre de Larivey, qui publia neuf comédies où Molière et Regnard puisèrent, assure-t-on, quelques idées. Disons-le bien vite, Larivey n’est nullement original ; c’est un simple traducteur des Italiens. Du Ragazzo, de Lodovico Dolce, il a fait le Laquais ; de la Vedova, de Niccolo Buonaparte, il a fait la Veuve ; de l’Aridosio, de Lorenzino de Médicis, les Esprits ; de la Gelosia, de Grazzini, le Morfondu ; aux Tromperies, du Secchi (gl’ Inganni), il a emprunté celle de ses pièces qui porte le même nom ; ses Jaloux appartiennent à Gabbiani ; ses Escoliers et sa Constance, à Razzi.
Le chanoine Larivey, d’origine italienne, quoique champenois de naissance, est tout entier sous l’influence littéraire italienne. Il avait déjà traduit, en 1572, les Facétieuses Nuits du seigneur Straparole,
et, en 1577, la Philosophie fabuleuse, extraite des ouvrages de Firenzuola et de Doni. C’est en 1579 qu’il publia ses six premières comédies. Plus tard, au commencement du siècle suivant, il traduisit encore l’Humanité de Jésus-Christ, de Pierre Arétin (1604). Larivey est donc tout Italien, même dans la forme, quoiqu’on en ait dit. Il fait parfois quelques rares changements dans le plan des pièces qu’il emprunte : il allonge ou raccourcit quelquefois les répliques des personnages, il change les noms et le lieu de la scène ; mais enfin l’on ne peut, avec la meilleure volonté du monde, laisser dire plus longtemps que ce soit là un auteur original, lorsqu’au contraire son texte comparé reproduit presque toujours mot à mot le texte italien de son modèle. Ainsi, prenons pour exemple la première scène de la Gelosia du Grazzini, dont Larivey a fait le Morfondu. Alfonso, devenu Philippe dans la pièce française, dit à la servante Claire (la fante Orsola) :
« Oste cette chandelle, que tu ne sois veue en cet accoustrement. »
Et dans Grazzini :
« Leva via quel lume, che tu non fossi veduta in cotesto abito. »
« Qui pensez-vous qui soit à ceste heure par les rues ? »
« Chi volete voi che sia à quest’ora per le vie ? »
Et ainsi de suite jusqu’à la fin, sauf quelques coupures et quelques mots changés.
Dans le Laquais, reproduction du Ragazzo, Syméon expose le sujet en ces termes, dialoguant avec Valère son serviteur :
« Enfin, quand j’y ay bien pensé, je trouve qu’Amour est un grand seigneur.
– Mais un grand fol, deviez-vous dire !
– Que dis-tu ?
– Je dy qu’il a une sœur beaucoup plus grande dame que luy ; aussi est-elle suyvie d’un monde de courtisans.
– Voilà dont je n’avois jamais oy parler. Et comme a-t-elle nom ?
– Dame Folie, laquelle n’est seulement sœur, mais corps et âme d’Amour. »
Et dans le Ragazzo de Ludovico Dolce, Messer Cesare dialogue ainsi avec Valerio son valet :
« Infine, quando io uo bene tra me stesso discor rendo, io trovo che Amore è gran signore.
– Gran pazzo era più bel detto !
– Che dice costui ?
– Io dico padrone che egli ha una sorella che le avanza di signoria e ha maggior copia di caualieri che la cortegiano.
– Questo io non ho più inteso. E come si chiama ella ?
– La signora Pazzia, la quale non è pur solamente sorella, ma corpo e anima di Amore. »
Les Esprits commencent par ces mots, échangés entre Hilaire et Élisabeth, sa femme :
« Ce que je dis est vray, et vous asseure que la plus part des mœurs et coustumes de la jeunesse, soient bonnes ou mauvaises, procedde de leurs pères et mères ou de ceux qui en ont la charge.
– Oy bien pour le regard des pères et précepteurs, mais non quant aux mères, parce qu’estans femmes, elles ont autant petite part en cecy comme aux autres choses du monde. »
L’Aridosio, dans sa première scène, fait causer ainsi Marc-Antoine et Mona Lucrezia, sa femme :
« Certo è com’io ho detto che la maggior parte dei costumi dei giovanni, o buoni o cattivi che si siano, procedano dai padri e madri loro o da quelli che in luogo di padre et di madre il custodiscono.
– Egli è vero che i padri o fattori oi maestri lo possano fare, ma le madri no ; perchè sendo donne in questo comè nelle altre cose del mondo hanno pochissima parte. »
Et ainsi de suite jusqu’au compliment final au public, sauf les coupures et les atténuations.
Voilà l’auteur original signalé dans toutes les histoires littéraires.
Si Molière et Regnard ont emprunté quelque chose à la comédie des Esprits, l’un dans l’École des maris, l’autre dans le Retour imprévu, ainsi que le prétend Suard (ce qui me paraît encore être une de ces phrases toutes faites qui traversent impunément les siècles), c’est à l’Aridosio de Lorenzino de Médicis qu’il faut en reporter l’honneur, et non pas à Larivey. Je constate seulement des faits et je renvoie au théâtre italien tous les éloges si légèrement donnés à ce prétendu précurseur de Molière.
III
En 1581 mourut, à Poitiers, le premier président de la Cour des Monnaies, Odet de Tournebu ou Tournebeuf, auteur d’une comédie intitulée les Contens, en 5 actes et en prose. Cette comédie a toute l’allure d’une pièce italienne ; j’avoue pourtant que, malgré mes recherches, je n’en ai rencontré nulle part l’original. Quoiqu’il en soit, la pièce est une des meilleures et des plus intéressantes de cette période, tant pour le naturel du langage et pour le dessin des caractères que pour les renseignements qu’on y trouve sur la vie intime de l’époque.
L’action est celle d’une comédie d’intrigue, mais elle n’est pas trop embrouillée. Trois amants se disputent la main d’une jeune fille ; c’est en calomniant sa protégée auprès de deux de ces amants que dame Françoise, dont la profession n’est pas indiquée, mais que Plaute qualifierait de meretrix et Machiavel de ruffiana, que dame Françoise, dis-je, amène le mariage de la belle avec le troisième galant que son cœur préfère.
Le capitaine Rodomont, l’un des soupirants de Geneviève, fille de madame Louyse, résume en lui toutes les qualités vantardes du bravache. Il dit à son laquais Nivelet qu’en restant à son service il trouvera bientôt la fumée des canons et mousquetades plus aromatisante que la civette, le musc et l’ambre gris. À quoi le philosophe Nivelet répond qu’il aimerait mieux se donner par le corps d’une lance de fougère, pleine de bon vin blanc d’Anjou, que d’une balle de mousquet ou de fauconneau. Ce capitaine, fendeur de naseaux, raconte qu’à la bataille de Moncontour il a coupé deux hommes par la ceinture, d’un coup d’épée en taille ronde, et qu’à la bataille de Lépante il a abattu quatre têtes de Turcs d’un seul revers. Son général n’achète les cuirasses pour ses hommes qu’après que lui, Rodomont, n’a pu les enfoncer d’un coup de poing.
D’après le portrait qu’en trace Françoise, la jolie Geneviève est bonne catholique, riche et ménagère. Elle dit bien et écrit comme un ange ; elle joue du luth, de l’épinette, chante sa partie sûrement et sait danser et baller aussi bien que fille de Paris. « Et quant à ce qui est de la besogne en tapisserie, soit sur l’estamine, le canevas ou la gaze, je voudrais que vous eussiez vu ce que j’ai vu. » Geneviève, d’ailleurs, ne se farde pas, c’est ce qui décide le jeune Eustache à se mettre sur les rangs. Il ne veut pas savoir « quel goust a le sublimé, le talc calciné, la biaque de Venise, le rouge d’Espagne, le vernis, l’argent vif, la racine d’orcanète et autres telles drogues dont les dames se plastrent et enduisent le visage, au grand préjudice de leur santé, d’autant que, avant qu’elles ayent atteint l’âge de trente-cinq ans, cela les rend ridées comme vieil cordouan, ou plustost comme vieilles bottes mal graissées. »
Dame Françoise, toutefois, trouve moyen, tout en faisant l’éloge de Geneviève, d’en dégoûter Eustache, dans l’intérêt du troisième rival, Basile. Elle confesse incidemment et contre toute vérité que la jeune fille a des imperfections cachées, ce qui modifie les projets du futur époux.
L’une des meilleures scènes est celle où le père Girard gronde son fils Eustache, pour s’être permis d’aller rendre clandestinement visite à une femme qu’il ne nomme pas.
« Qui vous a dit cela ? répond Eustache : jamais je n’y pensai. D’ailleurs elle est mariée.
– Que dis-tu, s’écrie le père, Geneviève est mariée ? À qui ?
– Ce n’est pas d’elle que je parle.
– Comment donc ! aurais-tu fait une seconde faute ? Ô Dieu ! quel enfant ai-je nourry ? Au lieu que le pouvoir accuser d’une simple paillardise il me confesse en outre un adultère qualifié ! »
Le père continue à soutenir que son fils a visité secrètement Geneviève pendant que sa mère était au sermon.
« Qui vous a fait ce beau conte ?
– C’est Louyse mesme, laquelle a juré ses grands dieux qu’elle nous en ferait repentir ; et ne m’a rien servi de luy dire que tu l’espouserois.
– Moi, que je l’espouse ? Je m’en garderay fort bien, puisqu’un autre en a fait ses chous gras. Qu’elle aille chercher un gendre ailleurs !
– Notre-Dame ! qu’est-ce que j’entends ? s’exclame le bourgeois étourdi. »
Eustache annonce alors que celui qu’on a pris pour lui est son ami Basile. Madame Louyse, voyant son dessein échoué, se rejette sur le capitaine. Mais le capitaine a connu aussi l’histoire qui a couru, et il décline l’honneur qu’on lui fait. « Sans mentir, dit-il, je l’ai aymée, pendant qu’elle estait fille, d’aussi bon amour que jamais gentilhomme ayma ; mais depuis que j’ai descouvert qu’un autre estait le mieux venu en son endroit, et qu’elle avait laissé aller le chat au fromage, je ne suis pas délibéré de m’en rompre jamais la teste. » – Le capitaine est intraitable, car il a tout vu et il a entendu les deux amants dire que le mariage était consommé. Mais ce qu’il ignore, c’est que le galant qu’il a surpris avec Geneviève était une femme travestie en homme, la grande ressource des imbroglios italiens. Bref, Basile reste seul sur les rangs et Mme Louyse se voit forcée de le prendre pour gendre, au grand contentement de sa fille.
La comédie des Néapolitaines, de François d’Amboise, advocat au Parlement, à qui sont dédiées les six premières pièces de Larivey, continue l’imitation de l’imbroglio italien, semé de quelques portraits assez ingénieusement crayonnés. Le gentilhomme espagnol Don Dieghos ne le cède en rien au capitaine Rodomont des Contens pour sa hâblerie et pour ses intempérances de rhétorique. Il porte comme devise une abeille avec ces mots : Flecha y miel, voulant donner à entendre par la flèche et le miel qu’il est brave guerrier et amoureux tout ensemble. Il est si terrible qu’il n’y a homme si vaillant qui ne tremble devant lui cent pieds dans le corps. Son chant à la castillane ne dément point le reste, avec sa guitare assez mal accordée. Il est vrai que sa grâce accoustre tout. Il semble menacer les étoiles quand il danse la pavane avec la cape retroussée sur l’épaule et la main sur la hanche, ce qui ne l’empêche pas d’être dupé par Madame Angélique, l’une des Napolitaines, et par sa servante Béta. Il reconnaît enfin « qu’il se peut bien torcher la bouche et que ce n’est pas pour lui que le four chauffe. Il a battu les buissons, et un autre lui vient arracher d’entre les mains les oisillons. Heureusement qu’il trouvera à se consoler dans son pays, où son père lui a préparé un riche mariage. Gaster, laquais de l’Espagnol, est un ancêtre de notre Frontin. Il manie son maître castillan à courbettes et à passades. De ce mauvais payeur il a fait l’homme le plus libéral du monde. Tous ses amis s’ébahissent de voir Gaster toujours si bien nippé et si bien en ordre, vu qu’il n’a ni rente, ni maison, ni état avoué. Les uns pensent qu’il fait de l’alchimie et qu’il souffle le charbon ; les autres, qu’il a découvert quelque trésor. D’aucuns disent : c’est un ambassadeur d’amour, un poisson d’avril ; et par là ils le méprisent. Gaster, du reste, se soucie peu du nom qu’on lui donne, pourvu que le profit s’y trouve. Il n’est pas contraint de se lever de bonne heure et de travailler tout le jour comme les artisans. Il s’attache aux jeunes seigneurs nouveau venus à Paris. Si son maître se vante d’être homme de guerre, il le fait un Achille ; s’il se donne à l’amour, il le fait un Pâris ; si aux lettres, un Aristote, et ainsi de toutes choses. C’est de la sorte qu’il s’est mis dans les bonnes grâces de Don Dieghos et qu’il use à son gré de sa bourse, Quand celui-ci sera parti, il en retrouvera d’autres : le monde n’est point dépourvu de telles manières de gens. Ce sont pigeons : les uns s’en vont, les autres viennent.
Béta, la servante de Madame Angélique, est une Célestine au petit pied. Les deux amoureux de Madame Angélique et de sa fille Virginie ne se montrent pas plus retenus dans leurs actions que dans leurs propos : l’un reste l’amant de l’aventurière après le départ de l’Espagnol, l’autre épouse sa maîtresse après lui avoir fait violence entre le second et le troisième acte. « Ô le meschant, le paillard, le brigand ! où est-il allé ? Il m’a ruinée. C’est fait de moy ! non pas moi seulement, c’est peu de chose, mais la pauvre damoiselle Virginie. Je suis vraiment une bonne gardienne. J’étais bien sotte de la laisser toute seule ! » C’est par ces mots que la servante Corneille commence le récit, qu’elle fait au public, de cette aventure un peu risquée. Tout se répare, heureusement, par le mariage, et l’auteur a le bon goût de ne pas faire reparaître la jeune fille au dénouement.
Les Déguisés comédie en 5 actes et en vers, de Jean Godard, furent joués le même jour qu’une tragédie du même auteur, intitulée la Franciade (1594). La Franciade est une tragédie complètement insignifiante, composée et écrite selon la convention du temps, c’est-à-dire avec des personnages étrangers à la nature humaine et parlant un langage à l’avenant. Quant à la comédie, elle essaye de se rapprocher du vrai ; mais, en somme, ce n’est qu’une simple imitation de la comédie de l’Arioste, I Suppositi, que l’auteur français a tâché de rendre moins compliquée.
En cherchant à l’améliorer, Godard a plutôt gâté qu’embelli l’Arioste, car il a introduit dans l’ouvrage italien, déjà peu lié, tout le décousu de son inexpérience personnelle. C’est ainsi que l’exposition, au lieu de se faire par une scène à deux, comme dans la pièce de l’Arioste, se fait par deux monologues successifs de plus de cent vers chacun. Les vers de Jean Godard sont, du reste, faciles et surtout bien rimés, et les masculines se trouvent entremêlées avec les féminines, ce qui est une nouveauté dont Robert Garnier eut la primeur. Grévin n’employait que parfois ce système du mélange des masculines et des féminines et ne s’en faisait pas une loi. Remi Belleau, et même Jodelle, dans ses tragédies, ne s’étaient pas non plus soumis à ce qui devint plus tard une règle absolue. Cette époque fut très féconde en mauvaises tragédies. Jean de la Taille donna deux pitoyables essais en ce genre, Saül furieux et les Gabaonites (1562). Jacques de la Taille, son frère, mit en scène la Mort d’Alexandre (même année). Nicolas Filleul fit représenter le même jour, devant le Roi Charles IX, au château de Gaillon, sa Lucrèce et ses Ombres (1566) ; son Achille avait déjà été joué, en 1563, au collège d’Harcourt. Passons sur le Philanire, de Claude Rouillet, poète bourguignon, sur le Jephté, de Florent Chrestien, sur la Panthée, de Jules de Guersens (1571). Ce Guersens fut si ravi de son œuvre qu’il l’imprima sous le nom de sa belle, Mademoiselle Des Roches, croyant lui faire un présent céleste en lui sacrifiant sa gloire. Le Régulus, de Jean de Beaubreuil, avocat de Limoges, appelé le poète du Roi, ne mérite pas plus une mention que le Méléagre, de Pierre Boussy, l’Esther, de Pierre Mathieu, ou le Thyeste, de Rolland Brisset, sieur de Sauvage ; les tragédies de Nicolas de Montreux, Isabelle, Cléopâtre, sont à la hauteur de ses pastorales ou fables bocagères, Athlète, Diane, Arimène. Pierre de Laudun, sieur Daigaliers, auteur oublié d’un Dioclétien, fit imprimer, en 1597, un Art poétique, ni plus ni moins qu’Horace ou Aristote. La Sophonisbe, de Montchrétien, ne vaut pas mieux que les autres imitations tragiques du Trissin, toutes entachées du goût bizarre qui régnait alors à la cour de France. Montchrétien, croyant rester dans le style noble, fait dire à la Reine de Numidie, au moment où elle va s’empoisonner :
« Sophonisbe, tu crains, ta face devient pâle.
Ce n’est rien qu’un poison ! Bon cœur, avale, avale.
Ô liqueur agréable ! ô nectar gracieux !
En boit-on de meilleur à la table des dieux ? »
Jean Heudon, dans sa tragédie de Pyrrhe, compare Oreste
« À ce dangereux ours
Qui cherche à revancher le tort de ses amours. »
Lorsque Hermione essaye d’excuser Oreste auprès de Pyrrhus, elle dit :
Il n’a jamais commis nulle meschanceté.
Et le Roi lui répond :
Non, il n’a seulement que massacré sa mère.
Dans la tragédie de Clorinde, composée par Aymard de Vins, la belle guerrière expire en prononçant ces paroles :
Adieu ! je vois le ciel qui m’ouvre son allée.
Heureuse je vais là reprendre ma vollée.
Au temps où ces pièces furent représentées, ce mélange de mots et d’images grotesques ne provoquaient nullement le rire. C’étaient des essais que tentaient les auteurs, croyant donner plus de naturel au langage, et le public acceptait ces innovations comme quelque chose de neuf et d’osé.
IV
Robert Garnier, qui écrivait sous Henri III et sous Henri IV, est le seul auteur de tragédies qui ait laissé après lui des œuvres, incomplètes sans doute et toutes hérissées de locutions bizarres et triviales, mais avec lesquelles la critique doit cependant compter. Ce lauréat de l’Églantine aux Jeux Floraux de Toulouse, ce lieutenant général criminel au siège présidial et sénéchaussée du Mans, cet auteur dramatique, regardé par ses contemporains comme le plus grand de son siècle, composa huit tragédies qui aujourd’hui ne sont plus guère connues que de nom. En le comparant à ses devanciers et à ses contemporains on reconnaît pourtant sa supériorité. Tout empreint qu’il est de l’affectation et de la préciosité de ce temps, le style de ses tragédies est relativement très bon ; on voit dans l’agencement des scènes une certaine recherche de la situation dramatique, surtout dans Marc-Antoine, dans la Troade et dans Hippolyte. Cornélie et Sédécie sont les ouvrages les plus faibles et les plus vides d’action. Bradamante et Antigone ont du mouvement et de la chaleur. Racine s’est souvenu de la Troade de Robert Garnier dans sa scène d’Andromaque, où la veuve d’Hector défend son fils contre l’envoyé des Grecs ; c’est Pyrrhus dans Racine, dans Garnier c’est Ulysse. Hélas ! s’écrie Andromaque en s’adressant à Ulysse :
J’ai perdu père et mère, et frères et mari ;
Royaume, libertez, tout mon bien est péri.
Rien ne m’est demeuré que cette petite âme
Que j’avais arrachée de la troyenne flamme.
Laissez-le-moy, Ulysse, et qu’il serve avec moy !
Hé ! peut-on refuser le service d’un Roy ?
Puis Andromaque ouvre le tombeau d’Hector, où Astyanax est caché, et elle lui dit :
Sortez, chétif enfant, de cette sépulture :
Voilà que c’est Ulysse, et n’est-ce pas de quoy,
De quoy mettre aujourd’huy mille maux en effroy !
À son fils.
Sus ! jetez-vous à terre et de vos nains faiblettes
Embrassez ses genoux ; songez ce que vous estes,
Demandez qu’il vous sauve, il est votre seigneur ;
N’en faites pas refus, ce n’est point déshonneur.
Oubliez votre ayeul, son sceptre et diadème
...
Portez-vous en esclave et humble à deux genoux,
Suppliez-le qu’il ait quelque pitié de vous.
Et quand Ulysse, malgré les supplications de la pauvre mère, ordonne à ses soldats d’enlever l’enfant, Andromaque éclate en invectives contre les Grecs, puis elle s’attendrit encore et veut embrasser son fils une dernière fois :
Or, va mon cher soleil, et porte cette plainte
Aux saints mânes d’Hector...
Mais avant que partir que je te baise encor.
...
Or, adieu, ma chère âme.
– Hé ? ma mère !
– Pourquoy,
Pourquoy, pauvret, en vain réclamez-vous à moy ?
Pourquoy me tenez-vous ?
– Hé ! ma mère ! il m’emmène.
– Ils vous prendront de force, ainsy qu’en un troupeau
L’on voit un grand lion prendre un jeune taureau
Près des flancs de sa mère et l’emporter d’audace,
Quoyque pour le sauver son possible elle fasse.
L’Hippolyte de Robert Garnier est curieux à comparer à la Phèdre de Racine. On voit, par les emprunts que les deux poètes ont si largement faits à Euripide et à Sénèque, la différence des idées et du goût qui sépare le temps de Henri III de celui de Louis XIV. Racine, sans suivre précisément la simplicité grecque, qui bornait trop son horizon dramatique, emprunte à Sénèque, comme l’avait fait Garnier, l’entrevue de Phèdre et d’Hippolyte, l’aveu de l’amour fatal de la belle-mère pour le fils de Thésée, avec tous les détails passionnés qu’il contient, et jusqu’au moyen un peu forcé de l’épée restée aux mains de la Reine pour la catastrophe du dénouement :
Ensemque trepida liquit attonitus fuga ;
Pignus tenemus sceleris.
Seulement, Racine resserre habilement le texte trop déclamatoire du poète romain, et arrive à cette admirable concision que nous connaissons, lorsque Garnier, au contraire, ajoute encore à la prolixité de son modèle. Le vieux dramatiste français trace assez bien le portrait d’Hippolyte, quand la Reine semble parler de Thésée,
Quum prima puras barba signarel genas,
lorsque son menton cotonnait d’une frisure d’or et que des boucles de cheveux lui blondissaient la tête. La Phèdre de Garnier, comme celle de Sénèque, pousse l’aveu de son amour jusqu’au bout ; Racine se borne à l’indiquer par une allusion assez claire cependant pour qu’Hippolyte ait le droit de s’indigner. Le poète grec, plus chaste que tous, évite cette scène et fait mourir son héroïne après que la nourrice a pris sur elle de tout révéler au jeune prince. « Elle m’a perdue (dit Phèdre dans Euripide) en racontant ma misère à bonne intention pour guérir mon mal, mais en blessant l’honneur. Je ne sais qu’une ressource : c’est de mourir au plus vite. » L’Hippolyte de Garnier est un bellâtre comme celui de Racine ; il devrait porter le pourpoint de velours et non le costume rustique du jeune chasseur qui ne veut adorer Vénus que de loin pour conserver sa pureté, et qui n’aime pas les divinités dont le culte a besoin des ombres de la nuit. Cette remarque n’est pas une critique. Racine aurait vu tomber son magnifique ouvrage s’il n’en avait pas approprié la forme aux idées de ses contemporains. Il en est et il en sera toujours ainsi.
Tout le premier acte de Marc-Antoine, dans la tragédie de Garnier qui porte ce titre, est uniquement rempli par un monologue du rival d’Octave ; ce monologue n’a pas moins de 150 vers, et le second acte commence par un autre couplet, qui passe 80 vers et que débite le philosophe Philostrate. L’entrée de César au 3e acte a une certaine grandeur. Il remercie les dieux immortels par ces paroles :
Vous avez élevé jusques au ciel qui tonne
La romaine grandeur par l’effort de Bellone,
Maîtrisant l’univers d’une horrible fierté,
L’univers captivant veuf de sa liberté.
Toutefois aujourd’hui cette orgueilleuse Rome,
Sans bien, sans liberté, ploye au pouvoir d’un homme.
Son empire est à moi, sa vie est en mes mains.
Je commande en monarque au monde et aux Romains,
Je fay tout, je peux tout, je lance ma parole,
Comme un foudre bruyant, de l’un à l’autre pôle.
Les autres pièces que Garnier a empruntées aux Grecs et aux Romains sont construites dans cette même forme peu savante, procédant toujours par monologues et récits déclamatoires plus que de raison. On y retrouve le même abus des latinismes et le mélange de termes choisis à des mots devenus vulgaires, mais qui évidemment ne l’étaient pas alors. Les faveurs dont deux Rois comblèrent l’auteur, les éloges unanimes des esprits distingués de son temps qui accompagnèrent chacun de ses pas dans la nouvelle carrière qu’il venait d’ouvrir, prouvent la réalité de l’enthousiasme qu’il excita.
Bradamante, sujet tiré du poème de l’Arioste, fut l’inauguration de la tragi-comédie, qui donna naissance à un genre moins tendu que la tragédie pure, et qui par cela ouvrit les voies au drame. Bradamante fut composée longtemps après les autres pièces de l’auteur (1582). Garnier dit dans sa dédicace à M. de Cheverny, chancelier de France, qu’il s’était depuis nombre d’années retiré de la hantise et communication des muses, et esloigné de leur saint Parnasse.
Charlemagne, Renaud, Roger, c’étaient les demi-dieux de la chevalerie substitués aux héros et aux dieux de l’Olympe antique. Malheureusement la forme donnée à la fable dramatique par Garnier demeure toujours la même. Sous ce rapport il n’existe pas le moindre essai d’amélioration. Le public, fort amateur de périodes poétiques, se délecte au beau langage et ne ressent pas le besoin de l’action.
Certains passages de cette tragi-comédie, pour la netteté des idées et la fermeté déjà remarquable de la langue, font pressentir une prochaine réforme dans le langage. Voici comme parle Roger lorsque, sous l’armure de Léon, fils de l’Empereur de Byzance, son protecteur et son ami, il va combattre la belle guerrière Bradamante, qui a mis cette condition au don de sa main, sachant bien que Roger seul peut la vaincre :
Ô fatale misère, à ne nuire obstinée,
Quel harnois est ceci ? Contre qui l’ai-je pris ?
Quel combat ay-je à faire ? Hé, Dieu ! qu’ai-je entrepris ?
...
Me voici déguisé, mais c’est pour me tromper ;
Je porte un coutelas, mais c’est pour me frapper.
J’entre dans le combat pour me vaincre moy-mesme ;
Le prix de ma victoire est ma dépouille mesme.
Le récit du combat de Bradamante et de Roger, sous l’armure de Léon, est d’une longueur démesurée, selon l’usage (il a une centaine de vers) ; mais il est assez pittoresque. Il montre Roger voulant vaincre celle qu’il aime, parce que son honneur y est engagé, mais ménageant sa belle adversaire :
Il prend garde à frapper où sa dextre ne nuise.
Bradamante s’en courrouce, et son ardeur à vaincre est cause de sa défaite. Elle abandonne son bouclier, saisit à deux mains son épée et bat sur le harnois de son adversaire comme sur une enclume. Tous ses efforts sont vains, et Charlemagne déclare que le combat est fini, et que Léon, le fils de l’Empereur, a conquis la main de Bradamante ; mais le prince grec, ayant découvert la générosité de son champion, cède la main de la guerrière à celui qui l’a si bien méritée.
On le voit, cette seconde période de la littérature dramatique française au XVIe siècle ne donne pas encore de bien riches résultats. Sa pauvreté tient à ce qu’elle s’est plutôt occupée à définir la tragédie et la comédie, qu’à les produire. Passe encore pour la tragédie : la langue gracieuse et maniérée que l’on écrivait alors se pliait mal au ton d’Euripide et de Sophocle ; mais dans la comédie on avait pour modèle la farce et son chef-d’œuvre, le Pathelin. Où trouver mieux ? Le développement de ce genre national aurait pu suffire en attendant mieux ; mais aller piller les Italiens, sans choix, sans discernement, et souvent les traduire mot pour mot sans prévenir personne, voilà une œuvre assurément peu méritoire et surtout peu consciencieuse. On ne saurait dire pourtant que les souverains n’encouragèrent point les poètes. Franchement, les princes ne devaient pas beaucoup se divertir en voyant jouer ces pièces décousues, qui rarement se relevaient par le détail du style ou par la grâce de la pensée. Henri II, qui récompensait les essais d’Étienne Jodelle, préférait de beaucoup un brillant tournoi, ou les spectacles que lui donnaient les villes quand il faisait son entrée solennelle.
Après les fêtes que Lyon lui offrit, à l’occasion de son mariage avec Catherine de Médicis, en 1549, Rouen voulut surpasser sa rivale, et elle donna aux souverains de la France le plus étrange des spectacles, trois cents sauvages nus, simulant les jeux et les combats des Indiens du Brésil. Une relation très curieuse de cette fête, avec une gravure qui la représente au naturel, fut imprimée il y a vingt ans, par M. Ferdinand Denis, le savant conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève.
Le Roi était accompagné de la Reine Catherine, de Diane de Poitiers, de Madame Marguerite de France, et de toutes les dames et damoiselles de la cour. La municipalité de Rouen possédait cinquante sauvages Tupinambas et Tabagerres, bien authentiques, envoyés d’outre-mer pour réjouir leurs bons alliés les Français. Pour faire nombre, elle joignit à ces cinquante peaux-rouges deux cent cinquante matelots des ports normands, qui avaient visité le Brésil, et qui connaissaient les us et coutumes du pays. Ces matelots prirent le costume académique des Tupinambas et des Tabagerres, et ils figurèrent dans la fête, vêtus de leur seule innocence, sous les yeux du Roi et des dames. Celles-ci y montrèrent face joyeuse et riante, et le lendemain, à la demande de la Reine Catherine, la municipalité de Rouen donna une seconde représentation de la sauvagerie, à laquelle assistèrent également, outre les dames, Messeigneurs les révérendissimes cardinaux de Ferrare, de Bourbon, de Guise, de Vendôme, habillés de leurs capes de camelot rouge cramoisi, et les Ducs de Guise, d’Aumale, de Longueville, de Nemours et de Montpensier. L’emplacement choisi pour ces esbatements américains était une prairie de deux cents pas de long et de trente cinq de large, plantée et ombragée par endroits, située entre les murs de la ville et la Seine. Le tronc des arbres avait été peint, et on avait déguisé leur feuillage avec des floquarts de buis et fresne, ressemblant à la végétation brésilienne. Sur ces arbres grimpaient des singes lâchés pour la circonstance. Les sauvages, vrais et faux, avaient le visage enluminé de vermillon, les lèvres et les oreilles entrelardées de pierres longuettes de l’étendue d’un doigt, de couleur d’émail blanc et verde émeraude. Les uns tiraient de l’arc, les autres couraient après les singes, les autres se balançaient dans des hamacs. Ceux-ci coupaient du bois et en formaient des radeaux, ceux-là simulaient le troc des marchandises. Un combat réglé entre les deux nations des Tupinambas et des Tabagerres finit la fête, avec accompagnement d’incendie d’un village bâti tout exprès. Le combat fut entremêlé de danses, menées selon les us du pays, au son de la janubia, trompe de guerre formée de la cuirasse du tatou, et de l’instrument sacré appelé maraca. On entendit aussi les cangoeras, espèce de flûtes que fabriquaient les sauvages avec les tibias de leurs ennemis. Le Roi et sa suite rentrèrent au Louvre dans un enthousiasme qui put faire du tort aux tragédies de Jodelle.
La cour du Roi Henri III préféra également, et cela se conçoit, les divertissements improvisés dans les appartements du Louvre aux tragédies de Robert Garnier. Ronsard et Baïf reçurent chacun deux mille écus de gratification pour les vers de leur composition, que l’on chanta dans les mascarades royales et les carrousels, aux fêtes du 15 novembre 1581, lors du mariage du Duc de Joyeuse. L’ordonnateur principal de ces fêtes fut un certain valet de chambre italien, nommé Baltazarini, que le Roi tenait de Madame sa mère, Catherine de Médicis, et qu’il avait chargé de la direction de sa musique. Ce Baltazarini, virtuose distingué célèbre par son talent sur le violon, prit le nom mieux sonnant de Balthazar de Beaujoyeux, et acquit une sorte d’importance sous ce nom. Il mit en honneur à la cour de France la pastorale italienne mêlée de chants, de danses et de symphonies. C’est lui qui composa et fit représenter le fameux ballet comique de la Reine, joué pour les noces du favori de Sa Majesté avec Mlle de Vaudémont, sœur de la Reine.
Le travail de Baltazarini se borna toutefois à soumettre à la Reine et aux dames de son entourage le scénario de la pièce, et il pria Sa Majesté de donner la charge du poème, des musiques et peintures à personnes qui pussent dignement s’en acquitter. La Chesnaie, aumônier du Roi, fut choisi pour la partie poétique ; Beaulieu (qui était à la Reine) fit la musique, aidé par Salmon et par les musiciens de la chambre ; Jacques Patin, peintre du Roi, entreprit la peinture des décorations et l’exécution des machines. Une salle fut improvisée au Louvre avec deux rangs de loges superposés, s’étendant sur les deux côtés de la scène. Le Roi et la famille royale prirent place sur le parquet même où jouaient les acteurs ; ce parquet était de plain-pied, sans exhaussements d’aucune espèce. Sur la droite et sur la gauche, on planta des bosquets, on aligna des parterres tapissés d’herbes et de fleurs faites de soie brochée d’or et d’argent, et peuplés d’une infinité de conils (lapins) courant sans cesse d’un bois à l’autre. Sur une motte de terre rapportée trônait le dieu Pan, vêtu en Satyre, enveloppé d’un mandillet de toile d’or, tenant à la main ses flageolets ou tuyaux dorés, desquels il devait sonner en temps ordonné. Dans la grotte qui remplissait le fond de la scène, et derrière l’huys d’icelle, était placée la musique des orgues douces. Tous les arbres du bois furent chargés de lampes à l’huile faites en forme de petits navires, dorés d’or de ducat. À la voûte, un gros nuage tout plein d’étoiles, servant à la descente de Jupiter et de Mercure, complétait le système d’éclairage. Ce fut le dimanche 15 octobre 1581 qu’eut lieu cette fête, qui commença à dix heures du soir et ne se termina qu’à trois heures et demie du matin, parce qu’après la représentation il y eut bal et souper.
Le scénario de Beaujoyeux, non plus que les paroles de l’aumônier, n’offrent rien de bien merveilleux ; la musique, qui nous a été conservée, ressemble beau coup à un chant d’église ; mais le luxe déployé dans la mise en scène et dans les costumes, ainsi que le personnel des acteurs, devaient beaucoup plus intéresser les spectateurs que ne l’aurait fait une tragédie. Les machines devaient être aussi d’un grand effet, à en juger par les dessins qui ornent le libretto assez rare du virtuose italien. La Reine représentait une simple naïade ; elle avait pour compagnes dans son groupe la princesse de Lorraine, les duchesses de Mercœur, de Guise, de Nevers, d’Aumale, de Joyeuse, la maréchale de Raiz et quelques autres dames et damoiselles. C’était Beaulieu, l’auteur de la musique, qui représentait Glaucus, et sa femme remplissait le rôle de Thétis. Tous deux portaient des robes de satin blanc passementées d’argent, et des manteaux de toile d’or violette.
Les enchantements de Circé forment le fond du sujet de la pastorale. Circé poursuit un gentilhomme qui veut se soustraire à la passion qu’elle a pour lui. Jupiter intervient pour sauver le gentilhomme, et il frappe de sa foudre la magicienne, à qui pourtant il pardonne et qu’il ressuscite, pour donner lieu au divertissement final. Cette action se passe tantôt en récits, tantôt en morceaux chantés ou joués par un double orchestre, tantôt en pantomime et en ballets. Le divertissement final se compose de quarante passages ou figures géométriques de danse, auxquels prennent part des tritons, des naïades, des syrènes et même des monstres marins. Les acteurs finissent par se mêler aux spectateurs, et tout le monde danse à la fois. La Reine a donné le signal, en allant, dans son costume de naïade, offrir la main au Roi, qu’elle gratifie d’un beau médaillon d’or représentant la figure d’un Dauphin nageant en la mer, allusion qui eut beaucoup de succès.
À l’exemple de la Reine, toutes les autres dames qui avaient des rôles dans la pièce allèrent présenter la main aux seigneurs désignés, et leur offrirent également un médaillon. Mme la princesse de Lorraine donna une syrène à M. de Mercœur ; en revanche, Mme de Mercœur donna un Neptune à M. de Lorraine ; M. de Guise eut un cheval marin des mains de Mme de Nevers.
L’action mimée et dansée, appelée Ballet, parut pour la première fois dans tout son éclat à cette représentation. La danse, sous les règnes précédents, n’avait figuré que comme intermède dans les fêtes des cours. Sous les règnes suivants, nous verrons le ballet prendre des proportions considérables et recruter le personnel de ses sujets parmi les Rois, les Reines et la fleur de la noblesse. Louis XIII et Louis XIV furent de véritables artistes danseurs. À cette époque la danse constituait l’une des parties essentielles de l’éducation. On peut concevoir qu’avec les costumes pleins d’élégance qui se portaient alors, la grâce dans les mouvements du corps fut l’un des buts de l’enseignement. Nos pères ne faisaient en cela qu’imiter l’antiquité. Homère, Hésiode, Platon, Athénée, Lucien, sont tout remplis d’éloges de la danse. Socrate ne se contentait pas de la louer, il la pratiquait. Aujourd’hui l’on n’est plus danseur, mais on est cocher ou jockey.
Au moment où le Roi Henri III dépensait douze cent mille écus pour les noces du Duc de Joyeuse et de Mademoiselle de Vaudémont, le trésor était vide ; des bandes de brigands armés pillaient les environs de la capitale, emportant jusqu’aux lits, et les ambassadeurs des cantons suisses se mettaient en route pour venir réclamer à la France six cent mille écus d’arrérages, prix des soldats qu’ils avaient fournis, menaçant, si on ne les payait, de passer du côté des Espagnols.
V - Le Théâtre sous Henri IV : 1er tiers du XVIIe siècle
Alexandre Hardy. – Le théâtre du Marais. – Les décors.
Henri IV ne fut pas plus tendre à la tragédie que ne l’avait été Henri III. Il avait vu assez de tragédies vraies pour ne point goûter les tragédies imaginaires. Le bon plaisant qui, après avoir reçu à la lèvre le coup de couteau du fanatique Jean Chastel, avait dit ce mot comique : « Fallait-il que les Jésuites fussent convaincus par ma bouche, » s’était assez ennuyé dans sa vie d’aventures pour chercher à se réjouir un peu quand il assistait à la représentation d’une pièce de théâtre. Aussi le passe temps chéri du Béarnais était-il de faire venir au Louvre, pour jouer dans une alcôve, le grand farceur de ce temps, Robert Guérin, dit Gros-Guillaume. Le Roi ne manquait jamais de lui faire grimacer la charge de quelques gentilshommes gascons, afin d’échauffer la bile des soudards de son entourage, et de se donner ainsi une double comédie. Pour flatter le goût public, Henri IV n’en nomma pas moins le grand tragique d’alors, Alexandre Hardy, son poète ordinaire.
Quiconque a lu, sans perdre patience, les quarante et une tragédies, pastorales et tragi-comédies qu’Alexandre Hardy jugea convenable de livrer à la publicité, après les avoir choisies comme les meilleures des six ou huit cents qu’il composa, dit-on, s’étonnera profondément du succès de ce successeur de Robert Garnier, lequel lui était de tout point supérieur, surtout par le style. Scudéry, qui se vante d’être le disciple de Hardy, fait dire à propos de lui à l’un des personnages de sa Comédie des comédiens : « Il faut donner cet aveu à la mémoire de cet auteur, qu’il avait un puissant génie et une veine prodigieusement abondante (comme huit cents poèmes de sa façon en font foy), et certes à luy seul appartient la gloire d’avoir le premier relevé le théâtre français, tombé depuis tant d’années. Il estait plein de facilité et de doctrine, et quoy qu’en veuillent dire ses envieux, il est certain que c’estoit un grand homme, et s’il eût aussi bien travaillé par divertissement que par nécessité, ses ouvrages auroient sans doute esté inimitables ; mais il avoit trop de part à la pauvreté de ceux de sa profession, et c’est ce que produit l’ignorance de notre siècle et le mépris de la vertu. »
Alexandre Hardy était fort pauvre, en effet. Les huit cents pièces de théâtre que lui attribue Scudéry ne lui procurèrent d’autre fortune que le pain de chaque jour. Après avoir couru les provinces avec des troupes nomades, il s’était engagé comme poète à l’année, pour fournir à lui seul le répertoire des comédiens du Marais, qui venaient de s’établir, en 1600, au quartier du Temple, dans une maison appelée l’hôtel d’Argent. Cette maison formait le coin de la rue de la Poterie, près de la Grève. La nouvelle société, qui payait une redevance d’un écu tournois par représentation aux comédiens privilégiés, se transporta en 1620 dans un jeu de paume au haut de la vieille rue du Temple. Hardy défraya le théâtre du Marais pendant vingt ans, et il lui fit passer en revue tous les genres à la mode. La comédie ne figure pas malheureusement dans son programme ; sans cela il nous aurait laissé peut-être quelques esquisses de mœurs, au lieu du fatras de conventions tragiques dans lequel il se plut à se noyer.
Quoiqu’il ne s’impose pas le joug des unités dites d’Aristote, il n’en est pas moins vide d’action et ennuyeux plus qu’il ne convient, même au genre solennel qu’il exploite. On croit l’excuser en objectant qu’il n’avait pas le temps de combiner ses plans, puisqu’en quelques jours il devait livrer à la compagnie la commande en cinq actes et en vers dont elle avait besoin. Mais Lope de Vega, qui se trouvait dans le même cas à Madrid, fut bien plus fécond que Hardy, et son œuvre brille encore des mêmes beautés qu’on admira jadis.
Il faut reconnaître qu’outre l’ennui qu’elles inspirent, les tragédies et tragi-comédies de Hardy sont assez grossièrement ajustées, et qu’on n’y rencontre que bien rarement une scène d’un effet médiocre. Avec tout cela, la forme est loin de relever le fond. Le style du dramatiste parisien est lâche et traînant, sans aucune élégance et d’un terre-à-terre que l’enflure des mots rend trop souvent grotesque. L’absence complète de style, voilà le vrai défaut de Hardy, et tout le monde sait que c’est surtout par la forme que les écrivains restent. C’est pourquoi la renommée de cet auteur si fécond ne devait pas survivre et n’a pas survécu à son temps. Si l’on cherche maintenant pourquoi il a réussi, pourquoi il a occupé le premier rang au théâtre jusqu’à la venue de Corneille, la question sera difficile à résoudre, et le fait lui-même ne pourra guère s’expliquer de prime abord qu’en rejetant la faute sur l’ignorance du public et sur l’absence de producteurs littéraires plus délicats ou plus sensés.
Il faut confesser pourtant que la grande variété des sujets traités par le poète du Marais, et un certain appareil théâtral introduit à propos dans quelques-uns de ses ouvrages, ont pu lui servir à se maintenir dans la faveur de ses contemporains. Le mérite des comédiens de la troupe, dont l’auteur connaissait à fond les ressources, et qu’il savait exploiter, dut aussi concourir dans une très large proportion à la réussite de ses ouvrages.
Laporte, qui dirigeait le théâtre du Marais avant la venue de Mondory, et Marie Vernier, sa femme, étaient, ainsi que Valeran, des acteurs fort en vogue dans le genre sérieux. Dans le genre comique, le Marais possédait les farceurs les plus divertissants qui eussent jamais paru sur des tréteaux français.
Il est probable que les farces et les chansons, toujours mêlées aux pièces sérieuses dans la composition des affiches de spectacle, contribuèrent aux recettes du théâtre plus que le répertoire de Hardy.
Ces recettes n’étaient pas considérables, à ce qu’il semble. Tallemant des Réaux dit que Valeran ne savait que donner à chacun de ses acteurs, et qu’il recevait l’argent lui-même à la porte. Le médisant auteur des Historiettes ajoute que les comédiens des deux théâtres (la troupe royale et celle de l’hôtel d’Argent) étaient fort mal vus sous le rapport de la moralité : « C’étaient presque tous filous, et leurs femmes vivoient dans la plus grande licence du monde. » Les mœurs du théâtre s’améliorèrent dès l’entrée de Gaultier Garguille dans la compagnie. Ce farceur était un bon bourgeois bien rangé, bien économe, bien fidèle à sa femme, laquelle était fille du fameux Tabarin. Il passait sa vie à étudier dans la petite maison à colombier qu’il possédait près de la porte Montmartre.
Hardy, le pauvre diable de poète mercenaire, se donna bien du mal toutefois, et il gagna certainement et au delà la maigre pitance que lui accordèrent les comédiens, soit ceux du Marais, soit, avant eux, les nomades dont il accompagna dès ses jeunes années les charrettes sur les grands chemins. Il commença par rimer, en huit tragédies de cinq actes chacune, le roman grec d’Héliodore, Théagène et Chariclée ; puis, en 1603, il emprunte à Virgile le sujet de Didon, qui lui valut ces vers de Théophile Viaud :
« Je marque entre les beaux esprits
Malherbe, Bertaud et Porchères,
Dont les louanges me sont chères
Comme j’adore leurs écrits.
Mais à l’air de tes tragédies
On verroit failly leur poumon,
Et comme glaces du Strymon
Seroient leurs veines refroidies.
Tu parais sur ces arbrisseaux
Tel qu’un grand pin de Silésie,
Un Océan de poésie
Parmi ces murmurans ruisseaux. »
Scédase, Panthée, Méléagre, Ariane, la Mort d’Achille, Coriolan, sont des sujets empruntés aux Grecs et aux Latins ; mais ces sujets sont traités de façon à plaire au peuple de pages et de laquais qui encombre les petites places. Peu s’en faut, par exemple, qu’on ne viole en scène les filles de Scédase, et après cet exploit les meurtriers les jettent dans un puits où leur père les retrouve.
Hardy emprunte aux Nouvelles de Michel Cervantès sa tragédie de la Belle Égyptienne et la Force du sang ou l’Histoire de Léocadie. Il passe de la pastorale d’Alcée, jouée en 1610, à la Gigantomachie, poème dramatique que l’on vanterait comme une œuvre originale s’il était écrit d’un autre style. La Terre, qui a déclaré la guerre aux dieux, partage d’avance les déesses prisonnières entre ses vaillants fils. A Typhée appartiendra la fière Junon ; Alcionée aura Minerve la mijaurée ; à Encelade échera Vénus. Jupiter, très épouvanté de cette guerre, envoie Mercure commander des foudres à Vulcain ; mais Vulcain rechigne et profite de l’occasion pour manifester sa mauvaise humeur contre le maître de l’Olympe. Au quatrième acte a lieu l’escalade du ciel. Les Titans pénètrent dans la place. Porphirion a saisi la dédaigneuse Junon par sa robe, et il va la traiter comme les deux jeunes Spartiates traitèrent les filles de Scédase, lorsque Junon s’écrie :
Jupiter ! au secours ! Un sacrilège infâme
S’adresse violent à l’honneur de ta femme !
Jupiter, nanti enfin de la fourniture pyrotechnique de Vulcain, lance ses carreaux traditionnels sur les Titans, qui tombent précipités dans les espaces. La Terre se désespère, et les Dieux, réunis dans un banquet, fêtent leur victoire en se grisant, pendant qu’Apollon leur chante des couplets grivois.
Hardy rentre ensuite sur le territoire espagnol et met à la scène sa Félismène, tirée de la Diane de Montemayor ; puis il revient aux sujets grecs dans la Mort d’Alexandre et dans Aristoclée, et il prend enfin congé du public, en 1623, par la pastorale intitulée le Triomphe de l’Amour.
Toutes ces œuvres, si bien oubliées, sont mal combinées, mal écrites surtout, et si l’auteur ne continue ni Jodelle ni Garnier, il faut avouer qu’il n’ouvre aucune route, malgré les licences qu’il se donne. C’est donc à tort qu’on le regarderait comme l’un des fondateurs de notre théâtre moderne, et que l’on voudrait en faire, par l’intention du moins, une espèce de Shakespeare sans génie. Alexandre Hardy ne vaut pas le dernier des dramatistes anglais du XVIe siècle.
Il existe à la bibliothèque impériale, dans les manuscrits de la collection La Vallière (n° 58), un cahier de dessins à la main, œuvre signée Laurent Mahelot, représentant les décors de plusieurs pièces de l’Hôtel de Bourgogne, parmi lesquelles figurent divers ouvrages d’Alexandre Hardy. Ces dessins sont la confirmation matérielle du système décoratif que nous avons décrit à propos des Mystères du Moyen Âge, juxtaposition et non pas superposition des lieux divers où se passe l’action. Ainsi le décor de la Félismène reproduit par Mahelot est ainsi : un palais au fond, du côté gauche une grotte et un rocher, du côté droit une chambre avec une table, des sièges, des houlettes et un flageolet. Le décor de Cornélie nous montre d’un côté un ermitage, de l’autre une chambre qui s’ouvre.
Le plus compliqué de ces décors multiples juxtaposés se trouve dans l’Agarite de Durval (1635) : « Au fond, une chambre avec un lit, à gauche une forteresse où se puisse mettre un petit bateau, laquelle forteresse doit avoir un antre d’où sort le bateau. Autour de ladite forteresse doit avoir une mer haute de deux pieds huit pouces, et à côté de la forteresse un cimetière garni d’une cloche et de trois tombeaux. »
De l’autre côté on aperçoit la boutique d’un peintre garnie de tableaux, et à côté de la boutique du peintre « il faut un jardin ou un bois où il y ait des pommes et un moulin. »
La Poétique de La Mesnardière, publiée en 1640, règle les conditions de ce système décoratif. « Il faut, dit elle (ch. XI, p. 412), que le grand du théâtre, le proscenium des Grecs, je veux dire cette largeur qui limite le parterre, serve pour tous les dehors où ces choses ont été faites, et que les renfondrements soient divisés en plusieurs chambres par les divers frontispices, portaux, colonnes ou arcades ; car il faut que les spectateurs distinguent par ces différences la diversité des endroits où les particularités que le poète aura démêlées seront exactement dépeintes, et que les distinctions de scène empêchent que l’on ne trouve de la confusion en ces lieux...
« Le spectacle des prisons étant assez ordinaire parmi les actions tragiques, il faut que l’endroit de la scène qui représente les cachots soit fermé par des clôtures qui puissent vraisemblablement arrêter les prisonniers. Jamais la personne captive ne doit sortir en parlant hors des bornes de sa prison, pour se jeter de ce lieu-là sur le devant du théâtre, car cet endroit de la scène marque, dans la plupart des poèmes, les dehors de chaque maison, et le spectateur est choqué s’il voit que les prisonniers, qui se promènent à leur aise par ces espaces indéfinis, ne se sauvent pas dès l’instant qu’on leur laisse la liberté d’aller partout où il leur plaît. »
Ce système décoratif, qui fut celui du Moyen Âge, se maintint en France jusqu’à la venue de Pierre Corneille.
Les preuves matérielles que nous donnons à l’appui de ce que nous avons établi dans le volume précédent nous semblent concluantes.
VI - Le théâtre pendant la jeunesse de Louis XIII : 1er tiers du XVIIe siècle
Théophile : son Pyrame. – La Sylvie de Mairet. – Le Marquis de Racan. – Les Farceurs : Gros-Guillaume, Gautier Garguille et Turlupin. – Bruscambille. – Un petit jeune homme arrive de Rouen. – Mélite. – Premiers pas de Pierre Corneille. – Fin de l’influence italienne. Commencement de l’influence espagnole.
Théophile Viaud n’est pas assurément un auteur dramatique beaucoup plus habile qu’Alexandre Hardy, qu’il admirait, comme le témoignent les vers cités plus haut ; mais du moins le poète élégant de la Mort de Socrate, des odes, des élégies et des sonnets, se retrouve parfois dans la tragédie de Pyrame et Thisbé, jouée avec un très grand succès en 1617, entre l’Adullère puni et l’Alcmène de Hardy. Boileau, qui s’est égayé sur un vers ridicule de ce petit poème, aurait pu en trouver d’autres qui auraient mérité sa louange, s’il avait été dans sa nature de louer quelque chose. La mise en scène du sujet est, du reste, trop enfantine pour que l’on doive s’arrêter un instant à un ouvrage qui, parfois, rappelle trop bien la spirituelle charge du clair de lune, du mur et du lion, dans le Songe d’une Nuit d’été de Shakespeare.
La Sylvie de Mairet, représentée en 1621, continua la vogue de Pyrame et Thisbé, et dut nuire aussi aux intérêts du vieux Hardy, qui, deux ans après, prit enfin sa retraite. Mairet fut le premier auteur qui fit imprimer son nom sur les affiches de spectacle. Les noms des acteurs n’y figurèrent que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La tragédie pastorale de Sylvie fut jouée pendant quatre années consécutives. C’est encore là un fait inexplicable, vu le peu de mérite réel de l’ouvrage. La mode était alors aux Bergeries renouvelées du Pastor fido de Guarini, et, en fait d’afféterie, les pièces françaises de ce genre poussaient la recherche plus loin, s’il est possible, que leurs modèles transalpins. Je transcris le portrait que l’amoureux Thélame trace de sa bergère dans la pastorale de Mairet :
Ô dieux ! sans me pasmer puis-je nommer Sylvie ?
C’est elle qui m’arreste en des liens dorez,
Qui mesme par un Dieu devroient estre adorez.
Les dons d’âme et de corps dont elle est bien pourvue
Charment à mesme temps et l’esprit et la vue.
Son visage, où jamais ne s’appliqua le fard,
Ignore les attraits qu’on emprunte de l’art ;
On n’y voit point blanchir la céruse et le plâtre
Comme en ceux qu’aujourd’huy nostre cour idolâtre.
Diane dans les bois, Aréthuse dans l’eau,
N’eurent jamais le teint ni plus frais ni plus beau.
Voilà ce qui enchantait la société galante de Paris au temps de la jeunesse de Louis XIII. L’Arténice du marquis de Racan avait, trois années auparavant, obtenu un pareil triomphe. On ne tarissait pas sur la naïveté et la noblesse de son style. Le berger Alcidor valait, en effet, de tous points le berger Thélame. Le sujet était à peu près le même, c’est-à-dire une vague imitation du Pastor fido de Guarini, dont Arténice reproduisait le dénouement tant célébré en Italie. La langue toutefois était meilleure, plus nette, moins chargée d’oripeaux que celle de la Sylvie. On reconnaissait l’élève de Malherbe, cet élève de qui le maître disait que de lui et de Maynard on aurait fait un grand poète.
En feuilletant les innombrables auteurs dramatiques de cette époque restés dans la poussière de l’oubli, on trouve çà et là de bonnes scènes, et surtout de bons vers, qui valent certainement mieux que la plupart de ceux des illustrations du même temps. Les Corrivaux de Troterel, sieur d’Avès, sont d’une gaillardise un peu verte ; mais cette comédie est vraiment plaisante et semée de mots très bien trouvés. L’Impuissance, tragi-comédie pastorale du sieur Véronneau, en dépit de son plan décousu et de sa moralité plus que douteuse, se fait remarquer par un style poétique, quoiqu’un peu trop émaillé de précieux langage. L’épouse livrée aux froideurs de Sylvain, son vieux mari, vient se recueillir dans l’ombre des bois.
La lumière du jour qui s’enfuit étonnée
Icy cède à la nuit comme à sa sœur aisnée,
Et pour voir les beautés dont l’œil est enchanté
Le jour ne vaut pas tant que cette obscurité.
C’est l’aile des amours qui semble en ce lieu sombre
Donner un corps solide aux espaces de l’ombre.
Je veux donc descouvrir dans ces bois si couverts
Le subject importun de mes pensers divers,
Et desjà les zéphirs, retenant leur haleine,
Semblent prester l’oreille au récit de ma peine.
Mais je les forceray bientôt de soupirer
Quand ils sauront le mal qu’il me faut endurer.
Beaux arbres, écoutez le tourment qui me force :
Vous avez de l’amour sous votre dure écorce ;
Je vois que vos rameaux l’un dans l’autre enlacez
Comme avecques des bras se tiennent embrassez.
Mais quoy ! dedans l’excès du mal qui me possède,
Arbres, ce n’est pas vous qui tenez mon remède.
Insensibles au deuil qui me mène au trépas,
Vos branches ny vos troncs ne s’en esmeuvent pas.
Pardonnez donc aux traits du tourment que j’endure
Si je me voy contrainte à vous faire une injure,
Et si je dis ici que je compare à vous
Les imperfections de Sylvain mon époux.
Et plust aux dieux qu’il eust augmenté votre nombre,
Car vous couvrez nos corps ne donnant que de l’ombre ;
Et je me reçois rien pour tout allégement
Que l’ombre d’un plaisir dans ses embrassements.
Mais des vers agréables ne constituent pas un système dramatique, et celui qui règne dans cette première période du XVIIe siècle est insaisissable, par la bonne raison qu’il n’existe à aucun degré. Le théâtre français se traîne ainsi dans le vide et dans l’incertitude entre la tragédie ennuyeuse et la monotone pastorale. Mairet triomphe successivement avec la Sylvanire (1625), avec les Galanteries du duc d’Ossone (1627) ; Rotrou débute tranquillement par l’Hypocondriaque et Scudéry par Lygdamon et Lydias, sans que l’art fasse un pas en avant. Je ne parle ici que des succès ; on peut juger de ce que pouvaient être les ouvrages secondaires des Nicolas Chrétien, des Pierre Brinon, des Mainfrey et des Pichou, taillés sur ce patron banal. La comédie prenait des allures de Sorbonne et passait, en matière d’ennui, la tragédie elle même. La vieille farce, replâtrée en langage nouveau, déridait seule quelquefois le front des spectateurs, surtout dans la période des trois illustres grotesques Gros-Guillaume, Gaultier Garguille et Turlupin, qui émigrèrent ensuite au théâtre rival.
L’hôtel de Bourgogne et le théâtre du Marais se faisaient à ce moment une concurrence acharnée. Le premier, où jouait la troupe royale, avait pour directeur Bellerose ; et le second, Mondory. Ces deux chefs de troupe passaient pour les meilleurs acteurs de leur temps. Pourtant, si l’on en croit Tallemant des Réaux, Bellerose était « un comédien fardé, qui regardait où il jetterait son chapeau, de peur de gâter ses plumes ; il disait bien certains récits et certaines choses tendres, mais il n’entendait point ce qu’il disait. » Sa femme faisait partie de la troupe royale, ainsi que Mlles Beaupré et Vallotte, personnes aussi bien faites qu’on en pût voir.
Mondory comptait parmi ses bons acteurs Lenoir et sa femme, qui avaient été au prince d’Orange. Le comte de Bélin, qui avait Mairet à son commandement, faisait faire des pièces à condition que la Lenoir y eût le principal rôle. Mlle Villiers était aussi l’une des illustrations du théâtre de Mondory. Ce fut M. de Bélin qui mit en vogue la troupe du Marais, en obtenant de Mlle de Rambouillet qu’elle laissât représenter dans son hôtel la Virginie de Mairet.
« Mondory n’était ni grand ni bien fait, dit Tallemant ; cependant il se mettait bien, il voulait sortir de tout à son honneur, et, pour faire voir jusqu’où allait son art, il pria des gens de bon sens et qui s’y connaissaient de voir quatre fois de suite la Marianne de Tristan l’Hermite (où il jouait le rôle d’Hérode). Ils remarquèrent toujours quelque chose de nouveau ; aussi, pour dire le vray, c’estoit son chef-d’œuvre, et il était plus propre à faire un héros qu’un amoureux. »
Gros-Guillaume, Gaultier Garguille et Turlupin soutinrent longtemps la réputation de la troupe du Marais à l’hôtel d’Argent ; mais, en 1626, le cardinal de Richelieu, qui les avait fait jouer chez lui dans une alcôve, et qui s’était beaucoup amusé de leurs lazzis, donna l’ordre aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne de se les adjoindre sur-le-champ. Gros-Guillaume, dont le vrai nom était Robert Guérin, Gros-Guillaume, avec son ventre ballonné, cerclé de deux courroies aux hanches et aux aisselles, avec sa calotte munie d’une mentonnière de peau de mouton, ses chausses rayées, ses gros souliers gris à bouffettes de laine et sa figure enfarinée, faisait rire à force de sérieux et en débitant des sentences. Gaultier Garguille (de son nom Hugues Guéru), aussi maigre que Gros-Guillaume était ventru, représentait les vieillards de farce, et rien que par sa démarche et la dislocation de ses membres il déchaînait les gorges chaudes du parterre. Il portait un pour point noir à manches rouges, de larges pantoufles, un bonnet plat sur la tête, un bâton à la main ; c’était le costume de tous ses rôles. Il jouait masqué, ainsi que son compère Turlupin ou Henry Legrand, qui se faisait aussi appeler Belleville dans le grand emploi, comme Gros-Guillaume se faisait appeler Lafleur, et Gaultier Garguille Fleschelle, quand ils abordaient les rôles sérieux. Gaultier Garguille écrivait les prologues burlesques qui ouvraient chaque représentation, et il composait aussi les chansons grivoises qui finissaient le spectacle.
C’était Deslauriers, dit Bruscambille, qui écrivait les prologues de l’hôtel de Bourgogne. Bruscambille avait été le compère de l’opérateur Jean Farine sur les places publiques ; il avait ensuite joué la comédie à Toulouse. Les uns et les autres jouissaient dans ces prologues de leur franc-parler vis-à-vis du public. S’adressant aux gens debout qui se promenaient à grand bruit pendant que l’on représentait, Bruscambille leur disait : « Si vous avez envie de vous pour mener, il y a tant de lieux pour ce faire. Vous répondrez peut-être que le jeu ne vous plaît pas. C’est là où je vous attendais : pourquoi y veniez-vous donc ? Que n’attendiez-vous jusqu’à Amen pour en dire votre râtelée ? Ma foy, si tous les ânes mangeoient du chardon, je ne voudrais pas fournir la compagnie pour cent écus. »
Les beaux esprits du temps protestaient contre les farces garnies de mots de gueule. Bruscambille déclare que la plus chaste comédie italienne est cent fois plus dépravée de paroles et d’actions.
L’entrée des trois farceurs à l’Hôtel de Bourgogne porta le dernier coup aux comédiens italiens, qui alternaient leurs représentations sur ce théâtre avec la troupe française. Scapin fut contraint de faire retraite devant Gaultier Garguille. Le jeune Roi Louis XIII tenait pour les comiques français, la Reine mère pour les italiens, si bien qu’en 1614 elle avait donné pour parrain et pour marraine le Roi et sa sœur au fils de son compatriote Arlequin.
Le théâtre, ainsi ballotté entre la farce et le faux tragique, menaçait de ne plus sortir de cette impasse. La langue, malgré les efforts tentés dès le temps de Henri IV par Malherbe pour l’épurer et la clarifier, retenait toujours une multitude de vocables étrangers et de tournures de phrases embarrassées, qui la rendaient parfois inintelligible. Les mots les plus vulgaires continuaient à se mêler aux mots nobles dans le style épique et tragique, et la galanterie outrée venait broder ses arabesques sur les sujets qui pouvaient le moins supporter l’éclat criard de ce clinquant. Quelle différence entre les vers que nous avons cités parmi les meilleurs de ce temps, et les vers suivants que Malherbe, dès l’année 1610, avait adressés à la régente Marie de Médicis :
Tu nous rendras alors nos douces destinées ;
Nous ne reverrons plus ces fascheuses années
Qui, pour les plus heureux, n’ont produit que des pleurs.
Toute sorte de bien comblera nos familles ;
La moisson de nos champs lassera les faucilles,
Et les fruits passeront les promesses des fleurs.
Quoi qu’en ait pu dire Regnier, Malherbe ne fit pas « que proser de la rime et rimer de la prose, » il donna à notre langue cette clarté qui servit si bien les grands génies du siècle qui s’ouvrait.
Le temps était venu pour le théâtre de prendre enfin son essor et, dans le langage comme dans la combinaison des moyens scéniques, de briser le moule étroit dans lequel la routine et les beaux esprits le tenaient enfermé,
Enfin, un beau matin, débarque de Rouen, par le coche ou par la patache, un petit jeune homme qu’accompagne l’acteur Mondory. Il apporte aux comédiens du Marais une pièce en cinq actes qu’on lit, qu’on répète et qu’on joue. La pièce, accueillie avec étonnement par le public aux premières représentations, devient bientôt un succès fou. Pourtant, au style près, qui se distingue par son naturel, par sa clarté, par sa correction, par une élégance tout à fait différente des concetti et des pointes à la mode, cette pièce n’est pas au fond beaucoup meilleure que les autres. Elle est intitulée Mélite, et le jeune auteur normand, qui compte à peine vingt-trois ans, porte le nom obscur de Pierre Corneille.
De 1629 à 1636 le petit poète rouennais grandit dans l’estime publique, quoique, pour dire vrai, il ne soit pas lui-même bien enchanté de ce qu’il produit ; mais il a le succès en poupe, et il en profite pour faire successivement réussir Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, Médée et l’Illusion comique. Tous ces ouvrages sont bien reçus, mais jusque-là le poète acclamé n’a pas montré la moindre originalité. Il le sent bien, et il cherche à réaliser ce qu’il rêve. Le Cid est le moment de sa floraison subite. C’est à l’Espagne, et non aux Grecs et aux Romains, coupables de tant de méfaits dramatiques, qu’il va demander l’étincelle qui doit faire jaillir le génie caché encore dans un coin de son cerveau. Pierre Corneille a entrevu la lumière à l’horizon de l’Espagne. Il se familiarise avec cette belle langue, que viennent d’illustrer Cervantès et Lope de Vega. Il suit les pas de géant de cette littérature dramatique si grandiose, si passionnée et si nouvelle pour lui. À mesure qu’il avance dans ses lectures, le voile du doute se déchire, il découvre tout un monde de pensées qu’il n’avait pas soupçonné jusque-là. Son âme droite et pure est au niveau de ces fortes idées ; il possède en lui les mâles sentiments exprimés dans ces poètes énergiques qui parlent un si beau langage. Pierre Corneille a enfin trouvé sa voie. Nourri de la moelle des lions, il ne récrira pas une fade Mélite, ou même une Médée à la mode de Sénèque ; il adoptera pour fils le Cid et le Menteur.
C’est à dater de cette année 1636, année où le Cid français parut sur la scène parisienne, que Pierre Corneille conquiert son propre génie. C’est alors que s’ouvre pour la France, sous l’inspiration espagnole, le grand siècle de notre littérature dramatique, qui commence à ce point précis, et dont nous suivrons le développement dans le troisième volume de cet ouvrage.
CHAPITRE XVIII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ESPAGNOL
Gil Vicente. Son œuvre espagnole. – Torrès Naharro. – Le batteur d’or de Séville. – Le libraire Timoneda. – Jeronimo Bermudez. – Les théâtres de Madrid au XVIe siècle. – Michel Cervantès, auteur dramatique.
I
Le 6 juin de l’année 1502, Dona Maria, infante de Castille, femme du Roi de Portugal Dom Manoel (Emmanuel le Grand), venait de mettre au monde l’infant Dom João, qui fut depuis le Roi Dom João III. Quand elle fit ses relevailles, elle voulut qu’un jeune poète qu’elle protégeait vînt réciter dans sa chambre une pièce pastorale qu’il avait composée en langue espagnole, sous le titre de Auto pastoril del Nacimiento. Ce jeune homme, appelé Gil Vicente, se livrait à l’étude du droit civil. La nature l’avait doué d’un esprit poétique et éminemment jovial. L’Auto pastoril plut tellement à la Reine qu’elle demanda à l’auteur d’en composer un autre sur la Nativité du Christ, et de le venir réciter le jour de Noël. Le jeune légiste obéit, et le succès qu’il obtint devant toute la Cour fit de lui un auteur dramatique. Il écrivit en espagnol d’autres autos, où il mêla les bergeries aux sujets saints, et quelquefois à la farce, pour complaire à la Reine Dona Maria, sa protectrice, qui avait conservé une prédilection particulière pour sa langue maternelle. À ces autos il ajouta quelques comédies et tragi-comédies. Beaucoup de ces pièces sont entremêlées de portugais. Dom Duardos, la première de ses tragi-comédies, met en scène les amours du Prince d’Angleterre avec Florida, fille de l’Empereur Palmerio de Constantinople. Amadis de Gaule reproduit les exploits du paladin des romances et de ses trois frères Galaor, Floristan et Gandalin. Ces divers ouvrages furent très remarqués ; mais les vrais titres de gloire de Gil Vicente sont les pièces qu’il écrivit entièrement dans sa langue maternelle, et qui lui valurent le surnom de Plaute lusitanien.
Nous analyserons l’œuvre portugaise de Gil Vicente au chapitre suivant. Son œuvre espagnole est beaucoup moins importante. C’est une continuation des pastorales de Juan del Encina, mêlées d’un élément sacré qui rappelle les Mystères du siècle précédent.
Gil Vicente, que nous verrons plus tard dans ses pièces portugaises mordre à belles dents sur les moines, est ici tout confit en orthodoxie. Il sait qu’il parle devant le grand Roi catholique Manoël, qui persécuta les Juifs, les Maures et autres ennemis de la foi.
Parallèlement au mouvement national qui se fit en Espagne au commencement de ce siècle, le parti de la Renaissance essaya de plier le génie de ce pays chrétien et chevaleresque au joug des imitations païennes ; mais les efforts des Villalobos, des Tanco, des Mal Lara et de leurs successeurs furent repoussés par l’antipathie du public.
Le premier auteur national en renom, après Gil Vicente, est Bartolomé de Torrès Naharro, né au village de la Torre, aux environs de Badajoz, vers la fin du siècle précédent. Fait prisonnier par les corsaires barbaresques en se rendant par mer en Italie, il fut racheté et passa à Rome, où, en 1514, nous le trouvons chapelain du général Fabricio Colonna.
On le bannit de la ville des Papes pour un pamphlet dont il était l’auteur. En 1517, il surveille à Naples la première édition de ses œuvres, dédiée au marquis de Pescaire, qui administrait alors pour la couronne d’Espagne la nouvelle conquête de Gonzalve de Cordoue. Les huit comédies de Torrès Naharro furent représentées à Naples. Elles parurent d’abord dans cette ville sous le titre de Propalladia, chez Juan Pasqueto de Sallo, avec privilège papal et royal, en caractères gothiques à deux colonnes. La seconde édition se fit à Séville en 1520.
Les pièces de Naharro sont toutes en vers et divisées en cinq journées ; elles ont toutes un prologue et un argument qui résume sommairement le sujet. La Serafina est écrite en quatre idiomes, espagnol, latin, italien et valencien, ce qui s’explique par la diversité des nationalités que l’on remarquait dans les tercios ou régiments du marquis de Pescaire ; l’une de ces pièces, la Calamita, augmente encore cette confusion par l’introduction du portugais et du français.
Ce n’est déjà plus le temps des églogues. Naharro vient de créer l’embryon de la comédie espagnole. Il ne choisit pas ses sujets dans l’antiquité, mais dans les mœurs contemporaines. Il mêle le comique au dramatique, et affirme ainsi le grand principe du drame moderne que Lope de Vega et Shakespeare vont bientôt consacrer par des chefs-d’œuvre.
Les vieux soldats des bandes qui avaient vu grisonner leur moustache sous le soleil d’Afrique ou des provinces américaines applaudissaient, dans la Serafina, le premier modèle de la comédie d’intrigue. Sans craindre l’Inquisition, ils riaient de ce moine, le gracioso de la pièce, qui débite à tout propos du latin macaronique et qui cite à faux les Écritures. La Soldatesca, qui présente dans un tableau de circonstance le recrutement des soldats de l’armée papale, mettait sous leurs yeux des scènes pittoresques et amusantes dont ils avaient été vingt fois témoins. Ils suivaient en imagination les personnages de la Tinelaria dans le palais de ce cardinal romain que pillent impunément ses laquais ; ils saluaient comme de vieilles connaissances l’intendant Barrabas, la blanchisseuse Lucrecia son amoureuse, et les sept péchés capitaux incarnés dans cette effrontée valetaille. La comédie Himenea, avec ses scènes de balcon, ses passions jalouses allant jusqu’au meurtre, devait les ravir à Naples, comme plus tard, à Madrid, les enredos de Lope et de Calderon enchantèrent leurs successeurs.
Il semble que Naharro ait deviné, en 1517, cet axiome tout castillan que Lope de Vega inscrivit au siècle suivant (en 1609) dans son code dramatique : « Les événements où l’honneur est intéressé sont les sujets qu’il faut préférer, parce qu’ils émeuvent puissamment les âmes. »
Jacinta ne mérite guère mieux qu’une mention. Elle est pourtant appréciée à cause de la pureté de son langage et de l’élégance de son style. Quant à l’Aquilina, c’est encore un essai de comédie de cape et d’épée, qui se passe au temps de Bermudo, Roi de Léon, et qui a pour sujet une fable analogue à celle de Stratonice.
Il y a peut-être plus de verve dramatique dans la Calamita que dans les autres pièces de Naharro, mais la comédie est défectueuse, en ce qu’elle a recours trop souvent aux scènes épisodiques, ne se reliant d’aucune façon à l’action principale.
Naples, ce paradis des Espagnols, où notre exilé fit un long séjour, a marqué son empreinte sur ses compositions dramatiques. C’est au voisinage de la comédie italienne que celle de Naharro doit le mouvement dont elle est animée, et surtout cette complication de l’intrigue qui annonce l’avènement des dramatistes du vrai théâtre espagnol. Nous sommes déjà bien éloignés de la gracieuse pastorale et de l’auto orthodoxe. À Naples l’Inquisition n’a pas de prise comme à Madrid. En matière de foi les généraux sont plus indulgents que les évêques.
Vers le milieu du siècle surgit un auteur populaire qui joue lui-même ses rôles, dont il prend les modèles au coin de la borne. Cet écrivain, qui s’inquiète peu s’il a existé avant lui des Grecs et des Romains, est un batteur d’or de Séville, qui se met à la tête d’une troupe nomade et court l’Andalousie et les provinces voisines pour représenter son œuvre sur de simples tréteaux. Michel Cervantès l’appelle le Grand Lope de Rueda. Il l’avait vu jouer dans son enfance et il en gardait un souvenir excellent. « C’était un homme insigne, dit-il, comme auteur et comme intelligence. Il fut admirable dans la poésie pastorale, et, ni avant ni après lui, personne ne l’a surpassé. » Cervantès lui attribue certainement plus d’influence qu’il n’en eut, lorsqu’il dit que ce fut Lope de Rueda qui, en Espagne, sortit la comédie de ses langes et la vêtit de ses magnifiques habits. » En éditant les œuvres de son ami Lope de Rueda, Juan de Timoneda, le libraire et poète de Valence, avoue qu’il a été obligé d’en supprimer certains passages illicites et malsonnants, et de soumettre tout le livre à la censure d’un théologien. Nous allons parcourir rapidement les ouvrages du batteur d’or sévillan. Voici de quoi ils se composent. Ses deux premières comédies, intitulées Eufemia et Armelina, furent publiées à Valence, après sa mort, en 1567, par Timoneda, qui mit en vente, la même année, un second volume contenant la Medora et los Engaños.
Ces quatre comédies furent suivies des Colloques de Timbria, de Camilla et des Prendas de Amor (Gages d’amour) ; puis un recueil, intitulé el Deleitoso, donna les intermèdes ou pasos du même auteur : la Caratula (le Masque), Cornudo y contento, el Convidado, Pagar y no pagar, las Aceitunas (les Olives), el Rufian cobarde.
Les comédies ne sont pas la meilleure partie des œuvres du célèbre ouvrier. Il les écrivit en prose, comme presque toutes ses autres pièces. La fabulation qui lui sert de trame appartient à la comédie d’intrigue, ou plutôt à la comédie d’aventures. L’Eufemia va presque jusqu’à la tragédie. L’Armelina réunit, dans un étrange amalgame, le forgeron Crespo, Diego, le cordonnier Neptune et la magicienne Médée. La Medora reproduit le thème éternel des comédies italiennes de second ordre, le travestissement en femme d’un jeune homme, enlevé par des Bohémiens, tandis que la comédie de los Engaños nous montre la belle Lelia prenant les habits d’un cavalier. Ce qui est bien à Lope de Rueda, ce sont les silhouettes populaires qu’il trace au courant de la plume, dans un bon style, animé et gracieux. Le rôle du laquais Gargullo, de la Medora, est des plus amusants dans le genre picaresque.
Les colloques (coloquios) sont de petites pièces très courtes, composées de deux ou trois scènes, où des paysans et des bergers disputent sur les sentiments de leurs amoureuses, et les pasos des intermèdes à la manière de nos farces des Enfants Sans-Souci. Les pasos espagnols ont, toutefois, beaucoup moins d’étendue. Le langage des personnages rustiques ou populaires qui sont mis en scène dans ces pasos se distingue par un naturel parfait, mais l’intrigue de ces petites pièces est souvent assez invraisemblable. La Caratula, par exemple (le Masque), nous montre un paysan bien niais, qui a trouvé un masque, et à qui l’on fait croire que c’est la dépouille d’un ermite qui a eu le visage écorché par des brigands. On lui persuade que, pour éviter les rancunes du défunt ermite, il doit se faire Frère quêteur et aller mendier pour les âmes avec une sonnette en main, comme c’était l’usage en Espagne, en criant aux passants : « Donnez, seigneurs, pour l’huile de la lampe. »
Le paso du Rufian cobarde se pratique en fort mauvaise compagnie, ainsi que le titre l’indique. Les personnages sont deux laquais, amants de deux femmes qui se sont battues, parce que l’une avait dit que l’amant de l’autre était un bandit échappé des galères avec les oreilles coupées (desorejado). Le seigneur Estepa vient offrir satisfaction au seigneur Siguenza, le laquais insulté, lequel refuse de se battre, sous prétexte que l’épée qu’il porte ne lui appartient pas. Il est condamné par son antagoniste à se mettre à genoux sur le pavé, et à recevoir dans cet état des chiquenaudes sur le nez. Elles lui sont données par sa maîtresse, la belle Sébastiana, qui, après ce châtiment, le quitte dédaigneusement, en jouant de l’éventail, pour s’en aller au bras du vainqueur.
Je trouve plus lamentable que plaisant le tableau de la misère des hommes de loi, qui nous est offert dans le Convidado. Un voyageur se présente au domicile du licencié Jaquima, dont il est le compatriote, et il lui rappelle leurs souvenirs d’enfance afin de se faire convier à dîner. Le licencié l’invite, mais ce disciple de Licurgue est si pauvre qu’il ne sait comment se procurer les vivres dont il a besoin pour faire honneur à son hôte. Il cherche donc à emprunter deux réaux à son voisin le bachelier, Brazuelos. Le bachelier, plus gueux encore que le licencié, porte un bonnet déchiré sur sa tête, parce qu’il a laissé sa toque en gage à la taverne. Il jure à son confrère qu’il le débarrassera de l’importun sans bourse délier ; ce qu’il fait, au grand déplaisir du compatriote affamé, obligé d’aller chercher pâture ailleurs.
Le batteur d’or a écrit ses Olives (las Aceitunas) sur une idée analogue à celle qui a fourni à La Fontaine le sujet de la Laitière et le Pot au lait. Dans Cornudo y contento nous retrouvons l’éternelle histoire du mari battu et content.
Le bagage dramatique de Lope de Rueda paraîtra un peu léger si on le compare à la réputation que l’auteur de ces bluettes s’est acquise. Le mérite de ces esquisses est tout entier dans le naturel et la vivacité du dialogue.
L’esprit des auteurs et le talent des acteurs faisaient alors à eux seuls les succès au théâtre, car la partie matérielle n’offrait pas de grandes ressources aux metteurs en scène. Cervantès, dans le prologue de ses comédies, nous dépeint en ces termes le matériel d’un directeur du temps de Lope de Rueda : « Il se renfermait dans un sac et se réduisait à quatre jaquettes de peau blanche, garnies de cuir doré, quatre barbes, quatre perruques et quatre houlettes, un peu plus ou un peu moins. » Il ajoute que le batteur d’or représentait, avec la dernière perfection, quatre types principaux : une négresse, un rufian, un niais et un basque. « La scène se composait de quatre bancs en carré, et de quatre ou six planches superposées qui l’élevaient à quatre palmes du sol. Le théâtre était orné d’une vieille couverture, qu’on appelait un vestiaire pour les acteurs, et derrière laquelle se tenaient les musiciens chantant sans guitares quelques romances anciennes.»
Lope de Rueda joua la comédie depuis l’année 1544 jusqu’à 1565. En 1558 il donnait des représentations à Ségovie, à l’occasion des fêtes qui eurent lieu pour la consécration de la nouvelle cathédrale. Il mourut à Cordoue, en 1566 ; on l’enterra dans l’église principale de cette ville, entre les deux chœurs, parce qu’il fut, dit Cervantès, un homme excellent et célèbre.
Juan de Timoneda, l’éditeur de Lope de Rueda, survécut à son ami et continua l’œuvre du Tabarin sévillan. Ce Timoneda était un savant qui écrivit, en vers et en prose, une foule de livres assez estimés. Sa traduction des Ménechmes lui donna une certaine renommée. Il parvint à un âge très avancé, ce qui fait dire à Cervantès, dans l’une de ses comédies, que sa vieillesse triompha du temps. Le plus plaisant des pasos qu’il composa, à l’imitation du batteur d’or, fut celui qu’il intitule : Un Soldat, un Maure et un Prêtre. Un soldat escroque deux poules à un Maure, qui allait les vendre au marché, en lui disant qu’il les prend au compte du curé, qui le payera. Au curé il dit que le Maure veut aller se confesser à lui. En résumé, l’un refuse de payer ce qu’il ne doit pas, l’autre n’a pas la moindre envie de se confesser. On reconnaît là le sujet du Nouveau Pathelin. L’auteur valencien n’a changé que les noms, et il a remplacé les fourrures par des poules.
En 1577, Jeronimo Bermudez fait une tentative sérieuse pour régénérer la tragédie. Il emprunte les formes grecques, et il les applique au développement d’un sujet moderne, Inès de Castro. Il est vrai qu’il s’inspira beaucoup de la tragédie portugaise composée par Antonio Ferreira, sur le même argument historique, une vingtaine d’années auparavant. La tragédie d’Antonio Ferreira est demeurée classique, et les érudits seuls connaissent la bilogie de Jeronimo Bermudez : la Nise lastimosa et la Nise laureada (l’Infortunée Inès et Inès couronnée), car l’auteur espagnol, au lieu de resserrer son action, l’a délayée en deux pièces de cinq actes chacune. La Nise lastimosa contient les amours du prince Dom Pedro avec Dona Inès de Castro y Valadares, son épouse secrète, et le meurtre de cette belle et intéressante personne par Alvaro Gonzalès et Diego Lopez Pacheco, d’après l’ordre du Roi Alphonse, père de Dom Pedro. Dans la Nise laureada le poète nous montre la vengeance de l’Infant devenu Roi, le cadavre d’Inès tiré de la tombe, revêtu des habits royaux, épousé solennellement et couronné par son fidèle époux. L’action de ces deux pièces, un peu monotone, est conduite sans art, et les caractères des personnages qui y concourent ne sont pas convenablement soutenus. Elle offre pourtant des beautés de détails qu’il serait injuste de ne pas reconnaître. Voici comment s’exprime la malheureuse femme, quand elle demande grâce au Roi Alphonse : « Vous ne m’écoutez pas, seigneur ? Ainsi, vous vous laissez entraîner par la passion ou par l’erreur ? Ô mes amis ! c’est à vous que je m’adresse : parlez pour moi au Roi, protégez-moi, demandez-lui pitié... Si, le pouvant, vous ne me sauvez pas, c’est vous qui me tuez... Est-ce un si grand crime d’aimer celui qui m’aime ? Si vous payez l’amour par la mort, seigneur, comment payerez-vous la haine ? »
Quand le Prince, devenu Roi, revoit ses chers enfants : « Fils de mes entrailles, leur dit-il, me connaissez-vous ? Amours ! où est allée votre mère ? Pour quoi est-elle partie ? Pourquoi vous a-t-elle laissés dans cet isolement ?
Hijos de mis entrañas, conoceisme ?
Amores ! donde es ida vuestra madre ?
Porque se fui ? Porque os déjò tan solos ?»
Et plus loin : « Ne pleurez pas, mes enfants, consolez-vous, je pleurerai pour tous ; je verserai autant de pleurs qu’elle a versé de sang. »
Deux ans après l’Inès de Jeronimo Bermudez, Juan de la Cueva, l’un des dramatistes nationaux qui luttaient contre la Renaissance de la comédie grecque et romaine, publiait ses pièces de théâtre : la Mort du Roi Don Sanche, le Sac de Rome (par le connétable de Bourbon), les Sept Infants de Lara, Bernard del Carpio, le Diffamateur (el Infamador) et quelques autres drames et comédies, parmi lesquelles le Tuteur et la Constance d’Arcéline. Ce fécond écrivain appartenait à l’école sévillane. Il descendait d’une illustre famille andalouse. Dans ses comédies il cherche à reproduire le naturel de Lope de Rueda ; il voulait retremper le drame aux sources historiques. Ce que firent après lui Lope de Vega et Calderon, il eut l’honneur de l’entreprendre, mais l’exécution ne répondit pas à sa haute pensée, et c’est à peine aujourd’hui si on lui tient compte de ses louables intentions. Ses pièces furent représentées à Séville au jardin de Doña Elvira, au Corral de Don Juan et aux Atarazanas. Elles eurent pour interprètes les plus célèbres acteurs du temps, Alonso Rodriguez, Pedro de Saldaña, Alonso de Capilla et Alonso de Cisneros.
Ce fut en 1579 que fut représentée la Mort du Roi Don Sanche, sous la direction d’Alonso Rodriguez, au jardin de Doña Elvira. Cette pièce n’est autre chose qu’une succession de tableaux, qui nous montre tour à tour la fuite de Bellido Dolfos, la mort de son cheval blessé par le Cid, les trois fils d’Arias Gonzalo combattant sur leurs coursiers l’armée de Castille devant Zamora. Le même acteur-directeur Alonso Rodriguez joua le Sac de Rome au jardin de Doña Elvira, ainsi que les Sept Infants de Lara. La première de ces pièces offre une grande confusion ; ce qu’il y a de plus extraordinaire dans les Sept Infants de Lara, c’est que, lorsque la pièce commence, les sept infants sont morts. L’action dure vingt ans et n’est qu’une chronique rimée. L’Infamador (le Diffamateur), qui fut représenté par Alonso de Cisneros, offre le singulier amalgame d’une action moderne et bourgeoise où figurent des personnages mythologiques : Némésis, Morphée, le fleuve Bétis, Diane, Vénus. L’héroïne Eliodora, protégée par Diane et persécutée par Vénus, qui veut la livrer à un séducteur, voit s’accomplir des miracles qui la sauvent du déshonneur. Un rufian et deux alcahuetas figurent à côté de la déesse de la chasteté.
Ce fut Pedro de Saldaña qui joua au jardin de Doña Elvira le Tuteur et la Constance d’Arcéline, deux comédies de Juan de la Cueva. Dans le second de ces ouvrages, l’auteur a mis en scène un homme amoureux à la fois de deux femmes, comme le fit Lope de Vega dans sa Dorotea et Gœthe, plus tard, dans Stella. Les deux femmes correspondent à son amour et tirent au sort à qui épousera Menalcio. Le sujet pouvait fournir des scènes nouvelles, mais l’auteur s’est réfugié dans le gros drame, et il n’aboutit qu’à l’invraisemblance et à l’absence d’intérêt.
Leonardo de Argensola est plus connu par les complaisants éloges que lui a donnés l’illustre auteur de Don Quichotte, que par les deux pièces qu’il laissa et que publia son fils, la Isabela et la Alejandra, tragédies. La troisième pièce qu’il avait écrite, sous le titre de Felis, n’a pas été imprimée. Le moins mauvais de ces ouvrages est la Isabela, en trois journées.
Tous ces essais dans différents genres eurent au moins le mérite d’aplanir les voies aux esprits plus vastes qui suivirent cette période de chercheurs incomplets.
II - Les Théâtres de Madrid au XVIe siècle
Michel Cervantès, auteur dramatique.
Madrid, à cette époque, possédait deux théâtres. La confrérie de la Passion (Cofradia de la Passion y sangre de Jesu-Christo) les avait fait bâtir sur des terrains acquis ou loués avec le produit de ses quêtes avant l’année 1568.
En 1574, une autre confrérie religieuse, celle de la Soledad, fut autorisée à ouvrir aussi des théâtres à Madrid. C’est avec le produit de ces privilèges que les malades et les pauvres étaient secourus ; aussi, toutes les fois que la censure administrative voulait fermer un théâtre, voyait-on l’Église intervenir au nom des souffrances et des misères qu’elle soulageait. Après avoir plaidé l’une contre l’autre, les deux confréries de la Passion et de la Soledad finirent par s’entendre, et le bénéfice fut partagé entre elles.
En cette même année 1574 il y avait à Madrid, outre les compagnies espagnoles, une troupe de comédiens italiens, sous la direction d’Alberto Ganasa. Cette troupe représentait surtout des pantomimes bouffonnes où figuraient les masques de la comédie italienne : Arlequin, Pantalon, le Docteur et tutti quanti. À diverses reprises, Philippe II fit jouer devant lui la troupe de Ganasa.
Les confréries construisirent pour les Italiens un théâtre couvert dans la cour (corral) de la Pacheca. Ganasa demanda un bail de dix ans, et il s’engagea à payer une avance de six cents réaux, et à donner en outre deux représentations à bénéfice pour les frais de la construction. Les six cents réaux avancés devaient se décompter à raison de dix réaux par jour, prix de la location. L’empresario s’engageait en outre à donner par année dans le corral un minimum de soixante représentations. Quoique le bâtiment fut abrité, le patio (parterre) resta toujours à ciel ouvert, protégé seulement contre le soleil, et non contre la pluie, par des toiles tendues. C’est ce patio ou parterre qu’occupaient, se tenant debout en rangs pressés, les hommes du peuple de Madrid, surnommés la gent de bronze. On appelait aussi ce public tapageur, toujours sur ses pieds, les mousquetaires et l’infanterie espagnole.
Quelques années après Cervantès, quand Lope de Vega prit le sceptre de la monarchie comique, on donna un peu plus de développement à la construction des salles de spectacle, et on améliora les conditions de bien-être des spectateurs. Derrière le patio, où la gent de bronze resta toujours debout, on établit des balcons et des loges sous le nom de bancos, desbanès, aposentos. La partie destinée spécialement aux femmes, et placée immédiatement au-dessus du patio, se nommait la cazuela (la casserole) ou la jaula (la cage). Cette jaula n’était pas moins bruyante que le parterre. De là, comme du patio, s’élevaient les cris et les sifflets, ainsi que le constate un prologue de Roque de Figueroa disant : « Dames qui de cette cage nous donnez sur le soir le concert de vos sifflets, je suis venu pour vous servir. »
On joignait quelquefois aux hurlements et aux sifflets des sonnettes et des pétards.
Ce même prologue loue les sages critiques des bancos et des desbanès, occupés par les ecclésiastiques et les gens raisonnables, dont les jugements servaient de contrepoids aux manifestations du parterre et de la cazuela. L’opposition contre les pièces allait parfois jusqu’au jet de concombres et autres légumes ou fruits sur la scène, la salle étant parcourue par des débitants de vivres et de boissons, qui vendaient à tous venants des noisettes, des dattes, du nougat, des poires et de l’aloja (eau miellée). Lope de Vega, dans son prologue des Amants sans amour, se plaint de ce procédé brutal, et regrette le temps où les opposants se contentaient de se retirer de la salle pour témoigner leur peu de satisfaction. L’alcade, qui assistait à chaque représentation, et qui, dans l’origine, avait son fauteuil sur la scène même, était souvent obligé d’intervenir pour rétablir l’ordre troublé.
Les hospices touchaient d’abord 140, 160 et jusqu’à 200 réaux par chaque représentation donnée dans les corralès. Sous Philippe II, le total de leur part se montait déjà à quatorze mille ducats pour une année. Les directeurs payaient avec le reste de la recette leurs acteurs et leurs auteurs. Bientôt on improvisa des théâtres en plein vent pour tous les empresarios qui le demandèrent. Galvez, Vasquez, Angulo payèrent un loyer de trois cents réaux par représentation. Le théâtre de la Cruz n’ouvrit qu’en 1580, et celui du Principe en 1583. On arrivait dans les diverses cours où les théâtres étaient établis par des portes cochères que louaient les confréries à des particuliers. Ce fut seulement vers 1600 que l’on mit en usage en Espagne les affiches de spectacles.
Les troupes alternaient sur ces diverses scènes, et pour profiter des jours de relâche elles allaient exploiter les provinces.
La vie des comédiens nomades dans les provinces d’Espagne était alors une vraie vie de galères. Mal payés, mal nourris, couchant où ils pouvaient, parfois à la belle étoile, en proie à toutes sortes d’avanies et de mauvais traitements, ils reproduisaient au réel les inventions que raconte Scarron dans son roman comique. On peut voir dans le Voyage amusant (Viaje entretenido) d’Augustin de Roxas un échantillon de cette existence nomade, lorsque, par exemple, revenant de Valence avec son ami et camarade Solano, à pied et sans manteaux, Rios fait le récit de ses curieuses aventures. « On ne peut, en même temps, dit-il, manger et se gratter. Cheminer à pied avec son bagage sur le dos est une besogne bien ennuyeuse. Nous chargeâmes donc un garçon de porter nos effets ; il disparut à l’entrée d’un village et nous planta là. Arrivés le soir dans un bourg, harassés, moulus, et avec huit sous entre nous deux, nous demandâmes le gîte dans une maison. On nous le refusa et l’on nous avertit que nous ne trouverions d’asile nulle part, parce que c’était jour de fête. Usant de ruse, je me présentai dans une auberge, où je me donnai pour un marchand indien (j’en ai bien l’air par le visage) ; j’affirmai que j’attendais mon bagage, et je demandai une chambre et un souper. Puis j’allai annoncer à l’alcade qu’il venait d’arriver dans le bourg une troupe de comédiens, et je prévins Solano de repasser son rôle dans l’auto de Caïn et Abel. Je me procurai un tambour, je me fabriquai une barbe d’un lambeau de peau d’agneau et j’allai dans tout le village faire l’annonce de ma comédie. Puis je quittai ma barbe et mon tambour, et fus retrouver mon hôte, à qui je demandai la clef de ma chambre sous prétexte de serrer mes marchandises. Je m’emparai aussitôt des draps du lit, et je les jetai par la fenêtre, pour qu’on ne me les vît pas emporter ; puis je partis comme le vent. Mais je ne pus retrouver mon paquet dans la rue, quoique j’eusse fait grande diligence. Voyant alors notre disgrâce certaine, et que le délit allait retomber sur nos épaules, je courus à la taverne pour prévenir Solano, et nous décampâmes avec la recette. Jugez de ce que devinrent ces gens, les uns sans marchand indien et sans draps de lit, les autres dupés et sans comédie. Nous filâmes à travers champs ; le lendemain nous comptâmes nos espèces, et nous trouvâmes dans la bourse trois réaux et demi, tout en petite monnaie. »
On voit par ce fragment de récit que l’honnêteté n’était pas la principale qualité de ces bohêmes, appelés les Comédiens de la legua. Les romans et les drames picaresques du siècle suivant purent facilement rencontrer en eux de précieux types.
Dans un autre bourg, Rios et Solano donnent une représentation, et ils ne trouvent que des draps tachés de vin pour habiller Dieu le Père et Abel. Un rire fou les prend en scène quand ils se voient ainsi costumés. Le public se fâche ; mais c’est bien pis encore lorsque, s’apercevant qu’il a oublié son couteau pour tuer Abel, Caïn ôte sa barbe et feint de mettre Abel à mort au moyen de cet instrument inoffensif.
La foule se précipite alors sur les malencontreux artistes, qui s’enfuient encore avec cinq réaux. Ils poursuivent leur route et vendent leurs vêtements un à un pour payer leur nourriture. Demi-nus et mourant de faim, ils cheminent sans chaussures, aident les muletiers à charger leurs bêtes, font boire les chevaux, et se voient enfin recueillis par une troupe de comédiens moins misérables qu’eux, qui leur donnent à boire et à manger, mais qui leur font porter les bagages comme à des bêtes de somme, en attendant leurs débuts.
Telle était la vie de ces pauvres diables. On ne sait quels avantages ils pouvaient y trouver, si ce n’est la liberté, l’espace et la chance des aventures.
Les comédiens qui faisaient partie des troupes de Madrid, de Séville, de Tolède et autres grandes villes, n’avaient rien de commun, il est vrai, avec ces compagnies de la legua, dont Augustin de Roxas décrit les misères. Ils se partageaient des sommes suffisantes pour assurer leur existence. L’abbé Quadrio assure même que la troupe italienne de Ganasa s’enrichit pendant son séjour en Espagne.
Tel était l’état du théâtre, lorsque Michel Cervantès, l’immortel auteur de Don Quichotte, fit représenter ses ouvrages dramatiques, qui, sans lui produire beaucoup d’argent, lui permettaient au moins de nourrir sa famille. En 1587 il obtenait son plus retentissant succès avec sa comédie de la Confusa, aujourd’hui perdue. C’était, selon lui, sa meilleure pièce. Elle avait été précédée des ouvrages dont voici les titres : la Vie d’Alger, la Numance, la Bataille navale, la Grande Turque, Jérusalem, l’Amarante ou la Fleur de Mai, le Bocage d’Amour, la Vaillante Arsinda. En somme, l’auteur dit, dans le prologue de ses comédies, qu’il composa à cette époque de sa vie vingt ou trente ouvrages pour la scène, qui tous furent joués sans qu’on leur jetât des concombres ou autres projectiles. De ces pièces de la première période il ne nous est resté que la Vie d’Alger et la Numance. Il ajoute plus loin, dans cette même préface, quelques lignes qui contiennent tout le secret de sa profonde tristesse, sans qu’il l’indique pourtant par un seul mot d’aigreur ou de récrimination : « Je trouvai d’autres occupations, je laissai la plume et les comédies, et parut alors le prodige de nature, le grand Lope de Vega, qui s’éleva à la monarchie de la comédie, rangeant sous ses lois tous les acteurs. Il remplit le monde de comédies naturelles, heureuses et pleines de raison, et si nombreuses qu’elles passent six mille feuilles.
C’est cette prise de possession de la monarchie comique par Lope de Vega qui obligea Cervantès à laisser la plume et les comédies et à chercher d’autres occupations. Le vieux soldat estropié de Lépante, le captif d’Alger, vit tout d’un coup tarir cette source d’aisance que lui fournissaient les théâtres, et pour nourrir une famille de cinq personnes il fut réduit, à plus de quarante ans, à occuper une place de commis aux vivres. Si nous devons le Don Quichotte à la nécessité où se trouva Cervantès de chercher d’autres occupations, il n’y a pas à regretter un coup du sort, qui fut pourtant si préjudiciable au pauvre grand homme. Retiré à Séville, où le retenaient les devoirs de sa place, il écrivit ses Novelas ejemplares et parut avoir renoncé à ses rêves de gloire dramatique. Il n’en était rien toutefois : en même temps qu’il méditait son roman immortel, il écrivait, sans en rien dire à personne, huit comédies nouvelles en trois actes et huit intermèdes (entremesès). Ce séjour à Séville dura jusqu’en 1599 ; il avait été de neuf ans.
Malgré tous ses succès antérieurs, Cervantès ne put faire représenter ses comédies nouvelles et ses intermèdes. Il le dit lui-même en ces termes : « Pensant que durait encore le temps où l’on chantait mes louanges, je revins à composer quelques comédies. Je ne trouvai pas d’oiseaux dans les nids de l’année précédente, je veux dire que je ne trouvai pas de directeurs qui me les demandassent, quoiqu’ils sussent bien que je les avais écrites, et alors je mis mes comédies dans un coffre et je les condamnai à un éternel silence. Un libraire me dit alors qu’il me les aurait bien achetées, si un directeur en titre ne lui avait assuré que de ma prose on pouvait beaucoup attendre, mais de mes vers, non. S’il faut parler vrai, il est certain que cette parole me donna beaucoup de chagrin et je dis à part moi : Ou je suis bien changé ou les temps sont bien améliorés, contrairement à l’usage, car on loue toujours le temps passé. Je jetai les yeux sur mes comédies et sur quelques-uns de mes intermèdes abandonnés avec elles dans un coin, et je vis que tout cela n’était pas assez mauvais pour ne point mériter de passer des ténèbres de l’esprit de ce directeur à la lumière d’autres moins scrupuleux et mieux entendus. Je pris mon parti et je vendis le tout au libraire qui l’a édité comme je l’offre ici. Il me paya raisonnablement ; je touchai mon argent avec délices, sans avoir à me quereller avec les acteurs. » Ces huit comédies et ces huit intermèdes ne furent publiés qu’en 1615, un an avant la mort de l’auteur, aux frais de Juan de Villaroel, libraire à Madrid, petite place de l’Ange.
Parmi les pièces de la première époque, la tragédie intitulée : Numancia suffirait à elle seule pour illustrer un écrivain. De l’avis du célèbre critique allemand W. Schlegel, cet ouvrage doit compter parmi les phénomènes les plus remarquables de l’histoire dramatique, surtout parce que l’auteur, sans l’avoir voulu et sans s’en être douté, s’y est tout à fait rapproché de la grandeur et de la simplicité antiques. « L’idée de la destinée y domine, dit Schlegel ; les figures allégoriques remplissent à peu près le but qu’avait le chœur, celui de diriger la pensée et de tempérer le sentiment. Une action héroïque y est accomplie, la douleur la plus horrible y est soufferte avec fermeté ; mais c’est l’action et la douleur de tout un peuple. C’est un genre de pathétique spartiate qui est l’âme de cette pièce, et tous les sentiments isolés se perdent dans le sentiment de la patrie. »
La Numancia est en effet une grande et magnifique composition, et semble une inspiration du vieil Eschyle. La figure de Scipion assiégeant la ville de Numance et réprimant la licence de ses propres soldats, la défense désespérée des Numantins, qui, après avoir subi les tortures de la faim, se brûlent eux-mêmes avec leurs femmes et leurs trésors sur un immense bûcher, plutôt que de se voir traîner en esclavage par les Romains, sont des tableaux dignes de la tragédie grec que, et l’idée n’en pouvait venir qu’à un homme de génie. Cette épopée dramatique n’a pas été louée comme elle devrait l’être, excepté par Schlegel, qui, ainsi qu’on l’a vu, lui rend pleine justice. Quoi de plus beau que cette allocution des femmes numantines aux guerriers espagnols qui veulent tenter une sortie pour échapper aux soldats ennemis :
« Voulez-vous abandonner aux Romains arrogants les vierges de Numance ? Voulez-vous que vos enfants libres deviennent des esclaves ? Ne vaudrait-il pas mieux les étouffer de vos propres mains ? Voulez-vous rassasier l’avarice romaine et que son injustice triomphe ? Nos maisons seront-elles détruites par des mains étrangères, et les noces préparées le seront-elles pour les Romains ? En partant vous ferez une faute, car vous laisserez le troupeau sans chiens et sans maîtres. Si vous voulez franchir les fossés, emmenez-nous. Mourir à vos côtés sera pour nous la vie. »
Une autre femme ajoute en poussant devant elle les enfants : « Enfants de si tristes mères, qu’est-ce que cela ? Que ne parlez-vous ? que ne demandez-vous avec des larmes à vos pères de ne pas vous abandonner ?... Dites-leur qu’ils vous ont fait naître libres, et que vos mères vous ont élevés pour être libres ! Dites-leur que, votre sort étant si misérable, ils doivent vous donner la mort comme ils vous donnèrent la vie ! Ô murs de cette cité, si vous le pouvez, parlez ! Dites et répétez mille fois : Numantins, liberté ! Nos temples, nos maisons, vous crient miséricorde, ainsi que vos enfants et vos femmes ! Illustres hommes, adoucissez vos cœurs de diamant et montrez-nous plus d’amour ! »
L’épisode des deux fiancés Morandro et Lira est l’un des plus touchants qu’ait produit la poésie épique et dramatique.
Lira est près d’expirer dans les angoisses de la faim.
« Tu ne mourras pas de faim tant que je vivrai, lui dit son fiancé Morandro. Je vais franchir le fossé et le mur. J’arracherai de la bouche du Romain le pain qu’il y porte, pour le placer dans la tienne. »
Malgré les pleurs de Lira, Morandro exécute son généreux dessein, et il revient couvert de blessures mourir aux pieds de sa fiancée, à qui il offre le pain qu’il a conquis.
« Ô pain couvert d’un sang versé pour moi, s’écrie la jeune fille, je ne vois en toi qu’un poison. Je te porterai à mes lèvres, non pour apaiser ma faim, mais pour baiser le sang qui te mouille[4]. »
Le bruit a cessé dans Numance, les Romains s’en étonnent. Scipion veut savoir la cause de ce silence. Caïus Marius monte sur le rempart.
« Lève davantage ton bouclier, Marius, lui dit le général ; couvre ton corps et ta tête. Courage ! te voilà sur le sommet : que vois-tu ?
– Dieux sacrés !
– D’où vient ton étonnement ?
– J’aperçois un lac de sang et des milliers de corps étendus dans les rues de Numance. La fin lamentable et la triste histoire de cette ville invaincue méritent une mémoire éternelle... Ce peuple épuisé a terminé violemment les misères de son existence ! »
Cervantès ne poursuivit pas, malheureusement, ce genre d’épopée dramatique, qu’il venait de créer avec tant de bonheur. Entraîné par les idées qui poussaient les auteurs dans la voie de la comédie d’intrigue, il y entra comme tous ses confrères, et il ne réussit pas à donner à ses productions la touche originale qui distingua son rival Lope de Vega.
Les huit comédies du recueil publié en 1615 par Villaroel ne s’éloignent en rien, pour le fond, des comédies des contemporains. Dans la forme, le vers de Cervantès est souvent un peu prosaïque, et il manque de cette sève lyrique si exubérante dans les œuvres du Phénix des esprits, surnom par lequel on distinguait Lope de Vega. Plusieurs de ces pièces contiennent de belles scènes, par exemple celle de la confession de la courtisane, dans l’ouvrage intitulé : El Rufian dichoso. Cette pièce, malgré son titre de comédie, est un vrai drame religieux, comme nous en verrons beaucoup dans Lope, dans Calderon, dans Tirso de Molina. Elle repose sur la doctrine de la grâce, et tend à prouver que le repentir à l’article de la mort efface aux yeux de Dieu les plus grands crimes.
La courtisane Doña Ana, qui a scandalisé la ville de Mexico par sa conduite, va passer de vie à trépas. On introduit auprès d’elle un saint homme appelé le Père de la Croix, qui n’est autre qu’un ancien bandit converti, purifié par un fervent repentir. À ses exhortations Doña Ana répond toujours : « Dieu m’a condamnée. Je meurs désespérée. Je n’ai point d’œuvres qui puissent racheter mon âme.
– Si vous revenez à la raison, j’en ferai naître, répond le père.
– Hélas ! reprend la mourante, celles que j’ai accomplies jusqu’aujourd’hui sont des œuvres de mort. »
Alors le saint homme, dans son immense charité, sollicite de Dieu la permission de prendre à son compte les péchés de cette âme coupable, et de pouvoir transmettre en échange à l’agonisante les bonnes œuvres qu’il a pu accomplir depuis le jour où il a laissé la carrière de la mort pour entrer dans celle de la vie. Dieu exauce sa prière. La courtisane se repent du fond de son cœur ; elle se confesse, et elle meurt pleine de joie et d’espoir dans la miséricorde divine. Le saint homme rentre dans son couvent, où la lèpre envahit tout son corps. Il meurt dans d’affreuses douleurs sans se plaindre, et bénissant le ciel qui a bien voulu permettre qu’il rachetât sa vie criminelle par son inépuisable charité. Les anges descendent pour recevoir l’âme du grand Christoval défunt. Le peuple envahit sa cellule et se partage comme une relique les lambeaux de vêtement qu’il laisse après lui.
Les huit intermèdes du Recueil de 1615 sont charmants de dialogue, surtout le Tableau des Merveilles, le Gardien vigilant et les Deux Bavards. Je renvoie le lecteur qui les voudra connaître à ma traduction du théâtre de Michel Cervantès (1 vol. ; Paris, Michel
Lévy, 1862).
Pour résumer l’action de Cervantès sur le théâtre de son époque, il faut avouer qu’elle n’est guère appréciable, et cela malgré le mérite des compositions du poète, car la Numancia et le Rufian dichoso sont assurément des œuvres d’une grande valeur. Mais il exista toujours, à l’égard de la doctrine dramatique, une indécision très marquée dans l’esprit de notre auteur. Son bon sens le portait à la régularité et à la vraisemblance des actions et des caractères, et le goût du public l’entraînait malgré lui dans la complication des événements et dans les bizarreries qui seules réussissaient alors. Ainsi tiraillé en deux sens contraires, il ne pouvait s’entendre avec lui-même. Une scène-prologue qui ouvre le quatrième acte du Rufian dichoso, et qui est débitée par les personnages allégoriques la Comédie et la Curiosité, montre clairement ces deux courants d’idées auxquels il obéit. Dans la scène-prologue, l’auteur s’excuse d’employer les moyens extravagants de la Poétique nouvelle, et, dans le drame qui suit cette scène, il pousse ces moyens dans leurs dernières limites. S’il a abandonné les règles anciennes, c’est parce que la mode le veut ainsi. « Je représente mille choses, dit la Comédie, non plus en récit comme autrefois, mais en action, et ainsi par force il me faut changer de lieu. Et comme ces actions se passent dans différents pays, je vais où elles se passent ; là est l’excuse de mon extravagance. »
La gaîté qui domine dans les comédies et les intermèdes, aussi bien que dans le roman de Cervantès, fait un singulier contraste avec les misères de sa vie. Peu s’en fallut qu’au lieu de devenir l’auteur de Don Quichotte il ne devînt un petit auditeur de corrégidor dans les possessions américaines de l’Espagne. Heureusement, il ne put obtenir la misérable place qu’il sollicitait dans cet asyle des désespérés. Le Roi Philippe III admirait pourtant Don Quichotte à ses moments perdus, et il ne pouvait ignorer la détresse du poète qui, dans le chapitre Ier de son Voyage au Parnasse, avouait en vers charmants au Dieu du Jour qu’il ne possédait pas de manteau, et Apollon lui répondait : « Ô Adam des poètes, je ne te vois pas avec moins de plaisir ; la vertu est un manteau qui cache et couvre la pauvreté. »
Un fait étrange se produisit dans ce temps à Madrid à propos de Michel Cervantès. Les jeunes gentilshommes qui avaient accompagné en Espagne l’ambassadeur de France proposèrent au pauvre grand homme de venir se fixer à Paris pour y enseigner les lettres espagnoles, et lui, il refusa d’abandonner ce pays ingrat qui le laissait mourir de faim, et qui aujourd’hui lui élève des statues.
CHAPITRE XIX : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ESPAGNOL (suite) : LOPE DE VEGA
Les fêtes du Corpus. – Drames religieux. – Loas et intermèdes. – Drames historiques. – Comédies galantes et comédies d’intrigues. – Comédies de caractère. – Résumé. – Les danses espagnoles.
I
Nous avons traversé toutes les couches de la période de formation de la comédie espagnole, qui va prendre sa personnalité définitive dans l’œuvre de Lope de Vega. Ce travail sera continué au siècle suivant par Calderon de la Barca, Alarcon et Tirso de Molina, pour ne citer que les plus illustres. On a pu remarquer que dès le commencement du siècle la comédie à événements et à imbroglio arrive d’Italie en Espagne avec Torrès Naharro, et que Lope de Rueda ajoute ensuite à l’élément italien le naturel du dialogue et les types populaires nationaux, Les autres auteurs ne font que développer le système dramatique mis en vogue par ces deux précurseurs, et tout aussitôt adopté en Espagne. En vain le parti des érudits tente l’épreuve qui eut tant de succès en Italie, la traduction et l’imitation des chefs-d’œuvre grecs et latins : le peuple refuse de le suivre dans cette voie ; le peuple veut de l’actualité quand même ;il pardonne les extravagances, pourvu que les personnages qu’on lui présente vivent de sa vie et portent l’habit qu’il porte. L’érudit Juan de la Cueva, qui pouvait soutenir avec éclat le parti aristotélien, passe à l’ennemi dès l’abord et fait retentir le jardin de Doña Elvira des accents de la muse romantique, aidant ainsi au mouvement littéraire qui va bientôt placer le drame espagnol sur une base immortelle. Le grand Michel Cervantès abandonna l’arène dramatique après avoir produit, parmi beaucoup d’ouvrages estimables, un chef-d’œuvre, la Numancia, et alors paraît ce génie inépuisable qu’il appelle lui-même un prodige de nature, Lope Félix de Vega Carpio, né à Madrid, le 25 novembre 1562. La naissance de Lope de Vega avait précédé de dix-huit mois celle de Shakespeare ; sa première pièce de théâtre précéda de quatre ou cinq ans la première pièce du grand dramatiste anglais. Ces deux illustres créateurs appartiennent à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle. Pour ne pas scinder l’examen de leurs œuvres, nous les comprendrons dans le XVIe.
Quelle nature étonnante que ce Lope, qui, à l’âge de cinq ans, lisait le latin et récitait à ses petits camarades des vers castillans de sa composition ; qui, à douze ans, avait appris la rhétorique et savait, en outre, le chant, la danse et l’escrime. À quinze ans il marche comme soldat dans les tercios castillans et va combattre, ainsi qu’il le dit dans son épître à Don Luiz de Haro, le brave Portugais dans les îles Tercères ; puis il s’embarque, sur la fameuse Armada, pour l’expédition d’Angleterre. Plus favorisé que Michel Cervantès, il acheva ses campagnes sans blessures. Tour à tour page et étudiant, amoureux jaloux, tirant l’épée pour sa belle, emprisonné, puis exilé de Madrid, il se marie deux fois. À son second veuvage il entre en religion, devient familier du Saint Office et dit lui-même la messe dans sa petite maison de la rue de Francos, à Madrid. La mort lui ravit Carlos, l’aîné de ses fils ; il empêche l’autre, Lope, de se faire poète, et quand il s’agit de marier sa fille Feliciana, il est si dénué de ressources, qu’il se voit contraint de demander une dot au Roi. À cette époque, il travaillait pourtant depuis quarante années pour le théâtre, et il avait gagné, selon le calcul de Montalvan, son contemporain et son ami, la somme de quatre vingt mille ducats, sans compter sa pension royale et le bénéfice qu’il devait au duc de Sessa, son protecteur. Son excessive charité causait seule ce désordre dans ses affaires, car sa dépense personnelle était plus que bourgeoise. Son petit jardin, dont il faisait ses délices, et qu’il préférait au mont Hybla et aux jardins suspendus de Sémiramis, avait quelques pieds carrés ; il renfermait deux arbres, dix pieds de fleurs, deux treilles, un oranger et un rosier ; on y pouvait entendre deux rossignols.
Si l’on en croit Montalvan, Lope aurait écrit dix-huit cents comédies. Dans son églogue à Claudio, publiée quelques années avant sa mort, Lope n’en avoue que 1 500. Il mourut le 27août 1635, à l’âge de soixante treize ans. Ce fut un deuil général. La ville et la cour assistèrent à ses obsèques, présidées par le duc de Sessa, et, quand la bière contenant le corps descendit dans la terre, un gémissement de la foule couvrit la voix des prêtres récitant les prières d’adieu.
La plupart des comédies de Lope de Vega ne furent pas imprimées, et le plus grand nombre en est perdu. Dans son excellent catalogue du théâtre espagnol, don Cayetano Alberto de la Barrera fait monter à 608 le chiffre des comédies de Lope aujourd’hui connues, soit par leur texte, soit seulement par leur titre, et à 439 seulement le nombre des pièces authentiques dont on possède le texte, soit imprimé, soit manuscrit. Il faut ajouter à cette liste dix-neuf autos sacramentalès et une trentaine d’intermèdes qui nous restent sur les 400 que Montalvan dit avoir été composés par son ami.
Jamais aucun auteur ancien ni moderne ne s’est élevé à cette puissance de production, et l’étonnement redouble encore quand on sait que toutes ces pièces, à l’exception de la Dorotea et de quelques intermèdes, sont écrites en vers et divisées en trois actes. Un bibliophile espagnol a calculé que les œuvres poétiques de Lope réunies forment un total de vingt et un millions de vers.
Les matériaux du drame populaire existaient, nous l’avons vu, quand Lope entreprit la tâche immense de construire ce palais splendide de ses œuvres, fondé sur les instincts moraux et les appétits de sa nation. Il avait donc sous la main l’élément italien, naturalisé par Torrès Naharro, la gracieuse églogue de Juan del Encina, les actualités et les bergeries de Lope de Rueda, les autos religieux la plupart anonymes, les mâles accents de la tragique Numancia, et, comme écueil à éviter, les tentatives de la secte érudite, si mal accueillies du public malgré leur persévérante éclosion. Au lieu de refléter les œuvres des anciens et de former un théâtre composite à l’instar de l’Italie et de la France, il puisa dans les annales de l’Espagne et dans les idées modernes qui constituaient le caractère national, patriote et chrétien avant tout. En même temps qu’il faisait lever de leurs tombeaux de marbre les grands ancêtres des Romanceros, il peuplait ses gracieux paysages de personnages aimables et charmants, et sa riante fantaisie, toujours morale et poétique, évitait autant que possible les impressions pénibles et les dénouements sanglants. Quand l’action l’exigera, nous le trouverons pourtant aussi énergique et aussi concis que l’a pu être son successeur Calderon.
Lope écrivit en 1609 son Nouvel Art dramatique (Arte nuovo de hacer comedias), dans lequel il explique la théorie qu’il met en pratique. Son premier principe est le mélange du comique et du tragique dans le drame. « Cette variété plaît beaucoup, dit-il ; la nature même en donne l’exemple, et c’est de tels contrastes qu’elle tire sa beauté. Ayez soin seulement que le sujet contienne une action unique, que votre fable ne soit pas surchargée d’épisodes, je veux dire de choses étrangères au sujet principal, et qu’on n’en puisse rien retrancher sans tout détruire. » Il ne veut pas non plus qu’on ait à s’inquiéter des unités de temps et de lieu ; il recommande de ne jamais laisser la scène vide et de n’employer ni pensées recherchées ni traits d’esprit quintessenciés dans la causerie familière. Il ajoute : « Si un Roi parle, imitez autant que possible la gravité royale ; s’il s’agit d’un vieillard, donnez-lui une modestie sentencieuse ; que les amants dépeignent leur passion de manière à émouvoir les auditeurs... Gardez toujours le respect qu’on doit aux femmes... Que jamais les personnages ne soient en désaccord avec leur caractère ; en un mot, qu’on ne puisse pas leur reprocher, comme à l’Œdipe de Sophocle, d’avoir oublié que Laïus est mort de sa main. » Il s’élève le premier contre l’imperfection et les anachronismes de la mise en scène espagnole, et il s’étonne justement que le public supporte la vue d’un Turc ou d’un Romain avec une collerette chrétienne et des hauts-de-chausses. Il fait du reste bon marché de sa Poétique, du moins en apparence, et il avoue en plaisantant qu’il mérite d’être traité d’ignorant par l’Italie et par la France. Après tout, il défend ce qu’il a écrit, « d’autant plus que ses pièces autrement composées et meilleures n’auraient pas eu le succès qu’elles obtiennent. »
Dans les prologues mis en tête de ses volumes imprimés, Lope se plaint souvent des textes tronqués ou ornés d’impertinentes additions que l’on fait courir sous son nom en Andalousie et en Castille. Les contrefacteurs qui ont saisi au vol quelques scènes à la représentation les arrangent tant bien que mal et les débitent avec le nom du malheureux auteur. Cette infraction se commet à l’insu du gouvernement et des autorités municipales Quelques-uns plus osés les vendent sous leur propre nom ou sous le nom d’un poète étranger. C’est pourquoi Lope se décide à imprimer lui-même une partie des ouvrages qu’il a fait représenter.
Le prologue de son sixième volume de comédies et celui du tome dix-neuvième, écrits en forme de dialogues, signalent divers autres abus dont se plaignaient les auteurs de ce temps. C’est d’abord l’introduction des machines, des trappes, des apparitions et des vols qui menacent de bannir de la scène la littérature et la poésie. Le théâtre personnifié se défend en demandant à son interlocuteur si le plaisir des yeux n’est pas complet pour lui quand il assiste à une course de taureaux.
« Sans doute, répond celui-ci, mais je n’ai pas entendu dire que jamais taureau ait chanté ou dansé.
– Alors ne vous étonnez donc pas que le public recherche le spectacle qui s’adresse à ses yeux.
– Mais l’âme n’est-elle pas la partie principale ?
– La plupart des femmes qui occupent les loges, et les ignorants assis sur les bancs, comprennent-ils la beauté des vers, la différence du bon et du mauvais style ? Beaucoup vont au théâtre plutôt pour se faire voir que pour écouter. »
Dans le prologue du tome XIX, le poète se plaint qu’on ait démesurément augmenté le prix des places, fixé autrefois à un réal. Bien des gens peuvent donner ce réal et le donnaient : les salles étaient pleines alors ; aux prix nouveaux, ni les acteurs ni les auteurs ne pourront plus vivre, car les corralès sont déserts. Et puis pourquoi jouer pendant les mois de juin, de juillet et d’août ? Le seul mois de septembre, en attirant la foule, suffisait jadis à couvrir la différence de recette. En jouant moins souvent, on aurait un public mieux disposé ; les acteurs et les pièces seraient meilleurs. On voit que ces questions matérielles, si fort agitées de nos jours, préoccupaient déjà les auteurs de ce temps.
Le Théâtre reproche ensuite au Poète les critiques qu’il se permet sur les travers du temps, critiques qui peuvent lui mettre à dos les spectateurs. À quoi le Poète répond : « Le grand acteur Cisneros, dans le rôle d’un alcade, demandait un jour à son secrétaire pourquoi on avait mis en prison un étudiant. L’interlocuteur répondit : C’est parce qu’il s’est permis de satiriser un grand personnage.
– Qu’est-ce donc que satiriser ? – C’est reprendre les fautes de quelqu’un. – Ne serait-il pas plus juste, répliqua Cisneros, d’envoyer en prison celui qui commet les fautes que celui qui les reprend ? »
Pour mettre quelque ordre dans l’examen de cette œuvre gigantesque qu’on appelle le théâtre de Lope de Vega, pour l’éclairer d’un rayon qui permette d’en embrasser le détail comme l’ensemble, il faut d’abord la diviser en catégories distinctes. Ces catégories peuvent se réduire au nombre de cinq : 1° les drames religieux ; 2° les Loas et les Intermèdes (Entremesès), qui sont le complément de ces représentations sacrées ; 3° les comédies et les drames historiques ; 4° les comédies galantes et les comédies d’intrigue ; 5° les comédies de caractère. Nous allons entrer aussi à fond que l’espace nous le permettra dans l’analyse et dans l’examen de l’œuvre ainsi divisée, laissant de côté les pièces traduites en français par MM. La Baumelle et Damas Hinard, parce que nous les supposons connues. Telles sont, entre autres : Fontovéjune ; Persévérer jusqu’à la mort ; le Meilleur Alcade est le Roi ; l’Hameçon de Phénice ; Aimer sans savoir qui ; le Chien du Jardinier, etc.
II - Les pièces religieuses de Lope de Vega
Les Espagnols ont deux espèces de pièces religieuses, les Autos sacramentalès, destinés à célébrer la sainte Eucharistie, et les drames où, parmi les personnages, on voit des saints ou des saintes, des anges ou des démons. Les Autos sacramentalès sont en un seul acte, les autres pièces religieuses en comptent généralement trois. Ces Actes sacramentels, comme nos anciens Mystères, étaient composés pour être joués sur les places publiques pendant les fêtes du Corpus Domini. À cette époque, tous les théâtres d’Espagne se fermaient pendant un mois, et les troupes de comédiens étaient requises par les municipalités pour concourir à l’éclat des fêtes. Ces fêtes avaient lieu non-seulement dans toutes les villes, mais dans les plus pauvres villages ; chacun les célébrait selon ses moyens. À Valence, à Tolède, à Séville, à Madrid, c’était un luxe inouï de représentation, et de la part du peuple un enthousiasme extraordinaire. Cette vogue des pièces religieuses, jouées sur les places publiques, se continua en Espagne jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Quand Lope de Vega se mit à continuer l’œuvre des Pedraza, des Gil Vicente et des Timoneda, il en élargit le cadre, et il anima de sa pensée et de son style ce genre de composition, jusqu’alors froid, raide et compassé.
Dans chaque ville, les fêtes du Corpus Domini étaient dirigées par une junte, composée du Corrégidor, de ses Régidorès et du secrétaire de l’Ayuntamiento (Municipalité). À Madrid, c’était un membre du Conseil de Castille qui présidait la junte. Il prenait le titre de surintendant des fêtes du Très Saint Sacrement. La junte faisait fabriquer les Géants et la Tarasca destinés à figurer dans la procession. Elle traitait avec les directeurs de comédies pour le service des acteurs et pour les ouvrages à commander aux poètes. Le spectacle se composait de quatre autos, d’autant de loas et d’autant d’intermèdes. Chaque auto était précédé de sa loa, en manière de prologue, et de son intermède. On jouait le jeudi, devant le palais du Roi, les deux premiers autos, munis de leurs pièces accessoires. Le vendredi, on représentait les deux autres, de la même manière, sur une autre place. Les jours suivants, on jouait dans quelques couvents privilégiés et sur une petite place pour les membres de la Municipalité, qui occupaient, avec leurs familles et leurs amis, les balcons de trois côtés de cette place. Le bon peuple garnissait le quatrième côté, derrière la scène, et, de là, il ne voyait les acteurs que de dos.
Lope de Vega fut la cause d’un grand changement dans la commande aux auteurs des pièces du Corpus. N’ayant pas livré son auto à Alonso Riquelme, le directeur engagé par l’Ayuntamiento, la junte mit en prison l’empresario, et Lope fut obligé de passer la nuit à travailler pour libérer le pauvre diable à qui il avait manqué de parole. Depuis ce jour, la Municipalité traita directement avec les poètes, afin sans doute de les avoir sous la main. Je n’ai pas trouvé trace des sommes payées à Lope pour ses autos, mais Calderon reçut pour un ouvrage jusqu’à 2 900 réaux, 700 de l’empresario et 2 200 comme indemnité royale.
Huit ou quinze jours avant la représentation, on faisait la répétition générale de la fête sur la place publique ; mais elle avait lieu au point du jour, afin d’en éloigner les oisifs et les curieux.
Toutes les cloches des églises annonçaient, dès le matin, la sortie de la procession pour la fête du Corpus. Des enfants couronnés de fleurs ouvraient le cortège en chantant des litanies. Des paysans de toutes les provinces voisines exécutaient leurs danses nationales en s’accompagnant de castagnettes et de tamborilès. Puis venaient les Géants de carton, portés par des hommes cachés dans des carcasses d’osier, comme nous en voyons encore aujourd’hui dans quelques provinces de France et de Belgique. Les prêtres suivaient avec le Saint Sacrement, et, après le clergé, marchait le Roi d’Espagne, escorté des grands de sa cour, du nonce du Pape et de tous les ambassadeurs étrangers. Les acteurs, montés dans des carrosses, fermaient la marche en costume de théâtre.
C’était une singulière tâche à remplir que celle de traduire en personnages réels les dogmes les plus abstraits de la foi catholique. Les anciens auteurs ne se donnaient pas pour cela beaucoup de peine. À un peuple naïf, ils offraient un spectacle naïf, représentant les Mystères les plus subtils, sans les expliquer, ni les comprendre. Lope dut y introduire, dans une certaine proportion, l’invention dramatique et la poésie, qui, trop souvent, leur avait fait défaut. Il donna aussi à ce genre de pièce une plus grande étendue. L’auto de Saint Martin, par Gil Vicente, ne contenait que deux scènes : le pauvre se plaignant de sa misère, le saint arrivant à cheval, suivi de trois pages, et tirant son épée pour partager en deux son manteau. La Danse de la mort, par Juan Pedraza, se composait de monologues et de dialogues successifs entre la Mort, le Pape, le Roi, la Dame et le Berger. Les autos anonymes, appelés Farces (Farzas), n’offrent pas une plus grande complication de moyens.
C’est pendant son séjour à Valence que Lope fit représenter, dit-on, dans cette ville son auto sacramental, intitulé le Voyage de l’âme (el Viage del alma).
Après un prologue en musique et un discours en vers, l’Âme, personnage allégorique vêtu de blanc, se promène sur le port d’une ville qu’on ne nomme pas, cherchant un navire pour s’embarquer. Elle est accompagnée de deux serviteurs, la Mémoire et la Volonté. Un pilote se présente pour les conduire à leur destination. Ce pilote, c’est le Démon, sous le caban d’un matelot. Son navire s’appelle le Plaisir ; les marins de son bord sont les Sept Péchés capitaux.
Une fois embarquée, l’Âme voit soudain noircir ses vêtements blancs ; la nef diabolique retentit du son des instruments et des voix chantant le plaisir. Une foule de galants et de femmes luxueusement vêtues boit et mange, narguant le ciel, qui déploie ses splendeurs sur les vagues colorées comme des turquoises. La Mémoire rappelle alors à l’Âme son innocence perdue ; elle la supplie d’implorer le Christ, pour qu’il vienne à son aide. Jésus paraît sur un autre navire, appelé la Pénitence ; aussitôt tous les habitants de la nef infernale disparaissent comme par enchantement, et l’Âme reste seule en face du Christ, qui dit à ses anges : « Si l’Âme se repent, qu’elle vienne à moi ! Quoique l’on m’appelle tard, j’arrive toujours à temps. Je frappe à sa porte ; si elle entend ma voix, qu’elle ouvre, j’entrerai. Je l’ai achetée d’un grand prix, c’est pourquoi je viens la chercher. » L’Âme se rend à l’appel de Jésus ; le grand mât du navire la Pénitence se change alors en une croix sur laquelle paraissent les clous de la Passion, l’éponge, la lance, le fouet, le tout entouré de bannières bordées de calices dorés ; au pied de la misaine surgit saint Bernard. La poupe devient le Saint Sépulcre, au pied duquel prie la Madeleine ; saint Pierre regarde l’aiguille de la boussole ; le Pape s’assied au gouvernail. Saint François est agenouillé devant le beaupré, et du sommet de la croix qui a remplacé le grand mât pendent cinq cordons de soie rouge qui vont aboutir à ses flancs à ses mains et à ses pieds. L’orchestre joue, le canon tonne, et saint Pierre conclut l’auto par un discours sur la puissance de la nef divine, qui détruira les corsaires de l’hérésie et les plongera dans les profondeurs de la mer.
Le Pasteur Loup ou la Cabane céleste est un sujet d’auto très souvent traité par les poètes du Saint-Sacrement. Lope, sans en compliquer beaucoup la marche, l’a orné de toutes les grâces de son style. Il nous introduit dans une vallée au fond de laquelle on aperçoit, entre les cimes des arbres, la cabane qu’habite la brebis chérie du Bon Pasteur. C’est encore de l’Âme qu’il s’agit. Sur une colline voisine s’élève, au milieu des fleurs, une autre cabane, qui est celle du Pasteur Loup ou du Mauvais Pasteur, c’est-à-dire du Démon. Le Démon guette l’instant où il pourra s’emparer de la brebis favorite. « Je me nomme le Pasteur Loup, dit-il, comme Dieu se nomme le Pasteur de brebis. Je dérobe le meilleur de son troupeau, et je rôde nuit et jour autour de ses bergeries. Petite brebis, dont la toison si blanche semble formée de jasmins, et que Dieu nomme sa brebis chérie, je meurs d’amour pour toi. »
La brebis vient trouver le Bon Pasteur, qui arrive de voyage. Elle n’a pas vécu pendant son absence. « Quand tu n’es pas là, dit-elle, le soleil ne se lève pas pour moi, et la vie ne peut être en moi, car je m’oublie moi-même.
– Chère brebis, répond le Pasteur, quand je ne suis pas près de toi, je crains que les loups ne te suivent. Je veux aujourd’hui te donner le sel de la sagesse. – Maître, ce sera pour moi une grâce céleste. – Approche la main de ta bouche, afin que tu restes avec ma grâce. – Souverain Pasteur, je ne suis pas digne de si grandes récompenses. – Viens, tu es mon épouse. – Ô mon Dieu, s’écrie la brebis mystique, en touchant votre main je me sens l’âme troublée. Est-ce là une plaie, un rubis ou une rose ? Ce doit être tout cela, l’émail du rosier uni à la neige céleste... Eh bien, donnez-moi votre sel. Hélas ! à cette autre main, voici encore une blessure ! – Ces blessures, je les ai reçues pour toi. – Je suis bien affligée, Pasteur, qu’ils vous aient blessé à cause de moi. »
La brebis, ou plutôt l’Âme humaine, s’attendrit aux douleurs que son Pasteur a supportées pour elle, et le Démon, ou le Pasteur Loup, la trouve évanouie quand il arrive près d’elle. Il l’emporte dans sa bergerie de fleurs, où elle s’éveille tout épouvantée. « Pourquoi pleures-tu, lui dit le ravisseur : Dieu a-t-il une cabane et un jardin comme ce que tu vois ? La montagne du Christ n’est qu’épines et broussailles, que peines et tourments. Contemple de cette colline la terre que je te promets, et dont je te ferai maîtresse. Ne regarde pas le ciel, regarde ces fertiles pâturages. Que d’ombre pour l’été, que de soleil pour l’hiver ! »
Aux pleurs de la malheureuse, le Démon répond :
« Âme, réjouis-toi, puisque tu es à moi. »
Mais pendant l’absence du Pasteur Loup, le Bon Pasteur pénètre dans la cabane maudite, où son épouse est endormie. Elle répond en songe aux questions que lui adresse son bien-aimé.
« Chère âme, lui dit le Christ, est-ce ton oubli ou ton amour qui dort ? Voici ton pasteur. Que pleures tu ? – Ma grande faute. – Comme j’ai beaucoup d’amour, je puis beaucoup pardonner. Viens avec moi ! » Et le Bon Pasteur l’emporte sur ses épaules.
Le Démon les poursuit en vain. Ils apparaissent sur le sommet d’une montagne, l’Âme couronnée de roses, le Sauveur couronné d’épines.
« Âme, dit le Seigneur, c’est par cet âpre chemin que l’on arrive au bonheur éternel. »
Ces quelques lignes donneront, je le crois, une idée suffisante de ce que sont ces autos sacramentalès, si ardus dans le fond, si brillants dans la forme. La Siega (la Moisson) est la mise en scène idéale de la parabole de saint Matthieu, à propos du champ où poussent le bon grain et l’ivraie. L’auto de los Cantares nous montre allégoriquement l’Époux et l’Épouse, encore le Christ et l’Âme, sous une autre forme. Dans celui del Pan y del Palo, ce sont les mêmes allégories, et par ce pain et ce bâton l’auteur veut dire que l’humanité doit souffrir avant de se nourrir de l’éternel pain du ciel. Ces pures compositions mystiques seraient difficilement comprises aujourd’hui.
Le Cardinal de Belen et San Diego d’Alcala ne sont pas des actes du Saint-Sacrement, mais des pièces religieuses destinées à être jouées dans les couvents. La première, dédiée au Père Paravicino, prédicateur du Roi et chef de la Confrérie de la Rédemption des captifs, est à la louange de saint Jérôme, qui lutte contre le Démon et qui finit par le soumettre à sa volonté. Le Démon conclut en annonçant au monde une chose nouvelle ; il déclare avoir tant de respect pour ce saint pénitent, qu’il n’entrera jamais dans une maison où son image sera peinte.
Diego d’Alcala suit une procession de laquelle son père veut l’éloigner ; le fils refuse et poursuit sa vocation.
Son père le retrouve abbé élu d’un couvent convertissant à la foi chrétienne les Juifs et les Maures. Il triomphe de Satan lui-même, et meurt en embrassant la croix. Un enfant pauvre à qui il distribuait son pain chaque jour vient pleurer sur son cercueil découvert et lui demande à manger.
Un miracle se produit alors à la vue de tout le peuple. Le cadavre du saint lève le bras et offre un pain à l’enfant. Les assistants célèbrent la charité si ardente de san Diego d’Alcala.
N’est-ce pas là, pour la sombre et vigoureuse couleur, un tableau d’Herrera ou de Zurbaran ? En lisant ces autos si populaires et si nationaux au temps des trois Philippe, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur les processions du Corpus défilant bannières et danseurs en tête dans les rues de Madrid, ne retrouve-t-on pas toute la pittoresque tradition de cette foi naïve qui brûlait les hérétiques avec la même sincérité qu’elle mettait à absoudre les rufians, les rameras et les alcahuetes ?
III
Les Loas sont des prologues récités tantôt par un personnage, tantôt par plusieurs, et qui servaient d’annonce aux représentations des fêtes du Corpus Domini. L’auto intitulé le Nom de Jésus est précédé du Paysan et le Laboureur (loa) et de l’intermède (entremès) le Jurisconsulte (el Letrado).
Le paysan de la loa a perdu sa femme dans la foule à la fête que donne la ville de Madrid pour la célébration du Saint-Sacrement. Il n’y a qu’à Madrid, dit-il, qu’une femme de vingt ans puisse se perdre. Je la ferai tambouriner. Il la retrouve après la funcion, émerveillée de tout ce qu’elle a vu. Ce qu’elle a le plus admiré, c’est l’hostie que porte le prêtre dans la procession. « Ce pain n’est pas du pain, mais Dieu lui-même, a dit le curé. – Qu’as-tu vu encore ? – Les géants qui ont dépouillé leur carcasse d’osier pour aller boire au cabaret. Les anges étaient des enfants comme les nôtres. Un jeune homme suivait le clergé, ayant à sa gauche un autre jeune homme ; on m’a dit que l’un était le Roi et l’autre l’Infant. C’est ce qu’il y a de plus beau après Dieu. Derrière eux venait le nonce du grand Pasteur de l’Église et les ambassadeurs de France, d’Allemagne et de Venise. »
Dans l’intermède le Letrado on voit un homme de loi que deux coquins viennent consulter et qui lui volent mille ducats. Après leur départ, la gouvernante du légiste avertit son maître que son tiroir a été ouvert par les faux plaideurs. Il requiert les alguazils et court les rues pour retrouver ses bandits. Il les retrouve, en effet ; mais ils contrefont les aveugles et chantent des litanies en ayant soin de déguiser leurs voix. La justice est jouée. L’alguazil, pourtant, défend de laisser sortir de la ville aucune personne suspecte sans qu’il l’ait lui-même interrogée. Les faux aveugles se mêlent alors aux danseurs de la fête et sortent avec eux sans être reconnus. L’alguazil console le volé en lui procurant une excellente place pour voir la fête.
L’auto l’Héritier du Ciel est accompagné d’une loa ayant pour titre le Zèle et la Renommée, qui n’est qu’un chant alterné sur le pain divin, ou si l’on veut sur la sainte Eucharistie, et d’un intermède el Soldadillo (le Jeune Soldat). Cet intermède est une satire des officiers municipaux.
L’intermède des Chars du Corpus donne sur cette fête tous les détails que l’on a vus plus haut. Celui du Poète (el Poeta) fait la critique des poètes ridicules. Une jeune femme, venue des Indes, a fait annoncer dans la ville qu’elle possède une riche dot et qu’elle veut épouser un poète. Tous ceux qui voudront concourir n’ont qu’à se présenter au jour et à l’heure convenus. L’un devra célébrer les yeux de la dame, l’autre sa bouche, l’autre ses mains. Une collection de caricatures plus ou moins dépenaillées se présente, et la joute a lieu devant le seigneur licencié Pescante, chargé de décerner le prix. Chacun, à la manière des ménestrels du Tannhäuser, chante l’une des beautés de la châtelaine. L’un étale des redondillas épanouies, l’autre des coplillas de arte mayor, et c’est à qui déclamera les vers les plus ridicules. Quand le triomphateur de ce tournoi poétique est proclamé, un valet apporte la dot de la dame sur un coussin ; c’est une paire de castagnettes dont elle joue à ravir, mais c’est son unique bien. Le poète vainqueur ne se dédit pas.
« Musique et poésie, c’est du miel sur une tartine. Je ferai les paroles, vous les danserez, et nous vivrons comme tant d’autres. »
L’Enlèvement d’Hélène (el Robo de Helena) est un intermède un peu plus compliqué, quoiqu’il soit également très court. Le jeune Paez, qui n’a pas le sou, ce qui ne l’empêche pas d’être fort épris de la fille d’un vieux docteur, a imaginé une ruse pour s’unir à sa belle. Il a fait écrire par un de ses amis une comédie sur l’enlèvement d’Hélène, et il a offert de jouer la pièce dans la maison du docteur, pour le divertissement de sa compagnie. La fille du docteur sait le rôle d’Hélène ; lui, Paez, il représentera le beau Pâris. Le docteur fait ses invitations ; on dresse un paravent dans le salon du savant, et voilà le public en place. La pièce de Paez est une charge complète, dont toutes les plaisanteries s’appliquent à la double situation. L’apothicaire et sa femme Doña Purga s’extasient sur le jeu des acteurs. Pâris dit à Hélène qu’il n’est venu là que pour l’enlever, qu’il faut que bon gré malgré elle s’y décide. Il n’a pas été assez simple pour laisser ses vaisseaux à l’auberge ; ils sont en mer, les voiles tendues, et ils n’attendent qu’un mot pour partir.
« Pâris de mon cœur, reprend Hélène, Dieu sait quelle tentation j’ai de te suivre, mais je suis sujette au mal de mer. Si je pouvais traverser les flots en voiture, je n’hésiterais pas. – Eh bien ! ne pourrait-on pas louer une litière avec une paire de mules ? – Dans tous les cas, mon cœur, je t’enlèverai par force, dusses-tu jeter les hauts cris. – Moi crier ? pas si sotte ! »
À ce moment un coryphée vient dire à Pâris : « Grand capitaine, voici le moment, la mer est comme une tasse de lait. – Pas encore, répond Pâris, j’attends de Tétouan deux barils de poisson salé et des fanègues de pain. As-tu embarqué les effets d’Hélène ? – Sans que rien n’y manque. – C’est bien alors, aux armes ! Partons pour Troie ! »
Les amants sortent dans les bras l’un de l’autre ; la scène reste vide, et les assistants ne tarissent pas d’éloges sur la chaleur de Pâris, sur la gracieuse timidité d’Hélène ; mais on finit par trouver l’entracte bien long. Le domestique du docteur entre alors sur la scène, s’écriant : « Monsieur le docteur, Monsieur le docteur, Pâris a enlevé Hélène !
– Nous le savons bien, imbécile, puisque nous venons de le voir. – Mais, Monsieur le docteur, je dis que Paez a enlevé votre fille ! – Ô les chiens ! les chiens ! s’écrie à son tour le docteur. – Je ne sais si ce sont les chiens, ajoute le domestique, mais ils ont pris les doublons que vous teniez serrés dans votre secrétaire. » Le docteur crie aussi aux armes, et il sort de la maison avec toute sa compagnie.
Pendant ce temps, Paez et la belle Hélène se prélassent dans une posada de la ville. Pâris a dit en entrant à la fugitive : «Vous êtes à Troie ; le Grec ne vous y sur prendra pas. »
Paez se trompe, le docteur et ses invités font irruption dans la posada ; mais la jeune fille est trop compromise pour que le dénouement ne soit pas un bon et solide mariage : c’est ce qui a lieu.
Contentons-nous de mentionner le Décapité (el Degollado), scène où Lope met en jeu la simplicité d’un alcade de village ; les Orgues (los Organos), où un curé fait concourir sur l’orgue ses deux sacristains, pour savoir auquel des deux il donnera la main de sa nièce ; la Sorcière (la Hechizera), vieille courtisane réduite à faire de la sorcellerie, et qui est punie par un galant de l’argent qu’elle lui a escroqué.
L’intermède intitulé le Marquis d’Alfarache esquisse une satire des gentilshommes espagnols de la cour de Philippe III. Il commence par la toilette du personnage. Un détail curieux dans cette toilette est celui-ci : « Votre Seigneurie ne se lave pas ? – Non. C’est une mode bourgeoise. Donne-moi mon épée et ma dague avec leur ceinturon. »
Un alguazil de cour se présente chez le marquis. Croyant qu’il apporte quelque grâce du palais, celui-ci lui fait mille politesses. Quand il est assis dans un bon fauteuil, l’alguazil tire timidement de sa poche une citation en justice, au nom du tailleur non soldé de Sa Seigneurie. Le marquis se lève et le chasse en le traitant de drôle, d’imbécile et d’ivrogne. C’est jour de réception à l’hôtel d’Alfarache. Pendant que le marquis est sorti un moment, Madame la marquise arrive en chaise. Cette marquise, caricature très accusée, lutte de propos impertinents et ridicules avec un certain comte, son cousin. Ils échangent une série de propos à la fois frivoles et précieux, qui rappellent les conversations mises par Molière dans la bouche de Cathos et du marquis de Mascarille.
Ces conversations sont interrompues par l’arrivée d’un taureau échappé de la course qui a eu lieu dans la place voisine. Il poursuit les danseurs, la marquise s’évanouit. Le comte presse son mari de la sauver. « Pardieu ! répond-il, allons-nous-en et laissez-la. Je vous jure que cela m’est bien égal ! »
On voit que ces farces n’ont aucune importance, destinées qu’elles étaient à servir de lever de rideau aux autos sacramentalès. Elles contiennent pourtant de curieux croquis de figures joviales, et le style en est souvent gai et amusant. Les intermèdes de Lope sont toutefois inférieurs à ceux de Cervantès.
IV - Les pièces historiques de Lope
En quelque pays et en quelque temps que Lope transporte ses spectateurs, c’est toujours l’Espagne qu’il leur montre sous la toge romaine, comme sous la pelisse hongroise ou moscovite. Ce n’est pas qu’il ignore l’histoire et les livres anciens et modernes, puisqu’il avait fréquenté les Universités de Madrid et d’Alcala de Henarès, où il avait pris ses grades dans les lettres et les sciences, puisqu’il lisait couramment dans leurs idiomes originaux, outre Cicéron et Tacite, Machiavel, Camoëns et Ronsard. Son but arrêté était de rester toujours en complète harmonie avec le peuple qui remplissait le patio des corralès, de lui parler toujours le langage de ses passions et même de ses préjugés. En adoptant les erreurs populaires, il se rendait plus sympathique à ses auditeurs, et ne trouvait aucune résistance quand il plaisait à sa fantaisie de les transporter dans des mondes inconnus. Des auteurs modernes, et même nos contemporains, ont employé les mêmes procédés pour les mêmes raisons. Scribe, par exemple, savait aussi bien que nous à quoi s’en tenir sur les douze cents francs d’appointement du sous-lieutenant George Brown, de la Dame Blanche, et sur le fantastique costume qu’il a prêté à cet officier bleu de ciel affublé d’un uniforme moderne de trompette, avec un col Louis XIII et des bottes vernies. On a récemment essayé de donner un costume historique à ce personnage ; le public n’a pas voulu reconnaître son George Brown, et il a fallu lui rendre bien vite la tunique bleu céleste à chevrons blancs, le col Louis XIII et les pistolets de poche. Cette simple remarque explique bien des choses inexplicables, et, si l’on veut y réfléchir, on ne s’étonnera plus des anachronismes semés, comme à plaisir, dans les œuvres de Lope, de Calderon et de Shakespeare.
Dans la pièce intitulée l’Incendie de Rome (Roma abrasada) Lope de Vega a retracé très historiquement la vie de Néron, depuis l’adoption du jeune Œnobarbus par l’Empereur Claude jusqu’à la mort du César histrion. Cette pièce est peu connue. Nous choisissons toujours de préférence les ouvrages qui n’ont jamais été traduits, pour en faire l’objet de nos analyses et de nos démonstrations. Le poète, dans celui-ci, transporte la scène tour à tour de Rome en Arménie et en Espagne, du palais impérial à la place publique. Il nous fait assister d’abord à la mort de Claude, que préparent Agrippine et le fils de Domitius.
« J’ai le poison sur moi, si c’est pour cela que tu m’appelles, dit Néron à sa mère. – Je veux voir si tu m’aimes, répond Agrippine, et tu verras aujourd’hui si j’ai de l’affection pour toi. – De quelle façon tuerons nous mon père ? – Si un jour tu fais la même question pour ta mère, que les dieux t’en ôtent le pouvoir ! – On ne peut lui donner ce poison dans ses aliments. – Non plus que dans sa boisson, car ce glouton a l’habitude de vomir ses repas au moyen d’une plume qu’il se passe dans la gorge. Mais écoute, c’est dans cette plume que nous introduirons le poison. Entre et qu’il périsse ! Je ferai en sorte que Rome t’accepte pour son successeur. »
Néron commence son règne par ce mot célèbre, quand on lui offre à signer une sentence de mort : « Plût aux dieux que je ne susse pas écrire ! » À la scène suivante il a déjà oublié sa femme Octavie pour l’affranchie Aëta, mais il se contraint encore. Il se déguise pour courir de nuit les rues de la ville. Quand il est repu de ses orgies clandestines, il attaque les passants et les précipite dans les égouts. Il brise et pille les boutiques et fait vendre les objets volés pour en dissiper le produit. Othon et Feniceo, les compagnons de débauche de l’Empereur, l’encouragent dans ses excès. Bientôt vient le meurtre de Britannicus, mais il n’a pas lieu en scène. C’est Feniceo qui l’annonce au César : « Britannicus est mort. – Comment ? – Il a demandé à boire. – Et puis ? – Il a bu la mort. – Cela n’a pas été long. Que dit ma mère ? – Elle tremble.-Et Octavie ? – Elle pleure. – Feniceo, jusqu’à présent Néron a sommeillé ; il est temps qu’il s’éveille. »
C’est ainsi que s’annonce le changement de caractère du César, ou plutôt le développement de sa phase sanguinaire.
L’incendie de Rome n’est qu’un épisode dans la pièce, quoiqu’il lui donne son titre. Lope, pour rattacher l’intérêt du sujet à la sympathie de son public, a profité de la nationalité du philosophe Sénèque, né à Cordoue, pour placer dans sa bouche à diverses reprises, l’éloge de l’Espagne.
Le drame finit, comme la biographie, par la fuite précipitée de Néron et par son suicide.
L’histoire du Tzar Boris Godounof et du faux Démétrius, moins connue que celle de Néron, permettait au poète de donner une plus libre carrière à son imagination. Aussi en a-t-il largement profité en mettant à la scène son Grand-Duc de Moscovie, ou l’Empereur persécuté (el Gran Duca de Moscovia, y Emperador perseguido). Ici Youri Otrépief, le moine de Tchoudof, l’imposteur qui prétendit être le jeune Dmitri ou Démétrius, fils d’Ivan IV, et, comme tel, héritier du trône de Russie, devient le véritable fils légitime du défunt Empereur. Mnichek et sa fille Marina, qui, dans la chronique, épouse l’usurpateur, sont remplacés par un comte palatin, que l’auteur ne nomme pas, et par sa fille Margarita. Il n’y a pas lieu de dévoiler l’imposture, puisqu’il s’agit de l’héritier véritable ; aussi la pièce finit-elle sans être autrement ensanglantée que par la mort de Boris.
L’invention de Lope contient de fort belles scènes et l’action en est très mouvementée. Il s’agit, toutefois, de personnages de fantaisie. Basile est grand-duc, c’est-à-dire souverain de la Moscovie. Ce Basile a tout l’air d’Ivan le Terrible, le père du jeune Dmitri. Il commence par tuer d’un coup de bâton son fils aîné, Jean, héritier du trône. Son second fils, Théodore, ne peut prendre le sceptre quand vient la mort de Basile, car Théodore est privé de la raison. C’est donc le jeune Dmitri qui doit régner. Son oncle Doris Godounof, séparé du trône seulement par cet enfant, décide de le mettre à mort. Mais la mère de Dmitri, devinant les projets de son frère, fait échapper son enfant sous un déguisement, après l’avoir confié aux soins du fidèle Lamberto. Boris a bientôt découvert la retraite de Dmitri, et il envoie des soldats pour le tuer. Aux menaces des sicaires, qui le somment de leur livrer l’enfant royal confié à son honneur, Lamberto répond par un acte d’héroïsme. Il tire le rideau d’une alcôve et leur désigne son propre enfant, endormi dans un berceau.
Cette scène est la reproduction (involontaire sans aucun doute) d’une scène du drame chinois l’Orphelin de Tchao, lorsque Tching-Ing, au 3e acte, dénonce son propre enfant comme étant l’héritier de la famille impériale, et qu’il assiste impassible au meurtre de l’innocente créature. Les satellites de Boris Godounof percent l’enfant de mille coups, et le grand-duc de Moscovie est sauvé.
Dmitri se réfugie dans un couvent, où il se cache sous les habits d’un Frère lai du nom de Bernardino. Mais le Tzar vient visiter ce couvent, et il tremble en retrouvant dans les traits de ce jeune moine l’image vivante de son neveu.
Boris donne l’ordre au prieur du couvent de le débarrasser de ce Frère, dont la vue le trouble et l’inquiète. Mais Dmitri s’échappe encore. Travesti en paysan, il rencontre dans les champs des seigneurs polonais en chasse. Il les suit dans leur pays, où il révèle sa naissance au roi Sigismond, l’ennemi juré de Boris Godounof. Il prend les armes contre l’usurpateur, et le bat avec l’assistance des Polonais. Boris se suicide pour échapper à la clémence de son neveu.
Il y a encore dans cette pièce moscovite du XVIe siècle un personnage espagnol, du nom de Rufino, pour représenter l’honneur et la loyauté et provoquer les applaudissements des hommes du patio.
Lope est plus fidèle à la chronique lorsqu’il dramatise les faits de l’histoire de son pays.
Les Illustres Asturiennes (las Famosas Asturianas), épisode du règne d’Alphonse le Chaste, au IXe siècle, reproduisent les caractères énergiques des descendants du roi Pélage, se refusant de payer le tribut aux Rois maures. Le faible Alphonse n’a pas osé rompre le plus odieux de ces traités imposé à la nation chrétienne, celui qui livre chaque année cent vierges espagnoles aux harems des musulmans. L’envoyé du Roi maure est venu : le sort a désigné Doña Sancha, la fille du fidalgo Don Garcia, la fiancée du brave Nuño Osorio, parmi les cinquante filles nobles qui complètent le nombre des cent vierges. C’est Nuño Osorio qui est chargé d’escorter le convoi. Nuño, désespéré, part pour aller conjurer le Roi de refuser le tribut ; mais si le Roi persiste, il ne pourra se dispenser d’obéir. Doña Sancha lui reproche sa couardise. Elle ne saurait plus aimer un homme qui manque à la fois à ses devoirs de fiancé, de noble et de chrétien. Doña Sancha se retire au milieu de ses femmes ; elle revêt des habits de deuil et vient se jeter aux pieds de son père, à qui elle demande sa bénédiction. Don Garcia la bénit en pleurant et lui recommande, quand elle sera l’épouse de quelque maure distingué, d’un Roi peut-être, d’élever ses enfants dans la foi chrétienne.
Nuño est de retour : il n’a rien obtenu du Roi Alphonse ; il doit, comme ambassadeur, conduire les jeunes filles au camp des maures. Nuño Osorio a déjà touché le territoire musulman. Doña Sancha a cheminé pendant tout le voyage les bras et les jambes nus ; mais, quand sont venus les maures pour prendre livraison du tribut, elle s’est couverte d’un vaste-manteau. Nuño lui demande la raison de cette conduite. Elle lui répond dédaigneusement que les guerriers espagnols sont des femmes timides, sans courage, en tout semblables aux vierges du tribut, mais que les maures sont des hommes, et que la pudeur l’a obligée à se couvrir devant eux. Nuño et ses cavaliers frissonnent de honte à cette réponse méprisante et mettent en oubli les ordres du Roi Alphonse. Tous montent à cheval ; malgré l’infériorité du nombre, ils livrent bataille et triomphent. Le Roi, furieux, veut punir. Nuño lui répond que lui et ses cavaliers sont prêts à mourir comme des hommes et qu’il n’y a que des femmes qui puissent consentir à payer tribut aux mécréants.
« Arrête, Osorio, interrompt le Roi, nous sommes tous des hommes, et désormais, au lieu de cent vierges, nous présenterons cent lances à nos ennemis. »
C’est encore le Roi Alphonse le Chaste qui figure dans la Jeunesse de Bernard del Carpio (las Mocedades) et dans un autre drame qui fait suite à celui-ci, sous le titre de el Casamiento en la muerte (le Mariage dans la mort). Ces deux pièces sont la mise en scène du célèbre Romancero de Bernardo del Carpio, qui commence ainsi : « Dans le royaume de Léon, régnait Alphonse le Chaste ; il avait une sœur appelée Doña Chimène. Le comte de Saldaña s’éprit d’elle, et l’Infante l’aima. L’Infante mit au monde Bernard del Carpio. Le Roi fit prendre le comte et l’emprisonna. » C’est ainsi que s’exprime le romance anonyme continué par Lorenzo de Sepulveda et par d’autres poètes. Tout le monde connaît la dramatique histoire de ce fils qui gagne à force de victoires la liberté de son père qu’on lui livra mort au moment où il croyait pouvoir l’embrasser. Les deux drames de Lope sont tout empreints du souffle puissant de la légende. Quand Bernard, muni de la bague du Roi qui doit faire tomber devant lui les verrous, arrive enfin à la forteresse de Luna où est détenu le comte, l’alcade lui annonce que le prisonnier est mort depuis trois jours.
« Mort ? – Il n’est que trop vrai. – Hélas ! et je suis venu pour un tel spectacle ! Ô Roi parjure ! Pauvre Bernard ! il te faudra donc demeurer bâtard ? Mon père ! n’avais-je pas mérité de vous voir vivant ? »
Bernard court au couvent où s’est retirée sa mère Chimène. Il l’amène devant le cadavre du comte. « Mère, lui dit-il, avez-vous prononcé des vœux ? – Non. – Montrez du courage, ne pleurez pas. – Que voulez-vous ? – Je veux que vous épousiez mon père, donnez-moi votre main. – La voici. » Bernard met la main de l’Infante dans celle du mort et il ajoute : « Celui qui dira maintenant que je suis un bâtard, je lui répondrai qu’il a mille fois menti. »
La comédie intitulée los Tellos de Menesès se passe également au IXe siècle, sous le règne d’Ordoño Ier et de son successeur, Alphonse III, Roi de Léon. Lope y développe avec amour la vie de ces gentilshommes laboureurs, qu’il reproduisit avec non moins de bonheur dans el Villano en su rincon (le Campagnard dans son coin). Cette comédie des Tellos est en deux parties.
La première nous montre Doña Elvira fuyant la maison paternelle, pour n’être pas donnée en mariage au Roi maure de Cordoue, et venant chercher un asile dans la ferme du vieux Tello. Elle s’éprend du fils aîné de Tello, qu’elle épouse à la fin de la première pièce, avec l’autorisation du Roi Ordoño.
Dans la seconde partie, les choses sont bien changées. Alphonse III a succédé à son père. Irrité de la mésalliance de sa sœur, il veut rompre ce mariage inégal et marier l’Infante au comte de Castille ; mais il est touché par les vertus de cette noble famille, descendue des héros qui chassèrent de l’Espagne les premiers maures, et il reconnaît la validité du mariage qui lui donne pour parent cet héroïque laboureur. Le fragment qui suit fera connaître le personnage du vieux Tello de Menesès. Il est venu faire visite au Roi Alphonse, accompagné de Garci-Tello, un enfant, son petit-fils :
« Donnez-moi vos pieds à baiser, seigneur, et pardonnez si je ne me prosterne pas : je ne saurais me relever sous le poids de la douleur... j’allais dire de l’âge. – Soyez le bienvenu, Tello ; remettez-vous et parlez à votre aise. – Votre grandeur et votre indulgence ravivent mon courage défaillant, réchauffent la froideur de mon sang. Garcia, baise la main au Roi, mon maître, ton oncle. – Tello vous a bien élevé. Vous avez bon air avec cette épée. – Je naquis avec elle, seigneur... – Dites, Tello, quel sujet vous amène ? – Écoutez-moi, seigneur... Quand vous vîntes à Léon recevoir la couronne, je vous envoyai mon hommage et des présents que vous refusâtes d’accepter, parce que vous me gardiez rancune de l’humble mariage de votre sœur. Pourtant, vive Dieu ! le comte de Castille ne vaut pas mieux que Tello de Menesès, ni aucun de ceux que de l’une à l’autre rive enserrent la mer et le ciel espagnols. Je suis l’étincelle vivante de ce Goth qui fut le tonnerre engendré dans le ciel de ces montagnes pour la destruction des maures. Si j’ai vécu parmi de rudes laboureurs, qu’y a perdu ma noblesse ? Mes blasons, mes armes, mes travaux ne craignent pas que le temps ou l’oubli les couvrent. Les aïeux de Dieu furent pasteurs : l’homme peut bien honorer ce qu’estima Dieu lui-même. »
Le fils du vieux Tello, qui lève mille hommes sur sa terre, s’en va battre les maures et vient reprendre ses habits de paysan ; son jeune fils Garcia, qui, voyant les prisonniers ramenés à la ferme, pense que les maures ne sont pas des hommes, parce qu’ils ne croient pas en la vierge Marie, et qui veut les frapper pour prouver qu’il est bon chrétien ; le vieux grand-père qui sourit à cette fureur catholique et qui dit à Tello, son fils : « Laisse le tuer seulement ces deux-là : c’est ainsi que dès son jeune âge on apprend au faucon son métier, » sont des portraits historiques traités de main magistrale.
Le dialogue de la pièce est vif et nerveux ; les descriptions sont charmantes.
La fausse accusation portée par le fils de Don Sanche el Mayor (Sanche le Grand), Roi d’Aragon, de Navarre et comte de Castille, contre leur mère la Reine Doña Elvira, fournit à Lope le sujet de son drame intitulé : el Testimonio vengado. Cette chronique du XIe siècle est fidèlement reproduite.
Les historiens racontent que Don Garcia, Don Fernando et Gonzalo, fils du Roi Don Sanche, accusèrent la Reine leur mère d’un adultère avec le caballerizo (écuyer) Don Pedro Sesè ; que le Roi emprisonna sa femme et ordonna le jugement de Dieu. Les trois frères parurent dans la lice et jetèrent le gage de bataille, qui fut ramassé par un jeune montagnard nommé Ramire. Ce montagnard était un fils naturel du Roi Don Sanche et d’une dame du pays d’Eybar, appelée la Caya. Le combat n’eut pas lieu, Don Garcia ayant d’avance confessé son crime.
Le drame était complet dans l’histoire ; aussi l’auteur s’est-il contenté de tracer des figures et de revêtir cette intéressante aventure de tout le prestige de sa riche poésie. Le rôle de la Reine est noble et digne ; elle attend avec confiance que son innocence soit démontrée par la justice céleste. Enfermée dans le château de Naxera, elle y voit sans le connaître Don Ramire, le bâtard de son époux, et cette franche nature conquiert tout d’abord ses sympathies. « Madame, lui dit le jeune homme, foulez nos fleurs sous vos pieds. Ici, au lieu de broussailles, poussent de blancs lis et des œillets pourprés. Déjà ces arbres bourgeonnent et ces sources rient à travers leurs dents de cristal (y entre dientes de cristales, aquestas aguas se rien). Tout sourit et respire, parce que voici le printemps. Ne me croyez pas un rustre, quoique je sois né dans une humble condition. Quelquefois le ciel, pour créer une action héroïque, place dans une poitrine de limon une âme royale et éclatante. Je ne dis pas qu’il en soit ainsi de la mienne, quoique l’âme qui vous aime et qui apprécie votre valeur ait quelque chose de royal. Je sais bien que ces sandales (abarcas), habituées à suivre les bœufs, vont mal avec le cortège des princes et des Rois ; mais, si je ne me trompe, celui qui marche nu peut aussi bien arriver à la renommée que celui qui s’habille d’écarlate.
– Quand vous arrivâtes dans ce château, lui dit la Reine, vous n’étiez pas si bien appris.
– Je suis un diamant brut que vous avez dégrossi. Ma valeur était cachée, vous l’avez mise au jour. Ramire ne pourra donner à la Reine ni le corail de la mer ni les perles de l’Inde, mais il lui donnera une âme qui vaut mieux que tout au monde, puisqu’elle est l’œuvre de Dieu. »
Castille et Aragon, et le comte Garci-Ramirez, qui fut le mur de l’Espagne contre les Arabes de Muza, apparaissent à Ramire dans son sommeil et lui prédisent ses destinées futures. Il sera Roi de Castille et Aragon, et le vengeur de la Reine Doña Elvira. Il ceindra la fameuse épée que le Roi Don Sanche hérita de ses pères et qu’il porte toujours à son côté. Ramire dérobe en effet l’épée du Roi Don Sanche, et c’est avec cette épée qu’il descend dans la lice pour relever le gage de bataille de ses frères. « Je suis Ramire, dit-il, fils du Roi et son héritier ; je suis bâtard, mais ceux-ci que sont-ils ? S’ils ne le furent pas, ils le sont et le seront pour l’éternité, puisqu’ils ont renié leur mère, celle qui les a enfantés ! Et cette Reine m’adopte, me disant : Je t’engendre avec la volonté et l’âme, puisque je ne puis le faire autrement... Je suis donc légitime. »
Le combat n’eut pas lieu dans l’histoire ; il se passe en scène dans le drame de Lope. Don Garcia est vaincu et avoue son crime. Les trois frères sont bannis ; la Reine, justifiée, rentre en grâce, et Ramire devient comte de Castille.
Les rapports de la royauté avec les grands vassaux, leurs luttes, toujours dominées par le droit imprescriptible de haute justice que s’attribue la couronne et que subissent les fidalgos, forment le fond des drames suivants, également empruntés aux chroniqueurs. Tantôt c’est le gentilhomme qui demande, la tête levée, réparation pour un outrage reçu, tantôt c’est un Roi, sans autre force que le prestige de sa qualité de Roi, qui vient braver le fier gentilhomme derrière les tours de son château, au milieu des hommes de sa terre tous en armes. Ainsi en est-il du Roi Don Ramire le Moine dans le drame intitulé : la Cloche d’Aragon (la Campana de Aragon).
La pièce commence par le siège de la ville de Huesca, au milieu duquel saint Georges apparaît au Roi Don Pèdre Ier, et l’aide à vaincre les quatre Rois maures ligués contre lui. Les têtes coupées des quatre infidèles seront désormais le blason de l’Aragon, placées aux quatre cantons de l’écu d’argent sur lequel s’étalera une croix sanglante. Du champ de bataille nous passons au couvent de Saint-Ponce, où Ramire, le jeune frère du Roi Don Pèdre, balaye sa cellule et s’endort. La figure allégorique de l’Aragon lui apparaît dans son sommeil, vêtue de deuil et armée.
« Tu dors, dit au Frère l’apparition, sais-tu que tu descends de l’illustre Roi Don Sanche ? – Je suis son fils. Que me veux-tu ? – Tu peux me sauver. – Tu as mes deux frères, moi je ne veux pas de tes honneurs. Respecte ma vie recluse. Je suis un pauvre moine, va avec Dieu. – Tu te défends en vain : tu seras à moi. »
Le Roi Pierre d’Aragon est tué ; son frère Alphonse lui succède et vient mettre le siège devant Saragosse, qu’il prend d’assaut. Mais bientôt, pendant que dans le couvent de Saint-Ponce Ramire s’occupe avec ses moines d’œuvres de piété, on lui annonce que son frère Alphonse le Batailleur vient de mourir comme son frère Pierre, et que c’est à lui de régner sur l’Aragon. Mais les vassaux se révoltent, les seigneurs pensent pouvoir secouer facilement le joug d’un moine inexpérimenté. Don Ramire fait alors publier un ban où il invite les feudataires de sa couronne à venir dans son palais, où ils verront une cloche miraculeuse, laquelle doit, quand elle sonnera, être entendue d’un bout de la terre à l’autre. Les seigneurs aragonais se rendent au palais prêts à rire de Ramire le Moine en voyant sa cloche. Tout à coup des rideaux s’ouvrent, et l’on aperçoit une pyramide de têtes coupées, superposées en forme de cloche, et, au-dessus de ces têtes de rebelles, Don Ramire le sceptre dans une main, une épée nue dans l’autre. « Voici, dit-il, la cloche qui s’entendra d’un bout à l’autre du monde. Vous et vos descendants vous apprendrez ainsi l’obéissance. Je suis Roi. Conduisez-vous en loyaux feudataires. Si vous agissez mal, vous serez ainsi traités ; si vous êtes fidèles, vous serez comblés de mes grâces. »
Ce même plaidoyer, en faveur de la suprématie absolue de l’autorité monarchique, est présenté par Lope dans ses Fiancés d’Hornachuelos, où figure le Roi Don Enrique III de Castille, surnommé le Malade (el Enfermo).
Lope Melendez habite un château dans le fond de l’Estramadure, où n’atteint pas le pouvoir de ce faible Roi. Que peut craindre d’un souverain infirme celui que toute la Castille appelle le Loup de l’Estramadure ? Ce qu’on nomme loyauté n’est que de la couardise, et c’est le plus brave qui est le maître des autres. L’émissaire dépêché par le Roi à Lope Melendez pour le sommer de se présenter au palais n’obtient que des railleries pour réponse. Un jour, au moment où le fidalgo va se marier, trois cavaliers descendent à sa porte. Ils entrent ; l’un d’eux est le Roi Don Enrique de Castille, le Malade. Le rico-hombre ne l’a jamais vu. Il offre un siège à l’étranger, qui lui parle à peu près en ces termes : « Le Roi Henri le Malade avait quatorze ans quand il commença à régner. Castille le respectait comme son Roi légitime, mais ses principaux vassaux méprisèrent son autorité. À Burgos, un soir qu’il voulait souper, son intendant lui répondit qu’il n’avait rien à lui donner, puisqu’il n’était pas, de tout le jour, entré un réal dans le palais : « Sire, vous n’avez pas de crédit dans la ville, et personne ne se fie à vous ni à vos gens. » Le Roi ôta à l’instant son manteau et dit à l’intendant d’aller le mettre en gage. L’intendant apporta une épaule de mouton, et pendant que Don Enrique soupait, il lui annonça que chez le duc de Benavente les seigneurs du pays étaient réunis dans une fête où ils gaspillaient le bien du Roi et du royaume. Le Roi prit sa cape et son épée et entra dans le palais du duc, où, soulevant la draperie d’une porte, il entendit les arrogances des nobles convives se riant de lui et parlant déjà de sa mort prochaine. Quelques jours après, le Roi convoqua tous les ricos-hombres dans son palais de Burgos, leur faisant dire qu’il était près de sa fin et qu’il voulait partager entre eux la Castille. Pas un ne manqua au rendez-vous. Tout à coup ils virent entrer dans la salle le souverain, couvert de son armure et l’épée à la main. Tous effrayés tombèrent à genoux. Se tournant alors vers le connétable, Rui Lopez, le Roi Enrique lui demanda : « Combien de Rois y a-t-il en Castille ? » Voyant la colère dont brillaient les yeux du Roi, le connétable répondit : « Seigneur, je suis le plus vieux d’ici, et, en Castille, avec vous, seigneur Roi, depuis Enrique votre aïeul et votre vaillant père, j’ai connu trois Rois. – Je suis moins vieux que vous, répondit le Malade, et j’en connais en Castille plus de vingt-quatre. » Aussitôt parurent quatre bourreaux avec les épées nues, et le Malade leur dit : « Faites-moi Roi de Castille. » Les vassaux demandèrent grâce, et ils restituèrent les biens du Roi, qui garda deux mois les ricos-hombres en prison. Depuis ce temps aucun vassal ne lui a manqué de respect, si ce n’est vous, qui, tyran d’Estramadure, avez pensé que de son lit Don Enrique ne pouvait vous punir. Lope Melendez, c’est moi qui suis le Roi Don Enrique de Castille ! »
Les Fiancés d’Hornachuelos se terminent d’une façon moins tragique que le Meilleur Alcade est le Roi, du même auteur, puisque Lope Melendez en est quitte pour manquer un mariage, tandis que Don Tello est contraint de donner son nom à Doña Elvira et sa tête au bourreau.
Le Portugal a sa part dans les drames historiques de Lope. El Principe perfecto (le Prince parfait) reproduit, en deux drames qui se font suite, les mérites de João II, le vrai miroir de toute perfection, celui qui, à la mort de son père, n’eut pour royaume (comme il le disait lui-même, tant le pays était ruiné) que les grandes routes du Portugal. João II fut le Louis XI lusitanien. Les deux pièces espagnoles ne mettent en relief que le côté aimable et galant du personnage, et l’on n’y voit ni le jugement du duc de Bragance ni le meurtre du duc de Viseu. Mais dans une troisième partie, annoncée à la fin de la seconde, et qui parut sous le titre de el Duque de Viseo, Lope ajoute les touches de vigueur qui manquaient à ses deux premiers tableaux.
Ce duc de Viseo ou de Viseu était le frère de la Reine, femme de João II. Il prit part à une conspiration dont le but était d’assassiner le Roi. João le fit venir dans son palais de Sétuval, et, sans autre forme de justice, il le poignarda de sa main. Ses complices périrent misérablement, l’évêque d’Evora par le poison, Fernando de Menesès sur l’échafaud, ainsi qu’Ataïde, Gotterez dans un cachot ; un seul des complices s’échappa, et il fut assassiné en France, dans une rue d’Avignon. Le drame de Lope n’a pas beaucoup enrichi la matière historique. La scène dans laquelle le Roi, après avoir découvert les conspirateurs, exile son beau-frère, le duc de Viseu, est la meilleure de l’ouvrage. Le duc, appelé chez le Roi, se prosterne en tremblant, et dit qu’il se serait rendu à l’appel qui lui est fait, dût-il s’agir de sa mort.
« L’obéissance, répond don João, est la vertu d’un vassal. Elle peut dissiper les soupçons et changer la haine en amitié. Un Roi doit être respecté. Celui qui l’offense mérite une punition exemplaire. – Prenez garde, répond le duc, il ne faut pas condamner les absents que l’on accuse. – Vous avez raison, mon cousin, mais je n’agis pas sans raisons. Veuillez lever ce rideau, je vous prie. »
Le duc lève le rideau et aperçoit sur une table la tête sanglante de son complice, le duc de Guimaraens. Il feint de n’être pas ému. « Pourquoi, Sire, dit-il d’un air calme, me fait-on voir cela ? – Vous connaissez cette tête ? – Non, Sire, car je ne puis trouver dans ma mémoire le nom d’un homme qui ait osé vous offenser. – Regardez-le bien, c’est le duc de Guimaraens. – Le duc a donc été rebelle envers Votre Majesté ? – Allez dans vos terres, cousin, et vivez-y tranquillement, sans vous échauffer le sang. Je suis le Roi et je suis vivant. – Sire, puissiez-vous vivre mille années ! » Quand, après la mort du duc, le Roi João se trouve en face de sa femme : « Catherine, lui dit-il, si un homme avait formé le dessein d’assassiner le Roi, votre époux, pour usurper sa couronne, que mériterait-il ? – La mort ! – Alors, j’ai donc bien fait de tuer votre frère. »
Quoiqu’il puisse paraître bizarre de ranger Roméo et Juliette parmi les drames historiques, je le ferai pourtant, Shakespeare ayant donné la vie à ce charmant caprice italien de Luigi da Porto. La pièce de Shakespeare est de 1596, celle que Lope composa sous le titre de Castelvines y Montesès (les Capulets et les Montaigus) est probablement de beaucoup postérieure ; mais il est facile de vérifier que Lope de Vega ne connaissait pas le drame de Shakespeare lorsqu’il écrivit le sien sur le même sujet. Rien de plus curieux que de voir comment chacune de ces deux natures s’est assimilé la chronique véronaise.
Lorsque Roméo, ou plutôt Roselo (c’est le nom que lui donne l’auteur espagnol), a pénétré dans le bal des Capulets, il est frappé d’étonnement à la vue de la belle Julia. Il répond à ses amis, qui lui demandent ce qu’il regarde là : « J’ai vu ma mort (Mi muerte vi).
– Tu as raison, répond l’un des Montaigus, car si tu continues à regarder avec cette affectation, à coup sûr quelqu’un de nos ennemis va te tuer. – Laisse-moi, Anselme, s’écrie le jeune homme, laisse-moi contempler cet ange du ciel, et qu’il m’arrivé après cela tout le mal qu’ils voudront. »
Roselo se glisse auprès de Juliette et s’assied à son côté, pendant qu’Otavio, un jeune cavalier de la famille de Capulet, s’assied de l’autre côté. Roselo a produit sur Julia le même effet de fascination que Julia sur Roselo. Elle n’a d’yeux que pour le beau Montaigu, et c’est à lui que s’adressent toutes les paroles qu’elle a l’air de dire à Otavio, son cousin.
JULIA. – De mes jours, Otavio, je ne vis rien qui me plût autant que vous.
OTAVIO. – L’amour m’embrase mille fois.
ROSELO, bas. – Tout cela, elle le dit pour moi.
JULIA. – Que cette faveur ne vous paraisse pas une légèreté.
OTAVIO. – Il n’y a pas de légèreté en amour.
ROSELO, bas, à Julia. – Suis-je donc téméraire à ce point ? Après vous avoir aimé au premier coup d’œil peut-il en être ainsi ?
JULIA. – Je suis heureuse de vous avoir vu. Vous êtes brave et galant.
OTAVIO. – Je serai un ange si vous m’aimez.
JULIA. – Qui m’aime bien ?
OTAVIO. – Moi !
ROSELO, bas. – Moi !
JULIA. – Qui sera mon chevalier ?
OTAVIO. – Moi !
ROSELO, bas. – Moi !
JULIA. – M’appartiendrez-vous ?
OTAVIO. – Oui.
ROSELO, bas. – Oui.
JULIA. – Vous ne me trahirez pas ?
OTAVIO. – Non.
ROSELO, bas. – Non.
JULIA. – Viendrez-vous me voir ?
OTAVIO. – Je viendrai.
ROSELO, bas. – Je viendrai.
JULIA. – Le soir, est-ce convenu ?
OTAVIO. – Convenu.
ROSELO, bas. – Convenu.
JULIA. – Qui vous guidera ?
OTAVIO. – L’amour.
ROSELO, bas. – L’amour.
JULIA. – Le lieu du rendez-vous ?
OTAVIO. – Le jardin.
ROSELO, bas. – Le jardin.
JULIA. – De la discrétion !
OTAVIO. – Jusqu’à la mort.
ROSELO, bas. – Jusqu’à la mort.
Celia, la suivante de Julia (qui tient le lieu et la place de la nourrice dans Shakespeare), vient annoncer à sa maîtresse que cet adolescent à qui elle a parlé dans le bal n’est autre que le jeune Roselo, fils d’Arnoldo, le chef de la maison de Montaigu. Julia s’en afflige : « Hélas ! pourquoi ce jeune homme est-il entré dans notre maison ? Au moins s’il avait gardé son masque, mon père ne se serait pas fâché et moi je ne l’aurais pas aimé ! – Tais-toi, interrompt Celia, ta plus grande folie est de dire que tu l’aimes. »
Au second acte, Roselo raconte qu’il s’est marié secrètement avec Julia, et il intervient comme conciliateur dans la bataille que livrent les Capulets aux Montaigus dans les rues de Vérone. Otavio, loin d’écouter les paroles de conciliation de Roselo, le provoque ; ils se battent, Otavio tombe et meurt ; ses amis le portent à l’église.
Le duc de Vérone fait saisir Roselo, et ordonne que Julia comparaisse devant lui pour charger le meurtrier, puisqu’elle était la fiancée du défunt. Julia disculpe son amant, mais le duc de Vérone réclame Roselo pour prisonnier, en attendant que le procès soit achevé.
À peine redevenu libre, Roselo se trouve en compétition avec le comte Pâris, son ami et son protecteur. Il a découvert que le vieux Capulet, après la mort d’Otavio, a décidé de marier au comte sa fille Julia. Croyant Julia infidèle, il entre dans une fureur extrême. Anselme, l’un de ses amis, vient alors le trouver, et lui annonce qu’au milieu de la noce Julia vient de mourir. Et, pour arrêter les pleurs de Roselo, il le supplie d’entendre son récit jusqu’au bout. « Qu’ai-je à entendre, si Julia est morte ? – Écoute-moi donc ! Aurelio (le frère Laurence de la pièce anglaise) m’envoya chercher et me confia qu’il avait donné à Celia, pour sa maîtresse, un poison subtil, qui la ferait paraître morte pendant deux jours. Va prévenir Roselo, a-t-il ajouté, qu’il se rende dans l’église où reposent les ancêtres des Capulets, et où est enseveli le corps d’Otavio, qu’il en tire sa maîtresse et qu’ils partent ensemble pour la France ou pour l’Espagne. » Cependant Julia s’est éveillée dans le funèbre monument. Elle s’étonne de se voir ainsi dans l’ombre, demi-nue et sur une dalle glacée :
« Il me semble que je suis entourée de cadavres. Ciel ! j’invoque votre pitié ! Si, par hasard, je ne suis pas morte, qui m’a placée dans cette demeure où les morts habitent, dans ces froids caveaux où ils reçoivent ? Et si, comme je le pense, Aurelio m’a tuée avec ce poison, comment n’ai-je pas perdu ce corps mortel qui m’enveloppe ? comment est-ce que je parle, que je sens et que je m’épouvante chaque fois que je prononce le nom de la mort ?... Mais j’aperçois une lumière. Je vais savoir si je suis dans l’enfer et si je reçois ici la punition de mon amour[5]. »
Roselo, muni d’une lanterne, a pénétré dans l’église, accompagné de son valet, espèce de gracioso, qui fait force signes de croix et qui redoute les apparitions. Le valet laisse tomber la lanterne, et Roselo ne peut, dans l’obscurité, trouver le tombeau qui renferme sa femme adorée. La voix de Julia se fait entendre. Roselo vole au-devant de Julia, et ils quittent ensemble la ville de Vérone.
Malheureusement, l’auteur espagnol abandonne ici la voie du drame où il était entré, et, pour complaire à son public, il se jette dans les aventures. Les deux époux se travestissent en paysans et vont se cacher dans une retraite voisine de Vérone, où ils sont bientôt découverts par le père Capulet, lequel pardonne à Roselo Montès, et reconnaît la validité du mariage de sa fille.
On ne pouvait finir plus misérablement une pièce mieux commencée. Combien Shakespeare fut mieux inspiré, et pourtant il n’avait pas deviné, avec tout son génie, la belle scène que Garrick ajouta au dénouement de cette tragique histoire des amants de Vérone, et qui fait aujourd’hui partie intégrante de l’ouvrage.
Nous conclurons l’examen des drames historiques de Lope par l’Étoile de Séville (la Estrella de Sevilla).
Ce magnifique poème dramatique méritait, autant que le Cid, de Guilhem de Castro, d’être transporté sur la scène française par Pierre Corneille. Les deux actions se ressemblent en beaucoup de points. Le Roi s’introduit nuitamment dans la maison d’un gentilhomme de Séville, Busto Tabera, pour voir sa sœur, la belle Estrella, dont il est amoureux. Busto Tabera feint de ne pas le reconnaître, et le force à mettre l’épée à la main. Rentré dans son palais, le souverain, irrité, fait venir Sancho Ortiz : « Dis-moi, Sancho, quel châtiment mérite l’homme qui a tiré l’épée contre son Roi ? – La mort. – La lui donneras-tu ? – Oui. Mais, Sire, étant de la famille de Roelas, et soldat, je dois le combattre corps à corps. – Tue-le comme tu voudras ! » répond le Roi, qui lui donne alors sous cachet le nom de celui qui doit mourir. Quand il est seul, Ortiz décachète le pli royal, et il apprend que celui qu’il doit tuer est Busto Tabera, le frère d’Estrella, qu’il aime et qu’il doit bientôt épouser. Que faire ? Sa parole est engagée.
Pendant qu’Estrella s’habille pour recevoir son fiancé, on apporte dans sa chambre le cadavre de son frère, et on lui annonce que l’homicide est Sancho Ortiz de Roelas. Estrella, vêtue d’habits de deuil, vient, comme Chimène, se jeter aux pieds du Roi et demander justice. Elle réclame, au nom des privilèges anciens de Séville, que l’assassin de son frère lui soit livré, pour qu’elle en tire vengeance elle-même. Le Roi lui donne son anneau pour gage de son consentement à sa requête. Elle court à la prison, et somme l’alcade de lui remettre son prisonnier. Couverte de sa mante, sans se faire connaître, elle conduit Sancho Ortiz hors de la ville :
« Je vous ai rendu la liberté, Sancho Ortiz, allez avec Dieu ! »
Mais Sancho Ortiz veut savoir à qui il devra la vie ; sans cela il ne fuira pas.
« Eh bien !je suis une femme de noble maison, et, si je dois parler vrai, celle qui vous a le plus aimé et que vous avez le plus mal récompensée. Adieu ! »
Estrella se démasque. Sancho tombe à ses pieds. Il acceptera la liberté, mais ce sera pour se donner lui-même la mort.
« Pourquoi mourir ? – Pour te venger. – De quoi ? – De ma déloyauté. – C’est une action cruelle. – C’est une action juste. – C’est m’offenser. – C’est t’aimer. – Comment me prouves-tu ton amour ? –
En mourant ! – Eh bien, va-t’en, insensé : si tu meurs, je mourrai ! » On apporte au Roi le jugement qui condamne à la mort celui qui n’a fait qu’exécuter ses ordres, et qui est venu se remettre dans les mains de ses juges. L’alcade mayor l’amène devant le souverain :
« Qui t’a commandé de donner la mort à Busto Tabera ? – Un papier. – Signé de qui ? – Les papiers déchirés ne parlent pas. Je sais seulement que j’ai tué l’homme que j’aimais le plus au monde, parce que je l’avais promis. Mais voici Estrella qui demande ma tête pour sa vengeance, et ce n’est pas encore assez. »
Le Roi, qui croit qu’Estrella veut la mort du coupable, la prie de renoncer à sa vengeance, et il lui promet de la marier à un gentilhomme castillan. Elle cède au désir du Roi ; mais quand elle apprend que c’est à Sancho Ortiz qu’il prétend la marier, elle refuse. Sancho Ortiz fait comme elle. « Ce serait, dit Estrella, une torture sans égale que de voir toujours près de moi le meurtrier de mon frère.
– Et moi, ajoute Sancho Ortiz, de voir toujours à mes côtés la sœur de mon meilleur ami, injustement tué par ma main.
– Ainsi nous sommes libres ? – Oui. – Adieu ! – Adieu ! »
Et les deux amants, qui s’adorent, se séparent pour ne plus se revoir.
Ce dénouement hardi et tout à fait inusité au théâtre est d’un effet admirable. On est tenté de conclure comme conclut Don Sanche dans la pièce de Lope, quand il dit : « Tout ce monde m’épouvante. »
Le dénouement du Cid n’est pas comparable à celui-là.
V - Comédies galantes - Comédies d’intrigue
Les pièces galantes, si fort en vogue en Italie et en Espagne, et dont le goût régna plus tard en France à la cour de Louis XIV, forment un groupe distinct dans l’œuvre de Lope. Rappelons-nous qu’en ce temps la galanterie était aussi bien de mode parmi le peuple que parmi les gentilshommes de Castille. On coudoyait les uns et les autres au Prado comme aux corralès du Prince et de la Cruz, le feutre sur l’oreille, drapés de manteaux, la moustache jusqu’au ciel ; seulement le chapeau était soyeux ou râpé, le manteau neuf ou troué ; au lieu de la rapière du seigneur, les gens de la place avaient le couteau. Tous également chatouilleux sur le pundonor, prêts à dégainer au moindre mot, tous voulaient plaire à quelque belle embusquée dans sa manta, derrière un éventail d’ivoire ou de papier ; tous goûtaient le charme des vers, et rimaient au besoin ces coplillas qui s’adressaient aux duchesses ou aux populaires majas. En écrivant pour la noblesse, Lope écrivait en même temps pour la rue, et ses plus grands admirateurs n’étaient pas toujours dans les carrosses, même quand il quintessenciait la plus fine fleur du jargon de la galanterie.
Le dédain servant à faire naître l’amour est l’une des formes que semble avoir affectionnées notre poète. La comédie qui a pour titre la Vengadora de las mujeres (la Vengeresse des femmes) rappelle beaucoup la Princesse d’Élide, de Molière. Laura, princesse de Bohême, qui a juré de venger les femmes en dédaignant tous les hommes, joue vis-à-vis de Lisardo, prince de Transylvanie, le rôle que joue la fille d’Iphitas dans la pièce française vis-à-vis du prince d’Ithaque. Comme elle, elle se laisse attendrir et vaincre, et donne finalement son cœur et sa main à celui qu’elle avait d’abord dédaigné. Les Miracles du mépris (los Milagros del desprecio), du même poète, sont fondés sur le même argument. Lope a écrit aussi sur ce thème favori el Desprecio agradecido et la Despreciada querida, nouvelle mise en scène de cette idée féconde. La Jolie laide (la Hermosa fea) développe encore ce sujet, que reprit Moreto dans sa meilleure comédie, el Desden con el desden.
Les argumentations des poètes avocats qui soutiennent ces thèses de cour d’amour, se hérissent à plaisir de termes précieux et de pensées recherchées, qui nous paraissent étranges, à nous autres, prosaïques enfants d’un monde plus positif. Combien ne trouverait-on pas ridicule aujourd’hui la précieuse Lucinda, si on l’entendait s’écrier dans la pièce de Lope, intitulée Porfiando vence amor (l’Amour triomphe par l’opiniâtreté) : « Forêts qui fûtes autrefois un accroissement à mes tristesses, et qui m’abritiez sous les tentes de vos arbres où je vécus en mourant ; source qui, t’échappant de la région des neiges, coulais si vite pour faire cortège à mes larmes, écoutez comme peut changer le sort du plus constant amour. Ô forêts amoureuses, épaississez votre vert manteau ! ô source qui descendais si rapidement du haut de ces rochers, bondis plus vite encore. Ici, depuis l’instant où le fauve soleil se pose sur la cime des monts, pareil à une chaîne d’or, depuis l’instant où il baigne d’un déluge éclatant de lumière les horizons de notre pôle, jusqu’à ce que la nuit vienne ensevelir dans le silence le doux concert des oiseaux, Carlos me parle d’amour et me couronne de fleurs. »
Cette exubérance dans l’expression était alors fort à la mode. Le poète Gongora la poussa dans ses dernières limites, jusqu’à devenir lui-même parfois incompréhensible à force de raffinement, et à nécessiter des commentaires à l’usage des lecteurs non exercés dans les mystères du cultisme.
Gongora fit école et exerça une telle influence sur la langue, que Lope lui-même, toujours avide de plaire au public, se crut obligé de donner parfois dans ce travers. Il le condamnait pourtant en principe, et l’attaqua à diverses reprises, quand il vit les prédicateurs eux-mêmes introduire le gongorisme dans leurs saintes périodes. « Laissez, ô Pères, les vains jeux de mots : Dieu n’a pas besoin de verbiage, mais de passion dans la voix et de feu dans les mains. »
En abordant les comédies d’intrigue, nous entrons dans le domaine de la fantaisie. La Hongrie, la Sicile, la Bohême, Milan, Rome, Naples, Florence, deviennent des pays de convention où passent dans des horizons fantastiques des figures charmantes, quelquefois bizarres, souvent spirituelles, et toujours poétiques et pittoresques.
La comédie italienne se retrouve dans cette fabulation compliquée. C’est toujours une double intrigue qui se croise à l’infini, pour amener des situations soit comiques soit dramatiques, et arriver à un dénouement parfois réussi, souvent un peu brusque, et insuffisamment motivé. On comprend qu’un auteur qui a écrit quinze cents comédies n’ait pas eu le temps de mûrir ses plans, et de se donner à lui-même la raison de toutes choses. Il avoue, du reste, que plus de cent de ses comédies furent composées en vingt-quatre heures. L’auditoire se montrait fort indulgent pour cette partie matérielle de l’art, si le poète avait produit des caractères et des personnages intéressants parlant un beau langage.
Lope n’a pas inventé les graciosos ou les rôles bouffons de la comédie espagnole, ainsi que l’ont prétendu quelques-uns (nos citations précédentes en fournissent la preuve) ; mais il les a mieux liés à l’action que ses devanciers, et il leur a prêté un esprit et une verve qu’on chercherait vainement avant lui. Il possède, en outre, le mérite de ne copier ni Plaute ni Térence, et d’avoir toujours essayé de reproduire les mœurs de son pays et de son temps. Ce parti pris va quelquefois trop loin, puisqu’il le conduit à peupler d’hidalgos, de damas et de galanes toutes les contrées étrangères, soit anciennes soit modernes, où sa fantaisie se transporte ; mais on s’habitue à cette convention comme à tant d’autres. Les pièces d’intrigue de Lope, sans se ressembler absolument, ont toutes un air de famille, ce qui tient à la quantité formidable de ses créations. Dans une improvisation qui dura toute sa vie, il n’est pas étonnant qu’il ait répété les mêmes moyens et qu’il ait présenté des types analogues, puisqu’il oubliait lui-même ces enfants perdus de son imagination, et que la plupart de ses ouvrages ne furent jamais imprimés.
On trouve dans les Bouquets de Madrid (los Ramilletes de Madrid) de très pittoresques détails sur la vie de Madrid au temps de Philippe III. Voici le discours que tient le laquais Fabio à son maître Marcelo, jeune officier arrivant de l’armée, et qui vient, au débotté, de recevoir un congé en forme de son ancienne maîtresse : « Près de la Grande-Place, Monsieur, il y a à Madrid une rue qu’on nomme la rue Impériale. Le printemps a déposé dans cette rue ses habits colorés. Des jardiniers et des paysannes y sont rangés sur deux files, portant mille bouquets variés. Là, le cultivateur avare de Leganès ou de Gétafé apporte ses caisses de fleurs. Les belles dames apparaissent comme des soleils dans ce parterre, et s’approchent des bouquets comme font les abeilles. La belle paraît plus belle dans le voisinage des fleurs, la laide elle-même ne déplaît pas au milieu de l’atmosphère parfumée qu’on respire. Les vieilles s’approvisionnent de rue, les jeunes de valériane, les sorcières de maro et d’autres herbes dont je ne sais pas le nom ; les filles au teint pâle achètent de l’ache, si leur maladie a pour cause un enfant. Plus loin s’épanouissent les œillets, la violette, fleur de l’amour, la giroflée et le jasmin, le lis et l’héliotrope. Seigneur, levez vous demain de bon matin, choisissez entre tous ces bouquets une fleur victorieuse ou quelque plante qui vous guérisse de votre sot amour. »
Le jeune officier suit le conseil du gracioso. Il rencontre au marché aux fleurs de la rue Impériale deux dames enveloppées de leurs mantes. Il s’approche de l’une d’elles et lui dit : « Si Votre Grâce, Señora, est le printemps ou l’aurore en quête de fleurs, voyez comme les abeilles bourdonnent autour d’elles. Si c’est du miel qu’elles en tirent, pourquoi en extrayez-vous du poison que vos yeux, deux étoiles, versent dans mon âme ? Sitôt qu’au milieu de ces fleurs j’eus découvert votre beauté divine, je dis : « Voici le serpent, qui, caché entre les fleurs, m’a ôté la vie. Permettez que je baise cette main homicide ! »
En réponse à ce gongorisme, la dame, après quelques mots de politesse, fait sa révérence au galant, et se retire en commandant une corbeille de fleurs à la bouquetière Dominga.
Marcelo se présentera chez son enchanteresse, qui a nom Rosela, et il oubliera l’infidèle Belisa, qui l’a si durement congédié. Mais Belisa, en apprenant le nouvel amour de son ancien soupirant, se dépite, et quoi qu’elle n’aime plus, elle veut ressaisir sa conquête perdue. Elle se rend le soir, accompagnée de sa servante Inès, au domicile de Marcelo, et frappe à la porte sans recevoir de réponse. Fabio met le nez à la fenêtre : « Qui va là ? – Moi, Inès, la servante de Belisa. – Quelle Belisa ? – Celle de l’an passé. Dis à Marcelo que la voici. – Je m’en garderai bien : il me tuerait. Dis à ta maîtresse de s’en aller bien vite, car si la belle Cardenia savait cette aventure, nous risquerions de souper bien tard ou jamais. – Quelle est cette Cardenia ? s’écrie Belisa furieuse. Ouvre, ouvre bien vite, maraud ! »
Le valet disparaît, mais aussitôt accourt Marcelo, qui, charmé du retour de Belisa, la supplie d’essuyer ses larmes, et lui avoue que cette Cardenia n’a jamais existé. « Comment, il n’y a personne chez toi ? – Entre, et tu le verras. – Non, répond Belisa, je m’en vais. »
Et elle part en effet. « Grand niais que je suis, s’écrie Marcelo, elle ne m’aimait pas ! Bouquets de Madrid, je retourne vers vous ! »
Le plus grand impossible, c’est de garder une femme qui ne veut pas se garder elle-même. Tel est l’axiome que développe Lope dans l’une de ses plus jolies comédies, sous le titre : El mayor imposible. La Reine de Naples a ses fièvres quartaines, qui la rendent maussade ; il faut la divertir. Les gentilshommes et les femmes de sa cour discutent à ce propos devant elle des questions de philosophie amoureuse, et entre autres la maxime qui forme l’argument de la pièce.
L’un des jeunes courtisans, Roberto, nie l’impossibilité prétendue. Il n’est pas marié, mais il a une sœur, et il répond d’elle. La Reine trouve son assurance un peu bien impertinente et elle charge secrètement un autre jeune cavalier, Lisardo, de s’introduire dans la place et de gagner le cœur de la belle Diana, sœur de Roberto. Mais Roberto redouble de vigilance ; aucun homme ne peut pénétrer chez lui s’il a mine d’un galant. Le valet de Lisardo se travestit en porte-balle flamand et profite d’une absence du frère de Diana pour venir proposer des joyaux et des dentelles à la demoiselle du logis :
« Le ciel vous garde mille ans, Señora ! lui dit-il. La réputation que vous avez d’aimer les belles choses m’a engagé à vous montrer divers objets tout récemment venus de Flandre. Avec votre licence j’ouvre ma boîte. Achetez quand même vous n’auriez pas d’argent. Malgré les pauvres habits que vous me voyez, je puis faire crédit aux dames un an et même deux ans. »
Après avoir étalé des bagues et des bracelets, le faux marchand feint de vouloir soustraire à la vue de la jeune fille une miniature, le portrait d’un jeune homme qu’il est chargé, dit-il, d’offrir à une certaine dame de la ville.
« Montrez ! interrompt la curieuse Diana en s’emparant du médaillon. Joli cavalier ! – Le plus accompli qui soit à Naples. Il est amoureux. – Vraiment ? – Nuit et jour il pense à celle qu’il adore. Il ne parle à aucune autre femme. Toutes sont folles de lui ; pas plus tard qu’hier une jeune beauté vint en pleurant m’avouer qu’elle n’avait pu obtenir de lui un rendez-vous après un an d’amour. – Qui aime-t-il ? – Je vous le dirai si vous me gardez le secret. – Je serai muette ! – Connaissez-vous une certaine Diana, sœur d’un certain Roberto, gentilhomme de la Reine ? – Je la connais, nous ne nous quittons pas. » Après avoir lancé ce trait, qui rappelle un peu l’entrevue de Rosine et de Figaro dans le Barbier de Séville, le porte-balle réclame sa miniature, que Diana ne veut pas rendre. Elle lui donne son portrait en échange de ce bijou, et le valet de Lisardo se retire, ravi d’avoir brocanté le visage d’un homme pour celui d’un ange.
Mais le frère de Diana découvre le malencontreux portrait sous le chevet de sa sœur. Elle affirme hautement qu’en revenant de la messe sa duègne Celia a trouvé ce joyau, que son propriétaire ne manquera pas sans doute de réclamer. En effet, on entend le crieur public promettre la récompense d’usage à celui qui rapportera le médaillon, car la duègne a prévenu Lisardo, qui agit ainsi pour éloigner les soupçons. Le défiant Roberto reste convaincu de la parfaite innocence de sa sœur et lui adresse des excuses.
La Reine, enchantée de ce premier succès, se porte à ravir. Elle promet monts et merveilles à l’adroit valet, s’il parvient à introduire l’amoureux dans la maison de l’outrecuidant Roberto. Ramon a tout prévu ; ce moyen, il l’a trouvé, ou plutôt il l’a emprunté au répertoire italien : c’est le coffre de la Calandria du cardinal Bibbiena et du Négromant de l’Arioste. Lisardo est donc introduit chez la belle Diana, enfermé dans un coffre. Son valet Ramon s’est d’abord installé au logis de Roberto sous le nom de Don Pedro, écuyer d’un grand seigneur espagnol, chargé de remettre en présent à son parent six magnifiques chevaux andalous. Une fois entré dans la maison, Lisardo ne trouve plus moyen d’en sortir que par la force. Il a passé une semaine ainsi caché ; mais, découvert par une servante qui peut le trahir, il s’enfuit en menaçant les valets d’un pistolet qu’il tient à la main, et il court au palais raconter son aventure à la Reine. Pendant ce temps, Roberto, qui allait, reconnaissant sa faute, marier sa sœur à son ami Fesenio, pour se débarrasser de cette garde difficile, éclate contre la pauvre Diana et la menace de la mettre au couvent ; Diana s’évade pendant la nuit sous la protection de son amant, qui la conduit voilée à son domicile. Toutes les ruses de Lisardo sont enfin découvertes ; Roberto vient demander justice à la Reine, et tout s’arrange par le mariage de rigueur.
La Nuit de Tolède (la Noche Toledana) est un titre qui promettait beaucoup de mouvement et d’animation, car cette expression est devenue proverbiale en Espagne pour désigner une nuit à aventures. Lope en a fait la plus intriguée de toutes ses comédies. On y voit cinq amoureux, dont un capitaine et un lieutenant, joués et bernés par une jeune fille qui les jette dans les perplexités les plus grandes. Sachant que son amant la trahit, elle quitte Madrid et va l’attendre à Tolède, déguisée en paysanne. Elle a eu soin d’entrer en service dans l’hôtellerie où doit descendre son infidèle. Cet infidèle se nomme Florencio ; il voyage accompagné de son ami Beltran, qui a peur de son ombre, mais qui possède le caractère le plus gai et le plus divertissant du monde. Ils ont rencontré à la promenade deux dames charmantes, Gerarda et Lucrecia, qu’ils ont invitées pour souper à leur hôtellerie. Les dames ont accepté, à condition que Florencio passerait pour le frère de Gerarda, et Beltran pour le cousin de Lucrecia.
Cependant, sous le nom supposé d’Inès, Lisena sert les voyageurs dans l’hôtellerie. Ses charmes lui attirent les hommages d’un capitaine et de son enseigne, qu’elle encourage afin de se servir d’eux au besoin dans l’intérêt de sa vengeance. Le capitaine veut emmener Inès en Italie ; mais, trop timide pour s’expliquer lui-même, il prie l’enseigne de se charger de l’ambassade. Il promet des robes de Milan brodées d’or du haut en bas, de pesantes chaînes d’or en signe de son esclavage et des chapinès (souliers à talons élevés) baignés dans des mines d’argent. L’Alferez prend la fausse servante à part et lui dit à l’oreille : « Le beau capitaine que vous avez devant les yeux est le plus grand fanfaron qu’il y ait de Flandre en Espagne. Jamais cet homme n’a connu une femme sans la battre et sans lui voler ses bijoux. Moi je suis un cœur tendre, grand faiseur de présents, et de plus très facile à vivre. Je ne suis ni jaloux ni chercheur de querelles, et le jeu me rapporte beaucoup.
Pour voir les courses de taureaux qui vont avoir lieu à Tolède, deux jeunes gens, Lucindo et Roselo, viennent aussi de descendre à l’hôtellerie. Lucindo est le soupirant en titre de Gerarda, et Roselo l’amant de Lucrecia, les deux dames qui ont accepté le souper de Florencio et de Beltran. Quand Inès, comme dans notre opéra comique le Domino Noir, vient servir ce festin galant, Florencio tombe des nues en retrouvant sous la bure de la paysanne la femme qu’il a délaissée ; mais il se résout à ne pas la reconnaître, et elle en fait autant pour le mieux observer. De leur côté, Roselo et Lucindo, croyant leurs maîtresses en famille avec un frère et un cousin, ne s’offusquent pas du souper fin, et ils se tiennent sur la réserve ; mais, les amours de son infidèle marchant plus vite qu’elle ne pouvait le penser, Inès-Lisena emploiera les grands moyens pour rompre cette intimité menaçante. Elle met le capitaine à sa discrétion, en lui accordant un rendez-vous pour la nuit dans la cour de l’hôtellerie ; pour prix de cette faveur, il faudra qu’il lui obéisse en tout ce qu’elle lui commandera. Pour empêcher Florencio et Gerarda de se revoir, elle change la chambre de la dame, et donne avis à Florencio qu’il ait à détaler, parce que la justice le cherche à cause d’un-duel qu’il eut naguère à Madrid. La ruse tourne contre celle qui l’a imaginée, car l’hôte, qui ne sait pas que sa servante a disposé de la chambre en question, y fait coucher Florencio et Beltran, lesquels vont s’y rencontrer avec Gerarda et Lucrecia. La fuite du jeune duelliste et de son compagnon doit s’opérer en sautant de la fenêtre de la chambre sur un toit voisin, d’où ils pourront gagner la rue. Quand Inès ou Lisena apprend que le patron vient d’enfermer le loup dans la bergerie, elle va trouver son capitaine et lui ordonne de frapper à la porte de la chambre maudite avec le pommeau de son épée, et d’annoncer la visite des alguazils. Cette alerte trouble le tête-à-tête de Gerarda et de Florencio. Le galant saute par la fenêtre, et Beltran le suit en maugréant contre les nuits de Tolède.
Quand ils ont disparu, Gerarda ouvre la porte, et, au lieu de la justice, c’est Inès qui paraît en annonçant que le danger est passé.
Au moyen d’un changement de décor, nous retrouvons le séducteur de Gerarda et son ami Beltran sur la terrasse d’une maison voisine.
« T’es-tu fait mal ? – Je n’ai pas un os en bon état ! – Où sommes-nous ? – Puis-je le savoir ? Ai-je une carte de tous les toits de l’univers ? – Cette maison me paraît une auberge. – Toutes les maisons de cette rue sont des auberges depuis la Conception jusqu’au Carmen. Je crois que voici un pigeonnier, ou plutôt un poulailler. – Et de ce côté il y a des guêpes, car j’ai été piqué, et mon nez devient gros comme un éléphant. Nous serons mieux avec les poules. – Au diable les poules ! voilà le coq qui vient de me donner un coup de bec dans l’œil. Les amours à Tolède ne sont pas commodes, de jour comme de nuit : il faut craindre les hommes endiablés, les guêpes, les poulaillers et les alguazils. »
Tout à coup on s’éveille dans la maison, et les cris : aux voleurs ! retentissent de tous côtés. « Donnez-moi mon arquebuse ! crie l’un. – Lâchez les chiens ! dit l’autre. »
Florencio et Beltran sautent au rez-de-chaussée et se réfugient dans une écurie.
Pendant ce temps, l’heure du rendez-vous donné par Inès dans la cour de l’hôtellerie a sonné. On voit paraître successivement l’Alferez, le capitaine, Fineo, Lucindo et Roselo. Les deux premiers viennent pour courtiser Inès à la belle étoile, et les autres croyant trouver Lucrecia et Gerarda. La fausse servante, sans se montrer aux galants, crie au feu de toutes ses forces ; à ce bruit les alguazils entrent dans la cour pêle-mêle avec les voyageurs logés dans la maison, disant que deux voleurs viennent d’y pénétrer. Ces deux voleurs supposés sont Beltran et son ami, qui, après l’algarade de la terrasse, se glissaient paisiblement chez eux. Tout le monde se reconnaît. Les prétendus brigands sont relâchés ; Florencio renonce à Gerarda, qui épouse son Fineo ; Lucindo reprend sa Lucrecia, et Lisena, la fausse Inès, cause de toutes ces émotions, rentre en possession de son amant, qu’elle fixe à jamais en lui offrant sa main.
Ce chapitre ne se terminerait pas si je voulais passer en revue toutes les comédies d’intrigue de Lope qui passionnèrent le public de son époque, et qui fournirent à Calderon le modèle de son théâtre. La Dorothée, pièce que quelques critiques modernes ont prétendue être la reproduction d’un épisode de la jeunesse de l’auteur, mériterait à elle seule toute une dissertation. Les amours de Don Fernand avec deux femmes mariées, Marphise et Dorothée, forment un thème assez osé, surtout lorsqu’au dénouement on voit le jeune amoureux quitter à la fois ses deux maîtresses, et se rendre au conseil de son ami Don César, qui lui dit : « Laissez toutes ces folles imaginations, et allons entendre la messe. » Les analyses détaillées que nous avons données plus haut des Bouquets de Madrid, du Plus grand impossible et de la Nuit de Tolède montrent la complication de ces pièces de enredo, qui, bien que procédant de la comédie italienne, sont pourtant en grande partie la création de Lope.
VI - Comédies de caractère
Lope de Vega et les auteurs qui l’ont suivi dans sa voie ne comprirent pas la comédie de caractère comme l’avaient pratiquée les anciens, et comme la traitèrent ensuite les maîtres de la scène française au XVIIe et au XVIIIe siècle. Beaucoup de gens soutiendront, avec une certaine raison, que la première comédie de caractère qu’enfanta la muse espagnole fut le Menteur d’Alarcon. Cela est vrai à notre point de vue, mais non pas au point de vue où se plaçait Lope.
Il n’admettait pas la nécessité de subordonner toute l’action de sa pièce au développement exclusif du personnage qu’il voulait peindre. Ce personnage se meut chez lui dans un milieu complexe ; il est entraîné dans une fabulation qui mène de front deux ou trois contre-sujets, semés d’incidents divers, et qui procède par de continuels changements de lieu. Aussi ne retrouve-t-on pas dans ces ouvrages, recommandables par d’autres qualités éminentes, l’ordre, la clarté et le bon sens qui distinguent les productions dramatiques de l’école contraire. On y trouve en revanche plus de fougue, plus de variété, et, disons-le aussi, plus de nature, car on ne vit jamais caractère tout d’une pièce, résumant en lui ce qui ne se rencontre que divisé en une foule d’individus. Cette différence de procédés, qui a pour cause une manière spéciale de voir et de sentir des auteurs et des spectateurs, sera mieux comprise si l’on examine la mise en œuvre par un poète espagnol d’un sujet traité par un poète français.
Un siècle avant que Molière eût doté notre scène de ce chef-d’œuvre appelé l’École des femmes, Lope de Vega avait fait applaudir en Espagne sa Discreta Enamorada. Cette comédie, comme l’École des femmes, nous montre les ruses d’une jeune innocente confondant les entreprises dirigées contre son amour. Agnès se nommait Fenisa dans Lope ; Horace, son amoureux, avait nom Lucindo ; Arnolphe était le capitaine Bernardo. Devant le public espagnol, ce n’était pas le bon homme Arnolphe qui faisait la leçon à l’habile ingénue, c’était sa mère Belisa, et voici en quels termes :
BELISA. « Baisse les yeux, tu ne dois regarder que la terre que tu foules. » – FENISA. « Comment ? ne puis-je aussi regarder le ciel ? –Ne me réplique pas. – Quoi ! vous ne voulez pas que je m’étonne ? Dieu créa l’homme sur deux pieds pour qu’il pût regarder le ciel, et ce fut un avertissement de son pouvoir sacré, afin que l’homme vît le séjour pour lequel il est né. Les bêtes que le ciel créa pour la terre regardent le sol ; mais moi, pourquoi dois-je les imiter ? – Il te suffit de contempler le ciel en esprit. Quand tu seras dans ta chambre, tu pourras agir autrement. – Je ne suis pas une nonne, et je ne pratiquerai pas tes leçons. Hélas ! tu ferais mieux de m’enfermer sous dix clefs. – Voilà que tu vas à l’extrême ! – Me crois-tu donc insensible, pour m’accabler ainsi ? Tu fais le procès à mes yeux ! Pourquoi ? – Il y a des jeunes gens à Madrid dont une œillade de travers produit l’effet d’un coup de foudre. Ton honorable aïeule disait qu’une fille coquette était une bête fauve circonvenue par les chasseurs. Autant d’yeux qui la regardent, autant de flèches qui la transpercent. – Mais une fille qui ne voit personne peut elle jamais se marier ? – Il suffit pour se marier qu’elle ait une bonne renommée, qu’elle soit vertueuse et noble. – Ma mère, où manque la richesse, la beauté fait beaucoup. »
Mais la mère ne se rend pas à cet argument, quelque concluant qu’il puisse être. Belisa veut marier son Agnès, ou plutôt sa Fenisa, à son vieil ami le capitaine Bernardo, qui a du bien, et qu’elle avait d’abord songé à épouser elle-même ; mais le capitaine est fou de Fenisa, et Fenisa, de son côté, ne pense qu’au jeune Alferez Lucindo, fils du capitaine, qu’elle a vu aux promenades sans que lui-même l’ait remarquée. Elle forme dès lors le projet de l’épouser et de l’amener à ses pieds, quoiqu’il ait une maîtresse. Forcée d’accepter les instances du capitaine, elle lui impose un mois de stage qu’il emploiera à faire sa cour ; puis, dans une scène de fausses confidences, elle se plaint à son mari in partibus des assiduités de son fils Lucindo, qui la poursuit, dit-elle, de ses déclarations d’amour et de ses billets doux. Le capitaine réprimande vertement son fils, qui déclare sur l’honneur que cette jeune fille lui est complètement inconnue, et qu’il ne comprend rien à cette accusation mensongère. Il aperçoit le soir Fenisa à son balcon, et il l’aborde en se nommant.
« Savez-vous, Mademoiselle, que de ma vie je ne vous ai vue ? Comment donc puis-je vous poursuivre de mon amour ? Moi, je vous aurais écrit des lettres ? Moi, je vous aurais envoyé des messagers ?
– J’avoue qu’il n’en est rien, » répond l’Agnès en baissant les yeux, et elle fait entendre qu’elle serait bien aise que le jeune homme fût moins indifférent pour elle. L’Alferez, en brouille avec sa maîtresse, se fait présenter par son père au logis de Fenisa, sa future belle-mère.
« Permettez, dit-il, que je baise cette belle main !
– Tant de politesse est superflue, s’écrie le capitaine en fronçant le sourcil, il te suffisait de dire : Votre main. »
En prenant congé, le jeune homme glisse un billet à Fenisa, l’avertissant que son tyran veut le faire partir dès le soir. Pour empêcher ce départ et introduire de nouveau le jeune homme dans la maison, Fenisa fait à sa mère une autre fausse confidence ; elle lui persuade que le fils du capitaine est tombé amoureux de ses quarante ans, et qu’il sollicite l’honneur de la venir courtiser à l’aise. Ordre est donné au jeune Alferez de se trouver la nuit sous le balcon de Belisa. Il s’y rend avec son valet Hernando, qui, sous le manteau de son maître, crible la sensible veuve de grotesques déclarations, pendant que Lucindo, sous la cape de Hernando, conte des douceurs à sa belle Fenisa. Un incident, relatif aux anciennes amours de Lucindo, vient jeter le désespoir dans le cœur de la jeune fille, qui se croit trompée ; mais Lucindo se justifie. La comédie finit par un double mariage fait de nuit, où les conjoints sont changés. Quand tout le monde se retrouve, à la clarté du jour, c’est Belisa qu’a épousée le capitaine, et c’est à Fenisa que Lucindo se trouve uni. Ce dénouement complaisant, et par trop invraisemblable, n’ôte rien au mérite de la pièce de Lope. Celui du chef-d’œuvre de Molière, amené par le récit de Chrysalde :
...D’un hymen secret ma sœur eut une fille,
n’est pas beaucoup meilleur ; mais ce côté matériel n’a aucune importance au point de vue de l’art ; c’est une affaire de mode, voilà tout.
Molière se rencontre encore avec Lope dans le sujet d’une autre innocente, aussi rusée que celle dont nous venons de conter l’histoire ; cette innocente feint d’être malade pour se faire traiter par un faux médecin, et cet Hippocrate de contrebande n’est autre que le valet de son amant. Toutefois, la Belisa de l’Acero de Madrid (l’Eau ferrugineuse de Madrid) n’est pas muette comme la Lucinde du Médecin malgré lui ; mais, en revanche, elle ne le cède en rien, pour la hardiesse des moyens, à l’autre Lucinde, fille du Sganarelle de l’Amour médecin. À celle-là aussi sa tante recommande la sagesse et la modestie, ce qui n’empêche pas l’Agnès de lier connaissance avec un jeune cavalier qui la suit dans ses promenades. Elle feint de tomber, afin qu’il lui offre la main. Puis, contrefaisant la malade, elle se fait ordonner les eaux ferrugineuses et de fréquentes visites aux prés de Madrid et d’Atocha. C’est là qu’elle rencontre à son aise Lisardo, qui, caché derrière les arbres, la contemple avec bonheur. Sa tante continue à la quereller et à lui défendre de lever les yeux sur les jeunes gens qui passent. Elle l’engage à regarder les beaux arbres du Prado, qui étendent leur dais verdoyant sur sa tête, et à leur parler même, si l’envie lui en prend. Alors Belisa, qui sourit à son amant caché derrière un laurier rose, s’écrie, en se tournant vers le jeune homme : « Messieurs les arbres, je venais pour dire ma peine à qui l’a causée. Pour ce duel en champ clos, j’avais armé de fer mon cœur, afin de le rendre plus fort ; mais, vu l’importunité de qui m’empêche de parler, j’ai résolu, à compter d’aujourd’hui, de l’armer encore d’une patience à toute épreuve. J’ai passé la nuit à attendre le jour ; mais mon attente fut vaine, puisque je restai sans parler. Je vous supplie, arbres verdoyants, de me tenir pour fidèle, et toi, mon vert laurier, je te prie de ne pas oublier mes souffrances[6]. »
Et la voix de Lisardo répond derrière le massif de verdure. La tante Teodora s’émeut de l’incident et veut emmener sa nièce. Belisa feint de s’évanouir ; Lisardo, comme par hasard, s’empresse de lui porter secours. Un peu d’eau ferrugineuse que Beltran va chercher à la fontaine et quelques bonnes paroles l’ont bientôt remise, et lui permettent de regagner son logis. Beltran parle latin comme le Médecin malgré lui et il cite Avicenne.
Rentrée au logis de son père, la rusée ingénue avoue tout à sa tante. La tante conseille à sa nièce, pour ajourner le mariage et en même temps pour faire pénitence, d’entrer dans un couvent. L’ingénue préfère s’enfuir du logis, et, escortée du fidèle Beltran, elle va demander asile à Lisardo. Mais ils sont bientôt arrêtés par le père et le fiancé de province. On veut tuer le docteur-laquais. L’aventure a fait, du reste, trop de bruit dans Madrid pour qu’on ne marie pas les amants, malgré la pauvreté de l’un et la richesse de l’autre.
L’Art de dire du bien (el Arte de bien hablar) s’annonce aussi comme une comédie de caractère au premier chef ; mais cette opposition de l’homme bien veillant à l’homme médisant est seulement indiquée, et la comédie tourne aussitôt à la pièce d’intrigue. Alarcon reprit, quelque temps après, le sujet de Lope, et lui donna tout le développement moral qu’il comportait, dans sa comédie las Paredes oyen (les Murs entendent). El Arte de bien hablar n’en est pas moins une œuvre d’un grand mérite. Le Bienveillant, qui l’est surtout à l’égard des femmes, montre dans tout le cours de cette action un caractère aimable et sympathique. Étranger dans Séville, il entend un homme médire d’une femme qui passe, et il reproche amèrement cette injure au cavalier discourtois. Une querelle s’ensuit, on tire les épées, le médisant tombe baigné dans son sang, et le jeune étranger se réfugie, pour fuir les gens de justice, dans la première maison qu’il rencontre. Cette maison est justement habitée par la jeune fille dont il vient de défendre l’honneur sans la connaître. La belle Leonarda donne asile à Don Juan de Castro et à Martin son valet, et, pour prix du service rendu, elle cache ses hôtes, pour les soustraire aux vengeances. Don Pedro, le frère du blessé, qui se trouve être l’ami du frère de Leonarda, obtient que ce frère, nommé Feliciano, l’aidera à découvrir le coupable. Ils courent à la posada où était descendu l’étranger, et ils y trouvent sa sœur Angela, beauté sans pareille, dont Feliciano, le frère de Leonarda, tombe aussitôt amoureux. Rentré chez lui, il conte le cas à sa sœur, et obtient d’elle qu’elle donnera secrètement asile à la jeune fille ainsi abandonnée.
La présence de tous ces personnages sous le même toit amène une série de scènes très amusantes et très bien trouvées. La pièce est écrite avec toute l’élégance des meilleures qu’ait composées Lope. Elle est semée de descriptions et de récits pleins de charme et de poésie. La première scène du second acte, où Don Juan de Castro raconte à son valet son aventure de nuit dans la maison de sa belle hôtesse, et le récit de Martin, qui à son tour raconte à son maître sa déconvenue amoureuse auprès de l’esclave mauresque qui préside aux soins de la cuisine, est surtout remarquable par ses amusants contrastes. Don Juan réfléchissait dans sa retraite, pendant que la nuit maintenait en équilibre la balance dans laquelle elle pèse les étoiles. Il pensait à sa sœur chérie, lorsqu’il entend ouvrir sa porte ; l’esclave Rufina lui dit que Leonarda, plus humaine, s’est décidée à lui parler dans sa chambre. Il franchit le seuil de cette chambre ; une bougie qui l’éclairait lui laisse entrevoir un lit de soie et d’or ; l’air était parfumé d’ambre. La Mauresque lui fait signe d’ouvrir les rideaux : il aperçoit dans le lit une femme charmante qui lui sourit. Il reconnut bientôt que c’était sa sœur, et comme il l’embrassait, il vit que dans ce lit elle n’était pas seule. Leonarda reposait auprès d’elle. Après une conversation de quelques instants, Don Juan se retira consolé de tous ses maux, emportant amoureusement, comme souvenir de son bonheur, une petite pantoufle ornée d’une bouffette de rubans.
L’aventure de Martin a été plus simple. Il s’est acheminé la nuit à tâtons vers la cuisine, et, croyant déposer un baiser sur le front de la séduisante Mauresque, c’est le museau d’un gros chien qui dormait près du feu qu’il a embrassé. Le chien damné.lui a sauté au visage, les chats se sont mis de la partie, et l’infortuné valet a regagné à grand peine sa cachette, mordu et égratigné.
C’est encore un caractère, celui du joueur, que Lope a voulu représenter dans sa comédie intitulée : les Fleurs de Don Juan (las Flores de Don Juan) ; mais cette fois encore il ne l’a pas présenté sous toutes ses faces, en vertu du système dramatique qu’il s’est imposé. Il a prétendu montrer un joueur et non le joueur, cette abstraction lui paraissant contraire à la nature. Un joueur, en effet, même le plus effréné, a bien quelques instants à donner aux autres passions, aux autres vices si l’on veut. Un joueur peut être amoureux comme un autre ; il peut être méchant, médisant, vaniteux, envieux.
Il en est ainsi de Don Alonso, héritier d’un des grands noms et d’une des opulentes fortunes de Valence, qui passe sa vie à jouer, et qui laisse dans la misère son jeune frère Don Juan, qu’il maltraite de la façon la plus odieuse. Le pauvre Don Juan, à bout de ressources, ne se décide qu’à grand peine à venir trouver son frère. Il lui demande un secours de mille ducats dont il a besoin pour s’équiper, car il veut aller servir dans l’armée de Flandre, et plus jamais l’on n’entendra parler de lui. Don Alonso trouve l’exigence impertinente, et il offre à son frère une aumône de cinq cents réaux. Don Juan se fâche alors et lui adresse d’amers reproches. Alonso fait mine de tirer l’épée contre lui. Un ami l’arrête. « Laissez-moi, je veux le tuer ! » Oui, de faim, répond Don Juan. Et il quitte la maison de ce frère inhumain pour n’y plus rentrer. C’est alors qu’il vit du travail de ses mains, en fabriquant des fleurs artificielles que son valet va vendre dans les maisons. Une riche comtesse s’éprend de lui et lui donne sa main, tandis qu’Alonso est à son tour réduit à la misère. Mais le bon Don Juan pardonne à son aîné toutes les avanies souffertes ; il rachète les biens de la famille et les rend à Don Alonso. Le joueur se corrigera-t-il ? Non, sans doute, et c’est l’avis de l’auteur, qui a pris soin de lui faire dire dans la scène précédente : « Ne tenez pas pour plus durable que de la neige sur du feu le serment d’un amant ou celui d’un joueur. » Cette comédie des Fleurs de Don Juan a été traduite en très bons vers par M. Ernest Lafond.
C’est une aimable peinture de caractère que le personnage de cette comtesse de Belflor, qui, dans le Chien du jardinier (el Perro del hortelano), s’éprend d’un jeune homme quand elle le voit aimé par une autre femme, et qui ne peut se résoudre ni à l’épouser ni à le laisser épouser. « Je perds l’esprit, dit Teodoro à son valet Tristan, de voir que dans le même instant elle passe de l’amour à la haine. Elle ne veut pas que je sois à elle ni à Marcela, et si je cesse de la regarder, elle cherche quelques ruses pour me parler. C’est le chien du jardinier, il ne mange pas et ne laisse pas manger les autres. » Je renvoie le lecteur à la traduction de cette pièce par M. Damas Hinard.
Voici comment Lisarda, la tante d’une jeune fille capricieuse, de celles que l’on nomme prétentieuses ou sucrées, annonce le caractère de sa nièce dans la pièce la Dama melindrosa : « Il y a des filles impossibles à marier, qui passent leur vie à se montrer vaniteuses et ennuyeuses pour tout le monde. Elles tardent à choisir un mari, laissent passer les meilleurs, et descendent ensuite à prendre le premier venu. C’est la Certaine Fille un peu trop fière de La Fontaine. Son oncle Tiberio lui demande « pourquoi elle refuse d’épouser le docteur. – Parce qu’il est chauve – Et le mestre de camp ? – Parce qu’à la guerre il a perdu un œil. Comprenez-vous, mon oncle : parmi les petits noms d’amitié que je lui donnerais, je ne pourrais pas l’appeler mis ojos (mes yeux) ; il faudrait donc l’appeler mi ojo (mon œil), ce qui serait déplaisant. – Et ce gentilhomme de la Manche ? – Il a de trop grands pieds et les ongles noirs. – Et le gentilhomme français n’avait-il pas les ongles blancs ? – Je ne veux pas être madame et appeler mon mari monsieur. – Et Don Luis, qui porte sur sa poitrine le vénéré lézard de Saint-Jacques ? – Avec un lézard sur la poitrine, je ne me risquerais pas à l’embrasser. – Mais... on nomme ainsi la croix colorée de Saint-Jacques ; c’est une épée et non un animal. – Le nom seul me ferait peur. – Prends garde, ma fille, la jeunesse passe comme les fleurs, plus tard tu te repentiras. »
Après le développement des scènes d’intrigue dont se complique le sujet et où l’on voit la belle dédaigneuse devenir amoureuse d’un esclave qui n’est autre qu’un jeune gentilhomme déguisé, elle fait amende honorable et épouse le rustre qu’elle n’aime pas. Cette pièce, merveilleusement écrite et pleine de détails fins et délicats, rappelle par quelques endroits le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Sans doute Marivaux ne l’a jamais connue.
VII - Résumé : Les Danses
Telle est en résumé, et vue à vol d’oiseau, l’œuvre dramatique du Phénix d’Espagne, du Souverain de la Monarchie comique, du Grand Lope de Vega.
Ayant vécu sous les trois Philippe, ce génie créateur parcourut toute la belle période de la littérature espagnole. Il jouit de la faveur de trois souverains, comme du respect et de l’admiration du peuple espagnol, comprenant la nation entière, depuis la gent de bronze jusqu’aux grands de Castille et aux évêques. Soldat, poète, prêtre, il vécut de plusieurs existences et fut toujours heureux, parce qu’il portait le bonheur en lui-même. On le calomnia, il ne médit de personne. Sa belle âme se reflète dans toutes ses compositions, dans ses gentilshommes toujours honnêtes et biendisants, dans ses délicates peintures de femmes passionnées et affectueuses. Sa plaisanterie est vive, spirituelle, jamais grossière, malgré les tendances de ce siècle. Rien de plus brillant, de plus saisissant que son style, parfois entaché, il est vrai, d’un peu de préciosité, mais beaucoup moins pourtant que celui de tous les autres poètes de son époque. Nul ne sait mieux que Lope donner à la toile sur laquelle il trace ses figures une couleur pittoresque. On y distingue, selon le sujet, les reflets chatoyants de la poésie arabe ou provençale, l’âpre et mâle aspect des montagnes des Asturies, la molle élégance des courtisans de l’Escurial ou de Buen Retiro. Si défectueux que nous puissions trouver aujourd’hui les plans de ses pièces, ils étaient en notable progrès sur ceux de ses devanciers.
Le décousu des plans de Lope tient à deux causes : d’abord, à la précipitation avec laquelle il les traçait, et, en second lieu, à ce système de changement de lieu à outrance, qui alors était la loi du théâtre en Espagne comme en Angleterre, dans Lope comme dans Shakespeare. Ce système, maintenu en des limites raisonnables, a du bon, puisqu’il a produit des chefs-d’œuvre qui eussent été impossibles avec l’unité du lieu ; pour tant l’abus qu’on en peut faire jette une extrême confusion dans une œuvre dramatique. La marche rapide de l’action et son large développement sont les avantages incontestables du système. Lope, comme Shakespeare, se livre avec impétuosité au mouvement dans lequel il entraîne ses personnages. De temps à autre cependant il s’arrête dans sa course folle, et laisse couler de sa plume, ainsi que d’une fontaine harmonieuse, des vers doux comme le miel, parfumés comme l’œillet. On trouverait aujourd’hui que ces chefs-d’œuvre de récit font longueur, comme on dit ; le spectateur les admirait jadis, comme le lecteur les admire encore aujourd’hui. Au point de vue de la représentation, la popularité du Phénix d’Espagne a bien baissé dans son pays. C’est à peine si quelques-uns de ses ouvrages ont été maintenus à la scène. Les derniers qui ont survécu sont, entre autres : les Fleurs de Don Juan, la Moza de Cantaro, l’Étoile de Séville, les Tellos de Menesès, l’Eau ferrugineuse de Madrid, le Plus grand impossible, la Dama melindrosa.
Un des éléments importants des succès de théâtre en Espagne fut toujours la danse. Lope de Vega, qui était grand amateur de ce genre de divertissement, l’introduisit le plus qu’il put dans ses représentations, même dans ses autos sacramentalès. Un proverbe bien connu dit :
No hay mujer española que no salga
Del vientre de sa madre bailadora.
(Il n’y a pas de femme espagnole qui ne sorte danseuse du ventre de sa mère)
Cette fureur de danse, les désordres et les immoralités qu’elle enfanta, attirèrent plus d’une fois sur les théâtres les sévérités de l’autorité religieuse. Il y eut des danses autorisées et des danses défendues. Les anciennes, comme le Tordion, la Pavane, Madame d’Orléans, le Piedegibao, le Roi Don Alphonse le Bon, se pratiquaient sans encourir les censures. Mais les danses truanesques, la Carreteria, las Gambetas, el Pollo, el Guineo, la Perra Mora, excitèrent l’indignation et furent dénoncées au Roi par la ville de Madrid au nom de la foi catholique.
On distinguait alors les ballets (bayles) et les danses (danzas). Les danses comportaient des mouvements plus mesurés et plus graves, les pieds seuls, et non les bras, étaient mis en action. Les bayles admettaient des gestes plus libres et employaient les bras aussi bien que les pieds. Le plus anathématisé de ces bayles fut la fameuse Zarabanda, et après la Zarabanda ce fut la Chacone. Ce bayle pestiféré (pestifero) de la Zarabanda, qui s’accompagnait de chant, fut inventé en 1558 par une bateleuse, ou quelque chose de semblable, au dire d’un auteur du temps, laquelle bateleuse, qui était de Séville, donna son nom à cette invention diabolique, ou à cette importation des Indes, selon quelques auteurs. Cette danse consistait principalement dans des évolutions du corps très équivoques. Elle fut proscrite et déclarée morte. Un malin esprit publia son testament, où elle donne l’histoire de ses créations. La Zarabanda ne mourut pas si bien pourtant qu’elle ne reparût bientôt sous d’autres noms. La Jacara, sa digne sœur, se chanta et se dansa non-seulement sur les scènes de tous les théâtres, mais dans les salles, sur divers points où se plaçaient d’avance les acteurs. Ces danses effrontées, si l’on en veut croire les docteurs qui ont approfondi la question, descendaient en droite ligne des spectacles antiques. Martial cite à diverses reprises les Gaditanes exécutées dans la ville des Césars par d’habiles danseuses venues de Cadix, et Don Francisco Fernandez de Cordova dit que ces danses reparurent de nouveau de son temps en Espagne sous les noms de Zarabandas et de Chaconas. L’érudit chanoine ajoute que déjà, sous les Romains, les filles de Cadix s’accompagnaient avec les castagnettes et chantaient en dansant.
CHAPITRE XX : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE PORTUGAIS
I
Gil Vicente. – Ses autos.-Ses farces. – Les trois comédies du Camoëns. – Théâtre érudit. – Sá de Miranda. – Le docteur Antonio Ferreira. – Les autos du Saint-Sacrement. – Les comédies latines des Jésuites et les comédies magiques.
Nous avons vu au chapitre précédent Gil Vicente écrire des pièces de théâtre en langue espagnole pour complaire à sa protectrice, l’Infante de Castille Doña Maria, devenue Reine de Portugal ; nous allons le voir maintenant retourner à son idiome paternel et conquérir ce bizarre surnom de Plaute lusitanien, que ses contemporains lui donnèrent, bien que ses ouvrages ne rappellent, par aucun côté, le poète latin qui écrivit l’Aululaire et les Ménechmes. On sait qu’Érasme apprit le portugais rien que pour se procurer le plaisir de lire en original les œuvres de Gil Vicente. Le simple fait d’avoir donné l’impulsion à la littérature nationale, en la séparant définitivement de la langue castillane, suffirait à doter le nom de Gil Vicente d’une grande notoriété dans l’histoire ; mais ses brillantes et nombreuses productions lui font une place à part sur le parnasse portugais. Succédant aux rimeurs exclusifs de la poésie pastorale, Martin Ribeyro et Christoval Falçam, il donna un corps à cette poésie trop vague des ménestrels de l’amour, dont Macias fut le chef, et il ouvrit ainsi la voie du théâtre à ses compatriotes, qui n’avaient connu dans le siècle précédent que les pantomimes, les danses mauresques et quelques intermèdes comme celui que le marquis Henrique de Vilhena composa à l’occasion du mariage de Ferdinand Ier, en 1412.
Quoique attaché à la cour, après avoir passé sa vie à la divertir, Gil Vicente, avec sa famille, composée de sa femme, de trois fils et de sa fille Paula, vécut misérable malgré ses éclatants succès, et, dans sa vieillesse, quand la peste ravageait Lisbonne, il ne put obtenir une aumône de ses illustres ingrats ; c’est ainsi qu’il désigne lui-même le Roi Dom João III et ses ministres. En 1531, pendant le tremblement de terre qui ruina la capitale, Gil Vicente donna l’exemple du dévouement en secourant les nombreux blessés et en rassurant par ses exhortations les populations affolées de terreur. Les Juifs et les nouveaux chrétiens, poursuivis dans les rues par une populace fanatisée, qui leur attribuait ce malheur public, furent défendus par Gil Vicente au péril de sa vie, et son éloquente charité obtint pour ces infortunés l’asile des couvents catholiques. Voilà l’homme, voyons le poète.
On a discuté, sans beaucoup d’utilité, la question de savoir si Gil Vicente, le premier en date des auteurs dramatiques en Portugal, prit ses modèles en France ou en Espagne, s’il s’inspira de Jehan Michel ou de Juan del Encina. La valeur de son œuvre est ce qu’il importe d’apprécier. À son mérite comme poète dramatique et comme musicien, car il composait la musique qui accompagnait ses pièces, il joignait encore le talent de représenter lui-même ses principaux personnages, et sa fille Paula, l’une des femmes les plus belles et les plus savantes de son temps, jouait auprès de lui les premiers rôles devant la cour de Lisbonne. Les pièces de Vicente sont toutes en vers. Le recueil ne fut pas publié du vivant de l’auteur ; ce fut le second fils de Gil, Luis Vicente, qui l’édita en 1562, en un volume in-folio divisé en cinq livres. Le premier livre contient les Autos sous le titre général d’Œuvres de dévotion (Obras de Devação) ; le second livre, les comédies ; le troisième, les tragi-comédies ; le quatrième, les farces (as farças), et le cinquième, les ouvrages divers. Cette œuvre importante est très peu connue, parce que l’édition originale fut longtemps introuvable ; aujourd’hui qu’elle est réimprimée, je puis en rendre un compte exact et détaillé, l’ayant religieusement lue d’un bout à l’autre. On ne sait pas au juste la date de la naissance de cet homme célèbre, ni la date de sa mort. Voici l’épitaphe qu’il composa pour sa sépulture : « Attendant le grand jugement, je gis dans cette de meure, – et de ma vie fatiguée – je me repose. Demande-moi qui je fus ; – examine-moi bien, – car je fus semblable à toi, – et ton sort est d’être comme moi ; – et, puisque tout arrive à ce but, – ô toi qui lis mon conseil, – prends-moi pour ton miroir, – regarde-moi et regarde-toi. »
II - Œuvres de dévotion de Gil Vicente
Les Obras de Devação, c’est-à-dire les pièces écrites sur des sujets religieux, renferment quinze autos, dont six en langue espagnole et neuf en portugais. La plupart de ces autos furent joués dans les églises, d’autres furent représentés au palais du Roi, d’autres chez quelques grands seigneurs et dans les Universités.
Le prologue de l’auto portugais intitulé : Mofina Mendès, est récité par un moine annonçant au public, dans un sermon entremêlé de latin, qu’il va voir apparaître la Vierge, accompagnée de quatre dames nommées la Pauvreté, l’Humilité, la Foi et la Prudence. La pièce traitera du Salut, et un peu aussi de la Nativité. Elle sera accompagnée de musique et de chants en latin ; on entendra le Jam lucis orto sidere et le Benedicamus. Après cette annonce, entre la Vierge, vêtue en Reine avec lesdites dames suivies de quatre anges avec musique (com musica). Aussitôt entrées, les dames vont s’asseoir et font mine de lire dans les livres qu’elles ont apportés.
« Que lisez-vous, mes servantes, leur demande la Vierge ?
– Madame, dit Prudence, je trouve ici de grandes nouvelles. Mon livre dit que Dieu naîtra homme d’une vierge sans péché.
– Le mien ajoute, dit la Pauvreté, qu’il naîtra pauvre, sans maillot et sans chemise, ni rien pour se réchauffer.
– Le prophète Isaïe, dit l’Humilité, affirme aussi que la Vierge concevra et enfantera le Messie. » La Vierge se réjouit de la bonne nouvelle ; l’ange Gabriel vient annoncer la Conception et disparaît bientôt pour donner place aux pasteurs.
Le berger André a perdu l’ânesse rouge de son père ; il va partout cherchant la trace de sa bête, et ne sait plus dans quelle vallée il se trouve. Payo Vaz, autre berger, cherche sa bergère Mofina Mendès. André l’a entendue siffler, il y a peu d’instants, dans le vallon de Jean Viseu. Arrive le troisième pasteur, nommé Pessival, et Mofina Mendès ne tarde pas à les rejoindre, belle, souriante, portant une cruche d’huile sur sa tête. Elle se rend à la foire de Trancoso, où elle espère vendre son huile et acheter des œufs de cane ; chaque œuf lui donnera un canard, et chaque canard lui vaudra cent réis. Avec ces œufs de cane, Mofina Mendès se mariera et elle sera riche. Alors elle achètera de belles robes d’écarlate, et son mari l’adorera. Tout le jour elle pourra chanter et danser. Mofina se met à danser, mais elle trébuche, et voilà la cruche d’huile renversée comme le lait de Perrette. D’autres bergers entrent en scène annonçant que l’ânesse d’André est retrouvée. Accablés par la fatigue, et la nuit étant venue, les pasteurs se couchent sur l’herbe verte et s’endorment. Pendant leur sommeil, la Vierge, escortée de saint Joseph et des Vertus, reparaît, et la Nativité a lieu sur la scène, après qu’on a éteint les chandelles. La Vierge demande de la lumière, et la Prudence lui répond : « Qu’avez-vous besoin de lumière, puisque c’est la lumière elle-même que vous allez mettre au monde ?
« Pois lume hareis de parir.»
On entend bientôt pleurer l’Enfant Jésus dans son berceau. L’Ange réveille alors les pasteurs. Cet auto primitif se termine par un ballet.
L’auto de la Barque de l’Enfer (auto da Barca do Inferno) est beaucoup moins naïf ; aussi ne fut-il pas joué dans une église, mais dans les appartements de la Reine Dona Maria en 1517.Cet auto fait partie d’une trilogie dans laquelle on voit deux autres barques transporter les âmes au Purgatoire et au Paradis. Cette trilogie est très célèbre en Portugal. C’est le Diable batelier de l’Enfer qui ouvre la scène. « À la barque ! à la barque ! Eh ! là ! s’écrie le nocher infernal nous avons une mer bien belle. Pressez-vous, si vous voulez vous embarquer ; il est temps de partir. »
Un fidalgo se présente au patron de la barque : « Cette barque, où va-t-elle ? – À l’Île Perdue. – Mais dans quel coin du monde ? – En Enfer, seigneur. – Pays sans agrément ! – Quoi ! vous le raillez ? – Et vous trouvez des passagers pour une pareille destination ? – J’ai idée que vous viendrez avec nous ! – Vous croyez ? – Où espérez-vous trouver un autre asile ? – J’ai laissé sur la terre quelqu’un qui prie sans cesse pour moi. – Quelle bonne plaisanterie ! répond le Diable en ricanant. Et tu as vécu à ta fantaisie, te croyant sauvé parce qu’un autre prie pour toi ? Embarque ! embarque ! Vous vous assoirez, seigneur fidalgo, à la place où s’assit votre père. Allons, il faut traverser le fleuve. – Mais n’y a-t-il pas une autre barque ? – Non, seigneur, c’est celle-ci que vous avez retenue quand vous rendiez le dernier soupir. – Je préfère un autre bateau. »
Une seconde nef glisse sur les eaux près de la barque satanique. Le fildalgo la hèle : « Hé ! de la barque ! où allez-vous ? ne m’entendez-vous pas ? Répondez-moi ! Holà, hé ? – Que voulez-vous ? demande le batelier, qui est un ange du Ciel. – Savoir si la barque par vous conduite est celle qui mène au Paradis. – C’est elle-même ! que voulez-vous ? – Que vous me preniez pour passager. Je suis fidalgo de souche seigneuriale. – Dans ce bateau divin, répond l’Ange, on n’embarque aucune tyrannie. Allez dans l’autre, vous y serez moins à l’étroit, vous et votre seigneurie, et parce que vous avez méprisé les petits, vous devez être d’autant plus petit que vous avez été plus grand. »
Et le Diable de reprendre son appel : « À la barque ! à la barque, seigneur ! « Le fidalgo se désole, et prie le batelier de l’Enfer de lui permettre de retourner sur terre un instant pour consoler sa femme, qui certainement va se tuer de désespoir. Le Diable rit plus que jamais. « Pendant que tu mourais, dit-il au gentilhomme, ta femme prenait ses ébats avec un drôle qui valait mieux que toi. Entrez, seigneur, entrez. Voici la planche, mettez-y le pied. – Allons, soupire le gentilhomme, allons, puisqu’il en est ainsi. » Un usurier se présente disant : « Ô quelle belle barque ! où allez vous ? – Usurier, mon parent, répond le Diable, comment avez-vous tant tardé ? Nous allons au pays d’Enfer. – Je ne m’embarque pas avec vous. »
L’usurier va vers l’Ange, qui refuse de se charger de lui, parce que sa bourse remplirait tout le bateau. « Je jure Dieu, s’exclame l’usurier, que je m’en vais les poches vides ! – Les poches, oui, mais le cœur, non. » L’usurier retourne au Diable, qui le reçoit.
« Hé ! de la barque ! s’écrie un cordonnier qui s’avance tout chargé de ses formes. – Voilà trente années que tu voles les pauvres, lui dit le Diable, allons ! embarque ! il y a longtemps que je t’attendais. – Et les messes que j’ai entendues ne compteront-elles donc pas ? – Entendre la messe et dérober en même temps, voilà où cela vous mène. – Et les aumônes que j’ai faites ? – Et les deniers que tu as mal acquis ? – Il est donc décidé que je vais rôtir en Enfer ! » Et l’usurier va rejoindre le fidalgo.
Un moine succède au cordonnier. Il tient une jeune fille par la main ; ils dansent ensemble, et le saint homme la baise sur les lèvres. « Qu’est cela, Père, lui dit le batelier infernal, vous dansez le tordion ? Cette dame doit-elle entrer ici ? Est-ce la vôtre ? – Je ne sais pas, mais j’agis comme si elle était à moi. – Entrez, Révérend Père. – Où menez-vous vos passagers ? – Dans le feu de l’Enfer que vous ne craignîtes pas pendant votre vie. Allons, venez ! » Le Frère jure Dieu qu’il n’en fera rien ; d’ailleurs Madame Florence ne monterait pas dans une semblable caravelle. Et pour avoir aimé cette fille charmante, il n’est pas possible que Dieu l’ait condamné au feu, lui qui a tant dit de chapelets. « Moine et mari, lui répond le Diable, vous avez bien mérité d’être flambé. » Le Frère s’adresse alors au patron de la barque de la Gloire, qui le renvoie au Diable, et le bon moine va rejoindre le cordonnier et le fidalgo.
La senhora Brizida, de son vivant entremetteuse, refuse aussi d’entrer dans la barque de l’Enfer, sous prétexte que son bagage n’y tiendrait pas. Elle a trois grands coffres d’attraits postiches, que personne ne pourrait soulever, trois malles de mensonges, cinq autres de fourberies et de vols. Ce qu’il y a de plus lourd dans son bagage, ce sont les filles qu’elle vendait. Avec une charge si précieuse, c’est dans la barque de la Gloire qu’elle veut traverser le fleuve des Morts. « Ange de Dieu, ma rose, s’écrie-t-elle, je vous implore à genoux. Je suis Brizida, la précieuse, qui faisais l’éducation des jeunes filles pour les chanoines métropolitains. Passez-moi, mon amour, ma petite pâquerette, mes doux yeux de perles fines ! Je suis apostolisée, angélisée, et j’ai fait des œuvres divines. Sainte Ursule n’a pas converti autant de vierges que moi. »
Malgré ses cajoleries, dame Brizida est obligée de retourner à la barque infernale, où le Diable l’accueille en lui promettant bonne réception. À la Brizida succède un juif, puis un corrégidor que le Diable reçoit comme étant à lui de naissance. Le corrégidor riposte par du latin : « Hoc non potest esse, – semper ego in justicia feci. » Le noir nocher lui répond en même langage, et lui démontre qu’il n’a vécu que de rapine, et que sa femme renchérissait encore sur lui. Un procureur vient saluer le seigneur corrégidor, et le Diable l’invite à ramer à côté du juge. Tous deux se trouvent en grande amitié avec l’entremetteuse. Le convoi des voyageurs se complète par un pendu, et ce convoi se met en marche pour l’empire de Satan, pendant que le bon Ange prend sur son bord quatre chevaliers de l’ordre du Christ, morts en Afrique en combattant pour la foi.
La seconde partie de la trilogie, le Purgatoire, fut représentée en 1518, le jour de Noël, devant la Reine Dona Leonor, à l’hôpital de Tous-les-Saints de Lisbonne. C’est une variation sur le thème primitif, toujours le Diable et l’Ange avec les passagers. Le voyage du Purgatoire n’est pas aussi terrible que celui de l’Enfer ; aussi la seconde partie offre-t-elle moins d’intérêt que la première. On voit d’abord un laboureur qui dépeint sous de tristes couleurs la vie des champs. « Celui qui doit vivre de la charrue, dit-il, est toujours mourant. Nous sommes la vie des autres et la mort de nous-mêmes. Des tyrans nous rongent l’âme avec les dents et les ongles. On n’est pas en même temps pécheur et laboureur, puisqu’on n’a pas seulement le temps d’essuyer de son front les gouttes de sueur qui en coulent. » À l’église on le querelle et on l’excommunie parce qu’il aura sifflé un chien, le gentilhomme l’assomme, et s’il n’a pas un présent à la main, on ne lui trouve aucun droit.
Marta Gil est une femme du marché qui avait de l’ambition de son vivant ; elle vendait un œuf deux réaux et une poule soixante. Le Diable lui fait avouer qu’elle mettait de l’eau dans son lait. Puis il reçoit à bras ouverts un joueur qu’il appelle son ami capital, et qu’il emmène comme blasphémateur de Dieu et de la sainte Trinité.
L’auto de la Barque de la Gloire (da Barca da Gloria) nous montre le Diable demandant à la Mort pourquoi elle prend tant de canaille et si peu de gens riches. La Mort lui répond que les riches ont autant de repaires que les lézards. « Pourtant ils sont de chair et d’os, et ils nous appartiennent. Qu’ils viennent ! qu’ils viennent ! – Eh bien ! tu verras qu’aucun ne m’échappera, depuis le comte jusqu’au Pape. »
La Mort amène le comte, et le Diable invite celui-ci à entrer dans son bateau. « Y a-t-il longtemps, mon ami, que vous êtes batelier ? – Deux mille ans et plus, seigneur comte, et je passe gratis. Entrez, seigneur passager. » Le comte refuse quand il a reconnu l’Esprit malin, et il fait parade de ses dévotions ; mais le Diable lui dit : « Je connais votre vie passée. Vous avez toujours négligé Dieu, vous fûtes orgueilleux et léger et rigoureux aux pauvres gens. Vous êtes donc à moi, et vous n’irez pas en Paradis. »
La Mort amène ensuite un duc ; le Diable s’en empare, parce qu’il s’est fait sur la terre un dieu de l’or. Le duc se désespère et appelle l’Ange à son aide ; mais au nom de l’égalité de la justice divine, celui-ci refuse de le secourir. Un roi et un empereur paraissent ensuite. C’est la vaine gloire qui les a perdus. La Mort livre au Diable un archevêque et un évêque, qui conjurent vainement le nocher céleste de les porter sur la rive de consolation. Un cardinal n’est pas plus heureux. « Seigneur cardinal, Votre Prééminence ira retrouver ses égaux dans les gouffres de l’Enfer, puisque vous êtes mort de l’ambition de vous voir pape. » Le Pape lui-même survient, et il est aussi condamné, parce qu’il s’est cru immortel. Le Diable lui dit : « Soyez le bien venu, Saint Père, Béatissime Majesté ! Vous allez venir avec moi, dépouillé de votre mitre, baiser les pieds de Lucifer. » Il a beau protester au nom de sa dignité. « Plus on est élevé, lui répond le batelier de l’Enfer, plus on est obligé à donner l’exemple et à se montrer doux et humain pour tous. »
L’empereur, le pape, le roi, le duc et le comte se jettent le front contre terre et implorent du fond du cœur le pasteur crucifié. Jésus descend du ciel et les attire à lui. Le dénouent gâte un peu la leçon d’égalité ; mais, la pièce étant jouée devant la cour, il devenait de rigueur, comme celui de Tartufe. C’était le verre de médecine aux bords miellés.
Je ne m’étendrai pas sur l’auto da Fiera (auto de la Foire), le seul qu’ait analysé Bouterweck dans ce répertoire de Gil Vicente, si inconnu encore et pourtant si curieux. C’est une composition bizarre, un ange descendant du ciel et convoquant tous les habitants de la terre à une foire en l’honneur de la sainte Vierge. Ce thème permet au satiriste portugais de censurer les vices du haut clergé de son temps. Il invite les prélats à quitter les habits somptueux et à revenir aux vêtements et aux mœurs de la primitive Église. Le Diable vient, lui aussi, vendre ses denrées à la foire ; le monde est très avide de ses produits. « Je vends, dit-il, des parfumeries et des cartes andalouses dont se servent les prêtres pour jouer jusqu’à leurs habits. Je vends un assortiment de mensonges tous différents l’un de l’autre, ceux-ci pour les messieurs, ceux-là pour les dames. »
La Cour de Rome vient à la foire pour y acheter la paix, la vérité et la foi. Le Diable lui propose sa provision. Un paysan vient vendre sa femme, et il la donnera presque pour rien ; quand il l’épousa, il espérait qu’elle mourrait bientôt : mais elle est toujours sur pied. Le Séraphin chargé de surveiller le marché demande à un groupe de jeunes filles si elles désirent acheter des vertus ? « Non, seigneur, répondent-elles. – Que voulez-vous donc ? – Chez nous, seigneur, dit l’une d’elles, les vertus ne donnent pas de pain à manger ; personne ne se marie pour ses vertus. Quand on a des yeux comme les miens, on trouve un mari sans cela. Nous venons pour chanter et danser en l’honneur de la sainte Vierge. »
L’auto se termine par un divertissement de danse et de chant.
On voit que ces autos rappellent les églogues et les scènes pastorales qui avaient cours en Espagne au même temps, c’est-à-dire dans le premier tiers du XVIe siècle. Le côté satirique est seulement plus développé chez Gil Vicente, et l’on s’étonne qu’un poète ait pu parler ainsi devant le Roi Dom João III, qui avait épousé la fille du catholique Roi d’Espagne Philippe II, et qui introduisit l’Inquisition en Portugal. Il est vrai que ces légèretés de langage se récitaient pour ainsi dire en famille, et que le monarque, passionné pour le théâtre, ne dédaignait pas de jouer lui-même dans les pièces de Gil, ainsi que son frère l’Infant Dom Luis. Cette tolérance se comprend mieux sous le règne de Dom Manoel (Emmanuel le Grand), père et prédécesseur de João III. Lisbonne était alors une ville renommée pour la facilité de ses mœurs, comme pour son luxe et pour l’éclat de ses fêtes. À la fois guerrière et marchande, étendant sa puissance sur les deux Indes, elle voyait affluer dans ses ports les richesses et les vices des deux hémisphères. Elle avait des souvenirs de grandeur et de débauche qui dataient de la Rome païenne. Sur ses quais, dans ses rues, se coudoyait un échantillon bariolé de toutes les races humaines, depuis l’Éthiopien esclave jusqu’à l’Indien de Calicut et au Bouticoude du Brésil. Des moines dissolus, mêlés aux rameiras et aux entremetteuses, des soldats, des juifs, des marins, des ouvriers, des Arabes, tolérés dans le quartier de la Moureria, à côté de mendiants rusés et voleurs, tuant leur vermine au soleil, voilà ce qu’était Lisbonne au temps où Gil Vicente représentait ses pièces sur le théâtre du palais de Dom Manoel et du Roi João III.
III - Les Farces (Farças) de Gil Vicente
Les comédies et les tragi-comédies de Gil Vicente, si l’on en excepte trois ou quatre, sont toutes écrites en espagnol, ou sont mi-parties d’espagnol et de portugais. Ces espèces d’églogues, mêlées de diableries, constituent, du reste, la fraction la plus insignifiante de l’œuvre de notre auteur. Elles sont faites pour complaire au goût pastoral de la cour, et n’offrent pour nous aucun intérêt, ni au point de vue littéraire ni au point de vue du théâtre.
Nous n’avons donc pas à nous en occuper, et nous abordons la série des farças écrites en portugais.
La plus ancienne de ces farces fut jouée par l’auteur en 1505, devant le Roi Dom Manoel ; elle porte un titre bizarre : Quem tem farelos (Qui a du son). Ce sont les premiers mots de la pièce qui lui donnent son titre. Ils sont dits par Apariço, garçon d’écurie en quête de fourrage. Une note de Gil avertit le lecteur qu’il a voulu mettre en scène un certain joueur de guitare, nommé Airès Rosado, pauvre chanteur, et toujours amoureux. Cet intermède n’est composé que de trois scènes. Dans la première, des valets font le portrait de ce ridicule personnage, épris de Dona Isabelle, à qui il prépare une sérénade. Ce Rosado est un avare qui fait mourir de faim son petit laquais ; il rime de détestables vers et vocalise comme une grenouille. Airès Rosado vient en effet chanter au clair de la lune sous le balcon de sa belle, et aussitôt tous les chiens du voisinage l’interrompent par leurs aboiements ; les chats miaulent, les perroquets crient et les coqs accompagnent. Une duègne se met à la fenêtre et chasse avec des injures l’importun virtuose. Madame Isabelle profite du répit que lui donne le départ du chanteur pour venir prendre le frais à son balcon.
Le Vieillard du verger (o Velho da horta) atout l’air d’un vieux fabliau mis en dialogue de comédie. En se promenant dans son verger, un vieillard rencontre une jeune fille dont la beauté le frappe. « Où cette fleur est-elle éclose ? s’écrie-t-il. Je croirais qu’elle vient du ciel. Que cherchez-vous ici, mon cœur ? – J’attends votre jardinier, répond la belle, pour lui demander un bouquet. – Ô ma rose, mon hermine, ne partez pas, êtes vous donc si pressée ? – Jésus ! qu’est-ce que cela ? interrompt la demoiselle ; parlez-moi d’autre façon : l’amour n’est pas de votre âge. Mais votre jardinier ne vient pas, je me retire. »
Le vieillard l’arrête et lui dit : « Ô ma rose, cueillez toutes les fleurs de mon jardin ! » La jeune fille cueille un bouquet et sort du verger en remerciant avec un divin sourire le propriétaire.
Branca Gil, une matrone experte en galanteries, vient trouver le vieux fou et lui propose de s’entremettre pour lui conquérir les faveurs de la jeune fille. Chaque jour Branca Gil lui annonce, avec force descriptions, les progrès de son éloquence auprès de la moça, et chaque jour aussi elle soutire à sa dupe de nouvelles sommes. Aujourd’hui, c’est une basquine qu’elle doit offrir à la demoiselle ; hier il lui a fallu donner dix onces d’or. De présents en présents, le vieillard du verger arrive à la ruine la plus complète, et alors l’entremetteuse me paraît plus chez lui.
Il apprend enfin que la fille qu’il a courtisée est l’honnêteté même ; qu’elle n’a jamais encouragé son amour, et que toutes les sommes données par lui ont passé dans l’escarcelle de Branca Gil, dont l’alcade fait enfin justice.
Si l’idée de cette petite pièce n’a pas de complication, elle est au moins morale. Les dialogues offrent une grâce charmante ; le personnage de la Branca Gil est une peinture historique de cette espèce de créatures appelées alcovitéiras, qui, à cette époque, étaient en grand crédit à Lisbonne. Rien de plus curieux que la litanie récitée par l’alcovitéira pour le succès de son entreprise. Elle y promet au glorieux saint Martin, à la belle sainte Jeanne de Mendoce, à sainte Marguerite de Souza, à sainte Marie d’Ataïde, de dire des chapelets en leur honneur, si par leur aide elle arrive à pervertir la jeune fille et à la livrer au vieillard. Quand le malheureux barbon apprend sa ruine, il avoue en pleurant qu’il a fait le malheur de sa femme et de ses quatre filles, et qu’il ne lui reste plus qu’à s’aller pendre pour l’exemple. La farce des Fées (as Fadas) est jouée par une sorcière, le Diable, deux moines et trois fées. Le moine se trouve toujours au fond des satires de Gil Vicente. Une sorcière, sur le point d’être prise par la justice, va plaider elle-même sa cause devant le Roi et la Reine. Elle souhaite d’abord une vie de mille années au couple royal dont les rameaux fleuriront sous la protection de Dieu, puis elle salue les Infants et les dames qui forment l’auditoire. Elle n’a jamais fait de mal à personne ; elle se targue d’avoir toujours eu pitié des femmes délaissées et d’avoir travaillé à leur bonheur. Elle va chevauchant sur son bouc dans les carrefours ; appelant à elle les moines et les religieuses qui meurent d’amour, elle les console, et toutes ses sorcelleries ne sont, dit-elle, que des œuvres pies. Elle demande aux glorieux souverains la permission de leur démontrer sa parfaite innocence en évoquant le Diable. Le Diable paraît, et il s’exprime en français, ou en langue picarde, comme on le lit dans une annotation de la pièce. « Ô dame, dit-il à la sorcière, tu as fet bien du mal avec ton frayre Jacopin. – Démon, répond la sorcière, laisse ce latin que je ne puis comprendre. Je jure Dieu que je suis en état de grâce ! » Et elle envoie le Diable aux Îles Perdues chercher trois fées aimables et bien choisies, qui donneront caution pour elle à Leurs Majestés Très Fidèles. Le Diable ramène, au lieu de trois fées, trois moines qu’il a retirés de l’Enfer. L’un est un ancien viveur, l’autre un prédicateur autrefois très enclin au péché de luxure. Celui-ci parle un espagnol entremêlé de latin : « Adorons et exaltons celles qui nous ont fait mourir. Opera manuum suarum sont les soupirs que nous poussons in hac vita lacrymarum. Les femmes qui nous maltraitèrent, tenons-les pour des déesses ; venez tous et adorons-les. Telles étaient, dit-il, nos prières à prime, à tierce, à sixte et à none, car je fus amoureux jusqu’à la mort. »
La sorcière gourmande le Diable pour lui avoir amené ces moines, au lieu des fées qu’elle attendait, et elle congédie ces messieurs après, toutefois, avoir invité le Frère prêcheur à régaler l’assemblée d’un sermon sur l’amour. À la suite du sermon viennent les compliments des fées adressés au Roi, à la Reine et aux Infants, et, après un défilé dans lequel figurent Jupiter, Cupidon, le Soleil, la Lune, Vénus et d’autres personnages allégoriques, la farce finit par un concert.
On le voit, ce sont de vrais intermèdes où la musique et la danse jouent un rôle important pour le divertissement de la cour. Nulle préoccupation d’une fabulation quelconque ; trois ou quatre scènes, qui peuvent se jouer dans un salon, sans décors, sans machines, et qui durent une demi-heure tout au plus. Voilà le programme de ces bluettes, écrites du reste en vers élégants, dans un vieux langage plein de charme et de naïveté.
La farce d’Inez Pereira repose sur une donnée morale un peu plus solide ; c’est aussi l’une des plus estimées parmi celles de notre poète. Le proverbe suivant lui sert de sujet : « J’aime mieux un âne qui me porte qu’un cheval qui me jette à terre (Mais quero asno que me leve, que cavallo que me derrube). » Une jeune paysanne se désole de devoir rester dans sa chambre à travailler, pendant que sa mère est à la messe. Elle déclare à sa mère arrivant de l’église qu’elle veut se marier, et bien vite, afin d’être libre d’aller et de venir, et de danser quand cela lui plaît. On lui présente un fiancé, Pero Marquez, jeune fermier qui a du bien, bon travailleur et honnête garçon. Elle le trouve trop paysan pour elle et s’étonne qu’il ne se soit pas présenté avec son râteau sur l’épaule. Bref, elle refuse nettement de lui donner sa main, malgré les prières de sa mère et de son amie Leonor Vaz. Deux courtiers juifs, qui ont à Lisbonne une agence matrimoniale, viennent proposer à l’ambitieuse Inès l’écuyer d’un grand seigneur, qui lui donnera de la toilette et l’existence d’une dame. Elle portera de l’or, de la soie, un chignon postiche et des pompons dans les cheveux, comme une mule de Castille. L’écuyer confesse avoir rencontré enfin celle qu’il cherchait, cette fraîche rose que Dieu conservera. Inès Pereira trouve, de son côté, l’écuyer charmant, plein de politesse et tout sucré de belles paroles. Le fiancé achève sa conquête en chantant le romance espagnol à la mode : Mal me quieren en Castilla, et le mariage a lieu séance tenante. Après les chansons et les danses c’est le tête-à-tête des nouveaux époux. L’écuyer déclare à sa femme qu’il est d’humeur très jalouse, et qu’il lui défend, à l’avenir, de jamais adresser la parole à un homme quel qu’il soit. Elle ne sortira plus que pour aller à l’église les jours de fête. Inès veut savoir la cause de ces rigueurs. Le mari affirme n’avoir d’autre but que de garder son trésor, qui est sa femme. De plus, Inès ne donnera pas d’ordres dans la maison, et, quoi que son époux lui dise, elle ne devra jamais le contrarier.
L’écuyer, forcé de suivre son seigneur à la guerre, embrasse sa femme et monte à cheval. Inès reste désespérée ; elle jure que si jamais le ciel la fait veuve, ainsi qu’elle le désire ardemment, elle saura cette fois mieux choisir. Une lettre vient bientôt lui apprendre que Dieu a exaucé son vœu et qu’un maure a tué son mari. Leonor Vaz, l’ami d’Inès, amène de nouveau Pero Marquez dans la maison. Il est triste, mais toujours amoureux. Cette fois, mieux inspirée, Inès Pereira accepte avec bonheur la main du jeune fermier, qui à ses champs et à ses troupeaux vient d’ajouter un héritage de mille cruzades. Elle ne pense plus à sortir, à danser, à chanter, mais à être heureuse avec un homme qui l’aime et qui fera toutes ses volontés.
Le Juge de Beira est la suite d’Inès Pereira. Pero Marquez, devenu riche, se repose dans ses terres, et on le nomme juge de son canton. Ce fait d’un paysan jugeant les procès et les questions de morale avec les simples lumières du bon sens, comme plus tard le fit Sancho Pança dans l’île de Barataria, sert de cadre à un tableau de genre où sont spirituellement reproduites certaines figures du temps. À une femme, Anna Diaz, qui se plaint que sa fille a été séduite par le fils d’un paysan, le juge-paysan répond qu’avant de punir le jeune gars, il faut prouver que la fille a résisté. À un Juif, nouveau chrétien, qui accuse cette même Anna Diaz de lui avoir détourné sa fille, il demande en quoi consiste le métier d’alcovitéira, qu’il reproche à sa partie adverse d’avoir pratiqué. Sur la description que fait le plaignant de l’adresse qu’il faut déployer dans cette mission délicate et peu honnête, Pero Marquez juge que cette honorable dame a su si bien s’y prendre qu’elle mérite d’être renvoyée de la plainte. C’est encore Anna Diaz qui prend à partie cet écuyer chevauchant, lequel doit être chevalier avant la fin de l’an. Sous prétexte de lui procurer les faveurs d’une jeune mauresque, qu’il n’a jamais pu rejoindre, Anna Diaz lui a soutiré en diverses fois une bonne somme de cruzades. Pero Marquez décide que l’argent est perdu comme l’âme d’un Juif. L’écuyer demande que l’alcovitéira soit du moins condamnée à lui rendre ce qu’elle a reçu de lui. « Oui, si elle y consent. Consentez-vous, Anna Diaz ? – Ma foi, non, monsieur le juge. – Eh bien, moi, je ne puis faire qu’elle vous donne l’amour de la mauresque. – Vive le juge ! » s’écrie Anna Diaz, qui sort enchantée de l’audience.
Quatre frères se présentent à la barre ; leur père est mort, ne leur laissant pour héritage qu’un âne, qui doit appartenir à l’un d’eux, et l’héritier n’est pas nommé dans le testament. De ces quatre fils le premier est un paresseux, le second danse toujours, le troisième passe sa vie à faire des armes, et le quatrième parle sans trêve de ses amours. Le paresseux plaide en sommeillant, le danseur en dansant ; l’amoureux débite une élégie ; le frère batailleur déclare au magistrat que, s’il ne lui adjuge pas l’héritage, il devra se battre avec lui. Pero Marquez décide que l’âne sera cité à une prochaine audience. En attendant, les plaideurs peuvent aimer, chanter, danser et s’escrimer ; le juge, lui, va dîner.
Dans la farce des Muletiers (farça dos Almocrevès), Gil nous montre la gueuserie d’un gentilhomme portugais, dont l’orgueil, comme jadis celui du Cynique, se voit à travers les trous de son manteau. Ce fidalgo a un chapelain, un page, un intendant qu’il fait mourir de faim, et il ne peut payer même l’intérêt de la somme qu’on lui demande pour ses mules. Cette farce, où les fidalgos sont fort étrillés, fut représentée à Coimbre en 1526, devant la cour du Roi Dom João III.
La farce des Médecins tend à prouver cette vérité, qu’on guérit mieux les chagrins d’amour par l’amour, que par les ordonnances de la faculté. Un pauvre clerc est amoureux fou de la belle Branca Denisa, et il a peur de se damner en nourrissant dans son cœur cette coupable passion, d’autant plus que la demoiselle a répondu, en déchirant sa lettre de déclaration, qu’elle ne voulait pas se donner à un excommunié. Le cœur de l’infortuné clerc se brise, son sang se gèle dans ses veines ; il ne dira plus de messe que dans l’Enfer ! Une commère, Brasia Diaz, lui conseille, comme remède souverain, un cataplasme de fiente de porc et une friction de graisse de lapin dans la région lombaire. Survient le docteur Felipe, qui s’assied gravement et tâte le pouls du malade. « Depuis quand souffrez-vous ? – Depuis avant-hier. – Y a-t-il longtemps que vous n’êtes sorti ? Vous prendrez une infusion d’eau d’orge mêlée de son. Et savez-vous ce que vous mangerez ? Une laitue fricassée. Faites ce que je vous dis, et cette fièvre passera. Mettez de côté les urines. Je les verrai demain. – Ô ma chère Denise, s’écrie le malade, comme tu me fais souffrir ! »
Le docteur Fernando succède au docteur Felipe : « Montrez-moi vos bras. Que lui donnez-vous à manger ? – Du pâté de lièvre. – Il faut le nourrir plus légèrement : ni lièvre, ni lapin, ni porc, ni squale, congre ou lamproie, mais quelques légumes bien cuits et peu salés. Je reviendrai le voir demain.» Le docteur Anrique, qui entremêle sa consultation de citations poétiques, arrive à son tour ; il trouve que le malade est affecté d’une fièvre syncopique, mal incurable, et il ordonne les purgatifs. Le docteur Torrès, qui s’assied ensuite au chevet du clerc, explique la maladie par l’astrologie et la conjonction des planètes, et il ordonne pour toute nourriture des lentilles ou des courges bouillies. Enfin, vient le Frère confesseur, à qui le clerc avoue sa passion funeste. Le médecin de l’âme, plus judicieux que les médecins du corps, conseille au malade de commencer par cesser de s’affliger et par demander pardon à Dieu. Deux années de souffrance méritent l’indulgence du ciel. Jacob aima ainsi Rachel. Les fleurs ne se cueillent pas sans épines. Dieu voulut que l’homme aimât, ce n’est pas un crime ; celui qui doit avoir la conscience chargée est celui qui n’aima jamais. Le Frère guérit le malade en lui donnant l’absolution, et l’auteur ne dit pas ce qui s’ensuit.
Les ouvrages dramatiques de Gil Vicente, que je viens d’analyser aussi brièvement que possible, n’ont jamais, que je sache, été traduits dans aucune langue. Le fond est la satire des mœurs portugaises au XVIe siècle, et principalement des mœurs monacales ; la forme est celle des pièces espagnoles de la même époque, écrites par Juan del Encina, Torrès Naharro et Lope de Rueda. La tendance railleuse du poète lusitanien est toutefois plus accusée que celle de ses prédécesseurs et de ses contemporains, et, il faut le dire, sa verve comique et son expression sont de beaucoup supérieures. Il y a du Rabelais dans la façon spirituelle et pittoresque dont il trace les portraits de ses esquisses. Si, au lieu d’écrire pour les appartements royaux, Vicente eût écrit pour les places publiques de Lisbonne, son talent d’observation se fût sans doute développé, et ses créations ne se borneraient pas à des crayonnages. On ne doit donc pas s’étonner qu’avec des ailes coupées, il n’ait pas pris un plus large essor. Sa hardiesse alla pourtant assez loin, quand il traça ses portraits de moines et de fidalgos. Il est presque incroyable que la Barque de l’Enfer, par exemple, ait pu être représentée devant le Roi João, qui importa l’Inquisition en Portugal. Ce qui servait beaucoup les succès de Gil Vicente, et ce qui nous échappe aujourd’hui, c’est que la plupart de ses portraits étaient pris sur le vif et livraient à la risée royale les gens les plus connus de Lisbonne, et souvent les plus importants par le rang ou par la naissance. Beaucoup, parmi les farces que nous avons passées en revue, sont basées sur des faits contemporains. Ce recueil est, pour ainsi dire, une collection de pièces de circonstances, rimées au jour le jour, comme un journal dramatique.
Le théâtre portugais ne pouvait avoir une source plus pure et pour les pensées et pour l’urbanité du langage, et il a droit de se glorifier de cette origine. Gil Vicente eut pour disciples Antonio Prestès, les deux Chiado, Jorge Pinto. Le grand Camoëns lui-même marcha dans la route tracée par Vicente. Une école érudite s’éleva, vers le même temps, dans le royaume ; nous examinerons plus loin ses productions. Terminons l’examen de l’école nationale.
IV - Les autos d’Antonio Prestès – Les trois comédies du Camoëns
Les œuvres dramatiques d’Antonio Prestès, imprimées en 1587, par Andrès Lobato, sont devenues d’une telle rareté, qu’aujourd’hui en Portugal on n’en connaît que deux exemplaires, l’un appartenant à la bibliothèque royale, l’autre à M. Sousa Lobo, professeur du cours supérieur de littérature à Lisbonne. La publication de 1587 contient, outre les pièces de Prestès, les trois ouvrages dramatiques du Camoëns, un auto d’Enrique Lopez, d’autres encore de Jorge Pinto et de Jeronimo Ribeiro. Je dois à un érudit portugais, M. do Canto, la communication de ce document introuvable.
Antonio Prestès n’offre qu’un reflet de Gil Vicente, et l’élève est loin de posséder l’originalité et la brillante exécution du maître. Il importe pourtant de le connaître un peu, puisqu’il a sa place dans l’histoire du théâtre portugais du XVIe siècle. Ses autos, édités par Andrès Lobato, sont au nombre de sept : auto de l’Ave Maria ; – auto do Procurador ; – auto do Desembargador ; – auto dos Dous Irmãos (les Deux Frères) ; – auto da Ciosa (la Jalouse) ; – auto do Moço encantado ; – auto dos Cantarinhos.
Dans l’Ave Maria figurent : le Diable, la Sensualité, la Vieillesse, la Jeunesse, la Raison et autres allégories mêlées à des êtres humains. La seule liste des personnages indique une pièce compliquée. Il s’agit d’un chevalier, qui, entraîné par la Sensualité et par les tentations et les ruses du Diable, a conservé pourtant l’habitude de réciter chaque soir un Ave Maria. Pour récompenser sa foi persévérante, il obtient de Dieu le pardon de ses péchés. L’archange Michel, qui fait le dénouement de la pièce, après avoir reproché au chevalier ses débordements, lui dit : « Réconciliez-vous avec la Raison. » L’ange Gabriel ajoute : « Nous vous la donnerons pour épouse. » Et l’ange Raphaël dit après lui : « Qu’elle vive en vous, et vivez en elle, et soyez bon chrétien. Laissez là les vains plaisirs, et mettez mieux vos jours à profit. » La pièce finit par un Laudate Dominum, omnes gentes.
L’auto appelé auto du Procureur (do Procurador) est une manière d’intermède bourgeois qui se passe entre un procureur, sa fille, sa servante, son clerc et un écuyer. L’écuyer, nommé Ambrosio Pegado, veut épouser la fille du procureur, qui le croit riche et noble, et qui tombe dans le piège sans beaucoup de peine ni d’intrigue. Cette petite action est doublée de celle du clerc Duarte, qui, ayant surpris une lettre d’amour adressée à la servante Felippa, lui vend le secret au prix de ses faveurs. C’est l’intermède ou le paso espagnol dans toute sa primitive simplicité.
Le Desembargador, qui donne son nom à l’un des autos d’Antonio Prestès, est un magistrat de la cour suprême de Lisbonne. La scène principale de cette bluette montre une audience à l’impromptu donnée malgré lui par le Desembargador. C’est au moment où il se met à table qu’un certain gentilhomme, un commandeur, se glisse auprès de lui, et lui détaille tout au long ses griefs contre l’un de ses fermiers. Le coquin de paysan lui a dérobé un bœuf Pour se rendre le juge favorable, le gentilhomme énumère les qualités et la valeur de l’animal. « C’était un maître bœuf, dit-il, c’était la crème des bœufs. On l’appelait le bœuf amoureux. Toute génisse qui le voyait à la charrue lui adressait mille sonnets (lhe fazia mil sonetos). – C’était donc le Pétrarque des bœufs ?interrompt le secrétaire du Desembargador. – Qu’appelez-vous Pétrarque ? fait le commandeur en fronçant le sourcil. Le mien était bien autre chose ! »
Le magistrat, ennuyé de ce verbiage, interrompt l’ignorant gentilhomme en lui disant : « Seigneur commandeur, je ne puis me tenir si longtemps sur mes pieds ; je vous quitte pour aller souper. Quant à votre affaire, soyez sûr que je l’ai déjà oubliée. »
Malheureusement les pièces de Prestès sont semées de grossièretés nombreuses, et l’on y rencontre des altérations de texte dues sans doute au peu de soin apporté à la correction des épreuves. On peut dire, à la louange de Prestès, que, sur beaucoup de points, il montre une instruction peu commune, et que ses ouvrages sont pleins d’excellentes maximes. La langue qu’écrit cet auteur semble plus vieille que celle de Gil Vicente. Nombre de mots qu’il emploie sont tombés en complète désuétude, et ne peuvent être compris, même par les Portugais, qu’avec le secours d’un glossaire.
Le grand Camoëns, le chantre des Lusiades, voulut aussi, à l’exemple du Tasse et de l’Arioste, faire une incursion dans le domaine du théâtre, et il écrivit trois pièces : une imitation, en cinq actes en vers, de l’Amphitryon de Plaute ; le Roi Séleucus, acte mêlé de vers et de prose, et Filodemo, comédie pastorale en cinq actes et en vers. L’imitation de l’Amphitryon par Camoëns, comme celle qu’avait déjà donnée, en 1515, l’Espagnol Francisco de Villalobos, n’est qu’une traduction libre avec quelques interversions et quelques suppressions. Cette création empruntée à Plaute, en Espagne par Villalobos, en Italie par Dolce, en Portugal par Camoëns, en Angleterre par Dryden, en France par Rotrou et par Molière, demeure toujours l’un des plus beaux titres de gloire de l’esclave ombrien.
La reproduction de Camoëns est timide et terre à terre. Au lieu d’ouvrir bravement l’action par la mise en présence de Sosie et de Mercure, ainsi que l’ont fait Plaute et Molière, et d’entrer ainsi de prime saut dans le sujet, Camoëns débute par des mièvreries, que débite Alcmène, sur l’absence de son cher général thébain : « Ah ! seigneur Amphitryon, où êtes-vous, mon bien ? Puisque mes yeux ne vous peuvent voir, je parlerai avec mon cœur, où vous êtes renfermé. Laquelle de nos deux âmes séparées court les plus grands périls et souffre le plus cruellement, vous au milieu des ennemis, ou moi parmi mes regrets ? » La servante Bromia en fait autant que sa maîtresse avec son amoureux Feliseo, Portugais renforcé sous le manteau grec. Tout le premier acte se passe ainsi, sans que Jupiter ait encore pris la forme de l’infortuné mari qu’il veut duper. Ce n’est qu’au second acte que le maître des dieux se présente à la belle Alcmène sous les traits de son époux. Arrivé à ce point, Camoëns ne reproduit plus qu’un calque de la comédie de Plaute. Quoiqu’on ignore la date de ces compositions dramatiques, on s’accorde à penser qu’elles sont de la jeunesse du poète, qui dut les écrire avant son départ pour les Indes.
La comédie intitulée le Roi Séleucus est l’histoire si connue de Stratonice, fille de Démétrius Poliorcète, cette belle princesse qui épousa Séleucus Nicator, Roi de Syrie, et qui inspira un si violent amour à Antiochus Soter, fils de son royal époux. Camoëns a encadré dans un prologue bouffon, en prose, un acte sérieux en vers, reproduisant l’amour d’Antiochus pour sa belle-mère, et le piège tendu au Roi par le médecin Érosistrate, disant à son tout-puissant maître : « Seigneur, la maladie qui conduit votre fils au tombeau provient du violent amour qu’il a conçu pour une femme. » Sur les instances du Roi, priant le médecin de sauver les jours de son enfant en lui abandonnant la femme qu’il aime, Érosistrate répond à Démétrius que c’est à lui de conserver les jours du prince, puisque c’est Stratonice qui le fait mourir d’amour.
Ce petit acte poétique, composé sans doute pour une fête, et qui finit par des danses et du chant, n’a rien d’intéressant ; mais le prologue en prose qui lui sert de cadre est une farce amusante par ses détails. On y voit un entrepreneur de spectacle faisant les préparatifs d’une représentation. Il invite ceux des auditeurs qui ne trouveront pas la pièce assez nouvelle à se promener au soleil sur la place, ou à s’en aller causer dans la rue Neuve chez l’apothicaire : là ils ne manqueront pas de nouveautés. Pendant que les acteurs s’habillent, deux spectateurs dialoguent avec l’entrepreneur. Le senhor Ambrosio, invité à jouer aux cartes dans une maison distinguée, vient, en attendant l’heure, voir l’auto pour se curer les dents (para esgaravatar os dentes). Il demande quelle pièce on va lui montrer. À son avis, un auto ennuyeux endort plus profondément qu’un long sermon. À quoi l’empresario répond que l’auto qu’il représente lui a été vendu pour bon, et qu’il l’a pris sur sa renommée. Il avoue, toutefois, qu’il n’est pas de plus grand supplice que d’entendre un misérable acteur qui arrache du fond de sa gorge des mots sans plus de saveur qu’une poire cotonneuse ou qu’une fille pourrie d’amour (podre de amor), prêchant comme un apôtre et plus dévote qu’une lamentation. Ce spectateur difficile craint que les actrices n’aient la voix rauque comme des cigales. Le gracioso de la troupe se moque de monsieur l’écuyer, à qui il faut des femmes si parfaites. « Te joues-tu de moi, drôle ? interrompt Dom Ambrosio en se tournant de son côté. Viens ici ! Où es-tu né ? – Je suis né, seigneur, dans les mains d’une sage-femme. – Sur quelle terre ? – La terre est d’un seul morceau. D’ailleurs je vins au monde dans une maison parquetée et bien balayée, où il n’y avait pas un grain de terre. – De qui es-tu fils ? – De mon oncle. – Comment ? – Mon père était ecclésiastique, et les ecclésiastiques ont coutume d’appeler leurs enfants leurs neveux. – Tu es un bon bouffon ; seigneur entrepreneur, où l’avez vous trouvé ? – Seigneur, je l’ai ramassé sans sou ni maille et je l’ai pris pour gracioso ; il rime une chanson aussi bien que vous et moi. » Le moço, pour donner un échantillon de son talent de poète, déclame les vers suivants : « Pour l’amour de vous, Briolanja, je m’en vais mourant par la faute de mon grand-père qui louche. » – Oh ! comme c’est galant, s’écrie le spectateur. Mais dis-moi, garçon, en quoi les défaveurs de ta dame sont-elles la faute de ton grand-père ? – « Vos yeux sont si terribles, continue le gracioso, que dans mon cœur on ne trouverait plus deux réaux de cumin. Ma belle passe sans que ma mort lui fasse faire la moue, et cela par la faute de mon grand-père qui louche. » – Très bien, répond l’écuyer Martin ; mais que diable le cumin a-t-il à voir avec ton cœur ? – Seigneur, le cœur, les poumons, la rate et tout autre abatis ne se mangent pas sans être assaisonnés de cumin. Ajoutez que ma dame était fort tendre ; tel est le vrai sens de ma poésie. »
Ce dialogue est une satire des agudézas ou pensées recherchées dont les poètes d’alors parsemaient leurs œuvres galantes. Cette bouffonnerie est curieuse venant du grave auteur des Lusiades. Cependant le grand poète épique qui vient de railler les pointes s’y livre lui-même très sincèrement, quand il en trouve l’occasion, tant est puissante l’attraction de l’exemple.
Filodemo est une pastorale en cinq actes, entremêlée de prose et de vers. Ce mélange, qu’on retrouve plus tard dans Shakespeare, n’est pas habituel aux auteurs de la péninsule ibérique. Quand la situation s’élève et prête à une expression plus raffinée des sentiments, l’auteur abandonne la prose, qu’il emploie de préférence pour expliquer les détails vulgaires de son action. Filodemo rappelle les pastorales italiennes, dont l’Aminta et le Pastor Fido restent les prototypes. Le naturel ne s’y rencontre que par hasard, l’auteur tendant toujours, de parti pris, au raffinement exagéré de l’idée et de l’expression.
Le sujet de Filodemo est des plus baroques et des plus invraisemblables qui se puissent voir. Le prologue raconte aux spectateurs qu’un fidalgo portugais, étant devenu l’amant de la fille du Roi de Danemark, fut obligé de quitter ce royaume, et qu’il fit naufrage sur la côte d’Espagne, où périrent l’équipage et les passagers. La princesse seule échappa et mit au monde un fils et une fille qu’elle laissa bientôt orphelins. Ces enfants furent recueillis par un paysan castillan, qui les éleva. Dès qu’ils furent grands, le jeune homme, qui avait reçu le nom de Filodemo, partit pour la ville, où il entra au service d’un seigneur très riche, Don Lusidardo, frère de son père, lequel ne connut que plus tard cette parenté. Filodemo, habile chanteur et brillant joueur de guitare, devint à son tour amoureux de la fille de son maître, et, de son côté, Dionysia, la fille du fidalgo, s’amouracha du beau chanteur. Parallèlement, et comme contre-sujet de l’action de la pièce, Venadoro, le fils de Don Lusidardo, rencontre à la chasse une de ces bergères telles qu’on n’en voit que dans les pastorales, et il s’éprend d’elle au point de se faire pasteur et de l’épouser sans en prévenir sa famille. Le fidalgo, après s’être bien lamenté sur l’absence prolongée de son fils, tombe par hasard au milieu de la noce, dans la sierra, et il permet que la cérémonie s’achève. Pendant qu’il est en train de clémence, il unit aussi Filodemo à sa fille Dionysia. Il est vrai qu’il agit ainsi après la découverte du grand secret révélé dans le prologue. Filodemo est le neveu du fidalgo, et la bergère est sa nièce. Les deux orphelins se trouvent ainsi rétablis dans leur position primitive.
Décidément le Camoëns n’était pas né pour la carrière dramatique. Ses trois ouvrages de théâtre prouvent suffisamment que là n’était pas sa voie. Il serait injuste pourtant de refuser tout mérite à ces compositions. Au milieu de cette fabulation décousue, de ces caractères de convention et de ces agudézas trop abondantes, Filodemo renferme des scènes pleines de grâce, semées d’ingénieuses pensées. Au second acte de la pièce, la servante de Dionysia, chargée par Filodemo de remettre un billet d’amour à sa fière maîtresse, s’y prend de la façon suivante. Elle lui demande la permission, pour la divertir, de lui montrer une lettre qu’on a déposée, dit-elle, dans sa corbeille à ouvrage. C’est un papier sans adresse qui ressemble à une déclaration d’amour. « Montrez-moi cela, lui répond la damoiselle, je ne vous trahirai pas. Qui a écrit ce billet ? – Je ne sais, madame. – Si, vous le savez. – Je l’ignore, sur ma foi ! – La lettre s’expliquera. »
La lettre s’explique en effet, et si bien, tout en ne nommant personne, que Dionysia devient rêveuse. Elle a deviné que cet amant anonyme est le jeune chanteur qu’elle entend la nuit soupirer des lais d’amour en l’honneur de sa beauté. Elle ne sait si Filodemo éprouve vraiment pour elle cette passion effrénée qu’il avoue, mais elle désire que cela soit. La servante Solina se réjouit tout bas en voyant le poisson dans les filets, et elle chante les louanges de son protégé, que tout le monde croit d’une illustre naissance, parce que de si hautes pensées ne peuvent venir d’un cœur vil.
Lorsque le fils du fidalgo, égaré dans la sierra, rencontre la bergère Florimena : « Belle montagnarde, lui dit-il, par quel hasard vous trouvé-je sous ces arbres, quand votre place est au ciel ? » La fille de la sierra lui offre à boire l’eau de la source et lui propose de le remettre dans son chemin puisqu’il s’est égaré. Il refuse sa compagnie parce qu’il se perdrait davantage. Du reste il ne croyait pas, quand il se perdit, qu’il allait gagner autant :
Porque quando me perdi
Não cuidei de ganhar tanto.
Ces scènes sont assurément gracieuses, si l’on veut faire la part des afféteries, qui sont comme le costume de l’époque. Un critique portugais du dernier siècle, Dom Antonio das Neves Pereira, écrivait dans un mémoire à l’Académie de Lisbonne, les lignes suivantes sur le théâtre de Camoëns[7] : « Celui qui connaît l’auteur des Lusiades ne le reconnaît pas dans ses comédies ; mais Virgile ne fut pas Térence. La nature ne donne pas tout à un seul homme. Comme le comique du style dans la comédie dépend des caractères et des situations, les compositions dramatiques où il n’y a ni caractères ni situations, et qui n’observent pas les lois de la vraisemblance, ne peuvent avoir ce comique dont nous parlons, et c’est vainement qu’on l’y chercherait. Ces comédies ne sont la plupart du temps qu’une collection de vers ; le dialogue est un tissu de galanterie entremêlé d’équivoques, d’allusions, de jeux de mots et autres choses semblables, dont le nombre et la qualité varient selon le goût de l’auteur, ou celui du public à qui elles sont destinées. Je ne dis pas cela pour faire entendre que les comédies de Camoëns sont absolument privées de mérite quant au style général ; ce que je veux dire, c’est qu’au point de vue d’aujourd’hui ce n’est pas la perfection du style comique. »
V
Sá de Miranda. – Os Estrangeiros. – Os Vilhalpandos. – Antonio Ferreira. – Bristo. – O Cioso. – Inès de Castro. – Les autos sacramentães. – Les comédies magiques.
Après Gil Vicente et ses élèves, le théâtre portugais vit paraître l’école érudite, qui eut pour chefs Sá de Miranda et le docteur Antonio Ferreira. Les successeurs de Gil Vicente comptaient dans leurs rangs l’Infant Dom Luis, fils du Roi Dom Manoel, à qui l’on attribua quelques autos ; un fils de Vicente, qui mourut aux Indes ; Braz de Resende, Enrique Lopez, Jorge Pinto, Sebastião Pires, Chiado, Ribeiro. Le parti classique, qui traduisit ou imita les anciens, se recruta d’Estaço, commentateur des poétiques d’Horace et d’Aristote, d’Antonio de Gouvèa, que la mort interrompit au milieu de ses travaux sur Térence, de João Affonso de Béja, de Lobo de Souza Cotinho, guerrier, historien et poète, traducteur de Sénèque.
C’est après un voyage en Espagne et en Italie que Sá de Miranda revint en Portugal avec l’intention arrêtée d’implanter sur le sol de sa patrie l’imitation des anciens, qu’il avait admirée chez le Trissino et chez les résurrectionnistes de la comédie latine. La comédie érudite fut accueillie en Portugal comme en Espagne, c’est-à-dire avec un froid respect par les lettrés, avec indifférence par les bourgeois et par le populaire. Le Roi João III resta fidèle au souvenir de Vicente, mais sous le Cardinal-Roi Dom Enrique, la réaction littéraire fut encouragée et les appartements royaux retentirent des applaudissements donnés aux Étrangers (os Estrangeiros) et aux Vilhalpandos, les deux comédies du poète nouveau. Dans un mémoire lu à l’Académie de Lisbonne, un littérateur portugais moderne, Dom Francisco Manoel Trigozo d’Aragão Morato, appréciait en ces termes le talent de Miranda : « On ne peut nier que ses pièces ne soient moulées (moldadas) sur celles des Latins et des Italiens, principalement sur Térence et sur l’Arioste... S’il avait osé marcher de lui-même, il serait non-seulement le plus illustre de nos auteurs comiques classiques, mais encore le découvreur (descobridor) de la comédie. Malheureusement ni lui ni ses contemporains n’arrivèrent à ce résultat. »
Puisque Sá de Miranda voulait imiter Plaute et Térence, il aurait dû leur emprunter au moins la logique de leurs plans et la combinaison de leurs intrigues ; ces qualités sont absolument absentes de ses compositions. Pas d’action, pas d’effets marqués, de trop longs monologues, un grand abus des scènes épisodiques. Souvent le principal personnage arrive vers la fin de la pièce, les dénouements se font dans la coulisse, et c’est un acteur secondaire qui en instruit le public. Ce qui maintient cet écrivain au rang qu’il occupe dans la littérature de son pays, c’est son dialogue vif, original et vraiment comique. Les sujets traités par Sá de Miranda sont d’une simplicité par trop grande, et, sans les épisodes qui les traversent, quatre ou cinq scènes pourraient remplacer les cinq actes qu’ils occupent. Voici, par exemple, à quoi se résume au fond le sujet des Étrangers. Amente est un jeune homme qui voyage avec son gouverneur en Sicile. Il s’éprend d’une jeune fille de Palerme nommée Lucrecia. Après toutes sortes de traverses, chacun des deux jeunes gens retrouve une paternité sur laquelle ni l’un ni l’autre ne comptaient, et, riches tous deux, ils se marient sans obstacles. La comédie intitulée les Vilhalpandos nous offre, de son côté, un reflet très affaibli des Ménechmes dans la personne de deux capitaines, tous deux nommés Vilhalpando, et qui tous deux courtisent la fille de la Guiscarda, la charmante Aurelia. Tous deux sont arrivés à Rome, dans cette ville où tout est encre et papier ; tous deux sont Espagnols, vantards, fanfarons ; tous deux ont la tête crépue, le visage bruni, et semblent taillés dans un même radis noir. Parallèlement à cette histoire se déroule celle de Pomponio et de son fils Césarion, troisième soupirant d’Aurelia.
Le dénouement se fait hors de la scène dans les deux pièces. Dans la première, c’est le Representador qui vient, comme un régisseur, annoncer au public que le fils s’est jeté aux pieds de son père, et que les noces auront lieu à Valence d’Aragon ; dans la seconde, l’héroïne n’a pas une seule scène avec son amant, et le mariage se conclut également dans la coulisse.
Le précepteur du jeune Amente dans les Étrangers rappelle une comédie moderne italienne (l’Aio nell’ in barrazzo). « Encore derrière moi, Cassiano ! lui dit son jeune élève. Est-il possible d’endurer une pareille captivité ? – Hélas ! répond le précepteur, n’est-ce pas moi au contraire qui suis votre captif ? – Veux-tu me tuer, Cassiano ? – Et vous, voulez-vous me perdre ? – Dois-je être toujours traité en enfant ? – Vous avez plus que jamais besoin du gouverneur. Je dois vous suivre comme votre ombre. – Mon ombre, au moins, ne me suit pas la nuit. Cessons tous ces débats, je rentre à la maison, vous garderez la porte si vous voulez. – Hélas ! répond le pauvre précepteur, autrefois les fils de famille respectaient leurs gouverneurs ; voyez aujourd’hui dans quel monde nous vivons : il faut être sourd et aveugle. »
Amente s’est donc amouraché d’une jeune étrangère nommée Lucrecia ; il en perd l’esprit, et son gouverneur, traîné à la remorque dans toutes les péripéties de l’intrigue, est prêt de faire comme son élève. La vieille Ambrosia, mère de Lucrecia, cherche un riche parti pour son enfant ; elle ne voudrait pourtant pas la sacrifier. À sa servante Alda, qui lui vante un prétendu d’un âge un peu trop mûr, elle répond : « Tu m’avais bien dit qu’il était riche, mais tu ne m’avais pas dit qu’il était chauve. – Ce richard, dit la servante, aime tant votre fille, que malgré sa pauvreté il est capable de la prendre en chemise (a tomara en camisa). » Comme la scène se passe en Sicile, l’auteur trouve moyen d’intercaler dans sa pièce une sortie contre les Espagnols. « Jusques à quand, s’écrie Dorio, l’un des Siliciens de la comédie, porterons-nous le joug de ces Espagnols ? Jusques à quand dormirons-nous dans l’oubli de notre liberté ? Quand leur chanterons-nous d’autres vêpres siciliennes ? » Le docteur Petronio, le conseiller de la vieille Ambrosia, formule ainsi son opinion sur le mariage : « Si l’on nous vend un cheval boiteux ou une mule malicieuse, il y a mille lois pour nous défendre, une nuée de procureurs pour parler et argumenter ; s’il s’agit d’une femme, pour qui nous laissons là père et mère, toute protection nous fait défaut, et il n’y a que la mort qui nous en délivre. »
Les deux comédies de Sá de Miranda sont écrites en prose. Miranda était poète pourtant, et comme tel il fut loué par Lope de Vega et par Antonio Ferreira, son successeur immédiat dans la royauté dramatique. Sá de Miranda, né en 1495, mort en 1558, fut protégé par le Cardinal-Infant, depuis Roi, qui fit représenter les Étrangers et les Vilhalpandos dans son palais, devant l’évêque de Viseu et le grand chapelain d’Alcobaça. Miranda était grave, mélancolique, d’une conversation facile et agréable. Il se montra toujours bon catholique et composa plusieurs de ses cancãos en l’honneur de la Vierge. Beaucoup de ces églogues sont dialoguées et pourraient aussi bien passer pour des pièces de théâtre que celles de Torrès Naharro. Il les dédia au Roi João III, à l’Infant Dom Luis, au Duc d’Aveyro, et à Antonio Pereira, seigneur de Basto. Les Étrangers sont dédiés au cardinal Dom Enrique.
Le docteur Antonio Ferreira, qui reconnaissait Sá de Miranda pour son maître, l’égala bientôt en réputation et le dépassa par la pensée, sinon par le brillant de l’exécution. Il y a certainement chez Antonio Ferreira un progrès véritable, surtout dans la comédie intitulée le Jaloux (o Cioso). C’est certainement la première fois qu’un auteur moderne abandonne les faciles épisodes de la comédie d’intrigue pour subordonner les diverses parties de son ouvrage à l’idée première et fondamentale, la peinture des caractères. Pour la combinaison des moyens scéniques, Ferreira ne dépasse pas les Italiens, qu’il a pris pour modèles ; ce sont toujours les interminables monologues et les récits substitués à l’action, enfin l’auteur parlant toujours par la bouche de ses personnages. La comédie du Jaloux a le mérite pourtant de ne pas mêler d’actions étrangères dans l’action principale, car la contrepartie, qui retrace les amours du jeune Octavio avec la courtisane Faustina, se lie parfaitement avec la tyrannie de Julio dans son ménage, voulant garder sa femme sous triples verrous et séduire avec des présents la maîtresse d’un autre. On reconnaît dans cette donnée la manière des maîtres de notre scène du XVIIe siècle. Jaloux sans amour, Julio s’est donc épris de la Faustina, et il a obtenu la promesse d’une nuit de tête-à-tête moyennant une bague d’un grand prix qu’il a donnée à Clarita, la duègne. Pendant que Julio est chez sa belle, Bromia, la servante de la malheureuse Livia, l’épouse sacrifiée, a fait pénétrer au logis un ancien soupirant de Livia, Bernardo, à qui la jeune femme conte ses peines en pleurant. Cette scène, qui pouvait être pleine d’intérêt, est racontée par Bernardo dans un monologue selon la manière de l’école érudite : « Livia est venue recevoir son ancien ami les yeux baignés de larmes. « Vous m’avez aimée, lui a-t-elle dit, et je vous ai aimé ; mon père m’a mariée à un autre. » En parlant ainsi, ses larmes coulaient en telle abondance qu’un instant ses paroles furent interrompues ; puis voilà que celles de Bernardo leur font compagnie. Alors elle lui raconte sa vie, et, pour mieux dire, sa mort continuelle. En dernier lieu elle lui dit : « Je vous en supplie, Bernardo, que personne ne connaisse notre entrevue ! L’heureuse femme que vous épouserez, traitez-la mieux qu’on ne m’a traitée. »
Pendant que les deux amants se livrent à cet honnête épanchement de leurs sentiments passés, le jaloux est chassé du logis de la Faustina par l’amant de la belle, et il rentre chez lui tout décontenancé. En l’entendant frapper à la porte, Livia est à demi morte de terreur, et Bernardo s’échappe dans l’ombre, pendant que la servante feint de n’avoir pas reconnu son maître dans le visiteur nocturne qui frappe toujours à tour de bras.
Jusque-là tout va bien, en admettant, selon la Poétique du temps, que les récits remplacent l’action quand l’action devrait seule occuper la scène ; mais voilà qu’au cinquième acte le caractère du jaloux, si bien tracé jusque-là, se ment à lui-même, comme l’avare dans le dénouement polonais substitué au dénouement de Plaute. Julio reconnaît que la vie qu’il a menée jusqu’à ce moment n’était pas la vie Il était décidé, après son algarade de la nuit passée, à tuer sa femme et à mettre le feu à la maison ; il ne sait plus que déplorer les angoisses dans lesquelles il a fait vivre l’infortunée. Livia lui doit bien peu d’amour pour ses mauvais traitements, mais il compte sur le repentir qui purifie tout. Si jusqu’à présent sa femme a été sa prisonnière, à partir de ce jour elle sera la maîtresse de sa maison, de sa fortune et de lui-même. Il n’est plus ce misérable Julio qu’il était jadis. « La peste de ta chute ! impertinent ! »
La courtisane Faustina, qui vit grâce aux soins de tant de gens, et qui ne veut plaire qu’à son amant Octavio, dont elle supporte toutes les folies, est un caractère vrai et bien étudié. Faustina ne veut pas croire que les fausses paroles d’amour et les larmes plus fausses encore qu’elle employa toute sa vie pour dépouiller ses imprudents adorateurs, un homme à son tour puisse les employer contre elle. Elle a reçu le présent de Julio par l’entremise de sa duègne Clarita, qui regarde son honneur comme engagé à donner à Julio la nuit promise. D’ailleurs, Octavio n’est pas le mari de Faustina. Qu’a-t-il à dire, lui à qui tout ce luxe ne coûte rien ? Clarita s’arrangera du reste pour qu’il ignore cette bagatelle. Au moment où Faustina craint de froisser les sentiments de son Octavio par une infidélité, c’est Octavio lui-même qui, pour assurer le tête-à-tête de son ami Bernardo avec la femme du jaloux, vient prier Faustina d’exécuter le marché conclu par Clarita avec Julio. Cette scène ne se passe pas en vue du spectateur. Elle a lieu dans la coulisse, et Faustina, désolée mais toujours amoureuse, se décide enfin à recevoir Julio. Elle dit seulement à sa duègne : « Hélas ! peut-il se faire qu’il existe de telles choses, et que les hommes soient ainsi ? – Chère Faustina, vous deviez apprendre à vos dépens ce que vous ne vouliez pas apprendre aux frais d’autrui. – Sommes-nous assez misérables et assez sottes pour les aimer et pour courir après eux ! reprend la désolée Faustina. Lui à qui je m’étais donnée tout entière, mon Octavio, mon maître ! – Que ne dites-vous plutôt mon rufian et mon traître ? interrompt la duègne. – Non, cela ne peut exister : il a voulu m’éprouver. – Oh ! comme je vous vois prête à vous fourrer de nouveau dans le feu. – Que ferai-je ? continue Faustina. Malheureuses que nous sommes, si nous aimons on nous abhorre, et si nous n’aimons pas il nous faut dépouiller les gens ! Et, après tout, le dernier parti est le meilleur, puisqu’il nous enrichit, et que les gens volés s’en vont encore contents ! » Si ce n’est pas là de la saine morale, c’est au moins de la vérité, et nous pouvons l’entendre aussi bien que le Cardinal-Roi qui fit représenter la pièce devant lui[8].
La comédie qui porte le titre de Bristo est la première qu’écrivit Antonio Ferreira ; elle fut jouée par les étudiants de l’Université de Coimbre. À voir les personnages que l’auteur met en scène, on ne devine guère qu’il l’ait pu choisir pour la donner en exemple à la jeunesse. La profession avouée du protagoniste est celle d’alcovitéiro, profession que nous avons déjà entrevue dans d’autres comédies.
Bristo s’annonce ainsi au premier acte de la pièce : « Un talent vaut mieux qu’un royaume, parce que le royaume, la fortune peut vous le retirer, tandis que le talent on le porte toujours avec soi, et que dans tout pays il vous nourrit. J’exerce le meilleur métier du monde ; il me donne le gîte et le vêtement. Je cours la terre comme les bohémiens, et, dans chaque ville où j’arrive, au bout de deux jours tous les habitants me connaissent. La première chose que je fais, c’est de m’informer quelles sont les femmes bonnes et aimables, les gentilshommes qui jouent et qui dépensent. Je ris et je plaisante surtout avec les femmes, et je suis bien accueilli partout, j’appelle les vieilles, mademoiselle ; les grandes filles, mon enfant ; les jolies, mes anges ; les jeunes gens, je les trouve tous charmants. »
Toutes les fourberies imaginées par Bristo dans la comédie de Ferreira se concentrent autour d’une jeune fille appelée Camilla, née de parents honorables, et que son père cherche à marier. Camilla est sage et ne se prête en rien aux marchés de l’alcovitéiro. Celui-ci extorque de l’argent à tous les jeunes gens de la ville et à un chevalier de Rhodes fraîchement débarqué ; mais Camilla n’aime et n’écoute que Leonardo, qu’elle épouse à la fin, et à qui elle donne une fortune arrivée, pour le dénouement, sur un navire d’outre-mer. Cette comédie a tous les défauts du Jaloux, et elle n’a aucune de ses qualités.
L’Inès de Castro de Ferreira fut plus admirée en Portugal que le Jaloux, qui se distingue pourtant par des qualités plus réelles. Le style héroïque de la tragédie d’Inès, l’ampleur de la période poétique, la sévérité et la simplicité du plan et des caractères, qui parfois rappellent le théâtre grec, sont la cause de la bonne renommée que lui ont conservée les modernes critiques portugais. Ferreira donnait sa pièce peu d’années après la Sophonisbe du Trissino, et elle était certainement de beaucoup supérieure à la Cléopâtre de Jodelle, qui faisait au même moment les délices de la France littéraire. L’Espagnol Juan Bermudez, nous l’avons dit, s’aida beaucoup de la tragédie de Ferreira pour composer la première partie de sa bilogie sur Inès de Castro, première partie qu’il intitule Nise lastimosa. La Nise lastimosa finit en effet à la mort de l’héroïne, et c’est pour la seconde partie, Nise laureada, que l’auteur espagnol a résumé les vengeances de l’époux devenu Roi.
La pièce de Ferreira prend fin aussi à la mort de l’infortunée princesse. La conduite de l’action est la même que dans le drame castillan. Le chœur s’y mêle à la manière antique. Les trois premiers actes de Ferreira servent à préparer la catastrophe, et le meurtre se décide au quatrième acte dans une magnifique scène entre le vieux Roi et ses deux ministres Pacheco et Coelho. Le Roi n’est pas convaincu par les raisons politiques, qui plaident pour la rigueur. Il ne veut pas donner la mort à une femme innocente, à la mère des enfants de son fils ; il finit pourtant par laisser faire. Ce consentement tacite suffit aux meurtriers. L’intention les sauvera auprès des hommes et auprès de Dieu. « Malheureux Infant, s’écrie le chœur, ceux-là qui s’appellent tes vassaux font expirer celle que tu appelais ton âme ; ils teignent leur fer cruel dans ton propre sang ! »
Le spectateur n’est pas témoin du meurtre, qui est censé s’accomplir dans l’entr’acte. Un messager apporte la funeste nouvelle à l’Infant Dom Pedro, au commencement du 5e acte. « Elle est morte ? – Oui. – Qui l’a tuée ? – Ton père lui avait pardonné, ses cruels ministres n’ont pas craint de tirer l’épée contre elle et de lui percer le sein. Ils l’ont tuée pendant qu’elle embrassait ses enfants ! »
C’est alors qu’éclate la colère du prince, annonçant les terribles vengeances que rapporte l’histoire. « Que tous ceux qui m’entendent, s’écrie l’Infant désespéré, pleurent mon malheur avec moi ! que les pierres pleurent, puisque dans les hommes il s’est trouvé tant de cruauté ! Et toi ville de Coimbre, couvre-toi de tristesse pour toujours ! Ne ris plus jamais, et que dans tes murs on n’entende plus que des gémissements et des larmes ! Que l’eau du Mondégo devienne du sang ! Que les arbres se sèchent ainsi que les fleurs ! qu’ils m’aident à demander au ciel justice pour mon immense malheur ! Je t’ai tuée, ma dame !je t’ai tuée ! J’ai payé ton amour par la mort ! Mais je me tuerai moi-même plus misérablement encore, ou je vengerai ta mort par de nouvelles cruautés ! Que pour cela seulement Dieu me garde la vie ! J’ouvrirai leurs poitrines de mes propres mains ! J’en arracherai les cœurs féroces qui ont osé accomplir cette cruauté[9] ! »
VI
Malgré le succès du théâtre érudit, les autos sacramentães continuèrent pendant tout le cours de ce siècle à faire partie, comme en Espagne, du programme des fêtes du Corpus Domini, et cela en dépit de l’opposition des autorités civile et ecclésiastique. Les dernières années de ce même siècle virent naître en Portugal un nouveau genre de pièces qu’on appela les comédies magiques. Elles furent inventées par un auteur renommé, le père Simon Machado. Il changea son nom de Simon en celui de Bonaventure ; il était séculier, il se donna comme religieux franciscain ; il était Portugais, il se fit passer pour Catalan. La Bergère Alfea, écrite en vers castillans, est la première de ce genre qui fut jouée à Porto avec force transformations, machines, ballets et musique. Pendant ce même temps, les jésuites, établis en Portugal depuis 1541, composaient et jouaient des pièces religieuses en latin dans leurs collèges, à Lisbonne, à Coimbre et à Evora. Ces représentations ne finirent qu’avec le XVIIe siècle. L’une de ces pièces, qui comptait jusqu’à 350 personnages, fut jouée avec une mise en scène très riche et très compliquée. Le spectacle pour les yeux fit bientôt oublier le spectacle littéraire de l’une et de l’autre école, et la domination espagnole acheva d’accabler le théâtre portugais, en amenant sur le territoire conquis son répertoire et ses auteurs.
CHAPITRE XXI : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE SLAVE
Groupes slaves, oriental et occidental. – Théâtre bohème. – Théâtre polonais. – Origine du théâtre russe
Je commence l’histoire du théâtre slave au XVIe siècle, quoiqu’il date de plus loin ; mais comme la matière ne fournit pas un grand nombre d’ouvrages, je réunirai dans ce chapitre tous les faits existant depuis les origines jusqu’à la fin de la Renaissance, et j’empiéterai même sur la première période du XVIIe siècle pour pouvoir présenter un suffisant ensemble de documents.
La conversion des peuples slaves au christianisme eut lieu principalement dans le courant du IXe siècle et pendant que le schisme de Photius triomphait à Constantinople. Cette scission décida de l’avenir religieux et politique de ces peuples, en les partageant en deux groupes désormais hostiles l’un à l’autre. Le groupe oriental, à savoir : la Bulgarie, la Serbie et les Russies, en adoptant les rites grecs, se trouve dès lors sous l’influence plus ou moins immédiate de la civilisation byzantine. Ces contrées s’isolent de leurs sœurs de race qui composent le groupe occidental : la Dalmatie, la Croatie, la Bohême et la Pologne, demeurées fidèles à Rome. Ce groupe appartient aux phases ultérieures de l’histoire du catholicisme et de la civilisation latine. Il résulte naturellement de ce fait que les premiers vestiges de l’art dramatique se trouvent chez les Slaves du rite catholique, et principalement chez les Bohêmes ou Tchèques.
La plus ancienne pièce connue du théâtre tchèque porte le titre de Mastickar. On en trouve le texte édité soigneusement dans la grande collection des chefs-d’œuvre de la littérature bohême, publiée à Prague en 1845 (Vybor literatury Ceske). Les savants éditeurs Hanka, Saffarik et Erben pensent que ce Mastickar n’est que le fragment d’une pièce plus étendue. Le manuscrit de Mastickar ne porte aucune date ; mais, de l’avis unanime de ces mêmes savants, il ne serait pas antérieur aux dernières années du XIIIe siècle, ni postérieur à la première moitié du XIVe. Hanka dit : « L’écriture de ce drame porte les caractères des manuscrits intermédiaires entre le XIIIe et le XVIe siècle. Je pense qu’il précéda la fondation des écoles supérieures à Prague en 1348, et qu’il faut le rapporter au règne de Wenceslas II, qui jeta les premiers fondements de l’Université de Prague en 1294. » Le mot mastickar veut dire charlatan, vendeur de drogues et d’onguent (masti).
Ici nous rencontrons une singulière coïncidence. Ce Mastickar bohême de la fin du XIIIe siècle ou du commencement du XIVe se trouve être la reproduction, avec un autre texte, de la farce allemande intitulée Mercator, analysée dans notre cinquième chapitre du XVIe siècle, et tirée du célèbre manuscrit d’Inspruck de 1391. Le nom même du valet de l’apothicaire est resté le même, Ruben. Il y a là, évidemment, imitation de l’Osterspiel allemand par le tchèque, ou de l’intermède tchèque par l’allemand. Je dois la communication du Mastickar et de presque tous les documents de ce chapitre au savant professeur de littérature slave au collège de France, M. Alexandre Chodzko. On connaît l’analyse du Mercator ; voici celle du Mastickar, aussi succincte que possible. Les indications de scène sont en latin, comme dans le jeu de Pâques allemand.
La scène s’ouvre par un dialogue entre le marchand Séverin et son apprenti Ruben. Ils préparent des drogues au moyen de matériaux vulgaires, et ils les font passer ensuite pour des médicaments de grand prix, venus des pays étrangers.
Les acheteurs arrivent en foule, et, parmi eux, les trois Marie de l’Évangile, qui entrent dans la boutique du charlatan en chantant des cantiques, latins et tchèques, sur la passion du Sauveur. Elles demandent des aromates de myrrhe et d’aloès pour l’ensevelissement du Christ.
« Bonjour, mes belles dames ! leur dit Ruben. Votre noble allure et vos belles têtes rappellent celles des biches de nos parcs. Vous cherchez des onguents précieux : la boutique de mon maître en est pleine. »
La mise en scène du livre dit en latin :
Statim prima Maria cantet.
Et la première Marie chante en effet la première strophe d’un cantique commençant par ces mots : « Omnipotens Pater altissime. » Ensuite elle parle en langue bohême, disant : « Seigneur tout-puissant, Roi des Anges, comment ferons-nous pour te voir ? »
La seconde Marie chante à son tour, puis elle dit en bohême : « Nous avons perdu notre Maître, notre Jésus-Christ divin. Nous avons perdu notre consolation ; les Juifs nous l’ont arrachée ! Ils ont assassiné Jésus plein de grâce, l’ami fidèle des hommes, qui a souffert pour nous. Des blessures saignantes couvrent tout son corps. »
C’est alors le tour de la troisième Marie de chanter son cantique latin, et elle ajoute en langue vulgaire : « Nous voici délaissées et privées de notre Maître céleste, de Jésus qui faisait notre joie. » Le marchand de drogues chante à son tour les mêmes paroles que dans le Mercator :
Hoc unguentum si vuitis emere
Cum quo bene potestis ungere, etc...
Et il ajoute : « Faites oindre, Mesdames, vos joues et vos mentons. Vous conviendrez avec moi que c’est là un onguent merveilleux.
– Maître chéri, répondent les Marie, nous ne cherchons pas à plaire aux jeunes gens. L’onguent n’est pas pour nous ; nous sommes en proie à une grande affliction. Notre Jésus est enseveli dans un sépulcre. Nous voudrions oindre son corps et l’honorer des derniers devoirs. As-tu l’onguent composé de myrrhe et d’aloès ? as-tu des aromates, de l’encens et du baume ? Si tu possèdes ces objets, vends-les-nous. »
Séverin ouvre un grand coffre, et leur dit que sa drogue rend aux corps en putréfaction la fraîcheur et la beauté. Les Marie demandent ensuite le prix. Séverin vend ordinairement trois pièces d’or chacune de ses fioles, mais il se réduit à deux pièces d’or, eu égard à l’affliction que montrent les saintes femmes. C’est alors que la femme de l’apothicaire intervient, comme dans l’intermède allemand, et cherche querelle à son mari, parce qu’il vend sa marchandise à trop bon marché. Séverin s’excuse auprès des Marie en disant que sa femme est ivre. « Combien de femmes dans ce pays, ajoute-t-il, ont la funeste habitude de prendre une goutte de trop ! Alors c’est un déluge de paroles. Allons, femme, va te reposer et tâche de te dégriser un peu. Va filer ta quenouille, et ne me provoque plus. Tu sais que j’ai la main leste et un peu dure. »
On voit la ressemblance des deux intermèdes. Quel est celui qui a été imité ? L’intermède tchèque, étant plus simple, me semble avoir beaucoup de chances pour être le plus ancien.
Le Mastickar fut joué souvent par les étudiants de l’Université de Prague On en trouve le texte dans la collection de manuscrits bohêmes de la bibliothèque du musée de Prague. Cette scène, ainsi que le Mercator allemand, fait partie d’un mystère de la Passion. Ce qui autorise à faire remonter l’intermède bohême à la fin du XIIIe siècle, c’est qu’il existe d’autres légendes en langue tchèque écrites à la même époque, comme la légende des douze Apôtres, celles de sainte Anne, de sainte Dorothée, de saint Procope, etc. La meilleure de ces productions est sans contredit la légende de sainte Catherine, trouvée il y a quelques années à Stockholm, où il existe beaucoup d’autres manuscrits tchèques apportés pendant la guerre de trente ans.
La littérature polonaise est de beaucoup plus riche en drames hiératiques que sa sœur de Bohême ; mais ces drames ne remontent pas à une antiquité aussi reculée.
Des chroniqueurs du pays parlent bien du bon accueil que recevait l’art dramatique à la cour des Rois de Pologne. Il y avait, paraît-il, des drames historiques contemporains des premiers Mystères. Ainsi, par exemple, le chroniqueur Kadlubek dit qu’à l’occasion de la mort du Roi Kazimir, en 1194, on récitait des dialogues, c’est-à-dire des représentations scéniques, pour distraire la famille et les magistrats, affligés d’avoir perdu leur souverain bien-aimé. On voyait figurer sur la scène les personnifications de la foi, de la tristesse, de la liberté, de la prudence et de l’équité. Des acteurs, revêtus d’autant de costumes représentant ces déesses, venaient, en donnant au défunt le tribut de leurs éloges, pleurer sur la tombe de Kazimir. Sous le règne de Lesko, successeur de Kazimir, le goût pour les théâtres avait gagné même le clergé. On possède encore un bref du Pontife Innocent III, où il est question de Monstra Larvarum, c’est-à-dire non-seulement des acteurs, mais aussi des jeunes prêtres, diaconi, presbyteri et subdiaconi, qui paraissaient dans des drames organisés pour l’amusement du peuple et de la noblesse. Il existe même des instructions et conseils donnés à ceux qui voudraient organiser des théâtres particuliers. On leur enseigne l’art de transformer les habits de ville en costumes de théâtre, et de simuler les accessoires nécessaires au jeu.
Il paraît aussi qu’en Pologne les drames profanes avaient précédé les drames hiératiques. L’historien Dlugosz parle de représentations scéniques données en présence du prince Premislas en 1290, où l’on voyait apparaître l’ombre de sa femme, dont il était le meurtrier. Toutefois, le texte d’aucune de ces tragédies populaires n’est parvenu jusqu’à notre temps. Le répertoire du théâtre polonais commence par des dialogues et Mystères dont le plus ancien porte la date de 1521, et le plus moderne celle de 1623. On représentait ces ouvrages pendant les solennités de la Fête-Dieu. Les pièces sérieuses se jouaient surtout pendant les six jours de la semaine sainte, et les drames pour rire, les jours de fêtes et de réjouissances. La plus ancienne pièce de ce répertoire polonais appartient aux Pères dominicains de Cracovie. C’est une suite de dialogues que les élèves de leur collège jouaient pendant quatre journées consécutives, à partir du dimanche des Rameaux. Ce répertoire se composait de cent huit scènes. On l’accompagnait de tableaux vivants représentant Notre-Seigneur, la Vierge Marie, sainte Madeleine, saint Jean, saint Pierre, les anges et les démons.
Voici un petit échantillon de cette littérature primitive, dont tout le mérite consiste dans son ancienneté. Laissant de côté le répertoire des Mystères, je cite seulement le fragment d’une farce intercalée dans une action sérieuse.
Après avoir représenté le Christ délaissé par ses disciples, trahi et livré aux mains des bourreaux, l’auteur fait intervenir une féerie.
Le Diable demande à Judas un bout de corde. Il lui conseille d’aller se faire pendre par amusement. La pendaison une fois accomplie, le Diable se met à danser sous le gibet, en chantant : « Bonjour, sieur Judas ! bonjour, fin et vieux matois ! tu as donc eu l’idée de vendre le Seigneur ? Te voilà crevé ! D’ailleurs, qui sait ! peut-être vis-tu encore. Voyons, essayons si ce n’est qu’un évanouissement, dont tu reviendras facilement en buvant une gorgée de poix bouillante. »
Là-dessus entrent plusieurs démons cherchant partout de la poix. Arrive un paysan conduisant une charrette toute remplie de résine de sapin et de goudron. Les démons lui disent : « Veux-tu nous vendre de la résine, frère ? »
Le paysan répond : « Tu peux m’en acheter ; je ne demande qu’un écu pour tout le contenu de ma charrette.
– Soit, dit un démon, je ne marchanderai point, mais tu me suivras en Enfer pour y recevoir ton écu. Tu te trouveras au milieu de ta famille. Il y a déjà là-bas ta grand’mère, ton aïeul et tes neveux ! »
Ces plaisanteries allaient quelquefois plus loin : elles s’attaquaient aux abus et aux vices des gens de la noblesse et de la cour.
Tandis que le bas peuple s’amusait de ces représentations burlesques, et parfois obscènes, la noblesse avait son théâtre en latin. En 1516 on joua au théâtre de la cour de Cracovie un drame intitulé : Ulyssis prudentia in adversis. Le récit qu’en a laissé un témoin oculaire prouve que Cracovie possédait à cette époque non-seulement une salle construite spécialement pour les représentations, mais aussi un certain luxe de costumes et de décors appropriés aux sujets.
Six années plus tard, les élèves des Pères Jésuites jouèrent devant le Roi, les seigneurs et les dames de la cour, un drame intitulé : Judicium Paridis. Aucune comédie de ce temps ne nous est parvenue, mais les chroniques contemporaines en parlent souvent. Ainsi, à la cour d’un prince de Prusse, alors tributaire et vassal de la couronne de Pologne, on jouait des dialogues comiques destinés à tourner en ridicule le système planétaire de Copernic.
De ce double élément historique et biblique, contenu dans les drames religieux écrits en polonais et les drames latins, naquit la littérature dramatique en Pologne. C’est à ce point de vue que ces premiers essais, tout informes qu’ils sont, méritent d’être signalés. Avec Nicolas Rey, le premier des auteurs nationaux réguliers, commence le théâtre digne de ce nom. Son drame Zywot Jozefoio (la Vie de Joseph), dédié à la sœur du Roi Sigismond-Auguste, fut livré à l’impression en 1565. Quelques années plus tard, le plus remarquable poète de la littérature jagellonide, Kochanoroski, composa une véritable œuvre dramatique puisée dans l’histoire grecque. Mickiewiez en a donné une belle analyse dans son cours professé au collège de France (vol. II, p.185).
Ainsi, le drame national polonais se dégagea peu à peu de la source commune de la littérature scénique de toutes les nations européennes, je veux dire les Mystères du moyen âge. La Réforme ayant pénétré en Pologne, le drame national prit la défense du catholicisme. En 1553 parut à Cracovie un livre : « Conversations polonaises, » qui obtint beaucoup de vogue. On y remarque un dialogue entre le paysan Jean, son fils Kilian et le curé du village. Ce dialogue montre quelles étaient les idées religieuses à cette époque. Il s’agit de l’observation du carême, du mercredi des cendres, et autres devoirs des fidèles de l’Église catholique. Kilian revient de Kœnigsberg, où il a fait ses études. Il sympathise avec les doctrines de Luther, et le père fait tout son possible pour le ramener aux croyances de l’Église nationale.
Sous le règne du Roi Sigismond III (mort en 1632) l’art dramatique, alimenté par les modèles grecs ainsi que par les théâtres du moyen âge de l’Allemagne, de l’Italie et de la France, atteignit un certain degré de développement. Parmi les principaux drames de cette époque, il faut citer Jephté, tragédie dont le sujet est emprunté à la Bible, et la forme imitée de l’Iphigénie en Aulide d’Euripide. Voici la scène où le père infortuné lutte entre le devoir d’accomplir son vœu et l’amour qu’il ressent pour sa fille.
Le chœur, qui représente le peuple, s’exprime en ces termes :
« Hélas ! ainsi s’éclipsent les jours de bonheur ; ils disparaissent avant l’arrivée de la nuit. La fortune, semblable à une biche sauvage, s’enfuit aussitôt qu’elle a paru, et s’éloigne des hommes.
JEPHTÉ. – Seigneur Dieu ! où sont les foudres vengeresses de ton ciel ? Pourquoi ne brisent-elles pas le bras infanticide du père, avant qu’il se rende indigne de ta miséricorde ? Pourquoi retardes-tu l’heure de mon châtiment ? Ah ! jette-moi plutôt, précipite-moi dans ces abîmes de feu où le criminel doit renoncer à l’espoir d’être pardonné.
LE CHŒUR. – J’ignore qui je dois plaindre davantage : est-ce ce pauvre père retenu dans les entraves des obligations que lui impose un vœu insensé, ou bien dois-je plaindre le sort de cette adorable fille, élevée avec soin et habituée à pratiquer toutes les vertus qui honorent son sexe ? Pauvre fille ! à peine échappée au danger de devenir la proie d’un conquérant barbare, elle doit tomber sous le couteau de son propre père ! »
Un autre drame, qui jouissait d’une grande vogue depuis l’année de sa publication à Cracovie, en 1604, porte le titre de Scilurus. C’est le nom du père de trois fils : Hercule, Pâris et Diogène, c’est-à-dire de trois types de la jeunesse contemporaine en Pologne, le militaire, l’homme du monde et le savant. Ce drame est remarquable surtout par son style. La langue, par tout pure et élégante, se recommande par toutes les qualités des auteurs de l’âge d’or de la littérature polonaise, sous le règne des Jagellonides.
L’auteur, Jean Swikowski, a eu sous les yeux des modèles étrangers, qu’il refait de manière à leur donner une apparence nationale. Scilurus, se sentant mourir, appelle devant lui ses trois fils, à peine de retour d’un long voyage.
« Dieu vous a envoyés, leur dit-il, juste au moment où je vois la fin de mes nombreuses années. En descendant sous la terre je continuerai à vivre en vous. Vous porterez dignement mon visage et mon nom. Encore une fois, racontez-moi comment vous avez profité de vos voyages.
HERCULE. – J’ai passé mon temps à accomplir des labeurs immenses. La guerre, les intempéries des saisons et autres peines, je les ai supportées sans me plaindre, n’ayant d’autre lit que les herbes des champs. Du pain sec, voilà ma bonne chère, que j’assaisonnais quelquefois avec de la viande de cheval. Mes danses, à moi, c’était d’escalader les retranchements des Turcs infidèles, et de leur courir sus. Mon amusement favori fut d’essayer la trempe de mon sabre sur le dos des païens. Mes passe-temps consistaient à embourber mon cheval jusqu’au ventre dans les mares du sang ennemi, ou bien à traîner en laisse les prisonniers musulmans, comme autant de chiens. Vois-tu, père, cette cicatrice profonde sur ma poitrine ? C’est par cette ouverture qu’un janissaire maudit voulait pénétrer en moi pour me ravir mon âme. »
Tout le récit d’Hercule n’est qu’un éloge de la vie des jeunes gentilshommes du pays, qui passaient leur temps à combattre les Turcs et les Tatars, contre lesquels ils défendaient les frontières de la Pologne.
Les récits des deux autres fils de Scilurus sont moins édifiants. Ainsi Diogène dit à son père qu’il a étudié dans les universités étrangères l’alchimie spirituelle. Il explique plus loin que cette science enseigne à maîtriser la fougue de ses passions et à ne pas s’enorgueillir du succès.
Le troisième fils, Pâris, est un vaurien, qui n’a de bon que la franchise. Il avoue qu’il a passé toutes ses années à parcourir les pays étrangers pour y apprendre l’art de s’amuser et de faire bonne chère. Le père leur dit :
« Toi, Hercule, qui aimes mieux la Podolie que Padoue, tu recueilleras les lauriers qui doivent orner le front d’un guerrier polonais. Toi, Diogène, tu siégeras au Sénat, pour le guider par tes lumières acquises à l’étranger. Quant à toi, Pâris, misérable dissipateur, tu n’as rien qui soit digne des vertus mâles de nos ancêtres. »
À ce moment on voit apparaître la Mort, qui porte une couronne au front et une faux à la main : « Comment te portes-tu, seigneur Scilurus ? Ta santé ne vaut plus une obole.
SCILURUS. – Je te payerais bien cher la faculté de pouvoir respirer encore, de vivre quelques moments de plus !
LA MORT. – Aucune herbe médicinale ne saurait te guérir. Dépêchons-nous, monte sur mon char, et en route !
SCILURUS. – Sœur chérie, patiente un peu, je te donnerai un château. Choisis le plus beau de mes villages, je te les offre tous. Mets de côté cette vilaine faux.
LA MORT. – Je ne fais aucun cas de tes richesses. Allons-nous-en ! » (Scilurus expire ; entre un diable.)
LE DIABLE. « Bonjour, frère ! te voici enfin arrivé ! Je t’attendais depuis longtemps, car tu avais un scélérat de fils ; toi-même tu lançais plus d’une pierre contre l’Église pendant ta vie. Tu n’aimais qu’à serrer des écus dans tes coffres. »
Un ange descend alors du haut du ciel et dit : « Démon, ta force ne peut rien contre cet homme. Dieu veut qu’il soit sauvé pour avoir élevé deux fils dans les voies de la religion et de la vertu. »
Le démon se venge de son insuccès en emportant aux enfers l’âme de Pâris.
Les meilleures pièces dramatiques de la Pologne, de ce temps, ont été écrites sous le règne de Wladislas IV (1632-48). En donnant ici l’idée de deux drames de ce répertoire, nous finirons cette esquisse sur les origines du théâtre slave.
Le martyre de saint Stanislas, tué par le Roi Boleslas II, a fourni le sujet d’un drame représenté, pour la première fois, en 1638, par les élèves du collège des jésuites de Lublin.
Dans le prologue, la Pologne, assise sur un trône, est entourée de différents symboles mythologiques ; on y voit, entre autres, la personnification des quatre vents, auxquels la Pologne ordonne d’amener devant elle les quatre parties du monde. L’Europe apparaît la première sur un char d’or, attelé de deux chevaux blancs. Elle s’incline, et, après avoir fait l’éloge des guerriers polonais, elle sollicite la Pologne de continuer à défendre toutes les nations européennes contre les invasions des Tatars et des Turcs.
Ces discours provoquaient les applaudissements d’un public enthousiaste, flatté dans ses sentiments d’orgueil national.
Après l’Europe paraît l’Asie, montée sur un chameau et habillée à la turque ; elle apporte de riches présents et un rameau d’olivier. Elle prie la Pologne de consentir à conclure la paix.
Vient le tour de l’Afrique.
Elle arrive sur un éléphant, et dépose sur les marches du trône polonais un magnifique casque d’or. Elle regrette les victoires de la Pologne, qui dépeuplent l’Égypte et d’autres contrées africaines, forcées de fournir des contingents à la Turquie.
Enfin, un rideau se lève et découvre l’Océan et l’Amérique. La déesse qui personnifie le Nouveau Monde entre, montée sur un dauphin. Elle ordonne aux nymphes et aux tritons qui l’entourent de faire résonner leurs cors, et d’offrir à la Pologne des richesses d’outre mer, comme un tribut de reconnaissance pour la protection qu’elle accorde aux chrétiens toutes les fois qu’il s’agit de les défendre contre les incursions des païens.
La Pologne ne s’enorgueillit point de tous ces hommages du monde chrétien. Dans un chant plein de tristesse, elle déplore le meurtre de saint Stanislas, archevêque de Cracovie, qu’elle adopte pour son patron et pour son intercesseur auprès de Dieu.
Tout à coup la scène change. On voit la ville de Kiev et son prince Wsévolod, qui prépare une expédition. Au-dessus de cette ville on aperçoit, dans un nuage noir, Satan priant Pluton de protéger Wsévolod et de faire descendre en Pologne les deux filles de l’Enfer, l’Impiété et la Luxure. Ce sont elles qui jettent le trouble dans l’âme du Roi Boleslas, et lui inspirent l’idée d’assassiner le saint archevêque.
Encore un changement de décor. Les démons descendent sur la grande place de Cracovie, en apportant les sorcières sur leurs fourches infernales. Il serait trop long de mentionner tous les tableaux de ce drame, composé de cinq actes, quarante scènes et deux intermèdes. Il finit par un épilogue, représenté par vingt-quatre jeunes gens, portant chacun un flambeau et une branche d’olivier. Ils annoncent que Dieu, grâce à l’intercession de saint Stanislas, pardonne aux sujets d’un Roi criminel.
À côté de ces essais de drames la comédie figure pour un nombre d’ouvrages assez considérable.
Le Paysan-Roi, comédie de P. Barika, parut à Cracovie. C’est l’épisode des contes arabes intitulé le Dormeur éveillé, reproduit sur toutes les scènes de l’Europe. L’auteur a cherché à rajeunir le sujet en y introduisant des types nationaux polonais. L’intérêt de la pièce consiste principalement dans l’actualité du genre, dans la reproduction de personnages que tout le monde connaissait à la cour. Les vers en sont beaux et le langage partout classiquement correct.
Plus tard, sous le règne de Stanislas-Auguste, le plus célèbre des auteurs comiques polonais, Zablocki, prit aussi pour point de départ de ses compositions comiques cette comédie du Paysan-Roi.
Le peuple polonais, adonné avant tout à la culture de ses champs, se plaisait beaucoup aux scènes qui lui reproduisaient les types de ses paysans.
« Nous prions humblement notre public, dit l’auteur d’une de ces comédies rustiques, de vouloir bien nous écouter en silence. Notre drame, pour être simple et sans prétention, n’en est pas moins véridique. On y parle des abus commis à propos de l’anathème et de la dîme. »
En effet, voici ce dont il s’agit :
Les paysans d’un village refusant de payer la dîme à leur curé, celui-ci envoie son sacristain (Klecha) pour s’en plaindre au seigneur du village. « Tu mérites d’être bien récompensé, dit un paysan au messager du curé, car tes peines sont aussi difficiles que variées. Ouvrir l’église, sonner les cloches, servir la messe chaque dimanche, que sais-je ! Tu es maître des cérémonies ecclésiastiques et en même temps sonneur. Il te faut, en outre, servir comme domestique du curé, charge bien lourde ! courir dans sa grange, serrer ses gerbes de blé, faire les foins sur ses prés, couper du bois pour le chauffer, que sais-je ! et tout cela pour ne pas perdre ta place de subalterne, qui te rapporte si peu !... »
Le seigneur, qui, de prime abord, ne partageait pas l’opinion du curé sur la nécessité absolue des dîmes, finit par se laisser entraîner. Ils font cause commune pour vivre du travail de la classe agricole.
Ces essais dramatiques prouvent que, dès la fin du XVe siècle, le véritable drame national existait déjà en germe sur le théâtre polonais. Le peuple affluait aux représentations des comédies et des drames historiques.
Le public éclairé, les seigneurs, dont la jeunesse était élevée en Italie et en France, inclinaient pour la traduction et pour l’imitation des ouvrages en vogue dans ces pays.
Le premier drame russe fut représenté à Kiev, vers 1645, par les séminaristes de cette ville et sous les yeux de leur métropolitain, Pierre Mohyla. Les leçons données à l’Université de Kiev se faisaient alors sous l’influence de l’Académie de Cracovie, pour la plupart en langue polonaise et aux frais du Roi de Pologne. Grâce à cette initiative, le drame s’introduisit aussi en Russie. En 1671, le Tzar Alexis faisait représenter à Moscou un ballet mêlé de chœurs.
Telle fut l’origine du théâtre moscovite. Les catholiques slaves habitant les côtes de l’Adriatique, surtout les Dalmates, ont une littérature très riche en poésie ; malheureusement leurs drames hiératiques et autres, écrits en langue serbe, n’ont pas été publiés jusqu’ici.
CHAPITRE XXII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ALLEMAND
I
Pièces catholiques et protestantes. – Le chevalier chrétien d’Eisleben.
Les pièces de théâtre sont très nombreuses en Allemagne au XVIe siècle, et presque toutes sont des productions locales qui ne sortaient guère de la ville qui les avait vues naître.
Comme partout, elles se divisent en deux grandes catégories : les pièces tirées des livres saints et les pièces profanes. Les premières sont traitées au point de vue catholique ou au point de vue protestant. Les catholiques les écrivent le plus souvent en latin, les luthériens en allemand. Le puritanisme des nouveaux sectaires ose rarement mettre le Christ en scène, et il préfère dramatiser les épisodes de l’Ancien Testament. L’esprit de polémique naturel à la nation allemande multiplie les ouvrages quasi-philosophiques, où l’auteur veut toujours prouver quelque chose, ce qui donne à ce genre de pièces, comédies ou drames, un air plus didactique que scénique. Ainsi, Thirolff compose l’histoire de l’union d’Isaac et de Rebecca, pour prouver que le mariage des prêtres est d’institution divine. Mauritius écrit la Vie de l’École, et Isaac Gilhausen sa Grammatica, joyeuse comédie pour les jeunes commençants, contenant la clef de tous les arts, et où les rudiments de la grammaire sont décrits brièvement et d’une façon amusante. Rudolf de Bellinghausen va plus loin : il publie un Donatus dans lequel il personnifie les cinq déclinaisons latines et les six cas. Thomas Birken personnifie de la même manière les figures du jeu de cartes.
Quelques-uns se servent du théâtre comme d’une chaire, pour tonner contre la grande prostituée, c’est-à-dire contre la Rome papale, et nous retrouvons là les audaces de Théodore de Bèze, accrues de la violence de l’expression germanique de ce temps.
Bartholomé Ringswaldt, dans son Speculum mundi, met en scène un personnage persécuté pour ses idées libérales et pour son amour de la vérité. Martin Rinckhard, sous le titre du Chevalier chrétien d’Eisleben, lance un réquisitoire dramatique contre le Pape. Il nous montre un Roi de sa façon, qu’il appelle Emmanuel, laissant pour héritiers ses trois fils : 1° Pseudo-Petrus (le Pape), lequel se rend en Italie ; 2° Martin (Luther), qui se retire à Eisleben ; 3° Jean (Calvin), qui part pour la Suisse. Pseudo-Petrus, en dépit du testament paternel, s’empare du pouvoir, et devient le tyran de ses sujets. Martin proteste contre l’usurpation, mais Pseudo-Petrus passe outre. Jean proteste aussi de son côté, mais c’est avec l’intention de s’emparer du pouvoir à son profit. Pour finir le débat, Jean offre à ses frères de décider la question par la voie du sort. Chacun des trois fils tirera sa flèche, et le corps du père servira de cible. À celui qui atteindra le cœur appartiendront la couronne et la domination sur tous. Pseudo-Petrus accepte, Martin refuse ; le Roi Emmanuel, qui n’était pas aussi mort qu’on l’a cru, reparaît alors et pose la couronne sur le front vertueux de Martin.
Les Mystères tirés de l’Ancien Testament, comme l’Adam, de Rueff, son Jacob, son Lazare, l’Abraham de Herman Haberer, le Saül de Mathias Holzwart, n’offrent pas de scènes que nous ne connaissions déjà. Il faut arriver aux pièces profanes et aux satires allégoriques pour rencontrer quelques auteurs originaux.
II - Niclaus Manuel
Dans cet ordre, nous trouvons d’abord Niclaus Manuel, citoyen de Berne, né en 1484, qui étudia la peinture sous Holbein et sous le grand Vénitien Tiziano. En 1522, il marche avec l’armée confédérée, pour aider François Ier à reconquérir Milan. La guerre terminée, il devient bailli d’Erlach, prend une part active aux progrès de la Réforme, et il meurt en 1530.
Le théâtre ne fut pour Niclaus Manuel qu’un moyen de propagande religieuse. Dans sa Danse des Morts, il attaquait déjà vertement le papisme et le clergé ; mais il leur fit surtout une guerre acharnée dans ses trois pièces de carnaval (Fastnachtspiele), jouées à Berne en 1522, et principalement dans celle qu’il intitula les Croque-Morts (dans le sens de mangeurs de morts : die Todten fresser). Ces croque-morts sont, comme on le pense bien, tous les membres de l’Église catholique, depuis le Saint-Père jusqu’aux moines mendiants. L’auteur les représente comme tirant leur principal revenu des cérémonies en usage dans l’office mortuaire. Les apôtres saint Pierre et saint Paul assistent au refus que fait le chef de l’Église d’entrer dans la ligue contre les Turcs, parce qu’il aime mieux batailler en Italie, la guerre contre les infidèles ne rapportant que des horions, et naturellement les Apôtres blâment la conduite du Pape. Cette succession de diatribes dialoguées ne ressemble guère à une pièce de théâtre, ce qui n’empêcha pas les Croque-Morts d’obtenir un grand succès devant le public bernois, qui ne venait pas là pour suivre le fil banal d’une intrigue amoureuse entre M. Lubin et Mlle Colette, mais pour s’encourager dans le combat qu’il soutenait au prix de son sang, et qui était la grande affaire de sa vie.
La satire de Niclaus Manuel est âcre et bouffonne à la fois ; peu lui importe de frapper juste, pourvu qu’elle frappe fort sur le Pape et sur le clergé.
« Monsieur le curé, dit le sacristain Valentin, payez-moi la bonne nouvelle. On vous apporte, avec un riche appareil de deuil, un maire opulent qui vient de trépasser.
– Bien ! répond le curé ; mais un, ce n’est guère.
– Mon Dieu, j’aimerais mieux sonner pour dix.
– Saint Luc, répond le curé, n’a pas dit que les cloches attirent la miséricorde de Dieu, mais cela conduit toujours les poissons dans nos filets. Les enterrements sont plus lucratifs que les baptêmes.
– Benedicite, chers messieurs, interrompt l’économe qui survient, voici un bon oiseau en cage ; il a fondé des messes, réjouissez-vous ! Avant que vous n’ayez mangé celui-là, Dieu vous en enverra un autre. »
Le Pape, qui vient d’arriver, ajoute que la mort est son meilleur gibier.
Si l’Évangile était bien compris, le Vicaire du Christ devrait cheminer sur un âne, et il possède des milliers de chevaux. Si les laïques s’avisent de souffler mot, il a le privilège de les envoyer au diable. Il est le seigneur de l’univers. Une goutte d’eau bénite, un peu de sel, la valeur de trois noisettes, des bulles d’indulgence, voilà ses déboursés. Moyennant cela, l’or arrive à lui ; s’il ne vient des vivants, il vient toujours des morts.
Le cardinal porte un chapeau rouge parce qu’il aime le sang chrétien versé dans les batailles. L’évêque ne regrette pas les premiers temps de l’Église, car il serait berger et le voilà prince. Il a ses brebis, dont il tond la laine, dont il boit le lait, et qu’il mange au besoin.
Telle est en substance la comédie des Croque-Morts. Le langage y affecte une violence et une crudité dont on ne peut se rendre compte sans l’avoir lue. La seconde pièce de carnaval de Niclaus Manuel est un parallèle établi par deux paysans entre l’humble vie du Christ et le luxe de son représentant. Deux processions traversent le théâtre : à la tête de l’une, Jésus sur sa simple monture, entouré de ses pauvres disciples ; de l’autre côté, le Pape à cheval, escorté de ses cardinaux et de ses évêques, en costumes princiers. Deux brochures écrites en prose, et qui n’ont pas la forme dialoguée, complètent l’œuvre de Manuel et sont dirigées contre la messe, l’un des grands épouvantails de la pruderie luthérienne au XVIe siècle.
III - Hans Sachs
Le chef de l’école dramatique allemande du XVe siècle, le véritable créateur du théâtre allemand, est un bon cordonnier de Nuremberg, né en 1494, et qui mourut en 1576, après avoir produit deux cent huit comédies, tragédies et farces, jouées dans les cabarets de sa ville.
Hans Sachs n’était pas lettré. De sept ans à quinze ans, il avait appris à l’école les puerilia, c’est-à-dire les éléments de l’allemand et du latin ; puis, le bâton à la main, il avait fait son tour d’Allemagne, comme compagnon cordonnier. Pendant cinq années, il avait ainsi visité tour à tour les capitales de l’Empire, confectionnant avec la même ardeur ses souliers et ses poésies. Reçu maître après son voyage, il ouvrit boutique à Nuremberg, et devint bientôt célèbre, sinon par la qualité, du moins par la quantité de ses produits poétiques. Outre ses deux cent huit pièces de théâtre, Sachs a composé, pendant sa longue carrière, douze cent quatre chants, selon les règles de la tabulature des maîtres chanteurs, onze cent sept fables et poésies légères, soixante-treize chansons populaires ou religieuses, et, en total, 10,844 pièces de vers. Ceci ne l’empêcha pas de gagner une certaine aisance dans sa profession, d’avoir sept enfants de sa femme Cunégonde, et de prendre une grande part aux discussions religieuses, comme partisan de la Réforme luthérienne.
Qui a vu un tableau de Michael Wohlgemuth ou de Lucas Kranach, ou de quelque autre vieux maître allemand du XVe ou du XVIe siècle, peut se figurer la composition dramatique de Hans Sachs. Soit que le poète nurembergeois s’attaque à la Bible ou à l’histoire profane, soit qu’il choisisse ses personnages dans l’antiquité ou dans le monde de son temps, soit qu’il fasse parler des Allemands ou des Italiens, ce sont toujours des bourgeois de Nuremberg qu’il nous montre, avec leur bonnet et leur robe bordés de fourrures, avec leurs vices ou leurs petits ridicules physiques et moraux, avec leur cruauté brutale ou leur bonhomie boutiquière, avec leur épée batailleuse ou leurs larges besicles perchées sur un nez diapré de verrues bleuâtres. Sans qu’il soit un grand poète, car ses vers ressemblent souvent à de la prose rimée, le champ sur lequel son esprit s’exerce est toutefois beaucoup plus vaste que celui de ses contemporains ; sa forme est plus arrêtée ; on trouve en lui, du moins en germe, toutes les qualités du dramatiste. Son dialogue a du naturel, ses effets sont préparés avec une certaine habileté. Nous éliminons de son œuvre les drames bibliques, qui n’ont rien à nous apprendre, et les drames dits historiques, qui ne ressemblent guère à ce que nous avons appris.
Hans Sachs appelle tragédie toute pièce qui finit par une mort, et comédie tout ce qui se termine heureusement, quand bien même les spectateurs auraient assisté aux aventures les plus émouvantes. Les recueils de nouvelles italiennes, alors en vogue, et traduites en allemand, furent la source féconde où le Nurembergeois puisa ses meilleurs sujets. Boccace lui fournit, entre autres, l’argument d’une de ses plus célèbres pièces, Lisabetha. Il le confesse lui-même dans le prologue de sa tragédie :
Trois marchands, les trois frères de Lisabetha, Baptista, Ambrosio et Antonio, ont découvert une intrigue entre leur sœur et leur jeune commis, nommé Lorenzo. L’un des frères veut qu’on défère le coupable à la justice ; l’autre refuse d’accepter ce moyen, qui ébruiterait la honte de sa sœur ; le troisième n’imagine rien de mieux que de tuer le galant et d’aller enfouir son cadavre dans la forêt voisine. Sa proposition est acceptée, et les trois frères emmènent Lorenzo hors de la maison, sous prétexte d’une promenade. « Où allez-vous si matin ? demande Lisabetha qui se méfie de quelque sinistre projet. – Tais-toi, lui répond le féroce Antonio, et reste à la maison. »
Les trois frères reviennent seuls de leur expédition ; Lisabetha les interroge, en tremblant, sur l’absence du jeune commis, qu’elle a vu partir avec eux. Baptista lui défend, sous peine de la vie, de jamais prononcer le nom de ce misérable. La pauvre fille devine tout. Elle va dans le petit bois vers lequel elle a vu se diriger Lorenzo en compagnie de ses frères, et, après bien des recherches, elle revient à son logis, cachant sous son manteau la tête du malheureux Lorenzo qu’elle a déterrée. Elle dépose la triste dépouille dans sa chambre, où elle s’enferme en pleurant : « Oh ! comme elle est pâle cette bouche jadis si rose ! comme ils sont ternes ces yeux jadis si clairs ! J’espère, mon Lorenzo, que tu seras vengé, quoique tes meurtriers soient mes frères ! »
La servante, à qui elle a confié le fatal secret, lui conseille de cacher la tête du mort dans une caisse, de la recouvrir de terre et de planter dans cette terre un arbrisseau précieux. Ainsi, elle pourra conserver la sainte relique de son cher Lorenzo. Lisabetha exécute ce projet. Chaque jour, elle arrosera ces pauvres fleurs de ses larmes.
La tristesse croissante de leur sœur avertit les frères qu’elle pourrait bien avoir découvert la vérité. Ambrosio s’empare de la caisse de fleurs que Lisabetha réclamé en vain.
« Que peut-elle avoir enfoui dans cette caisse ? demande Antonio ; sans doute de l’argent qu’elle nous aura volé ! »
Les meurtriers restent stupéfaits lorsque, après avoir brisé la caisse, ils voient rouler sur le parquet la tête de leur victime.
Les frères criminels, pour éviter la justice, quittent la ville, et Lisabetha meurt désespérée.
Le dénouement n’est pas moral, mais la moralité vient après la pièce, dans un épilogue récité par l’un des acteurs de la troupe. L’orateur résume ses recommandations en cinq points : 1° il faut marier les jeunes filles en temps utile, pour éviter la honte et le malheur ; 2° gardez-vous des entremetteuses, et surtout des servantes, qui aiment les cadeaux ; 3° une jeune fille doit savoir se garder elle-même, surtout quand elle habite sous le même toit qu’un jeune homme, car l’amour vient sans s’annoncer, comme un voleur de nuit ; 4° conseil aux parents de cacher la faute si elle est commise, plutôt que de recourir à de criminelles extrémités ; 5° ne croyez jamais qu’un crime reste éternellement caché : tôt ou tard il sera découvert. Et que tout le monde tire une bonne leçon de cette tragédie, c’est le désir de Hans Sachs, qui vous salue.
Le poète nurembergeois a aussi emprunté à Boccace le sujet si touchant de Griseldis, traité antérieurement en France et en Italie. L’imprudente épreuve tentée par Gautier, marquis de Saluces, pour s’assurer des vertus de sa femme, fit verser, paraît-il, de douces larmes aux bons bourgeois de la ville impériale. Pour varier leurs plaisirs, l’illustre cordonnier leur arrangea, à sa manière, une petite imitation de l’Électre, d’Euripide, qui fut accompagnée du Plutus, d’Aristophane, des Ménechmes, de Plaute, et de l’Eunuque, de Térence. Il leur débita ainsi, en détail, un assortiment d’antiquités. La comédie intitulée les Filles dissemblables d’Ève (die Ungleichen Kinder Eva’s) garde encore une certaine célébrité. Elle n’a pas été réimprimée, et on ne la trouve que dans l’édition originale, dont il n’existe pas un seul exemplaire dans les bibliothèques de Paris.
La pièce ouvre par un prologue exposant brièvement le sujet ; puis l’auteur nous introduit dans le ménage d’Adam et d’Ève, retirés comme de bons bourgeois dans un coin du monde où ils expient leur désobéissance. Leurs affaires sont en bon train. L’autre jour, l’ange Gabriel leur a fait visite, et il leur a annoncé que le Seigneur n’avait plus de colère contre eux. Il se propose même de venir à son tour les visiter ; il veut voir comment ils s’arrangent dans leur petit intérieur et comment ils élèvent leurs enfants. Adam recommande à sa femme de faire prendre des bains à la petite famille, de la bien nettoyer, et d’habiller les gars de leurs habits de fête. Elle doit aussi tout ranger dans le logis et semer le pavé de rameaux frais.
L’arrivée prochaine du Seigneur réjouit médiocrement Caïn et les cinq frères qui lui ressemblent, car nos premiers pères ont dans la pièce douze enfants : six bons, semblables à Abel ; six mauvais, semblables à Caïn. Dieu, suivi de son ange, entre dans la maison en prononçant ces mots accompagnés de sa bénédiction : « La paix soit avec vous, petits enfants. » Adam et Ève tombent aux genoux de Dieu, en le remerciant de sa sollicitude pour ces pauvres créatures. Les enfants passent tour à tour devant le bon Dieu pour lui donner la main. Abel et ses petits frères se montrent polis et bien élevés. Caïn offre sa main gauche sans même ôter son bonnet. Dieu fait alors subir un examen à la jeune famille. Abel répond à toutes les questions d’après les doctrines de Luther, et le Seigneur est enchanté. Le quatrième acte nous montre Caïn et les mauvais frères en conférence avec Satan. Ils causent de leurs plaisirs et de leurs amusements, des dés, des cartes, des bons repas, des vins généreux. Quand Dieu vient interroger Caïn, celui-ci montre l’ignorance la plus complète et les plus mauvais instincts. Ève s’excuse : elle a tout fait pour instruire ce garnement, mais ses efforts sont demeurés infructueux. Dathan, Nabal et les autres compagnons de Caïn ne sont pas plus instruits. Ainsi l’un d’eux, Achan, interrogé sur le désir de faire son salut, répond : « Je sais fort bien ce qu’il y a ici sur terre, mais ce qu’il y a là-haut je n’en sais rien. Pourtant, si Dieu m’a destiné à faire mon salut, je puis agir comme je l’entends. Je n’échapperai pas à mon sort. » Esaü et Nemrod ne sont pas moins catégoriques. Ce dernier dit notamment : « Ce que mon regard peut saisir, mon cœur le croit. Je n’élève pas ma pensée au delà des choses qui peuvent tomber sous mes sens. Je ne demande pour ma part que les honneurs, la richesse et le plaisir, et je vous laisse volontiers votre paradis. »
Irrité de leur impiété, le Seigneur les condamne à vivre dans la misère et dans la fatigue.
Le cinquième acte raconte le meurtre d’Abel tel qu’il est exposé dans la Bible. À la fin, le Seigneur vient en scène pour consoler Adam et Ève de la mort de leur enfant bien-aimé, et il leur promet que de la race de leur fils Seth sortira le Messie.
La pièce se termine par un épilogue moral.
Telle est la prud’homie avec laquelle le bon cordonnier de Nuremberg traite les sujets religieux. Cette naïveté, pourtant, ne manque pas d’une certaine grâce.
C’est dans les pièces dites de carnaval, espèces de vaudevilles où le chant vient se mêler, qu’excelle Hans Sachs, quand il peint des caractères populaires, des paysans courts d’esprit, des voleurs de chevaux, des époux trompés, des entremetteuses pleines de ruses, des vieilles mégères au caractère indomptable. Ici, une femme, pour faire enrager son mari, jette une grosse pierre dans un puits et fait proclamer partout qu’elle s’est noyée de chagrin. Là, c’est un dévot qui confesse sa femme et qui, après ce qu’il a entendu, se trouve guéri de sa jalousie.
Les novellieri et les vieux fabliaux constituent le fond des sujets traités par le cordonnier nurembergeois ; mais ce qui lui appartient en propre, c’est sa verve satirique, ce sont ses expressions naturelles et pittoresques, et la reproduction au vrai des types qu’il a sous les yeux.
M. Kurz, dans son Histoire de la Littérature allemande (Geschichte der deutschen Literatur), reproduit le texte d’un Fastnachtspiel, de Hans Sachs, à quatre personnages, intitulé : la Belle-Mère entremetteuse et le Vieux Marchand, dont le sujet a été puisé à la même source que le Viejo Zeloso, de Michel Cervantès.
Un vieux marchand, nommé Simplicius, obligé de voyager pour ses affaires, laisse à la maison sa jeune femme, une créature qui lui coûte beaucoup d’argent et qu’il confie à la garde de sa belle-mère. À peine a-t-il tourné les talons que les deux femelles se moquent de ce vieil ours, de ce tyran qui clôt toutes les fenêtres pour empêcher qu’on ne voie ceux qui passent dans la rue.
« Imitez-moi, ma fille, dit la mère : j’avais aussi un vieux mari ; je le trompais, mais je prenais soin de le flatter devant le monde, et il me tenait pour la femme la plus vertueuse. Toute la question, c’est d’éviter le scandale. »
Survient Pangratz, l’amant de la jeune femme. Pendant que le couple festoie et se réjouit, on entend Simplicius frapper vivement à la porte. Une indisposition subite l’a forcé de rentrer chez lui. Pour avoir le champ libre, la femme fait croire à son époux que le bailli va l’écrouer dans la prison pour dettes, en raison d’un effet de 3 000 florins qu’il n’a pu payer. Après avoir caché Simplicius dans le pigeonnier, elle se remet à table avec son amant. Mais Simplicius, qui grelotte dans ce pigeonnier, descend bientôt de sa retraite en plein vent, et veut aller se réchauffer dans son lit, auprès de sa chaste épouse. En traversant le jardin, il manque d’être écrasé par Pangratz, qui, l’entendant venir, a sauté par la fenêtre. La femme et la belle-mère veulent persuader au mari que c’est le bouc qui a sauté et qui l’a renversé. « Mais ce bouc n’a pas de barbe ! s’écrie le vieillard irrité ; il a, au contraire, le menton bien rasé ! » Pour finir, les femmes battent et exorcisent le malheureux Simplicius, en lui disant qu’il a le diable dans le corps. Le mari débonnaire conclut en reconnaissant qu’il a été victime d’une hallucination, et pour effacer ses torts il fait cadeau de deux belles robes de toile à sa chère épouse et à son honnête belle-mère.
Le détail de cette farce est assez plaisant, mais j’aime mieux celle que Sachs intitule : Comment le Diable prit une vieille femme en mariage. Satan veut savoir ce que c’est que le mariage, qui fait damner tant de personnes sur la terre. Comme une jeune femme n’aurait pas voulu de lui, il épouse une vieille. Cette mégère lui fait endurer tant de tourments qu’il se voit contraint de se sauver de chez lui et de se retirer chez un médecin. Pour payer l’hospitalité qu’il a reçue, il entre dans le corps des plus riches bourgeois de la ville, et il n’en déguerpit que sur une ordonnance du docteur, avec qui il partage, du reste, le produit de cette industrie. Il ne s’est pas fait Nurembergeois pour rien. Quand il apprend que sa femme a découvert sa retraite, et qu’elle va, de par la loi et justice, reprendre possession de sa personne diabolique, il se décide à retourner en Enfer, quitte à recevoir un coup de patte de monseigneur Lucifer, son suzerain, pour s’être ainsi absenté sans congé.
Le Paysan au Purgatoire (der Bauer in dem Fegefeuer) est une autre farce d’un assez franc comique. La femme du paysan Hans Duppel vient se plaindre à son abbé que son mari, brutal et jaloux, la querelle et la bat du matin au soir. « Nous le guérirons, lui répond l’abbé, et je connais pour cela un moyen excellent. » La commère envoie donc son brutal au couvent pour porter un panier de poires. L’abbé cause avec le manant, le fait boire et l’endort au moyen d’un narcotique. D’autres villageois, qui l’ont vu tomber privé de sentiment, vont répandre partout le bruit que Hans est mort subitement. L’abbé le fait déposer en un tombeau de marbre dans le chœur de l’église. Hans, après avoir cuvé son vin, s’éveille, et, ne sachant où il se trouve, il appelle au secours. Le moine Ulric est à ses côtés, et lui adresse la parole en grossissant la voix. « Hélas ! où suis-je ? s’écrie Hans. – Tu es au Purgatoire. – Je suis donc trépassé ? – Oui, tu es mort, et ton corps repose dans la terre. – Alors je ne suis plus qu’une pauvre âme ! – Tu dois souffrir en expiation de ta jalousie. »
Ce disant, il saisit une poignée de verges et rosse le paysan d’importance.
« Mais tu es donc le diable ? s’écrie Hans. – Non, je suis une âme également, et je souffre comme toi. » Après l’avoir bien battu, le moine lui offre à manger et à boire : « Voici du pain et du vin que ta femme a offerts à tes mânes.
– Oh ! la bonne créature ! elle pense donc encore à moi ? Mais dis-moi : les âmes mangent et boivent donc aussi ?
– Oui, vraiment ; c’est une vieille coutume contractée sur la terre et qu’il serait difficile d’abandonner. »
Hans voudrait de la lumière. « Sa femme ne lui a donc pas offert un cierge ? – Si vraiment, mais tous ont été brûlés aux funérailles. – Quand sortirai-je d’ici ? – Dans une centaine d’années, à moins que l’abbé de ce couvent n’obtienne par son intercession que tu puisses retourner sur terre et reprendre ton corps. » Alors le paysan prie et supplie ; on lui donne un nouveau narcotique et on le ramène au village ; il demande pardon à sa femme et il jure d’être désormais le modèle des maris.
Les femmes, dans les pièces de carnaval, sont généralement l’objet de la satire de Hans Sachs ; il les crible de traits et d’épigrammes. Voici un nouvel exemple de ses inventions :
D’après lui, la femme n’a pas été créée d’une côte d’Adam. Lorsque Dieu eut arraché cette côte, comme il avait les mains tout ensanglantées, il la posa près de lui pour se débarbouiller. Survint un chien qui saisit l’os et s’enfuit. Dieu, s’apercevant du larcin, se mit à la poursuite du voleur, qu’il attrapa par la queue. Mais le chien était si bien lancé que sa queue resta entre les mains du Créateur, et c’est de cet appendice que fut formée la femme.
Hans Sachs a été tour à tour déprécié et loué outre mesure par les critiques allemands. Il faut reconnaître qu’on ne saurait lui attribuer raisonnablement une première place parmi les écrivains de son pays. Il manque de profondeur dans la pensée et d’élégance dans la forme.
On doit toutefois rendre justice à l’honnêteté de ses sentiments et à la netteté de son observation toujours vraie, quoique toujours superficielle. Dans ses pièces de carnaval (la partie de son œuvre la plus originale) il n’imita personne. Plus inventif et moins grossier que le barbier Hans Folz et que le peintre d’armoiries Hans Rosenblüt, il méritait que d’autres suivissent la route qu’il avait tracée.
C’est bien ainsi que le comprenait Gœthe, lorsque, dans l’une de ses plus charmantes poésies, il cherchait à tirer le poète populaire de l’injuste oubli où le peuple allemand l’avait laissé tomber :
« Dans son atelier, le dimanche matin, voici notre cher maître. Il a posé le tablier de cuir ; il porte un décent pourpoint ; il laisse dormir le ligneul, le marteau et la pince ; l’alène est plantée sur la table à ouvrage. Lui aussi il se repose, le septième jour, de maints coups d’aiguille et de marteau. Aussitôt que paraît le soleil printanier, le repos lui suscite un nouveau travail ; il sent qu’un petit monde couve dans son cerveau ; que ce monde commence à s’agiter et à vivre, et que volontiers il lui donnerait l’essor. Son regard est sincère et pénétrant ; il est aussi fort bienveillant pour voir clairement mainte chose et tout s’approprier. Il a aussi une langue qui sait verser à flots les paroles fines et légères ; les Muses mettent en lui leur joie ; elles veulent le proclamer maître chanteur. »
Gœthe fait alors intervenir l’Honnêteté, qui salue le poète de Nuremberg d’une façon amicale, lui annonçant qu’il sera simple et droit, qu’il verra le monde tel que l’a vu Albert Durer dans sa vie puissante et sa virilité. Une petite vieille se glisse auprès de lui. On la nomme Historia, Mythologia, Fabula ; elle lui montre un grand tableau gravé sur bois, représentant Dieu le Père qui catéchise les enfants, Adam et Ève et toutes sortes d’hommes et de femmes illustres. Notre maître recueille de tout cela de bons exemples et de bonnes leçons.
Puis, alors, paraît un fou qui lui fait sa cour avec des sauts de bouc et de singe, et lui prépare un joyeux intermède. Il traîne derrière lui à un cordeau tous les fous, grands et petits, bêtes et spirituels. Avec un grand nerf de bœuf, il les gouverne comme des singes dansants.
Après le fou, Gœthe évoque la Muse, qui environne le maître de sa clarté. Pour reposer son esprit des sujets lugubres et des folies de carnaval, elle lui montre dans le petit jardin de la maison une gracieuse jeune fille assise au bord d’un ruisseau, près d’un buisson de sureau en fleur. La tête et les yeux baissés, elle a cueilli des roses dont elle tresse une couronne. Cette couronne est pour le vieux poète. La postérité lui en destine une autre qui sera de feuilles de chêne toujours vertes, et elle repoussera dans la mare coassante toute cette multitude qui méconnaît son maître.
IV - Jacob Ayrer
Le notaire Jacob Ayrer procède du cordonnier Hans Sachs, et il faisait partie comme lui de l’association poétique des Meistersænger de Nuremberg. Ayrer écrivit environ cent pièces, tant tragédies que comédies, et Fastnachtspiele. Un peu postérieur à Sachs, il put étudier les effets scéniques dans les ouvrages anglais traduits et joués alors en Allemagne. Il put même voir représenter la première série des drames de Shakespeare, parmi lesquels Richard III, le Songe, Roméo et Juliette, puisqu’en 1593, il payait, d’après les archives de Nuremberg, la somme de dix florins pour l’exercice de son droit de citoyen dans la ville impériale.
Dans le dernier quart du XVIe siècle, nous trouvons tout à coup, et sans aucune préparation, le répertoire anglais traduit et installé sur toutes les scènes allemandes. Les compagnies qui importaient ces ouvrages étrangers prenaient le nom de Comédiens anglais, ce qui a fait croire à quelques historiens que ces drames se jouaient réellement en langue anglaise, fait impossible, car ils n’auraient été compris de personne. Au même moment, d’autres troupes nomades prirent le titre de Comédiens néerlandais, et elles jouaient des drames traduits du flamand, entre autres le fameux Homulus, mentionné par Gervinus (Histoire de la Poésie allemande). Cette pièce, imprimée en latin, en allemand et en flamand, est réellement flamande, et elle fut jouée pour la première fois à Anvers en 1520, dans un concours de rhétoriciens où elle remporta le prix. Son auteur est Pierre Van Diest.
Ayrer profite de ce qu’il a vu, et il donne à ses pièces un développement que n’avait pas connu Hans Sachs. Les situations sont plus cherchées, plus creusées ; la vraisemblance n’est plus aussi souvent choquée. Le sagace notaire prend aux Anglais leur clown, et l’introduit dans toutes ses actions comme élément comique obligé. La comédie de la Belle Phénicia traite le même sujet qu’a traité Shakespeare dans Beaucoup de bruit pour rien. Sidéa rappelle dans plusieurs parties la Tempête.
Parmi les pièces originales d’Ayrer, il faut citer Ramo, le Sultan de Babylone, l’Homme riche et le pauvre Lazare, le Miroir du garçon ; mais ici, n’ayant plus pour se guider le plan de la pièce anglaise, abandonné à sa propre science de la scène, qui n’est pas grande encore, le bon notaire se tire péniblement de l’agencement de son scénario ; il tombe facilement dans les enfantillages ; son action languit, se noue mal, se dénoue plus mal encore. Il est de beaucoup préférable quand il suit la route de son maître le cordonnier, quand il laisse aller sa plaisanterie à travers champs, sans se soucier de nouer une intrigue compliquée. Malgré la banalité du sujet, le Lazare contient quelques curieux détails.
Voici comment s’annonce Divès dans la pièce d’Ayrer, intitulée le Mauvais Riche et le Pauvre Lazare :
« S’il était en mon pouvoir de créer un homme par ma volonté et mon bon plaisir, je ne saurais trouver nulle part un meilleur modèle que moi-même. Je suis noble, jeune, bien portant et riche. J’ai des valets et des serfs ; mes terres occupent plusieurs lieues ; j’ai mes chasses, mon château, mon droit de marché et mon tribunal ; j’ai de beaux jardins ; les soucis ne m’assiègent point, et je ne puis dépenser en trois jours mes revenus d’une journée. Pourquoi donc suis-je triste ? »
La visite des Frères quêteurs du couvent, qui viennent pour attraper quelque somme de ce riche impie, est un vrai commentaire des thèses de Luther et des satires d’Ulric de Hutten.
« Nous sommes si pauvres, disent les humbles délégués, que le chapitre nous a envoyés près de vous pour obtenir de quoi réparer la porte de notre monastère. Nous vous offrons de prier pour vous et de dire des messes autant que vous le désirerez. – Je m’occupe très peu de prières, répond le mauvais riche ; mais priez à ma place, et je vous donnerai tous les ans vingt boisseaux de seigle.
– Votre Excellence peut dormir tranquille, tout le couvent priera pour Elle. Votre âme ne court plus aucun danger. »
Le riche invite les moines à dîner, et le clown, le fou du logis, lui dit tout haut :
« Eh ! mon maître, ne te fie pas à ces vauriens. Si tu ne veux pas avoir soin toi-même de ton âme, le diable l’emportera. »
La femme du riche veut faire distribuer aux pauvres les restes du repas que son mari abandonne ordinairement aux chiens ; mais Divès s’y oppose, parce que les mendiants font trop de bruit, qu’ils sont sales et qu’ils le dégoûtent, tandis que ces honnêtes chiens l’amusent. La scène où Divès, alité par suite d’une indigestion, cherche à négocier avec la Mort, à qui il offre de l’argent pour le laisser en repos, est bien dans les idées de ce temps, et on croit l’avoir vue déjà représentée sur quelque panneau vermoulu.
Les pièces de carnaval d’Ayrer sont toutes dirigées contre le clergé catholique et contre le pouvoir militaire, les deux bêtes noires de tout fidèle luthérien. Ainsi le Moine dans le panier à fromage (Münch imkœsekorb), Nul Lansquenet n’entre ni dans le Paradis ni dans l’Enfer (Kein Landtsknecht in Himmel, noch in die Hœlle kommt), sont bien la traduction des idées bourgeoises de ce temps de luttes et de polémiques religieuses.
Le Miroir du garçon laisse dormir un instant les diatribes luthériennes pour nous montrer les amours honnêtes d’un étudiant pauvre et d’une servante de Nuremberg. L’analyse de la première scène du deuxième acte donnera une idée de la manière dont Ayrer traite ces sujets d’intérieur.
L’étudiant Félix rêve de se marier avec une bonne fille qui lui apporterait de quoi ouvrir une école où il gagnerait sa vie. Il a échangé des œillades avec la servante Régine, qui possède soixante florins de patrimoine et une maison à elle. Régine, de son côté, voudrait ne plus servir des bourgeoises capricieuses, qui, pour six florins de gages qu’elles donnent par année, se croient le droit de fatiguer et de gronder leur servante, qui les vaut bien. Les deux époux futurs, aussi raisonnables et aussi raisonneurs l’un que l’autre, causent avec beaucoup de naturel de leurs petites affaires sur le seuil de la porte, et c’est à qui se dépréciera pour vanter l’autre. Félix assure qu’il n’arrivera pas même à se voir maître d’école malgré son instruction, attendu que tout fils de paysan veut devenir médecin ou curé, et que la concurrence tue le métier. Régine regrette de n’être qu’une simple servante, sans cela, elle se croirait heureuse de devenir la femme d’un maître d’école. Ils finissent par s’entendre et se donnent la main. Ils arrêteront à l’acte suivant les conditions de ce mariage de raison.
Le jeu de carnaval intitulé l’Anglais Jean Possett, et comme il servait, transcrit par M. Kurz, est la mise en scène de notre jocrisse. Le calembour sert de base à toutes les drôleries qu’il débite. Une traduction donnerait difficilement l’idée de cette farce mêlée de vaudevilles.
L’introduction de la musique et des clowns en Allemagne venait, dit-on, de l’Angleterre. Ces éléments existaient déjà dans les Mystères ; ils se développèrent au XVIe siècle. Partout, à cette époque, dans les pièces les plus sérieuses, on trouve le personnage bouffon, le clown. Il se nomme d’abord Jean Possett, puis Jean Clant, puis Eulenspiegel (le type flamand), puis Pickelhering (hareng saur) ; il s’incarne enfin dans Hans Wurst (Jean Saucisson). Ce dernier nom s’est conservé jusqu’à nos jours, et il sert à désigner les pitres allemands. En 1541, Luther, dans un de ses écrits, appelle le duc de Brunswick un Hans Wurst.
Le petit-fils de cet adversaire du réformateur fut auteur dramatique, et, dans un temps où la littérature était dédaignée par la noblesse, il fit son étude favorite de cet art, dans lequel il se distingua.
V - Le duc Jules de Brunswick
Henri Jules, duc de Brunswick, dont nous venons de parler, ne se rattache pas aux nobles Minnesinger du siècle des Souabes ; il procède directement de Hans Sachs, comme le notaire Ayrer, et la farce a pour son esprit plus de charme que l’épopée chevaleresque. Le bouffon anglais est adopté et développé par lui jusqu’à la puissance de bêtise que nous prêtons à notre jocrisse, et il introduit ce type grotesque jusque dans les pièces bibliques. Pour échantillon de la manière du duc Henri-Jules, voici une scène tirée de sa Suzanne. C’est une conversation entre Helkia, le père de la chaste Juive, et Jean Clant (le clown), qui parle toujours le bas allemand, tandis que son maître se sert de l’allemand littéraire. Une remarque importante, c’est que le poète princier écrit son dialogue en prose, à la manière anglaise :
« Écoutez un instant, Monsieur, dit Jean Clant à son maître. J’ai entendu comment vous instruisez votre fille Suzanne dans la religion, mais je n’ai pas trop bien compris. Je vous prie de me répéter ce que vous lui disiez.
– Je n’ai pas de temps à perdre avec toi, je t’instruirai un autre jour.
– Mais, moi non plus, je n’aurai peut-être pas de temps à perdre avec vous un autre jour. Dites-moi maintenant ce que je vous demande.
– À quoi cela nous avancerait-il ? Tu ne me comprendrais pas. Les choses que j’ai expliquées à ma fille sont trop élevées pour toi.
– Mais, Monsieur, si elles sont trop élevées, baissez-les un peu.
– Eh bien ! puisque tu veux t’instruire, je vais te donner quelques règles à ta portée et te parler comme à un enfant.
– Oh ! Monsieur, vous voyez bien que la barbe commence à me pousser.
– J’ai dit à ma fille qu’elle doit, avant tout, aimer Dieu, le craindre, l’adorer et se confier à lui.
– Bon ! voilà pour Suzanne ; mais moi, que faut-il que je fasse ?
– Bonté du ciel ! quel âne tu fais ! Ce que j’ai recommandé à ma fille, je te le recommande également à toi.
– Vous dites donc que je dois adorer et craindre Dieu qui est là-haut. Mais, écoutez donc, derrière la porte de notre maison il y a un vieux Dieu en bois ; il a une barbe grise, c’est un bel homme, beaucoup plus joli que moi : faut-il l’adorer aussi ?
– Un vieux Dieu en bois ? une statue dans ma maison ? je n’en savais rien ; jamais je ne l’ai vue ; qui donc a pu l’apporter ?
– Tranquillisez-vous, Monsieur, c’est moi.
– Et qui t’a ordonné de le faire ?
– Je me le suis ordonné à moi-même.
– Et qui t’a donné cette statue ?
– Monsieur, je n’ose vous le dire. – Parle ! – Monsieur, je n’oserai jamais. – Réponds, te dis-je ! – Eh bien, je l’ai achetée. – Où cela ? – Je l’ai oublié. – Tu mens ! Où et de qui l’as-tu achetée ? – Je l’ai achetée pour dix florins. (Il montre ses dix doigts.) – Dix florins ! Et à qui ? – À cette grande église qui est là-bas. – Fripon, tu l’as volée ! – Non, Monsieur, je l’ai tout simplement enlevée et portée à la maison. – Et que veux-tu en faire ? – L’adorer. – Ne sais-tu pas que Notre-Seigneur défend le culte des idoles ? – Que voulez-vous que j’en fasse alors ? – Reporte cette statue où tu l’as prise. – C’est cela, pour induire les autres en péché ? Mieux vaut la brûler ! Mais, Monsieur, est-il permis d’adorer des créatures humaines, comme la Mère de Dieu saint Paul, saint Pierre, saint Jacques et autres saints ? – Ne t’ai-je pas dit que Dieu seul veut être adoré ? – C’est vrai, mais ce saint homme qui est à Rome ordonne le contraire : ne faut-il pas lui obéir ? – Que diable vient faire ici le Pape ? Mets-tu par hasard les ordres du Pape au-dessus de ceux de Dieu lui-même ? Tiens-toi à ce que je te dis, et laisse là le Pape et sa doctrine, qui est la doctrine du diable. Que dites-vous ? La doctrine du Pape est la doctrine du diable ? Voilà qui est joli, Monsieur ! J’irai trouver le Pape, et je vous accuserai. Je lui dirai que vous êtes un méchant, et il vous fera brûler. Soyez bien sûr que j’aiderai à attiser le feu. Qu’allez-vous me dire, maintenant ? – Eh ! fou ! que veux-tu que je te dise ? Ce qu’on t’explique t’entre par une oreille et te sort par l’autre ! – Je vais en fermer une. Là, maintenant, Monsieur, vous pouvez continuer. »
La scène se poursuit ainsi : Helkia enseigne à Jean Clant qu’il ne faut pas jurer. « Mais, dit-il, vous avez juré tout à l’heure. – Moi ? – N’avez-vous pas dit : que diable ? – Je ne prenais pas la chose au sérieux. – Très bien ! alors : chaque fois que je jurerai, je ne prendrai pas la chose au sérieux. – Il ne faut pas, dit Helkia, avoir commerce avec les magiciens ou avec le diable. – Parbleu, dit Jean, j’aime bien mieux avoir commerce avec de jolies filles. » (Suzanna, acte 1er, scène 3e.)
VI
Lienhart Kulman. – Petrus Meckel. – Sébastien Wild. – Paul Rebhum. – Funkelin.
Les Allemands du XVIe siècle ont leurs dramatistes sérieux et religieux, qui rougiraient d’introduire la farce mondaine dans leurs productions. De ce nombre est Lienhart Kulman, né en 1498, à Kreilsheim en Wurtemberg. Élève des Universités d’Erfuth et de Leipzig, précepteur à Bamberg, sacristain à Ansbach, puis recteur de l’hôpital de Nuremberg, puis enfin pasteur à Bernstadt, près Ulm, Kulman voulut surtout faire de la propagande populaire en matière de religion. Il combattit une des instructions de Luther, et fut destitué, pour ce fait, d’une place de prédicateur qu’il occupait à St-Sébald. Après plusieurs publications, il pensa que la forme dramatique était la meilleure pour vulgariser ses doctrines. Sa première pièce indique clairement le but qu’il se propose. Il déclare qu’il met sa morale en rimes, en chansons et en jeux de théâtre, afin que ceux qui ne veulent pas écouter le sermon puissent être gagnés par l’attrait du divertissement. Ce parti pris ne peut produire, comme on le pense bien, que des homélies en dialogues, et non des drames. Nous nous bornerons à mentionner la Veuve, l’un des sermons dialogués de Kulman, dédié à la perle des veuves, Mme Émilie, la femme du feu Margrave Georges de Brandebourg. Cette pièce est la mise en action du chapitre IV du livre des Rois. « Alors une femme de l’un des prophètes vint crier à Élisée et lui dit : « Mon mari, qui était votre serviteur, est mort... ; et maintenant son créancier vient pour prendre mes deux fils et en faire des esclaves. » Élisée dit à la veuve, à qui il ne reste d’autre ressource qu’une cruche d’huile, de remplir avec le contenu de cette cruche tous les vases qu’elle pourra emprunter à ses voisins, et de payer son créancier avec le produit de cette huile qu’elle vendra.
Les personnages ajoutés au texte de la Bible servent au prédicateur non pas à renforcer la trame un peu légère de son action, mais à sermonner sur divers points de la morale. Le voisin de l’usurier prononce un discours sur la nécessité de l’épargne ; puis il s’éloigne rapidement, après avoir fait remarquer au public qu’un bon ouvrier ne doit pas si longtemps rester hors de chez soi.
Dans une autre scène, l’auteur s’élève contre la doctrine de la communauté des biens, prêchée par les anabaptistes ; et plus loin encore, il sanctifie le commerce, en disant qu’il est permis de s’y enrichir, pourvu que la charité subsiste et que le cœur ne s’endurcisse pas.
L’Accusation de la race humaine, de Petrus Meckel, appartient encore au genre de la prédication évangélique. L’ouvrage se divise en deux parties : le procès de Satan contre le Christ au sujet de l’homme déchu, et le dialogue du tentateur avec le pécheur.
L’œuvre de la rédemption, en arrachant l’homme à l’enfer, a brisé le pouvoir de Belzébuth. Il veut pourtant lutter encore, et il envoie Satan près de Dieu pour lui formuler sa plainte au nom de la justice qu’il invoque. Satan fait donc le voyage du ciel comme ambassadeur du Prince des ténèbres, et il se présente devant le trône céleste. Le souverain juge fixe l’audience au vendredi suivant, anniversaire de la mort du Sauveur, et il ordonne aux archanges de convoquer tous les peuples de la terre au son des trompettes. Au jour dit, Satan se présente : les hommes font défaut, mais l’ennemi des hommes insiste pour que la cause soit retenue et jugée. Dieu délègue alors le Christ pour défendre les hommes. Satan, dans son plaidoyer, invoque la parole de Dieu lui-même et le péché originel, qui lui a livré toutes les âmes ; il prétend que la première décision est la vraie, et que les choses doivent être remises en l’état.
Adam et Ève, par leur crime, sont tombés, eux et les leurs, dans le domaine de la mort et de la damnation. Mais le Christ demande que la malédiction retombe sur Satan seul, qui est l’auteur de la désobéissance de nos premiers pères. Lui, le Christ, il a racheté le premier péché au prix de son sang ; il est venu non en faveur des seuls justes, mais en faveur de l’humanité tout entière.
Sous la plume du théologien Petrus Meckel, le Diable est bientôt à court d’arguments, et il se voit bien et dûment condamné sans appel.
Satan est donc débouté. Belzébuth reçoit fort mal son ambassadeur, qui, pour racheter le peu de succès de sa plaidoirie, va directement sur la terre, où il espère avoir meilleur marché du pécheur lui-même. Il l’aborde avec le registre où sont consignées toutes ses fautes ; mais là encore il est vaincu. Malgré l’habileté de ses arguties, il perd une seconde fois son procès. Le pécheur le réfute par le simple texte des Écritures.
La moralité de ce singulier ouvrage est que la foi suffit pour sauver le pécheur des embûches du démon.
Le ton général de la pièce de Meckel est grave et mesuré. Le Diable lui-même est sérieux et convaincu. Il ne se permet pas les plaisanteries en usage dans ses autres rôles. L’auteur a travaillé ses discours et pondéré ses vers avec un soin particulier.
Sébastien Wild a fait un tour de force plus grand et aussi inutile que celui du théologien Petrus Meckel. Il a mis en tragédie (c’est à ne pas le croire) le sujet de l’antique parabole venue en Europe par l’Arabie, et rimée par La Fontaine : le Meunier, son Fils et l’Âne. Déjà, en 1530, Hans Sachs avait rimé le conte de « l’Ermite et l’Âne, où personne ne satisfait le monde méchant. » D’une idylle à une tragédie il y a loin. Sébastien Wild met en scène un sage Empereur, qui, malgré ses vertus, voyant qu’il ne peut satisfaire tous ses sujets, veut abandonner sa couronne ; mais un docteur indien, qui traverse l’Allemagne en voyageur, lui dit qu’il possède ce grand secret, et qu’il le lui fera connaitre.
Le fou de l’Empereur se moque du prétendu sage, dans lequel il croit voir un confrère ; mais l’Empereur déclare qu’il cédera son trône au sage Indien si celui-ci résout le problème qu’il a lui-même posé. C’est alors qu’a lieu la promenade du docteur, de son fils et de l’âne, avec les complications d’aventures que nous connaissons. Le docteur et son fils, exaspérés par les critiques injustes qu’ils ont rencontrées sur leur chemin, jettent dans la rivière l’âne de l’Empereur, et s’en reviennent tout penauds, croyant à une exemplaire punition qu’a bien méritée leur outrecuidance. Mais le monarque leur pardonne et les admet parmi ses conseillers, convaincu que leur malheureux voyage a dû leur prouver la fragilité et la vanité des jugements humains.
Fidèle aux principes de l’école qui poursuivait partout et toujours la démonstration des vérités utiles, Wild a voulu prouver dans cette œuvre bizarre qu’aucun gouvernement de la terre ne saurait obtenir la sympathie universelle de ses sujets.
Le Suisse Paul Rebhun appartient à cette même catégorie de poètes moralistes et didactiques. Il a composé un Mystère de Suzanne, un Jeu de mariage (Hochzeitspiel) ayant pour sujet les Noces de Cana, et une troisième pièce : la Plainte du pauvre homme (Klage des armen Mannes). Ce dernier ouvrage n’est qu’une suite de dialogues entre Isaac, Jacob, Adam, le Christ et autres personnages, et n’a nulle prétention à l’action dramatique. L’auteur y fait l’éloge de la miséricorde céleste et de la sollicitude de Dieu pour le pauvre. Ces pièces froides et sèches, et qui sentent d’une lieue leur pédagogue, n’ont rien de commun avec la bonne humeur de Hans Sachs, ni avec la verve fanatique qui distingue les Croque-Morts de Niclaus Manuel. Après avoir parcouru la liste des principaux écrivains dramatiques de cette époque, il nous reste à parler de Jacob Funkelin, citoyen suisse que l’on croit originaire de la petite ville de Biel ou Bienne, qui dépendait de l’évêché de Bâle et appartient aujourd’hui au canton de Berne. Funkelin aurait été maître d’école. Ce furent les jeunes gens de Bienne qui jouèrent son Mystère de la Conception en 1553, à l’occasion de la nouvelle année. Il écrivit ensuite un Lazare, puis une collection de psaumes et de chants religieux qui fut imprimée en 1570. Les Mystères de Funkelin, qui sont loin d’être un progrès sur ceux qui les ont précédés d’un siècle, n’offriraient aucun intérêt à notre examen. Il suffira de parler de l’intermède comique introduit par l’auteur dans son drame biblique du Lazare, pour donner une idée de sa manière. Au lieu d’entreprendre l’analyse de cette farce, je donnerai simplement la traduction d’un passage du livre récemment publié à Leipzig par MM. Karl Gœdeke et Julius Tittmann, sous le titre de Poètes allemands du XVIe siècle (Deutsche Dichter des sechzehnten jahrhunderts) :
« La Dispute de Vénus et de Pallas est un drame dans le drame, une représentation qui a lieu, devant la table d’un homme riche, au moyen d’interlocuteurs étrangers aux convives. C’est le fou du riche qui est l’ordonnateur de la représentation. Il introduit avec lui une compagnie bizarre, parmi laquelle on voit un philosophe grec d’une moralité douteuse et un diable chrétien. On y voit aussi un juge avec son assis tant, car il s’agit d’un procès en forme... Après une allocution du héraut, l’argumentateur explique aux convives le sujet de la pièce ; les deux voies dont parle le Christ, celle du salut et celle de la damnation, y sont représentées.
« Le fou et le héraut se réconfortent en buvant un coup, et Vénus s’avance avec ses filles et son ministre, le Diable. Elle vante sa beauté, le bonheur, qui est son œuvre, les dons qu’elle peut offrir. Sur son ordre, son ministre apporte la coupe avec le breuvage d’amour, la corne d’où découle toute la splendeur du monde, et la médecine contre les suites du vice. Elle peut aussi donner de l’argent et du bien. Toutefois le Diable n’a que peu de succès ; alors l’Amour, avec son arc, doit venir à son secours : mais il ne réussit pas davantage, car Pallas est aussi contre lui. La déesse s’avance, et, entre elle et son adversaire, la dispute s’engage pour savoir qui, de l’Amour ou de la Sagesse, procure le plus de bonheur. Enfin, la protectrice de la vertu en appelle à la décision du juge. Celui-ci ouvre la séance en ordonnant aux deux parties de soutenir leurs affirmations par des preuves.
« Au second acte, commencent les débats. Comme témoins, apparaissent Épicure et Hercule. Le premier se sent trop faible pour parler, et doit d’abord se réconforter par une bonne boisson que lui verse le Diable. Il parle comme un esprit fort et un libertin. D’autre part, Hercule déroule la liste de ses exploits, accomplis pour le service de la déesse. Mais il ne semble pas au poète que des paroles suffisent. Pour l’amusement du public, il amène sur la scène les vieux ennemis du héraut, et celui-ci doit recommencer encore ses combats avec Antée, Géryon, et le sauvage Cacus.
« Le jugement arrive au troisième acte, annoncé par l’argumentateur, qui réclame le silence. Le juge décide naturellement que Pallas a gagné le procès. Il gratifie la déesse d’une couronne d’honneur, et il donne à Alcide un globe en or, pour montrer que la vertu fait conquérir le ciel. Vénus, au contraire, est condamnée à l’enfer, et, après avoir essayé de se percer le sein avec l’une des flèches de l’Amour, elle est emmenée par son propre serviteur.
« Le héraut tire la moralité de l’histoire ; il montre dans les personnages en action l’antithèse d’un monde vicieux et d’une vie pieuse et humblement chrétienne : un jour, le Christ siégera comme juge et prononcera entre ces deux genres de vie. Enfin, le maître d’hôtel de l’homme riche renvoie les comédiens, en leur promettant une récompense.
« Nous pouvons nous prononcer sans hésitation sur la valeur du drame. À côté de tout le sérieux du sujet moral, se déroule devant les yeux du spectateur une action folle et joyeuse, telle qu’elle convient à une farce de carême prenant, car c’est là le ton de tout l’ouvrage. Le mélange de la vie antique et de la vie chrétienne donne lieu à des impressions variées. On passe en revue dieux, héros, diable, avec audition de témoins, distribution de prix, combats imaginaires et toute espèce de mascarades, entremêlées aux discours blasphématoires et aux sentences chrétiennes. La conception, le plan et l’exécution de l’ouvrage nous font voir dans le poète une intelligence fine et déliée. »
VII
Le seizième siècle allemand, comme le seizième siècle français, continua donc, d’une part, la vieille farce du quinzième, et il se fit, d’autre part, une arme politique et religieuse de la production dramatique contre sa grande ennemie la Rome papale. Tantôt nous le voyons exalté et l’injure à la bouche dans les Croque-Morts de Niclaus Manuel, tantôt, railleur et narquois sous la plume de Hans Sachs, d’Ayrer et du duc de Brunswick, chercher à faire rire plutôt qu’à blesser. Les moralistes didactiques qui enveloppent le sermon dans la pièce de théâtre, tels que Kulman, Meckel et Rebhun, afin d’en rendre la digestion plus facile aux adeptes, sont une classe à part tout à fait particulière à l’Allemagne.
Les auteurs que nous venons de passer en revue ont certainement dépensé beaucoup de verve et de talent ; on ne saurait dire cependant que ce soit là encore une période littéraire pour la scène allemande. On peut les comparer à Gringore, mais non pas certainement aux Mystères cycliques de notre quinzième siècle.
Cette période d’enfance du théâtre allemand est pourtant curieuse à connaître pour l’histoire des idées et des mœurs ; c’est pourquoi nous avons cru devoir lui donner un certain développement.
CHAPITRE XXIII : XVIe SIÈCLE - THÉÂTRE ANGLAIS
I
La société anglaise au XVIe siècle. – Auteurs dramatiques de la 1re période. – John Heywood. – Les farces. – La tragédie à la mode de Sénèque. – La Reine Élisabeth auteur dramatique.
Pour comprendre le caractère du théâtre anglais au XVIe siècle, il faut se rappeler de quelle étrange société il est l’expression. Ce siècle, presque tout entier rempli par le Roi Henri VIII et par sa fille la Reine Élisabeth, ce siècle, en dépit de son haut degré d’intelligence et de son vernis de politesse affectée, déborde de cruautés et d’hypocrisies, qui naturellement doivent se refléter sur sa littérature dramatique. Ce siècle est brillant au dehors, sombre au dedans ; la bonne foi en est absolument bannie, et plus le rang est élevé, plus la corruption et la perversité sont grandes ; la soif de posséder domine tout et rend les consciences faciles : un meurtre ou une apostasie ne pèsent pas un brin d’herbe pour acquérir la richesse ou le pouvoir. Henri VIII, l’adversaire de Luther, se sépare du Pape parce que le Pape refuse d’autoriser son divorce avec Catherine d’Aragon, et le Roi catholique se fait chef suprême de l’Église d’Angleterre pour épouser Anne Boleyn et pour confisquer les biens des couvents. Anne Boleyn et Catherine Howard payent de leur vie l’honneur d’avoir épousé ce Barbe-Bleue couronné. Élisabeth, sa digne fille, qui succède à Édouard VI et à sa sœur Marie ; Élisabeth l’érudite, la fausse vierge de qui l’un de ses amants disait (c’était Essex) que ses idées étaient aussi biscornues que sa carcasse, propos qui lui coûta la tête, cette Reine qui fit monter à l’échafaud tant de victimes, et qui établit dans son royaume l’Inquisition protestante, plus tyrannique que ne le fut jamais l’Inquisition espagnole, Élisabeth jurait comme un crocheteur, battait ses amants, souffletait ses filles d’honneur, prenait Hatton au collet, crachait sur sir Matthew Arundel, et se faisait un jeu de la vie humaine, comme de la liberté des consciences. Son extrême avarice lui fermait les yeux sur les trafics de places et de monopoles qui se pratiquaient autour d’elle parmi les gens de son entourage, qu’elle rétribuait si mal. Quand elle fut devenue vieille, elle se fardait le visage, le cou et la poitrine, et elle couvrait sa tête chauve d’une épaisse perruque rousse. Ses somptueux habits ne rendaient pas ses petits yeux plus grands ni ses dents moins noires. Après sa mort, on trouva trois mille robes dans les cabinets de cette prétendue puritaine. Voilà la célèbre Reine sur qui se modelait la société anglaise de son temps. Cette société, nous l’allons voir reflétée dans le miroir des pièces de théâtre, et l’on ne s’étonnera pas du mélange de raffinement et de cruauté que l’on trouvera par tout dans ses façons d’agir comme dans l’expression de sa pensée.
Le grand Shakespeare n’a pas surgi tout à coup au milieu de cette époque comme un champignon de fortune littéraire, poussé en une nuit sur une lande inculte. Les critiques anglais du XVIIIe siècle, depuis Addison jusqu’à Blair, ont passé sous silence toute une période de l’histoire littéraire de leur pays, et ce n’est que dans notre siècle qu’on a exhumé de l’oubli une série de poètes dramatiques dont l’ensemble complète merveilleusement la chronique de ces anciens temps. Shakespeare, et cela doit servir à l’expliquer, a donc eu des précurseurs, des contemporains et des successeurs auxquels il se lie par le fil des idées communes. Malgré la différence des esprits, malgré la hauteur de l’un, l’honnête proportion ou la taille infime des autres, les dramatistes de cette époque sont bien de la même famille, du même terroir. En creusant le sol dramatique anglais, nous y trouverons la couche des auteurs de farces et des continuateurs de Mystères, celle des imitateurs de l’antiquité et de l’Italie, puis les créateurs originaux qui tiennent au tuf national par des racines profondes et toujours vivaces. Ces derniers sont les vrais, ceux qu’aime le peuple, ceux qui feront souche, et là se rattache immédiatement Shakespeare. Ce fond est une des assises du Moyen Âge, sur laquelle vient à un moment se placer la préciosité italienne que met à la mode le poète de cour John Lyly. C’est lui du moins qui la formule le premier, en donnant à ses personnages le langage apprêté des grands seigneurs du temps.
Les deux bouffons qui figurent dans les Mystères anglais, le Vice et le Diable, se rencontrent sous d’autres noms mêlés à toutes les pièces de l’époque shakespearienne, et le sel de leurs plaisanteries, qui nous paraît un peu gros aujourd’hui, rappelle à s’y méprendre celui de nos pièces du XVe siècle. La férocité des tyrans et de leurs satellites, dont nous avons vu les effets dans le Mystère de la Passion de Jehan Michel, revit tout entière, grossie et exagérée dans les sanglantes compositions de Christopher Marlowe, de Kid, et même dans beaucoup de créations du poète d’Hamlet et de Richard III. Il y a dans tout le siècle une tendance générale à la clownerie populaire et aux péripéties tragiques les plus sombres. Le grotesque et l’horrible dominent cette Poétique anglo-saxonne, qui a ses ombres, comme elle a ses lumières. Les génies les plus élevés ne peuvent échapper à cette sombre influence, car ce siècle a vu les échafauds de quatre Reines, et la tête de Marie Stuart est encore là, toute fraîche coupée, sur le billot, portant la marque des trois coups de hache qu’il a fallu pour l’abattre.
John Heywood, avec ses actions comiques, qu’il intitule Interludes (Intermèdes), représente plus spécialement le côté bouffon et bourgeois du règne de Henri VIII. John Heywood puise à la source grivoise qui a produit les contes de Cantorbéry. La pièce nommée le Marchand d’indulgences, le Frère, le Curé et le voisin Pratt, n’offre qu’un reflet du Quêteur de Chaucer, qui porte dans sa valise des pardons de Rome tout chauds (all hot), comme la Joyeuse Histoire de Johan, de Tib sa femme et de sir Jhan le prêtre est bien de la famille et du tempérament de cette bourgeoise de Bath qui, dans Chaucer, devient amoureuse de son cinquième mari en l’apercevant à l’enterrement, derrière la bière du quatrième défunt.
Ce Johan, mari de Tib, est ce qu’on appelle un henpecked, un mari soumis. Pendant un voyage de sa femme, il a été maître à la maison, et, quand elle revient au logis, il prétend conserver l’autorité dans le ménage. Tib rit de la prétention, et elle dépose sur la table un excellent pâté, que le prêtre Jhan va venir manger avec eux. Pendant le souper, on envoie le mari chercher du vin à la cave, puis de l’eau dans un seau qui fuit, et qu’il ne parvient jamais à remplir. Lorsqu’enfin, à bout de forces et de patience, il ose se plaindre de l’intimité qu’il surprend entre sa femme et son voisin, le couple se rue sur lui et le bat pour la conclusion morale de l’ouvrage.
La farce intitulée le Frère, le Curé et le voisin Pratt laisse de côté la satire des bourgeois de Londres, pour tomber à outrance sur les Pardoners, ou marchands de pardons de l’Église romaine. Un pardoner et un moine ont obtenu d’un curé, l’un la permission de prêcher dans son église ; l’autre, celle d’y exposer des reliques. Les deux rivaux se rencontrent et se prennent aux cheveux ; le curé est obligé d’aller chercher le voisin Pratt pour les séparer, et celui-ci l’aide à les expulser de l’église.
Dans l’autre farce, intitulée les Quatre P, ou le Pardoner, le Palmer (Pèlerin), l’Apothicaire (Poticary) et le Colporteur (Peddler), John Heywood fait des cendre le pardoner aux enfers pour réclamer une femme à laquelle il s’intéresse. Satan la lui rend gracieusement, parce que c’est toujours une de moins qu’il aura en garde. Il voudrait les renvoyer toutes, car elles le feraient damner s’il n’était damné d’avance. Satan n’impose au pardoner qu’une condition : c’est que dorénavant il distribuera toutes ses indulgences aux femmes sur la terre, afin que, allant au ciel, elles le débarrassent à tout jamais de leur présence.
La pièce du Temps (the play of the Weather) est conçue dans un tout autre système. C’est une pure allégorie. Phébus, Saturne, Éole et Phébé se plaignent à Jupiter de la mauvaise distribution du temps. La gelée de Saturne fait tort aux rayons de Phébus ; la pluie de Phébé contrarie à la fois la chaleur et la gelée ; Éole, de son côté, dérange tout le monde et n’est jamais content. Jupiter convoque, pour venir déposer comme témoins devant son tribunal, un gentleman, un marchand, un forestier, un meunier, une lady et une blanchisseuse. Chacun des témoins cités demande des temps différents, ce qui décide le maître des dieux, pour accorder tout le monde, à inventer les saisons.
John Heywood a composé deux autres pièces, sous les titres suivants : « A play of Love (l’Amour) ; A play of Genteelness and Nobility (Élégance et Noblesse). » John Heywood, l’un des plus anciens auteurs de comédies de l’Angleterre, eut une grande célébrité sous les règnes d’Henri VIII, d’Édouard VI et de Marie Tudor. Sous Élisabeth, le changement dans les allures dramatiques fut tel que le vieux compositeur de farces demeura complètement éclipsé.
À cette période appartiennent aussi deux farces célèbres : Gammer Gurton’s needle (l’Aiguille de la mère Gurton) et Ralph Roister Doister. La première de ces farces, écrite par John Still, élève du collège du Christ, depuis évêque de Bath, fut jouée à Cambridge en 1566 ; son auteur avait alors 23 ans ; la seconde, récemment découverte, est de Nicholas Udall, professeur au collège d’Eton ; elle est de 1551. L’Aiguille de la mère Gurton est une pure parade, sans complication aucune, et sans autre prétention que la bonne humeur.
La mère Gurton a perdu son aiguille en faisant une reprise à la culotte de son domestique, et elle la cherche partout. Un vaurien confie sous le sceau du secret à la commère que c’est sa voisine qui a volé l’aiguille, et il dit à la voisine que la commère Gurton l’accuse tout haut de lui avoir volé un coq. De là quiproquo, bataille entre les deux vieilles, injures, arrachement de cheveux, intervention du curé, qui reçoit des horions dans la bagarre ; puis l’auteur de la noise fait tout à coup reparaître l’aiguille, en frappant le domestique à l’endroit raccommodé. Une charge qui devait être assez plaisante dans la bouche d’un bon clown, c’est celle du valet Hodge, essayant d’allumer sa chandelle dans l’obscurité aux yeux d’un chat, et criant au feu quand l’animal se sauve dans le grenier. Cette parade, excellemment jouée par les acteurs de l’époque, se maintint au théâtre jusqu’au temps de Shakespeare.
Ralph Roister Doister est plus compliqué que l’Aiguille de la mère Gurton. Le nœud de la farce est une lettre que Ralph a écrite à Mme Constance, et qui, recopiée par un écrivain public avec une autre ponctuation, signifie tout le contraire de ce que son amoureux auteur a voulu dire à sa belle. Ralph et son valet Merrygreck ont des caractères assez plaisants, ainsi que le marchand Goodluck, rival de Ralph auprès de dame Constance.
La pièce intitulée Misogonus, écrite par Thomas Richards, est une imitation de l’antique, vue à travers la comédie italienne. Il s’agit d’un bonhomme qui a fort négligé l’éducation de son fils, et qui s’y prend trop tard pour lui donner des maîtres. Misogonus jette par la fenêtre le pédagogue qu’on lui adresse, et il en voie chercher des cartes chez le curé de la paroisse pour jouer avec une gourgandine du nom de Mélissa, qui lui fait boire force muscadine et l’enivre. L’action principale est entremêlée des tours que joue le domestique de Misogonus à un fermier du père de son maître, en substituant de maigres poulets aux grasses poulardes que le campagnard apporte. Bref, la découverte d’un frère jumeau de Misogonus, qui cause d’abord la fureur du jeune homme, finit par amener à la pièce un dénouement heureux.
Environ à la même époque, et côte à côte de la farce, la tragédie fait son entrée solennelle sur la scène anglaise avec une pièce composée en collaboration par Thomas Sackville (depuis comte de Dorset) et par Thomas Norton. Cette pièce, intitulée Ferrex et Porrex, fut jouée devant la Reine à Whitehall en 1561. Elle a pour sujet l’histoire des deux fils de Gordobuc, Roi de Bretagne, dont le cadet, Ferrex, tua son aîné, et fut tué à son tour par sa mère, laquelle fut ensuite occise par le peuple, ainsi que son mari Gordobuc. Cette collection de meurtres charma le public, et servit de modèle à toute une série de drames lugubres, que nous verrons en leur lieu. Au même instant, Jasper Heywood, fils de John Heywood, auteur moins jovial que son père, traduisait de Sénèque les Troyennes et l’Hercule furieux, pendant que John Studley traduisait, de son côté, la Médée et l’Agamemnon, et Thomas Nuce l’Octavie. C’était beaucoup de Sénèque à la fois. Le petit groupe des païens, qui prétendit lutter contre le goût national par la contrefaçon des ouvrages grecs et romains, compte dans ses rangs, outre la Reine, qui traduisit l’Hercule furieux, lord Brook, auteur d’un Mustapha ; Samuel Daniel, père d’une Cléopâtre et d’un Philotas, et quelques autres notoriétés bien oubliées aujourd’hui. Parmi ces derniers poètes, je ne nomme pas George Whetstone, l’auteur de la tragédie de Promos et Cassandra, en dépit des théories classiques qu’il afficha, parce que ses théories furent démenties par ses productions. Il introduisit en effet les bouffons dans la tragédie, et il fournit à Shakespeare, outre le sujet de Mesure pour mesure, celui des deux drames historiques qui portent pour titres Henri IV et Henri V.
II - Les précurseurs de Shakespeare – Christopher Marlowe
Nous sortons du monde des essais pour entrer dans celui des œuvres. La pièce religieuse qu’on appelle Miracle-Play ou Morality, et la farce de tréteaux, amusent toujours le bon public anglais ; mais des théâtres d’une certaine importance viennent de s’ouvrir à Londres, et de véritables poètes imaginent une forme de pièces qui sera celle du drame national, et que Shakespeare perfectionnera bientôt en y incarnant la personnalité de son génie. Ce groupe des précurseurs de Shakespeare, dont plusieurs travailleront encore quand ce soleil paraîtra sur l’horizon dramatique de l’Angleterre, et absorbera tout autre gloire dans ses rayons, ce groupe se compose principalement de Christopher Marlowe, de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Kid, de Nash, de Lodge, de Chettle et de John Lyly. Ben Johnson ne paraît que vers 1596 ; à cette époque, l’auteur de Richard III et du Songe d’une Nuit d’été était déjà célèbre.
Christopher (ou Christophe) Marlowe, Je véritable chef et l’écrivain le plus remarquable de cette école nationale, naquit à Cantorbéry en 1563 ou 1564, de John Marlowe, cordonnier dans cette ville. Il fit ses études à King’s School, collège fondé par Henri VIII pour cinquante élèves ; puis il prit ses degrés à l’université de Cambridge. On suppose que les frais de son éducation furent faits par sir Roger Manwood, chef baron de l’Échiquier, qui avait une propriété à Saint-Stephen, près de Cantorbéry. Il est probable que la famille du jeune lettré le destinait à l’état ecclésiastique. Nous ne savons quelles circonstances l’amenèrent sur les planches du Curtain, l’un des théâtres de Londres, où il joua la comédie jusqu’au jour où, s’étant cassé la jambe et resté boiteux, il fut obligé de renoncer à sa profession ; ce fait est constaté par une vieille ballade que cite M. Dyce dans son introduction aux œuvres de notre poète (Some account of Marlouve and his writing ; London, 1865). La vie de ces acteurs-auteurs, au temps d’Élisabeth, était, paraît-il, des plus misérables et des plus dévergondées ; elle dépassait de beaucoup en ignominie celle des comédiens de la legua, que nous a dépeints l’Espagnol Roxas dans son Viaje entretenido. Les deux états joints ensemble leur donnaient à peine la possibilité de vivre et d’entretenir leur garde-robe de théâtre, sur laquelle ils empruntaient quand il fallait acquitter les bills de dépense à la taverne de la Syrène, lieu de leurs réunions habituelles. Digne compagnon de Lodge et de Greene, qui mourut d’une indigestion de harengs salés, Marlowe, après avoir mené la même vie de débauche que ses confrères en poésie, périt plus ignoblement encore que Robert Greene, dans une querelle avec un valet, son rival en amour. Il menaça le drôle de son poignard, et l’homme de livrée, lui tordant le poignet, lui enfonça dans l’orbite de l’œil la lame de son arme. Transporté chez lui, Marlowe mourut presque aussitôt ; il venait d’atteindre sa trentième année ! S’il avait vécu, il aurait certainement eu maille à partir avec les juges pour cause d’impiété et de blasphèmes. Un écrit de Thomas Beard, intitulé le Théâtre des jugements de Dieu, le dénonçait publiquement comme niant Dieu et son Christ et digne du bûcher. Ce vaurien, tué à la fleur de l’âge par le valet Francis Acher, et dénoncé comme athée à l’inquisition protestante, était animé pourtant d’un esprit sauvage et inventif, qui ressemblait à du génie. C’est lui qui écrivit le premier drame en vers blancs, et qui, avant Shakespeare, mêla la prose à la poésie.
L’Édouard II de Marlowe, son Faust et son Juif de Malte contiennent des scènes admirables, sous le rapport de la pensée et du style, comme sous le rapport du mouvement scénique. Ses autres ouvrages sont un Tamerlan en deux parties (Tamburlaine the Great), une Saint-Barthélemy(the Massacre at Paris), une tragédie de Didon, reine de Carthage. Il a écrit en outre un poème en six chants sur Héro et Léandre, qui fut terminé par Chapman.
Les deux parties de Tamerlan le Grand, qui marquèrent le début de l’auteur au théâtre, ont toute l’exubérance d’une imagination jeune et effrénée, qui prend l’extravagance pour le sublime, le pathos pour l’éloquence, et l’horrible pour le dramatique. On remarque pourtant, au milieu de ces incidents impossibles, de ces actions grotesques à force de vouloir être tragiques, une vigueur sans pareille, une versification nerveuse et variée, de grandes images, de pittoresques expressions. Le jeune poète s’annonce dans le prologue de sa pièce comme un écrivain sérieux, qui veut chasser de la scène anglaise la bouffonnerie des clowns et la prétention affectée des beaux esprits ; il ne s’aperçoit pas qu’en évitant un défaut il tombe dans le défaut contraire, et que l’emphase, chez lui, remplace trop souvent la trivialité ; mais c’est le premier essai de son esprit, et il se corrigera de lui-même dans les pièces qui suivront.
Toute la vie du héros mongol est passée en revue dans le Tamburlaine the Great, depuis son invasion en Perse jusqu’à sa mort, à Otrar, sur le Sihoun, dans le khanat de Kokand. Quoique le poète fasse beaucoup circuler le spectateur, qu’il traîne à la remorque du guerrier voyageur, en Perse, en Scythie, en Afrique, la pièce est plus déclamatoire que mouvementée. La tirade domine toujours et partout Le grand Tamburlaine se montre excellent rhétoricien, et l’on dirait que dans ses pérégrinations il s’est quelque peu arrêté à Cambridge ou à Oxford pour passer sa thèse de maître ès arts. Il invoque à tous propos Jupiter, Junon et tous les dieux de l’Olympe grec et romain. À la troisième scène de la seconde partie, il paraît monté sur un char, auquel sont attelés, en guise de chevaux, les rois de Trébizonde et de Syrie. Bientôt il livre à ses soldats les harems des souverains et des seigneurs, et il se rend à Babylone toujours dans le même char muni de son attelage de rois ; mais comme, après cette longue traite, les monarques de Trébizonde et de Syrie ont besoin sans doute d’être relayés, il fait brider à leur place les Rois de Natolie et de Jérusalem. Le grand Tamburlaine rend enfin le dernier soupir, après avoir prononcé son dernier discours. Ce discours est d’une résignation très philosophique. Le héros y prend congé de ses soldats, car Tamerlan lui-même doit mourir sous le fouet de Dieu. Il brave le trépas, et il dit au serviteur qui l’assiste : « Regarde, là, mon esclave, ce monstre hideux, la mort, pâle et hâve de peur, qui recule à chaque regard que je lance ; et quand je détourne les yeux, elle s’approche sournoisement pour me saisir[10]. »
Quand Marlowe a jeté sa première gourme, son esprit inventif se dégage ; sa pensée demeure toujours sombre, violente jusqu’à la brutalité, mais elle devient profonde et logique. Son regard pénètre dans les replis de l’âme humaine, et ce n’est plus seulement pour étonner les assistants qu’il se livre à ce luxe d’atrocités que nous rencontrons dans le Juif de Malte.
La seconde pièce de Marlowe paraît avoir été la Tragique Histoire du docteur Faust ; la ballade, que le drame suivit probablement de près, venait d’être publiée à Londres en 1588.
C’est assurément une vigoureuse composition que ce drame de Marlowe ; il produisit, à l’époque où il vit le jour, une sensation qui fut tout un événement. Les consciences les plus larges, les esprits les plus exempts de préjugés, frissonnèrent en voyant traduire ainsi sur la scène la lutte ouverte de la négation contre le symbole, les appétits de la science aux prises avec la révélation. À cette époque on brûlait un homme pour moins que cela ; le drame de Marlowe sentait d’une lieue la chair grillée. Un haro s’éleva, en effet, parmi les intolérants puritains, plutôt que parmi les catholiques, et le jeune audacieux fut dénoncé à haute voix comme un athée. Il avait pris ses précautions, pourtant, en finissant le drame, ainsi que l’avait fait la légende par la damnation du sorcier sacrilège. Il ne fut pas poursuivi, mais l’accusation d’impiété et d’athéisme pesa sur lui jusqu’à son dernier jour, qui était proche.
M. François-Victor Hugo a publié une traduction française du Faust de Marlowe, ce qui me dispense d’une analyse détaillée de cet ouvrage hardi, où l’on retrouve l’épisode des amours passagers de Faust avec la belle Hélène, que Gœthe croyait avoir inventés :
« Douce Hélène, rends-moi immortel avec un baiser. » (Sweet Helen, make me immortal with a kiss.)
« Ses lèvres aspirent mon âme. » (Her lips suck forth my soul.)
Gœthe a développé cet amour de l’homme de science du Moyen Âge catholique pour la païenne antiquité, et il a pu le faire sans danger ; mais, sous la puritaine Élisabeth, c’était déjà une audace bien grande que d’indiquer cette pensée, contraire à l’orthodoxie. La charmante figure de Marguerite, qui reste la création personnelle du poète moderne allemand, et qui jette un si puissant intérêt sur le sujet tel que Gœthe l’a traité, ne trouve pas son analogue dans le drame de Marlowe.
La pensée du doute, la croyance aux esprits, la soif de connaître le pourquoi et la fin de toutes choses constituent l’entier élément de ce drame étrange. Le Faust anglais s’ouvre, comme son successeur germanique, par la scène du laboratoire. « Un magicien profond est un demi-dieu. Travaille ici, ma cervelle, à gagner une divinité ! » Puis il évoque le démon avec la formule usitée en pareil cas, et le valet de Lucifer, le rusé Méphistophélis, se met à son service et lui procure toutes les jouissances terrestres avant qu’il ait eu le temps de les désirer. Il le transporte tour à tour à Rome et chez l’Empereur d’Allemagne. Faust s’amuse des courtisans, à qui il joue des tours diaboliques ; puis, le temps réglé par le pacte infernal étant sur le point d’expirer : « Ô Faust, dit-il, tu n’as plus qu’une heure à vivre : tu vas être damné à perpétuité ! Arrêtez-vous, sphères toujours mouvantes des cieux, pour que le temps s’arrête et que minuit ne vienne jamais ! » Bientôt le remords, sous forme de vision, s’empare de lui. Il voit le sang du Christ qui ruisselle dans le firmament. Une seule goutte pourrait le sauver ! Il voudrait se dissoudre en vapeur, et que son âme s’élevât jusqu’au ciel, quand il entend sonner le premier coup de l’heure fatale. « Que Faust vive en enfer mille années, cent mille années, s’écrie-t-il, mais qu’il soit sauvé à la fin ! » L’horloge achève de sonner les douze coups. « Minuit ! minuit ! Maintenant, corps, vaporise-toi ; sinon Lucifer va t’emporter ! Ô âme, change-toi en gouttes d’eau et tombe dans l’Océan afin qu’on ne puisse te retrouver ! »
O soul be chang’ d in to small water-drops,
And fall into the Ocean, ne’ er be found !
Enfin le dernier trait, qui résume bien la légende : « Ne bâille pas, enfer affreux ! n’approche pas, Lucifer ! je vais brûler mes livres, ô Méphistophélis ! »
Ugly hell, gape not ! come not, Lucifer !
I’li burn my books, ô Mephistophilis !
On reconnaît là le personnage humain et vrai d’une époque où la sorcellerie était un fait de tous les jours, et où les bûchers consumaient à la fois les impiétés avec les impies, les hérésies avec les hérétiques. Le Faust de Marlowe ne plaisante pas la situation comme celui de Gœthe ; il ne s’amuse pas à déployer à tout propos le sarcasme de son ingénieux esprit : il doute, il tremble, il renie Dieu, veut revenir et ne le peut.
Méphistophélis possède sa volonté, comme bientôt il possédera son corps et son âme : la damnation est prévue, elle est fatale ; elle pèse sur toute l’action, et elle conclut inexorablement. En un mot, le Faust anglais est du XVIe siècle, le Faust allemand du XVIIIe ; l’un est fils d’un temps de croyance, l’autre d’un temps de négation. Les pensées si bien exprimées dans cet étrange ouvrage donnent à croire que tout n’était pas matière dans le cœur de ce fanfaron de vices que l’on appelait Christopher Marlowe.
Le Juif de Malte est le modèle d’après lequel Shakespeare a composé son Shylock du Marchand de Venise. L’abus de l’horrible est porté là à sa plus haute puissance. Le grand maître s’est bien gardé de tomber dans les excès que son prédécesseur semble avoir cherchés à plaisir. Barrabas fait le mal par amour du mal ; Shylock, pour venger les injures sans nombre qu’il a reçues, depuis le crachat au visage jusqu’au déshonneur de son nom par la séduction de sa fille unique. Barrabas passe les nuits à tuer les malades chrétiens. Médecin, il a enrichi les prêtres et les sacristains par les enterrements qu’il leur a procurés, par les fosses qu’il leur a données à creuser. Ingénieur au service de Charles-Quint, il faisait sauter indistinctement dans les airs amis et ennemis. Usurier, il remplissait les prisons de banqueroutiers et les hôpitaux d’orphelins. Il amenait ses débiteurs à se pendre de désespoir. Et avec tout cela il a amassé une fortune assez grande pour acheter toute l’île de Malte. Il a, de ses deniers, acquis un esclave musulman, qui l’aide à commettre toutes ses atrocités contre les chrétiens.
Shylock, lui, ne veut que la mort du marchand Antonio ; il est dans son droit strict. Il a été convenu que si le billet de trois mille ducats souscrit par le chrétien n’est pas soldé à l’échéance, il pourra se payer au moyen d’une livre de chair vivante qu’il coupera lui-même sur le corps de son débiteur. En vain le juge lui offre-t-il le double de la somme : quand chacun de ces six mille ducats serait divisé en six parties, et quand même chaque partie serait un ducat, il refuserait de prendre ce qu’on lui offre ; il réclame le dû de son billet, rien que le dû de son billet. En fin de compte, quand il se voit évincé par le singulier jugement de Portia, ce terrible Shylock consent à unir sa fille Jessica au chrétien qui l’a séduite et à reconnaître les nouveaux époux comme ses héritiers. Combien diffère de cette conduite celle du Juif de Malte ! combien aussi est différente l’intention des deux poètes ! Marlowe écrit une œuvre de haine contre la race proscrite, non par esprit de religion (nous avons vu qu’on l’accusait d’athéisme), mais entraîné par les préjugés de son temps ; Shakespeare, au contraire, réagit contre l’injustice populaire, au risque de se faire jeter à la tête des trognons de pommes par le yard du Globe, et de faire tomber sa pièce sous une tempête de sifflets.
Pressé par la pénurie des caisses publiques, le gouverneur de Malte, sans autre forme de procès, ordonne que Barrabas recevra le baptême ou qu’il donnera la moitié de ses biens. On s’empare de sa maison, où il tient un trésor caché, et on y installe un couvent de religieuses ; alors il oblige sa fille à feindre une conversion afin de l’introduire dans la place, et pendant la nuit elle jette par la fenêtre les précieux joyaux de son père.
« Mon père, recevez le bonheur. En voilà encore ! encore ! encore !
– Ô ma fille, mon or, ma félicité, force de mon âme, mort de mon ennemi ! Bienvenu soit le commencement de ma béatitude ! »
Et, après avoir ramassé ses trésors, le juif regagne son gîte en méditant ses vengeances. C’est sur sa fille elle-même qu’il en fera tomber une partie, car, ainsi que la Jessica du Marchand de Venise, l’Abigaïl du Juif de Malte a l’audace de se laisser aimer par un chrétien. Ce chrétien, c’est Don Mathias, un chevalier sans doute, un gentleman, dit la liste des personnages. Comme Yago, Barrabas jette le levain de la jalousie dans le cœur de Don Mathias, et il l’amène à provoquer le fils du gouverneur, qu’il lui montre causant familièrement avec Abigaïl. Puis l’hypocrite se retire en lui disant :
« Mathias, si vous m’aimez, pas une parole ! »
Les deux jeunes gens se provoquent et se battent. Tous deux tombent morts sur la place, et le juif se frotte les mains et sort en murmurant avec un sourire : « Allons, adieu ! adieu ! » Mais Abigaïl, désespérée, rentre au couvent, cette fois, pour abjurer tout de bon. Son père, prévenu par l’esclave musulman, empoisonne à la fois toutes les nonnes, pour atteindre sa fille ; puis, non content de cet exploit, il fait étrangler un moine par son esclave Ithamore, et accuse du meurtre un autre moine. Il trahit successivement les chevaliers pour les Turcs, et les Turcs pour les chevaliers, dans l’intention de les faire périr les uns par les autres. Il est enfin pris à son propre piège, et Farnèse, le gouverneur de Malte, le fait tomber dans une chaudière bouillante, que le juif avait préparée sous le parquet de la salle du conseil pour y précipiter Sélim, le général musulman, et ses pachas. En vain le misérable s’écrie : « Secourez, secourez-moi, chrétiens ! Gouverneur, serez-vous sans pitié ? » on le laisse bouillir, et il rend l’âme, à la grande joie du parterre, qui répondait sans doute par des hourrahs aux imprécations que lançait le moribond, du fond de sa cuve ardente, contre les chiens de chrétiens et les Turcs infidèles.
Si le Jew of Malta a pu inspirer à Shakespeare l’idée de son Shylock, l’Édouard II de Marlowe n’a pas dû lui être inutile dans la composition de ses drames chroniques. On se rappelle l’histoire de ce faible Roi d’Angleterre, dépossédé de sa couronne et tué dans sa prison par l’ordre de sa femme et de Mortimer, qui lui-même est aussitôt mis à mort par le nouveau Roi. Deux scènes de cette pièce de Marlowe restent justement célèbres ; elles sont en effet fort belles, et se distinguent surtout par une allure toute shakespearienne. La première est celle de l’abdication, la seconde celle de la mort du Roi. Charles Lamb a dit de la dernière de ces deux scènes qu’elle évoque la terreur ou la pitié autant qu’aucune scène ancienne ou moderne.
L’évêque de Winchester est chargé de faire accepter au Roi Édouard II son abdication en faveur de son jeune fils, Édouard III, dont la Reine Isabelle reste la tutrice, avec l’appui de Mortimer, son amant. Le Roi résiste ; il ne peut y avoir deux Rois en Angleterre, et c’est sur sa tête qu’a été placée la couronne.
« Seigneur, répond Trussel, qui accompagne l’évêque, le Parlement doit avoir une prompte réponse. Par conséquent, dites si vous voulez abdiquer ou non.
LE ROI, furieux. – Je n’abdiquerai pas, mais tant que je vivrai je serai Roi. Traîtres ! retirez-vous et joignez-vous à Mortimer. Élisez, conspirez, installez, faites à votre guise. Leur sang et le vôtre scellera ces trahisons.
L’ÉVÊQUE. – Nous porterons votre réponse, et ainsi adieu !
LEICESTER, au Roi. – Rappelez-les, seigneur, et parlez-leur gentiment, car s’ils s’en vont, le prince perdra son droit.
LE ROI. – Rappelle-les toi-même, je n’ai pas la force de parler.
LEICESTER, à l’évêque. – Milord, le Roi veut abdiquer.
L’ÉVÊQUE. – S’il ne le veut pas, laissez-le faire à sa fantaisie.
LE ROI. – Oh ! je voudrais pouvoir agir ainsi ; mais les cieux et la terre conspirent à me rendre misérable. Tenez, recevez ma couronne. Vous la donnerai-je ? Non, ces innocentes mains ne se souilleront pas d’un crime aussi infâme. Que celui de vous qui désire le plus mon sang et veut être appelé le meurtrier d’un Roi, que celui-là la prenne ! Quoi ! êtes-vous émus, avez-vous pitié de moi ? Appelez alors l’impitoyable Mortimer et Isabelle, dont les yeux sont devenus des épées et jetteront du feu plutôt que des larmes. Mais, arrêtez ! plutôt que de les voir, voici ! voici ! (Il donne sa couronne.) Maintenant, vous, Seigneur des cieux, donnez-moi le mépris de cette pompe passagère, et que je m’asseye pour toujours sur un trône dans les firmaments ! Viens, Mort ! et de tes doigts ferme mes yeux, ou, si je vis, puissé-je m’oublier moi-même.
L’ÉVÊQUE. – Milord !...
LE ROI. – Ne m’appelez pas milord. Loin d’ici ! hors de ma vue ! Ah ! pardonnez-moi, le chagrin me rend fou ! Ne laissez pas Mortimer protéger mon fils : on est plus en sûreté dans la gueule d’un tigre que dans les embrassements de Mortimer. Portez à la Reine ce mouchoir mouillé par mes larmes et séché par mes soupirs. (Il donne le mouchoir.) Si cette vue ne l’émeut pas, rapportez-le et plongez-le dans mon sang. Recommandez-moi à mon fils et dites-lui de mieux régner que je ne l’ai fait. En quoi pourtant ai-je failli, si ce n’est en montrant trop de clémence ?
TRUSTELL. – Sur ce, très humblement, nous prenons congé.
LE ROI. – Adieu ! Je sais que la plus prochaine nouvelle sera mon arrêt de mort, et il sera le bienvenu ! »
Voici maintenant la seconde scène, celle de la mort du Roi, que l’on peut comparer, sans qu’elle perde rien de sa valeur, je ne dirai pas avec celle de la mort de Richard II dans Shakespeare, qui lui est de beaucoup inférieure, mais avec la mort de Clarence dans la tragédie du Roi Richard III :
LE ROI ÉDOUARD, dans sa prison. – Qui est là ? Quelle est cette lumière ? Pourquoi viens-tu ?
LIGHTBORN. – Pour vous consoler et vous apporter de joyeuses nouvelles.
LE ROI. – Le pauvre Édouard trouve peu de consolation dans tes yeux, scélérat ! Je sais que tu viens pour me tuer !
LIGHTBORN. – Pour vous tuer, mon très gracieux seigneur ? La pensée de vous nuire est loin de mon cœur. La Reine m’a envoyé pour voir comment l’on vous traite, car elle est touchée de votre malheur. Et quels yeux pourraient ne pas répandre des larmes en voyant un Roi dans ce misérable état ?
LE ROI. – Pleures-tu déjà ? Écoute-moi un moment, et quand ton cœur serait, comme celui de Gurney ou celui de Matrevis, taillé dans le Caucase, il s’attendrirait avant que j’aie fini mon récit. Ce donjon dans lequel ils me retiennent est le cloaque où se déversent les immondices de tout le château.
LIGHTBORN. – Oh ! les misérables !
LE ROI. – Et là, dans la fange et dans l’ordure, je suis demeuré debout pendant ces dix jours écoulés, et pour m’empêcher de m’endormir on bat continuellement du tambour. Ils me donnent du pain et de l’eau, à moi qui suis Roi ! Ainsi, par manque de sommeil et de nourriture, mon intelligence m’abandonne, mon corps s’engourdit, et si j’ai des membres ou non je ne le sais pas. Oh ! pourquoi mon sang ne peut-il couler de chacune de mes veines, comme cette eau découle de mes haillons[11] !
LIGHTBORN. – Oh ! n’en dites pas davantage, milord, cela fend le cœur. Couchez-vous sur ce lit et reposez un moment.
LE ROI. – Ces regards ne peuvent renfermer que la mort. Je vois ma triste fin écrite sur ton front. Attends un instant, arrête ta main sanguinaire, et laisse-moi voir le coup avant qu’il vienne ; qu’avant de perdre la vie mon esprit puisse plus fermement penser à mon Dieu.
LIGHTBORN. – Qu’a donc Votre Altesse, pour se méfier ainsi de moi ?
LE ROI. – Qu’as-tu donc, toi, pour dissimuler ainsi avec moi ?
LIGHTBORN. – Ces mains ne se souillèrent jamais du sang innocent ; elles ne se tremperont pas aujourd’hui dans celui d’un Roi.
LE ROI. – Pardonne-moi donc d’avoir eu cette pensée. Il m’est resté un diamant, accepte-le. Oh ! si tu renfermes le meurtre dans ton cœur, puisse ce présent changer ton dessein et sauver ton âme !...
LIGHTBORN. – Vous êtes épié, milord ! couchez-vous et reposez.
LE ROI. – Mais la douleur me tient éveillé. Je devrais dormir, car depuis ces dix jours je n’ai pas clos mes paupières ; elles défaillent pendant que je parle, et pourtant la crainte les tient ouvertes. Oh ! pourquoi es-tu assis là ?
LIGHTBORN. – Si vous me suspectez, je vais m’en aller, milord !
LE ROI. – Non, non, car si tu veux me tuer tu reviendras. Reste donc. (Le Roi s’endort.)
LIGHTBORN, à lui-même. – Il dort.
LE ROI, s’éveillant. – Oh ! ne me tue pas encore ! Oh ! attends un moment !
LIGHTBORN. – Qu’y a-t-il ?
LE ROI. – Quelque chose murmure à mon oreille et m’avertit que si je m’endors je ne me réveillerai jamais. Voilà la crainte qui me fait trembler de la sorte. Mais apprends-moi donc pourquoi tu es venu ?
LIGHTBORN. – Pour te délivrer de la vie. – À moi, Matrevis ! (Entrent Matrevis et Gurney.)
LE ROI. – Je suis trop faible pour résister. Assiste-moi, mon Dieu, et reçois mon âme ! (Ils tuent le Roi.)
L’homme qui a écrit ces deux scènes n’est-il pas un vrai précurseur de Shakespeare ? Cette dernière, surtout, n’est-elle pas empreinte de tout le grandiose et de toute la couleur pittoresque des meilleures scènes du maître ? Lorsque les assassins s’introduisent auprès de Clarence dans le Richard III, ils cherchent aussi à dissimuler leur sanglante mission, et Clarence aussi a le pressentiment qu’ils sont venus là pour le tuer.
« Vos yeux me menacent, leur dit-il, pourquoi êtes-vous si pâles ? Qui vous a envoyés ici ? Dans quel but venez-vous ? Pour m’assassiner ! »
C’est le même instinct, c’est le même mouvement de scène que nous venons de voir dans l’œuvre de Marlowe, et l’énergie de l’expression n’est pas moindre chez le poète qui travaillait sans modèle et qui mourut à trente ans.
III
John Lyly. – George Peele, Robert Greene. – Lodge. – Thomas Nash. – Kid.
En regard du populaire Christophe Marlowe, le plus énergique, le plus audacieux des prédécesseurs immédiats de Shakespeare, il convient de placer comme contraste le poète de cour John Lyly, né dans le comté de Kent, en 1554, auteur de neuf pièces de théâtre, écrites entre les années 1579 et 1600, et qui furent jouées pour l’amusement de la Reine Élisabeth par les enfants de Saint-Paul. La plupart des sujets de Lyly sont empruntés à la mythologie grecque, mais il s’éloigne également des anciens et des modernes par la façon dont il les traite.
Ce bon bourgeois de Londres, instruit dans les lettres anciennes, et au courant de l’art italien qu’il admire dans ses produits les plus subtils et les plus recherchés, publie, en 1580, un roman qui fait époque, et qui n’en est pas meilleur pour cela. Il est intitulé Euphuès, ou l’Anatomie de l’esprit (Euphes, or the Anatomy of wit). C’est le code du beau langage mis en œuvre pour la grande satisfaction des gens de cour, qui retrouvent là leurs façons précieuses de s’exprimer. Ce livre de vient le guide de tout homme et de toute femme de condition qui se pique de savoir son monde ; on ne jure que par lui, on ne parle que comme lui, et le concetto italien se trouve, de par Lyly, intronisé en Angleterre sous le nom d’euphuisme.
Un peu plus tard, en Espagne, le poète Gongora, qui, à cette époque, n’a que dix-huit ans encore, mettra en vogue le même langage, qu’on appellera le gongorisme, et, à Paris, l’Hôtel de Rambouillet adoptera une imitation de cette folie à l’usage des précieux et des précieuses. Euphuès, nom emprunté à Platon, désigne le héros du roman de Lyly, qui ne brille pas par un grand intérêt, mais qui disserte à perte de vue des facultés de l’esprit et de leur supériorité sur les dons corporels. Euphuès séduit la belle Lucile au moyen de ses arguments spiritualistes ; mais il est bientôt supplanté par un Napolitain tout matériel, et, pour déplorer à son aise la légèreté des femmes, il court s’enfermer dans une retraite à Athènes.
Sur les neuf comédies de Lyly, sept sont écrites dans le même système que l’Euphuès : Alexandre et Campaspe, Endymion, Sapho et Phaon, Galathée, Midas, la Métamorphose de la Jeune Fille, la Métamorphose de l’Amour. La Mère Bombie est un essai de style bouffon et populaire, ainsi que la Femme dans la Lune (Woman in the Moon). Cette dernière pièce est une attaque à la générosité de la Reine, qui essoufflait volontiers la Muse efflanquée de Lyly, mais qui le laissait souvent manquer de pain.
Et pourtant il ne marchandait pas d’ordinaire les éloges à sa royale protectrice. Il l’incarnait tantôt dans le personnage de Sapho reprochant à Vénus son impudicité, tantôt sous la forme de Diane la Virginale donnant un chaste baiser à Endymion uniquement pour lui sauver la vie. D’autres fois, délaissant l’allégorie, il apostrophait directement la fille de Henri VIII dans ses prologues, et portait aux nues sa vertu immaculée devant un auditoire qui avait le courage de ne pas rire.
On retrouve dans Shakespeare, à plusieurs endroits, une trace de l’euphuisme de Lyly, ou plutôt du style prétentieux de l’époque, dont Lyly ne fut que le reflet et l’innocent traducteur. Aujourd’hui que ce jargon est tombé en désuétude, le vide absolu se trouve au fond de cette œuvre, qui passionna toute une époque. Ainsi vont les choses, en Angleterre comme partout, au XVIe siècle comme dans tous les temps ; une fois dépouillée de son auréole d’emprunt, l’idole est devenue un pantin.
George Peele, qui fut régisseur des spectacles de la cour, joua la comédie au théâtre de Blackfriars, où il figura parmi les camarades de Shakespeare. En 1584, sa pièce intitulée the Arraignment of Paris fut représentée devant la Reine ; il était alors très jeune. Cet ouvrage fut suivi d’un Édouard Ier, du Roi David et la belle Bethsabé, et de Mahomet.
On lui attribue aussi un Alphonse, Empereur d’Allemagne, qui est de Chapman. Cet ami de Marlowe, qui ne menait pas une meilleure vie que l’illustre auteur du Juif de Malte, décéda, en 1599, dans une grande pauvreté, de même que Robert Greene, leur ami commun, celui qui fut emporté par une indigestion de harengs saurs arrosés de vin du Rhin.
Greene n’a pas craint de confesser les mystères de cette vie de Bohême dans un pamphlet qu’il intitule Quatre sous d’esprit (Groats worth of witt), et où il invite Marlowe Peele et Lodge à ne pas mourir dans l’impénitence finale. La lampe de sa vie va s’éteignant, et il désire que ses amis puissent vivre en renonçant à l’ivrognerie et à la débauche. Lodge fut le seul qui suivit ce sage conseil. Il jeta par-dessus les haies son habit de comédien, et il se fit recevoir docteur en médecine à la Faculté d’Avignon.
Robert Greene a écrit un Roland furieux, un drame féerique sous le titre de Frère Bacon ; l’Histoire comique d’Alphonse, Roi d’Aragon ; l’Histoire écossaise de Jacques IV, tué à Flodden (l598), entremêlée de la plaisante comédie d’Obéron, Roi des Fées ; l’Histoire de Job.
Frère Bacon est de l’école du Faust de Marlowe. Ce savant moine franciscain, à qui l’on attribue l’invention de la poudre à canon et du télescope, est rabaissé dans la pièce au rôle de ruffian à la solde du Prince de Galles. Il a imaginé un miroir magique dans lequel chacun de ceux qui viennent le consulter voit l’image de la personne absente qui l’intéresse.
Deux étudiants, amis de collège, consultent le miroir magique pour avoir des nouvelles de leurs pères. Ils aperçoivent les deux vieillards l’épée à la main. « Ah ! c’est cruel, Sirslby, dit l’un des étudiants à l’autre ; ton père est coupable, il se bat avec mon père. – Tu mens, répond l’autre étudiant, malheur à toi si mon père succombe ! » Ce combat fantastique continue, et les deux pères tombent morts, transpercés l’un par l’autre. Les fils, alors, tirent leurs épées pour les venger, et bientôt ils succombent également.
Le sorcier Bacon maudit son art funeste et se réfugie dans une cellule pour expier le mal qu’il a causé.
Robert Greene était un homme d’un grand esprit, mais un extravagant, aussi peu retenu dans son langage que dans ses mœurs. Enfin, dit son biographe, Erskine Baker, dans la théorie comme dans la pratique ce fut un parfait libertin. La misère le força d’abandonner une femme charmante et un pauvre enfant qu’elle lui avait donné.
Thomas Nash, qui avait pris ses degrés de maître ès arts à l’Université de Cambridge, en 1585, était un écervelé de la même bande.
Le succès de sa comédie, l’Île des Chiens (the Isle of Dogs), le fit poursuivre par la justice, et l’on ferma le théâtre qui avait osé jouer cette satire.
L’Île des Chiens ne fut jamais publiée, et Nash prétendit, pour sa justification, qu’il ne reconnaissait que le premier acte comme étant de lui. Il affirma que les quatre derniers actes avaient été ajoutés sans son consentement par les comédiens. Pendant deux ans, il fut contraint de se cacher dans le Yarmouth, privé par son silence forcé de tous moyens d’existence.
Nash avait aussi commencé par écrire des pièces officielles à l’éloge de la Reine ; mais, l’argent ne venant pas, il chercha dans le scandale une voie plus lucrative. Nash avait été le collaborateur de Marlowe dans la tragédie de Didon.
Il nous reste à parler de Kid et de Chettle pour avoir parcouru le petit groupe des prédécesseurs immédiats de Shakespeare. Kid écrivit deux pièces très fêtées, très admirées dans leur temps : Hieronimo et la Tragédie espagnole. Hieronimo fut joué par le fameux acteur Alleyn, qui avait créé le Juif de Malte et les autres grands rôles de Marlowe.
La première des deux pièces de Kid n’est que le prologue de la seconde. Encore un immense succès qui finit, 25 ans à peine passés, par le plus profond des oublis. Kid est le véritable disciple de Marlowe. C’est l’horreur pour l’amour de l’horreur : presque tous les personnages meurent de mort violente ; le principal d’entre eux, Hieronimo, s’arrache la langue et la jette sur la scène. Le carnage était à la mode. Il n’y avait pas de fête au théâtre sans quelque bon petit meurtre bien ingénieux. Au temps de Shakespeare, ce goût n’est point encore passé, et nous voyons, dans le Roi Lear, le duc de Cornouailles écraser d’un coup de talon un œil au comte de Glocester, et lui crever l’autre œil aussitôt après pour que le droit ne soit pas jaloux du gauche.
C’est en 1588 que le tragédien Alleyn joua pour la première fois le Hieronimo de Thomas Kid, et quelques années après parut la seconde partie de cet ouvrage, qui porte pour titre la Tragédie espagnole. La Tragédie espagnole, applaudie avec une rage frénétique, fut reprise en 1601, ornée de quelques modifications introduites dans le texte par Ben Johnson.
Comme tous ses camarades de taverne, Kid mourut jeune et pauvre. Dans la seconde pièce, Hieronimo, qui a trouvé son fils pendu à un arbre et frappé de plusieurs coups de poignard, se venge en jouant une comédie dans le genre de celle de Hamlet, où il tue, sur un théâtre improvisé, les deux coupables, qu’il a trouvé moyen de s’adjoindre comme comédiens. Les Rois d’Espagne et de Portugal, qui assistent à cette tragi-comédie, applaudissent à tout rompre, tant ils trouvent la pièce jouée devant eux représentée au naturel.
Henry Chettle ne veut pas rester en arrière de son ami Kid, et il donne au public de Londres le plus sanglant de tous ces drames, sous le titre de Hoffmann, ou la Vengeance d’un Père.
On voit l’exécution de l’amiral Hoffmann, pendu comme pirate et couronné d’un diadème de fer rougi. Sa chair tombe en lambeaux, et son squelette est exposé sur la potence. Le fils de l’amiral détache du gibet les restes de son père ; il les ensevelit pieusement en terre sainte ; il punit ensuite tous ceux qui ont contribué au meurtre. Il pend le prince Othon de Lunebourg, et lui place sur la tête une couronne de fer rougi, comme on a fait à son père. Il livre l’un des complices au duc de Saxe, son ennemi, qui le tue ; il empoisonne les autres, et il est enfin envoyé au supplice par la duchesse douairière de Lunebourg, qui venge ainsi la mort de son fils.
Tel était le goût du public anglais à l’avènement de Shakespeare .On comprend maintenant la filiation. Les plaisanteries populaires du grand poète ont leur point de départ dans John Heywood ; ses terribles péripéties, dans Christophe Marlowe, centre de toute une pléiade ; sa grâce et ses afféteries, dans John Lyly. Le Richard II de Marlowe lui indique le chemin qu’il suivra plus tard si victorieusement dans sa dramatisation des chroniques d’Angleterre. C’est de toutes ces scories, mêlées de métal précieux et d’argile, qu’il fondra la statue d’or de son œuvre.
Le point qui relie le mieux Shakespeare à ses prédécesseurs est formé d’une série de pièces apocryphes, attribuées par les uns au grand maître et repoussées par d’autres comme indignes de son génie. Ces pièces, au nombre de seize, constituent ce terrain mixte où ont tant bataillé et où bataillent encore les critiques de l’Angleterre et de l’Allemagne. Les uns veulent que ces ouvrages soient de la jeunesse de Shakespeare ; les autres, qu’il les ait simplement retouchées ; d’autres, enfin, nient absolument toute intervention de Shakespeare dans ces œuvres. Johnson se révolte, ainsi que Farmer Upton et Malone. Les Allemands réagissent contre les Anglais : Schlegel, Tieck, Ulrici, prennent les armes pour les apocryphes ; l’Angleterre et l’Amérique rentrent dans la lice ouverte, et rien n’est encore ni prouvé ni décidé contre l’édition officielle de 1623, publiée par les amis et camarades de l’auteur. Dans cette polémique, la critique française moderne me paraît avoir été la plus logique et la plus sage. M. Guizot, avec cette hauteur de vue et cette sûreté historique qui ne l’abandonnent jamais, combat l’assertion de Schlegel, et il déduit ainsi ses raisons :
« Le caractère de sécheresse qui domine dans ces pièces (les apocryphes), cet amas d’incidents sans explication et de sentiments sans cohérence, cette marche précipitée à travers des scènes sans développement vers des événements sans intérêt, ce sont là les signes certains auxquels, dans les temps encore grossiers, on reconnaît la fécondité sans génie ; signes tellement contraires à la nature du talent de Shakespeare que je n’y découvre pas même les défauts qui ont pu entacher ses premiers essais. »
Les défauts signalés par M. Guizot sont bien, en effet, ce qui domine dans les seize pièces apocryphes qu’il faudrait joindre aujourd’hui, si l’on en croit les critiques et les découvreurs allemands, aux trente quatre ouvrages qui forment l’œuvre shakespearienne telle qu’elle nous a été léguée par ses contemporains. Certaines de ces pièces apocryphes contiennent évidemment de très belles scènes, mais nous avons commencé par établir et par prouver qu’avant Shakespeare il avait existé en Angleterre des auteurs d’un vrai mérite. Le nom de Shakespeare, imprimé de son vivant sur certaines brochures produites en fraude, ne prouve rien que la spéculation d’un libraire, et si l’auteur, enrichi malgré lui, ne réclama pas, il eut cela de commun avec Lope de Vega et bien d’autres, qui ne jugèrent pas à propos de s’embarquer dans les frais d’un procès contre un ennemi sans responsabilité et sans consistance. Les retouches qui auraient été pratiquées par Shakespeare, l’un des principaux actionnaires de Blackfriars et du Globe, dans les ouvrages offerts aux comédiens pour obtenir les honneurs de la représentation, sont plus probables. Le journal du chef de troupe Philipp Henslowe, retrouvé au collège de Dulwich vers la fin du siècle dernier, nous montre que c’était l’usage du temps, et que l’arrangeur était payé de son travail par l’administration, laquelle devenait seule propriétaire de la pièce. Mais ces retouches shakespeariennes ne sont encore que des hypothèses, et il n’y a vraiment pas lieu de croire que les critiques allemands, avec toute l’intelligence que chacun leur reconnaît, en aient pu savoir sur ce sujet plus long que les premiers éditeurs de Shakespeare, Heminge et Condell, qui avaient été les camarades et les amis de l’auteur. M. Fr.-V. Hugo est entré à fond dans la discussion de ce point controversé. Il fait bon marché de la plupart des apocryphes au point de vue de l’authenticité, mais il réclame, comme étant bien à Shakespeare, Édouard III, Arden de Feversham, une Tragédie dans l’Yorkshire et les Deux Nobles parents.
Avant de regarder en face l’œuvre shakespearienne, voyons d’abord notre futur poète arrivant de Stratford à Londres, portant dans sa tête un monde de pensées et dans sa pauvre bourse tout juste ce qu’il lui faut pour ne pas mourir de faim.
IV - Shakespeare : l’homme
Jamais la vie d’un grand homme ne fut plus entourée de mystère que celle de William Shakespeare, ce qui n’a pas empêché les biographes de publier sur lui des volumes d’anecdotes. On sait que le poète merveilleux naquit le 23 avril 1564, à Stratford sur Avon, dans le comté de Warwick ; que son père fut marchand de laine selon les uns, boucher selon les autres ; qu’il reçut une éducation très sommaire à l’école communale de sa ville ; qu’à dix-huit ans il se maria, et qu’à vingt-deux il foulait le pavé de Londres, après avoir laissé à Stratford sa femme, Anna Hathaway, et ses trois enfants : Suzanna, Hamnet et Judith. Rien ne prouve la petite anecdote du braconnage du jeune William dans le parc de sir Thomas Lucy, son arrestation pour ce fait et la ballade qu’il composa, dit-on, pour se venger de cette offense. Rien ne prouve non plus que pour gagner son pain il ait tenu les chevaux des gentlemen à la porte des théâtres. Quand les biographes manquent de faits, ils deviennent terribles, et pour enjoliver leur idole ils lui prêteraient les turpitudes les plus gratuites. Puisque nous sommes réduits aux conjectures, n’est-il pas bien plus simple de se demander ce que nous-mêmes nous aurions fait à la place du futur auteur de tant de chefs-d’œuvre, en voyant la misère d’un côté, la fortune et la gloire de l’autre ? Nous aurions baisé sur le front notre chère Anna et nos petits bambins, et nous serions partis bravement pour la grande ville. Le jeune émigrant savait d’avance qu’il trouverait plusieurs de ses compatriotes bien placés et en vogue dans les théâtres de Londres : d’abord son parent, Thomas Greene, auteur et acteur, qui était de Stratford et faisait partie de la troupe de Leicester ou du Lord chambellan ; puis les Burbage, James et Richard, nés dans la banlieue de la ville, et dont l’un, James, avait fondé la scène de Blackfriars. Trois autres compatriotes du comté de Warwick, Héminge (qui fut plus tard son éditeur), Slye et Thomas Pope, étaient aussi comédiens à Londres. La recommandation devait sembler suffisante à un jeune homme qui sentait en lui fermenter le levain créateur. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’arrivé à Londres en 1586, nous trouvons le jeune Will presque aussitôt installé à Blackfriars. Est-ce en qualité de call-boy, ou d’avertisseur, pour veiller aux entrées des comédiens pendant les représentations, ainsi que l’affirme Rowe, l’un de ses biographes ? je l’ignore ; mais, dans tous les cas, Shakespeare pouvait accepter cette place, tandis que celle d’aboyeur et de commissionnaire à la porte du théâtre aurait certainement répugné à sa nature fière et honnête.
Je sais qu’ici je marche à pieds joints sur les contes de bonne femme, dont on a fait une tradition ; mais cette tradition, qui ne s’appuie que sur des bavardages, me semble devoir être doublement rejetée, parce qu’elle a pour effet d’amoindrir la valeur morale de notre auteur. On a été, brodant sur ce thème de la garde des chevaux à la porte de Blackfriars, jusqu’à faire de Shakespeare un entrepreneur, monopolisant les gros sous produits par ce genre de commerce, au moyen de jeunes garçons à qui il donnait un maigre salaire et qui s’annonçaient en criant à chaque cavalier : « Je suis un garçon de Shakespeare, monsieur (I am Shakespear’s boy, sir). » Non, Greene, non plus que les Burbage, n’auraient laissé se dégrader ainsi leur jeune compatriote, venu tout exprès vers eux pour tenter les chances de la poésie dramatique sous ses deux espèces, la production et l’interprétation. Rien ne leur était plus facile que de le faire débuter dans ces rôles d’utilités, si nombreux au répertoire anglais, et c’est ce qui arriva sans nul doute, car un peu plus tard le débutant figure parmi les acteurs en titre, et il a sa part de sociétaire dans les bénéfices du théâtre. À cette époque, son nom s’inscrit officiellement, pour la première fois, au bas d’une requête adressée par les comédiens de la troupe à la Reine contre les persécutions des Puritains qui commencent à lever la tête.
Ce théâtre de Blackfriars, fondé par James Burbage sur l’emplacement d’un ancien couvent, en vertu d’un privilège donné par la Reine Élisabeth, le 8 mai 1574, à la troupe du comte de Leicester, avait ouvert en 1576. C’était le meilleur de Londres au temps des débuts de Shakespeare, ce qui ne veut pas dire toutefois qu’il fût bien perfectionné au point de vue du matériel de la scène et du confort des spectateurs. Les seigneurs anglais qui avaient vu les merveilles de l’Italie devaient se trouver chez eux bien mal à l’aise. Un bâtiment en bois de forme pentagonale et non couvert ; un parterre debout, où l’on mange des pommes dont on lance les trognons sur la scène ; une scène où se vautrent des deux côtés une nuée de gentilshommes désœuvrés, fumant, jouant aux cartes et tournant souvent le dos au public et aux acteurs ; des échanges d’injures entre ces deux fractions de spectateurs, les gens du dessus et les gens du dessous (understanders) ; pour tous décors des rideaux de fond, sur lesquels on a soin d’indiquer par des écriteaux si la scène est à Londres, à Paris ou à Constantinople : voilà le théâtre de Blackfriars, le plus beau de Londres ; et le théâtre du Globe, qu’on lui adjoindra quelques années après (1594), et où Shakespeare donnera ses principaux chefs-d’œuvre, sera exactement le même. Le théâtre rival le Curtain ou le Rideau, bâti en 1570 et desservi par la troupe du Lord amiral, ne vaut pas mieux, non plus, que celui de Whitefriars (1576) et celui de la Rose (1585). Le public garde un tendre souvenir pour les combats d’ours et de chiens, institués au Paris-Garden sous le règne de Henri VIII, et il ne manque pas un combat de coqs au Phénix. C’est du reste un auditoire excellent, plein de bonne volonté, qui substitue aux pauvretés de la mise en scène les richesses de son imagination, excitée par le genièvre et par la bière. Dans le chœur qui ouvre le drame de Henri V, Shakespeare demande pardon à ses gentils auditeurs d’avoir osé sur un indigne tréteau produire un si grand sujet. « Ce trou à coq, dit-il, peut-il contenir les vastes champs de la France ? (Canthis cockpit hold the vasty fields of France ?) Pouvons-nous entasser dans ce cercle de bois tous les casques qui épouvantaient l’air à Azincourt ? Oh ! pardonnez ! puisqu’un chiffre crochu peut dans un petit espace figurer un million ; permettez que, zéros de ce compte énorme, nous mettions en œuvre les forces de votre imagination... Suppléez par votre pensée à nos imperfections ; divisez un homme en mille, et créez une armée imaginaire. Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux, que vous les voyez imprimer leurs fiers sabots dans la terre remuée. Car c’est votre pensée qui doit ici parer nos rois et les transporter d’un lieu à l’autre, franchissant les temps et accumulant les actes de plusieurs années dans une heure de sablier. » (Henri V, acte Ier, traduction de M. Fr.-V. Hugo.)
Au-dessus du parterre, qu’on appelait le yard ou la cour, le pit ou le trou, s’élevaient deux rangs de loges, où se plaçaient les femmes, généralement voilées. On dînait alors à midi, et le spectacle commençait à une heure, par un prologue qu’annonçaient trois sonneries de trompettes. Ce prologue était récité par l’un des principaux acteurs, vêtu d’un manteau noir.
L’auteur s’y divertissait quelquefois aux dépens de ses confrères, quelquefois aux dépens du public lui même. Dans le prologue de Volpone, par exemple, Ben Johnson assure qu’on ne verra pas chez lui de ces machines monstrueuses capables de mettre Bedlam en insurrection, et qu’il n’a pas, comme tant d’auteurs, bourré sa pièce de mots dérobés aux tables d’hôte. Dans le prologue de la Femme silencieuse, le même poète dit que parmi les plats qu’il va servir, il y en aura pour les badins, pour les bourgeoises de la cité, pour les femmes de chambre et pour les laquais. Si quelqu’un prétend qu’on a voulu le désigner, c’est lui qui fera le libelle.
La farce ou le jig suivait la grande pièce pour congédier les spectateurs.
Si nous en croyons ses contemporains, Shakespeare fut un acteur de talent, mais il ne joua jamais les premiers rôles, même dans ses pièces. C’est à Richard Burbage, le comédien par excellence, adoré de la foule, qu’il les confia presque tous. Il joua, lui, le fantôme, dans Hamlet, et d’autres rôles du même ordre. Cette modestie était le calcul d’un esprit pratique admirablement organisé. Cet esprit pratique, si bizarrement uni à l’imagination la plus vaste et la plus fougueuse que l’on ait jamais vue au théâtre, n’abandonna Shakespeare dans aucun des actes de sa vie. Si les maîtresses célébrées dans ses sonnets furent des fantaisies de sa verve poétique (la mode du temps était de sacrifier à des idoles imaginaires), peu importe à l’historien de sa vie ; mais ce que j’oserais affirmer, c’est que, dans l’existence réelle, pas une femme ne lui fit faire la plus légère folie. Le poète campagnard était doublé d’un homme d’affaires, qui, du premier jour au dernier, sut mettre de côté presque tous les bénéfices de la profession. En effet, dix ans après ses débuts, notre homme achète une belle maison à Stratford, dans sa ville natale, ce qui dit assez qu’il aspire au moment de s’y retirer. En 1602 et 1603, il y joint, pour s’arrondir, quelques bons lopins de terre ; il agit de même, en 1605. Puis, tout à coup, en 1612, il quitte Londres pour sa maison de New-place, à Stratford, préparée de longue main à le recevoir. Il accomplit ce projet sans regret, sans nul esprit de retour, dans toute sa force et dans toute sa gloire, à l’âge de quarante-huit ans, après avoir donné son dernier ouvrage, la Tempête. M. Fr.-V. Hugo prétend faire remonter cette retraite de Shakespeare à l’année 1604, contrairement à ce qui est établi par tous les biographes, et cela sans donner aucune preuve à l’appui de cette singulière allégation. Mais jamais un auteur de quelque renom n’aurait laissé les comédiens jouer neuf pièces nouvelles écrites par lui, sans être là pour les leur faire répéter. Et, parmi les neuf pièces à représenter, se trouvaient le Roi Lear, Macbeth, Jules César et Timon d’Athènes. Non, l’abnégation d’un poète ne va pas jusque-là. Cette observation détruit d’avance toutes les dates de fantaisie que les fouilleurs de vieux papiers pourront encore nous apporter. J’en dirai autant de la prétendue révélation d’un vicaire de Stratford, ayant nom John Ward, affirmant qu’après son départ de Londres, Shakespeare envoya deux pièces nouvelles par année à ses anciens associés, les comédiens du Globe. Où sont donc ces pièces, et qui en a jamais ouï parler ? Encore une hypothèse démentie par le simple bon sens et par la logique des faits.
Lors de sa retraite à Stratford, Shakespeare avait réalisé, selon M. Collier, un revenu de quatre cents livres sterling, qui valaient bien quarante mille francs de notre monnaie d’aujourd’hui.
Il mourut quatre ans après, à l’âge de cinquante-deux ans, juste le jour anniversaire de sa naissance, le 23 avril.
On a voulu bâtir tout un roman sur le texte du testament de Shakespeare. Le défunt institue pour légataire universelle sa fille Suzanna, mariée au docteur Hall ; à sa seconde fille Judith, mariée à un marchand de vin, il attribue un legs d’une assez grande importance. À sa femme Anna Hathaway, il ne lègue qu’un lit, le second après le meilleur (the second best). Est-ce une épigramme, comme quelques-uns le croient, épigramme qui me semble peu dans le caractère de l’homme, ou bien Mistress Shakespeare avait-elle une partie de la fortune assurée par son contrat de mariage ? Cette hypothèse me semble la plus vraisemblable. Rien n’indique que Shakespeare ait jamais eu à se plaindre de sa femme, qu’il vint visiter chaque année dans sa petite ville, pendant son séjour à Londres. Cette fille de fermier était sans doute une bonne ménagère, d’un esprit peu cultivé ; elle ne fit jamais parler d’elle, et ne sut peut-être jamais quels étaient les titres de gloire de son mari. Ce qu’elle n’ignorait pas, sans doute, c’est qu’il exerçait une profession bizarre, consistant à s’aller mettre tous les jours du rouge sur la figure, pour divertir les oisifs de la grande ville. Ce devait être, pour elle, une espèce de clown, prélevant, par son habileté, de fortes sommes sur la crédulité des bourgeois de Londres.
Shakespeare vécut sous la pression constante de son état de comédien, qui le reléguait dans un cercle très restreint, composé de quelques rares amis de diverses conditions, en état d’apprécier son génie aussi bien que la douceur et l’honnêteté de son caractère. Dans cette société anglaise du XVIe siècle, où la naissance et le privilège étaient tout, il se trouvait déclassé, même parmi les bourgeois, et il avait hâte d’effacer son fard, pour aller respirer à l’aise un air plus pur et plus convenable à ses goûts. Dans l’un de ses sonnets, il compare l’état du comédien à celui du teinturier, lequel laisse une souillure qui ne s’en va jamais. Ces idées expliquent sa brusque retraite et le silence qu’il garda toujours sur les événements de sa vie. Son seul ami parmi l’aristocratie de Londres fut le jeune lord Southampton, qu’il célèbre dans ses sonnets à l’égal d’un dieu. Southampton était un original très passionné pour le théâtre, qui se moquait des préjugés du monde, et qui risquait sa tête pour épouser, malgré la défense de la Reine, une cousine d’Essex, Élisabeth Varnon, dont il s’était follement amouraché.
Quant aux dons de l’avare souveraine qu’aurait pu recevoir Shakespeare, ils se bornèrent, sans nul doute, à quelques compliments. La meilleure part de sa fortune lui vint de ses actions dans l’entreprise des deux théâtres, Blackfriars et le Globe, exploités par la troupe dont il faisait partie.
Les droits d’auteur n’ajoutèrent pas grand chose à ses revenus ; avant l’année 1600, jamais pièce ne rapporta à un auteur plus de huit livres sterling, une fois payée. En 1610, les registres d’Henslowe donnent le chiffre de dix livres ; en 1613, douze livres. Il semble que dans quelques circonstances cette somme aurait été doublée, c’est-à-dire prélevée une seconde fois à la seconde représentation. Davenant le constate dans sa comédie intitulée To be let, où il dit : « C’est une vieille tradition, que dans les temps du vigoureux Tamerlan, du sorcier Faust et de Beauchamps le hardi, nos poètes avaient coutume d’avoir un second jour[12]. »
La mort de Shakespeare est restée aussi mystérieuse que sa vie. On ne sait pas même le nom de la maladie qui l’emporta. On ne sait pas davantage l’orthographe exacte de ce nom si célèbre. Tantôt l’illustre poète a signé Shakspere, tantôt par abréviation Shaks P. R., tantôt encore Shaksp. R. Les pièces imprimées de son vivant portent pour la plupart l’orthographe suivante : Shakespeare. D’après Malone et Steevens, depuis la fin du XVIIIe siècle, on a écrit : Shakespeare. Sur l’acte autorisant le mariage du poète et d’Anne Hathawey (sic), le nom du conjoint est écrit Shagspere.
La postérité du grand poète dramatique de l’Angleterre disparut après la seconde génération.
Un buste qui surmonte son tombeau à Stratford, et qui fut exécuté selon Malone en 1623, sept ans après la mort de Shakespeare, nous donne une idée de ses traits. Il existe aussi un ancien portrait peint, qui diffère grandement du buste de Stratford. Ainsi l’énigme continue même après la mort, et les traits du merveilleux sphinx ne nous sont pas plus connus que son âme. Ses contemporains, et ceux qui lui ont survécu, n’ont pas pris la peine de nous rien dire sur un aussi intéressant sujet. Sir William Dugdale, qui publia, trente ans après le décès de Shakespeare, un livre sur les antiquités de Warwickshire, n’a pas compris le barde de l’Avon parmi les curiosités de sa province ; Fuller est resté muet ; et, dans son Athenœ Oxonienses, Anthony Wood a réservé ses éloges pour les élèves de l’Université d’Oxford. Un ouvrage du comédien-auteur Thomas Heywood, contemporain de Shakespeare, nous aurait certainement transmis des détails biographiques curieux ; mais, jusqu’à présent, le manuscrit d’Heywood a échappé à toutes les recherches.
V - Shakespeare : l’œuvre
Shakespeare, comme poète, subit de curieuses vicissitudes. Il fut le dieu de son époque, et ce n’est que sept ans après sa mort qu’on imprima ses œuvres. Sous le règne des Puritains, l’Angleterre l’oublia presque entièrement ;puis, quand vint la Restauration, on le retoucha, pour le mettre au goût du jour. Enfin, sous la Reine Anne, Addison et Pope, les arbitres du goût, les grands pontifes de la critique, affectèrent de parler du vieux lion avec une politesse pleine de réserve. Au dix-huitième siècle, Garrick le remit en vogue, en jouant tous ses grands rôles avec un merveilleux talent. Le peuple ne l’abandonna jamais, mais les gens de cour et les directeurs de spectacle l’éloignèrent tant qu’ils purent de la scène.
C’est par l’Allemagne que Shakespeare a reconquis enfin, pour toujours, il faut l’espérer, l’empire qu’il exerçait jadis sur sa nation. Les Allemands écrivirent volume sur volume pour la réhabilitation du grand poète, et, selon l’usage, dans l’excès de leur admiration, ils passèrent le but, en prêtant à l’auteur des idées qu’il n’avait jamais eues. Mais, il faut le reconnaître, l’art dut beaucoup dans cette circonstance aux efforts persévérants de Lessing, de Herder, de Gœthe, de Schlegel et de Tieck. Depuis que les philosophes se sont mis de la partie, on a trouvé dans l’œuvre mille intentions profondes, auxquelles le bon Shakespeare n’avait jamais pensé.
En France ce fut Voltaire qui prononça le premier le nom du grand dramatiste anglais. Voltaire avait fait le voyage d’Angleterre, et il était revenu enthousiasmé de ce qu’il avait entendu. Mais, quand Letourneur s’avisa de publier sa pauvre traduction du théâtre de Shakespeare, arrangée comme vous savez, avec toutes les sourdines et toutes les restrictions que nécessitait le sujet dans le pays du bon goût, Voltaire lança, comme un foudre olympien, sa fameuse lettre à La Harpe, où il traite Letourneur de misérable, pour avoir ainsi étalé devant le public français cet énorme fumier, dans lequel, jadis, lui Voltaire, il avait été assez simple pour trouver quelques perles. L’esprit de boutique avait monté au cerveau du poète, qui, sans doute, craignait pour la scène française, où il voulait régner en maître, des arrangements moins édulcorés que les siens. M. de Chateaubriand, de meilleure foi que Voltaire, attaqua d’abord Shakespeare, puis il fit amende honorable en ces termes : « J’ai mesuré autrefois Shakespeare avec la lunette classique, instrument excellent pour apercevoir les ornements de bon ou de mauvais goût, les détails parfaits ou imparfaits, mais microscope inapplicable à l’observation de l’ensemble, le foyer de la lentille ne portant que sur un point et n’embrassant pas la surface entière. Dante, aujourd’hui l’objet de mes plus hautes admirations, s’offrit à mes yeux dans la même perspective raccourcie. Je voulais trouver une épopée selon les règles dans une épopée libre qui renferme l’histoire des idées, des connaissances, des croyances, des hommes et des événements de toute une époque ; monument semblable à ces cathédrales empreintes du génie des vieux âges, où l’élégance et la variété des détails égalent la grandeur et la majesté de l’ensemble. »
D’un bout à l’autre de l’Europe, le culte rendu à Shakespeare est aujourd’hui assuré. Les Letourneurs de notre temps, sans crainte de trouver sur leurs pas les injures voltairiennes, peuvent se livrer en paix à la traduction la plus littérale et la plus pittoresque de l’inimitable modèle. M. Montégut et M. Fr.-V. Hugo font en ce moment l’épreuve de la sympathie du public d’élite, qui s’attache de plus en plus à leur patient et consciencieux travail. C’est merveille que ce commencement de retour à l’art dans une époque si peu sérieuse en matière de littérature dramatique. Il est vrai que le livre se lit à jeun, et que les pièces se jouent devant un auditoire qui sort de table, et que toute réflexion peut fatiguer si l’on n’y prend garde pour lui. De là, en grande partie, le répertoire folâtre et hygiénique qui sert à l’éducation de notre brillante jeunesse.
Sous prétexte de nouvelles découvertes, il ne se passe pas d’année que l’on ne dérange l’ordre chronologique, fixé tant bien que mal et admis faute de mieux, pour les ouvrages de Shakespeare. Ces prétendues découvertes n’ont vraiment rien de sérieux. Un chiffre relevé sur le registre d’un inconnu, quand cet inconnu aurait vécu à l’époque de Shakespeare, n’est pas suffisant pour annuler un ordre établi par une longue tradition. Voici le tableau généralement accepté, sauf les rectifications possibles. Rien, assurément, n’est rigoureusement authentique, mais on peut croire que c’est le document qui se rapproche le plus de la vérité. Le premier chiffre indique la date de la pièce ; le second, l’âge qu’avait Shakespeare quand il écrivit cette pièce. Comme de juste, les pièces apocryphes ne figurent pas dans ce tableau.
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Année. |
Âge. |
Périclès…………………………………………………………… |
1590 |
26 |
2e partie de Henri VI (ouvrage retouché par Shakespeare) |
1591 |
27 |
(La 1re est apocryphe). |
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3e partie de Henri VI (ouvrage retouché)……………………… |
1591 |
27 |
Les Deux Gentilshommes de Vérone………………………….. |
1591 |
27 |
Les Erreurs………………………………………………………. |
1592 |
28 |
Peines d’amour perdues………………………………………... |
1592 |
28 |
Richard II………………………………………………………… |
1593 |
29 |
Richard III……………………………………………………… |
1593 |
29 |
Le Songe d’une nuit d’été………………………………………. |
1594 |
30 |
La Méchante Femme mise à la raison………………………….. |
1596 |
32 |
Roméo et Juliette………………………………………………… |
1596 |
32 |
Le Marchand de Venise………………………………………… |
1597 |
33 |
1re partie de Henri IV……………………………………………. |
1597 |
33 |
2e partie………………………………………………………….. |
1598 |
34 |
Le Roi Jean……………………………………………………….. |
1598 |
34 |
Tout est bien qui finit bien……………………………………… |
1598 |
34 |
Henri V…………………………………………………………... |
1599 |
35 |
Comme il vous plaira…………………………………………… |
1599 |
35 |
Beaucoup de bruit pour rien…………………………………… |
1600 |
36 |
Hamlet…………………………………………………………… |
1600 |
36 |
Les Joyeuses Épouses de Windsor……………………………. |
1601 |
37 |
La Douzième Nuit………………………………………………. |
1601 |
37 |
Troïlus et Cressida………………………………………………. |
1602 |
38 |
Henri VIII………………………………………………………... |
1603 |
39 |
Mesure pour mesure……………………………………………. |
1603 |
39 |
Othello…………………………………………………………… |
1604 |
40 |
Le Roi Lear………………………………………………………. |
1605 |
41 |
Macbeth…………………………………………………………... |
1606 |
42 |
Jules-César……………………………………………………….. |
1607 |
43 |
Antoine et Cléopâtre…………………………………………….. |
1608 |
44 |
Cymbeline………………………………………………………... |
1609 |
45 |
Coriolan………………………………………………………….. |
1610 |
46 |
Timon d’Athènes………………………………………………... |
1610 |
46 |
Conte d’hiver…………………………………………………….. |
1611 |
47 |
La Tempêtes……………………………………………………... |
1612 |
48 |
Le champ de cette œuvre est immense, non peut être par le nombre, car les Grecs, les Latins et surtout les Espagnols ont de beaucoup dépassé ces chiffres, mais par l’abondante matière qui s’y trouve condensée. Ce sont des épopées humaines, ce sont des mondes solides, habités par des personnages de tous les temps, de toutes les conditions, de tous les caractères. Ces êtres, sortis du cerveau d’un homme, vivent de la vie réelle ; tout cela parle, marche, agit et pense comme des créatures de Dieu. Eschyle, Sophocle, Euripide sont peut-être aussi profonds, ils ne sont pas aussi complets, ils ne sont pas aussi vivants. Les types divers qui ont donné leurs noms aux pièces énumérées plus haut, et ceux qui figurent dans ces pièces, même sur les plans secondaires, possèdent une sève et une vitalité que nulle part ailleurs on ne retrouve.
L’esprit de système n’a pas gâté les idées de l’auteur et n’a modifié en rien sa manière naturelle d’exprimer ce qu’il sent. Il ne se croit pas obligé de passer au crible le sérieux et le bouffon d’un sujet donné, d’en faire deux parts, de les peser, de les doser, de les répartir dans le carton appelé tragédie et dans le carton appelé comédie. Chez lui l’homme pleure et rit dans la même journée, quelquefois dans la même heure, comme cela se passe au réel. Il ne s’embarrassera pas non plus du temps écoulé entre l’entrée en scène de son héros et le dénouement de l’action. L’imagination du spectateur le suivra également, et sans se lasser, où il voudra la transporter, comme elle suit les chapitres d’un livre. Ce que ce spectateur aura le droit de demander au poète, c’est de l’action, de la vérité et des émotions incessantes.
À toutes ces qualités, qu’il possède au plus haut point, Shakespeare joindra, ce qui lui appartient en propre, des caractères fondus d’un bloc dans le bronze, les vues philosophiques les plus larges, le style à la fois le plus énergique et le plus gracieux, le plus terrible et le plus tendre qu’on ait entendu de mémoire d’homme. Il créera une langue à lui, lumineuse et rapide comme la foudre, qui touchera au même instant aux pôles opposés de la pensée humaine, dans laquelle elle laissera un ébranlement profond et une lumière qui semble un reflet du ciel.
Nul n’a plus créé que Shakespeare, mais sa création n’est pas dans le thème ou dans l’argument qui sert de base à ses drames. Ce petit roman, dans lequel aujourd’hui on fait consister toute l’invention dramatique, Shakespeare s’en emparait là où il le trouvait : tantôt c’était une nouvelle italienne, tantôt une légende ou une chronique, tantôt même une vieille pièce de théâtre hors d’usage. Telles furent les origines du Roi Lear, du Roi Jean, de Henri IV, de Henri V, de Roméo et Juliette, d’Othello, de Mesure pour mesure et de tant d’autres. Mais tous ces personnages de convention n’ont pris un corps et une âme que le jour où le grand poète est venu les animer de son souffle. Mettez en regard Holinshed, Giraldi Cinthio, Bandello, la ballade écossaise de Macbeth, le Pecorone, qui a fourni l’argument du Marchand de Venise, le vieux drame intitulé the Pityful Chronicle of King Lear et les chefs-d’œuvre qui en sont sortis : vous retrouverez des deux côtés les mêmes matériaux, cela est vrai ; mais ces vils moellons, au lieu de constituer des cabanes rustiques, sont devenus des palais de fées. Je n’excepterai de cette absorption, faite par Shakespeare, que notre vieux Miracle de Notre-Dame, Othon Roi d’Espagne, que j’ai analysé dans le chapitre du théâtre français au XVIe siècle, et qui se trouve être le Cymbeline du poète anglais. Shakespeare a-t-il connu le Miracle français ou bien a-t-il puisé son sujet dans le roman de la Violette ou dans quelqu’autre vieux poème ou fabliau de notre pays ? voilà ce que je ne saurais dire. Toujours est-il qu’Othon Roi d’Espagne peut être lu sans défaveur après Cymbeline, et Imogène, selon moi, n’ôte rien de son charme à la séduisante Denise du vieux Miracle français.
VI - L’œuvre apocryphe
L’exécution de Shakespeare, toujours à la hauteur de sa pensée, porte avec elle une empreinte tellement nette, tellement caractéristique, que je ne puis concevoir que des savants, des penseurs, des philosophes habitués à l’analyse et à la synthèse des choses, aient pu supposer que les seize pièces apocryphes qui ont fait l’objet de tant de débats fussent des produits de ce puissant cerveau. Toutes ces pièces sont composées et écrites dans le système exagéré et boursouflé que Shakespeare est venu détruire, et qu’il critique si vertement dans Hamlet, quand il dépeint Pyrrhus rôti par la fureur et par le feu, et qu’il parle d’envoyer la trop longue tirade chez le barbier, pour la faire raccourcir. Titus Andronicus, que l’on veut prêter à Shakespeare, est assurément beaucoup plus souillé d’exagération que le Pyrrhus dont Hamlet se moque. La première partie de Henri VI, quoique contenue dans l’édition d’Héminge et Condell, n’est pas de Shakespeare. La seconde et la troisième partie sont seulement retouchées par lui. Une Tragédie dans l’Yorkshire, apocryphe pour tout le monde, n’est qu’un mélodrame judiciaire sans valeur sérieuse. Les Deux Nobles parents, attribués à la collaboration de Fletcher et de Shakespeare, m’ont tout l’air de l’imitation d’une pièce espagnole du temps. Cette imitation est galante et agréablement dialoguée. Les silhouettes d’Arcite et de Palémon, neveux du Roi de Thèbes, ne manquent pas d’une certaine grâce, et je préfère le genre poétique de cette composition à la lamentable et vraie tragédie de M. Arden de Feversham dans le Kent, autre mélodrame extrait des dossiers criminels anglais. Il n’y a rien là des idées de Shakespeare. Si Shakespeare a retouché un travail primitif, comme le croit le jeune et habile traducteur M. Fr.-V. Hugo, qui a étudié la question de style de très près, je m’accuse le premier de n’avoir pas su reconnaître cette trace. Je m’en tiens toujours au vieux Shakespeare du vieux temps, augmenté toutefois de Périclès, que je crois irrécusable comme authenticité. Édouard III, que M. Fr.-V. Hugo signale avec raison à l’attention de ses lecteurs, contient de très émouvantes scènes et de vrais caractères. S’il fallait absolument choisir parmi les apocryphes, je choisirais Édouard III, pour l’ajouter aux drames historiques. Là, au moins, je ne trouve rien de contraire à la pensée de Shakespeare, à ses combinaisons habituelles : deux belles et nobles figures, celle du Roi, celle de la comtesse de Salisbury ; plusieurs silhouettes bien tracées sur les plans inférieurs, le comte de Warwick, le Prince de Galles, la Reine Philippa, le Roi Jean ; de la passion, point d’emphase ; pas de petits moyens ; enfin, le dessin d’un tableau d’histoire quelque peu mêlé de fantaisie avec la noblesse qu’il comporte.
Pope a déclaré Périclès apocryphe et indigne du nom de Shakespeare ; Dryden le reconnaît comme une œuvre du grand dramatiste ; Malone croit que la pièce fut seulement retouchée. La vérité, entre tant d’opinions, c’est que la forme de cet ouvrage est tout à fait primitive, et qu’elle n’a rien dans sa contexture qui rappelle la griffe puissante de notre auteur ; mais, en y regardant de près, on retrouve facilement le style shakespearien, avec ses larges touches, avec ses ellipses qui étonnent, avec ses métaphores, dont la grandeur étrange équivaut à une signature. Puis, çà et là, des défaillances inattendues, des timidités, des périodes boursouflées comme certaines périodes de Marlowe. L’effort dramatique n’est pas pondéré, et souvent il dépasse le but. La scène de Marina, au lupanar de Mytilène, est dans une gamme que plus tard le poète ne se serait pas permise. Enfin, on reconnaît là l’œuvre d’un jeune homme fougueux et plein d’inexpérience ; mais ce jeune homme est bien Shakespeare.
VII - L’œuvre authentique
Nous entrons maintenant dans l’œuvre authentique, car la jeunesse a été courte, l’expérience est venue vite. Trois ans après avoir écrit Périclès, le jeune transfuge de Stratford faisait représenter Richard III, c’est-à-dire l’une des catastrophes les plus émouvantes de l’histoire de son pays, ressuscitée en chair et en os : Glocester le bossu, le mécréant, semant de cadavres humains le chemin du trône où il s’assied ; puis, après sa série de meurtres heureux, la destinée l’abandonnant, et, sous la tente où il repose, au champ de bataille de Bosworth, les spectres de ses victimes lui venant jeter chacun sa malédiction : Henri VI, Clarence, Rivers, Hastings, les enfants d’Édouard, la Reine Anne, Buckingham. – « Désespère et meurs ! s’écrie chacun de ces fantômes en s’adressant à l’assassin couronné, et toi Richmond, rejeton de la maison de Lancastre, vis et fleuris ! Que les bons anges te donnent la victoire ! » Nul effort, nulle embûche de l’enfer, nul pardon du ciel, ne sauvera le Roi Richard, car il est condamné par sa conscience, et cet homme terrible fuit pour la première fois de sa vie. « Un cheval ! un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! » Mais l’épée de Richmond lui barre le passage ; bientôt le chien sanglant tombe frappé à mort, et sa couronne, arrachée de son front, passe sur la tête de son rival.
Ce que le tableau chronologique du répertoire shakespearien nous montre de plus curieux, c’est la succession heurtée des sujets les plus dissemblables : ainsi, en 1593, Richard III ; en 1594, le Songe d’une nuit d’été, c’est-à-dire les deux extrémités du monde de la pensée, le sombre drame historique donnant la main à la scintillante et rêveuse féerie d’Obéron et de Titania. À trente-deux ans, Shakespeare écrit le poème d’amour de Roméo et Juliette ; à trente-trois ans, le terrible Marchand de Venise ; puis il se renferme deux ans dans les chroniques de Henri IV, du Roi Jean, de Henri V, qu’il entremêle de trois comédies gracieuses, pour arriver à Hamlet. Quand il dramatise la légende danoise, il a trente-six ans, et, comme pour se reposer de cet effort philosophique, il crée aussitôt l’épopée bouffonne de Falstaff, qui a nom les Joyeuses Épouses de Windsor. De 1604 à 1610, la pensée tragique semble dominer exclusivement. Shakespeare fait représenter successivement cinq drames terribles : Othello, le Roi Lear, Macbeth, Jules-César, Antoine et Cléopâtre. Que s’est-il donc passé qui ait pu assombrir ainsi les idées du poète, jusque-là partagées entre les sujets les plus variés, allant comme à plaisir et sans transition du ciel à la terre, du jeu sanglant des batailles à l’exhilarante bouffonnerie ? Parmi les événements extérieurs, rien qui l’ait personnellement attristé. Dans cet intervalle, il avait pu voir la mort de la Reine Élisabeth, l’avènement de Jacques d’Écosse le fils de Marie Stuart, dont le couronnement brisa les fers du comte de Southampton, l’ami de Shakespeare, enfermé à la Tour, on se le rappelle, pour avoir voulu épouser, malgré la Reine, Miss Varnon, cousine du comte d’Essex. L’Écossais avait débuté sur le théâtre politique dans son rôle de Roi par une tragi-comédie, jouée sur un échafaud. Après leur avoir donné toutes les terreurs de la mort, il avait gracié les victimes. Markham, Grey, Cobham et leurs complices avaient été mis en liberté, après avoir confessé leur crime. Hormis la conspiration des poudres, qui jeta un moment l’alarme dans la ville de Londres, rien donc n’avait pu voiler de deuil la muse de Shakespeare. Cette succession non interrompue de cinq sujets tragiques tient uniquement à sa disposition d’esprit, et probablement aussi au goût du public et aux nécessités du répertoire. Comme aux anciens temps, le tragique poussé à l’extrême recommençait à remplir la caisse des théâtres. Voilà ce que nous montre la chronologie, et je regrette vivement que les éditeurs et les traducteurs de Shakespeare l’aient dérangée, sans aucune raison plausible, au lieu de la rectifier, s’ils avaient des raisons pour le faire.
Les comédies mixtes, mêlées de gracieux et de dramatique, sont plus qu’on ne croit des reflets italiens et espagnols, voilà ce qu’on n’a pas assez dit : ainsi la Méchante Femme mise à la raison, qui vient en partie de l’Arioste et en partie d’un vieux conte transalpin, et qui est traitée tout à la manière italienne ; ainsi Peines d’amour perdues, où le concetto domine comme si nous étions à la cour des ducs de Ferrare ou d’Urbin ; ainsi Beaucoup de bruit pour rien, qui rappelle l’épisode de l’Arioste dont Ariodant et Ginevra sont les héros. Ces adorables figures de Benedick et de Beatrice ne sont elles-mêmes autre chose que le développement d’un concetto italien dans les proportions qu’a su lui donner le génie du poète anglais. La Douzième Nuit, ou Ce que vous voudrez est l’enveloppe d’une vraie comédie espagnole. Nous avons vu souvent et nous verrons encore, sous des noms divers, castillans, aragonais ou andalous, cette charmante Viola, qui, travestie en cavalier, séduit la maîtresse de celui qu’elle aime en secret. Dans ce genre de comédies, Shakespeare maintient ses personnages plaisants sur le terrain de l’humour, et, dans cette mise en œuvre, il reste tout à fait lui-même. L’humour n’est pas l’esprit français. Notre esprit est tout à la surface, celui des Anglais tient en dessous à la sentimentalité ; l’un ne se pique que de faire rire, l’autre fait à la fois rire et penser ; l’un réside plutôt dans le mot, et l’autre dans l’idée. De là ces plaisanteries anglaises à double face si difficiles à comprendre pour des Français. Ces ironies traduites perdent presque tout leur sel, et telle expression qui en anglais offre un sens charmant nous paraît souvent grotesque et de mauvais goût, le grand mot, comme on sait, pour désigner ce que l’on ne comprend pas. Benedick et Beatrice, dans Beaucoup de bruit pour rien, Rosalinde et Orlando, dans Comme il vous plaira, sont des modèles d’humour, ou d’esprit anglais. Au fond, Beatrice aime Benedick, Benedick adore Beatrice, et, pendant toute la pièce, ils se font une guerre acharnée de quolibets qui vont jusqu’à l’insulte ; mais sous les mots piquants on sent l’amour grandir jusqu’à l’explosion finale. Lorsqu’au dénouement ils se marient, ils ont l’air de le faire à contrecœur. « Ainsi, vous ne m’aimez pas ? dit Benedick à Beatrice. – Non, vraiment ! répond la jeune fille, excepté d’une amitié reconnaissante... – Allons, je te prendrai ; mais je te prends par pitié. – Je ne veux pas vous refuser, mais je jure que je ne cède qu’à la contrainte, car on m’a dit que vous mouriez d’amour pour moi. – Silence ! s’écrie enfin Benedick en l’embrassant, je vais te fermer la bouche. »
Rosalinde, elle, éprise d’Orlando, qui de son côté l’aime à en perdre la tête, se travestit en homme, à la façon des héroïnes italiennes et espagnoles, et elle persécute son amant sans en être reconnue, jusqu’au moment où, après avoir repris les habits de son sexe, elle consent à lui accorder sa main. Quand Orlando raconte ce que l’amour lui cause de souffrances, elle rit de ses grands mots et déclare qu’elle connaît à certains signes un homme pris au piège de l’amour. « Quels sont ces signes ? – Une joue maigre, un œil battu et cave, ce que vous n’avez pas ; un esprit qui ne souffre pas les interrogations ; vos bas devraient être sans jarretières, votre bonnet sans rubans, votre manche déboutonnée, votre soulier dénoué ; enfin tout en vous devrait montrer la désolation : mais vous n’êtes pas un tel homme ; vous êtes plutôt très recherché dans votre accoutrement, ce qui semble indiquer que vous vous aimez vous-même, et non que vous aimez une autre personne.» (Traduction de M. Montégut.)
Le Roi Ferdinand de Navarre et ses jeunes compagnons, Biron, Longueville et Dumaine, qui ont juré haine éternelle aux femmes, donnent à la pièce intitulée Peines d’amour perdues une teinte humoristique très accusée. C’est là pourtant une faible pièce, qu’on ne peut comparer à celles que nous venons de citer, mais elle a sa valeur comme étant le premier essai de Shakespeare dans ce genre. Ici l’humour se noie dans le flot de l’euphuisme, et le reflet de Lyly se manifeste sur tous les points.
Le pur comique anglais n’est pas non plus tout à fait le nôtre. Il admet dans l’action une plus grande dose de bouffonnerie, et son expression, surtout dans les vieux auteurs, passe souvent les bornes de ce que nous pouvons supporter. Le personnage comique par excellence du théâtre de Shakespeare, le joyeux sir John Falstaff, n’a jamais pu être présenté sur notre scène que considérablement amoindri. Son rôle, dans les deux parties de Henri IV, n’a pourtant pas trop heurté la pruderie de notre public, quand on l’a mis à la scène, en 1829. Les situations auxquelles il prend part dans la taverne d’East-Cheap seraient des situations à effet dans tous les pays et dans tous les temps. Mais son épopée grotesque chez Mistress Ford et au Chêne de Herne, textuellement reproduite, aurait bien de la peine à s’acclimater chez nous. Le fond de la pièce des Joyeuses Épouses de Windsor est pourtant le même que celui de l’École des Femmes de Molière ; tous deux l’ont emprunté à une nouvelle italienne de Giovanni Fiorentino, un amoureux qui, sans le savoir, prend pour confident de ses aventures le mari de la femme qu’il courtise. La mise en œuvre de cette idée, selon le goût de chaque pays et selon le génie de chaque auteur, en fait deux pièces tout à fait dissemblables : l’une, charmante, tempérée, qui fait agréablement sourire ; l’autre, tout en dehors, agissant et forçant l’expansion de la gaîté par les moyens les plus excentriques et les plus inattendus. Le vieux chevalier, « cette baleine échouée sur la côte de Windsor, » ne ressemble guère à Horace, le rival d’Arnolphe, pas plus que mistress Ford ne fait songer à l’innocente Agnès.
VIII - Les Féeries
Les féeries de Shakespeare ouvrent pour ainsi dire et ferment son répertoire, puisque le Songe d’une nuit d’été est de 1594 et la Tempête de 1612.
Dans ce genre de la féerie, si adorablement mêlé de passion, de poésie, de comédie humoristique et de farce amusante, Shakespeare se montre d’une originalité profonde. Ni avant lui, ni après lui, nul n’a écrit de pareilles choses. L’argument qui sert de fond au Songe d’une nuit d’été, c’est-à-dire l’histoire du duc d’Athènes et d’Hippolyte, Reine des Amazones, est d’une insignifiance parfaite ; mais tout le merveilleux de l’invention consiste dans les épisodes amenés par les querelles amoureuses de Titania et d’Oberon, le Roi des Fées, et dans la spirituelle caricature des comédiens artisans, appartenant aux guildes des métiers. Les commentateurs veulent que cette caricature soit un souvenir de la fête donnée par Leicester à la Reine, en son château de Kenilworth, souvenir qui serait resté dans la mémoire du jeune Shakespeare, à cette époque âgé de onze ans. Le tisserand Bottom, à la tête d’âne, le charpentier Le Coing, Groin le chaudronnier, Flûte le raccommodeur de soufflets, seraient la reproduction des ouvriers de la guilde de Coventry, qui jouèrent chez le Duc une pièce de leur répertoire, peut-être cette même tragédie de Pyrame et Thisbé, si bouffonne dans la forme que lui a donnée l’auteur du Songe. Sans contredire cette opinion des commentateurs, je crois que la critique théâtrale, qui s’étend si largement dans la pièce, va plus loin que les acteurs-artisans de Coventry, et qu’elle s’adresse parfaitement aux grands théâtres de Londres. N’avons-nous pas vu déjà comment Shakespeare, dans le prologue de Henri V, demande pardon aux spectateurs de la pauvre mise en scène dont il les prie de se contenter ? Dans ses conseils aux acteurs nomades venus à la cour de Danemark, Hamlet ne plaisante-t-il pas à cœur joie les ouvrages et la déclamation à la mode du jour ? Le lion, le clair de lune, le mur du Songe d’une nuit d’été, sont l’expression un peu plus forcée de la même idée. « Ô mur, aimable mur, qui me sépare de ma Thisbé, s’écrie Pyrame, ouvre ta fente, afin que je puisse regarder au travers ! » Et le personnage qui représente le mur, tout enduit de chaux, écarte les doigts pour permettre aux amants de s’apercevoir. Pyrame collant ses lèvres aux doigts du Mur, et le Mur s’en allant quand il a fini son rôle ; le porteur de lanterne, qui représente la lune et ses cornes ; le lion, qui rugit dans la même perfection que luit la lune ; le couplet de grotesque désespoir débité par Pyrame quand il croit Thisbé mise en morceaux par le lion, tout cela s’applique parfaitement au théâtre du Lord amiral, et même au théâtre du Globe, qui joue, avec un aussi triste appareil, toutes les pièces de Shakespeare. Quoi de plus gracieux que la vaporeuse Titania, envoyant ses petits sylphes se cacher dans les boutons de roses musquées, ou guerroyer avec les chauves-souris, pour s’emparer de la peau de leurs ailes ! Elle repose sur l’herbe verte, enveloppée dans un rayon de la lune. Le jaloux Oberon touche ses yeux du suc d’une herbe enchantée, qui la rend amoureuse du grossier Bottom, sur les épaules duquel le lutin Puck a mis une tête d’âne, pendant qu’il répète son rôle dans la tragédie de Pyrame. Elle caresse le rustre grotesque, elle lui déclare sa passion, elle lui donne pour serviteurs et pour gardiens, de peur qu’il ne s’échappe, Phalène, Toile-d’Araignée, Fleur-des-Pois et Graine-de-Moutarde, ses sylphes favoris. « Nourrissez-le d’abricots et de groseilles, leur dit la Reine des fées, nourrissez-le de grappes pourpres et de figues ; dérobez pour lui aux abeilles leurs sacs de miel. Pour flambeaux de nuit, coupez leurs cuisses enduites de cire, et allumez-les aux yeux enflammés du ver luisant. »
Quelle honte pour Titania, quelle vengeance pour Oberon quand le charme s’est dissipé ! Titania croit avoir rêvé ; elle demande pardon à son Roi bien-aimé, et tous deux s’envolent avec leur cour de sylphes et de lutins, pour aller assister aux noces de Thésée, Duc d’Athènes, où s’exécute la tragédie de Pyrame, représentée par le tisserand Bottom, le chaudronnier Groin, et Flûte le raccommodeur de soufflets. Les aventures merveilleuses de la Tempête, et la petite teinte de drame qui colore cette fantaisie, frappèrent vivement les esprits anglais, encore tout émus de la découverte des Bermudes ou Îles des Diables, et de la relation de cette campagne, publiée par George Sommers. Le magicien Prospero, sa fille Miranda, son lutin Ariel, et son esclave Caliban, renouvelèrent au théâtre du Globe les beaux jours et les belles recettes du Songe d’une nuit d’été. Shakespeare se retira donc du monde dramatique par un succès populaire, qui ne fit que s’accroître, et qui dure encore aujourd’hui.
MM. Gervinus et Kreissig, célèbres critiques allemands, ont écrit de gros commentaires sur ce rôle de Caliban, qui, pour eux, représente les mauvaises passions des races sauvages, et subsidiairement le peuple sans éducation, gouverné par ses grossiers instincts. Caliban-peuple réclame à tout propos la liberté, mais cette liberté est celle de s’enivrer et de fainéantiser tout à son aise. Il a un bon maître, il veut le tuer pour en servir un plus mauvais qui flatte ses vices.
Cette profondeur politique est encore un prêt gratuit fait par les philosophes à Shakespeare. Si Caliban était ce qu’on veut qu’il soit, l’auteur aurait commis une grande faute en n’accusant pas mieux sa pensée. Quand Shakespeare veut frapper sur une tendance qu’il blâme, il se montre plus net dans sa démonstration, et, pour preuves, les scènes populaires de Jules-César, celle, par exemple, où Marcellus reproche à la foule de jeter des fleurs sur le passage de celui qui marche triomphant dans le sang de Pompée, que vous acclamiez autrefois, leur crie-t-il, bûches que vous êtes ! têtes de pierre ! qui jadis montiez jusque sur les toits pour voir le grand Pompée traverser les rues de Rome. Et cette autre scène qui suit le meurtre de César, où, après avoir salué de ses acclamations Brutus et Cassius, le peuple se retourne soudainement contre eux, après le discours d’Antoine : « Ô noble César !vengeance ! Brûlons, incendions, tuons, égorgeons ! que pas un traître ne vive ! » Voilà la touche de Shakespeare, ferme, large, bien accusée ; avec lui, jamais de doute, jamais de champ laissé à l’interprétation. Il dit ce qu’il veut dire, il le dit absolument, et il n’y a rien à ajouter ni dans la pensée ni dans l’expression.
IX - Les drames historiques
En parlant de Jules-César, nous touchons à l’une des plus riches parties du domaine shakespearien, le drame historique.
Les chroniques anglaises avaient déjà été mises à la scène avant l’arrivée de Shakespeare à Londres ; nous avons vu même quel parti Marlowe avait tiré de l’histoire lamentable du Roi Édouard II, assassiné dans sa prison par Lightborn Matrevis et Gurney. Avant Shakespeare aussi, on avait représenté un Henri V d’un auteur inconnu, et une trilogie de Henri VI, dont notre poète retoucha largement les deux dernières parties. Ce Henri VI figure aujourd’hui dans son œuvre authentique ; mais il ne l’avoua jamais de son vivant comme étant de lui. La première partie de la trilogie est inscrite sur les registres du théâtre de la Rose, desservi par les comédiens du Lord amiral, à la date de 1591. Quand elle passa, on ne sait comment, du théâtre de la Rose à celui de Blackfriars, Shakespeare fut chargé des remaniements jugés convenables par les nouveaux propriétaires. De là les injures de Green, accusant son jeune rival de se parer des plumes de ses confrères, et de porter un cœur de tigre enveloppé dans la peau d’un comédien. (Voyez le pamphlet intitulé Quatre sous d’esprit.) Green ou l’un de ses amis était sans doute l’auteur primitif du Henri VI, joué par les serviteurs du Lord amiral. Laissons de côté ces douteux ouvrages. C’est par Richard II que Shakespeare commence la série de ses drames historiques, en 1593. Il est déjà bien lui, plein de grandeur et de nobles émotions. De profondes pensées, un style incomparable, des caractères d’une vérité et d’une fermeté merveilleuses. La scène du défi qui ouvre le drame, et qui expose ainsi d’une façon si pittoresque la haine déclarée entre Henri Bolingbroke, qui plus tard sera le Roi Henri IV, et le Duc de Norfolk ; cette autre scène du combat, où le Roi s’interpose ; la mort de Jean de Gaunt, la déposition de Richard, ses adieux à la Reine sa femme, peuvent se comparer aux plus belles créations du futur auteur de Henri V et de Richard III. Et pourtant, dans cette pièce si colorée, il ne s’écarte pas un instant de la chronique de Holinshed, et il se prive à dessein de l’élément comique, qu’il mêle ordinairement à l’action de tous ses autres ouvrages.
Après qu’Exton a tué le Roi Richard pour légitimer à tout jamais et sans retour l’usurpation de Henri Bolingbroke, viennent les deux drames de Henri IV. Le rebelle couronné voit se retourner contre lui les éléments qu’il a employés à élever sa fortune royale. Edmond Mortimer, désigné par Richard mourant, lui est opposé comme compétiteur au trône, et il lui faut recommencer, pour défendre son pouvoir, les guerres qu’il a jadis intentées pour le conquérir. Il trouve devant lui l’Écossais Douglas, qui le cherche partout dans la mêlée pour le tuer de sa main, et le Gallois Ower Glendower, qui passe pour un magicien auquel obéissent les puissances occultes. La terre tremblait lorsque naquit Glendower ; le front du ciel était rempli de formes flamboyantes ; les chèvres s’enfuyaient des montagnes. Il se vante d’avoir trois fois mis en fuite Henri Bolingbroke en déchaînant la tempête. Le Roi d’Angleterre a contre lui aussi le bouillant Hotspur, fils du comte de Northumberland, qui ne connaît que le droit de la force et qui subordonne toute chose humaine à l’audace et au succès. C’est dans cette première partie de Henri IV que se trouvent les adorables scènes de la taverne d’East-Cheap, hantée par le Prince de Galles Henri et tous les chenapans de sa bande, Poins, Gadshill, Bardolph au nez rouge et le gros Falstaff d’amusante mémoire. La seconde partie de Henri IV conduit le spectateur par des chemins enchantés, jusqu’à la conversion du Prince, qui, sous le nom de Henri V, devient l’un des plus grands Rois de l’Angleterre. Il éloigne de lui ses compagnons de débauche, confirme dans ses pouvoirs le grand juge qui a eu le courage de l’arrêter au nom de la justice de son père, et il désire que ce digne magistrat vive assez pour voir un prince royal l’offenser et lui obéir comme il l’a fait lui-même. Le drame de Henri V termine cette épopée brillante. Les grands combats sur la terre de France, qui remplissent une partie de l’ouvrage, devaient être bien ridicules, qu’on nous passe le mot, au milieu de cette scène du Globe, flanquée de deux rangs de spectateurs assis sur des escabeaux ou vautrés sur le parquet. Où placer les camps français et anglais avec leurs masses de chevaliers armés de toutes pièces, le Connétable, le Dauphin et le Duc d’Orléans, les Ducs de Bourbon et de Bourgogne, le Roi Henri V, le Duc de Glocester, le Duc de Bedford, Exeter, York, Salisbury, Warwick, Westmoreland ? Comment montrer Harfleur assiégé par l’armée anglaise, puis Azincourt, puis des palais, puis des champs de bataille ? La pièce n’en est pas moins très intéressante si l’on se contente de la lire, quoique dans ce héros aimable et galant l’on reconnaisse difficilement le terrible et implacable soudard qui fit tant de mal à la France.
Le plus grand tour de force qu’il fut donné à Shakespeare d’accomplir dans la série de ses drames tirés de la chronique nationale, ce fut de mettre en scène Henri VIII, le père de la Reine Élisabeth, et Anne Boleyn sa mère, le divorce du Roi avec Catherine d’Aragon, et son mariage avec la belle aventurière qu’il fit immoler plus tard par le glaive du bourreau. Ce Roi cruel et hypocrite n’est pas flétri par Shakespeare comme les autres mauvais rois dont la tyrannie pesa sur l’Angleterre ; mais, si le poète se tait, les faits parlent hautement, depuis la condamnation à mort de Buckingham jusqu’à la répudiation de la vertueuse Reine, obligée de céder son trône et son lit à sa fille d’honneur. La mère de la Reine Élisabeth a dans la pièce l’allure d’une intrigante, et tout le beau rôle est pour l’Espagnole répudiée. Le dernier sommeil de Catherine est une vision céleste où les anges la couronnent de palmes et saluent son martyre. « Quand je serai morte, dit-elle à ses femmes, en s’éveillant, couvrez-moi de fleurs virginales. Que le monde entier sache que j’ai été une épouse chaste jusqu’à la tombe. Quoique découronnée, que je sois enterrée en Reine et en fille de Roi ! »
Cette pièce, que l’on peut dire audacieuse pour le temps et dans les circonstances où elle fut écrite, se termine par un dithyrambe en l’honneur de la Reine Élisabeth, qui paraît sur la scène, enfant et portée à l’église de Westminster pour y recevoir le baptême. « Ciel ! s’écrie le héraut Jarretière, envoie une vie prospère et longue à la haute et puissante princesse d’Angleterre ! – Cette royale enfant, dit l’évêque Cranmer, sera le modèle de tous les princes de son temps et de tous ceux qui leur succéderont. La vérité la bercera, les saintes et célestes pensées la conseilleront toujours. Restée vierge, elle passera comme un lis immaculé sur la terre, et tout l’univers la pleurera. »
Les critiques anglais ont beaucoup agité la question de savoir si cette flatterie finale est bien de la main de Shakespeare. Plusieurs d’entre eux ont pensé que ce compliment avait été ajouté, sous le règne de Jacques Ier, par Ben Johnson. Le jour de la représentation de cet ouvrage, en 1613, le feu prit au théâtre du Globe, qui fut entièrement détruit et immédiatement reconstruit.
Quand Shakespeare voulut appliquer à l’histoire romaine le système qu’il avait suivi pour les chroniques anglaises, il composa deux chefs-d’œuvre : Jules-César et Antoine et Cléopâtre, qui, pour avoir été moins loués que certains de ses autres ouvrages, n’en sont pas pour cela moins dignes d’admiration. Shakespeare a pris dans Plutarque le sombre personnage de Brutus, et il en a fait le héros de sa tragédie. Il adopte sans restriction cette nature farouche qui, dans son orgueil impitoyable, prétend juger l’humanité et la soumettre aux rêves de son esprit malade. Cet assassin monomane devient l’âme du drame de Shakespeare, et la grande figure de Jules-César s’efface devant lui et disparaît avant la fin de la première moitié de la pièce.
Cette étude de Brutus livré tantôt aux bons instincts de son cœur, tantôt à ses raisonnements d’école, commence avec un grand éclat à la scène, où, la nuit, dans son verger de Rome, fuyant sa couche que le sommeil ne vient plus visiter, il se demande s’il doit obéir à cette voix intérieure qui lui crie de frapper la tyrannie avec le tyran. Les raisonnements de Cassius, de Décius et de Cinna le décident à se faire bourreau. Pourtant, il voudrait pouvoir atteindre l’esprit de César sans déchirer César ; mais, hélas ! il faut que César saigne : « Tuons-le avec fermeté ! »
Les scènes d’intérieur où Portia, femme de Brutus, et Calphurnia, femme de César, manifestent à leurs maris les tristes pressentiments qui les agitent, jettent sur le fond trop noir de la tragédie quelques teintes mélancoliques, qui font bientôt oublier la terrible catastrophe du meurtre. « Et toi aussi, Brutus ! – Meurs donc César ! » Puis vient cette merveilleuse scène du forum, où Antoine, penché sur le cadavre de son ami, appelle la malédiction du peuple sur les assassins ; puis la fuite des coupables, l’incendie de leurs maisons, la dispute et la réconciliation de Brutus et de Cassius, l’apparition du fantôme de César annonçant à Brutus qu’ils se reverront à Philippes. Par la faute de Brutus, qui a donné trop tôt le signal, la bataille de Philippes est perdue, Cassius est tué, et Brutus s’écrie : « Ô Jules-César, tu es encore puissant, ton esprit erre par le monde et tourne nos épées contre nous-mêmes ! » Et il se jette sur le glaive nu que lui présente Straton. Malgré le parti pris en faveur de Brutus par l’auteur du drame, les faits, on le voit, concluent contre lui, et Shakespeare ne cherche pas un seul instant à échapper à la logique des faits.
Le drame d’Antoine et Cléopâtre est pour ainsi dire la continuation et le complément du Jules-César.
Le héros de Philippes, qui réunit un tiers de l’empire romain sous son pouvoir direct, se perd par la volupté, comme César s’est perdu par la soif de la gloire. Les beaux yeux de la Reine Cléopâtre, déjà pourtant sur le retour, sont le flambeau où va se brûler ce lourd papillon romain, égaré dans un harem d’Égypte. Le jeune Octave, qui n’a pas encore combattu, précipite de son trône ce successeur d’Osiris. Le colosse tombe, et un regard de sa belle Reine suffit pour le consoler de tous ses malheurs.
X - Les Drames de passions
Les grands drames de passion, c’est-à-dire Roméo et Juliette, Hamlet, Othello, le Roi Lear, Macbeth, ont plus fait pour vulgariser en Europe la gloire de Shakespeare que la réunion de tous ses autres ouvrages. L’émotion produite par la combinaison des moyens scéniques a toujours plus d’effet sur les masses que les délicatesses du cœur et de l’esprit. Dans ces drames violents, les personnages ont cent coudées de hauteur, comme dans 1e répertoire d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. Je n’oserais dire qu’ils sont exagérés, mais on doit avouer qu’on ne les rencontre pas souvent dans la vie. Le récit de l’Italien Luigi da Porto, amplifié par Bandello racontant les amours et la fin tragique des deux amants de Vérone, contient, sans en omettre un seul, si ce n’est toutefois la scène du balcon, tous les incidents de la pièce de Shakespeare. On y trouve même la scène finale ajoutée par Garrick, le réveil de Juliette après que Roméo s’est empoisonné. Shakespeare, qui avait lu cette histoire dans une traduction anglaise d’Arthur Brooke, arrangée pour le goût de la Grande-Bretagne, ne connut pas cette scène de Roméo portant déjà la mort dans son sein et voyant tout à coup ressusciter la bien-aimée qu’il a crue perdue ; sans cela il n’eût pas laissé à Garrick le soin de l’ajouter à son œuvre. Ce qu’il y a de bizarre, c’est la simplicité, je dirai même la naïveté du récit italien, en regard de la recherche fleurie qui abonde dans le dialogue de la pièce anglaise. Quand le jeune amoureux anglais aperçoit la fille du Capulet au balcon : « Voilà l’Orient, s’écrie-t-il, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur, parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même. »
Cet amour du concetto vient en droite ligne du poète Lyly. Roméo est de 1596 ; c’est un ouvrage de la jeunesse de Shakespeare, qui croit d’autant moins devoir éviter le langage précieux, qu’il fait parler des amoureux et des Italiens ; c’est une sorte de couleur locale dont il empreint son œuvre. Mais il se trouve plus italien que l’Italie.
Tous les incidents qui forment la tragédie d’Othello sont également empruntés à un autre Italien, à Giraldi Cinthio, dont nous avons plus haut analysé les œuvres. Le dénouement seul est de l’invention de Shakespeare. Voilà ce qui concerne les faits ; mais dans Othello comme dans Roméo, comme dans tous ses autres ouvrages, c’est le développement des caractères qui constitue l’invention réelle du grand poète anglais. La nouvelle de Giraldi Cinthio attribue à un amour dédaigné l’abominable machination de l’Enseigne Yago. Shakespeare lui donne pour cause le dépit d’avoir vu le général lui préférer Cassio. « Cassio, un garçon qui n’a jamais su ranger un escadron en bataille et qui ne connaît pas mieux la manœuvre qu’une jeune fille. » C’est ce Cassio qu’on a fait lieutenant, et lui, Yago, qui a donné des gages de son mérite à Rhodes, en Chypre et autres lieux, il demeure dans son grade d’Enseigne au service de sa seigneurie More. En servant ce chef qu’il hait, Yago se sert lui-même ; ce n’est ni l’amour ni le devoir qui le font agir, mais son intérêt personnel. L’invention de Shakespeare est donc d’avoir donné la vie à ces personnages, trop effacés dans la nouvelle du Cinthio. Yago et Othello sont devenus sous sa main deux types terribles, sans équivalents dans les autres créations du théâtre. Desdemona a pris un corps et une âme ; quand on l’a vue, on ne l’oublie pas ; il semble qu’on l’ait connue. En la voyant éprise de cet homme violent, au visage noir, aux lèvres épaisses ; en entendant Brabantio, son père, désolé, accuser le More d’avoir pratiqué des enchantements pour séduire sa fille, on plaint Desdemona, on a le cœur serré, on prévoit la catastrophe. Elle a beau répondre à son père devant le tribunal du doge : « Vous êtes mon seigneur selon le devoir, mais voici mon mari ; et autant ma mère montra de dévouement pour vous en vous préférant à son père même, autant je prétends en témoigner légitimement au More, mon seigneur, » on n’approuve pas sans réserve sa conduite imprudente ; on a peu de sympathie pour ce soldat d’aventure, malgré le récit pompeux qu’il fait de ses malheurs et des dangers qu’il a traversés. Après l’avoir entendu, personne ne dirait comme le bon doge : « Il me semble qu’une telle histoire séduirait ma fille même. » Eh bien ! malgré ce premier mouvement de blâme et de répulsion, l’intérêt naît peu à peu dans l’âme du spectateur. Desdemona est si dévouée, si pure, si naïve dans son malheureux amour, qu’on le lui pardonne et qu’on tremble pour elle à chaque pas que fait la sombre intrigue de l’Enseigne, ce serpent venimeux qui s’avance sous l’herbe et qui enroule dans ses anneaux le couple infortuné dont il va broyer les os. C’est par son bon cœur que se perd Desdemona. Elle implore son mari pour le lieutenant Cassio, tombé en disgrâce, et de cette recommandation Yago se fait un prétexte pour jeter le poison de la jalousie dans le sein du More. Les mille façons dont il retourne le dard dans le cœur de ce pauvre insensé, qu’il torture à plaisir, constituent la vraie création de Shakespeare, et cette émouvante scène du meurtre, qui n’a pas d’égale, couronne majestueusement le drame le plus rempli de terreur et de pitié qui ait jamais fait palpiter un auditoire.
Macbeth est l’incarnation de l’ambition, comme Othello est l’incarnation de la jalousie. Depuis l’instant où les trois sorcières se sont montrées à lui dans la bruyère, depuis l’instant où, plaçant leurs doigts noueux sur leurs lèvres flétries, elles lui ont crié ces paroles fatidiques : « Macbeth, tu seras Roi, » il n’a plus ni trêve ni repos : il est comme prédestiné au meurtre ; pourtant son cœur ne s’est pas encore dépouillé du fond d’honnêteté qu’il renferme. Il a de l’ambition (comme dit lady Macbeth), « mais pourvu qu’elle soit sans malaise. » Aussi lady Macbeth se défie-t-elle de la nature de son époux, qui est trop pleine du lait de la tendresse humaine. Sa bouche d’hyène chassera « tout ce qui éloigne Macbeth du cercle d’or dont le destin voudrait le couronner. »
La fatalité, qui joue dans cette action le rôle qu’elle remplit d’ordinaire dans le drame antique, conduit justement le Roi Duncan sous le toit du Thane de Cawdor. Malheur à lui ! Après un copieux festin, quand le Roi repose et que la nuit plane sur le manoir d’Inverness, lady Macbeth presse son époux hésitant et le traite de lâche s’il n’accomplit pas le serment qu’il a fait. Cet esprit faible jure de nouveau, et, sous l’hallucination fiévreuse qui précède le signal de cloche que doit lui donner sa femme, il dévoile le fond de son âme dans ce magnifique monologue qui commence par ces mots : « Is this a dagger wich I see before me ? (Est-ce un poignard que je vois là devant moi ?) » La cloche sonne enfin. « J’y vais, et c’est fait ! Ne l’entends pas, Duncan, car c’est le glas qui t’appelle au ciel ou en enfer ! » Sa femme est là lorsqu’il revient, regardant ses mains ensanglantées, balbutiant d’une voix émue : « Ah ! c’est là un triste spectacle ! » C’en est fait, ce sang a rejailli sur sa conscience. Macbeth a tué le sommeil, baume des âmes blessées ! Lady Macbeth, elle, demeure impassible. Elle emmène son mari dans sa chambre. Un peu d’eau va laver le crime.
Tout est consommé. Macbeth est Roi d’Écosse. Le corps de Duncan a été transporté à Colmeskill, dans les caveaux de ses prédécesseurs ; mais Banquo connaît la prédiction des sorcières, Banquo a deviné le rôle joué par le Thane de Cawdor dans ce jeu sinistre du château d’Inverness. Banquo mourra.
L’apparition du spectre de Banquo dans le festin n’est que la conscience vivante du meurtrier couronné ; elle vient bien dans l’économie du drame, après la prédiction des sorcières dans la bruyère ; elle relie entre eux les événements surnaturels qui se continuent par la seconde scène de sorcellerie, où un esprit annonce à Macbeth que nul être né d’une femme ne pourra triompher de lui.
À cet ordre surnaturel, on peut rattacher aussi la marche de la forêt de Birnam et la scène de somnambulisme où lady Macbeth, vaincue à son tour par le remords, mais vaincue seulement dans son sommeil, cherche à effacer la tache de sang qui souille cette petite main (this little hand) que tous les parfums de l’Arabie ne sauraient purifier. Macbeth est brave jusqu’au bout, et il ne perd l’espoir que lorsqu’il tombe sous le fer du jeune Macduff, qui n’est pas né d’une femme, puisqu’il fut arraché du ventre de sa mère avant terme. Quoique des passions grandioses soient là mises en jeu, Macbeth est plus rapproché de l’humanité qu’Othello et que Roméo.
D’abord, ses actions sont toutes le résultat naturel de son ambition, et puis son langage se tient toujours dans les limites de la vérité absolue. À l’exception de quelques plaisanteries de clown, comme celles du portier après la scène de l’assassinat du Roi, le style de toute la pièce est soutenu et se maintient à la hauteur de l’action. L’unité de cette action terrible est irréprochable ; aussi cette condensation, peu habituelle à l’auteur, produit-elle un effet d’ensemble d’une puissance extraordinaire. De tous les drames shakespeariens, Macbeth est le seul, peut-être, dont on puisse jouer la traduction littérale et complète sur les théâtres du Midi, aussi bien que sur les théâtres du Nord.
L’une des plus merveilleuses pièces de Shakespeare, pièce incomparable, qui n’a nulle part son analogue, c’est Hamlet ; c’est celui de tous les ouvrages de notre poète qui a donné lieu au plus grand nombre de commentaires. C’est aussi la pièce où l’invention de Shakespeare a la plus large place. Quelques lignes de chronique lui suffisent cette fois pour base de son sujet ; c’est son puissant cerveau qui enfante tous les personnages et tous les détails de cette action multiple.
Hamlet vengeant son père et poursuivant le meurtrier dont sa mère est la complice, cet argument est celui de l’Oreste grec ; mais le fond antique disparaît presque tout entier sous les broderies de la pensée moderne. Encore cette pensée n’est-elle pas celle de l’Italie ou de la France. C’est le spleen du Nord, cette maladie de l’âme que le dégoût de toutes choses, le mépris des autres et de soi-même pousse au découragement, au doute et au suicide. Voilà pourquoi Hamlet ne sera jamais bien compris que dans le pays où Shakespeare l’a évoqué comme le fantôme d’un mal inhérent à ce sol et à cette atmosphère hantés par les diables noirs de la mélancolie. Le Werther de Gœthe est un reflet d’Hamlet ; mais combien ce reflet paraît bourgeois à côté des grandes douleurs du Prince de Danemark. Aussi, dès son apparition, et malgré l’éclat de son succès en Allemagne, l’esprit français, qui ne comprenait pas le héros de Gœthe, ne vit-il en lui qu’un prétexte à caricature, et l’excellent comédien Potier fit courir tout Paris aux grotesques incidents nés de la passion du jeune Werther pour la trop simple Charlotte.
Les hésitations d’Hamlet, après la révélation du spectre, ont été fort blâmées par les critiques restés sous l’influence exclusive des idées païennes. Mais Hamlet n’est pas un païen, et encore moins un professeur de grec abruti par les textes. Hamlet porte en lui l’idée chrétienne. Il n’y a pas de fatum qui puisse excuser à ses yeux le parricide. Le meurtre, même le plus juste, lui répugne et le fait songer. Ce fantôme de son père, il l’a bien vu, il lui a parlé ; mais si ce fantôme, malgré sa réalité apparente, n’était qu’un rêve de son imagination malade ! Il lui faut, pour le conduire à l’action, une raison plus déterminante, plus sûre, plus palpable. Il feint la folie pour surprendre le secret terrible ; il tente l’épreuve de la comédie qui reproduit les circonstances du meurtre ; il voit Claudius se lever et courir s’enfermer dans sa chambre, en demandant des lumières ; c’est alors seulement qu’il paraît ne plus douter, et pourtant il n’affirme pas encore absolument ; il se contente de dire : « Oui, Horatio, je tiendrais mille livres sur la parole du fantôme. » Sa mère le fait appeler. « Soyons inflexible, dit-il, mais non dénaturé. Ayons des poignards dans la voix, mais non dans la main. Quelques menaces qu’il y ait dans mes paroles, ne consens jamais, mon âme, à les sceller de l’action. » C’est cette irrésolution produite par le doute qui jette dans le cœur d’Hamlet la pensée du suicide ; c’est elle aussi qui l’arrête par la crainte de l’avenir, quand il pourrait se débarrasser des flagellations du monde.
Hamlet hésite jusqu’au dernier moment ; c’est le hasard qui tranche pour lui la question.
Laërte, la Reine, Claudius et Hamlet lui-même meurent par une espèce de loi providentielle, qui est la logique de ce drame étrange.
La pièce d’Hamlet est celle où Shakespeare a mis le plus de lui-même. Sa douce misanthropie, ses dédains pour les choses de la vie, pour nos grandeurs, pour nos misères, se trouvent là comme résumées. Il n’est pas jusqu’à ses opinions littéraires qu’il n’ait consignées dans ce poème étonnant. « Si vous braillez cette tirade comme font beaucoup de nos acteurs, dit-il aux comédiens qui doivent jouer la Mort de Gonzague, j’aimerais autant faire dire mes vers par le crieur de la ville. Ne sciez pas trop l’air ainsi avec vos bras. Oh ! cela me blesse jusque dans l’âme d’entendre un robuste gaillard à perruque échevelée mettre une passion en lambeaux, voire en haillons, et fendre les oreilles de la galerie, qui, généralement, n’apprécie qu’une pantomime incompréhensible et le bruit. »
Hamlet n’est pas même amoureux de la charmante Ophelia. Laërte le sait bien, quand il dit à sa sœur : « Pour ce qui est d’Hamlet et de ses frivoles attentions, regardez cela comme une fantaisie, un jeu sensuel, une violette de la jeunesse printanière, suave mais sans durée, dont le parfum remplit une minute, rien de plus. » Quand on le croit le plus épris, il pense au spectre et au suicide. La première fois que les deux jeunes gens causent sans témoins, Hamlet dit à la fille de Polonius : « Je vous ai aimée jadis. » Et il ajoute : « Si tu te maries, je te donnerai pour dot cette vérité empoisonnée : sois aussi chaste que la glace, aussi pure que la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie. Va-t’en dans un couvent, adieu ! » La pauvre Ophelia, qui, ainsi que tout le monde, le croit fou, répond avec un soupir comprimé : « Ô puissance du ciel, guérissez-le ! » Mais, quand le prince de Danemark tient ce langage, on sait très bien que sa folie est feinte, et, s’il parle ainsi à cette pauvre fille, c’est qu’il ne l’aime pas, c’est qu’elle ne compte pour rien dans sa vie, c’est que, tout préoccupé de la recherche des coupables, il ne s’aperçoit même pas qu’il est aimé de la plus aimable et de la plus vertueuse fille de la terre. « Je suis la plus misérable de toutes les femmes ! murmure Ophelia en cachant ses larmes ; moi qui ai sucé le miel de ses paroles mélodieuses, voir la forme et la beauté incomparable de cette jeunesse en fleur flétrie par la démence ! Ô malheur à moi ! Avoir vu ce que j’ai vu, et voir ce que je vois ! » Quand par mégarde il a tué Polonius, le père d’Ophelia, il n’a pas un regret, il ne songe même pas à la douleur qu’il va causer à celle qui donnerait sa vie pour lui. « Indiscret, imbécile, adieu ! je t’ai pris pour plus grand que toi ! » Voilà la seule oraison funèbre pour le père d’Ophelia. Je ne le crois donc pas, lors qu’il se précipite dans la fosse auprès de Laërte, en criant : « Me voici, moi, Hamlet le Danois ! J’aimais Ophelia. Quarante mille frères ne pourraient pas, avec tous leurs amours réunis, parfaire la somme du mien ! » Sa sensibilité nerveuse a été surexcitée par la vue de ce cadavre virginal ; il est la seule cause de cette mort qui pèse sur sa conscience ; il éprouve un véritable désespoir, mais il n’aime pas, il n’a jamais aimé. Sans cela il ne quitterait pas ainsi la partie par un lazzi équivoque, en simulant toujours la folie et ne pensant qu’à sa vengeance qu’il n’accomplit pas. En effet, dans la scène suivante, il raconte tranquillement à Horatio toutes les péripéties de son voyage en Angleterre, et de la malheureuse Ophelia, pas un mot. En ne donnant pas au personnage d’Ophelia le développement qu’il comportait, Shakespeare a montré à quel point il connaissait le théâtre. Si Ophelia devenait intéressante, Hamlet deviendrait odieux. Il ne conserve la sympathie que par le vague répandu à dessein sur ses sentiments réels à l’égard de la sœur de Laërte. Sa folie simulée, qui se confond dans certains passages avec la possibilité d’une folie véritable, aide encore à la pitié qu’il inspire et masque tout ce que sa conduite a d’inexplicable et de répulsif. Quelle rancune peut-on garder à cet homme qui n’a pas réellement la responsabilité de ses actes, et qui, d’ailleurs, va expier sa faute d’une si horrible façon ? Il meurt dans une affreuse agonie, et, dans cette agonie même, pas un mot de souvenir pour la malheureuse fille qu’il a tuée ! Voilà pourquoi le drame d’Hamlet étonne plus qu’il n’émeut. C’est plus une œuvre pensée qu’une œuvre dramatisée ; c’est plus un poème philosophique qu’un poème scénique.
Je ne range pas, il s’en faut de beaucoup, Timon d’Athènes et le Roi Lear sur la ligne des drames de passion que nous venons de citer. Timon d’Athènes est encore une thèse philosophique où la discussion a plus souvent la parole que l’action. Il est vrai que cette thèse est soutenue par le génie d’un écrivain qui donne à tout ce qu’il touche une grandiose empreinte. Le sujet, pourtant, ne prête guère au drame, et il n’en peut ressortir aucun intérêt. Timon se ruine sottement à gorger des parasites et se retire ensuite dans un désert, pour maudire l’humanité. En agissant de la sorte, il n’a certes pas le beau rôle, et l’on a plus envie de rire de lui que de le plaindre. Aussi Gœthe le trouve-t-il plus comique que le Misanthrope de Molière, et Schlegel voit-il dans cet ouvrage une satire plus qu’un drame. Le critique anglais Coleridge veut prouver qu’en écrivant cette pièce, Shakespeare était sous l’impression de quelque vive contrariété. M. Guizot apprécie l’ouvrage de la façon suivante : « La misanthropie de Timon, aussi furieuse que sa confiance a été extravagante, le caractère équivoque d’Apimantus, la brusquerie des transitions, la violence des sentiments, forment un spectacle plus triste que vrai. »
On ne peut guère plaindre le Roi Lear, pas plus qu’on ne plaint Timon d’Athènes, lorsqu’on voit ce vieux despote déshériter sa fille Cordelia, qui l’aime, et partager ses biens entre ses deux autres filles, Goneril et Regane, dont il devrait d’avance connaître le cœur avide et ingrat. Tous ses amis l’abandonnent, et ils ont raison. Lorsque après s’être dépouillé de ses richesses il va se mettre en pension chez sa fille aînée Goneril, mariée au duc d’Albany, sa fille se débarrasse de ce vieux querelleur, dont elle n’a plus rien à attendre, et le Roi chassé se réfugie chez sa seconde fille, qui le traite de la même façon.
Le voilà fuyant à travers la campagne, escorté d’un bouffon, le seul ami resté fidèle ; l’orage l’assaille, la foudre gronde sur sa tête, une cabane de chaume lui sert d’abri. Les malheurs et les émotions poignantes font bientôt de ce Roi un homme en démence. Cordelia revient auprès de lui pour le protéger ; mais tous deux ils meurent sous les persécutions de leurs ennemis. La catastrophe qui prive également de la vie les deux filles dénaturées Regane et Goneril ne parvient pas à atténuer ce fâcheux dénouement, que plus tard Garrick corrigea, en faisant triompher le Roi Lear et Cordelia.
XI
Tel est en raccourci le contour du monde shakespearien, monde immense, lumineux, soleil mêlé d’ombres, que la distance du temps et la différence des idiomes rendent parfois difficile à découvrir dans toutes ses surfaces. Nous n’avons plus les idées des contemporains d’Élisabeth et de Jacques Ier ; notre langue, en outre, diffère à ce point de la langue anglaise, que la plus excellente traduction n’offre souvent qu’un sens grotesque là où resplendit une pensée ingénieuse ou profonde. Les formes théâtrales, au sud et au nord, ne sont plus les mêmes. Broyées et pétries dans les unités de par les Grecs qui ne les ont pas observées, nous tendons toujours à renfermer notre action dramatique entre deux paravents, comme si les décors et les machines étaient encore à inventer. Les peuples du Nord, au contraire, donnent aux sujets qu’ils traitent toute l’ampleur que ces sujets comportent. Il résulte de cette convention d’abord une très grande variété qui aiguise la curiosité du spectateur, ensuite la possibilité de tout mettre en action, au lieu d’accabler l’auditoire par des récits sans fin, qui, du reste, il faut le reconnaître, ne sont plus possibles aujourd’hui. De Shakespeare est né le théâtre allemand moderne, Gœthe, Schiller et ceux qui ont marché sur leurs traces. Les Espagnols, sans le connaître, suivirent une route parallèle à la sienne et créèrent aussi chez eux une scène nationale. Ces deux pays s’affranchirent ainsi de l’imitation servile des Italiens, dans laquelle se traîna trop longtemps le théâtre français.
L’Allemagne a tout admiré dans Shakespeare ; l’Angleterre a tour à tour déifié et rabaissé son poète, jusqu’à le mutiler ; la France l’a consciencieusement analysé et discuté, et les idées les plus justes sur cet intéressant sujet sont dues à MM. Guizot, Taine, Ph. Chasles, Mézières, Montégut et Fr.-V. Hugo.
La question matérielle des décors et des costumes n’existait pas dans ce temps, où toute l’attention du public se concentrait sur le mérite des ouvrages. En Italie, les machines avaient, dès le XVe siècle, fait de grands progrès, comme nous avons pu le remarquer ; mais c’était le seul pays où l’on se préoccupât de ces détails. La France, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, fut un modèle de ridicule pour ce qui concerne le vestiaire théâtral. Ces travestissements incroyables sous lesquels l’on produisait les héros ne choquaient pas le public, et n’empêchaient en rien le succès des pièces.
Avant la retraite de Shakespeare, Londres compta jusqu’à dix-sept théâtres, qui ne jouaient pas tous les jours, il est vrai, mais qui donnèrent à une quantité d’auteurs l’occasion de produire non pas constamment des chefs-d’œuvre, mais enfin des ouvrages estimables à plus d’un titre. Beaucoup plus bas que Shakespeare, mais au premier rang après lui, il convient de placer Ben Johnson, le chef de la tentative de réaction classique en Angleterre.
XII - Ben Johnson : sa vie
Benjamin Johnson, ou, par abréviation, ainsi que lui-même avait coutume de signer son nom, Ben John son, représente le mouvement réactionnaire vers l’imitation des anciens, opposé au mouvement national, dont Shakespeare est demeuré le chef et la plus haute expression. Ben Johnson était un homme d’une rare instruction, qui n’eut d’autre tort que de vouloir remonter le courant des idées de son siècle et de son pays, et qui se fit à tort le disciple de Sénèque et des Italiens, quand il pouvait marcher dans la large voie que Shakespeare venait d’ouvrir avec tant d’éclat. On peut dire avec assurance que ce fut son savoir qui le perdit. Toujours préoccupé de cette idée fixe de faire revivre le théâtre païen, il calcula au lieu d’inventer, il raisonna au lieu d’agir, il créa des abstractions au lieu de montrer des hommes, il sacrifia le naturel à la recherche, et, avec un talent incontestable, il n’arriva qu’à produire une œuvre froide et compassée, à la quelle manquent la vie et le mouvement, ces deux qualités essentielles de toute composition dramatique. Nous analyserons l’auteur dans les diverses productions de son esprit ; disons d’abord ce qu’était l’homme.
Il naquit en 1574, dans la ville (aujourd’hui le quartier) de Westminster, un mois après la mort de son père. Celui-ci était un pauvre clergyman, qui avait d’abord occupé une autre place. Il avait, en outre, subi un long emprisonnement au temps de la Reine Marie, probablement pour cause de religion. Le grand-père, qui appartenait à une famille honorable, et qui possédait quelque bien, était établi originairement à Annandale, en Écosse ; de là il passa à Carlisle, puis entra au service de Henri VIII. La veuve du clergyman épousa en secondes noces un maître maçon. On mit l’enfant à l’école de Saint-Martin-des-Champs, puis à l’école de Westminster, à cause des grandes dispositions qu’il montrait pour l’étude. Ben conserva toute sa vie une tendre reconnaissance pour son vieux professeur Camden, à qui, plus tard, il dédia sa première pièce de théâtre : Chaque homme dans son humeur (Every man in his humour).
Au sortir de l’école de Westminster, Ben Johnson entra à l’Université de Cambridge ; mais, les ressources exiguës de ses parents n’ayant pu l’y maintenir, il revint chez sa mère, et aida quelque temps son beau-père dans son état de maçon. Bientôt, las de cette vie, il s’enrôla comme soldat et fit la campagne des Pays-Bas contre les Espagnols ; puis il débuta en qualité d’acteur au petit théâtre du Rideau-Vert, dans Shoreditch, où il eut un duel avec un de ses camarades, qu’il laissa mort sur la place. Il fut, pour ce fait, arrêté et mis en prison. Un prêtre catholique le convertit ; rendu à la liberté, il se maria ; il avait alors vingt ans. Ben Johnson commença sa carrière dramatique en remaniant les pièces des débutants, puis il débuta lui-même comme auteur, sous la protection de Shakespeare, qui fit jouer, en 1598, sa comédie intitulée : Chaque homme dans son humeur. Voilà donc Ben Johnson le pied dans l’étrier, à vingt-deux ans, plein d’espoir et d’envie de bien faire, patronné par le grand poète de l’époque, qui était en même temps l’un des directeurs du premier théâtre de Londres, et le plus serviable des amis.
Le succès de son premier ouvrage amena le second, qui fut la contrepartie du premier, sous le titre : Chaque homme hors de son humeur (Every man out of his humour). La Reine voulut que la pièce fût représentée devant elle ; à cette occasion, Ben Johnson ajouta à sa comédie, en manière d’épilogue, le compliment final qui commence par ces mots : Never till nouv did object, et qui fut récité par Macilente, l’un des personnages.
Le journal de Henslowe, si curieux à consulter pour l’histoire du théâtre anglais à cette époque, nous apprend que, dans le même moment, Ben Johnson travaillait pour le théâtre de la Rose. Son nom est inscrit trois fois sur ce journal : d’abord, à l’occasion d’une avance de quarante shillings faite à lui et à Dekker pour une pièce écrite en collaboration par les deux auteurs ; puis on voit figurer une même somme de quarante shillings pour une autre pièce, dans laquelle Chettle leur était adjoint ; enfin, une troisième somme de vingt shillings est attribuée à Ben Johnson, à-compte sur une tragédie qu’il devait écrire seul. La tragédie ne vit jamais le jour ; mais l’année suivante, en 1600, on joua un autre ouvrage de Johnson, intitulé les Fêtes de Cynthia (Cynthia’s Revels).
Avec les ressources de ses ouvrages, qui, plus tard, s’augmentèrent de sa pension de poète lauréat de la cour, Johnson put subvenir aux besoins de sa famille. Il perdit sa femme la même année où le Roi Jacques Ier lui accorda sa pension (1616).
Les reproches d’ingratitude adressés à Johnson, à propos de Shakespeare, paraissent peu fondés. Ils ne reposent que sur ces mots écrits par le poète incriminé : « Je me rappelle que les comédiens mentionnaient, à l’éloge de Shakespeare, que, dans ses écrits, il ne raturait jamais une ligne ;je répondis : Plût à Dieu qu’il en eût raturé mille ! » On ne cite généralement que ce passage à la charge de Ben Johnson ; mais voici comment il explique plus loin sa pensée : « Les comédiens attribuèrent cette réponse à une idée malveillante. Je ne répéterais pas cet entretien pour en instruire la postérité, si ce n’était le désir que j’ai de signaler l’ignorance de ces hommes qui, pour louer un ami, choisissaient justement le point par lequel il péchait, et, en même temps, je veux justifier ma franchise, car j’aimais l’homme et j’honore sa mémoire autant qu’on peut aimer la mémoire d’un homme sans aller jusqu’à l’idolâtrie. » Rien, du reste, n’indique que les deux poètes aient jamais cessé de se voir à la taverne de la Syrène, où, chaque soir, ils faisaient assaut d’esprit. Un contemporain a comparé, à ce propos, Johnson à une galère espagnole, solide, mais lente dans ses évolutions, et Shakespeare à une légère frégate anglaise, virant de bord avec soudaineté et profitant de tous les vents (fuller’s worthies). Ces disputes littéraires, qui égayaient les soirées de la Syrène, mettaient aux prises leurs théories sur l’art, si opposées, nous le savons ; du reste, ils n’en demeuraient pas pour cela moins bons camarades.
Le véritable ennemi du pauvre Ben, celui qui le maintint dans la gêne, et qui, enfin, le conduisit au tombeau, ce fut le vin des Canaries, où il retrempait trop souvent sa verve humoristique.
Les derniers moments de sa vie furent tristes ; il se vit accablé à la fois par le besoin et par la maladie. Ce colosse, qui avait l’encolure d’un athlète, mourut du scorbut, compliqué d’hydropisie et de paralysie. Il éprouva la douleur de voir la chute de ses derniers ouvrages, dont l’un, New Inn (la Nouvelle Auberge), fut outrageusement sifflé (1630). Il n’avait plus alors ni femme ni enfants ; tout était mort autour de lui, et il restait seul cloué sur son lit de douleur, dans l’agonie du corps et de l’esprit. Il implora les bontés du Roi Charles Ier, qui venait de succéder à son père, le priant de convertir en livres sterling les cent marcs de sa pension. Le Roi lui accorda généreusement sa requête, et, connaissant le faible de son poète, il joignit à l’argent la rente annuelle d’un petit tonneau de vin des Canaries. La double munificence du Prince n’empêcha pas le poète lauréat de mourir. Il avait alors soixante-six ans. On l’enterra à Westminster. Sur la pierre de son tombeau abandonné, un passant, pour la somme de dix-huit pence, fit graver un jour par un manœuvre la simple inscription suivante : « Ô rare Ben Johnson ! » On projeta plus tard de lui élever, par souscription nationale, un monument en marbre surmonté de sa statue ; mais les malheurs des temps ne permirent pas l’exécution de ce projet.
Son ami Drummond, qui ne l’épargne guère dans ses appréciations, prétendit que Johnson était trop grand admirateur de son propre mérite, et qu’il aimait à rabaisser celui des autres. Ce terrible compagnon ajoute que notre poète préférait la perte d’un ami à celle d’un bon mot. Il lui reproche également son ivrognerie. Pour compléter le portrait, il dit encore qu’il était susceptible et colère, et qu’il cherchait querelle à tout propos. Cette apologie posthume, par Drummond, son ami, n’est, à vrai dire, que la répétition de tout le mal que disaient de Ben ses ennemis acharnés, dont le nombre augmentait en raison non pas seulement de ses succès, mais des violentes satires personnelles semées par lui dans les rôles de ses comédies. Ben était caustique, c’était sa tournure d’esprit, mais il n’était pas méchant. Il y a loin d’un mot piquant à une action mauvaise. Je ne veux d’autre preuve de son caractère généreux que le trait suivant, rapporté par tous ses biographes : Sous le Roi Jacques, Marston (devenu depuis son ennemi capital) et Chapman furent arrêtés pour avoir fait jouer une comédie intitulée : Eastward Hoe (le Cri de l’Est), où l’on médisait des Écossais. Ils allaient avoir le nez et les oreilles coupés (c’était la censure répressive de ce temps-là), quand le courageux Ben s’alla aussi constituer prisonnier, déclarant, ce qui était vrai, qu’il avait collaboré secrètement à la pièce. Le Roi Jacques, ne voulant pas défigurer son lauréat, fit grâce à ses deux complices.
XIII - Ben Johnson : ses œuvres
Ben Johnson est un auteur de satires plutôt qu’un auteur de comédies. Il ne cherche pas le côté plaisant des choses, mais le côté odieux ; il ne se moque pas des ridicules, il entre contre eux dans une colère qui ne s’arrête pas ; il ne rit jamais, il mord. Telle est la juste appréciation de son tempérament dramatique en ce qui concerne la comédie. Dans la tragédie, c’est un autre homme : il perd toute originalité, toute personnalité ; on croirait voir un bœuf pesant attelé à la charrue de Sénèque, et cherchant à marcher pas à pas dans le sillon romain. Son Séjan, son Catilina sont taillés sur le modèle d’Agamemnon et des Troyennes. C’est la même enflure de paroles, le même vide d’idées, le même défaut d’action et d’intérêt. Pourtant, lorsqu’il arrive aux derniers actes, il sent de lui-même la nécessité de secouer les pavots de son commencement ; il quitte alors le solennel terre-à-terre du tragique latin, et il se rapproche autant qu’il le peut du mouvement, qui, dans les drames de Shakespeare, enlève chaque soir les applaudissements de la foule : ainsi la séance du Sénat dans le temple d’Apollon, au cinquième acte de la Disgrâce de Séjan (Sejanus-his fall). Pendant que Tibère envoie l’édit de Caprée qui doit consommer la ruine du ministre tout-puissant, Ben Johnson nous montre les sénateurs jaloux de plaire à celui qu’ils croient encore au faîte du pouvoir, allant s’asseoir auprès de lui et l’accablant de prévenances et de flatteries. Le héraut paraît enfin et lit l’édit de l’Empereur : « Tibère-César au Sénat, salut. » Chacun fait silence. L’Empereur déclare mépriser les libelles publiés contre sa retraite à Caprée, mais il ne souffrira pas les licences qui attaquent sa dignité. Il convient que les faveurs dont il a comblé son ministre, qu’il a tiré de l’état le plus obscur, peuvent lui attirer la haine publique. Il espère pourtant que son affection pour Séjan n’offensera personne. « On dira peut-être, continue le héraut, que, sous prétexte de servir l’Empereur, Séjan n’a songé qu’à son propre intérêt. On dira qu’il s’est entouré des gardes prétoriennes ; qu’il a formé des factions dans le Sénat et dans le peuple ; qu’il s’est créé des partisans au moyen des places dont il a disposé. » À ce moment, les sénateurs regardent le puissant ministre d’un air inquiet et comme pour lui demander le mot de cette énigme impériale. Ils sont bientôt tirés de doute par une phrase plus explicite, où l’Empereur déclare s’être trompé dans son choix, et où il affirme que Séjan a offensé les Dieux. Les sénateurs en foule quittent alors leurs bancs et s’éloignent du ministre, que la faveur du souverain abandonne. « Retirez-vous ! lui dit l’un d’eux d’un ton courroucé. – Vous me forcez à changer de place ! ajoute l’autre en s’éloignant. » Enfin la missive impériale s’explique tout à fait. Elle demande que le Sénat s’empare de tous les biens du favori. Vainement, pâle, au milieu de cette scène de lâche abandon, Séjan s’écrie : « Ces lettres sont supposées ! – Paix ! qu’on s’assure de lui ! » répond l’un des Pères Conscrits, l’un des clients de Séjan. Et tous font chorus : « La mort à qui osera l’approcher ! – N’ai-je donc plus d’amis ? murmure le malheureux. – Tes amis, lui dit Arruntius, ont disparu avec ta fortune ! » Le nouveau commandant des Prétoriens entre dans le temple et dépouille Séjan de sa pourpre. « Qu’on l’emmène, s’écrie l’un des anciens flatteurs, et que les Dieux protègent César ! – Que l’on couronne nos portes de lauriers ! – Qu’un sacrifice soit offert aux Dieux ! – Qu’on efface de nos annales jusqu’au nom du traître ! – Leurs cœurs, attachés à la roue de la fortune, dit le philosophe Arruntius, en suivent tous les mouvements. – Quelle leçon pour les ambitieux ! s’écrie Lépide. Séjan, sur qui tous les regards étaient fixés, comme la vie sur les décrets du destin, n’est aujourd’hui qu’un objet de pitié ! Que dis-je ? personne n’ose le plaindre ! »
Cette scène, dont je ne donne qu’un aperçu, est très belle et surtout très mouvementée ; mais Johnson, comme s’il avait peur d’être accusé de renier ses doctrines, s’empresse de terminer sa pièce par un récit glacial de la mort de Séjan et de sa famille. Un héraut vient raconter au public que le peuple a jeté les corps aux Gémonies ; que la triste Apicata, en revenant de l’exil, a vu traîner dans les ruisseaux de Rome les membres mutilés de ses enfants, et qu’elle s’arrache les cheveux et se meurtrit le sein de désespoir en demandant vengeance aux Dieux.
Dans la comédie, Ben Johnson invoque le souvenir de Plaute et de Térence, comme dans la tragédie il a invoqué le souvenir de Sénèque. À Térence, il n’emprunte malheureusement que la contexture un peu vide de ses plans, et à Plaute que l’allure un peu trop verte de ses dialogues. Ben Johnson se préoccupe avant tout de tracer des caractères ; mais les caractères qui le frappent dans la société de son temps ne sont que des exceptions qui ne se rattachent par aucun point à la nature générale de l’homme. Ainsi, dans Chaque homme hors de son humeur, il crée le chevalier Puntarvolo, « archi-anglais dans ses voyages, et voué à l’excentricité ; » Fastidious Brisk, « courtisan à la mode, qui s’exerce à saluer devant son miroir, et qui trouve pour la conversation des phrases réchauffées qu’il complète par la viole et le tabac ; » Delvio, « bon bourgeois radoteur, qui sacrifie tous les matins quatre sous de genièvre pour parfumer la chambre de sa femme, et qui la réveille aux sons d’une musique discordante ; » Saviolina, « dame de la cour, dont la vertu ne pèse pas plus que son esprit. » Cette galerie d’originaux que présentent sans cesse les comédies de Ben Johnson est d’un certain intérêt pour ceux qui veulent connaître les petits ridicules de la société anglaise de la fin du XVIe siècle et du commencement du XVIIe. Il existe dans l’histoire du théâtre de tous les pays une série d’auteurs qui vivent ainsi sur les petites choses et sur les petites observations. Ils possèdent leur mérite spécial, comme des gravures bien taillées ou des médailles bien frappées. Par malheur, Johnson n’a pas l’esprit amusant qui doit toujours dominer dans les combinaisons dont la comédie est la base ; il satirise comme un prédicateur, il se fâche tout rouge et tonne avec une amertume mal contenue contre les personnages dont il met en scène les faiblesses ou les ridicules. Ainsi Asper, l’Alceste du prologue d’Every man out of his humour, s’écrie, dès le début : « Qui donc, à l’aspect de ce monde impie, garderait assez de patience pour dompter sa colère ou retenir sa langue ? La terre craque sous le poids des crimes, l’enfer ouvre ses abîmes sous nos pas. Qui peut voir de tels prodiges et se taire ? Ce n’est pas moi. Mon âme ne fut jamais broyée dans un moulin à huile pour flatter le vice et caresser l’iniquité... Avec ce fouet d’acier, je graverai sur leurs flancs des lignes sanglantes. » On attend beaucoup après de pareilles promesses, et l’on demeure fort désappointé en voyant se dérouler une pièce longue, monotone, sans action aucune. Toute l’invention réside dans les notes qui décrivent les personnages. Ces personnages n’agissent pas, et emploient cinq mortels actes à expliquer ce qu’ils appellent leurs caractères. La pièce est traversée, en outre, par les deux compères du prologue, Mitis et Cordatus, qui viennent de temps en temps émettre leurs réflexions et commenter les intentions de l’auteur. Encore s’ils étaient amusants ! mais leur dialogue est un radotage perpétuel. On ne peut comprendre le succès d’une telle comédie.
Le Méchant Poète (the Poetaster), comédie satirique que Ben Johnson donna en 1601 au théâtre de Blackfriars, et qu’il dirigea contre ses confrères Marston et Dekker, qui avaient été ses collaborateurs, produisit un un grand scandale et lui valut une réponse sur le même ton de personnalité. Il avait enveloppé ses diatribes dans des costumes romains ; la comédie de Marston et Dekker, intitulée Satiromastix, ou le Déshabillage du Poète humoristique, ne se donna pas tant de peine pour dissimuler ses ripostes, et elle plaça la scène bel et bien en Angleterre. Les poètes tympanisés sous les noms de Crispinus et de Démétrius rangèrent de leur parti l’armée et les légistes, qu’ils prétendirent avoir été attaqués aussi bien qu’eux dans la comédie de Johnson, et ils acquirent ainsi un public pour soutenir leur ouvrage. Le Satiromastix a disparu, le Poetaster est resté. C’est encore là pourtant une pauvre invention dans son ensemble, quoique les détails soient souvent remarquables par la vigueur et le coloris du dialogue ; mais franchement ce genre d’ouvrage, où l’action et la vie manquent, où la froide convention tient lieu de tout, ne mérite à aucun titre le nom de comédie.
J’aime mieux la Femme silencieuse (the Silent Woman), quoique là encore on sente le travail et la pesanteur de cet esprit trop savant, traînant au bout de chacune de ses périodes des charretées de souvenirs provenant des démolitions grecques et romaines, parmi lesquelles il a péniblement fouillé. Cette fois notre poète a eu l’heureuse idée de n’écrire ses cinq actes qu’après avoir fait choix d’un sujet. Ce sujet est celui d’une bluette, mais enfin il existe, et il sert à prêter une espèce d’animation aux personnages que l’auteur va mettre en jeu. Morose, un gentilhomme qui n’aime pas le bruit (a gentleman that loves no noise), c’est ainsi que le poète le caractérise, et qui s’enferme derrière des murs épais pour ne pas entendre le bruit de la foule, les cris des marchandes d’oranges, les disputes des grooms et des cochers, imagine d’épouser une femme charmante, que lui a vantée son barbier, laquelle ne prononce pas trois paroles en vingt-quatre heures. Cette femme se nomme Épicène (maudit soit ce nom grec dans une pièce où tous les personnages sont anglais !). Elle est d’accord avec le neveu de Morose pour jouer le rôle de muette et arriver à épouser l’oncle maniaque. Le barbier la présente. Elle ôte son masque, Morose est ravi de sa beauté. Il interroge le barbier en lui enjoignant de ne répondre que par signes, en tirant la jambe. « Madame, dit-il à la femme silencieuse, sentez-vous un choc soudain dans votre cœur à la vue de quelques parties de moi-même ?» Épicène répond par des révérences. La joie de Morose est au comble. Il l’épousera. « Coupebarbe, s’écrie t-il en s’adressant à son barbier, je te donne pour rien le loyer de ta maison ! Ne me remercie qu’avec le mouvement de ta jambe. Je sais ce que tu voudrais dire : elle est pauvre et ses parents sont morts ; mais elle apporte une grosse dot, Coupebarbe : c’est son silence. »
Après le mariage, changement complet dans les allures de la femme silencieuse. Elle ne tarit pas en paroles et en querelles : « Pensiez-vous, Monsieur, avoir épousé une statue ou une marionnette, ou une de ces poupées de France dont les yeux remuent au moyen d’un fil de laiton ? – La voilà donc maîtresse chez moi ! murmure le pauvre Morose. J’ai épousé une Penthésilée, une Sémiramis ! j’ai vendu ma liberté pour une quenouille ! » Morose maudit son infernal barbier : « Que ses fauteuils soient toujours vides, ses ciseaux rouillés, ses peignes couverts de crasse dans leurs étuis ! Qu’il en soit réduit à manger ses éponges au lieu de pain, et qu’il n’ait pour boisson que de l’eau de savon ! » Épicène amène toute une bruyante société de femmes et de galants chez son mari. On fait venir des joueurs de trompettes et des tambours pour égayer la fête ; on lance des toasts en l’honneur des vieux Bretons. Morose s’enfuit en se bouchant les oreilles. À peine remis de cette algarade, Morose consulte un docteur ès lois et un théologien pour savoir s’il peut poursuivre en justice la rupture de son mariage. Le théologien est un ami de la maison, affublé d’une longue robe ; le docteur est le barbier Coupebarbe, rendu méconnaissable pour la circonstance. Ils concluent que le matrimonium est bon et parfait, à moins que l’honorable fiancé n’ait demandé à madame, en termes précis et devant témoins, si elle était virgo ante nuptias. Le dénouement est bien inattendu. Le neveu de Morose vient remercier le faux docteur et le faux théologien de leur service. Son oncle lui a signé une allocation de cinq cents livres sterling sur ses domaines. Le mariage est rompu naturelle ment, car Mme Épicène... était un garçon !
Sauf le mutisme et le garçon, cette petite fable est celle d’une vieille comédie italienne, dont Donizetti a fait, de nos jours, son opéra de Don Pasquale. Il est probable que Ben Johnson, qui n’était pas inventeur, on le sait, aura puisé à la même source.
Volpone ou le Renard et l’Alchimiste sont les deux comédies les plus célèbres de l’auteur de Silent Woman. Volpone fut représenté pour la première fois, au théâtre du Globe, en 1605.Ce Volpone est une exagération de la cupidité et de l’avarice. Ce n’est pas un homme, c’est un monstre. Toute la pièce roule sur les fourberies qu’il emploie pour augmenter ses immenses richesses, en faisant croire à chacun de ses visiteurs et de ses faux amis qu’il lui léguera tous ses biens après lui. Il se porte à ravir, et il se met au lit pour laisser croire à tous qu’il va trépasser. Son parasite Mosca lui sert de compère dans tous ses tours, avec l’espoir de l’exploiter plus tard. Dès le lever du rideau, Volpone est en adoration devant son coffre-fort : « Bonjour au soleil et en même temps à mon or ! Mosca, ouvre ce sanctuaire, que je puisse voir mon saint ! Salut, âme du monde et la mienne ! La terre féconde, quand elle voit le soleil, longtemps désiré, paraître entre les cornes du Bélier céleste, est moins heureuse que moi quand j’admire ta splendeur, qui fait pâlir la sienne !... Cher saint Richesse ! Dieu muet ! tu fais parler tous les hommes ; tu n’agis pas, mais tu les fais agir tous. Tu es le prix des âmes ; l’enfer lui même avec toi pour but vaut le ciel ; tu es la vertu, la renommée, l’honneur ; tu es tout[13] ! »
Cette entrée en matière, écrite en fort beaux vers, est grande et énergique, mais déjà l’on se sent dans la convention et hors de la nature humaine. Nul avare n’a tenu de pareils discours à ses coffres. Celui de Plaute, celui de Molière se gardent bien de les exposer ainsi ouverts à l’œil des profanes, et ce n’est pas au premier Mosca venu qu’Harpagon se confierait pour l’administration de sa chère cassette. Mais, dira-t-on, Volpone n’est pas un avare, c’est un homme avide. J’admets la nuance, mais l’imprudence de se confier à un drôle pareil à ce Mosca n’en est pas moins une faute dans la conduite d’un homme rusé, qui prend le nom du renard pour étiquette et pour emblème. Le premier attrapé au trébuchet de Volpone est l’avocat Voltore, qui s’assied au chevet du faux malade, à qui il apporte en cadeau une belle pièce d’argenterie pour cultiver ses bonnes grâces. Au Vautour succède le Corbeau, le bourgeois Corbaccio. « Comment va ton patron ? demande-t-il à Mosca. – Plus mal qu’hier. – Dort-il ? – Il sommeille. – Est-ce qu’il va se tirer d’affaire ? – Non. – Ah, bien ! – Sa bouche est toujours ouverte et ses paupières pendent. – Bien ! – Un engourdissement glacial roidit toutes ses jointures. – Bien ! Qu’est donc venu faire ici l’avocat Voltore ? – Il lui a fait cadeau d’un plat d’argent. – Pour être son héritier ? – Je ne sais pas, Monsieur. – Moi, je le sais bien ; mais je l’en empêcherai. Vois, Mosca, j’ai apporté ce sac de sequins, qui pèse plus que son plat. – À la bonne heure, Monsieur, voilà un vrai médicament ! »
À peine Corbaccio est-il sorti, sur la pointe du pied, de peur d’éveiller le malade, voilà le Renard qui saute en gambadant hors de son lit. Il rit à se tordre. « Bonne canaille, laisse-moi t’embrasser ! » dit-il à Mosca. Un troisième chasseur au testament apporte une perle. C’est le signor Corvino, qui a pour femme une flamboyante beauté, dont la peau est plus blanche que l’aile du cygne, l’argent, la neige ou les lis ; une lèvre moelleuse, qui vous inviterait à un seul mais éternel baiser. Volpone veut la voir sous un déguisement. Il paraît avec un masque sur les tréteaux des baladins de la place St-Marc. Il débite un discours aux badauds, et leur vend de l’huile curative. Celia, la femme de Corvino, paraît à sa fenêtre, attirée par le bruit ; le charlatan promet de faire un cadeau magnifique à la première personne héroïque qui lui jettera un mouchoir. Un mouchoir tombe d’un balcon. C’est celui de la belle Celia. Le mari sort de chez lui furieux, et chasse les saltimbanques à coups de bâton. Mais Volpone est bien amoureux, et, quoique jaloux, Corvino est capable de tout pour figurer sur le testament du moribond. Le rusé Mosca raconte à Corvino que ses concurrents vont l’emporter s’il ne prend pas un grand parti. « Quel est ce parti ? – Voici : il y a eu une consultation de docteurs, dans laquelle on a décidé que, pour essayer de sauver Volpone, il fallait faire coucher dans sa chambre quelque belle fille, fraîche et vigoureuse. Je ne vous dis que cela, Monsieur, ajoute le parasite, ils sont tous là se disputant la présentation. Un des docteurs, le signor Lupo, a offert sa fille, une vierge, Monsieur ! Que voulez-vous ! il sait l’état de mon maître, il sait que rien ne peut réchauffer son corps, sinon la fièvre[14] ; qu’aucun charme ne peut ressusciter son imagination. Et puis, Monsieur, qui le saura ?» Ce qui le saura décide l’avide Corvino, qui conduit lui-même sa femme chez Volpone. « Allons ! lui dit-il, il n’y a pas à reculer, prenez votre parti, je l’ai décidé, cela sera. Si vous êtes loyale et vraiment ma femme, obéissez et respectez mon intérêt. – Avant votre honneur ? – L’honneur ! un mot inventé pour en imposer aux imbéciles. Qui le saura ? » répète le mari, d’après la doctrine de Mosca (Who shall know it ?).
La présentation a lieu. Volpone feint toujours d’être moribond. C’est approcher le feu d’une pierre ; c’est vouloir qu’une feuille morte reverdisse. Mais Corvino tient à ses idées ; il s’esquive, laissant là sa femme et après avoir fermé la porte sur lui. La scène est violente, et je ne crois pas que sur aucun théâtre on en ait joué une aussi audacieuse. Mais celle qui lui succède n’est pas moins osée. Volpone se trouve seul avec la charmante Celia, et il la tente par l’appât des richesses : « Vois ce collier de perles ; chacune d’elles est plus pure que celle de Cléopâtre ; cette escarboucle surpasse en éclat les deux yeux de notre saint Marc. » Enfin, il la saisit, les yeux ardents, et il s’écrie : « Yield, or I’ll force thee ! » (Cède, ou je te contrains par la force !) Bonario, le fils de Corbaccio, entre heureusement dans la chambre à ce moment critique, et il sauve la belle Celia des suites de l’aventure. Plainte est portée par le libérateur et par Celia devant le tribunal de Venise. L’on voit le vieux Corbaccio venir témoigner contre son fils, et l’infâme Corvino contre sa femme. C’est l’espoir de l’héritage qui déchaîne ces vices immondes. Un arrêt déclare Volpone innocent. Alors il fait courir le bruit de sa mort, et il laisse un testament fictif, qui déclare Mosca son héritier. Caché derrière une tapisserie, Volpone jouit du désappointement de ses victimes. Mais une dernière plaisanterie à laquelle il se livre, celle de venir sous un nouveau travestissement se moquer des gens qu’il a si cruellement offensés, le jette dans de nouveaux périls. Les faux témoignages de la première audience sont dénoncés aux juges ; le tribunal ordonne alors que tous les biens du mort entreront dans les caisses de l’État. Volpone est pris à sa propre ruse. Menacé d’un autre côté par son complice Mosca, qui exige la moitié du magot pour se taire, le Renard n’a plus qu’une chance de salut. Il se démasque devant les juges ; mais le tribunal n’en persiste pas moins dans la confiscation des biens, et il envoie le coupable en prison.
Dans cet ouvrage, Johnson a donné carrière à toutes les violences de son esprit. L’âme humaine y est représentée sous son côté le plus abject et le plus odieux. C’est une couvée de serpents que cette collection de vices amassés là comme à plaisir. Tout en reconnaissant le grand mérite de l’exécution, on ne peut se décider à donner sa sympathie à de pareilles créations. L’auteur n’a pas cherché un seul instant le vrai, mais l’étrange et le bizarre. Quelle différence entre Johnson et les grands poètes dramatiques, comme Shakespeare ou Molière ! Comme chez eux on ne sent ni le travail ni la recherche ! comme les sentiments naturels leur suffisent ! comme tous leurs personnages ont leur raison d’être et leur logique imperturbable ! comme ils savent rester humains, même lorsqu’ils touchent à l’héroïsme ! Dans aucun de ses ouvrages, Ben Johnson ne cherche la sympathie ni l’intérêt : on dirait qu’il n’en a pas l’instinct. La vertueuse femme du misérable Corvino pouvait assurément faire vibrer la corde sympathique si l’auteur l’avait voulu : mais comme il s’est gardé d’entrer dans ce domaine de l’intérêt, qu’il semble toujours éviter !
Ce sont encore des escrocs exceptionnels que Johnson a mis en scène dans ce fameux Alchimiste que M. Gifford et quelques autres commentateurs ont beaucoup trop loué. C’est toujours le même système décousu de composition dramatique : une succession d’originaux qui défilent tour à tour, pour montrer ce que l’auteur appelle leurs caractères, et ce que j’appellerai, moi, leurs bizarreries ; c’est toujours un coquin qui varie ses procédés pour faire des dupes. En somme, pas de sujet, pas d’action, point de passion d’aucune sorte ; par contre, pas d’intérêt et pas d’émotion. Comment une pareille pièce pourrait-elle avoir une valeur autre que celle de son style ? Mais au temps où l’on représentait l’Alchimiste, le public était sous le charme des choses merveilleuses que l’on racontait sur ces pratiques mystérieuses. Il y avait des croyants, il y avait des détracteurs ; il y avait des illuminés, il y avait des fripons et des dupés. Londres retentissait encore des exploits du sorcier Dee et de ses deux acolytes, le lieutenant Kelly et le Polonais Laski. Subtil, Face et Dol Common reproduisaient ces fripons au naturel. Ils ouvrent la scène par une dispute de crocheteurs, où ils se jettent au visage les sobriquets les plus orduriers. Subtil rappelle au faux capitaine Face que naguère il était laquais, et celui-ci rappelle à son tour au docteur Subtil le temps où sa science d’escamoteur et de faiseur de dupes ne suffisait pas à lui fournir les loques qu’il portait sur son dos. La belle Dol Common, leur associée, qui veut s’interposer, est traitée de chienne et de canaille, et menacée de pendaison pour avoir lavé et rogné les écus du Roi.
Il est bien difficile aujourd’hui de trouver le moindre attrait dans la manière, trop facile, dont ce trio de bandits exploite la crédulité du marchand de tabac Drugger, qui veut savoir comment il doit orienter sa nouvelle boutique, ou le clerc d’avocat Dapper, qui veut une recette pour gagner à tous les jeux. La scène de Subtil avec les deux puritains, Ananias et Tribulation, est un nouveau hors-d’œuvre à ajouter à tous les autres. Johnson se livre dans cette scène à toutes ses haines contre le puritanisme. « Quand vous tiendrez le secret de la pierre philosophale, dit l’alchimiste aux deux têtes rondes, vous n’aurez plus besoin de prendre votre masque sacré pour obtenir que les veuves vous fassent des legs, ou que des épouses zélées volent leurs maris pour vous. »
Le dénouement de cette collection d’actions insensées se fait par le retour du propriétaire de la maison abandonnée, où travaillaient clandestinement les alchimistes ; ce propriétaire reconnaît son portier dans le fameux capitaine Face. Mais les coquins ont bouclé leurs malles, dans lesquelles ils ont entassé les produits de leurs vols, et, quand les sergents envahissent la maison, Subtil et Dol Common ont couru chercher des dupes ailleurs.
Johnson attaque, avec une audacieuse énergie, les Puritains, dont il sent le pouvoir monter sur l’horizon, et il ne manque aucune occasion de les accabler, même dans le Triste Berger, ou le Conte de Robin Hood, qui est pourtant une pastorale gracieuse, ou dans la Foire de la Saint-Barthélemy, où le puritain Busy dit à ses compagnons : « Ne regardez pas ces marchandises diaboliques, » et il précipite sur le sol, dans l’excès de son indignation, les bonshommes de pain d’épice, qu’il appelle des idoles de Baal. L’Entrepôt des Nouvelles et les Fêtes de Cynthia sont des pièces écrites dans une gamme plus tempérée. Le fantastique et la mythologie font tous les frais de ce dernier ouvrage, où figurent Mercure, Echo, Hesperus et Cupidon, et qui est entremêlé de morceaux de chant et de danses. Sous le nom d’Asotus, un sot courtisan se fait initier aux belles manières du jour. Les mascarades symboliques des vertus et des vices se mêlent à la fête, qui finit par le triomphe des vertus et le divertissement qui célèbre ce triomphe.
Ben Johnson a écrit vingt-trois pièces d’un genre particulier, que l’on nomme des Masques. Ce nom de Masque, attribué à une espèce d’intermède allégorique, composé pour la cour et exécuté par les seigneurs et les dames de la cour, vient de ce que jadis on ne le jouait jamais à visage découvert. Sous la Reine Élisabeth et sous son successeur, le Roi Jacques Ier, les Masques prirent un grand développement. Ils furent même accompagnés quelquefois de parodies grotesques, appelées antimasques, ordinairement exécutées par les gens du palais, assistés d’acteurs réguliers. Parmi les principaux Masques de Ben Johnson il faut citer le Masque de Beauté (1605), le Masque des Reines, auquel prirent part la Reine, les comtesses d’Arundel, de Derby, de Bedford, d’Essex, de Montgomery, et myladies Windsor, Winter et Clifford. Le Masque d’Oberon, Prince des fées, le Masque du Léthé, le Masque des Hiboux, ont aussi conservé quelque célébrité. Sous les deux règnes d’Élisabeth et de Jacques on fit de grandes dépenses pour ces Masques de cour. Il appert des livres du maître des Menus Plaisirs que l’on dépensa 4 215 livres sterling en six années pour ce seul chapitre. Dekker, Middleton et beaucoup d’autres auteurs écrivirent des Masques ; Shakespeare n’en fit pas un seul. Outre les Masques il y avait encore des divertissements (Entertainments). Johnson écrivit le Divertissement du Roi Jacques, pour le jour du couronnement de ce souverain ; celui des Deux Rois d’Angleterre et de Danemark (1606) ; celui du Roi Jacques et de la Reine Anne, pour la prise de possession du comté de Salisbury (1607).
Johnson a laissé encore : the Devil is an ass (le Diable est un âne), ouvrage dans lequel on trouve le type de l’homme à projets, ayant inventé les gants de peau de chien et la fabrication d’un vin nouveau, fait avec des mûres sauvages ; the New Inn (la Nouvelle Auberge) ; the Magnetic Lady (la Dame aimantée) ; a Tale of tub (le Conte du tonneau) ; the Case is altered (le Cas est changé), imitation de la Sporta, de l’Italien Gelli, qui elle-même était une imitation de l’Aulularia, de Plaute. La première édition des œuvres (non complète) de Ben Johnson est de 1616 ; la seconde (complète), de 1692.
XIV
Le mouvement dramatique du XVIe siècle, qui se lie étroitement en Angleterre à celui de la première moitié du XVIIe, ne finit pas à Ben Johnson ; il est complété par une série d’auteurs, dont plusieurs ont un mérite réel et quelquefois un coin d’originalité incontestable. Ces auteurs sont Fletcher et Beaumont, Webster, Ford, Massinger et quelques autres. Nous allons les passer rapidement en revue dans le dernier chapitre de ce volume.
CHAPITRE XXIV : XVIe SIÈCLE ET COMMENCEMENT DU XVIIIe - THÉÂTRE ANGLAIS (suite)
I
La succession de Shakespeare. – Beaumont et Fletcher. Classement de leurs œuvres.
Cette pléiade d’auteurs dramatiques, née dans le rayonnement de Shakespeare et d’abord effacée par l’éclat de ce soleil, qui remplit tout le ciel de la poésie de son temps, commence à briller de sa propre lumière quand le grand astre a disparu de l’horizon. Ce ne sont pas des écrivains ordinaires que Fletcher et Beaumont, ces collaborateurs unis par les doubles liens du talent et de l’amitié, qui, dans l’espace de quelques années, dotèrent les théâtres de Londres de cinquante-sept grands ouvrages, tragédies, comédies, tragi-comédies. Il faut compter aussi avec Webster, l’auteur de la Duchesse d’Amalfi et du Diable blanc ; avec Massinger, que M. Gifford met au niveau de Shakespeare pour le style ; avec Ford, que Charles Lamb place au premier rang parmi les poètes anglais de son temps.
Une partie de cette série d’écrivains procède de l’idée shakespearienne et la complète ; l’autre partie s’en éloigne à dessein, et se rattache à Marlowe. L’examen de cette période intéressante nous conduira jusqu’à la fin du règne de Charles Ier, époque où les Puritains ferment tous les théâtres en Angleterre. Ben Johnson avait, dans ses comédies, raillé les Puritains ; les Puritains se vengèrent et persécutèrent les auteurs et les comédiens, qui s’enrôlèrent alors sous l’étendard royal pour occuper leurs loisirs. Quelques-uns moururent de faim. Shirley devint maître d’école et Lowin se fit gargotier. Nous verrons plus tard comment, à la Restauration, le théâtre national finit, et comment l’imitation française régna en souveraine dans le pays d’Hamlet et de Roméo. Après Shakespeare, Dryden ; après Webster, après Ford et Massinger, Nathaniel Lee, John Crowne et Thomas Shadwell.
La collaboration des auteurs, nous l’avons vu, n’est pas un fait moderne, puisque, dès le seizième siècle, nous la trouvons établie et très pratiquée en Angleterre. Les noms de Fletcher et de Beaumont sont inséparables ; Ford partage quelquefois les travaux de Dekker et Webster ; Massinger travaille à quelques ouvrages de Fletcher et Beaumont, comme il collabore par instants avec Middleton et Rowley.
La production de cette époque était excessive ; les pièces se jouaient un petit nombre de fois ; on les payait mal ; la pénurie des auteurs était grande, et le succès ne les garantissait pas de la misère. Les dédicaces elles-mêmes ne rapportaient plus que trente à quarante shillings, tant elles étaient nombreuses et par conséquent peu recherchées. La providence financière des poètes et des acteurs de cette période fut le fameux Philip Henslowe, directeur du théâtre de la Rose, et auteur du journal de dépenses dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Il leur prêtait sur gages, ou leur faisait de modestes avances en attendant la livraison d’un ouvrage commandé. Le registre d’Henslowe mentionne souvent, parmi les emprunteurs, les noms de Webster, de Dekker, de Middleton, de Thomas Heywood. Fletcher et Beaumont ne figurent pas dans les comptes d’Henslowe. Ils paraissent avoir été des poètes rangés et toujours à l’abri du besoin qui talonnait leurs pauvres confrères.
Francis Beaumont descendait d’une très ancienne famille normande de la conquête, établie dans le Leicestershire. Son père, John Beaumont, avait été maître des Rôles (master of the Rolls), et son père, l’un des juges de la cour du Common Pleas ou des causes civiles.
Le père de Fletcher était évêque de Londres. Beaumont mourut à quarante-neuf ans, en 1615, et Fletcher, quoique le plus âgé, survécut dix ans à son collaborateur. C’était Fletcher, paraît-il, qui écrivait plus particulièrement le dialogue, et Beaumont qui coordonnait les plans. Le jugement de ce jeune homme était si net et si sensé que Ben Johnson le consultait souvent.
Shakespeare servit de guide aux deux illustres collaborateurs. Ils le suivirent dans le choix des sujets, dans le mélange alterné du comique et du sérieux, dans le mouvement de l’action et des caractères, dans l’énergie et le pittoresque de l’expression.
Quoique réussissant mieux dans le comique et dans le sentiment tempéré que dans le tragique proprement dit, Beaumont et Fletcher s’élèvent à la puissance des effets quand la situation le demande, et les portes de l’idéal ne sont pas fermées devant eux. La moralité des pièces n’est pas ce qui les préoccupe beaucoup ; elle est souvent douteuse, et la licence des mots vient ajouter à la portée fâcheuse de certains incidents. Leur excuse, c’est qu’au temps dont nous parlons c’était le ton généralement admis. Les expressions les plus crues passaient pour les plus naturelles, et nul ne se scandalisait au théâtre de ce qu’il entendait tous les jours dans les palais des grands seigneurs comme dans les rues. À la fin du siècle, et au commencement du siècle suivant, on ne connut pas mieux la décence, avec cette nuance pourtant qui sépare la grossièreté de la plaisanterie graveleuse. Nous verrons cette transition en examinant à leur date le répertoire de Wycherley, de William Congreve et des autres.
L’œuvre de Beaumont et Fletcher se divise en tragédies, comédies et tragi-comédies. Les tragédies sont le Loyal Sujet, la Prophétesse, Bonduca, Rollo et Valentinien. Bonduca fut refait au XVIIIe siècle par Colman, et le Loyal Sujet par Sheridan. Rollo, duc de Normandie, est, par exception, un tissu de meurtres et d’atrocités dans le genre de Kid. Valentinien seul répond à la réputation de nos auteurs, quoique le sujet se rapproche encore de cette école exagérée qui croyait ne pouvoir arriver au dramatique qu’en ensanglantant la scène à tout propos. Valentinien viole la femme de son général Maximus. La pauvre Lucina dénonce le forfait à son mari et se tue après cet aveu. Maximus attend le moment de la vengeance et fait empoisonner l’Empereur, auquel il succède ; mais Eudoxie, la veuve de Valentinien, empoisonne à son tour Maximus dans un festin.
La scène du premier empoisonnement, celui de l’Empereur Dioclétien, est composée avec une vigueur sauvage qui émeut profondément. Le César moribond demande à boire pour éteindre le feu qui le brûle : « Donnez-moi une eau plus froide que la neige. Je voudrais que le Danube me traversât le corps. J’ai en moi cent enfers, cent bûchers en flammes pour mes funérailles. Donnez-moi des éventails pour rafraîchir mon front. » Quand on amène devant l’Empereur l’esclave qui lui a servi le poison, cet esclave se rit des tortures qu’on lui prépare, car il a pris le même toxique une heure avant de le présenter au souverain. Les bourreaux n’auront pas le temps d’arriver. Aux cris de souffrance que jette Valentinien, le stoïque esclave répond : « Ce que tu éprouves n’est rien encore ! Attends et regarde-moi. Je suis un feu vivant : tout à l’heure tu vas me ressembler ! Tremble, monstre ! redoute les justes Dieux ! Moi j’ai la paix !» Et l’esclave tombe inanimé. Les tortures du César augmentent, et bientôt il roule lui-même auprès du corps de l’esclave, en mur murant ces mots : « Je suis mortel ! »
Les Deux Nobles parents, qu’on a voulu attribuer à une collaboration accidentelle de Fletcher avec Shakespeare, et cela sur la foi d’un libretto de l’époque, qui joint, en effet, les deux noms sur sa première page, sont probablement de Fletcher seul. C’est une de ses meilleures œuvres dans le genre sérieux.
Parmi les principales tragi-comédies des mêmes auteurs, il faut citer d’abord Roi et non Roi, ouvrage durement critiqué par Rymer, qui, du reste, ne fut pas beaucoup plus tendre pour le grand Shakespeare. L’ouvrage ne fut pas joué pour cela avec moins de succès au Globe et à Blackfriars. Philaster est considéré comme l’une des bonnes tragi-comédies des deux collaborateurs. Il fut repris plus tard avec quelques remaniements de Colman, pour en faire disparaître les trop scandaleuses âpretés. C’est une création vigoureuse, mais forcée et hors nature. Euphrasia, déguisée en Bellario, n’est, après tout, qu’une copie de la Viola, qui, elle-même, n’est qu’une imitation de l’espagnol. On reprit aussi le Noble Gentleman, avec des changements de Durfey, sous le titre de la Promotion des fous. Citons encore le Voyage de mer, espèce de contrefaçon de la Tempête de Shakespeare ; la Reine de Corynthe ; une Femme pour un mois, sujet tiré de l’histoire de Don Sanche VIII, Roi de Léon.
Parmi les comédies pures, qui sont le plus brillant côté de Beaumont et Fletcher, l’une des plus amusantes est sans contredit Esprit sans argent, pièce restée longtemps au répertoire des théâtres de Londres. Le personnage de Valentine, qui renonce à tout son patrimoine pour vivre de son esprit, est plein d’humour et de fantaisie. La Femme dédaigneuse passe encore pour l’une des bonnes comédies de nos auteurs ; elle fut beaucoup jouée et souvent reprise avec de grands applaudissements. La Fille au Moulin obtint aussi un succès de reprise au théâtre du Duc d’York, dans les premiers temps de la Restauration. Ce sujet est emprunté, partie à un roman espagnol de Gerardo, partie à Belleforest. Schlegel vante avec un certain enthousiasme le Chevalier de l’ardent pilon. C’est une espèce de charge des poèmes et des romans de chevalerie, dirigée principalement contre la Reine des Fées de Spencer. Cette parodie a deux compères, comme nos vaudevilles modernes, un épicier et sa femme, qui, mécontents de l’affiche du théâtre, arrivent sur la scène et demandent que l’on joue une pièce en l’honneur de la classe honorable des marchands. Ils exigent de plus que, dans cette pièce, leur apprenti Ralph représente le principal personnage. La représentation a lieu dans les conditions indiquées, et les lazzis des deux bons bourgeois, qui interpellent à chaque instant les acteurs, font tout le sel de la comédie. Nos théâtres de genre ont vécu cinquante ans sur cette idée, qui, aujourd’hui, a fait son temps, il faut l’espérer.
Sur le second plan viennent les comédies suivantes : le Pèlerinage de l’Amour, tiré d’une nouvelle de Cervantès et un peu aussi du New Inn de Ben Johnson ; la Jolie Servante de l’auberge, le Petit Avocat français, le Double Mariage, le Fat, le Frère aîné, le Curé espagnol et le Promeneur de nuit. Ajoutons à cette liste déjà longue la Bergère fidèle, pastorale née du Pastor fido de Guarini, ouvrage plein de grâce et de fantaisie dans les détails.
Le répertoire de Beaumont et Fletcher conserva longtemps sa vogue. Sous Charles Ier et sous Charles II, on joua, si l’on en croit Dryden, deux de leurs ouvrages contre un de Shakespeare.
II - Joan Webster
Retour au genre de Marlowe et de Kid.
John Webster fut le collaborateur de Dekker, de Marston et de Rowley, comme Fletcher fut celui de Beaumont. On ne sait pas le nom de toutes les pièces auxquelles il travailla en commun avec ses amis ; on est sûr pourtant de sa participation au drame de Dekker intitulé la Fameuse Histoire de sir Thomas Wyat, où figure le touchant personnage de Jane Grey. Il écrivit seul le Diable blanc, ou la Tragédie de Giordano Ursini, duc de Bracciano, avec la vie et la mort de Vittoria Corombona, la fameuse courtisane vénitienne. La Duchesse d’Amalfi est également de lui seul ; ce sont ses deux ouvrages préférés. Une tragi-comédie de Webster porte le titre suivant : le Procès du Diable, ou Quand les Femmes vont en justice, le Diable est bien affairé. Il donna aussi une tragédie d’Appius et Virginie, et, avec Rowley, la Merveille de Thrace, que publia Kirkman après la mort des auteurs. A Cure for a cuckhold, comédie dont le titre indique assez la légèreté, complète l’œuvre de Webster, qui n’est pas très nombreuse ; mais le Diable blanc et la Duchesse d’Amalfi ont suffi pour perpétuer la mémoire de cet écrivain, qui a tous les défauts et toutes les qualités de son école. Ces deux derniers drames ont été traduits en français par M. Ernest Lafond. On y retrouvera la crudité et les violences de l’école de Christophe Marlowe et de ses imitateurs, mais aussi beaucoup d’énergie et de passion. La route de Shakespeare est ici tout à fait abandonnée. Il y a un recul prémédité jusqu’au Juif de Malte et à la Tragédie espagnole. Les coups de théâtre inattendus, les tueries, empoisonnements, étranglements et autres moyens capables de surexciter la fibre populaire, sont semés là d’une main prodigue. L’action ne languit point dans ces deux pièces ; elle marche au pas de course et va de surprise en surprise, de catastrophe en catastrophe. L’auteur ne cherche pas un seul instant à intéresser le public à ses personnages : il veut l’étonner, le terrifier, et il y parvient par les invraisemblances et les horreurs qu’il prend plaisir à accumuler. Dans le Diable blanc, par exemple, on voit une femme mariée, Vittoria Corombona, vendue par son frère au duc de Bracciano. Ce frère répond à sa mère, qui lui reproche son infamie, qu’il lui faut bien gagner l’argent qu’elle ne peut lui donner. La digne sœur de ce frère complaisant décide le duc amoureux à se défaire de sa femme et de son mari à elle, afin de lever à toujours les obstacles qui les séparent. Accusée de meurtre, Vittoria, ou le Diable blanc, est traduite devant le tribunal et condamnée à une réclusion perpétuelle. Elle trouve moyen de s’échapper du couvent, de gagner la frontière et d’épouser le duc. Mais dans la retraite où ils se sont réfugiés, ils rencontrent la mort, qui leur est donnée par deux estafiers du duc de Florence, lequel venge ainsi le meurtre de la duchesse Isabelle, sa sœur. Le duc meurt donc ; il meurt consumé par un poison dont on a enduit la visière de son casque. « Un armurier ! s’écrie-t-il ; arrachez-moi ma visière ! Ma cervelle est en feu ! Oh ! ce poison est un présent du Grand-Duc de Florence ! »
Il devient fou de douleur. Il repousse sa femme, la belle Vittoria Corombona, cette adultère au front d’airain, la cause de tous ses malheurs. « Ses cheveux, dit-il en riant aux éclats, sont saupoudrés de poudre d’Arras, comme si elle avait forniqué dans un sac de farine. » Il chasse le prêtre qui lui apporte les consolations de la religion : « Renvoyez le, il est ivre. Ces gens d’Église, quand ils ne sont pas solides sur leurs jambes, vous ont des arguments terribles. » Deux capucins, demeurés auprès de lui, abaissent les capuchons de leurs robes, et se font connaître au moribond pour deux de ses mortels ennemis, chargés de venger le trépas de la duchesse Isabelle. « Démon de Bracciano ! crie l’un, tu es damné à perpétuité ! – Assassin de ta femme ! dit l’autre, toi qui avais des provisions de substances vénéneuses, et qui meurs à ton tour empoisonné par nous, m’entends-tu ? je suis le comte Lodovico. – Et moi, Messer Gasparo. Tu vas crever comme un misérable coquin ! – Et tu seras oublié avant la fin de ton oraison funèbre ! »
Le duc appelle à son secours. « Ah ! vous voudriez bavarder ! lui dit le comte. Tenez, voici un nœud d’amour que vous envoie le duc de Florence. – Est ce fait ? – La mèche est éteinte. – Messeigneurs, dit ensuite le faux capucin aux gentilshommes qu’il fait entrer dans la chambre, Messeigneurs, le duc est mort. Paix à son âme ! »
Le meurtre de Vittoria Corombona par la main de son frère est plus effrayant encore. Le misérable qui l’a vendue au duc, puis qui a fait disparaître par un double assassinat le mari de sa sœur et la duchesse Isabelle, première femme de Bracciano, se présente chez Vittoria armé de deux pistolets. Il a, dit-il, juré au duc mourant qu’il ne lui survivrait pas, non plus que sa veuve. Il invite sa sœur à diriger contre lui l’un des pistolets et l’autre contre elle-même, afin qu’ils puissent mourir ensemble. Comme de raison, Vittoria, qui n’est pas une novice, tire sur son frère et s’épargne elle-même avec le plus grand soin. Lorsque le misérable Flaminéo est tombé : « Ô le plus maudit de tous les démons, lui dit-elle, te voilà pris dans tes propres filets. Je foule aux pieds le feu qui devait être ma destruction. » Et, avec l’aide de son esclave noire, elle insulte le cadavre du mourant. Mais le mourant n’est pas mort ; il n’est pas même blessé ! Les deux pistolets ne contenaient pas de balles. Il tire des plis de son manteau deux autres pistolets qui vont servir à punir l’in gratitude et la félonie.
Aux cris que poussent les femmes menacées par Flaminéo, les deux capucins qui ont assisté à la mort du duc accourent, jettent leurs frocs, tirent leurs épées et se font connaître pour les vengeurs de la duchesse Isabelle. Vittoria Corombona et son frère, au lieu de mourir l’un par l’autre, périssent tous les deux sous les coups des nouveaux venus. « Mon plus grand péché était dans mon sang, s’écrie le Diable blanc, et c’est mon sang qui le paye ! Mon âme est comme un vaisseau battu par la tempête et poussé par les vents je ne sais où ! »
Et Flaminéo, non moins impénitent que sa sœur, dit à son tour : « C’est peine perdue de regarder le ciel ! Je n’ai pas besoin de cloches pour sonner ma mort. Résonne, tonnerre, et résonne haut pour me dire adieu ! »
Si l’on fait la part de l’exagération des sentiments et de l’expression forcée par laquelle ils se traduisent, cet ouvrage du Diable blanc est d’une vigueur peu commune. Les farouches caractères qui traversent cette action fiévreuse s’accusent et se soutiennent jusqu’à la fin. Le style de la pièce est âpre et concis, et sillonné çà et là d’éclairs sinistres.
En dramatisant la nouvelle de Bandello, qui raconte la tragique aventure de la duchesse d’Amalfi, Webster l’a empreinte des teintes les plus sombres. Rien d’effroyable comme cette scène de l’assassinat de la pauvre duchesse ordonné par ses deux frères, Ferdinand comte de Calabre et le cardinal. La duchesse a, sans consulter ses frères, épousé secrètement Antonio, son intendant. C’est pour cela qu’elle va périr. On l’enferme d’abord, et, pour échapper à la captivité, elle veut se laisser mourir de faim. « Souvenez-vous que vous êtes chrétienne ! lui dit son geôlier. – L’Église ordonne le jeûne, répond-elle, je jeûnerai jusqu’à la mort ! » On lui annonce ensuite que ses frères ont résolu de lui donner un divertissement, et on introduit chez elle tout un hôpital de fous, parmi lesquels on la condamne à vivre : c’est d’abord un tailleur anglais à qui la cervelle a sauté à force de chercher des modes nouvelles, puis un chambellan mis hors des gonds par l’étude des salutations et des courbettes, puis un faiseur de projets qui veut incendier la terre avec une lentille d’un diamètre pyramidal, enfin un héraldiste qui fait d’anciens gentilshommes en leur donnant pour cimiers des têtes de bécasses sans cervelle.
Ce moyen, tenté pour faire perdre l’esprit à la prisonnière, n’ayant pas de résultat, on annonce à la duchesse qu’elle et ses enfants vont mourir. On apporte devant la malheureuse la bière qui doit renfermer son corps, et on lui chante les litanies funèbres. Les exécuteurs paraissent. La duchesse ne s’effraye de rien, et la torture morale n’a aucune prise sur cet esprit résigné. « Disposez de mon souffle comme vous l’entendrez ! dit-elle à ses bourreaux. Serrez la corde fortement, car vos efforts m’ouvriront le ciel. Dites à mes frères, lorsque vous m’aurez couchée dans le cercueil, qu’ils peu vent manger en paix. » Alors elle s’agenouille et prie. Et avec elle on étrangle ses quatre enfants. « Vous ne pleurez pas ? dit Borsola, le chef des estafiers, en s’adressant à son maître le duc Ferdinand. Les autres péchés ne font que parler, mais le meurtre crie ! L’eau pénètre la terre, mais le sang monte et sa rosée humecte le ciel ! – Elle est morte jeune... » murmure froidement le duc en contemplant le cadavre de sa sœur.
Voilà bien du sang ; mais tout n’est pas fini là
Ce comte de Calabre, l’un des deux assassins de la duchesse, devient fou à l’acte suivant. Il est gardé à vue par le cardinal, son frère et son complice, qui veut l’empêcher de révéler le meurtre. Ce meurtre, le cardinal le révèle pourtant de lui-même à sa maîtresse ; mais, ayant vu la faute qu’il a commise, il exige que Julia jure le secret en imprimant ses lèvres sur le saint Évangile. Le livre du cardinal est enduit d’un poison subtil : Julia expire quelques instants après, et l’imprudence du prince de l’Église serait réparée, si Borsola, qui était en secret l’amant de Julia, n’avait assisté à cette scène, du fond d’un cabinet où la courtisane l’avait caché.
Borsola sort donc du cabinet. Borsola, que tous ces meurtres fatiguent, veut en finir en tuant son complice le cardinal. Un combat s’engage entre ces deux misérables : le cardinal tombe blessé à mort et Borsola triomphe. Mais le comte de Calabre, le fou, arrive sur la pointe du pied et frappe de son épée l’estafier, qui tombe à son tour. Antonio a aussi été tué par Borsola dans une scène précédente. Cette boucherie ne laisse en vie qu’un des enfants nés du mariage de la duchesse avec son intendant. L’enfant recueilli par le marquis de Pescara succédera aux droits de sa mère.
Ni Marlowe, ni Kid, ni les novellieri italiens, n’ont jamais poussé plus loin l’amour de l’horreur tragique. Au milieu de ces excès on ne peut cependant s’empêcher de louer l’énergie avec laquelle ces caractères sont tracés. C’est une nature surhumaine, dont les proportions rappellent les sculptures colossales de certains monuments ; mais un éminent artiste a pu seul tailler ces blocs, faire saillir ces muscles, écheveler ces têtes puissantes, créer enfin ces monstres merveilleux qui portent dans l’âme du spectateur un étonnement et un trouble dont il ne peut se défendre.
III - Philip Massinger
C’est encore un poète dramatique de grande race que cet auteur infortuné nommé Philip Massinger, dont la vie s’écoula dans l’obscurité et dans la pauvreté, qui mourut presque oublié, et dont le registre d’une église constata brièvement la disparition par ces mots laconiques : « Aujourd’hui 17 mars 1640 est décédé Philip Massinger, un étranger. » Le sacristain voulait dire par là que le défunt n’était pas de la paroisse qui se chargea de l’enterrer. La première mention que nous trouvons de Massinger, c’est le journal de Henslowe qui nous la donne. Il figure, dans ce livre des misères des poètes, pour un emprunt de cinq livres sterling, en compagnie de deux auteurs-acteurs, Nathaniel Field et Daborne, solidaires de la dette. Massinger vécut toujours isolé, travaillant sans cesse pour gagner son pain, menant une vie sobre et réglée, et évitant les tavernes, où ses confrères passaient leur joyeuse existence entre un pot d’ale et une bouteille de vin des Canaries. On a de lui dix-sept pièces imprimées, six tragédies (par ce mot tragédie on doit toujours entendre une pièce qui finit avec une ou plusieurs morts), cinq tragi-comédies, cinq comédies et une comédie historique. Onze autres pièces sont restées manuscrites, et, parmi ces onze ouvrages, huit ont été détruits par l’ignorance d’un cuisinier de l’acquéreur propriétaire, M. Warburton, qui en employa les feuilles à envelopper les pâtisseries qu’il mettait au four, suite naturelle de la mauvaise chance qui poursuivit le pauvre écrivain.
À la manière de ses prédécesseurs et des dramatistes anglais de son temps, Massinger prend les sujets de ses drames dans les novellieri de la Péninsule, et il arrive, comme eux, aux extrêmes limites du tragique ; mais ce défaut est corrigé chez lui par des scènes de grâce et des combinaisons ingénieuses. Les plans de ses pièces sont beaucoup mieux entendus que ceux de Beaumont et Fletcher, et que ceux de John Webster. Il peint merveilleusement les souffrances de la vertu et ses luttes. Il arrive ainsi à jeter de l’intérêt au milieu des terribles aventures qu’il retrace.
Sa comédie vise à la satire, ainsi que celle de Ben Johnson. Elle flétrit comme avec un fer rouge l’avarice, la tyrannie et les lois injustes d’une société faite d’exceptions et de partialité. Elle n’épargne ni les courtisans ni les égoïstes bourgeois, et elle venge la pauvreté des tribulations et des affronts auxquels elle est en butte. Le comique de cet auteur est toutefois inférieur à son génie dramatique ; il pousse trop souvent le plaisant jusqu’à la charge. Il est trop avare, en outre, de ces mots d’esprit que l’on rencontre si souvent dans Shakespeare et dans quelques-uns de ses successeurs. Le langage de Massinger est en général harmonieux et abondant, pas trop chargé de métaphores, et d’un goût plus raffiné que celui de ses contemporains, malgré une légère tendance à la déclamation. M. Henri Hallam, dans son Introduction à la littérature de l’Europe, regarde Massinger, dans le genre sérieux, comme le second écrivain dramatique de l’Angleterre, après Shakespeare ; dans la comédie, il le place beaucoup au-dessous de Ben Johnson.
M. Hartley Coleridge, auteur d’une excellente Introduction au théâtre de notre poète, nous apprend que, si Massinger fut si longtemps oublié dans son pays, c’est faute d’une édition de ses œuvres. Nicolas Rowe, ajoute-t-il, en prépara une ; mais il ne la publia point, par d’excellentes raisons connues de lui : c’est qu’il lui avait pris le sujet de sa Belle Pénitente, qui n’est autre chose que la Dot fatale, l’une des meilleures pièces de Philip Massinger. C’est surtout dans le développement des caractères que brille le talent de Massinger, et à cet égard M. Hallam lui accorde la supériorité sur Fletcher et même sur Johnson, quoiqu’il ne reconnaisse pas chez lui une grande variété de types.
Les tragédies de Massinger les plus estimées sont : le Duc de Milan, la Dot fatale et le Combat contre nature. La Vierge martyre n’est qu’un souvenir peu original des anciens Mystères. Parmi les tragi-comédies, la plus ingénieuse est la Peinture, dont Alfred de Musset a fait la Quenouille de Barberine, en amoindrissant le sujet ; Une vraie Femme vient immédiatement après, puis l’Esclave.
Les comédies qu’on relit encore sont : New Way to pay old debts (Nouvelle Manière de payer les vieilles dettes), et City Madam, pièce jouée à Blackfriars. Le rôle de Sir Giles Overreach est resté un type de la comédie anglaise, et il contribua beaucoup à la célébrité de la Nouvelle Manière de payer les vieilles dettes. M. Gifford préfère, toutefois, à cette comédie celle de City Madam, où il admire surtout le personnage, magistralement dessiné, de Luke Frugal, frère du marchand Sir John.
La tragédie du Duc de Milan, jouée à Blackfriars, est empruntée à l’historien Guicciardini, et la partie romanesque du sujet n’est autre chose que la catastrophe de Marianne, tirée de l’Histoire des Juifs de Josèphe, et appliquée au duc Sforza et à la duchesse Marcella, sa femme. La Dot fatale, la plus violente des tragédies de Massinger, contient des scènes très émouvantes, et offre une succession de caractères dramatiques et comiques combinés et suivis avec une perspicacité très grande et une très riche invention. Ce fils qui offre sa liberté comme caution de la dette de son père mort, et qui obtient à ce prix, des créanciers qui ont fait une saisie-arrêt sur le corps, de le laisser enterrer dans le monument de famille ; ce président de cour qui, dans l’admiration que lui cause la piété filiale de Charolais, paye la dette sacrée du jeune homme, et lui offre sa fille en mariage ; cette fille, peu digne d’un si vertueux père, qui se donne à un fat, et provoque ainsi la terrible vengeance de son mari ; la condamnation de sa fille coupable prononcée par le vieux magistrat, sommé de juger, non pas au nom de la loi, mais au nom de sa conscience, le châtiment immédiat que reçoit Beaumelle, par le poignard de son époux outragé ; toutes ces péripéties, en dépit de leur violence, attachent fortement le lecteur, et, au temps où la pièce fut représentée, elles devaient émouvoir profondément les masses. Aujourd’hui on les trouve rait, avec raison, un peu trop sanglantes.
Je n’ai pas un grand enthousiasme pour l’Esclave, qui contient de bonnes parties, mais qui finit misérablement. En revanche, the Picture (le Portrait) me paraît une charmante comédie, dans le genre aimable et galant que créa en Espagne Lope de Vega, et que perfectionna Calderon.
On voit dans cette pièce Mathias, un mari imprudent, qui, pendant son absence du toit conjugal, emporte avec lui un portrait magique, où il pourra voir à toute heure du jour, au moyen de teintes jaunes et noires que doit prendre la peinture, si sa femme lui est fidèle, si l’on attaque sa vertu, si elle résiste et à quel point elle résiste. Le portrait reste limpide, et le mari se vante partout de son bonheur. La Reine de Hongrie, jalouse de voir une telle constance dans un homme, envoie deux de ses courtisans au manoir de Mathias, qu’elle retient pendant ce temps auprès d’elle, et elle s’efforce de le séduire et de le faire succomber à la tentation. Quand la femme du seigneur Mathias apprend que son mari est resté auprès de la Reine, avec laquelle il paraît en parfaite intelligence, elle fait la coquette à son tour, et le portrait magique traduit par ses diverses colorations en jaune et en noir le danger que court la vertu de la dame jalouse. Le mari revient alors dans son castel, amenant avec lui le Roi, la Reine et tous les gentilshommes de la cour de Hongrie. Il veut surprendre sa femme et la répudier. Mais il est contraint de tomber à ses pieds quand il voit les deux courtisans de la Reine, qu’il a crus ses heureux rivaux, vêtus en femme, et filant une quenouille pour obtenir le pain nécessaire à leur subsistance.
« Mon excellente Sophia ! s’écrie alors Mathias, ici, en présence du Roi et de la Reine, je vous demande pardon et je vous embrasse comme un grand exemple pour les siècles futurs. »
Et la vertueuse Sophia dit à la Reine :
« Vous voyez comment j’ai guéri vos serviteurs. Ils ont appris chacun un métier et n’ont payé pour leur apprentissage que la faim et la soif. Ils peuvent maintenant marcher seuls, et je les abandonne à eux-mêmes. »
IV - John Ford
John Ford, qui écrivit avec Webster un drame, aujourd’hui perdu, intitulé le Meurtre d’une mère par son fils, prit de son collaborateur le goût du genre sanglant, et le poussa aussi loin que l’aurait pu faire Marlowe lui-même ou l’auteur de la Tragédie espagnole. Ford était pourtant un gentleman de profession (a professional gentleman) ; c’est ainsi que le qualifie M. Hartley Coleridge, son biographe. En étudiant le droit, il occupait ses loisirs à fréquenter les théâtres, les auteurs et les comédiens. Il se passionna pour la poésie et la littérature dramatique, et il travailla, sans se nommer d’abord, aux pièces de quelques auteurs en vogue, ainsi que c’était l’usage pour les commençants ; on l’admit ensuite comme collaborateur en titre. Il fit avec Dekker deux pièces, aujourd’hui perdues, le Chevalier des fées et le Marchand de Bristol ; puis encore, avec Dekker, le Masque moral, ou le Favori du soleil, et, en 1623, avec Dekker et Rowley, la Sorcière d’Edmonton. On put croire un instant, lorsque John Ford, en 1629, fit jouer, à Blackfriars, puis au Globe, sa pièce intitulée la Mélancolie de l’amant (the Lover’s Melancholy), qu’il allait délaisser le chemin battu de la tragédie exagérée pour revenir au genre gracieux et tempéré, dont Shakespeare avait donné de si charmants modèles. L’ouvrage fut représenté la même semaine que la Nouvelle Auberge, de Ben Johnson, et sur le même théâtre. La pièce de Johnson fut accueillie par des sifflets, et celle de Ford obtint un succès éclatant. La mauvaise humeur du vieux poète alla jusqu’à accuser son jeune rival d’avoir dérobé son Lover’s Melancholy dans les papiers de Shakespeare, avec la connivence de Heminge et de Condel.
Cinq années s’écoulèrent, et John Ford, tout à ses travaux de légiste, ne donna pas signe de vie comme auteur dramatique. Enfin, il reparut sur la scène du Phénix, en 1633, par un drame portant ce singulier titre : Tis pity she’s a whore (C’est pitié qu’elle soit une... catin). Le drame est dédié au comte de Peterboroug. L’auteur prétend, dans sa dédicace, que la gravité du sujet doit aisément faire excuser la légèreté du titre. L’étiquette du sac n’est rien, en effet, comparée à ce que le sac contient. Ce drame n’est qu’un long et complaisant développement de l’amour incestueux d’un certain Giovanni, fils de Florio, citoyen de Parme, pour sa sœur Annabella. Giovanni cherche à prouver à son confesseur que cette tradition d’éloignement, qui doit exister entre frère et sœur, n’est qu’une convention tout humaine, et qu’avoir reçu la naissance du même père et de la même mère n’est qu’une raison de plus pour s’attacher de plus près l’un à l’autre. Giovanni est un doctrinaire en libre pensée ; seulement il est plus logique que ses confrères. Si, en effet, il n’existe ni Dieu, ni conscience, ni bien, ni mal, ni devoirs, qui donc pourrait empêcher l’homme de se livrer à ses mauvais instincts, comme les autres brutes ? Qui lui interdit de convoiter le bien d’autrui, de s’approprier ce qui est à ses semblables ? Puisqu’il n’y a rien que la matière insensible et aveugle, à quoi bon ces subtilités ? Cette thèse est au fond de la pièce de Ford, quoiqu’il n’ait pas eu l’intention préméditée de l’y mettre. Le malheureux Giovanni va jusqu’au bout dans sa négation absolue. S’il a le droit d’aimer sa sœur, pourquoi, lorsqu’on l’a mariée à un autre, n’aurait-il pas le droit de l’assassiner ? C’est ce qu’il fait bel et bien, toujours en vertu de ses principes. « Donne-moi un autre baiser ! – Pourquoi ? – Pour que tu meures dans un baiser ! (Il la poignarde.) – Ô mon frère ! mourir de votre main ! Ô ciel ! pardonnez-moi mes péchés ! »
Toujours logique et conséquent avec ses principes, Giovanni paraît devant son père, apportant au bout de son épée le cœur d’Annabella, et il raconte tous ses crimes. Le vieillard succombe à sa douleur. Soranzo, le mari d’Annabella, se précipite alors sur le scélérat pour le punir, mais il reçoit la mort ; Giovanni est enfin tué par des bandits, accourus au signal donné par Vasquez, le valet de Soranzo.
Le Sacrifice de l’amour, joué au Phénix de Drury-Lane, et le Cœur brisé, joué à Blackfriars, complètent la série des lugubres tragédies de Ford, dans le goût des anciens dramatistes. La première de ces pièces est l’amour platonique d’un jeune homme, Fernando, avec Bianca, duchesse de Pavie. Quoique les amants ne soient coupables, cette fois, que de s’être récité de longues élégies passionnées, le drame n’en finit pas moins par le trépas de la duchesse, que poignarde le duc son mari ; quant à l’amant et à l’époux, tous deux se suicident. Le Cœur brisé est la plus renommée de toutes les pièces de John Ford. Le sujet se compose de plusieurs actions, assez peu liées l’une à l’autre. On ne sait d’abord si l’héroïne de la tragédie sera Penthea, la sœur d’Ithoclès, ou Euphranéa, la sœur d’Orgilus, ou enfin Calantha, la fille du Roi de Laconie. Ce n’est qu’au 3e acte que le drame prend une allure nette. Penthea, dans une charmante scène, pleine de grâce et de délicatesse, fait entendre à la fille du Roi qu’un simple officier, son frère Ithoclès, est amoureux d’elle et qu’il mourra s’il n’obtient pas un regard. La princesse répond froidement à son amie : « Vous avez oublié que j’ai encore un père. Votre réprimande est dans mon silence. » À l’acte suivant, Calantha, sans avouer qu’elle partage l’amour d’Ithoclès, calme son désespoir en laissant tomber devant le jeune homme une bague, qu’elle lui permet de ramasser et qu’il dispute au fiancé de la princesse. Son bonheur est troublé par la mort de sa sœur Penthea, qui se laisse mourir de faim, en reprochant doucement à son frère d’avoir refusé d’accorder sa main à Orgilus, qu’elle aimait. « Hélas ! comment a-t-elle quitté la vie ? – Elle demanda de la musique et nous pria de chanter un adieu à la vie et à ses douleurs. Son dernier soupir nous envoya ces paroles : Ô cruel Ithoclès ! Orgilus, pauvre outragé ! Alors elle baissa son voile et mourut. »
L’amant de Penthea, Orgilus, renvoie les femmes de la morte, et, resté seul avec Ithoclès, il le poignarde. Après cette exécution il va, lui-même, annoncer le meurtre à la fille du Roi, devenue tout à coup Reine de Laconie par la mort subite de son père. Calantha révèle alors, pour la première fois, toute la violence de son amour, jusque-là contenu. Elle fait apporter le cadavre d’Ithoclès. « Chère ombre de mon époux fiancé ! s’écrie-t-elle, soyez tous témoins, je mets à son doigt l’anneau royal. La mort ne nous séparera pas ! Il convient aux femmes vulgaires de traduire par des cris les douleurs auxquelles elles veulent survivre. Ce sont les chagrins silencieux qui tranchent les fibres du cœur. Laissez-moi mourir en souriant ! – Son cœur est brisé ! dit l’un des personnages pour résumer le sujet. Ô vierge royale ! Je pleure malgré moi en la voyant sourire dans la mort. »
John Ford, après ces trois tragédies, donna au Phénix son drame historique de Perkin Warbeck, composé dans la manière des chroniques de Shakespeare. Il abandonna malheureusement trop tôt cette bonne voie. Les comédies qui suivirent ce drame chronique sont les Fantaisies chastes et nobles ; le Procès de la grande dame, et le Favori du soleil, masque composé par Ford en collaboration avec Dekker. Ce Masque fut joué à White-Hall et ensuite au Cockpit de Dury-Lane. Les quatre saisons de l’année remplissent les premiers rôles de ce gracieux ouvrage, où figurent aussi Pomone, la Fortune, Cupidon, Éole, la Folie et le Temps. La pièce est en cinq actes et mêlée de chant.
M. Hallam me semble avoir bien caractérisé le talent de John Ford en disant qu’il a moins d’élévation que Massinger, mais qu’il possède plus que lui le don des larmes. On se surprend parfois à sympathiser même avec les vicieux personnages qu’il met en scène, avec Giovanni, par exemple, et avec Annabella. Ford est le peintre de l’amour, mais de l’amour criminel et désespéré. La passion, chez lui, est rarement héroïque, mais elle agit sans confusion, et, en dépit de ses excès et de ses excentricités, elle ne paraît jamais absurde et impossible. Un autre critique anglais en grand crédit, M. Gifford, loue spécialement le style de l’auteur du Broken Heart : « Sans posséder la majestueuse allure qui distingue la poésie de Massinger, et avec peu ou pas de ce brillant et de cet esprit d’enjouement qui caractérise le dialogue de Fletcher ou même de Shirley, il est pourtant élégant, facile et harmonieux. » M. Chambers (Cyclopœdia) lui reconnaît une certaine tendresse mêlée de pathos, une douce musique de paroles et beaucoup de bonheur dans l’expression. La colère, la pitié, la jalousie, la vengeance, le remords et autres éléments de la nature sauvage, forment le fond de presque toutes ses scènes. M. Charles Lamb, lui, n’hésite pas à comprendre Ford parmi les dramatistes de grande race dont s’honore l’Angleterre. Cette appréciation nous paraît moins exacte que les autres. Malgré ses mérites, qui, certes, sont grands, John Ford manque d’élévation, de composition grandiose, et la verve comique lui fait absolument défaut.
V
Auteurs de second ordre jusqu’à la fermeture des théâtres anglais en 1642. – Thomas Dekker. – Middleton. – Marston. – Thomas Heywood. – Rowley. – Nathaniel Field. – James Shirley.
Ce tableau ne serait pas complet si, autour des étoiles de première grandeur que nous venons de montrer, nous ne groupions les petits astres qui gravitèrent dans leur orbite. Le premier en date, c’est Thomas Dekker, que nous avons vu en lutte avec Ben Johnson, et qui répondit par le Satiromastix aux attaques du Poetaster. Collier a donné les titres de trente pièces que Thomas Dekker composa seul ou en collaboration.
Les deux meilleurs de ces ouvrages sont Fortunatus et the Honest Whore. – Fortunatus fut joué en 1600 devant la Reine, pour la fête de Noël, par la troupe des serviteurs de Nottingham. C’est l’histoire fantastique de la bourse inépuisable et du chapeau enchanté. L’auteur a su donner une certaine valeur à son action en la doublant d’un fond de moralité et de réflexions ingénieuses. Hazlitt vante beaucoup la seconde de ces pièces, dont on n’ose traduire le titre, et qui, selon lui, réunit la simplicité de la prose et les grâces de la poésie. La comédie se divise en deux parties, et met en opposition la vivacité d’une femme et la patience d’un mari. The Whore of Babylon (1607), autre pièce de Dekker, a pour but de féliciter la reine Élisabeth d’avoir échappé aux machinations des Jésuites. La Reine est représentée par Titania. Babylone, où se passe la scène, est la Rome catholique, la grande prostituée des Luthériens. La meilleure des collaborations de Dekker avec Webster, c’est la pièce intitulée la Fameuse Histoire de Sir Thomas Wyat, avec le couronnement de la Reine Marie, jouée par les serviteurs de Sa Majesté. La triste et touchante figure de Jane Grey donne à cette action tragique un charme particulier. La scène d’adieu entre Jane et son mari, le duc de Guildford, au moment où le bourreau vient les chercher pour les conduire au supplice, est empreinte d’une résignation grandiose et simple. « Avant d’attacher ce bandeau sur mes yeux, dit Lady Jane, laisse-moi regarder encore mon Guildford ! – Oh ! ne me tue pas avec ce regard ! – C’est mon dernier adieu, accepte-le patiemment. Embrassons-nous et séparons-nous. Maintenant, conduisez-moi comme une aveugle au billot sur lequel je dois mourir. »
Thomas Middleton, collaborateur de Ben Johnson, de Fletcher et de Massinger, ne fut pas moins fécond que Dekker. Il reste de lui vingt-six pièces imprimées. Shakespeare emprunta à sa Sorcière les termes de l’incantation de Macbeth. En 1620, Middleton obtint la charge de chronologiste ou de poète de la ville de Londres, place qu’occupa Ben Johnson, et qui ne fut supprimée qu’en 1724 ; elle donnait 33 livres d’appointements. On cite, comme sa meilleure pièce, sa tragédie intitulée Men, beuvare of women ! (Hommes, gardez-vous des femmes !). Le sujet est tiré d’un roman, Hippolyte et Isabelle, dont l’action se passe à Florence.
Middleton fit, avec Dekker, la Fille grondeuse ; avec Rowley, la Belle Querelle ; la Veuve, avec Fletcher et Johnson ; la Vieille Loi, avec Massinger et Rowley.
William Rowley, de son côté, aida Webster dans la pièce intitulée Cure for a cuckhold, Thomas Heywood dans Fortune by land and Sea (Bonheur par terre et par mer), et il écrivit avec Middleton la Bohémienne espagnole.
Nathaniel Field, dont le principal titre est d’avoir collaboré avec Philip Massinger à la Dot fatale, ne composa de son chef que deux ouvrages médiocres : Woman is a weather-cock (la Femme est une girouette) et Amends for Ladies.
Citons aussi John Marston, vigoureux poète satirique, qui donna au théâtre, dès 1600, son Malcontent et, deux ans après, sa tragédie d’Antonio et Mellida ; puis la Comtesse insatiable, et What you will, comédie fort vantée par Langbaine. L’un des épisodes de la pièce est imité de l’Amphitryon, de Plaute. Thomas Heywood est le plus fécond de tous ces poètes dramatiques de second ordre. Il dit lui-même qu’il mit la main à deux cent vingt ouvrages. Vingt-trois de ces ouvrages sont seulement parvenus jusqu’à nous, parmi lesquels le Voyageur anglais, les Sorcières du Lancashire, Lucrèce. Cet auteur infatigable écrivit pour le théâtre depuis 1596 jusqu’à 1640.Tout en critiquant ses défauts, son manque de goût, ses allures de bas comique, ses compatriotes rendent justice au soin avec lequel il cherche à introduire un but moral dans ses compositions, contrairement à l’usage, alors en vogue, de ne poursuivre que l’effet quand même.
James Shirley ferme cette période, à laquelle mit fin la révolution puritaine. Bon élève de l’Université de Cambridge, où il prit ses degrés, officiant catholique, puis maître d’école et poète dramatique, James Shirley a laissé trente-neuf pièces qui ne blessent pas la décence, comme presque toutes celles de ses contemporains.
Lorsque vint la guerre civile, notre poète échangea sa plume contre un mousquet, il suivit la bannière de son patron, le comte de Newcastle ; puis il reparut à Londres à la Restauration. Le grand feu qui dévora une partie de la ville en 1666 le chassa, lui et sa famille, de sa maison de Blackfriars, et, peu de temps après cet événement, il mourut le même jour que sa femme. Les comédies de James Shirley se distinguent par la politesse et le bon ton. Ses caractères de femmes sont surtout finement tracés. On cite, parmi ses ouvrages à succès, la Servante reconnaissante, l’École de compliments, la Femme de plaisir. Ses tragédies manquent de passion et d’intérêt. Il eut la douleur de voir le Long Parlement supprimer les théâtres dans toute l’étendue du royaume, par l’ordonnance en date du 2 septembre 1642. Cette ordonnance invitait le peuple à fuir ces œuvres du démon, à se repentir au plus vite et à se réconcilier avec Dieu.
Déjà, lorsqu’en 1629, une troupe française était venue donner des représentations à Londres, les rôles de femmes, joués par des actrices, avaient déchaîné l’indignation des Puritains. William Prynne, l’auteur de l’Histriomastix, avait dénoncé cette innovation comme impudente et indécente. Dans son curieux livre, il traite les actrices de monstres ; les théâtres sont appelés les chapelles du diable ; les comédiens sont des ministres de Satan, et ceux qui hantent les salles de spectacle demeurent voués aux flammes de l’enfer. Prynne enveloppait, du reste, dans son anathème la chasse, la danse, les cartes, la musique et les perruques. Le pauvre fou, dont on aurait dû rire, eut les oreilles coupées par la main du bourreau, pour avoir confondu les danses de la cour avec celles des théâtres. Une lettre écrite à cette époque, et publiée par M. Payne-Collier dans ses Annals of the stage, raconte que les actrices jouèrent en français une comédie lascive et impudique. De Blackfriars elles passèrent au Red-Bull, puis à la Fortune ; mais elles durent obtenir une autorisation spéciale pour chaque représentation. La troupe française n’eut aucun succès en 1629 ; mais il en revint une autre six ans après, en 1635, ayant pour chef Floridor, qui s’établit au Cockpit de White-Hall, sous la protection spéciale de la Reine. Cette nouvelle troupe joua Mélize, ou les Princes reconnus, pastorale comique de Du Rocher ; le Trompeur puni, de Scudéry, et l’Alcimédon, de Du Ryer, qui réussirent parfaitement. Un mois après, on bâtissait une salle spéciale pour les comédiens français, sur le terrain d’un manège appartenant à la Couronne. La même année (1635), une troupe espagnole s’installait à Londres, sous la direction de Juan Navarro, avec une subvention royale.
L’ordonnance des Lords et des Communes mit fin à toutes ces joies.
[1]...O patria ! o terra ! o cielo !
Rifiutata vivrò ? vivrò schernita ?
Vivrò con tanto scorno ? Ancora indugio ?
Ancor pavento ? E che ? la morte, o l’ tardi
Morire ? Et amo ancor ? ancora sospiro ?
Lacrimo ancor ? Non è vergogna il pianto ?
Che fan questi sospir ? timida mano,
Timidissimo cor che pur agogni ?
Mancano l’arme all’ ira, o l’ira all’ aima ?
Se vendetta non vuoi, nè vuole amore,
Basta un punto à la morte : or mori et ama
Morendo !
[2]...Qual furor così ti spinse
A ferir te medesma ? Oimè son queste
Piaghe de la tua mano ? Allor gravosa
Ella rispose con languida voce :
Dunque viver devea d’altrui che vostra
E da voi riflutata ?
E potea col vostro odio, o col disprezzo,
Se de l’amor vivea ?
Assai men grave è il riflutar la vita,
E men grave il morire...
Dappoi ch’ella fu morta, il Re sospeso
Stette per breve spazio, muto, e mesto
De la pietate, e da l’orror confuso :
Il suo dolor premea nel cor profondo :
Poi disse : Alvida, tu sei morta : io vivo
Senza l’anima ? E tacque.
[3] Forsè se tu gustassi anco una volta
La millesima parte delle gioie
Che gusta un cor amato riamando,
Diresti ripentita sospirando :
Perduto è tutto il tempo
Che in amar non si spende.
Cangia, cangia consiglio,
Pazzarella che sei !
(Acte I, scène I.)
[4] O pan de la sangre lleno
Que por me se derramó,
No te tengo en cuenta yo
De pan sino de veneno.
No te llegaré à mi boca
Por quererme sustantar,
Si ya no es para besar
Esta sangre que te toca !
[5] Pareceme que toco
Cuerpos aqui y alli. Cielos que es ? que es esto ?
Vuestra piedad invoco !
Si acaso no soy muerta, quien me ha puesto
Donde los muertos viven
Y en sus heladas cuevas reciben ?
Y si, como me accuerdo,
Aurelio me mató con aquel pomo,
Como, cielos ! no pierdo
Este cuerpo mortal que tengo ? y como
Hablo y siento y me asombro
Todas les veces que la muerte nombro ?... Etc.
Dans Shakespeare, Juliette a ces mêmes idées (scène IIIe du 4e acte) au moment où elle va boire le philtre : « Si après que je serai couchée dans le tombeau j’allais me réveiller avant le moment où Roméo doit venir me délivrer ! Ô idée pleine d’épouvante ! ne serais-je pas alors suffoquée sous cette voûte ?… » Etc.
How if, when I am laid into the tomb,
I wake before the time that Romeo
Come to redeem me ? there’s a fearful point !
Shall I not them be stifled in the vault ?… Etc.
[6] Señores arboles, yo
Muy buena intencion traia
De decir la pena mia
A quien la causa me dió.
Para aqueste desafio
Del campo, donde ya espero,
El pecho armé con acero
Para dar un filo al mio ;
Mas para la impertinencia
De quien no me deja hablar,
Desde hoy mas le pienso armar
Desta forzosa paciencia.
Toda la noche pasé
Esperando la mañana ;
Però fué esperanza vana,
Pues sin hablar me quedé.
Suplicoos, arboles verdes,
Que me tengais por fiel,
Y à ti, miverde laurel,
Que de mis males te acuerdes.
[7] Memorias de litteratura portugeza. Tome V.
[8] M. Ferdinand Denis a publié en 1835 une excellente traduction du Jaloux de Ferreira et de la tragédie du même auteur, intitulée : Inès de Castro.
[9] Chorem meu mal comigo quantos m’ouvem !
Chorem as pedras duras pois nos homẽs
S’achou tanta crueza ! E tu Coimbra,
Cubre-te de tristeza pera sempre !
Não se ria en ti nunca, nem s’ouça
Senão prantos e lagrymas ! Em sangue
Se converta aquella agoa de Mondego !
As arvores se sequem e as flores !
Ajudem-me pedir aos Ceos justiça
Deste meu mal tamanho !
Eu te matey, senhora ! eu te matey !
Com morte te paguei o teu amor !
Mas eu me matarey mais cruelmente
Do que a ti matáram, senão vingo
Com novas crueldades tua morte !
Par’ isto me dá Deos somente vida !
Abra eu com minhas mãos aquelles peitos,
Arranque delles hus corações feros
Que tal crueza ousâram !...
[10] See where, my slave, the ugly monster, Death
Shaking and quivering, pale and wan forfear,
Stands aiming at me with his murdering dart,
Who flies away at everyglance I give,
And when l look away comes stealing on !
[11] KING E. – And there, in mire and puddle, have I stood
This ten days’ space ; and lest that I should sleep,
One plays continually upon a drum.
They give me bread and water, being a King !
So that, for want of sleep and sustenance,
My mind’s distemper’d, and my body’s nunb’d,
And wether l have limbs or no I Know not.
O, would be my blood dropp’d out from every vein,
As doth this water from my tatter’d robes !...
[12] There is an old tradition
That in the times of mighty Tamburlaine,
Of conjuring Faustus and the Beauchamps bold,
Your pœts used to have a second day.
[13] ...Dear saint
Riches ! the dumb god ! that giv’st all men tongues ;
Thou canst do nought, and yet mak’st men do all things ;
The price of souls ; even hell, wih thee to boot,
Is made worth heaven. Thou art virtue, fame,
Honour, and all things else !...