La commode de Victorine (Eugène LABICHE - Édouard MARTIN)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 23 décembre 1863.
Personnages
POPAREL
BARDAS DE LASTRINGUY
HECTOR BELINAY
MARITON
CLARA
ANGÈLE
CÉSARINE
JULIE
La scène se passe à Paris, chez Clara.
Le théâtre représente un salon de modiste. Un guéridon, à droite ; chapeaux exposés aux deux fenêtres de fond. Porte au fond, portes latérales. Cheminée à gauche, premier plan. Au deuxième plan, petite table où sont des chapeaux sur des champignons. Sur le guéridon où travaillent les ouvrières, un chapeau sur son champignon. Chaises, fauteuils, etc., etc.
Scène première
ANGÈLE, JULIE, CÉSARINE, MARITON
Au lever du rideau, les modistes travaillent assises derrière le guéridon ; Mariton est sur une chaise devant la cheminée et se chauffe les pieds.
CÉSARINE.
Vous direz tout ce que vous voudrez, mais, moi, j’aime les jeunes gens de Bordeaux.
ANGÈLE.
Ils sont gentils, je ne dis pas le contraire.
JULIE.
D’abord ils sont bruns.
ANGÈLE.
C’est possible... mais les blonds épousent davantage... c’est une chose connue !
JULIE.
La voilà encore avec ses idées de mariage !
ANGÈLE.
Je n’en rougis pas... si je rencontrais un blond... cendré, avec un beau nom, de l’éducation, une famille honorable...
CÉSARINE.
Cinquante mille livres de rente.
ANGÈLE.
Je n’hésiterais pas à lui faire le sacrifice de ma liberté.
MARITON, à part.
Elle me fait suer, ma parole d’honneur !
ANGÈLE.
Qu’est-ce que vous dites, monsieur Mariton ?
MARITON.
Moi, je ne m’occupe pas de vous... je me chauffe les pieds.
ANGÈLE.
Quel joli butor !
CÉSARINE.
Un bouquet de chardons !
JULIE.
Et d’une conversation !...
MARITON.
J’en ai peut-être plus que vous, de la conversation... seulement je n’aime pas à causer avec les femmes... ça n’est pas instructif... c’est du babillage...
ANGÈLE.
Alors pourquoi êtes-vous entré dans un magasin de modes ?...
MARITON.
J’y suis entré... pour des raisons de santé.
TOUTES.
Ah bah !
MARITON.
Avant, j’étais dans la droguerie... une belle partie, pour un jeune homme ! mais on me faisait piler à l’air, dans la cour, ça me donnait des engelures et des crevasses aux mains...
ANGÈLE, ironiquement.
Ah ! quel dommage !
MARITON.
Chacun son goût... moi, je suis friand de mes mains. Alors j’ai lâché le mortier pour un état plus moelleux... je suis venu chez mademoiselle Clara, la patronne, en qualité de...
CÉSARINE.
De trottin.
MARITON.
De premier commis ! je porte les chapeaux et je reçois les factures... je fais l’extérieur.
ANGÈLE.
Heureusement !
JULIE.
Et vous êtes content, monsieur Mariton ?
MARITON.
Je gagne soixante francs par mois et je mets des gants quand il fait froid... je ne sais pas ce qu’un homme peut désirer de plus !
ANGÈLE, se levant.
Mais le cœur, malheureux ! le cœur !
MARITON.
Mesdemoiselles, je ne vous dis pas de gaudrioles, moi... et je vous prie de me laisser tranquille !
CÉSARINE.
Il cache son jeu... je parie qu’il est amoureux !
TOUTES.
Oui ! oui ! il est amoureux !
MARITON.
Eh bien, il fera chaud quand vous verrez ça !
ANGÈLE.
Une femme, ça ne vous dit rien ?
MARITON.
Je ne sais pas... je n’en ai jamais rencontré...
JULIE.
Il est poli !
CÉSARINE.
Eh bien, et nous.
MARITON.
J’appelle femme l’être sublime qui raccommode son mari... qui a un domicile et beaucoup d’enfants.
ANGÈLE.
La mère Gigogne !
MARITON.
Quant à vous... vous n’êtes que des voyageuses ! train d’Asnières.
CÉSARINE et JULIE, se levant et allant à lui.
Des voyageuses ?
ANGÈLE.
Insolent !
Elles quittent leur ouvrage et marchent furieuses sur Mariton qui recule.
CHŒUR.
Air de Biscotin.
Il faut, d’un pareil insolent,
Nous venger à l’instant ;
Corrigeons vivement
Cet affreux, ce vilain
Trottin.
Quel crétin !
Mon Dieu ! quel crétin !
MARITON, criant.
Madame ! madame !
Scène II
ANGÈLE, JULIE, CÉSARINE, MARITON, CLARA
CLARA, entrant.
Qu’y a-t-il ? quel est ce bruit.
CÉSARINE, hypocritement.
Madame, c’est M. Mariton qui nous dit de vilaines choses...
ANGÈLE, de même.
Il nous propose de nous conduire dimanche à Asnières...
MARITON.
Moi ?
TOUTES.
Oui ! oui ! oui !
CLARA, sévèrement à Mariton.
Monsieur Mariton... depuis longtemps je m’aperçois de vos allures...
MARITON.
Mais, madame...
CLARA.
Laissez-moi parler... J’ai la prétention de n’admettre dans mes ateliers que des demoiselles irréprochables... je les choisis...
MARITON, part.
Quelle chance !
CLARA.
C’est assez vous dire, monsieur Mariton, que les débauchés n’ont pas d’avenir dans cette maison !
MARITON.
Mais, madame...
CLARA.
Laissez-moi parler !... que si une inclination... que je ne saurais blâmer, puisqu’elle est dans la nature, vous a fait distinguer une de ces demoiselles...
MARITON.
Moi ?
CLARA.
Que si vos vues sont honorables et légitimes... Parlez, monsieur Mariton... je ne suis point l’ennemie du mariage... je connais trop les luttes du célibat...
MARITON.
Mais, madame...
CLARA, s’attendrissant.
Orpheline à seize ans... belle comme l’Aurore... logée dans les environs de la caserne de la Nouvelle-France... avec des yeux et des cheveux... à faire rêver messieurs les militaires...
MARITON et LES MODISTES.
Qu’arriva-t-il ?
CLARA, se réveillant tout à coup.
Rien ! absolument rien !
Aux ouvrières.
Mais vous ne travaillez pas, mesdemoiselles ! vous êtes là à bavarder... vous savez combien nous sommes pressées... Voyons, à l’ouvrage ! à l’ouvrage !
Césarine et Julie se remettent à l’ouvrage.
ANGÈLE, à part, aux autres modistes.
Quel dommage ! la patronne allait nous raconter ses farces !
CLARA.
Eh bien, et vous, mademoiselle Angèle, qu’est-ce que vous faites là ?
ANGÈLE.
Madame, je demande un jour de congé.
CLARA.
Pour aujourd’hui ? c’est impossible !
ANGÈLE.
Madame, je déménage.
CÉSARINE et JULIE.
Ah bah !
CLARA.
Comment, encore ? Ah çà ! vous promenez donc vos meubles tous les trois mois ?
ANGÈLE.
Cette fois-ci, j’ai un bail... je prends un appartement de mille francs.
CÉSARINE et JULIE.
Mille francs !
ANGÈLE.
Avec des glaces et une terrasse... pour fumer...
CLARA.
Vous fumez donc ?
ANGÈLE.
Non, madame... mais c’est pour M. Hector Belinay... un premier clerc d’avoué... qui va m’épouser...
CÉSARINE et JULIE.
Comment ?
MARITON, riant.
Ah ! elle est bonne !
CLARA.
Monsieur Mariton, pas de rires indécents !
À Angèle.
Mon enfant, prenez garde, les clercs d’avoués, c’est bien fragile...
ANGÈLE.
Oh ! M. Hector est un honnête homme... Il a donné dix francs de dernier adieu au concierge...
CLARA.
Je ne l’accuse pas...
ANGÈLE.
Mais, pour laisser entrer les meubles, le propriétaire exige six mois d’avance...
MARITON, à part.
Lui, pas bête !
ANGÈLE.
Et M. Hector doit se trouver à l’appartement à dix heures avec les cinq cents francs.
CLARA.
Allons ! puisqu’il s’agit de votre avenir !...
ANGÈLE.
Je vais faire charger mes meubles sur une voiture à bras...
Elle met son châle et son chapeau.
CLARA, remontant.
À demain... je compte sur vous...
Aux autres ouvrières.
Allons ! mesdemoiselles, au travail...
Appelant.
Monsieur Mariton !
MARITON.
Madame...
CLARA, prenant les cartons à droite.
Ce carton, rue du Cherche-Midi... celui-ci, rue Sainte Georges ; celui-là, avenue Montaigne.
MARITON.
Tout de suite, madame... je mets mes gants.
CHŒUR.
Air des Fileuses.
Lorsque madame commande,
Chacun doit obéir ;
Il faut donc que l’on se rende,
Même à son moindre désir.
CLARA, poussant Mariton.
Mais allez donc, monsieur Mariton.
Angèle et Mariton sortent par le fond, Césarine et Julie sont à la table à ouvrage.
Scène III
CLARA, JULIE, CÉSARINE, puis POPAREL
CLARA.
Une ouvrière de moins... quel contretemps !... un jour où nous sommes si pressées...
Aux ouvrières.
Ce chapeau avance-t-il ?
CÉSARINE.
On le pousse.
CLARA.
Je l’ai promis ce matin pour une messe de mariage...
On sonne.
JULIE.
On sonne...
CLARA.
Ah ! mon Dieu ! je parie qu’on vient le chercher !
POPAREL, entrant par la porte du fond.
Mesdames... je vous demande un million de pardons...
Il va poser son parapluie dans le coin, à droite.
CLARA, à part.
Quel est ce monsieur ?
POPAREL.
J’ai vu un écriteau... et je viens pour visiter l’appartement.
Tirant un mètre de sa poche.
Ne vous dérangez pas.
CLARA, aux ouvrières qui regardent Poparel.
Quand vous resterez là, le nez en l’air !
POPAREL, qui a mesuré la partie gauche du salon.
Ceci est le salon... voulez-vous permettre ?
Il remonte la scène en comptant ses pas.
Un, deux, trois, quatre, cinq, six.
CLARA, le regardant.
Qu’est-ce qu’il fait ?
POPAREL.
Six mètres de long... sur... voulez-vous permettre ?
Il arpente la scène dans l’autre sens.
Un, deux, trois, quatre, cinq... et six...
À Clara.
Il est carré... c’est un salon carré. Maintenant, voyons la chambre à coucher...
CLARA, brièvement.
Elle n’est pas faite ! ma chambre n’est pas faite !
POPAREL.
Oh ! ça m’est égal... je sais ce que c’est...
CLARA.
Non, monsieur, j’ai prévenu le concierge que je ne voulais pas laisser visiter l’appartement avant onze heures... il n’en est que dix.
POPAREL.
Puisqu’on m’a laissé monter.
CLARA.
On a eu tort ! pas avant onze heures ! je suis dans mon droit.
POPAREL.
Très bien, madame... je n’insiste pas...
À part.
Elle est désagréable, cette dame !
Tirant sa montre.
Allons, j’ai encore une heure à attendre.
Il va s’asseoir machinalement devant la cheminée.
CLARA, à part.
Comment ! il s’installe ?
POPAREL, à Clara.
Ceci est la cheminée ?
CLARA.
Probablement.
POPAREL.
Tire-t-elle bien ?... c’est très important.
Il se baisse et cherche à regarder dans la cheminée.
CLARA.
Ah çà ! monsieur, est-ce que vous allez rester là ?
POPAREL, baissé.
Le tuyau est bien étroit... Vous êtes obligée de faire ramoner à la corde ?
CLARA.
Il ne s’agit pas de ça... je vous demande si vous comptez rester là ?
POPAREL, se relevant.
Mais vous m’avez prié d’attendre jusqu’à onze heures...
CLARA.
Je vous ai prié de revenir à onze heures... ce n’est pas la même chose.
POPAREL.
Alors, vous me renvoyez, madame... vous me chassez ?
CLARA.
Je ne vous chasse pas, mais...
POPAREL, allant pour prendre son parapluie.
Très bien, madame, je me retire, je me retire... mais vous me permettrez de vous dire... sans acrimonie, parce que vous êtes une femme... sur le retour...
CLARA, vexée.
Monsieur !
POPAREL.
Vous me permettrez de vous dire que vous ne montrez pas toute la bienveillance qu’on se doit... entre gens qui cherchent des appartements !
CLARA.
Mon Dieu, monsieur, j’ai une commande très pressée... et, depuis que vous êtes entré, ces demoiselles n’ont pas fait un point !
POPAREL.
Ah ! ce sont vos ouvrières...
Les saluant.
Elles sont charmantes... l’air très décent.
CLARA.
Je les choisis, monsieur.
POPAREL, regardant le chapeau sur le guéridon.
Tiens, vous confectionnez des chapeaux... Depuis quinze jours, je me tâte pour en acheter un...
CLARA.
Vous ?
Césarine et Julie se lèvent et s’approchent de Poparel.
POPAREL.
Ce n’est pas pour moi... c’est une surprise que je voudrais faire à Victorine... ma bonne... ou plutôt ma dame de compagnie, ma lectrice... car c’est elle qui me lit la Patrie tous les soirs... seulement, comme elle est Alsacienne, elle prononce Batrie, chournal di soir ! Eh bien, on s’y fait !
LES FEMMES, riant.
Ah ! ah ! ah !
POPAREL.
Ne riez pas... elle fait très bien la cuisine.
CLARA.
Alors c’est votre cuisinière...
POPAREL.
C’est-à-dire... c’est ma cuisinière... oui.... en ce sens qu’elle fait ma cuisine.. mais nous mangeons ensemble... je l’admets à ma table... en tout bien tout honneur...
Les ouvrières font un geste d’incrédulité.
Car je vous prie de croire, mesdemoiselles, que jamais rien... quoiqu’elle soit très gentille... une petite boulotte... Voulez-vous voir sa photographie ? je l’ai fait faire...
CÉSARINE et JULIE.
Oui ! voyons !
CLARA.
C’est inutile, mesdemoiselles... travaillons !
Elles se remettent à l’ouvrage.
POPAREL, à Clara.
Le photographe l’a fait revenir cinq jours de suite... sans moi... il prétendait que je la faisais bouger...
CLARA, à part.
Quel insupportable bavard !
Haut.
Voyons, monsieur, dépêchons-nous.
POPAREL.
Oui... vous êtes pressée... donc je voudrais un chapeau... Victorine ne m’en a jamais parlé... mais je vois bien qu’elle en a envie... Et puis, quand nous nous promenons... c’est gênant... elle est en bonnet... je ne peux pas lui donner le bras... alors nous marchons à côté l’un de l’autre, les bras ballants...
CÉSARINE, bas, à Julie.
Il doit être bon avec son Alsacienne !
POPAREL.
Ce n’est pas par fierté, c’est à cause de mes relations... de ma clientèle...
CLARA, impatientée.
Mais, monsieur...
POPAREL.
Oui, vous êtes pressée...
Montrant un chapeau sur la table de gauche.
Combien celui-là ?
CLARA, prenant le chapeau sur le champignon.
Cent vingt francs...
POPAREL.
Oh ! c’est trop cher ! je voudrais quelque chose de bon marché... qui fasse de l’effet...
Montrant un autre chapeau.
Tenez, ce petit-là !
CLARA, même jeu.
Il est de soixante-dix francs.
POPAREL.
Oh ! c’est trop cher !... Et en ôtant les fleurs ?
CLARA.
Soixante-cinq.
POPAREL.
Et en ôtant les rubans ?
CLARA, à part.
Il ne restera plus rien.
Haut.
Cinquante-huit.
POPAREL.
Non... ce n’est pas encore dans mon prix... Après ça, vous en auriez un qui ne serait pas tout à fait neuf... ça me serait égal... et même je le préférerais...
CLARA.
Comment ?
JULIE, bas, à Césarine.
Tiens ! j’ai envie de lui vendre mon vieux !
POPAREL.
Parce qu’un chapeau... en train... prouve qu’on a l’habitude d’en porter... tandis qu’un neuf... on peut croire que c’est le premier. Combien ce petit vilain là-bas ?
Il désigne celui qui est placé sur le guéridon à droite.
CLARA.
Quarante-cinq francs !
POPAREL.
Trop cher !... Tenez, je vais vous dire tout de suite mon prix... Il me faudrait quelque chose dans les vingt à vingt-cinq francs.
CLARA, révoltée.
Vingt-cinq francs ? nous ne tenons pas ça ici... soyez dans les environs du Temple.
Elle remonte.
POPAREL.
Tiens ! c’est une idée !
CLARA, le congédiant.
Monsieur...
POPAREL.
Oui, vous êtes pressée... Je reviendrai à onze heures pour prendre des mesures, parce que j’ai un gros meuble à placer... Figurez-vous que Victorine...
CLARA.
Mais, monsieur, à onze heures...
POPAREL, remontant.
Oui, madame...
Saluant.
Madame... mesdemoiselles...
CLARA, impatientée.
Mais, monsieur...
POPAREL.
Oui, vous êtes pressée.... Ne vous impatientez pas, je reviendrai...
Il sort par le fond, en mesurant l’entrée de la porte avec son parapluie.
Scène IV
CLARA, JULIE, CÈSARINE, puis BARDAS DE LASTRINGUY
CLARA, redescendant.
Ah ! j’ai les nerfs agacés !
JULIE.
Il est drôle, ce gros papa.
CÉSARINE.
Je voudrais bien le voir promener Bobonne avec son chapeau neuf.
BARDAS, paraissant au fond.
Ah ! madame Clara...
CLARA.
M. Bardas de Lastringuy... mon propriétaire...
BARDAS.
Êtes-vous seule ?
CLARA, montrant ses ouvrières.
Non... Vous le voyez...
BARDAS, bas.
Ce n’est pas le propriétaire, c’est l’homme privé qui désire avoir avec vous cinq minutes d’entretien.
CLARA.
De quoi s’agit-il ?
BARDAS, bas.
L’affaire réclame le secret... Veuillez faire le vide.
CLARA, passe.
C’est bien.
Aux ouvrières.
Mesdemoiselles, rentrez.
CÉSARINE, se levant, ainsi que Julie.
Le chapeau est terminé... Il n’y a plus qu’un coup de fer à donner aux rubans...
CLARA.
Dès que cela sera fini, l’une de vous ira le porter.
Julie et Césarine sortent par la droite.
Scène V
CLARA, BARDAS
CLARA, qui a reconduit ses ouvrières.
Parlez, monsieur.
BARDAS.
Madame, je viens vous demander un service.
CLARA.
À moi ?
BARDAS.
Pouvez-vous me prêter ce salon pour une demi-heure seulement ?
CLARA.
Comment ! mon salon ?
BARDAS.
Chut ! c’est pour une affaire d’honneur.
CLARA.
Un duel ! à votre âge ?
BARDAS.
Je suis un ancien garde du corps... et, devant la pointe d’une épée, les gardes du corps n’ont pas d’âge.
CLARA, avec enthousiasme.
Messieurs les militaires ! que c’est beau !... Comme ça, vous voulez vous battre dans ce salon ?...
Faisant des armes.
Une ! deux ! feinte... seconde... tirez dessus !
BARDAS, étonné.
Comment ! vous connaissez l’escrime ? vous, une modiste !
CLARA, embarrassée.
C’est-à-dire... mon frère était prévôt dans la garde... Mais quelle est la cause de ce duel ?
BARDAS.
J’ai été insulté hier, dans un restaurant du boulevard, de la façon la plus grave.
CLARA.
Comment cela ?...
BARDAS.
Je dînais avec madame Bardas de Lastringuy... Nous touchions au dessert, lorsque trois jeunes gens, excités sans doute par les fumées d’un vin généreux, passèrent bruyamment près de la table que j’occupais avec madame Bardas de Lastringuy. L’un d’eux eut l’inconvenance de vouloir allumer son cigare à la lampe posée sur notre table... J’allais lui faire d’énergiques représentations... lorsque, par un mouvement involontaire, je l’accorde, mais triste conséquence de ses libations... il renversa ladite lampe, et toute l’huile se répandit sur la robe de madame Bardas de Lastringuy...
CLARA.
De l’huile à quinquet !...
BARDAS.
Je l’avoue... je ne fus pas maître d’un premier mouvement...
CLARA.
Un soufflet ?
BARDAS.
« Je lui criai : Prenez donc garde, imbécile !... »
CLARA.
Ça valait bien ça !
BARDAS.
Ce petit monsieur se fâche... je lui fais remarquer la robe de ma femme... toute ruisselante d’un liquide oléagineux... Il m’appelle « Vieil empaillé !... » et jette vingt-cinq louis sur la table en criant : « Voilà pour le dégraisseur !... »
CLARA, avec conviction.
Ah ! c’est bien, ça !... cinq cents francs !
BARDAS.
Comment ! c’est bien ? Une pareille impertinence ? C’était à lui couper la figure à coups de cravache... mais je n’en avais pas... Je le traitai de malotru... Nous échangeâmes nos cartes au milieu du scandale général... Et j’attends ses témoins et les miens.
CLARA.
À votre place, j’en resterais là... Vous avez les cinq cents francs ? J’enverrais la robe chez le teinturier.
BARDAS.
Et mon honneur, puis-je aussi l’envoyer chez le teinturier ?
CLARA.
Après ça !... ça vous regarde.
À part.
Il est très solide, le vieux !
On sonne.
BARDAS.
On sonne... ce sont sans doute mes témoins...
CLARA, remontant.
Je vous laisse... Personne ne viendra vous déranger.
Elle entre à droite.
Scène VI
BARDAS, POPAREL, puis CLARA
POPAREL, paraissant au fond.
Il est onze heures deux... je suis exact...
DARDAS, à part.
Un étranger !
POPAREL.
Je vous demanderai la permission de déposer mon parapluie.
Il le place dans le coin où il l’a déjà posé.
BARDAS, à part.
Un des témoins de mon adversaire, sans doute...
Haut.
Je crois savoir pourquoi vous venez... je suis M. Bardas de Lastringuy...
POPAREL, à part.
Le propriétaire !
Haut, saluant.
Monsieur, je ne prévois qu’une difficulté sérieuse.
BARDAS.
Laquelle ?...
POPAREL.
C’est le gros meuble... tiendra-t-il ? ne tiendra-t-il pas ? tout est là !
BARDAS.
Quel meuble ?
POPAREL.
La commode... la commode de Victorine.
BARDAS, à part.
Victorine !
POPAREL.
Une grosse machine qu’elle a fait venir d’Alsace... et dont elle ne veut pas se séparer... figurez-vous l’arche de Noé... trois mètres vingt-sept en tout sens... mais j’ai apporté mon mètre...
BARDAS.
Ah çà ! monsieur, de quoi parlons-nous ?
POPAREL.
Eh bien, de la commode de Victorine !
BARDAS.
Pourquoi ?
POPAREL.
Pour louer l’appartement, il faut bien que je sache si elle tiendra.
BARDAS.
Comment !... vous voulez louer l’appartement ?
POPAREL.
Parbleu ! je ne suis pas venu pour planter des petits pois !...
BARDAS.
Ah ! c’est bien différent !...
Apercevant Clara qui entre par le fond.
Tenez... voilà madame qui va vous conduire...
CLARA, à Bardas.
Voici deux lettres qu’on vient d’apporter pour vous... très pressées.
BARDAS, regardant l’adresse.
De mes témoins !... qu’est-ce que cela signifie ?
POPAREL, qui est remonté et a mesuré les panneaux du salon à droite.
Jamais ça ne tiendra dans ce salon ! que le diable l’emporte avec son chalet !
Il sort, suivi de Clara, par la droite.
Scène VII
BARDAS, puis CLARA
BARDAS, seul, ouvrant une lettre.
C’est de Gondoin, un ami intime...
Lisant.
« Soumis aux lois de mon pays, atteint d’un violent mal de gorge... jamais je n’autoriserai par ma présence les horreurs d’une lutte fratricide... » Il refuse, un homme qui dîne chez moi tous les lundis !... je ne l’inviterai plus. Voyons l’autre.
Il ouvre la seconde lettre et lit.
« Impossible, cher ami, je mets du vin en bouteilles... »
Par réflexion.
Ah !... Allons ! il faut que je cherche d’autres témoins.
CLARA, sortant de la droite et parlant à la cantonade.
Mais finissez donc ! c’est insupportable !
BARDAS.
Quoi donc ?...
CLARA.
C’est ce monsieur qui grimpe sur tous les meubles avec son mètre... Dans ce moment, il est perché sur le piano !
BARDAS.
C’est un maniaque... je suis obligé de m’absenter pour une demi-heure... si ces messieurs se présentent...
Il remonte.
CLARA.
Les témoins de l’autre ?...
BARDAS.
Oui... vous les prierez d’attendre.
À part en sortant.
Qui diable prendre ? Tiens ! mon notaire !
Il sort par le fond.
Scène VIII
CLARA, POPAREL, entrant par la droite, suivi de Césarine et de Julie
POPAREL.
Allons ! c’est une affaire manquée !... la commode a sept centimètres de trop... ça ne peut pas tenir...
CÉSARINE.
Faites-la scier ; votre commode !
POPAREL.
Ah ! par exemple !... comme vous y allez !
JULIE.
Bobonne ne serait pas contente ?
POPAREL.
Elle serait capable de retourner en Alsace... pour en acheter une autre plus grande !
CÉSARINE.
Tenez ! je vous parie cinq heures de coupé... que vous épouserez, votre Victorine.
POPAREL.
Ça.... jamais !...
CÉSARINE.
Parions !
POPAREL.
Il y a une excellente raison... c’est que je suis marié...
CLARA.
Vous ?
CÉSARINE et JULIE.
Marié ?
CLARA.
Et madame votre épouse ?
POPAREL.
Nous sommes séparés... pour des raisons... de haute inconvenance !
CÉSARINE.
Un malheur !
POPAREL.
Mon Dieu ! je ne sais pas si on peut appeler ça un malheur... c’est un vide... mais pas un malheur...
Voulant s’en aller.
Où est mon parapluie ?
CÉSARINE, le suivant.
Oh ! contez-nous votre déveine !
JULIE, de même.
Oh ! oui, vous serez bien gentil !
CLARA.
Mesdemoiselles... vous êtes indiscrètes... on ne retourne pas comme ça le poignard...
POPAREL, redescendant.
Quoi ? le poignard ? parce que ma femme... oh ! ça m’est égal... et, si je n’étais pas pressé... Voyons, quelle heure est-il ?
JULIE.
Midi.
CÉSARINE.
Ça avance.
POPAREL.
Allons ! je vais vous en raconter pendant cinq minutes... mais pas plus !...
CÉSARINE, vivement.
Allez ! allez !
POPAREL.
Ah ! petite curieuse ! Je tenais donc un restaurant rue Mandar... Au pied de Mouton incomparable. J’avais la renommée...
Sourire des ouvrières.
Il ne faut pas croire que tout le monde sache faire un pied de mouton... parce que, si la sauce n’est pas bien liée... va te promener ! Vous prenez vos pieds... vous les lavez...
CÉSARINE.
Oui, passez !...
CLARA.
Arrivez au fait !
POPAREL.
J’avais pour demoiselle de comptoir une petite fille de dix-huit ans appelée Uranie... et jolie !... oh ! bien mieux
que vous !
JULIE et CÉSARINE.
Merci !
POPAREL.
Entre le déjeuner et le dîner, comme je n’avais rien à faire... je la regardais... et elle... baissait les yeux... c’est ce qui m’a fourré dedans... Si j’ai un conseil à vous donner, mesdemoiselles, c’est de baisser les yeux...
CÉSARINE.
On connaît ça, marchez !
POPAREL.
Bref, je lui offris ma main... avec mon établissement... j’avais quarante et un ans... je me portais comme le pont Neuf... elle accepta... Au bout d’un mois... je m’aperçus qu’elle avait un défaut... elle aimait les sucreries, elle était chatte.
CLARA.
Oh ! il n’y a pas grand mal à cela !
POPAREL.
Pour une modiste, c’est possible... mais pour la femme d’un restaurateur, c’est désastreux !... Elle mangeait tous les petits fours ; les garçons étaient toujours à me dire : « Monsieur, on demande des petits fours, il n’y a plus de petits fours ! — Mais sacrebleu ! j’en ai acheté ce matin. — C’est madame !... » Enfin, c’était une petite grignoteuse ! je lui fis des représentations... convenables, je lui dis : « C’est ignoble pour une femme d’être sur sa bouche comme ça !... » Elle me battit froid et respecta ma marchandise. Seulement je m’aperçus que, de temps à autre, un nègre venait lui apporter des sacs de marrons glacés... je n’en pris pas d’inquiétude... un nègre !
CLARA.
Ça ne me dirait rien.
JULIE.
Ni à moi...
POPAREL.
Un matin... je descendis un peu tard... je trouvai le comptoir vide.. avec une lettre dessus : « Gustave... »
JULIE.
Gustave !
POPAREL.
Gustave Poparel, c’est mon petit nom... « Je vois bien que vous ne pouvez pas me comprendre, il vaut mieux nous quitter... Adieu, soyez heureux ! Post-scriptum. Ne cherchez pas ma broche... je l’emporte. »
CÉSARINE.
Elle était partie avec le nègre ?
POPAREL.
Mais non ! le nègre, c’était le domestique du monsieur... un monsieur que je n’ai jamais vu... mais ce doit être un Américain... un fabricant de cannes à sucre... sans cela, Uranie ne l’aurait pas suivi.
CLARA.
Eh bien, qu’avez-vous fait ?
POPAREL.
Je suis. allé chez le commissaire de police...un homme d’excellent conseil... il m’a dit : « Voyons, est-ce que vous y tenez beaucoup, à votre femme ? — Peuh !... ma foi, non. — Eh bien, alors, laissez ça là... faites vos affaires !... » C’est ce que J’ai fait... je me suis retiré avec dix-huit mille francs de rente...
CLARA.
Et vous n’avez jamais reçu de nouvelles de votre femme ?
POPAREL.
Jamais !... Il y a quinze ans de cela... Elle doit être aux colonies ; qu’elle y reste !... moi, je suis très content, très gai... j’ai pris Victorine pour la conversation... et la cuisine.
JULIE.
Elle vous fait des petits plats sucrés.
POPAREL.
Ah ! non ! non ! elle, c’est un autre genre... elle n’aime pas les sucreries... Choucroute, saucisses et lard fumé, nous ne sortons pas de là... j’ai des jambons qui pendent dans toutes mes cheminées... c’est ennuyeux à cause des ramoneurs.
CÉSARINE.
Oh ! ils ont de si belles dents !
POPAREL.
C’est précisément pour ça !...
Regardant à sa montre.
Midi un quart ! saprelotte ! vous me faites causer !... Où est mon parapluie ?
Il va le prendre.
Madame, mesdemoiselles, je vais continuer ma chasse aux écriteaux... C’est dommage... l’appartement me plaisait... en remettant du papier... Satanée commode !
CÉSARINE.
Adieu, Gustave.
JULIE.
Adieu, Gustave.
Poparel sort par le fond.
Scène IX
CLARA, JULIE, CÉSARINE, puis ANGÈLE
CLARA.
Ah ! quel bavard !
CÉSARINE.
Il est bon homme... Il vous raconte en souriant ses malheurs.
Angèle entre vivement par le fond.
ANGÈLE.
Hector n’est pas ici ?
CLARA.
Quelle figure bouleversée !
CÉSARINE et JULIE.
Qu’y a-t-il ?...
ANGÈLE.
Si vous croyez que c’est gai, ce qui m’arrive ?
CLARA.
Quoi ?
ANGÈLE.
Je viens de mon nouveau logement... mes meubles sont à la porte sur une voiture à bras...
CÉSARINE.
Eh bien ?
ANGÈLE.
Le concierge ne veut pas les laisser entrer sans avoir ses six mois d’avance.
CLARA.
Et M. Hector ?
ANGÈLE.
Disparu ! introuvable ! il plonge le jour du terme !...
CÉSARINE et JULIE, avec horreur.
Ah !
ANGÈLE.
Est-ce que ce gamin-la voudrait me faire poser ?
CLARA.
Allons ! en voilà assez avec toutes ces histoires ! Rentrez à l’atelier, mesdemoiselles... Vous aussi, Angèle.
ANGÈLE.
Non ; je suis furieuse... et j’ai un congé !
CLARA.
Oh ! quelle tête !... Venez, mesdemoiselles.
CHŒUR.
Air : Amoureux et Docteur.
Calme ce grand courroux,
Bientôt à tes genoux
L’inconstant tombera,
Et puis y restera.
Clara, Césarine et Julie entrent à droite.
Scène X
ANGÈLE, HECTOR BELINAY
ANGÈLE, seule.
Ah ! je ne tiens pas en place ! Je vais retourner là-bas...
Elle remonte et se trouve en face d’Hector, qui entre par le fond.
Hector !...
HECTOR.
Oui, c’est moi, je viens vous calmer !...
ANGÈLE, vivement.
D’où venez-vous ? qu’avez-vous fait depuis ce matin ?...
HECTOR.
Je viens de la Banque...
ANGÈLE.
Comment ?
HECTOR.
Le garçon de caisse a une fluxion...
ANGÈLE.
Vous savez que le concierge a refusé mes meubles...
HECTOR.
Ah ! voilà un manque de confiance !
ANGÈLE.
Ils sont dans la rue, et le logement que j’ai quitté est loué ! Apportez-vous les cinq cents francs ?...
HECTOR.
Franchement, non !
ANGÈLE.
Ah ! monsieur !
HECTOR.
Mais je vais les toucher à l’instant même ; on me les doit dans cette maison...
ANGÈLE.
Qui ça ?
HECTOR.
Attendez !
Tirant une carte de sa poche.
M. Bardas de Lastringuy... Connaissez-vous ça ?
ANGÈLE.
Le propriétaire de la maison !
HECTOR.
Ah ! il est propriétaire de la maison ? tant mieux !... Quel étage ?
ANGÈLE.
Au-dessus.
HECTOR, remontant.
J’y monte.
ANGÈLE, même jeu.
Je vous attends ici.
HECTOR.
Non, prenez un fiacre... dans cinq minutes, je vous apporte les cinq cents francs.
ANGÈLE.
Soit... mais je vous attendrai dans la voiture, à la porte !
HECTOR.
Angèle !... est-ce que vous vous méfiez de moi ?
ANGÈLE.
Je ne me méfie pas... mais je n’ai pas confiance... c’est clair.
HECTOR.
Ah ! voilà un mot...
ANGÈLE.
Ta ta ta ta ! je barricade la porte avec mon fiacre... Dépêchez-vous !
Elle sort par le fond.
Scène XI
HECTOR, puis BARDAS, puis MARITON
HECTOR, seul.
Mon Dieu ! que j’ai été bête, hier, dans ce restaurant !... J’étais gris... j’ai voulu faire le gentilhomme... et j’ai jeté mes vingt-cinq louis sur la table, en disant : « Voilà pour le dégraisseur ! » Le mot a fait beaucoup d’effet... Le patron de l’établissement m’a reconduit jusqu’à la porte en me saluant... mais, aujourd’hui, je suis à sec ! complètement... Ah dame ! un clerc d’avoué n’a pas les moyens de jouer aux petits palets avec des rouleaux de vingt-cinq louis... d’un autre côté, cette pauvre Angèle qui se trouve sur le pavé, avec ses meubles !... Je vais voir ce M. Lastringuy, et si, comme je le crois, c’est un galant homme... il rendra l’argent...
Le voyant entrer du fond.
Tiens !... c’est lui !
BARDAS, entrant par le fond, à part.
Je suis allé chez cinq de mes amis intimes, ils étaient tous sortis... Je leur ai laissé un petit mot.
HECTOR, le reconnaissant.
Monsieur...
BARDAS, saluant.
Monsieur !...
Le reconnaissant, à part.
Mon jeune homme du restaurant !
HECTOR.
Je me disposais à monter chez vous.
BARDAS.
J’attends mes témoins, monsieur.
HECTOR, à part.
Il parait qu’il tient à se battre, le vieux.
BARDAS.
Monsieur, jusqu’à l’arrivée de ces messieurs, notre situation respective nous fait un devoir de rester chacun dans sa tente... excusez-moi si je me prive de votre conversation.
HECTOR, à part.
Diable ! ça ne fait pas mon compte.
Haut.
Ne pourrions-nous pas toujours causer un peu de l’affaire ?
BARDAS.
Impossible ! j’ai délégué mes pouvoirs.
HECTOR.
Mon Dieu, monsieur, je ne demande pas mieux que de croiser le fer avec vous, si cela peut vous être agréable... mais, entre nous, l’offense n’est pas tellement grave...
BARDAS.
Comment, monsieur ! renverser une lampe sur la robe de madame Bardas de Lastringuy...
HECTOR.
Oui, c’est une maladresse.
BARDAS.
Et ces cinq cents francs jetés sur la table ?
HECTOR.
Ah ! voilà !... voilà où est l’injure... la véritable injure !... Eh bien, ces cinq cents francs... je les retire, rendez-les moi !
Il avance sa main.
BARDAS.
Comment ?
HECTOR.
Nous nous battrons après si vous le voulez...
BARDAS.
Non, monsieur ! les choses demeureront en l’état.
HECTOR.
Vous voulez les garder ?
BARDAS.
N’allez pas croire que je veuille en bénéficier.
HECTOR, avançant la main.
À la bonne heure !... je disais aussi !...
BARDAS.
Je compte les donner aux pauvres de l’arrondissement où le délit à été commis.
HECTOR.
Aux pauvres ? permettez !...
BARDAS.
Telle est ma volonté immuable !
HECTOR.
Ah ! c’est comme ça ?... Savez-vous, monsieur, que c’est de l’indélicatesse !
BARDAS.
Comment ?
HECTOR.
Cinq cents francs pour une vieille robe fanée !...
BARDAS.
Une robe fanée ! Apprenez que madame Bardas de Lastringuy...
HECTOR.
On peut la faire reteindre pour dix-huit francs ! Ça coûte dix-huit francs ! je m’en suis informé !... Je demande ma monnaie.
Il avance sa main.
BARDAS.
Jamais, monsieur !
HECTOR.
Alors, dites tout de suite que c’est un commerce !
BARDAS.
Un commerce !
HECTOR.
Oui, vous promenez votre Bardas de Lastringuy avec des robes avariées, vous tâchez de lui procurer des taches... et vous exploitez les jeunes gens de famille !...
BARDAS, exaspéré.
Monsieur ! monsieur ! avant peu, vous sentirez le froid de ma lame.
HECTOR.
Eh ! je me moque pas mal de votre lame !
BARDAS.
Oh ! mes témoins ! où sont mes témoins ?
HECTOR.
Oh ! je la connais, celle-la ! Vos témoins ! vous en parlez toujours et on ne les voit jamais !
BARDAS.
Ils viendront, monsieur, ils viendront.
HECTOR.
À Pâques ou à la Trinité ?
BARDAS.
Ah çà ! mais vous-même, qui criez si fort... où sont donc les vôtres ?
HECTOR.
Oh ! les miens !... Vous allez voir... Ils sont en route !
MARITON, entrant par le fond, avec sa boîte sur le dos, à lui-même.
Je suis éreinté, moi.
HECTOR, bas, à Mariton.
Mon ami, j’ai besoin d’un témoin... Je compte sur toi...
Il le fait passer.
Tenez, en voila un ! M. Mariton... inspecteur des mines.
Montrant la boîte qu’il a sur le dos.
Ça, c’est sa boîte d’échantillons...
Bas.
Tu peux l’ôter.
Mariton dépose sa boîte à gauche.
BARDAS, saluant Mariton.
Monsieur !...
HECTOR, à Bardas.
À votre tour maintenant... Où sont les vôtres ?
BARDAS.
Une minute, monsieur, une minute.
À part.
Et ces animaux-là qui ne viennent pas... Je vais passer pour un vantard !
Scène XII
HECTOR, BARDAS, MARITON, POPAREL
POPAREL, paraissant au fond.
C’est encore moi !
Il pose son parapluie. À Bardas.
Monsieur... je crois que j’ai trouvé le joint... La commode pourra tenir en reculant la cloison... Si vous voulez, nous ferons les travaux de compte à demi... J’ai préparé une petite note.
Il la sort de sa poche.
Note de ce que nous demandons pour l’ap...
BARDAS.
Eh ! monsieur !... je n’ai pas le temps ! j’attends mes témoins qui n’arrivent pas...
POPAREL.
Monsieur va se marier ?
BARDAS.
Eh ! non, monsieur... Je vais me battre !
POPAREL, vivement.
Oh ! sapristi !
BARDAS.
Et il me manque !...
À part, regardant Poparel.
Tiens, quelle idée !... Au fait... pourquoi pas ?...
Haut, à Poparel.
Monsieur, vous pouvez me rendre un de ces services... qu’on ne refuse pas à un galant homme.
POPAREL.
Quoi ?
BARDAS.
Voulez-vous être mon témoin ?
POPAREL.
Moi ?... Dame !... c’est que...
BARDAS.
Vous me refusez ?...
POPAREL.
Pardon... Serai-je libre à cinq heures ?
BARDAS.
Certainement !
POPAREL.
Parce qu’à cinq heures, Victorine met la soupe sur la table... À cinq heures, je vous lâche, mort ou vif !
BARDAS.
C’est convenu ! Merci !
À Hector.
Voici mon témoin, monsieur !
Bas, à Poparel.
Votre nom ?
POPAREL.
Gustave Poparel.
BARDAS, étonné, bas.
Est-ce que vous avez tenu un restaurant ?
POPAREL, de même.
Le Pied de Mouton incomparable... c’est moi.
BARDAS, à part.
Ah ! diable ! j’en aurais mieux aimé un autre... mais je n’ai pas le choix !
Haut.
Messieurs, je vous présente mon témoin.
Le présentant à Hector.
M. Gustave Poparel, capitaine d’artillerie en retraite.
POPAREL.
Moi ? mais...
BARDAS, bas.
Ne dites rien... Un militaire, ça fait bien.
Haut.
Ces messieurs s’adjoindront chacun un ami.
MARITON, bas, à Hector.
Soyez tranquille, je prendrai le père Baptiste.
HECTOR.
Qui est-ce ?
MARITON.
Le portier, il a servi.
BARDAS.
Laissons maintenant ces messieurs régler les conditions du combat.
HECTOR, à part.
C’est Angèle qui doit grogner dans son fiacre !
BARDAS, bas à Poparel.
Tâchez d’obtenir l’épée !
HECTOR, bas, à Mariton.
Tâchez d’obtenir les cinq cents francs.
MARITON.
Quels cinq cents francs ?
BARDAS.
Un dernier mot, messieurs... Je vous recommande la plus grande discrétion... Je suis marié... Ma femme demeure au-dessus... et si elle venait à se douter....
POPAREL.
Oui, oui... pas de femme là-dedans !... Nous lui dirons tout quand on vous rapportera...
Gaiement.
si on vous rapporte !
MARITON, se frottant les mains, et très gaiement.
Oui... si on vous rapporte.
HECTOR, à part.
Ils sont drôles, nos témoins !
CHŒUR.
Ensemble.
Air des Mousquetaires.
Et d’estoc et de taille,
Nous livrerons bataille.
Vous livrerez bataille.
Bannissant la frayeur,
Allons ! allons, montrons du cœur
Oui, sans pitié ni grâce
Chacun se frappera,
L’un de nous sur la place,
L’un de vous sur la place,
Oui, morbleu ! restera.
Bardas entre à droite et Hector à gauche.
Scène XIII
POPAREL, MARITON
POPAREL, à part.
Il y a une chose qui me gêne un peu... c’est que je n’a jamais été témoin de ma vie.
MARITON, à part.
Je ne connais rien à tout cela... je vais laisser faire le capitaine.
POPAREL, à Mariton.
Voyons, nous voilà seuls... qu’est-ce que nous disons ?
MARITON.
Après vous, capitaine...
POPAREL, se retourne comme pour chercher quelqu’un, puis se rappelle et dit à part.
Ah ! oui ! c’est moi !
Haut.
Je crois que nous devons d’abord bien nous pénétrer de notre mission. Quelle est notre mission ?
MARITON.
Parbleu ! c’est de les faire battre.
POPAREL.
Oui.
À part.
Il est carré, ce garçon-là.
Haut.
Il serait peut-être bon de connaître un peu la cause de ce duel... la savez-vous ?
MARITON.
Moi ? non, capitaine...
POPAREL.
Diable !... moi non plus !
MARITON.
Après ça, ça ne nous regarde pas... ces messieurs désirent s’aligner...
POPAREL.
C’est juste... ils doivent avoir leurs raisons pour ça... écartons ce premier point... Il s’agit de savoir maintenant quel est l’offensé.
MARITON.
Oh ! ça, ça m’est égal... Voulez-vous que ça soit le vôtre ?
POPAREL.
Pardon... c’est très important pour le choix des armes !
MARITON.
Les armes ?... puisque c’est nous qui les choisissons !
POPAREL.
C’est juste ! puisque c’est nous...
À part.
Il connaît son affaire.
MARITON.
Voyez-vous... le principal... ce sont les cinq cents francs.
POPAREL.
Oui !... Hein ?... quels cinq cents francs ?
MARITON.
Je ne sais pas... Il m’a dit : « Tâche d’obtenir les cinq cents francs. »
POPAREL.
Mon Dieu ! mon cher monsieur, je ne me crois pas suffisamment autorisé à traiter la question des cinq cents francs... réservons-la...
MARITON.
Je veux bien, réservons-la.
POPAREL.
Reste maintenant un deuxième point à traiter... Y a-t-il lieu oui ou non à arranger l’affaire ?
MARITON, faisant la moue.
Oh...
POPAREL.
Enfin, nous sommes là dans notre rôle de témoins... car autrement je n’y tiens pas plus que vous... je vous dirai même que je n’ai jamais assisté à un combat singulier... et je serais bien aise de voir ça.
MARITON.
C’est comme moi.. je n’ai accepté que pour ça.
POPAREL.
Ah ! ce doit être un spectacle bien émouvant... Voir deux hommes nus jusqu’à la ceinture.
MARITON, se frottant les mains.
Oh ! oui... oh ! oui...
POPAREL.
Cependant l’intérêt de nos plaisirs doit céder le pas aux devoirs de l’humanité... Voulez-vous que nous essayions une petite tentative de conciliation ?...
MARITON, très froid.
Oh !
POPAREL.
Au moins, comme ça notre conscience sera à couvert
MARITON.
Essayons ! mais pas longtemps...
POPAREL.
L’injure est grave... elle doit être grave !
MARITON.
Oh ! très grave !
POPAREL.
Il ne m’appartient pas de vous demander des excuses... mon partenaire n’en fera pas... ce serait une lâcheté... cependant, si le cœur vous en dit...
MARITON.
Ah ! capitaine, que me proposez-vous ?...
POPAREL.
Peut-être qu’une note... rédigée avec ménagement...
MARITON.
Jamais ! ce serait le déshonneur !...
POPAREL.
Très bien ! alors, vous comprenez, monsieur, qu’une injure aussi grave... ne peut rester sans réparation... nous avons fait tout ce qu’il était humainement possible de faire... les choses suivront leur cours...
MARITON, remontant.
Et Dieu pour tous !
POPAREL.
Il me semble que ça va bien ! il ne nous reste plus qu’à déterminer l’heure du combat et le choix des armes.
MARITON, se frottant les mains.
C’est ça... déterminons.
POPAREL.
Quant à moi, je désire que ce spectacle...
Se reprenant.
que ce duel ait lieu le plus tôt possible... et que tout soit fini à cinq heures moins un quart, à cause de Victorine.
MARITON.
Ça m’arrange... j’ai de l’ouvrage à reporter.
POPAREL.
On se battra à Vincennes... C’est dans mon quartier.
MARITON.
Moi, j’ai affaire barrière du Trône.
POPAREL.
Quant aux armes...
MARITON.
Ah ! il y a un combat que j’aimerais bien à voir... les deux adversaires prennent chacun le bout d’un mouchoir dans leurs dents... et ils se flanquent des coups de couteau.
POPAREL, naïvement.
Tiens ! ça doit être gentil ! Oh ! non, c’est trop cruel !... Qu’est-ce que nous voulons ? nous distraire un petit moment... sans que cela fasse de mal à personne !...
MARITON.
Alors l’épée...
POPAREL.
Ah ! non, ça fait de mauvais trous... et puis souvent les témoins sont obligés de sucer la blessure... c’est pénible.
MARITON.
Prenons le pistolet.
POPAREL.
Ah ! non ! le pistolet... on ne voit rien... fust !... la balle passe, l’homme tombe et c’est fini ! non ! il faut trouver quelque chose qui dure un peu.
MARITON.
Au fait, quand on se déplace...
POPAREL.
Qu’est-ce que vous penseriez du sabre ? Voilà une arme ! Ça ne fait que des coupures...
MARITON.
Et la pointe ?
POPAREL.
On ne se servira pas de la pointe... nous défendrons la pointe.
MARITON.
C’est qu’un coup de sabre... ça peut vous abattre le nez.
POPAREL.
Nous défendrons le nez ! nous sommes les maîtres ! ainsi on ne se touchera ni dans la tête, ni dans les bras, ni dans la poitrine, ni dans le ventre, ni dans le dos.
MARITON.
Eh bien, où se touchera-t-on ?
POPAREL.
Dame ! il reste les jambes.
MARITON.
Très bien ! ça devient un jeu d’adresse... comme les quilles...
POPAREL.
De cette façon, nous nous amuserons honnêtement... en sauvegardant les intérêts sacrés de l’humanité... Sommes-nous d’accord ?
MARITON.
Oui, capitaine...
Se frottant les mains.
Ah ! je suis très content !
Il remonte.
POPAREL, remontant.
Maintenant, rappelons les combattants, et faisons-leur part du programme... et pas de concessions... dites comme moi.
MARITON.
Soyez tranquille !
Il va à la porte de gauche et il appelle.
Monsieur Hector ! monsieur Hector !
POPAREL, à la porte de droite, appelant.
Monsieur de Lastringuy ! vous pouvez venir !
Scène XIV
POPAREL, MARITON, BARDAS, HECTOR
Bardas et Hector entrent chacun par une porte.
POPAREL, solennellement.
Approchez, messieurs...
BARDAS, entrant de droite.
Nous sommes à vos ordres.
Bas, à Poparel.
Avez- Vous obtenu l’épée ?
POPAREL.
Chut ! vous le saurez !
HECTOR, bas, à Mariton.
Et les cinq cents francs ?
MARITON, bas.
J’en ai parlé... la question a été réservée.
POPAREL.
Veuillez vous asseoir, messieurs...
Tous s’asseyent.
Je vais vous donner connaissance des conditions du combat... telles qu’elles ont été arrêtées par monsieur et moi... après avoir été mûrement débattues... Nous avons dû nous placer tout d’abord sur le terrain de la conciliation...
BARDAS et HECTOR.
Hein ?
POPAREL.
Conciliation impossible ! nous n’avons pas tardé à le reconnaître... car il est des injures...
BARDAS.
Il a insulté madame Bardas de Lastringuy ! Il a renversé une lampe sur sa robe...
HECTOR.
Une vieille robe !
BARDAS, se levant.
Une robe neuve, monsieur !
HECTOR, même jeu.
Vieille !
BARDAS, même jeu.
Neuve !
POPAREL, même jeu.
Du calme, messieurs, du calme ! l’heure des réparations approche...
Ils se rasseyent.
Vous vous battrez aujourd’hui... à moins qu’il ne pleuve... auquel cas, le duel serait remis à demain.
MARITON, à part.
Très bien !
POPAREL.
L’arme que nous avons choisie est le sabre...
BARDAS.
Ah !
HECTOR, à part.
Connais pas.
POPAREL.
Vous serez placés à dix pas l’un de l’autre...
BARDAS et HECTOR.
Comment ?
POPAREL.
Vous marcherez à un signal donné, trois coups dans la main.
Il frappe les trois coups dans sa main.
MARITON, à part.
C’est empoignant !
POPAREL.
Les adversaires ne pourront se frapper ni dans la tête, ni dans les bras, ni dans la poitrine, ni dans le ventre, ni dans le dos...
HECTOR, étonné.
Tiens !
BARDAS.
Mas alors ?...
MARITON.
Il vous reste les jambes...
BARDAS, regardant les jambes d’Hector.
C’est bien sec !...
HECTOR, à Bardas.
Parlez pour vous !
POPAREL.
Si l’un des combattants s’écarte de la ligne que nous venons de tracer... nous serons là... avec nos parapluies.
MARITON, à part.
Je prendrai celui de la patronne.
POPAREL.
Acceptez-vous, messieurs, les bases que nous venons de poser ?...
BARDAS, se levant.
Votre programme est maigre... mais je l’accepte !
HECTOR, se levant.
Et moi aussi... Seulement je voudrais dire un mot des cinq cents francs.
POPAREL.
La question a été réservée.
MARITON, à Hector.
C’est réservé, n’en parlons plus.
BARDAS.
Ah ! j’oubliais... Je mets une condition.
POPAREL.
Laquelle ?
BARBAS.
C’est que le combat aura lieu en Belgique.
TOUS.
En Belgique ?
BARDAS.
C’est ma condition... sine qua non !
POPAREL, vivement, à Bardas.
Pas d’injures !
BARDAS.
C’est du latin.
POPAREL.
Ah c’est du latin ?... Messieurs... un incident... latin... et qu’on ne pouvait prévoir... vient de se produire... Retirez-vous... Monsieur et moi, nous allons en conférer...
BARDAS.
Soit ! mais j’en suis pour ce que j’ai dit !
HECTOR, à part.
En Belgique ! Et Angèle qui m’attend dans son fiacre !
Bardas et Hector rentrent chacun d’un côté : Bardas à droite, Hector à gauche.
Scène XV
MARITON, POPAREL
POPAREL.
Qu’est-ce que vous dites ?
MARITON.
En Belgique ! Mais ça doit coûter cher d’aller par là ?
POPAREL.
Je ne pourrais pas vous dire... Je ne serai pas rendu à cinq heures.
MARITON, passant.
Attendez... Nous avons l’Indicateur des chemins de fer.
Il le prend sur le guéridon à droite et le donne à Poparel.
Nous allons faire le compte.
POPAREL, lisant.
« Chemin du Nord... Départ, neuf heures vingt minutes. »
MARITON.
Nous prendrons des troisièmes.
POPAREL, cherchant.
Naturellement. « Troisièmes.... » Ah ! bon ! elles ne vont que jusqu’à Amiens... Ici, il faut prendre des secondes....
MARITON.
Pristi !
POPAREL.
Ah ! bon ! elles ne vont que jusqu’à Valenciennes... Ici, il faut prendre des premières...
MARITON.
Le prix ? le prix ?
POPAREL.
Attendez... Prix...
Il feuillette.
« Trente-cinq centimes ! » ah ! non, c’est Asnières.
Cherchant.
Voyons... Ah ! « Trente quatre francs cinquante-cinq centimes. »
MARITON.
En prenant des aller et retour ?
POPAREL.
Il n’y en a pas.... Trente-quatre francs cinquante-cinq centimes et trente-quatre francs cinquante-cinq centimes, ça fait soixante-neuf francs dix centimes.
MARITON.
Et puis il faut descendre à l’auberge... Il y a la chambre... le déjeuner... le dîner... le vin blanc le matin, etc...
POPAREL.
Il faut compter cent francs.
MARITON.
Chacun ?
POPAREL.
Parbleu !...
MARITON.
Et qu’est-ce qui paye tout ça ?...
POPAREL.
C’est nous !...
MARITON.
Comment ! nous ?
POPAREL.
On ne peut pas aller présenter sa note au blessé.
MARITON.
Ah ben ! ça ne me va plus ! Je gagne soixante francs par mois.
POPAREL.
Le fait est que c’est cher... d’autant mieux que, pour cinquante sous, on peut voir un drame bien plus intéressant à l’Ambigu.
MARITON.
Et on est chauffé.
POPAREL.
Oui, l’été surtout ! Et puis je ne serai jamais revenu pour cinq heures. Si nous arrangions l’affaire ?
MARITON.
Avec plaisir.
POPAREL.
Qu’est-ce que le duel, le duel à l’étranger surtout ?... un fléau... le dernier vestige de la barbarie... Est-ce que les hommes ont été créés pour se détruire entre eux ?
Il secoue violemment Mariton.
MARITON, avec énergie, et même jeu.
Non, capitaine !
POPAREL, même jeu.
Eh bien ! alors il faut arranger l’affaire, nom d’un petit bonhomme.
MARITON, même jeu.
Mais comment faire ? ils sont enragés tous les deux.
POPAREL.
Attendez... j’ai une idée !... Sa femme demeure au-dessus... je vais la prévenir !...
Il remonte.
MARITON.
Comment ?
POPAREL.
C’est le devoir des témoins de prévenir les femmes ! Un bon témoin prévient toujours les femmes ! Où est mon parapluie ?
Il le prend.
Je reviens... attendez-moi.
Il sort vivement par le fond.
Scène XVI
MARITON, HECTOR, puis ANGÈLE, puis BARDAS
MARITON, seul.
C’est égal...voilà un rude témoin... Quelle énergie !... Si jamais je me bats...
HECTOR, entrant de gauche.
Eh bien, Mariton, où en est l’affaire ?
MARITON.
Ça marche... on s’en occupe.
ANGÈLE paraissant au fond, à Hector.
Ah çà ! monsieur, est-ce une mystification, oui ou non ?... Voilà une heure que je ronge mon fiacre !
HECTOR.
Du calme ! dans un instant.
ANGÈLE.
Où sont vos cinq cents francs ?
HECTOR.
On s’en occupe... on est allé chercher la monnaie de mille... Rentrez dans votre fiacre... je vous rejoins...
Elle remonte.
BARDAS, entrant.
Eh bien, messieurs, êtes-vous d’accord ? Mais je ne vois pas M. Poparel.
ANGÈLE.
M. Poparel ? n’est-ce pas un gros avec un parapluie ?...
BARDAS.
En effet !
ANGÈLE.
Quand je suis entrée, il montait chez votre femme... Je retourne dans mon fiacre.
Elle sort par le fond.
BARDAS.
Chez ma femme, lui !... mais il va la reconnaître
HECTOR, MARITON et CLARA, qui entrent de droite.
Qu’avez-vous donc ?
BARDAS.
Rien... si vous saviez !... mais il faut d’abord soustraire madame Bardas de Lastringuy à ses poursuites.
À Hector.
Mon ami, courez... prenez une chaise de poste et conduisez-la à Genève... au sein des montagnes...
HECTOR.
Une chaise de poste... il n’y en a plus, ça coûte cinq cents francs.
BARDAS, fouillant à sa poche et lui remettant un rouleau.
Dépêchez-vous, les voilà !...
HECTOR, à part.
Juste ! mon rouleau... le même !
BARDAS, apercevant Poparel qui paraît au fond.
Lui !
HECTOR, à part.
Je vais faire mon petit déménagement.
Il sort.
Scène XVII
MARITON, HECTOR, ANGÈLE, BARDAS, POPAREL
POPAREL, à Bardas.
Ah ! vous voilà ! je suis bien aise de vous voir.
Il pose son parapluie.
BARDAS, à part.
Il sait tout !
POPAREL, à Bardas.
Dites donc... je viens de voir madame.
BARDAS, bas.
Monsieur... je vous en supplie...
POPAREL, gaiement.
Farceur !
Aux autres.
Sa femme... c’est la mienne !
CLARA et MARITON.
Ah bah !
POPAREL, gaiement.
J’ai reconnu le nègre... il a blanchi par exemple !
BARDAS, très bouleversé.
Monsieur, croyez que j’ignorais... ?
POPAREL.
Il n’y a pas d’excuses, monsieur ! on n’enlève pas comme ça la femme des autres, sans crier gare !
BARDAS.
Pas d’éclat, monsieur, je vous la rendrai !
POPAREL.
Au bout de quinze ans, comme un bouquet fané...
BARDAS, se boutonnant.
Je comprends, monsieur... je suis à vos ordres !
POPAREL, avec dignité.
Monsieur, je puis consentir à être témoin... mais jamais plus !
MARITON.
Quelle énergie !...
BARDAS.
Alors, monsieur, que voulez-vous ?
POPAREL, tirant un papier.
Attendez, j’ai rédigé moi-même une note... ce sont mes petites conditions.
MARITON, aux femmes.
Ça doit être salé.
BARDAS, à part.
Il va me demander ma fortune.
POPAREL, lisant.
« Note de ce que nous demandons pour lhap... »
Parlé.
L’hap ? quel hap ?
À part.
C’est Victorine qui a écrit ça...
Lisant.
« Ah ! pour l’appartement. »
À part.
Elle a mis appartement à la ligne... avec un H... c’est égal, c’est une bonne fille !
Lisant.
« Nous demandons : primo du papier à deux francs cinquante le rouleau. »
BARDAS.
Comment du papier...
POPAREL.
Mettons à deux francs... moi, je voulais deux francs... c’est Victorine... vous savez... les femmes...
Lisant.
« Secundo, faire reculer la cloison de compte à demi... »
Parlé.
À cause de la commode...
BARDAS, ahuri.
Oui...
POPAREL, lisant.
« Tertio. »
À part.
Elle en a trop mis.
Lisant.
« Avoir le droit d’avoir un petit chien... »
Parlé.
Ça, nous n’en faisons pas une condition absolue... on pourra mettre dans le bail que, si, par impossible, il incommodait les escaliers... on pourrait le supprimer.
BARDAS.
Oui... après ?...
POPAREL.
C’est tout.
CLARA.
Ah bah !
MARITON, à part.
Ah bien, pour un mari, il n’est pas cher !
BARDAS.
Et vous consentiriez à ne pas poursuivre une femme... plus malheureuse que coupable ?...
POPAREL.
Oh ! soyez tranquille ! maintenant j’ai changé d’habitudes ! elle aime les sucreries... et à la maison nous mangeons très salé... ça me dérangerait l’estomac.
BARDAS.
Tant de générosité !
POPAREL.
Ne parlons plus de ça ! tout ça m’est égal, je n’ai qu’une inquiétude, c’est de ne pas pouvoir placer la commode de Victorine.
Au public.
Air de la Colonne.
Cette maison, messieurs, n’est pas bien grande ;
Mon meuble est lourd, gros comme un monument
Avec effroi, tout bas, je me demande
Où je mettrai ce meuble de géant.
Comment placer ce meuble de géant ?
J’ai beau chercher, vainement je combine ;
D’un coup de main vous le feriez passer.
ENSEMBLE.
Oui, tout irait si vous vouliez pousser (Bis)
La commode de Victorine. (Bis)
CHŒUR.
Pas de soupçons fâcheux
Dans cette vie
Où tout s’oublie.
Il faut, pour être heureux,
Ne pas se montrer ombrageux.