Rocambolle le bateleur (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC)

Comédie populaire en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Folies-Dramatiques, le 22 avril 1846.

 

Personnages

 

ROCAMBOLLE

PITIFUL, Anglais ridicule

VENTADOUR, tailleur de régiment

MIC-MAC, domestique de Rocambolle

CHALAMEL, soldat

UN CAPORAL

UN AUTRE CAPORAL

CATHERINE, cantinière, femme de Ventadour

 

La scène se passe à Bayonne, en 1803.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une place publique. À gauche, un cabaret avec deux tables en plein vent. À droite le derrière de la baraque de Rocambolle, espèce de tente fermée avec des rideaux mobiles ; on lit au des sus de la porte : ENTRÉE PARTICULIÈRE DES ACTEURS. LE PUBLIC N’ENTRE PAS ICI.

 

 

Scène première

 

MIC-MAC, CHALAMEL, à la table placée au premier plan, SOLDATS, à la deuxième table, deuxième plan

 

CHŒUR.

Air : nouveau de M. Oray.

Enfants d’la giberne,
Noyons dans l’cognac
Les chagrins d’caserne,
L’ennui du bivouac.
Honte à c’lui qui bouge
Et qui r’cule d’un ch’veu,
D’vant un habit rouge,
Ou d’vant un vin bleu.
Enfants, etc.

MIC-MAC[1], trinquant avec Chalamel.

À vot’santé, militaire et la société.

CHALAMEL.

À la vôtre et à celle du premier Consul.

Tous se lèvent et trinquent. Se rasseyant.

Qu’est-ce que vous cachez donc dans ce sac-là, M. Mic-Mac ?

MIC-MAC.

Ça, c’est la nourriture à Gâte-Cuir, notre ours.

CHALAMEL.

Ah !... et qu’est-ce que ça mange donc un ours, M. Mic-Mac ?

MIC-MAC.

Un ours ? ça mange de tout... c’est si carnivore.

CHALAMEL.

Carnivore !

MIC-MAC.

Oui, on les appelle comme ça, parce qu’on les nourrit généralement avec du pain de munition.

CHALAMEL.

Ah ! ben !... moi, j’aime mieux la viande, j’suis pas carnivore, moi... ah ! ah !... ah ! ça dites donc... ils remuent, ils grouillent, vos pains de munition.

MIC-MAC.

C’est que je vas vous dire. Depuis quelques jours, j’y ai changé son ordinaire à c’t’animal... le pain, il est cher à Bayonne, et le public il est fièrement blasé sur notre ménagerie... alors, quand on ne fait plus le sou... faut faire autre chose.

CHALAMEL.

Et qu’est-ce que vous faites ?

MIC-MAC.

Moi... je fais des chats.

CHALAMEL.

Des chats !

MIC-MAC.

Oui, pour nourrir Gâte-Cuir... je peux vous dire ça en confidence à vous qu’êtes des amis... Je viens de la provision... n’y a pas gras aujourd’hui... je n’ai pu effaroucher qu’un matou... en tout.

CHALAMEL.

Et vous croyez que votre ours va manger ?...

MIC-MAC.

Lui !... il mord dans les chats comme si que c’était une pêche... vous le connaissez pas cet ours-là !... c’est un tigre... pour la méchanceté et la voracité.

CHALAMEL.

Il est mauvais ?

MIC-MAC se lève et vient au milieu.

Ah ! figurez-vous qu’un jour, M. Rocambolle mon bourgeois, laissa par distraction sa cage ouverte... v’là mon Gâte-Cuir qui ne fait ni une ni deux... y se dit : le temps est beau, j’vas faire un tour... mais, en sortant y s’trouve nez à nez, avec quoi ? avec un cuirassier qui lisait l’affiche... l’ours lui tombe dessus... y s’empoignent... y s’roulent... y s’mordent... personne n’osait approcher... et dam ! le cuirassier filait un mauvais coton... heureusement pour lui, notre âne était là, à côté, attaché à un arbre... il se met à crier au secours, l’imbécile !... Hi han ! hi han ! à cette voix, l’ours se dit : mais je suis bien godiche de mordre depuis un quart d’heure dans une cuirasse que ça n’a pas de goût, quand j’ai là un arabe qui m’étourdit... À ces mots, il plante là mon cuirassier, marche droit sur le baudet, l’étrangle, et se met à déjeuner comme quelqu’un qu’aurait été invité.

CHALAMEL.

Ah ! ce pauvre cuirassier.

MIC-MAC.

Tiens ! je m’en bats l’œil, moi, du cuirassier, c’est au gouvernement l’ cuirassier, tandis que l’âne... y a une chose qui m’afflige... De son vivant, c’était lui qui traînait notre voiture... et moi je poussais... mais maintenant que nous ne l’avons plus, c’est le bourgeois qui poussera et moi qui... Eh bien ! j’aime pas à voyager comme ça, moi... non, ça m’embête.

CHALAMEL.

Ils reprennent leur première place, sans s’asseoir.

Allons, encore un coup, camarade, et maintenant je rentre à la caserne.

MIC-MAC.

Et moi je vais porter son biscuit à not’ animal.

CHALAMEL.

Où çà ?

MIC-MAC.

Là, dans sa cage... vous ne voyez donc pas : entrée particulière des acteurs... c’est notre arrière-boutique.

CHALAMEL.

Ah ! ben ! moi je ne connaissais que la devanture, de l’autre côté... sur la grande place... ou qu’y a des arbres.

On entend Catherine fredonner au dehors à droite.

MIC-MAC.

Ah ! v’là mame Catherine.

CHALAMEL.

La cantinière... filons...

Aux soldats.

Je lui dois pas mal de petits verres, et...

Haut.

Au revoir monsieur Mic-Mac.

MIC-MAC.

Bonjour, guerrier, bonjour.

Reprise du CHŒUR.

Enfants de la giberne, etc.

Les soldats sortent à gauche, Mic-Mac va se rasseoir.

MIC-MAC, se versant.

Je vais finir la bouteille.

 

 

Scène II

 

MIC-MAC, CATHERINE, entrant par la droite

 

CATHERINE.

Air : En palanquin (Henrion).

Tin, tin, tin, tin, tin,
C’est la cantinière,
La limonadière
Du beau fantassin.
Tin, tin, tin, tin, tin.
Amis d’la goguette
V’nez à ma buvette
Je vers’ la piquette
Du soir au matin.
J’ai du rhum du Rac,
J’ai du bon cognac,
Qu’on se le dise à la ronde ;
Avanc’ donc conscrit,
Je te f’rai crédit.
Je n’suis pas dure au pauvr’ monde,
On connait mon dévouement
Au régiment.
Je donn’ sans y prendre garde
Tout c’ que j’ai... tout... ah ! c’pendant
En exceptant
C’ que pour mon mari seul je garde.
Tin, tin, tin, etc.

MIC-MAC.

Bonjour, mame Ventadour... ça va-t-il toujours bien la cantine ?

Il se lève boit et vient en scène.

CATHERINE.

Pas mal, pas mal, mais je cherche Ventadour, mon gueux, mon brigand de mari, tu ne l’as pas vu ?

MIC-MAC.

Non, mame Ventadour.

CATHERINE.

Dis-moi, et Rocambolle, mon frère, est-il dans sa baraque ?

MIC-MAC.

Non... et même il n’est pas rentré à c’te nuit.

CATHERINE.

Comme Ventadour... ils sont ensemble, sans doute, dans quelque bouchon ?

MIC-MAC.

C’est bien possible, c’est l’heure de boire le petit blanc, parce que M. Rocambolle il a un principe, il dit comme ça que le matin le petit blanc ça tue le ver.

CATHERINE.

Je suis sûre que c’est lui qui entraîne Ventadour ; avant son arrivée, il n’y avait pas au régiment de maître-tailleur plus laborieux... un vrai castor pour la couture... et maintenant... Mic-Mac tu vas me dire à quel cabaret ils sont.

MIC-MAC.

Je ne sais pas au juste, cependant pour le petit blanc ils ont un attachement... Voyez à l’Aimable Spartacus, près du petit pont.

CATHERINE.

J’y cours, je vais leur laver la tête.

Elle remonte.

MIC-MAC.

Et moi, j’vas donner la becquée à Gâte-Cuir.

Il entre dans la baraque, à droite, avec son sac.

 

 

Scène III

 

PITIFUL, CATHERINE

 

Au moment ou Catherine va pour sortir Pitiful entre par la gauche et lui barre le passage.

PITIFUL.

Oh ! je tenais vo !

CATHERINE.

Hein ?

À part.

Ah ! c’est cet englischmann qui me poursuit partout.

Haut.

Voyons, qu’est-ce que vous voulez encore ?

PITIFUL.

Toujours lé même... my dear... j’é avais pour vous un gros amour dedans le... cerveau, aussitôt que je aperçoiais vo, je avais to de suite mon tête les pieds en l’air... Oh ! ce amour il embêtait moa considérablement, my dear.

CATHERINE, à part.

Eh bien, il est poli !

Haut.

Ah ! ça, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

PITIFUL.

Écoutez-moi... je voulais promener nous deux toute seule dans le bocage épaisse.

CATHERINE.

Hein ?

PITIFUL.

Yès... pour entendre lé pétit oiseau qui fesait couic ! couic !... oh ! fesez à moi un peu... couic ! couic !

CATHERINE.

Moi ? que je vous fasse couic !

PITIFUL.

Yès !... je aimais beaucoup ce musique.

CATHERINE.

Allez vous promener... vous m’ennuyez... d’ailleurs, je suis pressée...bonsoir !

Fausse sortie.

PITIFUL, la retenant.

No, tu étais pas pressée... je achetais pour deux sous du petit cognac.

CATHERINE.

Ah ! ça c’est différent... c’est du commerce.

Elle tire un petit verre de la poche de son tablier et verse à son bidon.

PITIFUL, prenant le verre.

Depuis huit jours, je buvais beaucoup du petit cognac.

CATHERINE, à part.

Le fait est que c’est ma meilleure pratique.

Haut.

Allons, dépêchez-vous.

PITIFUL.

Je pouvais pas boire vite... je exécrais ce liqueur dégoûtante... Pouah !...

CATHERINE.

C’est pourtant de la vieille.

PITIFUL.

Je aimais pas lé vieille... Je étais pas venu en France pour enflammer lé vieille... Eh ! hé ! et jé enflammais vos tot de suite !

Premier couplet.

Air : Brodeuses de la Reine (Delatour.)

Doux objet de mon martyre
Jé priais, laisse-moi dire
Tous les petits sentiments,
Qu’au cœur j’avais au dedans.

CATHERINE.

Croyez que votre tendresse
Au dernier point m’intéresse,
Mais vous perdez votre temps
Et tous vos propos galants.

PITIFUL.

Permettez que mon main presse
Cette taille enchanteresse.

CATHERINE, passant en le repoussant.

Ah ! craignez tout mon courroux.

PITIFUL, tendant son verre et très galamment.

Mam’selle encor pour deux sous.

ENSEMBLE.

Elle n’est plus si sévère ;
Pour séduir’le cantinière,
J’m’établis son chaland
Et fais briller mon argent.

CATHERINE, versant.

Ne soyons pas trop sévère,
Une pauvre cantinière
N’doit jamais d’un chaland,
Jamais refuser l’argent.

Deuxième couplet.

PITIFUL.

Pourquoi te montrer cruelle
Et repousser mon ardeur ?
Je promets d’être fidèle,
Et je faisais ton bonheur.

CATHERINE.

Si j’voulais être coquette
Et d’un amant faire emplette,
Franchement, monsieur l’Anglais,
C’n’est pas vous que j’choisirais.

PITIFUL, la poursuivant.

Tu veux faire l’inhumaine.
J’vais t’embrasser pour la peine !

CATHERINE, le menaçant d’un soufflet.

Finissez ou gar’ là-dessous.

PITIFUL, tendant son verre et galamment.

Mam’selle encor pour deux sous.

Reprise de l’ensemble.

 

 

Scène IV

 

PITIFUL, CATHERINE, ROCAMBOLLE, VENTADOUR, au fond

 

ROCAMBOLLE arrive le premier par la gauche.

Oh ! la bourgeoise, gare le suif !

Il se glisse derrière le rideau à droite.

VENTADOUR.

Ma femme ! passez muscade !

Même jeu.

PITIFUL, finissant de boire.

Il était toujours mauvaise... mais il échauffait moa.

La regardant tendrement.

Couic ! couic ! oh ! je voulais embrasser...

Il s’avance.

CATHERINE, lui donnant un soufflet et se sauvant par la droite.

Prends garde de le perdre !

 

 

Scène V

 

PITIFUL, ROCAMBOLLE, VENTADOUR

 

ROCAMBOLLE, passant la tête hors du rideau.

Qu’est-ce que vous demandez, bourgeois ? une chaufferette ?

PITIFUL, la main sur sa joue.

Oh ! un homme ! Eh bien ! où était le petite ? il me plaisait beaucoup ce petite... avec son œil qui pétillait comme un fusée fust !

ROCAMBOLLE.

Ah ! ça, il paraît qu’elle est de votre goût.

PITIFUL.

Lé petite ? oh ! yes... je courais après, bonjour.

VENTADOUR, l’arrêtant.

Un moment donc ! c’est ma femme

L’imitant.

lé pétite.

PITIFUL.

Oh !

À Rocambolle.

Son femme ? jé avais dit un bêtise.

ROCAMBOLLE.

Oui, dites donc, c’est ma sœur

L’imitant.

lé petite.

PITIFUL, à lui-même.

Son sœur ! oh ! jé avais dit deux bêtises.

ROCAMBOLLE, à part.

Où diable est ma trique ?

Haut.

Asseyez-vous donc un moment, je voudrais deviser avec vous.

Il cherche son bâton dans la baraque, pendant ce temps Ventadour offre un des tabourets à Pitiful.

ROCAMBOLLE, revenant avec un gourdin.

Ah ! vous courez après ma sœur ?

PITIFUL.

Mais no... ce étais après son petit cognac que je courais.

VENTADOUR.

Ah ! vous vous avisez d’en conter à ma femme ?

PITIFUL.

Mais non, cent fois non... je povais pas en conter... puique je étais marié moi-même... je avais laissé mon femme en Espagne, à Bilbao, pendant que je venais à Bayonne vendre des mérinos moutons... des petites moutons, vous comprenez.

ROCAMBOLLE.

Je comprends que vous êtes un insulaire immoral... et vous mériteriez bien que pendant votre absence, madame votre épouse... suffit, je m’entends.

PITIFUL.

Oh ! je entendais aussi, mais je étais bien tranquille : je faisais surveiller elle par un groom à moi.

VENTADOUR.

Ah ! vous la faites moucharder ?

PITIFUL.

Yes ! je faisais moucharder un peu... je avais reçu hier un lettre du groom et je avais ri... Un signor il promenait lui toute la journée devant le balcon de milady et il poussait de gros soupirs... Haoup ! haoup ! haoup ! oh ! jé amusais moi beaucoup.

ROCAMBOLLE.

Ah ! ça amusait vous... Eh bien, moi, j’ai bien envie de m’amuser aussi à vous caresser les épaules avec ma badine.

PITIFUL.

Oh ! no ! no pas en cé moment, jé étais trop pressé, j’attendais un second lettre aujourd’hui et j’allais voir si elle était venue.

ROCAMBOLLE.

Qu’est-ce que t’en dis, Ventadour, faut-il ?

VENTADOUR, lui faisant signe de baisser son bâton.

Soyons généreux : je lui pardonne, d’autant plus que le soufflet de Catherine était bien appliqué.

ROCAMBOLLE.

Eh bien, soit ! mais si jamais je le retrouve auprès de ma sœur, il peut être sûr d’être servi en miroton à mon ours Gâte-Cuir.

PITIFUL.

Air : Au repas, va veiller de ce pas (Enfant de la Maison).

Au revoir :
Je brûle de savoir
Si mon femme
Me réclame
Et si le petit Céladon
Il était toujours sous le balcon.

ENSEMBLE.

Au revoir, etc.

ROCAMBOLLE et VENTADOUR.

Bien l’bonsoir,
Puisses-tu n’jamais savoir
Si ta femme
Te réclame.
Je voudrais que l’ petit Céladon.
Eût déjà traversé ton balcon.

Pitiful sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

VENTADOUR, ROCAMBOI.LE

 

ROCAMBOLLE.

Ah ! ça, Ventadour, songeons maintenant aux affaires sérieuses. Il s’agit de déjeuner.

VENTADOUR.

Oh ! je te reconnais bien là... il faut toujours que tu gobelottes.

ROCAMBOLLE.

Ventadour, quand on est jeune, faut rigoler, parce que la vie... suis-moi bien, la vie c’est comme un panier de prunes... au commencement, en dessus, c’est superbe, c’est frais... pas une tache... alors faut en manger... là, hup !... au milieu y a déjà du déchet... c’est plus si savoureux... pourtant y a encore moyen de mastiquer un peu... Mais au fond !... ah ! mon pauvre vieux ! c’est là que le consommateur est volé !... plus rien ! tout est véreux... une vraie filouterie ! Eh bien ! vois-tu, nous, nous sommes au milieu, et alors... faut donner sur la marchandise...

Air : Les deux mules (P. Henrion).

À quoi donc ça sert d’êtr’ frugal,
Puisqu’un d’ ces jours le sort fatal
Doit terminer not’ carnaval
Et v’nir casser notre bocal.
Ah ! vraiment (bis), je plains l’collatéral
Qui guett’ mon capital.
Eh ! hop ! (bis) en avant la noce,
Eh ! hop ! (bis) cherchons le plaisir ;
Eh ! hop ! (bis) quand on s’fait un’ bosse,
En ! hop ! (bis) craint-on l’avenir.
On nous dit que l’humanité
Doit trouver dans l’égalité
Le seul bonheur durable :
Mettons donc à sec nos tonneaux,
Car tous les hommes sont égaux,
Quand ils sont sous... la table (bis).
À quoi donc ça sert, etc.

Ils dansent tous deux sur le refrain.

Allons, à table ! à table ! c’est moi qui régale : prête-moi cent sous.

VENTADOUR.

Comment, tu n’as plus d’argent ?

ROCAMBOLLE, retournant sus poches.

Doit et avoir !... jamais d’erreurs ! j’ai pris des actions dans la société de dessèchement. 

VENTADOUR.

Et moi qui comptais sur toi pour me rendre ces 200 francs que je t’ai prêtés, et dont j’aurai besoin... bientôt peut-être.

ROCAMBOLLE.

C’est pas ma faute... l’homme propose, et... Bayonne dispose... Je te les aurais rendus si les affaires avaient marché... Après ça, qu’est-ce que tu veux ! ils n’aiment pas la comédie, à Bayonne... des jambons !... Mais tout ce que j’ai est à toi... parle, fais-toi servir... car, pour toi, vois-tu, je me sacrifierais en holocauste ! parce que t’es un brave garçon... tu as de ça... et tu rends ma petite sœur heureuse... après ça, je ne te plains pas, t’as un métier de Cocagne... maître tailleur de régiment... Connu !... les maîtres tailleurs, c’est tous flâneurs.

VENTADOUR.

Oui, tu te figures ça... et la discipline ? nous y sommes soumis comme les simples soldats...

ROCAMBOLLE.

Ouiche ! la discipline... ça ne t’empêche pas de faire ta petite braise dans les draps.

VENTADOUR.

Hein ?

ROCAMBOLLE.

Tu n’en dis rien ; mais je suis sûr que tu fais danser l’anse.

VENTADOUR.

Oh ! tais-toi !... c’est mal... supposer qu’un soldat... ah ! Rocambolle, c’est mal.

ROCAMBOLLE.

Voyons, voyons, ne te fâche pas... je m’ai trompé, v’là tout... Je me disais : quand on coupe du drap toute la journée, il se peut bien que le soir il en tombe quelques rognures dans le fossé, et dam ! ce qui tombe dans le fossé...

VENTADOUR.

On voit bien que tu ne connais pas nos règlements... Pour un simple morceau détourné... une loque... grand comme l’ongle... vingt ans de fers !...

ROCAMBOLLE.

Vingt ans ! bigre !... y sont velus vos règlements.

VENTADOUR.

Tiens ! ne parlons pas de ça... allons déjeuner.

ROCAMBOLLE.

Minute ! j’ai des ordres à donner à mon premier commis. J’ai encore crédit chez le traiteur... là, en face... Occupe-toi du fricot, je te rejoins dans un instant.

VENTADOUR.

Convenu ! je vais boire un coup en t’attendant.

Il entre dans le cabaret à gauche.

 

 

Scène VII

 

ROCAMBOLLE, MIC-MAC

 

ROCAMBOLLE.

Mic-Mac ! Mic-Mac !

MIC-MAC.

Voilà bourgeois !

ROCAMBOLLE.

Nous partons demain, mon chéri.

MIC-MAC.

Demain ?

ROCAMBOLLE.

À l’aube.

MIC-MAC, avec inquiétude.

Eh bien ? et la voiture, bourgeois... qu’est-ce qui trainera.

ROCAMBOLLE.

La voiture ?... avance ici... Mic-Mac, je suis content de toi, et j’éprouve depuis quelque temps le besoin de récompenser tes services... à partir d’aujourd’hui tu passes à l’avant-garde, mon garçon.

MIC-MAC, à part.

C’est ça !... la place de l’âne.

ROCAMBOLLE.

Air : Ces postillons.

Jusqu’à ce jour une bête de somme,
Dans nos voyag’s avait le pas sur toi,
C’était cruel pour ta dignité d’homme,
Mais aujourd’hui tu vas changer d’emploi,
Le dernier rang ne fut pas fait pour toi.
Sois donc flatté dans l’orgueil de ta race,
Pour reconnaitre enfin ton dévouement...
L’âne a vécu... je te nomme à sa place...
C’est de l’avancement.

MIC-MAC.

Permettez bourgeois... moi je ne suis pas ambitieux... et si...

ROCAMBOLLE.

Mic-Mac, tu parles trop... ça te casse le filet.

MIC-MAC.

C’est votre gueuse de sirène qui me le casse... Depuis deux ans que je suis préposé aux accents enchanteurs... derrière un rideau... au lieu et place de c’t’animal.

ROCAMBOLLE.

Cet animal a ses raisons pour se taire... respectons-les...

MIC-MAC.

J’crois bien ! il est empaillé... Mais v’là toujours deux ans que je fais le commerce de chanter :

« À ma voix douce et tendre.
Venez, beaux ma... »

ROCAMBOLLE.

Assez !

MIC-MAC, continuant l’air.

« telots... »

Parlé.

Et ça m’a endommagé la chanterelle.

ROCAMBOLLE.

Je compte beaucoup sur l’Espagne pour te raccommoder...Le ciel du midi !... tu comprends... et puis, vois-tu, si ça ne se remet pas. Ça m’est égal... je te flanque un nom italien... et en avant la grosse caisse.

MIC-MAC.

Oh ! oh ! le bourgeois a t’y de l’agiotage ! en a t’y !

ROCAMBOLLE.

Va, dépêche-toi de faire nos emballages... désenfle notre magnifique serpent des îles Baléares... dévisse avec soin les coloquintes de notre veau à trois têtes, et charge sur la charrette toute cette brocante.

MIC-MAC.

Oui, bourgeois.

Il entre dans la baraque.

ROCAMBOLLE.

Maintenant je puis me livrer à la mastication.

Il va pour entrer chez le marchand de vins et se trouve nez à nez avec Catherine, qui est entrée sur les derniers mots.

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, ROCAMBOLLE

 

CATHERINE.

Enfin, je te trouve !

ROCAMROLLE.

Tiens ! c’est toi !... Bonjour sœur.

CATHERINE.

Où est mon homme ?

ROCAMBOLLE.

Ventadour ?... pas vu... il se porte toujours bien ?

CATHERINE.

Tu mens !... vous avez passé la nuit ensemble. On me l’a dit.

ROCAMBOLLE.

Des cancans !...

CATHERINE.

Je te dis qu’il est ici.

ROCAMBOLLE.

Mais ma bonne petite sœur, je te jure...

On entend Ventadour chanter à tue-tête. À part.

Animal !

CATHERINE.

Hein ? c’est lui !

Elle se dirige vers le cabaret.

ROCAMBOLLE, la retenant.

Ça ?... eh ! non... c’est des pompiers qui blanchissent leurs buffleteries.

 

 

Scène IX

 

VENTADOUR, CATHERINE, ROCAMBOLLE

 

VENTADOUR, paraissant à la porte du cabaret.

Ohé ! Rocambolle !... ohé !

ROCAMBOLLE, à part.

Pincé !

CATHERINE, se croisant les bras devant Ventadour.

Te voilà donc ?

VENTADOUR, un peu gris, à part.

Ma femme !

CATHERINE, le prenant par le bras.

Avance à l’ordre.

VENTADOUR, à part.

Bah ! après tout... c’est moi qu’est le maître.

CATHERINE.

Pourquoi n’êtes-vous pas rentré cette nuit ?

VENTADOUR.

Voilà !... j’ai eu des affaires, des... pas vrai, Rocambolle ?

ROCAMBOLLE.

Oui... des visites... une tournée assez longue

À part.

au piquet.

CATHERINE.

Et ce matin, on ne t’a pas vu à l’atelier.

ROCAMBOLLE, à part.

Oh ! la distillerie.

Il verse d’abord dans sa main en tournant le robinet du bidon de Catherine, puis va chercher un verre sur la table et revient verser encore.

VENTADOUR.

Ce matin... voilà... c’est le brouillard qui... à cause de... pas vrai, Rocambolle ?

RACAMBOLLE.

C’est exact.

CATHERINE, à Ventadour.

Tu n’es pas honteux de mentir comme ça... en face... quand tu tiens à peine sur tes jambes !

Elle le repousse, Ventadour chancelle.

ROCAMBOLLE, buvant.

Fi ! l’ivrogne !

VENTADOUR.

Moi !... Catherine, ne m’asticote pas ce matin, j’ai du noir.

CATHERINE.

Tiens, tu n’es qu’un paresseux.

VENTADOUR.

Catherine !...

CATHERINE.

Tu fuis le travail, quand moi je m’épuise jour et nuit pour gagner un peu d’argent... que tu bois...

VENTADOUR.

Catherine !...

ROCAMBOLLE, à part.

Ça se gâte.

CATHERINE.

Laisser tout l’ouvrage à une femme... quand on est fort et qu’on se porte bien... c’est d’un sans-cœur !

VENTADOUR, se contenant à peine.

Tais-toi.

CATHERINE.

D’un vaurien ! d’un lâche !

VENTADOUR, hors de lui.

Un lâche !... mille millions !

Il lève la main sur elle.

ROCAMBOLLE, jetant au loin son gobelet et lui saisissant le bras avec vigueur.

À bas les ailerons ! Battre ma sœur !... Ventadour, je fais la noce avec toi, je bois du petit blanc avec toi... ça tue le ver... mais pas de gestes sur ta femme !

Montrant les poings.

ou gare les marteaux ! je fais de la casse.

VENTADOUR.

C’est sa faute aussi...

ROCAMBOLLE.

Battre ma sœur ! un trésor que je t’ai donné... Pendant que nous godaillons ensemble elle travaille pour toi, pour tes enfants, pour tout le monde.

VENTADOUR.

C’est possible... mais quand on a du noir...

ROCAMBOLLE.

Quand on a du noir... Eh bien ! sais-tu ce qu’on fait ?

Air : de Julie.

On rentr’ chez soi retrouver sa p’tit’ femme
Au lieu d’aller flâner par ci, par là,
On dit : Catherin’, je m’ sens du noir dans l’âme,
Viens m’embrasser p’têtr’ que ça m’guérira.
Et sitôt fait, v’là ton étoile qui r’ brille...
L’espoir renaît dans ton cœur attristé.
Le vrai moyen de r’ trouver sa gaité,
C’est de pleurer quéqu’fois en famille.

VENTADOUR.

Je te dis pas... j’ai eu tort... c’est le sang qui a monté trop vite.

ROCAMBOLLE, à Ventadour.

Allons... la patte ?

À Catherine.

La tienne.

Unissant leurs mains.

Et maintenant du ciment.

Catherine et Ventadour s’embrassent.

VENTADOUR.

Tu ne m’en veux pas ?

CATHERINE.

J’ai été trop vive, c’est ma faute.

ROCAMBOLLE.

C’est la faute à personne ; ne parlons plus de ça...

CATHERINE, à Ventadour.

Voyons... arrange-toi un peu.

Cherchant à réparer le désordre de sa toilette.

Tu ne peux pas te présenter comme ça devant le commissaire des guerres.

VENTADOUR.

Le commissaire des guerres !

CATHERINE.

Oui, il vient d’arriver.

VENTADOUR.

Ah ! mon Dieu ! il ne devait passer la revue des magasins que dans deux mois !...

ROCAMBOLLE.

Eh ! ben ! quoi ?

CATHERINE.

Il t’attend tout de suite.

VENTADOUR, à part.

Ciel !

ROCAMBOLLE.

Eh ben ! Le commissaire des guerres... v’là t’y pas ! Parce que t’as un peu siroté ? Ne pense donc pas à ça... Dis-toi : je ne suis pas gris, c’est lui qui l’est... moi, j’ai déjeuné avec un morceau d’angélique... et présente-toi à l’autorité, fixe et d’aplomb.

VENTADOUR.

Tu crois que c’est facile

À part.

s’il savait... il n’y a pas un moment à perdre.

Haut.

Pardon, mes amis... si je vous laisse... mais... vous comprenez, le commissaire des guerres... il faut absolument... je vais voir... m’informer. Adieu ! Adieu !

Il sort précipitamment par la gauche.

 

 

Scène X

 

CATHERINE, ROCAMBOI.LE

 

ROCAMBOLLE, remontant pour voir sortir Ventadour.

Ah ! capon !... il court comme un lièvre...

Revenant à Catherine.

Eh bien ! petite sœur, la paix est faite, qu’as-tu donc ?

CATHERINE.

Je ne sais... j’ai peur que Ventadour ne nous cache quelque chose...

ROCAMBOLLE.

Eh ! non... il dissimule son vin, c’t’homme... c’est de l’industrie... Ah ! ça, petite sœur, c’est demain que nous nous quittons... et cet adieu-là... vrai, ça me fait de la peine.

CATHERINE, froidement.

Qu’est-ce que tu veux ? faut faire son état.

ROCAMBOLLE.

Comme tu me dis ça !... on dirait que ça ne te chagrine pas...

CATHERINE.

Oh ! peux-tu penser...

ROCAMBOLLE.

Sœur... t’as quelque chose contre moi... depuis mon arrivée ici, tu me fais la mine.

CATHERINE.

Moi ?

ROCAMBOLLE.

Oui, toi... et c’est pas naturel... Avant de partir, faut s’en expliquer... Allons, jabote.

CATHERINE.

Eh bien ! s’il faut le dire, j’ai... j’ai... que tu déranges, que tu perds mon mari... t’en as fait un pilier de cabaret... avec tes ribotes... ton petit blanc...

ROCAMBOLLE.

Catherine ! le petit blanc, ça humecte, mais ça ne pocharde pas.

CATHERINE.

Enfin, depuis que tu es ici, il ne travaille plus, et il dépense toujours... et beaucoup.

ROCAMBOLLE.

Le fait est que nous avons pas mal fait danser la monnaie ; mais je pars demain... Adieu à bamboche ! piochage à mort.

CATHERINE.

Toi, c’est possible... mais lui... pourra-t-il se remettre au travail ? L’habitude du plaisir... de la dissipation... enfin, je crains qu’il ne continue avec d’autres la vie qu’il a commencée avec toi.

ROCAMBOLLE.

Oh ! mais je n’entends pas ça.

VENTADOUR.

Et nos pauvres enfants... Si nous ne pensons pas à leur faire une petite réserve... qu’est-ce qu’ils deviendront ?... soldats peut-être !

ROCAMBOLLE.

Mes neveux !... du tout, y seront notaires... c’est une profession aimable... Nous ferons des économies, et...

CATHERINE.

Des économies ! Écoute... entre frère et sœur, on peut tout se dire... Eh bien ! avant ton arrivée, nous étions à notre aise ; mais maintenant...

ROCAMBOLLE.

Maintenant ?...

CATHERINE.

Nous avons des dettes... aujourd’hui, la misère est chez nous.

ROCAMBOLLE.

La misère, ma pauvre petite sœur !... Ah ! ça, je suis donc un gueux, un brigand ! Je n’ai rien vu !... j’allais toujours, moi... prête-moi cent sous ?... J’avais soif ! Fallait boire de l’eau, mendiant... Si c’est pour ça que je suis venu... j’aurais aussi bien fait de rester à Moulins, où j’étais quand je me suis dit : Ces pauvres enfants, ils sont a Bayonne ; je vais aller leur souhaiter un petit bonjour... je travaillerai, je gagnerai de l’argent... et en partant, sans rien dire, je leur laisserai dans quelque coin un petit magot... et quand je n’y serai plus, ils penseront à moi... Mais non, je suis un fainéant, un chenapan, un rien du tout.

CATHERINE.

Voyons, frère, ne te désole pas.

ROCAMBOLLE.

Non, vois-tu, quand j’y pense, je me donnerais des coups de pied dans, le ventre... aussi à dater d’aujourd’hui, je boirai de l’eau, rien que de l’eau, toujours de l’eau.

 

 

Scène XI

 

CATHERINE, VENTADOUR, ROCAMBOLLE

 

VENTADOUR, pâle et défait.

Ah ! mes amis !...

CATHERINE.

Ventadour !... qu’y a-t-il ?

VENTADOUR.

Je viens de voir le commissaire des guerres.

ROCAMBOLLE.

Eh ! bien ?

VENTADOUR.

Il faut que je représente le drap.

CATHERINE.

Qui t’en empêche ?

VENTADOUR.

Ah ! c’est que vous ne savez pas... je vous ai toujours caché... il a disparu !...

ROCAMBOLLE.

On t’a volé ?

VENTADOUR.

Non... c’est moi qui, pour subvenir à notre rage de plaisirs et de bamboches...

CATHERINE.

Tu l’as vendu ?

VENTADOUR.

Oh ! non... mis en gage chez un juif... pour deux cents francs... je comptais sur Rocambolle pour me rendre... mais il ne peut pas... faut chercher autre chose.

ROCAMBOLLE.

Pauvre vieux, va ! ça me désole... crois bien que si j’avais la moindre pistole... il en aura au moins pour ses huit jours de salle de police.

VENTADOUR.

La salle de police !... mais ce sont les fers qui m’attendent.

ROCAMBOLLE et CATHERINE.

Hein ?

VENTADOUR.

J’ai abusé du matériel appartenant à l’état. Le code militaire est formel, vingt ans de fers.

ROCAMBOLLE.

C’est vrai...je me rappelle... tantôt

Avec désespoir.

Oh !

VENTADOUR.

Si dans dix minutes je n’ai pas représenté ce drap... déshonoré !... dégradé !...

ROCAMBOLLE.

Dégradé ?

CATHERINE.

Ah ! mon Dieu !

ROCAMBOLLE, passant à Catherine.

Ma pauvre sœur !... et c’est moi !... Eh bien ! non, Ventadour, faut que je te sauve ou que nous soyons frappés ensemble.

CATHERINE.

Que faire ?... que faire ?... chez nous plus rien !

ROCAMBOLLE.

Chez moi, item. Comment ! je ne trouverai pas deux cents misérables francs !... quand je devrais les voler !

CATHERINE et VENTADOUR.

Rocambolle !...

ROCAMBOLLE.

C’est vrai... je ne sais plus ce que je dis... tiens ! cours chez ton juif...

CATHERINE.

Ah ! oui... c’est ça.

ROCAMBOLLE.

Qu’il te rende ton drap... et ma boutique... mon ours, ma voiture, le tremblement... tout est à lui... je lui abandonne tout... Va cours... cours donc...

Ventadour remonte pour sortir par la gauche. Le sergent lui barre le passage.

 

 

Scène XII

 

CATHERINE, VENTADOUR, ROCAMBOLLE, UN SERGENT, DES SOLDATS

 

LE SERGENT, à Ventadour.

Halte-là camarade.

Ensemble.

Air : Oh ! rencontre imprévu. (Barcarolle.)

Pendant le chant, le sergent remonte et Ventadour vient entre Rocambolle et Catherine.

ROCAMBOLLE, VENTADOUR, CATHERINE.

Le destin nous accable !
Quel moment douloureux !
Est-ce donc un coupable
Que l’on cherche en ces lieux ?
Ô rencontre funeste
Qui trouble la raison !
Nul espoir ne { nous } reste
                      { me }
S’il est mis } en prison
Si je vais    }

LE SERGENT, à Ventadour.

Au nom de notre capitaine,
Je viens vous ordonner de nous suivre à l’instant.

CATHERINE,

C’en est fait sa perte est certaine.

VENTADOUR, à Rocambolle.

Ne m’abandonnes pas en ce cruel moment !

ROCAMBOLLE, à Ventadour.

Compte sur ton ami tant qu’il sera vivant !...

LE SERGENT, à Ventadour, parlé.

Eh bien ! y sommes-nous ?

VENTADOUR, parlé.

Partons !

TROCAMBOLLE, à Catherine, parlé.

Et nous, chez le juif !

Reprise de l’ensemble.

Le destin nous accable ;
Quel moment douloureux, etc.

Ventadour vient se placer au milieu des soldats ; Rocambolle retient Catherine, qui veut suivre son mari. Tableau, la toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une place publique. À droite, au deuxième plan, une maison à deux étages, mais sans issue sur la place. Le bas de la maison couvert d’affiches, puis un mur avec des affiches, qui se prolonge depuis la maison jusqu’au premier plan formant la rue qui conduit à la poste. À petite distance du mur un arbre peu touffu qui masque un peu la maison. La deuxième fenêtre est surmontée d’une poule dont la corde descend a l’intérieur. À gauche, le devant de la baraque de Rocambolle avec une estrade à hauteur d’homme ; derrière l’estrade un grand tableau représentant une sirène, un ours... Au-dessus de la baraque, qui avance sur la scène, et dont les rideaux mobiles sont ouverts, on lit : Rocambolle, instituteur breveté des animaux de la république française.

 

 

Scène première

 

MIC-MAC, seul dans la baraque, se regardant dans un morceau de miroir ; il a les cheveux ras

 

Ah ! bien ! bon ! en v’là une aventure !... Où sont donc mes cheveux ? Hier soir, je me couche avec une crinière complète, un vrai plumeau, et ce matin, je me réveille avec une brosse. Alors on m’a volé. Je m’étais laissé dire qu’on ne faisait, à Bayonne, que le chocolat, il paraît qu’on y fait aussi... la chevelure, car enfin...

Air : Restez troupe jolie.

Hier, j’la possédais encore,
Elle me tombait sur les yeux.
Je m’disais, pour ell’ faut qu’j’implore
Les ciseaux d’un artiste en ch’veux,
J’ai besoin d’un artiste en ch’veux.

Avec force.

Perruquier qui m’a pris en traître,
J’dois l’ranger parmi les filous ;
Oui, Je dois te tnaudi1’ peut-être,

Gaiement.

Et pourtant... tu m’épargn’ dix sous.

C’est égal ! ça me gène !

Il éternue.

ça m’enrhume !

Dressant une petite table.

Voyons, préparons vite le couvert de M. Rocambolle, il ne va pas tarder à rentrer déjeuner. Pauvre brave homme ! est-il changé depuis que son ami Ventadour est en prison. Je ne le reconnais plus, lui qui chantait toujours la Mère Godichon ; maintenant il est triste comme un ver, ou, et quand je veux causer avec lui, donc ! savez-vous ce qu’il me répond ?

Simulant un coup de pied.

V’lan ! Eh bien ! ça me désoblige, pas pour les coups de pied... ça s’essuie ; mais c’est un manque de confiance, et ça ne s’essuie pas.

Sortant de la baraque.

Il tarde bien à rentrer ce matin l’bourgeois... Est-ce que je vais être obligé de le faire afficher comme les portières de Bayonne ont fait afficher leurs chats, là, sur le mur de ce bâtiment qui sert de prison en attendant qu’on ait réparé l’ancienne.

Se rapprochant des affiches à droite et lisant.

« Chat perdu... chat perdu... » Je sais où ils sont... Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ? Décret du premier consul : « Tous les Anglais qui sont actuellement sur le territoire français seront considérés comme prisonniers de guerre... En conséquence, il ne leur sera délivré aucuns passeports... » Ah ! ben, elle est bonne celle-là ! elle est bonne !...

Apercevant Rocambolle.

Ah ! voilà le bourgeois ; comme il est sombre.

 

 

Scène II

 

ROCAMBOLLE, MIC-MAC

 

MIC-MAC.

Bonjour, bourgeois.

ROCAMBOLLE, regardant la prison.

Il est là, seul, dans cette prison.

MIC-MAC.

Tâchons de l’égayer un peu.

À Rocambolle.

Qu’est-ce que vous avez donc à regarder comme ça cet immeuble, bourgeois... est-ce que vous voulez acheter une propriété ?

ROCAMBOLLE.

Hein ?

MIC-MAC.

Je dis : est-ce que vous voulez acheter... c’est une manière de rire.

ROCAMBOLLE.

De rire !

Il lui lance un coup de pied.

MIC-MAC.

Aie !

ROCAMBOLLE.

Ah ! tu ris, toi ! tu es donc gai, toi ?

MIC-MAC.

Des fois.

ROCAMBOLLE.

Moi, je ne le suis pas, ça suffit.

Air : des frères de lait.

Je te défends de rire, entends-tu, drôle,
Pour nos tréteaux, gard’ton hilarité
Si, près de moi, tu prétends être drôle,
Je saurai bien renfoncer ta gaité.

MIC-MAC, à part.

J’sais c’qu’il entend ici par ma gaîté.
Mon pauvr’bourgeois devient très humoriste,
De son état, je suis fort intrigué.
Quand il est gai,

Geste du pied.

v’lan, c’est pour n’êtr’pas triste.
Quand il est triste

Geste du pied.

v’lan, c est pa, c’que j’suis gai.

ROCAMBOLLE.

Mon déjeuner.

MIC-MAC.

Tout de suite.

À part.

J’étais bien sûr que v’lan ! mais ça le distrait et le pauvre cher homme a si peu d’occasions,

Il rentre dans la baraque. Éternuant.

Décidément, ça m’enrhume.

Il apprête le couvert.

ROCAMBOLLE.

Pauvre Ventadour, d’un moment à l’autre, il peut passer au conseil de guerre. Et dire que faute de deux cents misérables francs, il sera condamné à vingt ans !... Non, c’est impossible ! et pourtant... je suis d’abord allé chez le juge,  un petit vieux sec... il déjeunait... Un œuf et un verre d’eau... l’eau, mauvais signe... alors je lui raconte l’événement de Ventadour, je le prie de nous rendre le drap, je le supplie... L’argent qu’y me répond, en retournant sa mouillette dans son œuf... – Il viendra plus tard, bourgeois, car pour le moment, vous le voyez, plus rien, à sec. – Et ne sachant plus que dire, je me jette à ses genoux, je lui parle de Catherine, de ses enfants, de mon Ours, de toute la famille... et à force de parler, je ne sais pas comment ça s’est fait... mais je pleurais... il me semblait que lui aussi, il devait se sentir... je le regarde... il retournait toujours sa mouillette ! Alors, je me relève... la rage... j’allais l’aplatir lui et son œuf, j’allais... je rencontre des cheveux blancs... un vieux... on ne peut pas... et je suis sorti. En m’en retournant, il me vint une autre idée, je me dis : la guerre vient d’être déclarée aux Anglais, on va se pocher avec les habits rouges... fameux... Dans tous les pays y a des capons... v’là le moment, un remplaçant c’est du nanan ! Et j’écris sur ma boutique : homme à vendre au comptant ! Ouiche ! Personne n’est venu, les recrues sont parties depuis deux mois, et ils m’ont dit dans le pays : attendez à l’année prochaine... les Colas !... J’ai aussi voulu donner des représentations... ah ! ah ! J’ai fait quinze sous et je dois la chandelle. C’est pas ma faute, il est arrivé à Bayonne un concurrent qu’est plus nouveau... C’est lui qui cueille le beurre... Il est dans son droit... mais tout n’est pas perdu... j’ai reçu ce matin un billet de Catherine, deux mots seulement : « espoir et courage... » Du courage... j’en ai...

 

 

Scène III

 

MIC-MAC, ROCAMBOLLE

 

MIC-MAC.

Bourgeois le déjeuner est servi.

ROCAMBOLLE.

On y va.

Il passe à la table.

MIC-MAC.

Dam ! il n’y a pas gras... de la salade et des radis...

ROCAMBOLLE.

Ça suffit !

MIC-MAC.

Quelle panne !

ROCAMBOLLE, déjeunant.

Mic-Mac, vous êtes friand, c’est un vilain défaut.

MIC-MAC.

Moi, bourgeois, si on peut dire... j’ai déjeuné avec un oignon et un grain de sel.

ROCAMBOLLE.

Tiens ! mais... c’est une idée : tu me serviras à diner de ce plum-pudding... je ne mangerai que d’un plat.

MIC-MAC.

Oui, bourgeois... c’est égal, quand on s’est longtemps tapissé avec de la bonne charcuterie... c’est dur.

ROCAMBOLLE.

Mic-Mac, je te défends de faire le moindre cancan sur la Providence. Ce déjeuner, c’est à elle que nous le devons.

MIC-MAC.

Tout ça !... elle ne s’est pas fendue de beaucoup la Providence.

ROCAMBOLLE.

À elle et à ta chevelure.

MIC-MAC.

Hein ?

ROCAMBOLLE.

Oui, je l’ai négociée... tu en avais pour vingt-deux sols, mon garçon.

MIC-MAC.

Comment ?... ah ! ben, c’est une bonne idée...

Il éternue.

C’est une bonne...

Il éternue.

ROCAMBOLLE.

Dieu te bénisse, Mic-Mac.

MIC-MAC.

Merci, bourgeois.

ROCAMBOLLE.

Si tu étais né blond cendré, tu valais cinque francs ; mais le ciel t’a créé filasse... je ne t’en veux pas.

MIC-MAC, à part, attendri.

Brave homme !

Haut.

Dites donc, bourgeois, rendez-moi votre confiance, hein ?

ROCAMBOLLE.

À boire !

Il tend son verre.

MIC-MAC.

Si vous voulez... Il y a là une vieille bouteille de rhum entamée.

ROCAMBOLLE, se levant.

Du rhum ! qu’est-ce qui te demande du rhum, de l’eau ! toujours de l’eau !

MIC-MAC.

Ne vous fâchez pas, bourgeois, ne vous fâchez pas, on va le jeter... là...

ROCAMBOLLE.

Hein !

Sur le mouvement de Rocambolle, Mic-Mac sort de la baraque, Rocambolle le suit.

Est-ce qu’on jette jamais ces choses-là, animal, mets la bouteille de côté... j’attends un ami.

Mic-Mac rentre dans la baraque, dont il ferme les rideaux avec soin.

Pauvre Ventadour !

Air d’Arwed.

Il était là, lorsqu’un jour de ribote
J’ai fait sauter le cachet de ce flacon,
Va, ne crains pas qu’ton pauvre ami sirote
Quand tu languis tout seul dans un’ prison.
Pour que ma soif un instant se réveille,
Ensemble, il faut, mon vieux, nous retrouver,
C’est avec toi qu’j’entamai la bouteille
C’ n’est qu’avec toi que je veux l’achever.

Parlé.

Du rhum en vidange, c’est sacré.

 

 

Scène IV

 

MIC-MAC, CATHERINE, ROCAMBOLLE

 

ROCAMBOLLE.

Ah ! Catherine.

À Mic-Mac, qui reparaît avec un sac.

Laisse-nous.

MIC-MAC.

C’est ça, bourgeois, je vas faire ma petite chasse.

Sortant par la droite.

Minet ! Minet ! venez, petit, venez !

ROCAMBOLLE, à Catherine.

Eh bien ! quelle nouvelle ?

CATHERINE.

Mauvaise, c’est aujourd’hui, dans deux heures, qu’il sera jugé.

ROCAMBOLLE.

Dans deux heures !

CATHERINE, montrant le bâtiment de droite.

Il est là dans cette chambre, dont la fenêtre donne sur cette place.

ROCAMBOLLE.

Pauvre vieux, va... ah ! ça, est-ce qu’on se figure que je vais le laisser condamner, quand c’est moi qui suis le seul coupable, le seul gredin.

CATHERINE.

Mon frère !

ROCAMBOLLE.

Oh ! mais je te rendrai ton mari, quand je devrais mettre le feu aux quatre coins de Bayonne... quand je devrais... oh ! quelle idée ! sœur, j’ai un moyen, adieu.

CATHERINE, la retenant.

Que vas-tu faire ?

ROCAMBOLLE.

Je vais y aller, moi, à leur conseil de guerre et je leur dirai : Eh ben ! quoi ? ce drap que vous cherchez... il a été volé ; et le voleur... voilà !

CATHERINE.

Oh !

ROCAMBOLLE.

C’est moi, oui, c’est moi qui suis entré la nuit dans le magasin, moi qui ai pris le drap pour le vendre, pour le boire, pour le croquer. Je suis un sacripant, c’est connu ! Ous qu’est les gendarmes ? qu’on m’emmène !

CATHERINE.

Mais tu es fou !

ROCAMBOLLE.

Oh ! y me croiront, va, sois tranquille, un bateleur, un sauteur, un ivrogne, un rien du tout, c’est vraisemblable ça. Dis donc, Catherine, quelle chance que ton frère soit un chenapan.

On entend une voix chanter dans la prison.

Air : De la Gardeuse de dindons.

Amis, je suis là
Oui, me voilà,
Holà ! holà !
À vos vœux j’accours
Ayez recours
À mon secours.

CATHERINE, regardant de tous côtés et faisant signe à Rocambolle de se taire.

Personne sur cette place, je puis répondre.

Suite de l’air.

Oui, pour mieux agir,
Il faut nous unir
Et nous soutenir ;
Plus de chagrin, d’émoi
Car ici tu dois
Calmer notre effroi,
Nous devons, ma foi,
Compter sur toi.

ROCAMBOLLE, étonné.

Comment ! que signifie !

CATHERINE.

Pardon, frère, si j’ai manqué de confiance en toi ; mais j’ai craint qu’au cabaret... une indiscrétion...

ROCAMBOLLE.

Le cabaret, fini !... passé dans les aquatiques.

CATHERINE.

Enfin, j’ai agi à ton insu. Au-dessus de la chambre ou est enfermé Ventadour, là, dans la prison provisoire, est un magasin à fourrage. En l’absence du garde principal un commis en a les clefs... c’est un ami de mon mari. Il a été convenu qu’à deux heures, s’il était seul, un signal... cette chanson que tu viens d’entendre.

ROCAMBOLLE.

Est-il possible ?

CATHERINE.

Et que bientôt après, au moyen de cette poulie, il ferait descendre un sac devant la fenêtre du prisonnier, fenêtre sans barreaux, regarde.

ROCAMBOLLE.

Oui.

CATHERINE.

Ventadour pourra facilement se blottir dedans.

ROCAMBOLLE.

Est-il prévenu ?

CATHERINE.

Hier, au soir, je lui ai fait parvenir un billet... il attend, et maintenant, frère, aide-moi.

ROCAMBOLLE.

Tu as fait tout cela, toi ? tiens, Catherine, embrasse-moi, embrasse-moi !

Il serre Catherine dans ses bras.

Au moins ton mari ne subira pas cette peine infamante, vous vous sauverez tous deux en Espagne, et là...

CATHERINE.

Le difficile sera de nous procurer un passeport.

ROCAMBOLLE.

Est ce que je n’ai pas le mien, il est là. Avec ça et mon carrick de bateleur on passe partout.

À l’orchestre reprise de l’air en sourdine. On voit le sac qui descend vide de la fenêtre du deuxième étage.

Ah ! le sac ! attention !

Quand le sac arrive à la hauteur du premier étage un bras l’autre.

Un bras le saisit.

UNE VOIX, dans la coulisse à gauche.

Armes bras !

ROCAMBOLLE, s’arrêtant.

Hein ! une patrouille ! tout est perdu.

Il redescend.

CATHERINE, désespérée.

Si près de le sauver !

 

 

Scène V

 

CATHERINE, ROCAMBOLLE, UNE PATROUILLE dont fait partie CHALAMEL

 

LE CAPORAL.

Numéro deux en faction !

Il pose Chalamel en faction sous les fenêtres de la prison puis il sort à droite avec les autres soldats.

ROCAMBOLLE.

Écoute, sœur, il n’y a pas un instant à perdre ; cherche à occuper le factionnaire... fais-le causer et s’il se retourne !... je l’étrangle ! va donc !

CATHERINE, allant au factionnaire et reconnaissant Chalamel, à part.

Chalamel !

Haut.

Je disais aussi... v’là une pratique.

CHALAMEL, à part.

La cantinière ! je suis gobé !

CATHERINE.

Sais-tu, mon garçon, qu’on ne voit pas souvent l’argent de ton pays.

CHALAMEL, embarrassé.

Dam !

CATHERINE.

Soixante-quinze petits verres de doux

On voit reparaître le sac qui est plein.

et trois chopines de fil-en-quatre... V’là ta balance.

CHALAMEL.

J’vas vous dire, mame Catherine... c’est la faute de mon oncle.

CATHERINE.

Comment ça ?

CHALAMEL, à part.

Une couleur.

Haut.

Voilà ce que c’est...

ROCAMBOLLE, qui a guetté le sac le saisit.

C’est lourd... y a du chrétien...

Il décroche le sac, le charge sur ses épaules et le porte dans sa baraque.

CHALAMEL.

Mon oncle... il m’avait promis de l’argent quand les luzernes ils seraient rentrées... mais v’là que les luzernes y sont en retard. Ça fait que ç’a retardé mon oncle, qui m’a retardé, et c’est pour çà que je vous retarde.

CATHERINE.

Ah ! si c’est ça...

Rocambolle est devant la fenêtre, guettant le sac.

ROCAMBOLLE, sortant de la baraque, à part.

Enlevé le prisonnier !

CHALAMEL, à part.

Enfoncé la cantinière !

VOIX dans la coulisse.

Allons, allons, suivez-nous.

ROCAMBOLLE et CATHERINE.

Qu’est-ce encore ?

 

 

Scène VI

 

CATHERINE, ROCAMBOLLE, VENTADOUR entre quatre soldats

 

ROCAMBOLLE et CATHERINE.

Ventadour !

Ils vont à lui.

ROCAMBOLLE.

J’ai la berlue !

Ensemble.

Air : La colère, etc.

VENTADOUR.

La méprise
Paralyse
L’entreprise
De son cœur.
Plus de songe,
Doux mensonge,
Qui prolonge
Mon malheur.

ROCAMBOLLE et CATHERINE

Ô surprise !
La méprise
Paralyse
Tout mon cœur.
Est-ce un songe,
Un mensonge,
Qui prolonge
Mon malheur.

ROCAMBOLLE.

Comment, c’est toi !

VENTADOUR.

Une poignée de main, mon ami, je ne t’en veux pas.

ROCAMBOLLE.

Oh ! tout n’est pas fini.

VENTADOUR.

Que puis-je espérer... On me conduit devant le conseil de guerre. Dans une heure, si je n’ai pas représenté les draps, je serai jugé et condamné. Adieu !

Aux soldats.

En route, camarades.

Reprise de l’air en sourdine. Il sort avec les soldats auxquels s’est joint Chalamel.

CATHERINE, les suivant.

Oh ! je ne te quitte pas.

 

 

Scène VII

 

ROCAMBOLLE, puis MIC-MAC, dans le sac

 

ROCAMBOLLE.

Dans une heure, il sera condamné, mille millions de tonnerres ! Mais c’est un guignon, tout manque, tout craque autour de moi... Mais, j’y pense, ce maudit sac !

Allant chercher le sac dans la baraque et le portant en scène.

Est ce qu’un particulier aurait pris la place de Ventadour ?

Ouvrant le sac.

Mic-Mac !

MIC-MAC.

Bonjour, bourgeois, ça va bien ?

ROCAMBOLLE.

Encore toi ! mais, crapaud, je te trouverai donc toujours sous ma patte. Réponds, pourquoi es-tu là ? d’où viens-tu ?... Non, tiens, je vais l’assommer.

MIC-MAC.

Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Est-ce que c’est ma faute à moi si les portières de Bayonne m’ont fait arrêter pour leurs matous égarés... j’étais là tranquillement à l’affût... lorsque, v’lan ! un bras attaché à la gendarmerie m’empogne, m’entraine... Alors on m’a poussé dans une chambre qu’un prisonnier venait de quitter.

ROCAMBOLLE, à part.

Celle de Ventadour !

MIC-MAC.

Et puis

Imitant le bruit des verrous.

cric ! crac ! fini !... plus de bourgeois... Ça m’a serré le cœur... à double tour, car je vous aime, moi, bourgeois. Oh oui, je vous aime !... tout à coup je vois un sac qui se faufile le long du mur comme un lézard... je saute dessus, je m’en fais une polonaise, et me v’là. Voyons, ça fait-il du mal aux pommes de terre ça ?

ROCAMBOLLE.

Au fait, ce n’est pas ta faute, si...

MIC-MAC.

Oh ! non, ce n’est pas ma faute si... si quoi ?

ROCAMBOLLE.

Rien.

MIC-MAC.

Oh ! bourgeois, rendez-moi votre confiance, hein ?

ROCAMBOLLE, indiquant la baraque.

À c’te niche.

MIC-MAC, qui s’en va en sautant dans son sac.

On y va, bourgeois, on y va.

 

 

Scène VIII

 

ROCAMBOLLE, puis PITIFUL, venant du fond à gauche

 

ROCAMBOLLE.

Mais le temps s’écoule. Que faire, à qui m’adresser ?

Apercevant Pitiful.

À l’Anglais ! s’il voulait...Mylord, un mot.

PITIFUL, d’un air sombre.

Je parlais pas à vous... je étais taciturne... Mon épouse...je n’avais pas eu un nouvelle depuis trois jours, et je craignais que le petit qui soupirait... haoup ! sous le balcon, il n’ait franchi le balcon... J’allai à le poste.

ROCAMBOLLE, l’arrêtant.

Oh ! vous m’entendrez, mylord ! car vous êtes un noble étranger... Il s’agit de sauver mon frère du déshonneur ! de consoler une famille tout entière... et tout ça pour la bagatelle de deux cents malheureux francs... deux cents francs ! pour vous, ce n’est rien.

PITIFUL, avec flegme.

J’allais à le poste !

ROCAMBOLLE, le retenant.

Voyons, mylord, en tendons-nous, que diable !... les Anglais ne sont pas des Turcs !... Tenez, si vous voulez, je serai vot’ domestique, vot’ groom... je coucherai à vot’ porte, je brosserai vos vieux habits, je cirerai vos vieilles bottes... les bottes d’un Anglais, c’est gentil ça, hein ? Le tout pour deux cents balles payables d’avance ; allons-y.

PITIFUL.

Non, j’allais à le poste.

ROCAMBOLE, suppliant.

Mylord !

PITIFUL, revenant.

Eh ! travaille, paresseux ! Pourquoi ton boutique il était fermé ?

ROCAMBOLLE.

Je ne fais plus d’argent.

PITIFUL.

Parce que ton boutique il était embêtante, parce que ton spectacle il était vieux ; je avais vu tout à l’heure un autre bien plus joli.

ROCAMBOLLE.

Ah ! mon concurrent ?

PITIFUL.

Yès ! Il avait des petites serpents bien méchants qu’il tripotait dans ses mains... des petites vipères, des petits sabres qu’il croquait et des petits enfants qu’il cassait les reins... C’était gentil, c’était agréable, c’était amusant... et il gagnait plus de deux cents francs dans sa journée.

ROCAMBOLLE.

Deux cents francs !

PITIFUL.

Yès ! fesez comme lui ; vous avez un ours, combattez le ours, dévorez le ours.

ROCAMBOLLE.

Et vous croyez que...

PITIFUL.

Yès ! le foule il viendra, et moi je donnais cinq francs... j’allais à le poste.

Il sort par le premier plan à droite.

 

 

Scène IX

 

ROCAMBOLLE, puis MIC-MAC

 

ROCAMBOLLE, se grattant la tête.

L’ours... l’ours...

Résolument.

Y a encore ça... Pourquoi pas. Allons, paillasse, mon ami, à tes tréteaux ; de la verve, mon garçon, et surtout du cœur.

Appelant.

Mic-Mac ! Mic-Mac !

MIC-MAC, sortant de la baraque.

Voilà, bourgeois.

ROCAMBOLLE.

Petit, nous allons rouvrir notre bazar.

MIC-MAC.

Vrai ?

ROCAMBOLLE.

Allons, ho ! du ressort... nous allons donner une dernière représentation extraordinaire.

MIC-MAC.

C’est la quinzième, bourgeois, d’extraordinaire.

ROCAMBOLLE.

Tais donc ton bec, Mistigris, et apporte-moi le rhum, beaucoup de rhum.

MIC-MAC.

Du rhum ! comme vous me dites ; ça... vous me faites peur.

ROCAMBOLLE.

Moi, pourquoi ça ? regarde, je suis tranquille... je ris, je suis gai, je suis en train.

Il boit du rhum à même la bouteille.

Allons, chaud, chaud, en avant la trompette, le tambour, branle-bas général... et si je réussis, je t’embrasse, la vieille.

MIC-MAC, attendri.

Oh ! oh ! oh ! bourgeois, qué sérénade je vais leur pincer.

Rocambolle monte sur l’estrade et sonne de la trompette. Mic-Mac reste en bas et bat la caisse.

 

 

Scène X

 

ROCAMBOLLE, sur l’estrade, MIC-MAC, PEUPLE, CATHERINE, à l’extrême droite

 

CHŒUR.

Air nouveau : de M. Oray.

Courons, } passant et curieux.
Venez,     }
Voir ce spectacle merveilleux.
Jamais, jamais, sous le soleil,
On n’aura vu rien de pareil.

ROCAMBOLLE.

Ah ! ah ! ah ! nous y voilà... c’est là qu’on verra le grand Lama en falbala... Ah ! ah ! ah ! Messieurs, à la demande générale des notables habitants de cette ville, le sieur Rocambolle, instituteur des animaux de la république française, une et indivisible, a l’honneur de vous prévenir qu’avant son départ pour le royaume des Asturies, il va donner une dernière représentation des plus brillantes, des plus ébouriffants et des plus renversantes. Il ne s’agit plus cette fois de veaux à trois têtes, ni de sirènes enchanteresses... nous les avons renvoyés dans leur famille. Ce que nous voulons vous montrer aujourd’hui, c’est un homme entrant seul et sans défense dans la cage d’un ours vivant et rugissant... et cet homme, c’est moi, Rocambolle.

CATHERINE, à part.

Que dit-il ?

ROCAMBOLLE.

Allez, la musique.

Il embouche sa trompette. Musique.

Reprise du CHŒUR.

Venez passants, etc.

ROCAMBOLLE.

Oui, messieurs, j’entrerai sous vos yeux dans la cage du féroce Gâte-Cuir, avantageusement connu dans cette ville pour avoir dévoré en partie un cuirassier appartenant à l’État. J’y entrerai sans armes, la tête nue, les bras nus... en voisin.

LE PUBLIC, avec satisfaction.

Ah ! ah !

ROCAMBOLLE.

Bientôt, l’ours et moi, nous nous prendrons corps à corps, dents contre dents et griffes contre griffes... Il me roulera, je le roulerai ; il me terrassera, je le terrasserai... et après une heure d’un combat à outrance, celui des deux qui sera dessous, écrasé, dompté, éreinté, fera des excuses à l’autre. Voilà le programme. Entrez, messieurs, entrez ; pour cette fois, les premières seront à deux francs et les secondes à vingt sous, suivez, suivez le monde ; l’on ne paie qu’en sortant, si l’on est content.

Avec énergie.

Et l’on sera content... Allez la musique !

Reprise du CHŒUR.

Venez, passants, etc.

Le public entre. Rocambolle descend vivement de l’estrade et pousse dans la baraque deux spectateurs qui se consultent pour savoir s’ils entreront. Puis il ferme les rideaux.

ROCAMBOLLE, à Mic-Mac.

Un couteau !

MIC-MAC.

Vous avez dit sans armes.

ROCAMBOLLE, lui arrachant un couteau de poche qu’il cache dans sa poitrine.

Cornichon !

CATHERINE, l’arrêtant.

Ah ! tu n’iras pas.

MIC-MAC.

Non bourgeois, vous n’irez pas, un ours de c’te férocité.

ROCAMBOLLE.

Ne faut-il pas sauver Ventadour ? D’ailleurs, un homme vaut un ours, je suis fort, je suis nerveux : c’est à qui des deux étouffera l’autre ; laisse-moi, laisse-moi.

Se dégageant.

On ne paie qu’en sortant.

Il sort vivement à gauche.

CATHERINE, entrant avec lui.

Mon frère, mon frère.

MIC-MAC.

Pauvre bourgeois... quand je pense au cuirassier... ça m’inquiète.

Il rentre aussi dans la baraque.

 

 

Scène XI

 

PITIFUL, venant de la poste, premier plan à droite

 

Enfin j’avais un lettre. Mon cœur il faisait des bondissements... je vais savoir si milady il était toujours pure.

Il ouvre sa lettre.

Oh ! qu’est-ce ?

Lisant.

« Mylord votre vertueuse épouse il était sur le point de succomber. » Oh ! « Si vous n’accourez pas bride abattue je ne réponds plus de rien. Ça chauffe... » Ça chauffe ! mais je pouvais pas partir... Ce décret du premier consul qui déclarait tous les Anglais prisonniers de guerre... je étais indéfiniment empêtré dans le terre de France, et milady Pitiful il chauffait, il chauffait toujours.

Bruit d’impatience du public dans la baraque.

 

 

Scène XII

 

ROCAMBOLLE, PITIFUL, puis CATHERINE

 

ROCAMBOLLE, sortant de la baraque.

On vous dit zut...

Ironiquement.

Y sont trente !! Plus souvent que Rocambolle se fera manger pour trente francs ! c’est deux cents qu’il me faut.

PITIFUL, qui est reste devant l’affiche du décret du premier consul.

Oh ! pour avoir un passeport, je donnais cent francs, je donnais deux cents francs.

ROCAMBOLLE, faisant un soubresaut.

Qu’est-ce qui a parlé de deux cents francs.

À Pitiful.

Monsieur a parlé de deux cents francs.

PITIFUL.

Yès... Pour un passeport.

ROCAMBOLLE.

Un passeport... vous achetez des passeports, vous... où sont-y vos deux cents francs ?

PITIFUL, tirant une bourse.

Là dans ce bourse... je donnais pour...

ROCAMBOLLE, escamotant la bourse.

Ça va...

Appelant.

Catherine !

PITIFUL.

Ah ! mais ! ah ! mais !

ROCAMBOLLE, le repoussant.

Ne touchez pas.

Remettant la bourse à Catherine, qui paraît.

Tiens, va, cours.

CATHERINE.

Comment, tu veux...

ROCAMBOLLE.

Mais cours donc.

CATHERINE, sortant vivement à gauche.

Pourvu qu’il soit encore temps.

 

 

Scène XIII

 

ROCAMBOLLE, PITIFUL

 

PITIFUL, courant après Rocambolle, qui a poussé sa sœur vers le fond.

Mais je volais mon bourse.

ROCAMBOLLE, le serrant dans ses bras et l’enlevant de terre.

Ah ! mon ami, mon brave mylord.

PITIFUL, se dégageant.

Je volais mon bourse, je disais.

ROCAMBOLLE.

Eh bien quoi... marché conclu. Vous voulez un passeport, voilà.

Il lui présente son passeport.

PITIFUL.

Oh ! voyons, s’il était confortable pour mon devanture.

Lisant.

« Nez long. »

ROCAMBOLLE, lui donnant un coup de baguette sur le nez.

Vous l’avez.

PITIFUL.

« Œil noir. »

ROCAMBOLLE.

Vous l’avez.

PITIFUL.

« Taille... »

ROCAMBOLLE, lui donnant un coup de baguette sur le dos.

Exacte.

PITIFUL.

Yès.

ROCAMBOLLE, à part.

Si tu passes avec ça je paie des prunes.

PITIFUL, qui a parcouru le passeport.

Oh ! je voyais un difficulté.

Lisant

Profession, bateleur... Et le boutique ?... je avais pas le boutique.

ROCAMBOLLE.

Vous l’avez... La baraque, Mic-Mac, les animaux, les bocaux, le carrick et le public, tout est à vous...

Appelant.

Mic-Mac, ici.

À Mic-Mac, qui entre.

Regarde bien monsieur. Ceci te représente ton bourgeois, je lui cède mon fonds.

MIC-MAC.

Ça, mon bourgeois ?

ROCAMBOLLE.

Tu lui obéiras comme à moi-même.

MIC-MAC.

Oh ! bourgeois !

ROCAMBOLLE, sévèrement.

Tu seras son négrillon, son toutou, son bouchon de paille.

MIC-MAC.

Oui, bourgeois.

ROCAMBOLLE, bas.

À moins que ça ne t’embête.

MIC-MAC.

Oui, bourgeois.

ROCAMBOLLE.

Et que tu préfères que ce soit lui qui...

MIC-MAC.

Je m’en berce.

ROCAMBOLLE.

Alors, pour ça, tu sais...

Lui donnant un coup de pied.

Faudra le dresser.

MIC-MAC.

Compris.

ROCAMBOLLE.

Allons, aide-moi à passer à mylord les insignes de son nouveau grade.

Il prend un vieux carrick jaune et fait passer Pitiful au milieu.

Air : Nous en boirons tant.

Endossez-moi ce carrick,
Jeune habitant d’outre-Manche,

Rocambolle endosse l’habit que Pitiful ôte.

Ça vous donne un drôle de chic...
Enfoncez donc l’autre manche.
Enfoncez ! là ! fort ! fort ! fort !
Pour qu’ça vous dessine la hanche.
En foncez ! là ! fort ! fort ! fort !
Pour mieux déguiser mylord.

ENSEMBLE.

Pendant cet ensemble, Mic-Mac enfonce un chapeau à trois cornes sur la tête de Pitiful et se coiffe du sien, tandis que Rocambolle lui met entre les mains la baguette du bateleur.

Enfoncez, là, etc.

PITIFUL.

Vous enfoncez fort, trop fort,
Vous déguisez trop mylord !

 

 

Scène XIV

 

ROCAMBOLLE, PITIFUL, VENTADOUR, CATHERINE

 

ROCAMBOLLE.

Ventadour !

Ils se jettent dans ses bras.

Libre, il est libre, enfin !

VENTADOUR.

Mon ami ! mon frère !

ROCAMBOLLE.

Ah ! ça, maintenant, plus de noce inconsidérée... de l’ordre, de l’économie et du travail... avec ça on se repêche toujours.

CATHERINE.

Et maintenant j’espère que tu ne nous quitteras plus.

ROCAMBOLLE.

Jamais ; je m’engage dans ton régiment comme volontaire.

MIC-MAC, à Pitiful.

Quand partons-nous, bourgeois ?

PITIFUL.

To de suite, to de suite !

MIC-MAC.

Eh bien ! et la voiture... pour traîner ?...

PITIFUL.

Quoi traîner ?

MIC-MAC.

Y n’comprend pas... vous savez le chemin, n’est-ce pas ?

PITIFUL.

Yes, je savais.

MIC-MAC.

Oh ! ben alors, très bien, vous irez devant...

À part.

C’est lui qui fera l’âne.

Le public dans la baraque crie : l’ours ! l’ours !

PITIFUL, à Rocambolle.

Entendez-vo le poublic, il s’impatientait... venez.

ROCAMBOLLE.

Est-ce que ça me regarde, moi... vous êtes le chef de l’établissement, débarbouillez-vous.

PITIFUL.

Oh ! le chef il fallait débarbouiller lui en public.

ROCAMBOLLE.

Mieux que ça... laissez-les en plan... ça se fait ça... et jouons des jambes chacun de not’ côté... ça va-t-il ?

TOUS.

Adopté ! adopté.

Murmures bruyants dans la coulisse.

ENSEMBLE.

Air : final du Philtre champenois.

Plus bas
Ne crions pas,
Et par prudence,
Décampons en silence,
Oui tous éloignons-nous,
C’est le moyen d’éviter leur courroux.

Mic-Mac disparaît au fond à gauche avec Pitiful.

ROCAMBOLLE, au public.

Air : tu n’as pas vu ces bosquets de lauriers.

J’ai déjà su fournir un passeport,
À cet Anglais qui fort peu m’intéresse.
Je voudrais bien par un dernier effort
En obtenir un autre pour la pièce.
Ses droits seront-ils contestés ?
Sur la frontière elle attend, elle doute...
Vous, messieurs, qui représentez
Pour ce soir les autorités,
Signez-lui sa feuille de route.

Nouveaux murmures du public dans la baraque, Pitiful arrive en trainant la charrette chargée d’une grosse caisse, d’un tambour et de divers costumes et oripeaux de saltimbanque. Mic-Mac est assis sur tout cela et se pavane sur la charrette.

REPRISE DU CŒUR.

Plus bas,
Ne crions pas, etc.

Catherine, Ventadour et Rocambolle sortent les premiers au premier plan à droite ; la charrette vient sur le devant ; Mic-Mac salue le public et suit la même route, le chœur se chante très piano. Au baisser du rideau nouveaux cris dans la baraque.


[1] Il a de grands cheveux blonds.

PDF