Sapho (Adolphe BELOT - Alphonse DAUDET)
Pièce en cinq actes, tirée du roman d’Alphonse Daudet.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase le 18 décembre 1885.
Personnages
JEAN GAUSSIN
CÉSAIRE
DÉCHELETTE
CAOUDAL
DE POTTER
LA BORDERIE
MONSIEUR HETTÉMA
LE PÈRE LEGRAND
FANNY LEGRAND
DIVONNE
IRÈNE VITALIS
MADAME HETTÉMA
ROSARIO SANCHEZ
ALICE DORÉ
LE PETIT JOSEPH
FRANCINE
De nos jours.
ACTE I
L’appartement de Jean Gaussin à Paris. Cabinet de travail. Quelques vieux meubles de Provence, clavecin à droite, table de travail à gauche ; au fond, grands rideaux s’écartant sur une antichambre qui ouvre droit sur le palier. Une porte latérale à droite conduit à la chambre à coucher. À gauche, une fenêtre. Une cheminée lui fait face. Grand désordre d’emménagement ; au milieu de la pièce, une caisse qu’on déballe. Une photographie encadrée, représentant un paysage et qu’on n’a pas encore placée, attend appuyée contre les pieds du clavecin, bien en vue des spectateurs. La scène au jour tombant.
Scène première
JEAN GAUSSIN, L’ONCLE CÉSAIRE
Gaussin perché sur une chaise, au fond, un marteau à la main, enfonce des clous dans la muraille. L’oncle Césaire en manches de chemise, tournant aussi le dos au public, s’active au déballage de la caisse sur laquelle on lit en grosses lettres noires : « TRÈS FRAGILE, Jean Gaussin, rue d’Amsterdam, Paris. »
GAUSSIN, sans se retourner, secouant une de ses mains.
Aïe !
CÉSAIRE, continuant à déballer.
Qu’est-ce que c’est ?
GAUSSIN.
Rien, mon oncle... Un coup de marteau sur les doigts.
CÉSAIRE.
Encore... Ah ! tu n’es pas fort comme tapissier. Cela se comprend : un attaché au ministère des Affaires étrangères, un aspirant consul.
GAUSSIN, qui vient de donner un nouveau coup de marteau.
Cette fois, le clou est solide !
Se tournant, descendant de sa chaise et se dirigeant vers la grande photographie, qu’il regarde avec amour.
Notre chère maison de Châteauneuf, nos vignes, nos bois de myrtes... Je veux l’avoir toujours près de mes yeux ; le travail en sera meilleur.
Soulevant le cadre.
Diable ! mais c’est lourd... Un coup de main, mon oncle.
CÉSAIRE, devant la caisse.
Attends un peu... Je crois que je la tiens.
GAUSSIN, s’approchant.
Quoi donc ?
CÉSAIRE.
Laisse... Tu vas voir... Elle était au fond.
GAUSSIN, regardant.
Ah ! Sapho... La Sapho de Caoudal.
CÉSAIRE.
Oui, nous avons pensé te faire plaisir... Un souvenir de ton pauvre père.
GAUSSIN.
C’est vrai, je me rappelle... il l’avait toujours dans son cabinet de travail.
CÉSAIRE, retournant la statuette.
Elle est émoustillante, la petite... c’est encore un peu jeunet ; les bras, les épaules manquent de chair.
L’air important.
Du dix-huitième, le sculpteur Caoudal ?
GAUSSIN, riant.
Non, mon oncle, moderne, tout ce qu’il y a de plus moderne... Et s’il vous entendait, il ferait une fière grimace.
CÉSAIRE.
Ah ! tu sais, moi, les beaux-arts !... Je ne connais que la culture de mes vignes... J’ai sauvé les vins du Midi avec la submersion... Ça suffit à la gloire d’un homme.
GAUSSIN, posant la statue sur le piano.
Mon ami Caoudal est un grand artiste, membre de l’Institut.
CÉSAIRE.
Ton ami !
GAUSSIN.
Oui, j’ai eu l’honneur de lui faire vis-à-vis cet hiver, dans un cancan à tout casser.
CÉSAIRE, stupéfait, indigné.
Le cancan ! Un membre de l’Institut !
GAUSSIN.
Oui, mon oncle.
CÉSAIRE.
Le vrai cancan, comme on le dansait autrefois au Prado ?
GAUSSIN.
Vous avez donc connu le Prado, mon oncle ?
CÉSAIRE.
Té, si je l’ai connu ! C’est-à-dire que j’y allais tous les soirs, il y a du temps, quand j’habitais l’hôtel Cujas avec l’ami Courbebaisse.
S’échauffant.
Quelles noces, mon bon, quelles bordées dans ce temps-là !... Et notre entrée au Prado pendant la mi-carême ! Courbebaisse en chicard, sa petite Mornas en Melpomène, un déguisement qui lui a porté chance puisqu’elle est devenue grand premier rôle tragique à Capdenac... Moi, je promenais un chiffon du quartier, connu des contemporains sous le nom de Pellicule, une mâtine qui chantait la gaudriole entre hommes, et vous envoyait le mot salé, mon bon, comme la jambe, té !...
Il fait le geste.
GAUSSIN.
Mon oncle... ma tante !...
CÉSAIRE, effrayé, puis se rassurant.
Outre, farceur !... elle n’est pas encore là, ta tante... Pourquoi me fais-tu des peurs ?... Elle est allée au couvent de l’Assomption chercher notre filleule, la petite Irène, qui va partir tout à l’heure avec nous.
GAUSSIN.
Irène Vitalis... Vous l’emmenez décidément ?
CÉSAIRE.
Comment faire ? On ne pouvait pas la laisser seule à Paris, cette enfant... La mère morte, son père, le commandant, parti aux colonies pour des années... Divonne a dit : « Prenons-la chez nous. Elle me remplacera un peu mon petit Jean, » car tu as été de tout temps comme un fils pour elle, et ton départ de la maison, il y a deux ans, lui laisse toujours le même vide.
GAUSSIN.
Chère tante Divonne !
CÉSAIRE, s’essuyant les yeux.
Oh ! oui, va !... une sainte, un trésor, que le ciel nous a donné là.
Vivement, très gai, presque égrillard.
Dis donc, mon gaillard, déjà deux ans de Paris... Tu as dû t’en payer du femellan.
GAUSSIN.
Du femellan ?
CÉSAIRE.
Bé, oui... Des petites femmes... Tu ne sais donc plus ta langue ?...
GAUSSIN, riant.
Ma foi, mon oncle, je me suis surtout occupé de mon droit. Je ne connais personne. J’ai vécu à Paris, mais je ne suis pas devenu Parisien.
CÉSAIRE.
Pas moins, je m’imagine que ce n’est pas dans la cour de l’École que tu en as pincé un avec ton académicien.
GAUSSIN.
Non. Ça, c’est chez Déchelette.
CÉSAIRE.
Le nôtre ? L’ingénieur ?
GAUSSIN.
Oui. Déchelette de Châteauneuf-des-Papes, où il a toujours conservé par superstition son petit domaine à côté du nôtre ; je l’ai rencontré par hasard, il y a trois mois, et je suis allé à une de ses soirées pour voir, une fois...
CÉSAIRE.
Déchelette à Paris ! Il ne construit donc plus de chemins de fer dans l’Hindoustan ? Quand ton père était consul à Cachemire, il me semble que c’est là qu’il l’avait rencontré...
GAUSSIN.
Oui, mon oncle... mais Déchelette, dans ce métier de constructeur qu’il continue au loin, a toujours vécu plus libre et plus riche que ne l’était mon pauvre père, et, chaque année, pour se remettre de dix mois de chaleurs tropicales, de fatigues, de nuits sous la tente, il vient passer quelque temps ici, dans son hôtel de la rue de Rome, où il s’entoure de gens d’esprit, d’artistes, de jolies filles, demandant à la civilisation de lui donner en quelques semaines l’essence de ce qu’elle a de montant et de savoureux.
CÉSAIRE, émerveillé.
Comme il entend la vie, le monstre ! Il s’amuse pour tout le temps perdu.
GAUSSIN.
Oh ! il s’amuse... à froid, avec une tranquillité imperturbable... toujours ce demi-sourire endormi et bon enfant que vous connaissez.
CÉSAIRE.
À froid... à froid... Mais quand il y a des dames ?
GAUSSIN.
Oh ! les femmes ne l’occupent guère... Il a pour elles un mépris d’homme d’Orient, fait d’indulgence et de politesse... Aucune ne peut se vanter de l’avoir attaché plus d’un jour.
CÉSAIRE.
Oui, j’aime assez ça... Le changement... est-ce que ce n’est pas ta méthode, à toi, petit ?
GAUSSIN.
Si fait, mon oncle... J’ai une peur des liaisons qui durent...
CÉSAIRE.
Mais des autres, de celles qui ne durent pas, tu as dû en avoir ?
GAUSSIN.
Oh ! vous savez... C’est toujours la même histoire, le même type, brasserie ou skating, quelquefois jeune et jolie, mais invariablement bête, vulgaire d’instinct et de propos...
CÉSAIRE.
Tu badines ?... Mais de mon temps...
GAUSSIN.
Une seule... La femme Fellah... Celle-là ne ressemblait pas aux autres...
CÉSAIRE.
Femme Fellah ? Une étrangère !
GAUSSIN.
Oh ! non... Parisienne, très parisienne.
CÉSAIRE, s’animant.
Actrice ?
GAUSSIN.
Je ne crois pas.
CÉSAIRE.
Jolie ?
GAUSSIN.
Non... Mieux que cela.
CÉSAIRE.
Boufre ! Une belle charpente, hé ?
GAUSSIN, montrant la statuette.
Celle de Sapho.
CÉSAIRE.
Bigre !... Et elle s’appelle ?
GAUSSIN.
Fanny Legrand.
CÉSAIRE, cherchant.
Fanny Legrand ! Attends un peu que je me rappelle.
GAUSSIN, riant.
Oh ! ne cherchez pas, mon oncle... Ce n’est pas de votre temps...
CÉSAIRE.
Tu crois ?
GAUSSIN.
J’en suis sûr. Je l’ai rencontrée chez Déchelette, à un bal masqué... Elle avait un costume étrange, un grand sac de soie bleue, où sa taille ondulait... voilée jusqu’ici... on ne voyait que ses yeux et ses bras... Des yeux !... Des bras !
CÉSAIRE.
Et tu as été pris tout de suite... Le coup de foudre, qué ? comme moi, avec Pellicule.
GAUSSIN.
Non, j’avais peur... Trop bizarre, trop de masque... Et ces pendeloques en fer qui se heurtaient sur son front. Quelque chose me criait : « N’y va pas. »
CÉSAIRE.
Et tu y es allé... naturellement.
GAUSSIN.
Je ne sais comment cela s’est fait... Nous avons quitté le bal ensemble, et, à quatre heures du matin, nous étions devant l’hôtel d’étudiants où je demeurais alors, rue Jacob.
CÉSAIRE.
De la rue de Rome au quartier Latin ! Elle a dû trouver la route un peu longue.
GAUSSIN, s’animant à mesure que ses souvenirs lui reviennent.
Non, mais l’escalier un peu haut... quatre étages, c’était dur. « Voulez-vous que je vous porte ?... » demandai-je en riant. Elle m’enveloppa d’un regard méprisant et tendre, un regard d’expérience qui semblait dire : « Pauvre petit ! » Alors je l’emportai dans mes bras... tout le premier étage, d’une haleine.
CÉSAIRE.
Quel souffle !... Ah ! tu es bien de ton Midi, toi !
GAUSSIN.
Le second étage fut plus long, sans agrément ; la belle s’abandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Au troisième palier, je râlais comme un déménageur de pianos, pendant qu’elle ronronnait chattement, sa tête dans mon cou : « Oh ! m’ami, que c’est bon, qu’on est bien ! » Aux dernières marches, tout tournait, les murs, la rampe, les fenêtres. C’était comme si je montais un escalier de rêve : « Déjà ! » dit-elle en arrivant. Moi j’aurais dit : « Enfin !... » si j’avais pu parler... Sans souffle, les deux mains sur ma poitrine qui éclatait...
CÉSAIRE.
Tu sais, petit, c’est toute une leçon d’histoire, cette montée d’escalier.
GAUSSIN.
Oui... j’y ai souvent pensé.
CÉSAIRE.
Et ta dame, qu’en as-tu fait ? Elle n’est pas revenue ?
GAUSSIN.
Si, de loin en loin, comme un oiseau qui entrerait dans une chambre... Je ne sais rien de sa vie, je ne lui ai pas livré la mienne. D’ailleurs, je pense que c’est fini. J’ai quitté l’hôtel de la rue Jacob sans la prévenir, sans dire ma nouvelle adresse.
CÉSAIRE, marchant, très animé.
Ah ! ces Parisiennes... Quel attrait, quel montant ! Té, vois-tu, si je n’avais pas aimé ta tante, ma chère Divonne, comme je l’aime, si je ne lui devais pas tant... pauvre ange... Si seulement j’étais venu à Paris sans elle ! Car enfin, j’étais bien de force à t’installer à moi tout seul, à te mettre dans tes meubles. Mais elle a de la méfiance, Divonne. Il faut dire que c’est un peu ma faute... Mes confidences sur Pellicule, tu comprends.
GAUSSIN.
Comment, mon oncle ? Vous lui avez parlé de...
CÉSAIRE.
Bé, oui. Tu sais ce que c’est. Les premiers temps du mariage, on parle trop, on se vante. La femme ne dit rien, mais elle prend des notes ; et puis après elle vous les présente. Crac ! On est bouclé.
DIVONNE, au dehors.
Par ici, Irène.
GAUSSIN.
Chut ! Voilà ma tante... Pour de bon cette fois.
CÉSAIRE.
Et nous qui sommes là à bavarder ! Vite, attrape ça d’un bout.
Ils prennent la photographie chacun d’un côté et montent tous deux sur une chaise.
Scène II
JEAN GAUSSIN, CÉSAIRE, DIVONNE, IRÈNE
DIVONNE, apparaissant au fond chargée de paquets, Irène ne porte rien.
C’est nous... Bou Diou ! quelle villasse que ce Paris ! On n’en finit pas plus d’arriver. Il y a de quoi devenir chèvre.
Regardant autour d’elle.
Comment ! Voilà où vous en êtes... Tout n’est pas encore en place ! Mais nous prenons le train dans une heure... La voiture est en bas... Les malles chargées... Hou ! les paresseux.
CÉSAIRE, accrochant le tableau avec Gaussin.
Gronde pas, Divonne... C’est fait... Tout est déballé.
Ils descendent de leurs chaises.
GAUSSIN.
Bonjour, ma tante.
DIVONNE, l’embrassant.
Bonjour, garçon.
Montrant Irène.
Bé, et celle-là, tu ne l’embrasses pas ?
GAUSSIN.
Comment ! Mais...
DIVONNE.
Bé, oui, la petite Irène, que tu faisais jouer il y a six ans. Elle est grandie, hein ! et devenue bravette. Un peu réfréjon, mais ça s’échauffera au bon soleil.
Gaussin fait un pas. Irène recule. Mouvement de gêne.
IRÈNE.
Bonjour, monsieur Jean.
DIVONNE.
Et dîner ? Avez-vous au moins diné, mes hommes ?
CÉSAIRE.
Sur le pouce... en déballant, en accrochant... mais toi, ma Divonne ?
DIVONNE.
Oh ! nous avons un grand panier. Nous mangerons dans le train. Pas vrai, petite ?
IRÈNE.
Je n’ai pas faim, moi.
À part.
Merci... un panier comme des paysans.
CÉSAIRE, à Divonne.
Viens voir sa chambre, si le lit fait bien.
DIVONNE.
Ah ! oui... Et puis, que j’allume sa lampe. J’ai acheté des mèches, du sucre ; un tas de choses qui lui manquaient.
GAUSSIN.
Oh ! ma tante...
DIVONNE.
Prends le paquet, Césaire.
Montrant la caisse au milieu de la pièce.
Et cette caisse, est-ce que tu vas la laisser là ?
CÉSAIRE.
Non, ma Divonne, non ; je l’emporte.
Ils sortent tous deux en traînant la caisse.
Scène III
GAUSSIN, IRÈNE
GAUSSIN, assis près d’Irène.
Quelles bonnes gens ! Quels braves cœurs ! Je vous envie d’aller vivre avec eux, là-bas, sous ce beau ciel clair, dans nos myrtes et nos pins de Provence. Cela doit vous faire une grande joie.
IRÈNE.
De la joie... Je ne sais pas.
GAUSSIN.
Vous êtes pourtant née là-bas. Je vous ai fait souvent jouer dans les oseraies du Rhône. Vous rappelez-vous le bateau du père Abrieu, nos courses par les îles, et au retour pour monter la côte, la petite mule, Blanquette, avec ses grelots, que je menais par la bride, dans les chemins de lavande et de serpolet ?
IRÈNE.
Ah ! oui, Blanquette...
Elle rit, puis très sérieuse.
C’est bien loin tout ça.
GAUSSIN.
Bien loin... Mon Dieu ! Quelle vieille dame !...
Il lui prend les mains qu’elle retire.
IRÈNE.
J’ai seize ans et demi, monsieur Jean.
GAUSSIN.
C’est vrai. Seize ans et demi ! La cour des grandes. Cela vous ennuie donc de la quitter que vous voilà si triste, si... réfréjon, comme dit ma tante ?
IRÈNE.
Je ne suis pas triste, mais j’ai peur.
GAUSSIN.
Peur !
IRÈNE.
Oui, de me trouver bien seule là-bas. Votre mère était si bonne... Elle m’aimait comme sa fille... La maison me semblera grande, maintenant qu’elle n’y est plus.
GAUSSIN.
Je comprends : c’est Divonne qui vous effraye avec son parler brusque et son bonnet de paysanne. Ne vous en défendez pas ; à la maison aussi, on a été longtemps avant de la connaître, avant de l’accepter. Pensez donc : un Gaussin d’Armandy épousant Divonne Abrieu, la fille d’un batelier du Rhône... « Cette femme n’entrera jamais chez moi, » disait mon père, en apprenant le mariage de Césaire. Elle y est entrée pourtant, et, si la maison est encore debout, si mes parents ont eu une fin de vie paisible et sûre, si moi-même j’ai pu continuer mes études, suivre cette carrière de consul de tradition dans notre famille, c’est à Divonne que nous le devons. Non, voyez-vous, ce qu’il ya de dévouement, d’abnégation, de bonté intelligente sous ce fichu d’artisane, ce qu’elle a fait de son Césaire, cet enfant, cette tête brûlée, comme elle l’a discipliné, remis dans la voie... Nos vignes mouraient. Elle les a guéries. On dit : « L’invention de Césaire, la submersion des vignobles. » Mais c’est elle qui a trouvé cela, et elle a persuadé à ce grand fou, à tout le monde que c’était lui. Elle est si modeste, si discrète, avec ses dehors bruyants...
Se levant, allant à la photographie de Châteauneuf et prenant par la main Irène qui se laisse faire et conduire vers le fond.
Tenez, Irène, approchez-vous... Dans le peu de jour qui nous reste, regardez ce paysage.
IRÈNE, souriant.
Oh ! je reconnais... c’est Châteauneuf... La maison est en avant, plantée sur la côte.
GAUSSIN.
Et Divonne ? Vous ne la voyez pas ?... Eh bien ! elle est là, pourtant ; là, derrière, la paysanne au grand cœur, aux mains vaillantes. Et c’est elle qui tient ces pierres debout, par l’effort de sa volonté.
IRÈNE, très sérieuse.
Maintenant, je la vois, monsieur Jean, et je vous remercie de me l’avoir montrée.
GAUSSIN.
Vous comprenez, n’est-ce pas, pourquoi votre père vous a confiée à elle ?
IRÈNE.
Oui, et je comprends aussi combien j’étais sotte. Figurez-vous que, tout à l’heure, au parloir, j’étais gênée, j’avais honte auprès d’elle à cause de sa coiffe. Dans la rue, en marchant, je me tenais raide. Mais c’est fini de cette vanité enfantine. Je vous promets de l’aimer autant que j’aimais votre mère. Et pour la peine, laissez-moi vous embrasser bien fort, monsieur Jean, comme vous vouliez le faire tout à l’heure.
Ils s’embrassent.
Scène IV
GAUSSIN, IRÈNE, CÉSAIRE, DIVONNE
DIVONNE, rentrant avec la lampe allumée, s’arrête sur le seuil de la porte, se retourne vers Césaire qui la suit, et montrant Jean et Irène enlacés.
Té ! La voilà qui l’embrasse... Quand je disais qu’elle dégèlerait, mademoiselle Réfréjon.
IRÈNE, joyeusement.
Oui, c’est fait, Divonne. J’ai mon coup de soleil.
CÉSAIRE.
Pardi ! C’est dans le sang. Tu es du Midi comme nous autres.
DIVONNE, posant la lampe sur la table.
Petit, voilà ta lampe. C’est celle du grand salon. Tu te la rappelles ? Elle est vieille, mais elle est bonne. Ils voulaient m’en faire prendre une dans un magasin, une à double courant d’air. Comme j’ai dit au marchand : « Chez nous, ça éteint les lampes, les courants d’air. Ici ça les fait donc marcher ? Bou Diou ! quelle villasse ! » Là, maintenant j’ai fait mon tour, j’ai tout vu. La fenêtre est bien fermée. Son lit est bon. Sa couverture est faite... Il n’y a plus qu’à s’embrasser et à partir.
GAUSSIN.
Mais, ma tante, je vais vous accompagner à la gare.
DIVONNE, très émue.
Non, non. Nous t’avons assez dérangé de ton travail. Et puis, merci, si je me mettais à pleurer devant tout le monde ! Je ne veux pas donner la comédie à ces Parisiens. Ils se sont déjà assez moqués de mon petit bonnet.
CÉSAIRE, haut.
Oh ! moi, je suis bien sûr de ne pas pleurer. Les séparations ça me connaît.
Bas à Gaussin.
Quand il a fallu me séparer avé Pellicule...
DIVONNE, allant à Gaussin.
Allons, adieu, embrasse-moi.
GAUSSIN, s’élançant vers la porte.
Mais permettez que... Au moins jusqu’en bas, jusqu’à l’escalier.
DIVONNE, le retenant et l’asseyant à sa table.
Pas du tout, il faut que je te laisse là, à ta table, bien installé... Tes livres, ta lampe. Attends que je la remonte... C’est comme ça que je veux te voir, quand je penserai à toi ; courageux, travailleur, gardé des tentations vilaines de la rue par tous ces souvenirs de notre maison, ces meubles de famille qui te parleront de nous. C’est pour ça que j’ai tenu à ce que tu ne sois plus en garni. Adieu, mon enfant bien-aimé. Écris-nous souvent, de bonnes, de longues lettres.
À Césaire qui embrasse Gaussin.
Allons, embrasse-le vite et prends le panier.
IRÈNE.
Non, non. C’est moi qui le porte, le panier ; si, c’est moi. Au revoir, monsieur Jean.
GAUSSIN.
Au revoir, petite Irène.
CÉSAIRE, penché vers Gaussin.
Tu sais, petit... si tu as des histoires de femmes, écris-les-moi poste restante.
DIVONNE, brusquement.
Césaire !... ne l’attendris pas.
CÉSAIRE.
Mais je ne l’attendris pas, je lui donne encore un bon conseil avant de m’en aller.
Il sort avec Irène. Divonne sort à reculons.
DIVONNE, envoyant un baiser à Gaussin qui s’est retourne.
Adieu ! mon garçon.
Il fait un mouvement.
Reste... Reste...
Avec un geste enveloppant.
Je te regarde... et je t’emporte. Adieu !
Scène V
GAUSSIN, seul
Tout ce que j’aime est parti ; me voilà seul... plus seul qu’auparavant, maintenant que je les ai vus, qu’ils m’ont apporté cette bonne tiédeur de la vie de famille.
Il se lève, va à la fenêtre et fait des signes, puis il reste immobile un instant.
Oh ! ce Paris... Il fait peur ! Tant de monde et personne à soi...
Allant brusquement à sa table.
Allons ! il n’y a que le travail... Brrr ! J’ai froid au cœur. – « Rapports entre les indigènes et les étrangers. Chapitre VI. Des litiges. » – Elle est gentille, cette enfant. « Au revoir, monsieur Jean. » Ah ! qu’il doit faire bon là-bas, dans les roches... Allons ! Allons !
Il lit et prend des notes. On frappe à la porte du fond. Occupé à feuilleter des livres, il n’entend pas. La porte s’ouvre. Une femme paraît.
Scène VI
GAUSSIN, FANNY LEGRAND
FANNY entre et referme, puis s’avance vers Gaussin, lève son voile et d’une voix très douce.
Bonjour, m’ami.
GAUSSIN.
Fanny !
FANNY.
Mais oui, Fanny. Vous vous croyez encore à votre hôtel que vous laissez la clé sur la porte ?
Elle pose la clé sur la table.
GAUSSIN.
Comment !... Vous !
FANNY.
...Vous pensiez que c’était fini, que vous étiez débarrassé de moi ?
Souriant.
Oh ! non... si je ne suis plus venue, c’est... Pardon. Laissez-moi m’asseoir. Les jambes me tremblent... c’est que je savais l’arrivée de vos parents. Je ne voulais pas vous gêner... Mais je guettais tout le temps... Je vous ai vu quitter votre hôtel, vous installer ici... Tout à l’heure j’étais dans la rue... Ils sont passés devant moi en pleurant... J’ai compris qu’ils s’en allaient pour tout de bon, et je suis montée... C’est. votre sœur, cette jolie enfant ?
GAUSSIN.
Non. La fille d’amis à nous, d’un officier de marine qui nous l’a confiée en s’en allant.
FANNY.
Et cette grande personne avec son fichu clair, sa coiffe provençale ? C’est gentil, cette coiffe.
GAUSSIN.
Ma tante Divonne, qui m’a élevé. Elle et son mari, voilà les seuls parents qui me restent.
FANNY.
Et ils sont venus à Paris vous installer ?... Vous êtes bien ici.
GAUSSIN.
Oui, pour faire mon stage d’élève consul, pour passer les trois ans réglementaires avant mon départ ; je me trouve mieux qu’à l’hôtel.
FANNY, avec intérêt.
Vous ne partez que dans trois ans ?
GAUSSIN.
Dans trois ans.
FANNY.
Et où irez-vous ?
GAUSSIN.
Où l’on m’enverra... très loin... Mais, d’ici là, il faut travailler... Je n’ai pas une minute à perdre.
FANNY.
Je comprends, je vous dérange. J’aurais mieux fait d’être plus fière, de ne pas venir... Si vous croyez... Je me le disais bien, tout à l’heure, en montant... Mais je n’ai pas pu... C’est comme une folie.
Se levant.
Alors je vous gêne ? Il faut que je m’en aille, n’est-ce pas ?
GAUSSIN.
Non. J’ai quelquefois travaillé lorsque vous étiez là.
FANNY.
Merci ! Je vais me mettre dans un coin. Je vous regarderai, sans dire un mot... Je sais ce que c’est.
Elle quitte chapeau, manteau, les pose et regardant autour d’elle.
Ils sont jolis... très jolis ces vieux meubles... Et ce grand paysage que représente-t-il ?
Geste d’atelier.
Ça a du caractère.
GAUSSIN, assis et feuilletant un livre.
Notre maison là-bas, nos champs, nos vignes, et plus loin le Rhône qui les baigne.
FANNY, très sérieuse.
On serait bien pour s’aimer là.
S’approchant du clavecin et apercevant la statue de Sapho, étonnée, inquiète.
Tiens ! vous avez ça, vous ?
GAUSSIN.
La Sapho de Caoudal ? Oui, c’est joli, n’est-ce pas ?
Elle garde le silence. Il se lève, la rejoint et souriant.
Tu ne sais pas une chose ?
FANNY.
Quoi ?
GAUSSIN.
Regarde ça.
FANNY.
Eh bien ?
GAUSSIN.
Je trouve qu’elle a de toi cette Sapho.
FANNY, négligemment.
Possible... Je n’aime pas la sculpture, pas plus que ceux qui en font. Les artistes sont des détraqués, des compliqués qui racontent toujours plus de choses qu’il n’y en a.
Plus bas, tristement, comme à elle-même.
Ils m’ont fait beaucoup de mal.
Vivement.
Allons, allons, travaille, je ne voudrais pas te déranger.
GAUSSIN.
Pourtant, l’art, c’est beau... Rien de tel pour embellir, élargir la vie.
FANNY, marchant vers lui, son visage tout près du sien.
Vois-tu, m’ami, ce qui est beau, c’est d’être simple et droit comme toi, d’avoir vingt ans et de bien s’aimer.
Il s’est un peu retourné, ils sont face a face et se regardent un instant. Mais Fanny brusquement.
Travaille donc !
GAUSSIN, lisant.
« En pareil cas le devoir de consul... »
FANNY, regardant autour d’elle.
Oh ! le bon vieux clavecin.
Elle fait courir ses doigts dessus.
GAUSSIN.
Un meuble de famille encore celui-là.
FANNY.
Il n’est pas trop faux pour avoir tant voyagé.
Fredonnant un vieil air des Échos de France.
L’autre jour, m’allant promener
J’entendis chanter un berger
Qui disait à sa bergère :
« Ah ! mon mal ne vient que d’aimer
Car vous ne m’aimez guère. »
GAUSSIN.
Comme tu chantes bien ! Tu as été au théâtre ?
FANNY.
Oui, mais pas longtemps... Je m’ennuyais... Ne t’occupe donc pas de moi... Je ferme le piano, puisqu’il te distrait.
GAUSSIN.
Non, non... J’adore la musique en travaillant... Elle m’aide, elle me berce.
FANNY.
Alors, écoute.
Elle joue une ritournelle.
GAUSSIN, se retournant.
Mais c’est un air de chez nous... Qui te l’a appris ?
FANNY.
Tu me l’as chanté un soir. Chut ! travaille...
Chantant.
O Magali, ma tant aïmado,
Mete la teste au fenestroun.
Escouto un pau aquesto aubado
Di tambourin et di viouloun.
Es plén d’estelo aperamoun
L’auro es toumbado
Maï lis estélo paliran
Quand té veiran.
Pendant cette chanson, Gaussin fasciné se lève et marchant sur la pointe des pieds remonte la scène, vient se placer derrière Fanny. Tout en chantant sans s’interrompre, elle a suivi des yeux tout son manège. Il se penche sur elle au dernier mot de la chanson.
FANNY.
Est-ce bien ?
GAUSSIN.
Tu sais donc le provençal ?
FANNY.
Ah ! ce n’est pas difficile ; je t’aime tant !
Ils s’embrassent. Fanny tressaille sous ce baiser, puis se lève et s’arrachant brusquement de l’étreinte.
Adieu.
GAUSSIN.
Comment, adieu !
FANNY.
Ah ! oui, j’aime mieux tout de suite... Plus tard, je ne pourrais plus.
GAUSSIN, la retenant, lui prenant les mains.
On t’attend donc chez toi ?
FANNY.
Je t’ai déjà dit que j’étais libre, que j’étais seule chez moi.
Elle hausse les épaules et rit.
Mais au fait je n’en ai plus de chez moi... Tout vendu, meubles, linge, bibelots... Et c’est toi qui en es cause.
Gaussin fait un signe d’étonnement. Elle continue, tout près de lui, les deux mains sur son épaule.
Oui, toi, m’ami... Depuis que je t’ai connu, ce luxe qui m’entourait m’est devenu odieux... Tu ne m’en disais rien... tu ne me parlais jamais de mon existence... Mais j’ai compris que c’était cela qui te gênait, qui t’empêchait de m’aimer en plein... Alors je me suis débarrassée de tout et j’étais venue pour te dire : « Me voilà, sans rien, sans personne, veux-tu de moi ? » Et puis je n’ai pas osé.
On frappe à la porte violemment et on appelle.
VOIX, au dehors.
Fanny ! Fanny !... Ouvre-moi...
GAUSSIN.
Comment ? Qui se permet ?...
Il va pour ouvrir.
FANNY, le retenant.
Attends ! Je sais ce que c’est ; n’y va pas... Un malheureux, un fou, qui s’acharne après moi. Il m’aura vu monter.
Mouvement de Gaussin.
Je t’en prie.
LA VOIX, au dehors, emportée.
Fanny !
Sanglotante.
Fanny !
Un silence. Une lettre passe sous la porte, et des pas s’éloignent descendant l’escalier. Fanny, après un signe à Gaussin, se baisse, ramasse la lettre, puis joyeuse.
FANNY.
Il est parti !
Elle ouvre la lettre, la parcourt et la tend à Gaussin.
Tiens, quand je te disais que j’étais libre.
Gaussin hésite à lire. Elle insiste du geste.
GAUSSIN, lisant.
« Je sais que tu es là... Depuis une heure je suis en bas. Je t’attends, je pleure. »
FANNY, riant, penchée sur son épaule.
Que c’est bête un homme qui pleure !... Et la fin, tu vas voir.
GAUSSIN, lisant.
« Reviens, je pardonne tout, j’accepte tout... Mais ne pas te perdre, mon Dieu, ne pas te perdre ! »
FANNY, lisant par-dessus l’épaule de Gaussin, le coude sur son épaule et fredonnant.
« Ne pas te perdre !... » On en ferait une romance.
GAUSSIN, se retournant.
Tu as bien tort de te moquer. Cette lettre est horriblement triste.
Il la lui tend, elle la froisse et la jette à terre.
FANNY, câline.
Tu me trouves méchante ?... Mais toutes les femmes sont ainsi, vois-tu : elles n’ont d’entrailles que pour leur amour. Et toi, tu es le mien, mon roi, mon tout.
L’étreignant dans ses bras.
Ah ! si tu voulais... si tu voulais que je reste... que je reste tout à fait ici près de toi.
Il ne répond pas. Elle continue, tour à tour enjouée, tendre, le caressant des mains, du regard, de la voix.
D’abord, tu n’es plus à l’hôtel, tu as un ménage maintenant... Il faut quelqu’un pour le tenir... Je serais ta femme, ta servante... Oui, ta servante... On n’est pas fier quand on aime... À deux, la vie n’est pas plus chère... Avec ce que tu dépenses en une fois au restaurant je ferais aller ta maison trois jours. D’abord, tu sais que je suis très forte en cuisine. Tu verras, j’ai un tas de recettes.
GAUSSIN, riant.
Dans quoi les ferons-nous, tes petits plats ? Je ne suis pas outillé... Je n’ai rien.
FANNY.
La belle affaire ! Je connais des maisons où l’on trouve, pour pas grand chose, à prix de fabrique, une batterie de cuisine complète : les quatre casseroles en fer, la cinquième émaillée pour le chocolat du matin... Jamais de cuivre ! c’est trop long à nettoyer... Et la faïence anglaise pour les assiettes ! C’est ça qui est solide et pas cher.
GAUSSIN.
Mâtin ! Quelle expérience !
FANNY.
Tu veux bien, dis ?... Est-ce que ce n’est pas tentant ce que je te propose ? Voir demain, à ton réveil, une bonne petite ménagère, soignée et coquette... sur le pont... les manches retroussées, un grand tablier blanc... C’est gentil, allons !
GAUSSIN.
Mais... oui, c’est gentil.
FANNY.
Et puis, songe donc, si tu tombais malade... Dans ces moments-là, c’est triste d’être seul !... Moi, je ne te quitterais pas d’une seconde...
Après l’avoir regardé du coin de l’œil.
Je te veillerais le jour, la nuit... Tu ne m’entendrais pas remuer... Et les tisanes ! Personne ne sait les faire comme moi... On en boit, même en bonne santé, par gourmandise. Tu ne réponds pas ?... Voyons, qu’est-ce qui te retient ? Tu as peur ?...
Emphase comique.
Une chaîne trop dure à briser... Mais, puisque tu dois partir, dans trois ans, quand tu seras consul... Tu es bien sûr de te débarrasser de moi à ce moment-là.
GAUSSIN.
Et si je n’en avais plus le courage ?
FANNY.
Comment veux-tu ? Nous y serons préparés depuis longtemps... La brisure se fera toute seule, sans secousse.
Il s’est assis depuis quelques instants. Elle se penche vers lui, prend sa tête à deux mains.
Laisse-toi donc aimer, va. C’est si bon et si rare.
Le sentant qui s’abandonne sous son baiser.
Tu veux, n’est-ce pas ? Oui, oh ! que je suis contente !
Elle s’éloigne toute joyeuse, puis avec ivresse.
Voyons, voyons, qu’est-ce qui nous manque pour entrer en ménage ?
GAUSSIN.
Oui. Qu’est-ce qui nous manque ?
FANNY, courant à l’armoire du fond et l’ouvrant.
Qu’y a-t-il là dedans ? Des verres... des tasses... Ce n’est pas assez... Ah ! un sucrier... Mâtin ! il est majestueux... Une urne funéraire !... Et pas de pince à sucre. Mais c’est la première chose que j’achèterai. N’est-ce pas, m’ami ? On ne peut pas se mettre en ménage sans une pince à sucre.
GAUSSIN, riant.
Certainement.
FANNY.
Continuons l’inspection. Qu’est-ce que tu as comme pièces ? D’abord ceci... puis ta chambre...
GAUSSIN.
Et une cuisine.
FANNY.
Tu as une cuisine !
GAUSSIN.
Oui, dont je voulais faire un débarras.
FANNY.
Tu as une cuisine et tu ne me le disais pas, mais c’est complet !... Allons voir.
Elle prend la lampe.
Attends... Avant, il faut nous enfermer. Prends la clé.
GAUSSIN, joyeux.
C’est cela, enfermons-nous.
Ils vont au fond, Gaussin tourne la clé.
FANNY, l’éclairant, la lampe haute.
Encore un tour, m’ami, encore un... Ferme bien... Soyons bien chez nous.
Elle pousse la porte pour s’assurer de la fermeture.
Là !... Ça y est.
ACTE II
Restaurant champêtre à Ville-d’Avray. Au fond, la porte du jardin, deux montants verts dressés sur un petit escalier de trois marches et réunis par une large enseigne ; puis, les étangs qu’on aperçoit derrière une haie. Des tables rustiques, quelques-unes nappées, le couvert mis. À gauche, un peu en recul, un arbre de Robinson dans la fourche duquel est un pavillon avec table servie. À droite, un grand chalet, ouvert, faisant cabinet particulier, glaces et patères.
Scène première
FRANCINE, puis DÉCHELETTE et ALICE DORÉ
Au lever du rideau, deux ou trois tables du jardin sont occupées par des couples. Le grand chalet faisant cabinet particulier est fermé et les stores sont baissés. Le cabinet dans l’arbre laisse voir un monsieur assis devant une table, tournant le dos au public, le veston très serré à la taille, avec un petit chapeau de campagne coquet, les cheveux de derrière la tête clairsemés, mais très pommadés, très lissés.
FRANCINE, essoufflée, chargée d’assiettes, à un monsieur et à une dame qui payent l’addition et vont partir.
Là-bas
Elle montre le fond.
les étangs et les bois de Ville-d’Avray. Par ici
Elle montre la droite.
les bois de Marnes.
Saluant.
Bonjour, monsieur et madame... Tâchez de pas vous perdre.
Elle rit.
UNE VOIX, à droite dans le pavillon.
La bonne !
FRANCINE, allant vers la droite.
Voilà !
UNE VOIX, dans le jardin.
Francine !
FRANCINE, faisant un pas à gauche.
On y va !
Regardant au fond.
Allons, bon, encore du monde... Qu’est-ce qu’il y a donc aujourd’hui ? C’est pourtant pas dimanche... Oh ! ce gueux de printemps !...
Elle pose ses assiettes et va vers une des tables où on l’a appelée. Entrent par le fond Déchelette et Alice Doré, toilette voyante très ouverte. Déchelette, teint hâlé, jaune, barbe noire semée de gris, simplement mis.
DÉCHELETTE, sur la porte du restaurant, à Alice.
Si nous déjeunions là ? C’est peut-être un peu rustique...
ALICE, doucement, joyeuse.
Oh ! moi, tout me va. Je suis si heureuse d’être à la campagne !
Ils entrent.
DÉCHELETTE.
Vous y allez rarement ?
ALICE.
Oui. Je n’ai jamais le temps. On soupe... et on se lève si tard.
FRANCINE, accourant.
Monsieur et madame désirent une table dans le jardin ?
DÉCHELETTE.
Un cabinet, plutôt.
Il montre le chalet de droite.
Tenez, celui-là.
FRANCINE.
Il est pris et retenu... même que je suis assez ennuyée... Mes autres vont venir, et ceux-là ne s’en vont pas.
DÉCHELETTE, se tournant à gauche.
Eh bien ! là-haut, dans l’arbre, le petit pavillon.
FRANCINE.
Il est occupé... voyez.
Elle montre Caoudal tournant toujours le dos, le coude sur la table, la tête dans ses mains.
DÉCHELETTE.
Alors, servez-nous dans le jardin.
À Alice.
Vous voulez bien, mon enfant ?
ALICE.
Ce que vous voudrez, monsieur.
FRANCINE.
Que servirai-je à monsieur et à madame ?
DÉCHELETTE, à Alice.
Commandez.
ALICE.
Ah ! c’est trop fatigant. Vous savez bien mieux que moi.
Tandis que Déchelette parle à la bonne, regardant dehors.
La jolie vue qu’on a sur les étangs ! Comme cette eau est claire !
Regardant à gauche.
Ah ! des poules...
DÉCHELETTE, à la bonne.
Surtout, qu’on mette un peu d’ail dans les tomates ; je suis du Midi.
La bonne s’éloigne.
ALICE, se retournant.
Vous n’avez pas d’accent.
DÉCHELETTE.
Je l’ai semé sur les routes... Il y a si longtemps que je cours.
ALICE.
Vous êtes peut-être voyageur de commerce ?
DÉCHELETTE, riant.
Quelque chose comme cela...
ALICE.
Il ne m’irait guère, ce métier-là... Moi qui aime tant ne pas bouger... Dites donc, monsieur, pendant qu’on fait notre déjeuner, si nous allions voir les poules ?
DÉCHELETTE.
Allons.
À part.
Elles aiment toutes les poules. Pourquoi ?
Il s’éloigne par la gauche avec Alice. Ils ont laissé leurs affaires sur la table choisie par eux pour leur déjeuner. Le store du chalet se lève. Gaussin paraît à la fenêtre, et derrière lui Fanny assise, grignotant la fin du dessert.
Scène II
GAUSSIN, FANNY, dans le chalet, FRANCINE, UN MONSIEUR, dans l’arbre, DES COUPLES, devant des tables
GAUSSIN, à la croisée du chalet, appelant.
Garçon ! garçon !
FRANCINE, accourant, une cafetière à la main.
Eh ! le voilà, le garçon.
GAUSSIN.
Le café, allons !
FRANCINE.
Je l’apporte.
S’approchant de la fenêtre.
Monsieur, pstt !... monsieur, est-ce que vous ne vous en irez pas bientôt ?
GAUSSIN, étonné.
Pourquoi cela ?
FRANCINE.
C’est que... je vais vous dire... Ce chalet est réservé... une société qui doit venir... J’aurais pas dû le donner... Si vous restez là, ça va me faire des histoires avec le patron.
FANNY vient s’accouder au balcon à côté de Gaussin.
Eh bien ! prenons le café au jardin.
FRANCINE.
Oh ! oui, madame... Je vais vous arranger une petite table...
À Fanny qui sort.
Venez voir, tenez, là, dans ce coin. C’est plein de soleil.
FANNY.
Bien.
À Gaussin.
Ne lui faisons pas avoir d’ennuis, à cette enfant... Elle est si amusante... Elle rit toujours.
FRANCINE, versant le café.
Oh ! moi, il faut que je rie... J’ai une frimousse pour ça... Mais j’ai pas de chance. J’peux pas trouver une place rigolo, à mon idée.
FANNY.
Comment ! on ne rit pas ici ?
FRANCINE.
Oh ! malheur... Il n’y a pas plus triste que ces endroits d’amusement... Ceux qui viennent avec leurs dames, ils se font de l’œil et du pied, ils se disent des affaires tout bas... Ceux qui viennent seuls sont d’un noir !... Tenez, il y en a un là-haut, dans l’arbre... Il me fait de la peine... On ne voit que son dos, mais si vous voyiez sa tête !... J’sais pas si c’est l’air de la campagne, mais vrai !... Ce n’est pas encore mon type, cette place-là.
FANNY.
Pourquoi n’en cherchez-vous pas une autre ?
FRANCINE.
Mais je n’ai pas le temps de chercher... Il n’y a que moi de garçon ici... Faut que j’sois partout.
TROIS VOIX, à la fois, de divers côtés.
Francine ! La bonne ! Garçon !
FRANCINE.
Vous les entendez...
À Gaussin et à Fanny, leur montrant la table apprêtée sous la fenêtre du chalet.
Là, vous êtes servis... Vous serez comme chez vous.
Courant et criant.
Voilà ! Voilà !
Elle sort.
Scène III
FANNY, GAUSSIN, LE MONSIEUR dans l’arbre, FRANCINE, allant et venant
Fanny est déjà assise et se penche pour boire son café. Gaussin en s’asseyant l’embrasse dans le cou.
FANNY.
Prends garde.
GAUSSIN.
Puisque nous sommes chez nous.
FANNY.
Tu n’as pas honte... Un vieux ménage !
GAUSSIN.
Oh ! un vieux ménage...
FANNY.
Pense donc ! Il y a un an de notre rencontre au bal chez Déchelette.
GAUSSIN.
Un an ! Comme ça passe.
FANNY.
Te rappelles-tu cette soirée ? Moi, tout m’en est resté, jusqu’aux moindres détails : l’odeur des jasmins dans la véranda où nous étions assis, la valse qui tournait devant nous à travers un réseau de branches vertes, de lianes, et nos premières paroles, à voix basse, pendant que les violons jouaient. – Comment vous appelez-vous ? – Jean ! – Jean tout court ?
Avec un peu d’accent.
Jean Gaussin.
Riant.
T’assure, tu l’as dit comme ça. – Quel âge ? – Vingt-quatre ans. – Artiste ? – Non, madame. – Ah ! tant mieux. – Et à partir de ce moment, j’aurais voulu te prendre, t’emporter bien loin pour que les autres ne t’aient pas.
GAUSSIN, riant.
C’est ce que tu as fait, il me semble. Tu m’as pris et tu m’as bien gardé...
FANNY.
Oh ! pas assez. Je te veux encore plus à moi, et voilà pourquoi j’ai eu cette idée de campagne. Vivre tous deux dans une petite maison, bien perdus, bien seuls... Paris, vois-tu, j’en ai toujours peur... Il y a tant de méchants, tant de gens qu’empoisonne le bonheur des autres.
GAUSSIN.
Je crois que là...
Il montre la droite.
notre bonheur sera à l’abri... En plein bois... Cet ancien pavillon de chasse.
FANNY, tout en buvant son café.
Et tu verras, je ferai du jardinage... Je suis très forte.
GAUSSIN.
Mais tu sais tout... On dirait que tu as eu dix existences et je n’en connais pas une...
FANNY.
Que veux-tu ?... Quand on s’aime bien, on n’a le temps de rien se dire. D’abord, ma vie, je ne me la rappelle pas... Elle commence le jour où je t’ai connu... Et il n’y aura plus rien quand tu ne seras plus là.
Brusquement.
Alors c’est décidé, nous louons ?
GAUSSIN, gaiement.
Nous louons.
FANNY.
Vois comme ce sera charmant. En sortant du bureau, tu sautes dans le train, et moi, je vais t’attendre à la gare, avec un grand chapeau de paille et mon ombrelle japonaise... Nous revenons tous deux par le bois, bien serrés, dans les chemins verts... où le soleil s’en va... C’est si joli... des bruits d’oiseaux partout, des petits lapins qui détalent. Et cette bonne odeur de l’été qui vous caresse et vous grise.
GAUSSIN.
Oh ! je n’ai pas besoin de l’été.
Il lui prend la main et veut l’attirer à lui.
FANNY.
Non, non, soyons sérieux... Allons chez les Hettéma...
GAUSSIN.
Les Hettéma ?... Ah ! oui, nos anciens voisins... Oh ! je n’y vais pas, moi.
FANNY.
Pourquoi donc ?
GAUSSIN.
Ça me gêne.
FANNY.
Mais nous leur devons une visite... C’est Mme Hettéma qui m’a indiqué cette maison... Et puis c’est elle qui doit nous trouver quelqu’un dans le pays, pour nous servir.
VOIX, dans le jardin.
Garçon ! Garçon !
FRANCINE.
Voilà... Voilà...
FANNY.
Mais au fait, cette petite, ça lui irait peut-être d’entrer chez nous... Elle cherche une place rigolo... On ne pleure pas chez nous... On ne s’y dispute pas souvent, n’est-ce pas ?
GAUSSIN.
Ils demeurent loin, ces Hettéma ?
FANNY.
À deux pas, au bord de l’étang.
GAUSSIN.
Eh bien, j’aime mieux t’attendre ici.
FANNY.
Pourquoi ?
GAUSSIN.
Tu comprends... dans notre situation... ce sont de bons bourgeois... des gens mariés... Pourquoi ris-tu ?
FANNY.
Rien, rien... Tu as raison... J’irai sans toi. Seulement fais-moi un petit bout de conduite... Je ne peux plus marcher qu’à ton bras... Tu ne sais pas ce que c’est, pour la femme qui aime, donner le bras, cette chose si simple !... Il y a une joie, une fierté, comme un besoin de montrer son bonheur à tout le monde et de crier à celles qui vous le mangent des yeux : Essayez donc un peu de venir me le prendre...
Scène IV
CAOUDAL, DÉCHELETTE, FRANCINE, ALICE
Le monsieur, qui dans son arbre mangeait silencieux, se redresse, s’étire de dos, puis se retourne, et s’étire de face, montrant les moustaches cirées de Caoudal.
CAOUDAL.
Ah ! que c’est bête d’être seul.
Criant.
La bonne ! Eh bien, ce dessert ?
FRANCINE, qui revient.
On y va, monsieur.
À Déchelette et à Alice qui rentrent.
Monsieur et madame sont servis.
CAOUDAL jette à travers les branches un coup d’œil au-dessous de lui, dans le jardin.
Je ne me trompe pas... C’est lui... avec une femme... Pas mal la petite.
Criant.
Bonjour, Déchelette !
DÉCHELETTE, cherchant.
Hein ! Qui est-ce qui m’appelle ?
CAOUDAL.
C’est moi, Caoudal, là-haut.
DÉCHELETTE.
Ah ! j’y suis... Je vous vois... Bonjour.
CAOUDAL.
Bonjour. Vous êtes à Paris ?
DÉCHELETTE.
Oui, d’hier.
CAOUDAL.
Et déjà en compagnie !... Mâtin ! Vous ne perdez pas de temps.
À Alice.
Bien l’honneur, mademoiselle... Dites donc, j’ai envie de descendre déjeuner avec vous... Je m’ennuie comme un hibou dans mon arbre.
DÉCHELETTE.
Descendez, cher ami.
CAOUDAL, à la bonne.
Déménagez-moi ; je vais habiter le rez-de-chaussée.
ALICE, à Déchelette.
Nous étions si bien tous les deux... Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?
DÉCHELETTE.
Un homme célèbre... Un sculpteur, décoré, palmé, de l’Institut.
ALICE.
C’est donc ça qu’il est si chauve, qu’il marche si raide !
DÉCHELETTE.
N’allez pas le lui dire, au moins.
CAOUDAL, après lui avoir serré la main, regardant le décolletage d’Alice.
C’est frais, ça embaume, une vraie pelouse... C’est pour vous changer de vos femmes de là-bas en peau de maroquin ?
À la bonne qui vient de descendre de l’arbre en apportant une bouteille entamée et un couvert.
C’est cela, sur cette table, près de mademoiselle.
À Alice.
Vous permettez ?
ALICE.
Certainement, monsieur.
DÉCHELETTE, à Caoudal, lui montrant une friture qu’on vient d’apporter sur la table.
Nous commençons.
CAOUDAL, mélancolique.
Moi, je finis.
DÉCHELETTE, à Alice.
Servez-vous donc !
À Caoudal.
Vous venez souvent ici ?
CAOUDAL.
Non, un caprice qui m’a pris ce matin. Maria est partie, je suis veuf depuis quinze jours... Ça m’a laissé assez tranquille dans les premiers temps... Mais aujourd’hui, en entrant à l’atelier, je me suis senti fainéant comme tout... Impossible de travailler... Alors j’ai lâché mon groupe et je suis venu déjeuner à la campagne... Fichue idée quand on est seul ! Un peu plus je larmoyais dans ma friture... Ah ! c’est bête d’être vieux !...
Se tournant vers Alice.
N’est-ce pas, mademoiselle ?
ALICE, tout en mangeant.
Moi, j’aime mieux les vieux. Ils parlent avec plus de douceur.
DÉCHELETTE.
C’est pour moi que vous dites ça ?
Gaussin rentre par le fond.
ALICE.
Je ne vous trouve pas vieux, vous.
Scène V
CAOUDAL, DÉCHELETTE, FRANCINE, ALICE, GAUSSIN
DÉCHELETTE, apercevant Gaussin.
Tiens ! vous voilà ?
GAUSSIN, le reconnaissant.
Ah ! monsieur Déchelette.
S’inclinant devant Caoudal.
Monsieur Caoudal...
CAOUDAL.
Bonjour, jeune homme.
GAUSSIN, à Déchelette.
Depuis quand de retour ?
DÉCHELETTE.
D’hier... On va bien, là-bas, à Châteauneuf ?
GAUSSIN.
Très bien... Ils sont venus, cet hiver... Césaire, Divonne...
DÉCHELETTE.
Vous allez déjeuner ?
GAUSSIN.
Merci, c’est déjà fait.
CAOUDAL.
Mettez-vous là tout de même, belle jeunesse, et prenez quelque chose.
FRANCINE.
Eh ben, oui, prenez quelque chose.
Gaussin commande à la bonne.
DÉCHELETTE, à Gaussin qui s’est assis.
Vous n’avez pas envie de retourner un peu au pays ? Nous irions ensemble... Je compte finir mon congé dans ma vieille baraque de Châteauneuf-des-Papes, si le mistral d’a laissée encore debout.
Ils continuent à causer bas.
CAOUDAL, à Alice, montrant Gaussin.
Est-il beau, cet animal-là !
ALICE, mangeant.
Oui, monsieur, très beau.
CAOUDAL.
Dire que j’ai eu cet âge et que je frisais encore plus que ça.
ALICE, étonnée, regardant sa tête dénudée.
Vous frisiez ?
CAOUDAL.
Oui, petite, je frisais. On ne le croirait pas ? Ah ! la jeunesse... la jeunesse...
DÉCHELETTE, souriant.
Toujours votre marotte ?
CAOUDAL.
Mon cher, ne riez pas... Tout ce que j’ai, tout ce que je suis... les médailles, les croix, l’Institut, le tremblement, je le donnerais pour ces cheveux-là et ce teint de soleil.
Il allume un cigare.
DÉCHELETTE, à Gaussin.
Vous habitez par ici ?
GAUSSIN.
Pas encore, mais bientôt... une petite maison en face, dans les bois de Marnes.
CAOUDAL.
J’imagine que vous n’y serez pas seul, hé ?
DÉCHELETTE, vivement.
J’espère bien que si. Rien n’est plus mauvais pour les jeunes gens. On ne sait jamais pour combien de temps. on s’embarque... Puis il faut se séparer, et, quand on a du cœur, c’est atroce.
CAOUDAL.
C’est vrai qu’on se quitte toujours...
DÉCHELETTE.
Il n’y a qu’une méthode : la mienne... Pas de lendemain.
ALICE, tristement.
Ah !
DÉCHELETTE, montrant Alice.
Ainsi, voilà mademoiselle que je vous présente. Je vous dirais bien son nom, mais diable emporte si je me le rappelle !
ALICE.
Alice Doré, monsieur.
DÉCHELETTE.
Eh bien, Alice Doré et moi, nous sommes des amoureux sans lendemain. Et personne ne pleurera. Pas vrai, mon enfant ?
ALICE, avec un soupir.
Puisque vous le dites, monsieur...
CAOUDAL, à Gaussin.
C’est égal, ne l’écoutez pas, jeune homme. Aimez, si le cœur vous en dit, au risque de souffrir, au risque de pleurer, comme moi tout à l’heure... Aimez, il n’y a que ça de bon dans la vie... Le reste...
ALICE, à elle-même.
Que c’est gentil ! Qu’ils disent de belles choses !... Je n’ai jamais entendu parler de l’amour comme ça.
La bonne se précipite au-devant de Rosa, qui entre par le fond suivie de de Potter, et à quelque distance de La Borderie. Rosa, teint bistré, face dure, quarante-cinq ans. Toilette très riche, mais disparate, exotique ; beaucoup de bijoux. De Potter, très soigné de tenue, marchant raide, la tête haute, portant le manteau de Rosa, son ombrelle et un petit chien havanais. La Borderie, déjà marqué, une rosette à la boutonnière, un peu honteux, se glisse le long des tables.
Scène VI
CAOUDAL, DÉCHELETTE, FRANCINE, ALICE, GAUSSIN, ROSA, DE POTTER, LA BORDERIE, FRANCINE
FRANCINE, respectueusement à Rosa.
Par ici, madame, par ici, le chalet... Je vous l’ai gardé... Ah ! ah !
ROSA.
Bien, bien, petite.
Durement à de Potter.
Passe-moi Bichito et va chercher le coussin dans le canot ; tu oublies tout.
DE POTTER, lui tendant le chien, très doux.
Voilà, chère amie.
LA BORDERIE, à de Potter.
Je vais avec vous, de Potter.
ROSA, tendre, embrassant Bichito.
Pauvre chien chéri à sa maîtresse... Tu as chaud... Il t’a secoué... Il est si brutal.
Elle entre dans le chalet.
GAUSSIN, à Déchelette et à Caoudal.
Qu’est-ce que c’est que cette dame ?
CAOUDAL, à Déchelette, montrant Gaussin.
Il ne la connaît pas !... Est-il jeune, hein ?
À Gaussin.
Rosario Sanchès. Rosa de son nom de fête, Espagnole d’Oran, ancienne dame des chars à l’Hippodrome, propriétaire du château de Marnes et du musicien de Potter.
GAUSSIN, stupéfait.
De Potter... le grand musicien ?...
CAOUDAL.
Lui-même.
GAUSSIN.
Mais elle n’est plus jolie, cette Rosa ?
CAOUDAL.
Elle ne l’a jamais été.
GAUSSIN.
De l’esprit ?
CAOUDAL.
À peu près autant qu’une... perruche espagnole, dont elle a du reste le plumage.
GAUSSIN.
Alors son succès ?
CAOUDAL.
Elle le doit à sa cravache, et à sa façon de mener les hommes comme elle menait ses chevaux du cirque... hop !
DE POTTER, revenant du fond et passant devant eux avec le coussin.
Tiens, Caoudal... Déchelette... Ça va bien ?
ROSA, du chalet, criant.
Tatave !
DE POTTER.
Voilà, chère amie.
Un peu gêné, hâtant le pas.
Je vous quitte. Au revoir. Une affaire...
DÉCHELETTE, le regardant s’éloigner.
Pauvre garçon... on la connaît, son affaire...
CAOUDAL, apercevant La Borderie qui se glisse dans les tables.
Ah ! qu’elle est bonne ! La Borderie est aussi de la bande.
GAUSSIN.
Le poète ? L’auteur du Livre de l’Amour ?
CAOUDAL.
Parbleu ! Il espère que nous ne le verrons pas.
Criant.
La Borderie !
LA BORDERIE, s’avançant.
Pardon. Je ne vous avais pas aperçus.
CAOUDAL.
Farceur... avoue donc que tu te cachais.
LA BORDERIE, sec.
Pourquoi ?
CAOUDAL.
La poésie doit aimer la jeunesse...
Montrant le chalet.
Et dame !...
LA BORDERIE, roulant nerveusement une cigarette.
Je vis avec les gens de mon âge, mon cher... Je ne suis pas comme toi.
Montrant Gaussin et Alice.
Toi, tu oublies trop que tu es un ancêtre.
CAOUDAL, piqué, se redressant.
Moi ! Par exemple !
LA BORDERIE.
Médaillé de 1850. C’est une date, mon bon.
CAOUDAL, à Alice, cambrant sa taille à côté de La Borderie.
Je vous prie de nous regarder, mademoiselle, et de nous dire franchement qui est l’ancêtre de nous deux.
DÉCHELETTE, à Alice.
Ne répondez pas, Alice, c’est trop grave.
ALICE, à demi-voix à Déchelette en émiettant du pain.
Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Voulez-vous que j’aille porter du pain aux poules ?
DÉCHELETTE.
Allez, mon enfant, allez.
ALICE, sortant par la droite.
Petit ! petit !
CAOUDAL, poursuivant son idée.
Médaillé de 1850... cinquante-cinq ans dans trois mois... Qu’est-ce que cela prouve ? Tant que le cœur reste jeune, sacrebleu ! il chauffe et remonte toute la carcasse. J’en appelle à mademoiselle.
Il se retourne et n’apercevant plus Alice.
Tiens ! Elle n’y est plus. C’est dommage ! Ça m’amusait les yeux de la regarder, c’te bête à bon Dieu.
Il s’éloigne de la table en cherchant Alice.
Scène VII
DÉCHELETTE, FRANCINE, GAUSSIN, ROSA, DE POTTER, LA BORDERIE, FRANCINE
LA BORDERIE, bas à Déchelette et regardant du côté du chalet.
Si je pouvais rester avec vous... De Potter m’a amené passer la journée avec Rosa, mais je commence à en avoir assez... Des disputes, des scènes ! J’ai bien envie de les planter là.
ROSA, dans le pavillon.
C’est ta faute... je t’avais dit d’écoper le canot. Le bas de ma robe est tout mouillé.
DE POTTER.
Je n’ai pas eu le temps.
ROSA.
Tais-toi... Ne raisonne pas... Tu sais que je n’aime pas cela. Et puis, occupe-toi de la pâtée de Bichito... Pas de croûte, tu sais... Ça lui fait mal.
DE POTTER.
J’y vais, mon amie.
De Potter passe très raide dans son col empesé et va parler à Francine. Rosa seule dans le chalet s’attife devant la glace, tire de ses poches des petits peignes, du rouge pour les lèvres et se maquille.
GAUSSIN, regardant de Potter.
Comment ! c’est là de Potter... Mais je le croyais marié ?
DÉCHELETTE.
Oui, marié, des enfants... Il paraît même que sa femme est jolie. Cela ne l’a pas empêché de retourner...
LA BORDERIE, allumant une cigarette.
Et vous avez vu comme on le traite.
GAUSSIN.
Il y a longtemps que ça dure ?
DE POTTER, très froidement, derrière eux.
Vingt ans !
Mouvement à la table.
Oui, il y a vingt ans que, revenant d’Italie après mes trois années de prix de Rome, je suis entré à l’Hippodrome un soir, et que je l’ai vue debout, dans son petit char, au tournant de la piste, m’arrivant dessus le fouet en l’air, avec son casque à huit fers de lance et sa cotte d’écailles d’or... Ah ! si on m’avait dit !... D’abord, ce fut sans importance, on en riait chez moi... puis la chose devenant sérieuse, on voulait nous séparer. – Essayons du voyage, dit ma mère. Je voyageai, car je sentais le danger, moi aussi, et je voulais fuir. Je revins et je la repris. Alors je me suis laissé marier... La grâce, le charme, la jeunesse... Et, trois mois après, j’abandonnai lâchement le nouveau ménage pour l’ancien. Aussi, quelle folie de vouloir faire de moi un mari et un père !... J’étais né l’amant de Rosa, je le suis resté... Un vice qui vous a pris au bon moment, qui vous tient bien, on ne s’en dépêtre jamais.
À Gaussin.
Voilà, jeune homme.
Il se dirige vers le chalet.
Scène VIII
DÉCHELETTE, FRANCINE, GAUSSIN, ROSA, DE POTTER, LA BORDERIE, FRANCINE, puis CAOUDAL et ALICE
GAUSSIN.
C’est effrayant.
DÉCHELETTE.
Je connais un pauvre diable qu’un de ces amours de rencontre a mené encore plus bas que de Potter.
CAOUDAL, qui vient de s’approcher.
Flamant, n’est-ce pas ?
DÉCHELETTE.
Tout juste. Vous savez, Caoudal, j’ai idée d’adresser une pétition au ministre de la Justice. Faut qu’on lui remette une partie de sa peine, à ce malheureux !
GAUSSIN.
Qu’est-ce que c’est que ce Flamant ?
DÉCHELETTE.
Un graveur que nous avons connu dans le temps. Amoureux fou d’une femme, il a fait de faux billets de banque pour pouvoir continuer à vivre avec elle.
LA BORDERIE, à Déchelette.
Moi, mon cher, je vous préviens que je ne signerai pas votre pétition. Je ne veux accepter aucune solidarité avec ce drôle.
CAOUDAL, violemment.
Et moi, Déchelette, je signerai des deux mains.
DÉCHELETTE, nerveux.
En effet, je trouve que cinq ans de prison, le nom perdu, la vie détruite, c’est assez payer cher un moment de passion et de folie.
ALICE, derrière Déchelette, appuyée des deux mains sur son épaule.
Monsieur, je vous aime bien, vous êtes un brave homme.
DÉCHELETTE.
Pauvre petite ! Ça la change.
Dans le chalet, Francine vient d’apporter les premiers plats du déjeuner.
ROSA.
Et La Borderie ?
Appelant.
Ohé ! le poète !
CAOUDAL, goguenard, à La Borderie.
Tu entends ? Elle t’appelle... Heureux homme.
Secouant la main de La Borderie qui s’en va navré.
Du courage, vieux, du courage !
ROSA, voyant arriver La Borderie.
Ah ! enfin, vous voilà... on va déjeuner... Tatave, baisse les stores, ça fait mal aux yeux.
FRANCINE, qui s’en va en riant.
Baisse les stores, Tatave... Non, vrai... il a encore plus à faire que moi, celui-là.
Le store baissé du chalet, on ne les voit plus. On ne fait que les entendre de temps en temps.
Scène IX
GAUSSIN, DÉCHELETTE, CAOUDAL, ALICE DORÉ sur la scène, LA BORDERIE, DE POTTER, ROSA, dans le chalet
DÉCHELETTE.
À propos de Flamant, et la femme, qu’est-elle devenue ?
CAOUDAL.
Sapho ! Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vue depuis votre bal de l’an dernier.
Se retournant vers Gaussin.
Mais, au fait, c’est ce jeune homme qui nous en donnera des nouvelles. Ils sont partis ensemble ce soir-là, et, quelque temps après, je les ai rencontrés chez Langlois mangeant des raisins dans la même assiette.
GAUSSIN, stupéfait.
Moi... Sapho ?
CAOUDAL.
Eh oui ! Sapho... Fanny Legrand, voyons.
ALICE.
Je crois bien. Elle est assez connue.
GAUSSIN, répétant, très troublé.
Sapho... Fanny Legrand...
CAOUDAL.
Ça dure encore ? Hein ?
GAUSSIN, vivement, très ému.
Non, non ! il y a longtemps que c’est fini.
CAOUDAL.
Ah !... Une jolie fille ! Elle était superbe à votre bal, dans sa tunique de Fellah... Mais c’est à dix-huit ans qu’il fallait la voir, quand elle m’a posé ma figure... fine, le front solide, la bouche en arc, des épaules encore un peu maigres, mais cela allait bien à la brûlure de Sapho... Ah ! c’est une de celles qu’on n’oublie pas... Ce qu’il y avait, dans cette femme-là, ce qu’on tirait de cette pierre à feu, de ce clavier où ne manquait pas une note... Toute la lyre, comme disait La Borderie.
GAUSSIN, très ému, la bouche sèche.
Comment ! La Borderie aussi ?
CAOUDAL.
Et j’en ai assez souffert... Deux ans que je l’aimais, deux ans que je m’épuisais pour satisfaire à tous ses caprices. Maîtres de chant, de piano, de cheval... Est-ce que je sais ? Et quand je l’ai eu bien polie, ciselée, taillée en pierre fine, La Borderie, ce bellâtre astiqueur de rimes, est venu me la prendre chez moi, à la table amie, où il s’asseyait tous les dimanches.
DÉCHELETTE.
Ah ! vous avez toujours au cœur cette vieille rancune d’amour ?
CAOUDAL.
Toujours. D’ailleurs sa canaillerie ne lui a pas profité... Quel enfer !... Quand on allait chez eux, on la trouvait, un bandeau sur l’œil, lui, la figure sabrée de griffes.
ALICE.
Dame ! oui... ça arrive quelquefois.
CAOUDAL.
Mais, le beau, c’est quand il a voulu rompre. Elle s’accrochait, le suivait partout, l’attendait couchée en travers de son paillasson... une pitié !... Et comme fin finale... remerciement à cette jolie fille qui lui avait donné le meilleur de sa jeunesse et de sa beauté, il lui a versé sur la tête un volume de vers haineux, baveux, d’imprécations, de lamentations... le Livre de l’Amour, son plus beau livre, du reste.
Gaussin écoute, immobile, la tête basse, vibrant à chaque mot.
DÉCHELETTE, d’une voix douce et pleine d’une pitié infinie.
Quelle atroce chose que ces ruptures ! On a vécu des années ensemble. On s’est tout dit, tout donné. On a pris des façons d’être, de parler, même des traits l’un de l’autre. On se tient de la tête aux pieds. Puis, brusquement, on se sépare, on s’arrache... Comment font-ils ? Comment a-t-on ce courage ?
ALICE.
Oui !
DÉCHELETTE.
Moi, jamais je ne pourrais... Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me dirait : Reste ! Je ne m’en irais pas... Et voilà pourquoi je tiens à ma devise : Pas de lendemain.
ALICE.
Méchant.
CAOUDAL.
Pas de lendemain... Pas de lendemain !... Vous en parlez à votre aise, mon cher... Il y a des femmes... Sapho, par exemple !... quand elle aime, elle se cramponne... Elle a le goût du ménage ; la popote, le métal anglais, le jardinage.
GAUSSIN, à part.
Oui, c’est bien elle.
CAOUDAL.
Du reste, pas de chance dans ses installations... Après nous le beau Flamant, le graveur, l’ancien modèle, car elle a toujours eu la folie du talent ou de la beauté.
GAUSSIN, faisant de grands efforts pour être calme.
Ce Flamant, dont vous parliez tout à l’heure...
CAOUDAL.
Oui, c’est pour elle qu’il a fait de faux billets de banque. Découvert, coffré presque aussitôt, il fut condamné à dix ans... Elle, son innocence ayant été reconnue et hautement reconnue, elle en fut quitte pour six mois de prévention... Vous rappelez-vous, Déchelette, comme elle était jolie sous son petit bonnet de prison ? Et crâne, pas geignarde, fidèle à son homme jusqu’au bout.
DÉCHELETTE.
Oui, je la vois encore, lui envoyant des baisers par-dessus les tricornes des gendarmes, et criant d’une voix à attendrir les pierres : « T’ennuie pas, m’ami... Les beaux jours reviendront... Nous nous aimerons encore. »
GAUSSIN, à lui-même.
M’ami ! M’ami !
CAOUDAL.
Depuis, tout à fait lancée, elle a pris le monde des artistes en horreur et j’ai passé bien du temps sans entendre parler d’elle, jusqu’au jour où je l’ai retrouvée chez vous avec ce beau garçon. Je me suis dit : « Voilà ma Sapho repincée ! » Mais ça n’a pas duré, je vois... Elle sera peut-être retournée chez son père, Legrand, le cocher... Ah ! elle est partie de bas, la pauvre fille !
GAUSSIN, écœuré, furieux.
Mais c’est du poison qu’on me donne à boire ici...
Il jette son verre et se lève.
CAOUDAL.
Qu’est-ce qui lui prend ? Il est toqué...
ALICE.
Ce n’est pourtant pas un artiste.
DÉCHELETTE.
Qu’est-ce que vous avez, Gaussin ?
GAUSSIN.
J’ai... J’ai que je vous ai menti, que cette femme dont vous parlez... oui, depuis un an, je vis avec ça... sans le savoir, par exemple.
Avec rage.
Sapho ! Sapho ! Ah ! je vais joliment balayer toute cette infamie.
CAOUDAL.
Voyons, voyons, jeune homme... Vous n’allez pas la punir de ma maladresse... J’ai parlé un peu trop librement devant vous... Mais c’est du passé tout cela.
GAUSSIN.
M’ami ! M’ami... Le même nom, la même caresse que pour moi, à ce Flamant, à ce misérable !...
CAOUDAL.
Mais enfin, avez-vous quelque chose à lui reprocher, vous, personnellement ? Si vous ne connaissez rien de sa vie, c’est que vous ne l’avez pas voulu. Maintenant, que ses amants soient trop célèbres, que vous souffriez de voir leurs portraits à toutes les vitrines... ben quoi ! ça prouve qu’elle avait du goût. Ah ! je vous trouve bien sévère, bien jeune...
DÉCHELETTE, se levant.
Ce n’est pas cela qu’il faut lui dire, Caoudal... Il faut lui dire que s’il ne s’en va pas maintenant, après tout ce qu’il vient d’apprendre, il ne s’en ira jamais... Ces choses-là, quand elles ne tuent pas l’amour, elles l’exaltent, le fortifient, en font un martyre à deux qui ne finit pas. Il voulait partir, laissez-le... Il n’aura pas une occasion meilleure d’échapper au sort de de Potter... C’est ce qui l’attendait avec Sapho.
Brouhaha dans l’intérieur du chalet.
Tenez, écoutez-les là dedans.
DE POTTER, sortant du chalet, le chapeau sur la tète, agitant sa canne.
Je n’en veux plus. C’est fini.
ROSA, sur la porte du chalet et se penchant au dehors.
Va donc voir chez ta femme si j’y suis...
DE POTTER.
Ma femme !
FRANCINE, accourant.
Ah ! veine ! un petit attrapage...
LA BORDERIE, essayant de le retenir.
Voyons, voyons, de Potter...
DE POTTER.
Non, non, je m’en vais !
Il s’éloigne.
CAOUDAL.
Faux départ, mon bonhomme.
DÉCHELETTE.
Il ne peut plus s’en aller, c’est trop tard...
À Gaussin.
Pour vous, mon fils, il serait encore temps.
GAUSSIN.
Oui, oui, vous avez raison... Tout est fini entre elle et moi... Je ne veux plus la voir... Elle peut retourner chez nous, je n’y serai plus... Adieu, Déchelette.
CAOUDAL.
Sans rancune, jeune homme ?
GAUSSIN, rageusement.
Comment donc ! mais je vous remercie, au contraire.
Il sort très vite.
Scène X
DÉCHELETTE, CAOUDAL, ALICE, ROSA, LA BORDERIE, FRANCINE, puis DE POTTER
LA BORDERIE.
Voyons, Rosa, voyons.
ROSA.
Laissez-moi... Laissez-moi...
LA BORDERIE.
Quelle journée !
ROSA, embrassant Bichito.
Pauvre chéri ! Il n’y a que toi... Embrassez votre belle maîtresse...
LA BORDERIE, à Rosa qui s’est assise.
Il vous reviendra, votre Tatave... Il vous reviendra.
ROSA, changeant de ton.
Si vous croyez que j’en doute !
Apparition de de Potter.
Tenez ! le voilà, ça n’a pas été long.
De Potter s’avance, très raide, très droit, énergique et sans dire un mot va s’asseoir à côté de Rosa, son chapeau sur la tête, sa canne entre les jambes. Rosa, silencieuse comme lui, le regarde du coin de l’œil et lève les épaules. La Borderie pendant ce temps a rejoint Déchelette, Caoudal et Alice, qui regardent de loin la scène muette de réconciliation.
DÉCHELETTE, qui a suivi des yeux le manège de de Potter.
Décidément, mon système est encore le meilleur.
Criant.
L’addition !
CAOUDAL.
Vous partez ?
DÉCHELETTE.
C’est l’heure du train.
ALICE.
Déjà !
DÉCHELETTE.
Oui. C’est fini. On ferme.
ALICE, très timidement à Déchelette.
Monsieur, voulez-vous être bien gentil ? Finissons cette journée ensemble... Vous êtes si bon. Je n’ai jamais été si heureuse.
DÉCHELETTE, hésitant.
C’est que... c’est complètement contraire à mes principes...
CAOUDAL.
Mais si, mais si, il veut bien... et j’en suis... J’ai besoin de m’égayer un peu... Nous cueillerons des cèpes dans le bois, puis dîner à Saint-Cloud, et retour le soir par le bateau... La noce, quoi !
ALICE.
Ah ! le bateau... quelle chance !
CAOUDAL.
Vrai ! elle n’est pas difficile à nourrir.
Pendant ces derniers mots, Fanny est entrée avec un paquet de grandes fleurs sur les bras et va droit à la table où elle a pris le café avec Gaussin.
Scène XI
DÉCHELETTE, CAOUDAL, ALICE, ROSA, LA BORDERIE, FRANCINE, DE POTTER, FANNY
FANNY, entrant.
Comment ! Il n’est plus là ! Où est-il passé ?
CAOUDAL, l’apercevant.
Tiens, Sapho !
FANNY.
Caoudal !
LA BORDERIE.
Bonjour, Sapho !
FANNY.
La Borderie !
CAOUDAL.
Quoi donc ? on ne reconnaît plus les amis ?
FANNY.
Bonjour.
Bas.
Les a-t-il vus ?... Leur a-t-il parlé ?
CAOUDAL.
Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
FANNY.
Rien, tu vois ; je me promène.
LA BORDERIE.
Toute seule ?
FANNY.
Mais oui. Toute seule.
CAOUDAL.
C’est comme moi. Tu étais veuve, tu es venue faire dire un bout de l’an aux étangs de Ville-d’Avray... On a tant de souvenirs enterrés par tous ces bois !
FANNY.
Caoudal, écoute donc. Non, non, rien, merci.
À part.
Ils m’en veulent trop, tous ; ils ne me diraient rien.
DÉCHELETTE.
C’est vrai qu’elle est étonnante, cette Sapho ! Je ne l’avais pas vue depuis la nuit de mon bal ; elle est rajeunie de dix ans.
LA BORDERIE.
Ça se gagne, la jeunesse, en fréquentant les petits jeunes.
CAOUDAL, à Fanny.
Mais qu’est-ce que tu cherches ? On dirait que tu as perdu quelque chose.
ALICE.
Il faudrait lui dire que son monsieur est parti.
CAOUDAL.
Laissez-la donc cuire un peu dans sa fièvre... Qu’elle sache à son tour comme c’est bon d’être lâché...
FANNY, à la bonne.
Mais il vous a dit qu’il allait revenir ?
FRANCINE.
Non, madame ; il a payé sa note et s’en est allé vers la gare, vite, comme quelqu’un qui aurait peur de manquer le train.
FANNY.
Et il ne vous a rien laissé pour moi ?
FRANCINE.
Rien de rien. Maintenant, peut-être qu’à ces messieurs...
FANNY.
Ah ! il leur a parlé ?
FRANCINE.
Ils ont causé tout le temps ensemble, même qu’il avait l’air bien en colère.
FANNY.
En colère... Je comprends alors. Ah ! les lâches ! les lâches !
CAOUDAL.
À qui en as-tu ?
FANNY.
À vous tous, et vous savez bien pourquoi. Mon bonheur vous a fait envie ; cet enfant qui m’aimait, vous vous êtes vantés, vous avez fait les beaux devant lui ; vous lui avez dit mon nom... Sapho, un nom de fête écrit sur toutes les glaces des restaurants, et toujours souligné de quelque ordure... Ne mentez pas, vous lui avez tout dit !
CAOUDAL.
Je te jure, mon enfant, que je ne savais pas...
FANNY, enragée.
Parce que je t’ai quitté, voilà comme tu te venges !... Qu’est-ce que tu veux ? Je te trouvais laid, démoli ; mais regarde-toi donc, vieux jeune premier.
LA BORDERIE.
Attrape, mon oncle.
FANNY.
Et toi, vipère, tu ne m’as pas fait assez de mal ? Il t’en restait donc encore de ton venin de mauvais poète ?... Le Livre de l’Amour, trois francs cinquante chez Lemerre. Voilà l’auteur.
ROSA.
Tu es servi.
FANNY.
C’est comme celle-là...
ROSA.
Moi !
FANNY.
Jalouse de tout ce qui est jeune, de tout ce qui est beau, de tout ce qu’elle n’a jamais eu. Ah ! tu peux la maquiller, ta peau de grosse orange ; tu peux la parfumer pour deux, toi et ton Bichito qui empeste.
ROSA.
Mais je n’ai rien dit, voyons.
FANNY.
Toi ou les autres... vous avez parlé, vous l’avez fait fuir... cet amour qui était ma vie, que je cachais, comme un trésor, tout au fond de mon cœur... Ah ! tas de sales bêtes...
Elle vient tomber sur une chaise, la tête enfoncée dans ses bras, sur une table.
ROSA.
Voyons ! voyons ! Je parie qu’il n’est pas bien loin ton innocent. Et puis, tu es jeune, toi... Celui-là parti...
FANNY.
C’est celui-là que j’aimais.
CAOUDAL.
Ah ! cette Sapho, toujours la même.
FANNY.
Tu te trompes, mon cher, plus la même du tout, ta Sapho ! Tu m’avais donné ce nom de passion, de folie ; cherche-m’en un autre, parrain, et cherche-le-moi bien de maintenant, cynique et dur, pas un nom d’amour surtout, finie la mythologie... Je ne veux plus aimer ; je jure de...
CAOUDAL, lui montrant Gaussin.
Ne jure pas et regarde.
FANNY, s’élançant.
Ah ! m’ami...
CAOUDAL.
Couic ! Dans le sac, le petit jeune homme.
LA BORDERIE.
Tu la connais, cette histoire-là.
DE POTTER.
Je te crois. C’est la mienne.
DÉCHELETTE.
Et l’exemple n’a servi à rien, comme toujours.
ACTE III
L’intérieur de Jean Gaussin et de Fanny Legrand à la campagne dans les bois de Marnes. Une grande pièce faisant partie d’un ancien rendez-vous de chasse ; à droite, large et haute cheminée. Le mobilier du premier acte, la vieille armoire à panneaux peints, la table de travail, divan.-Porte vitrée au fond ; de chaque côté, une large et haute fenêtre à petits carreaux. Rideaux d’andrinople rouge, croisés et relevés. Après la porte un petit perron sur un jardinet séparé du bois par une barrière très basse.
Scène première
FANNY, GAUSSIN, LE PETIT JOSEPH, FRANCINE
Fanny, toilette de campagne. Gaussin, en chapeau de paille et en vareuse, étendu tout de son long sur le divan, à moitié somnolent, tient à la main un livre qu’il ne lit pas. Le petit garçon, endimanché d’un complet de la « Belle Jardinière », joue avec un doigt sur le piano : Allons, chasseur, vite en campagne !
FANNY, devant un grand panier de provisions, à Francine.
Francine, vous avez bien tout mis dans le panier ?
FRANCINE, assise.
Je crois que oui, regardez.
FANNY.
Les cannes à pêche sont là... Où est la boîte d’hameçons ?
FRANCINE, sans bouger.
Devant vous, sur la table.
FANNY.
Ah ! oui.
Elle met la boîte d’hameçons dans le panier et souriant à Francine.
Eh bien, ma fille, vous ne vous plaindrez pas que votre nouvelle place est fatigante ?
FRANCINE.
Dame ! Je me repose pour tout le temps que j’ai trimé.
FANNY.
Et puis, c’est rigolo, ici.
FRANCINE.
Ah ! rigolo !... S’il n’y avait que madame !... Mais monsieur est d’un noir...
FANNY, qui a fermé le panier.
Bien, bien. Allez toujours porter ceci sous le hangar, si ce n’est pas trop vous demander...
Pendant que Francine s’éloigne, Fanny passe derrière Gaussin, et penchée sur lui.
Tout de suite, à quoi penses-tu ?
GAUSSIN.
Moi, à rien.
FANNY.
Je n’aime pas quand tu rumines tout seul comme ça.
Lui soufflant gentiment sur le front.
Frrr ! voilà. C’est parti.
Elle va au fond.
GAUSSIN, appelant.
Joseph !
L’enfant s’interrompt et se retourne, la tête basse, farouche, impatient.
Joseph, viens ici.
FANNY, à l’enfant avec douceur.
Va donc, puisqu’il t’appelle...
JOSEPH, bas, à Fanny.
J’l’aime pas... I va me gronder... I gronde toujours.
FANNY.
Viens avec moi.
JOSEPH.
Oh ! avec toi, ménine, je veux ben.
FANNY, le conduisant par la main à Gaussin.
Il est gentil, n’est-ce pas, notre petit d’adoption ? Il n’y a qu’un mois que nous l’avons, et on l’aime comme si c’était à nous... Tu regardes son costume... Vingt-cinq francs à la « Belle-Jardinière ». Ça n’est pas cher.
GAUSSIN.
Non, je regarde ses poches.
À Joseph, en lui montrant ses poches qui sont énormes.
Qu’est-ce qu’il y a là dedans ?
JOSEPH.
Il y a ren.
FANNY, riant.
Ya ren.
GAUSSIN, retirant des objets qu’il nomme à mesure.
Des pommes de terre, une betterave, des carottes.
JOSEPH.
C’est pas moi.
GAUSSIN.
Tu as encore maraudé dans les champs... Sais-tu comment ça s’appelle ce que tu as fait là, espèce de petit sauvage ? Réponds, voyons !
JOSEPH.
Chez nous, on disions : faire sa denraie.
FANNY, éclatant de rire.
Il est amusant avec sa denrée.
GAUSSIN.
Ah ! vraiment... faire sa denraie ? Eh bien, nous, nous appelons ça : voler.
JOSEPH.
Voler !... J’sais pas ce que c’est.
GAUSSIN.
Les gendarmes te l’apprendront.
JOSEPH, souriant.
Ah ! les gendarmes... J’vas pus vite que leu chevaux.
FANNY.
Mais, laisse-le donc... Il a été élevé au fond des bois dans une hutte de charbonnage... Nous l’apprivoiserons peu à peu. Allons, embrasse-le...
JOSEPH, se jetant dans les bras de Fanny.
J’aime mieux toi, ménine.
GAUSSIN.
Ménine !... Qu’est-ce qu’il veut dire avec sa ménine ?
FANNY.
Sa grand’mère ; tu sais bien, la première nuit que nous l’avions, il pleurait tout seul dans son petit lit près du nôtre : « Guerlaude mi, ménine, guerlaude mi, ménine. » À la fin nous avons compris que le pauvre petit appelait sa grand’mère morte, et lui demandait de le bercer, de le guerlauder. Tu l’aimais bien, chéri, ta ménine ?
JOSEPH.
Oh ! oui... Elle me donnions tout ce qu’elle avait... Nous faisions toujours notre denraie ensemble, dans les champs, dans les bois. Une fois les forestiers nous ont donné une chasse... Oh ! mais une chasse... Oh ! oui, je l’aimions ben, la bonne grand’mère. Quand j’avions mal un pso...
GAUSSIN, étonné.
Un pso ?
FANNY.
Un peu, voyons.
JOSEPH.
A mettait sa main d’sus mon mal, je guérissions tout de suite.
Se tournant vers Fanny dont il prend la main, qu’il frôle contre sa joue.
T’es comme grand’mère, toi ; mais t’as la main pus douce.
FANNY, poussant Joseph dans les bras de Gaussin.
On ne peut pas résister à ça.
GAUSSIN, songeur, regardant l’enfant qu’il tient devant lui.
À qui ressemble-t-il ? Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
Après un silence, le repoussant.
Ah ! tiens, va-t’en...
JOSEPH, bas.
Eh ben ! et ma denraie ? C’est pus moi qui l’a volée, alors ; c’est eux !
Il retourne au piano et reprend son : Allons, chasseur, vite en campagne !
FANNY, roulant une cigarette.
Quelle heure est-il ?
Jetant les yeux sur un vieux coucou pendu dans un coin.
Deux heures. Les Hettéma seront bientôt là.
GAUSSIN.
Les Hettéma... Ils viennent donc ?
FANNY.
Mais oui... nous avons organisé une grande partie de pêche sur l’étang. Est-ce que cela t’ennuie d’être avec eux ?
GAUSSIN.
Non.
FANNY, se rapprochant.
Ils ne sont pas forts, mais ce sont de bonnes gens... Et puis, enfin, il faut bien voir quelqu’un.
GAUSSIN.
Tu as raison, seulement...
FANNY.
Quoi ?
GAUSSIN.
Une chose m’ennuie : ils nous croient mariés légitimement comme eux... Il faudrait les prévenir.
FANNY, riant et lui prenant la tête.
Pauvre chéri ! Il n’y a que toi pour des naïvetés pareilles... Ils le savent bien, va, que nous ne sommes pas mariés. Et puis, qu’est-ce que ça peut leur faire ?
GAUSSIN.
Comment ? Est-ce qu’ils ne le seraient pas, eux ?...
FANNY.
Mariés ? Oh ! si... on ne peut mieux mariés... Mme Hettéma est une des gloires du quartier Latin d’il y a vingt ans... Oui, mon petit, dans les provinces les plus reculées, des générations d’avocats, de parfaits notaires, parlent encore de cette bonne fille qu’on appelait Pellicule.
GAUSSIN.
Comment ! Pellicule ?
FANNY.
Tu vois, tu la connais, toi aussi.
GAUSSIN.
Oui, de réputation.
À part, levant les bras au ciel.
Ah ! mon oncle.
Haut.
Ainsi, cette Mme Hettéma si pimbêche, pour qui les romances ne sont jamais assez sentimentales, ni les mots assez distingués...
FANNY.
Parfaitement...
GAUSSIN.
Et lui, si tranquille, si sûr de son bien-être !
FANNY.
Il n’est pas jaloux du passé celui-là. Il n’est pas comme toi. Il ne se ronge pas.
GAUSSIN, sombre.
Ah ! non...
Irrité, s’adressant au petit Joseph, qui continue toujours à jouer son air.
Mais tais-toi donc ! Il est insupportable, ce gamin, avec son tapotement.
FANNY.
Va jouer au jardin, Joseph.
JOSEPH.
Oui, ménine.
Il se sauve, après avoir repris sa denrée.
Scène II
FANNY, GAUSSIN
FANNY.
Tu es trop dur pour cet enfant, qu’est-ce qu’il t’a fait ? Tu ne l’aimes donc pas ?
GAUSSIN, se levant brusquement.
Eh bien ! non. Il me vient toutes sortes d’idées sur lui.
FANNY.
Lesquelles ?
GAUSSIN.
On ne connaît pas sa mère, et par moments je me figure...
FANNY.
Moi ? T’es bête, je te l’aurais dit ; tu sais bien que je n’aime pas mentir... Ne recommence donc pas à te dévorer pour des niaiseries.
GAUSSIN.
C’est si drôle, cette adoption, ce petit Morvandiau que tu nous mets sur les bras.
FANNY.
Tu sais pourtant dans quelles circonstances nous l’avons pris, je te l’ai racontée vingt fois cette histoire. On l’élevait au Morvan, chez sa grand’mère. Elle meurt. Des mariniers ramènent le petit pour le remettre à ses parents. Mais plus personne. La mère morte et le père... parti... on ne sait où... voilà le pauvre enfant sans pain ni vêtements, à la rue. Je t’ai demandé : « Si nous le prenions avec nous ? » Tu as consenti et maintenant...
GAUSSIN.
C’est que ce sera pour toi une lourde charge dans la vie, ma pauvre fille... Quelle complication quand je serai parti !
FANNY.
Tu te trompes, Jean ; ce sera quelqu’un à qui parler de toi, un compagnon pour ma solitude, un but à mon existence, si dure quand je ne t’aurai plus... Cet enfant fera de moi une mère et moi je ferai de lui un homme : je lui apprendrai à connaître la vie, à ne jamais mentir et à se garder de l’amour... à moins qu’il ne rencontre une Fanny
Souriant.
s’il en reste encore. Allons, méchant, tu nous feras donc toujours souffrir de ta jalousie ? Épargne-nous, je t’en prie. On s’épuise à la fin.
Penchée sur lui.
Puisque c’est mort tout ça, que je n’aime que toi, qu’il n’y a plus que toi au monde...
GAUSSIN, lui prenant les mains et la regardant dans les yeux.
S’il était mort, comme tu le dis, tout ce passé, tu ne le garderais pas précieusement sous clef.
Mouvement de Fanny.
Oui, là... dans l’armoire.
FANNY.
Tu sais donc ?
GAUSSIN.
Ces lettres, ces portraits...
FANNY, après un combat, résolument.
Si je les brûle devant toi, me croiras-tu après ?
GAUSSIN.
Je t’en défie... Tu y tiens trop...
FANNY.
Tu m’en défies ? Tu vas voir...
Elle court à l’armoire, en retire un coffret de laque et revenue vers Jean.
Tiens ! déchire, brûle, c’est à toi !
Comme il hésite et regarde sans y toucher, elle court à la cheminée et dit.
Allons, donne que je jette tout ça au feu !
GAUSSIN.
Non ! attends.
Plus bas, comme honteux.
Je voudrais... je voudrais lire.
FANNY, près de lui.
Pourquoi ? Tu vas te faire mal, encore.
GAUSSIN.
Pas plus de mal que lorsque je les rencontre ceux qui ont écrit toutes ces pages enflammées... Tu ne sais pas les rages qui me prennent, les envies de sauter dessus, de leur manger la figure en pleine rue.
FANNY.
Comme tu nous rends malheureux !
GAUSSIN.
Oh ! oui, bien malheureux... Mais comment faire ? Je ne peux pas... Je ne peux pas... Si je te disais... Dans tes phrases, dans tes gestes, je retrouve quelque chose de tous ces hommes que tu as aimés... Quand tu parles d’art, de sculpture, avec ton joli petit coup de pouce : Caoudal. Tu fumes : La Borderie et son éternelle cigarette.
FANNY.
Voyons, voyons, sois raisonnable.
GAUSSIN.
Laisse-moi, je veux lire.
Haut, avec une ironie déchirante.
Mâtin, quelle passion ! Quel est donc cet enragé ? Ah ! le poète... Voilà des vers :
Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,
Ô Sapho, j’ai donné tout le sang de mes veines.
Parlé.
Phraseur, va.
FANNY, lui prenant la main.
Tu as raison, il n’y a rien sous cette belle musique.
GAUSSIN.
Alors, pourquoi ? pourquoi ?
FANNY.
J’étais si jeune, je ne savais pas.
GAUSSIN, lisant une autre lettre.
Mais, enfin, dans quel but as-tu gardé ces lettres ?
FANNY.
Mon Dieu, je n’en sais rien... Peut-être la signature.
GAUSSIN.
C’est vrai... Tous connus, tous célèbres. Une collection d’autographes !...
Tirant un autre paquet de lettres du coffret.
Ah ! ah ! voilà Caoudal maintenant. Ton parrain, celui qui t’a donné ton nom de Sapho. Un joli cadeau qu’il t’a fait là... Sapho ! un nom qui à force de rouler des siècles s’est encrassé de légendes immondes et, d’un nom de déesse, est devenu... D’abord, tu sais, il est affreux son bronze de Sapho.
FANNY.
Mais oui, ça ne se tient pas. Donne, donne.
GAUSSIN, lisant les lèvres tremblantes, puis avec un grand sanglot.
« Je t’aime comme jamais je n’ai aimé une autre femme. » Mais qu’est-ce qu’ils avaient donc tous pour être après toi comme ça ?
FANNY.
Finis, je t’en prie.
GAUSSIN.
Ah ! ah ! un portrait... Qui est- ce ? Jeune, beau... Flamant le faussaire, n’est-ce pas ?... Je m’en doutais... Et voilà ses lettres.
FANNY.
Ne lis pas, ne lis pas, va.
GAUSSIN.
Laisse, laisse.
Lisant tout haut.
« Tu es bonne d’être venue, ma Fanny... Comme tu étais jolie, en face de mon vêtement de prisonnier, dont j’avais si grande honte. »
Haut.
Mais c’est de sa prison qu’il t’a écrit cela, et il n’y a pas longtemps. Tu as donc continué à le voir ?
FANNY.
De loin en loin... par charité...
GAUSSIN.
Même depuis que nous nous connaissons ?
FANNY.
Oui, une fois, une seule, au parloir... On ne les voit que là.
GAUSSIN, ironique.
Ah ! tu es une bonne fille... Enfin, il n’était pas célèbre, celui-là. Ce n’est pas pour la signature que tu as gardé ces souvenirs ?
FANNY.
Donne, donne.
Elle prend la lettre et la jette au feu.
GAUSSIN, lui tendant la photographie.
Et le portrait ?
FANNY, suppliante.
Le portrait aussi ? Tu veux ?
GAUSSIN.
Et toi ? Tu l’aimes donc toujours ?
FANNY.
Non, puisque je t’aime... Mais ce malheureux m’a donné plus que sa vie, son honneur. Il m’a adorée jusqu’à la folie, jusqu’au crime... Il me semble que c’est une lâcheté que tu me fais commettre.
GAUSSIN.
Garde alors...
FANNY, fébrilement.
Tiens !
Elle déchire le portrait avec rage et le jette au feu.
Et à présent, tu ne seras plus jaloux, tu ne me tortureras plus de ces choses ?...
GAUSSIN.
Non, plus jamais... C’était ça, vois-tu, qui m’étouffait... Tout le jour, là-bas, à Paris, j’y pensais, je te voyais fouillant ce coffre, relisant ces lettres... Ah !
FANNY.
Mais puisqu’il n’y a que toi dans mon cœur... Et de ce vilain passé il ne reste plus que des cendres.
GAUSSIN.
Oui, je te crois, je suis guéri, je t’aime !
Ils sont debout, s’étreignant ; à la porte de la cuisine apparaît Francine.
Scène III
FANNY, GAUSSIN, FRANCINE
FRANCINE.
Madame.
FANNY.
Quoi donc ?
Gestes de Francine.
Parlez.
FRANCINE.
Il est là.
FANNY.
Ah !
Brusquement.
Bien, très bien. J’y vais.
Francine sort.
Scène IV
FANNY, GAUSSIN
GAUSSIN.
Qui est là ? Où vas-tu ?
FANNY.
Attends... Ce n’est rien... Je te dirai.
GAUSSIN, terrible.
Non, non, tout de suite, je veux... savoir... je veux...
FANNY.
Ah ! tu vois bien que tu n’es pas guéri. Quelle mauvaise pensée te vient encore ? C’est mon père qui est là...
GAUSSIN.
Ton père ?
FANNY.
Oui, papa Legrand, le cocher, qui vient voir sa fille. Je n’ai pas pu l’empêcher. Il est à pied, sans le sou, plus très jeune avec ça...
GAUSSIN.
Où est-il ?
FANNY.
Dans le jardin.
GAUSSIN.
Va le voir, va lui parler.
FANNY.
Tu ne veux pas qu’il entre ?
GAUSSIN.
Mais c’est que...
FANNY.
Oh ! tu ne le gêneras pas...
GAUSSIN.
C’est moi qui serai gêné.
FANNY.
Pourquoi ?
GAUSSIN, bas, amèrement.
Au fait, oui, pourquoi ?... Il fait partie du ménage...
Haut.
Va le chercher.
FANNY.
Oh ! que tu es bon ! Je t’adore.
Appelant.
Papa ! papa !
Entre le père Legrand dans sa vieille lévite de cocher de grande remise, aux boutons de métal arrachés, avec ses cheveux blancs de Polichinelle ; sur sa face rose et tuméfiée, des airs de pochard majestueux et son fouet à la main qu’il porte comme un cierge.
Scène V
FANNY, GAUSSIN, LE PÈRE LEGRAND, puis FRANCINE
LE PÈRE LEGRAND, à sa fille.
Bonjour, comment qu’ça va ?...
FANNY, embrassant son père.
Bien, et vous ?
LE PÈRE LEGRAND.
Pas mal, le coffre est encore solide... Toujours bon fouet, bonne mèche, comme je dis... seulement, c’est le commerce qui ne va pas. Si on avait besoin d’un bon cocher au mois par ici, ça ferait joliment mon affaire. Non, non, laisse, Nini, il n’y a que moi qui touche à mon fouet. J’en ai soin comme une nourrice.
Il va poser respectueusement son fouet dans un coin et le cale avec précaution.
FANNY, bas à Gaussin.
Dis-lui un mot...
GAUSSIN.
Je voudrais bien, je cherche...
Fanny et Gaussin se regardant gênés. À ce moment on entend au loin le son d’un cor de chasse.
FRANCINE.
Madame... Voici les Hettéma... On va s’amuser. C’est ça des rigolos comme je les aime... Oh !...
Le ménage Hettéma paraît au fond, arrivant par l’allée praticable. Ils sont coiffés de gigantesques chapeaux de paille, vêtus de flanelle rouge, chargés de filets, d’éperviers, d’engins de pêche. Mme Hettéma a un cor de chasse en sautoir ; Hettéma, de la barbe partout, jusque dans les yeux. Quand il parle, on dirait qu’il en a dans la bouche.
Scène VI
FANNY, GAUSSIN, LE PÈRE LEGRAND, FRANCINE, LES HETTÉMA, JOSEPH
MADAME HETTÉMA, entre en chantant, minaudière et sentimentale, Hettéma la suit.
J’aime entendre la rame
Le soir battre les flots,
J’aime le cerf qui brame...
S’interrompant.
Bonjour, les bébés...
GAUSSIN, à part, présentant Mme Hettéma.
La Pellicule de mon oncle !
FANNY, montrant le père Legrand.
Mon père.
LE PÈRE LEGRAND.
Bonjour. Comment qu’ça va ?
MADAME HETTÉMA.
Pas mal, et vous, papa ?
LE PÈRE LEGRAND.
Oh moi... toujours bon fouet, bonne mèche, comme je dis.
MADAME HETTÉMA.
Je vois que vous êtes en famille.
GAUSSIN.
En famille... effectivement.
MADAME HETTÉMA.
Nous arrivons un peu tard, il a fallu arroser le jardin avant de partir... Ce soir, nous serions trop fatigués.
HETTÉMA, dans sa barbe.
Oh ! l’arrosage... C’est bon !
Les yeux hors de la tête.
J’en ai mis trente-deux aux flageolets.
GAUSSIN.
Trente-deux quoi ?
HETTÉMA.
Des arrosoirs, donc.
MADAME HETTÉMA, minaudant.
Et moi, quatorze aux balsamines !...
FANNY.
Allons, partons... Tout est prêt... Papa, vous venez avec nous... Vous porterez les paniers, avec Joseph et Francine.
LE PÈRE LEGRAND.
Ça va.
GAUSSIN, à part.
Ah ! la bonne vient aussi... C’est complet.
LE PÈRE LEGRAND.
Dis donc, Nini, t’as donc un gosse maintenant ?... Tu dois être contente, toi qui n’avais jamais pu en décrocher un.
FANNY.
Oh ! celui-là n’est pas à nous... C’est toute une aventure, on te racontera ça en route ; allons, partons.
MADAME HETTÉMA, à Fanny et à Gaussin qu’elle prend par la main.
Attendez, mes enfants ; avant tout convenons d’une chose. Dès qu’on est ensemble, vous êtes toujours à vous aguicher, vous lardiller, vous reprocher un tas d’affaires... Il n’y a pas une minute de sécurité... On est au piano ; j’attaque une romance : Mais je l’entends qui soupire dans l’ombre... Ou bien : Veux-tu venir aux pays des cabanes ?... Vlan ! une scène, des larmes, et le piano fermé... Plus de romance... On se met à table, on découvre la soupière ; c’est l’heure des expansions, des bonnes effusions de cœur. Et vous choisissez juste ce moment-là pour vous expliquer, pour vous dévorer. « Tu as fait ci, tu as été là... Tu as regardé celui-ci, tu as parlé à celle-là. » D’abord c’est choquant Vous dites de vilains mots qui blessent les oreilles délicates... Et puis, c’est si inutile de remuer le passé. Mon Dieu, le passé, tout le monde a le sien... Les plus austères, les plus pures... On a toujours eu ses petites misères... turellement...
FANNY, très gaie.
Oh ! soyez tranquille. Maintenant, c’est fini... Nous n’avons plus de raisons pour nous disputer.
LE PETIT JOSEPH, venant du fond.
Ménine, voilà la pluie.
TOUS.
La pluie !...
FRANCINE.
Malheur ! pour une fois qu’on allait s’amuser...
FANNY, riant, aux Hettéma.
En voilà un arrosage... Si vous l’aviez prévu, vous n’auriez pas pris tant de peine.
HETTÉMA.
Tout de même, voisine... J’arrose pour mon plaisir... Si la pluie vient par-dessus, tant mieux ! La terre n’en est que plus contente.
MADAME HETTÉMA.
Et elle vous a des effluves... C’est suave.
FANNY.
Ah ! vous êtes de vrais campagnards, vous autres.
Montrant Gaussin.
Ce n’est pas comme lui... Il parle déjà de rentrer. Il a peur de l’hiver, ici.
HETTÉMA.
L’hiver ! C’est là qu’il fait le meilleur. On revient de Paris, mouillé ; on trouve un bon feu, la lampe allumée, la femme qui attend, la soupe qui embaume, et sous la table une paire de sabots remplis de paille.
MADAME HETTÉMA, minaudant.
Oh ! monsieur Hettéma.
HETTÉMA, continuant, épanoui.
Non, voyez-vous, quand on s’est fourré une bonne platée de choux et de saucisses...
MADAME HETTÉMA, minaudant.
C’est si bon d’avancer son fauteuil au coin du feu pendant que le grésil tinte aux vitres, de boire son café arrosé d’un petit caramel...
HETTÉMA.
Et de piquer un chien en face l’un de l’autre.
MADAME HETTÉMA, choquée.
Pas de gros mots, monsieur Hettéma.
Continuant.
Alors, je dessers, je prépare la couverture, le moine ; on se couche, le lit est tiède, et ça vous fait par tout le corps une chaleur, un bien-être...
HETTÉMA.
Comme si l’on entrait tout entier dans la paille de ses sabots...
GAUSSIN, à part.
Et dire que, sans Divonne, mon oncle serait probablement dans ces sabots-là.
FANNY, à Gaussin.
Hein, crois-tu ? La jalousie du passé ne le tourmente pas, lui ?
GAUSSIN.
Je crois bien, ils sont trop. Et puis, c’est un philosophe. Moi, je n’en suis pas encore là.
Coup de sonnette à la petite porte du jardinet.
FANNY.
Tiens ! on sonne. Ça doit être le facteur.
Regardant à la fenêtre.
Mais non...
DÉCHELETTE, dans le jardin.
Hé ! Gaussin...
GAUSSIN, à Fanny.
Déchelette !
DÉCHELETTE.
La pluie nous a pris en plein bois... Peut-on s’abriter un moment ?
Alice et lui sont serrés l’un contre l’autre, abrités sous un grand pardessus anglais.
GAUSSIN.
Je crois bien ! Entrez donc.
MADAME HETTÉMA.
Ils sont charmants. On dirait la vignette d’une de mes romances :
« Une fleur pour réponse. »
Je pars, adieu, Marie,
Je pars, hélas ! demain.
Scène VII
LES MÊMES, DÉCHELETTE, ALICE DORÉ
DÉCHELETTE, entrant et coupant la romance.
On m’avait dit que vous habitiez toujours par ici, mais je n’espérais pas...
FANNY.
Trop heureux de vous offrir un abri.
Saluant Alice.
Madame.
DÉCHELETTE.
Ma petite Doré, avec qui je suis venu faire mes adieux aux bois de Marnes.
GAUSSIN.
Je vous croyais parti depuis longtemps.
DÉCHELETTE.
En effet, j’ai prolongé mon séjour cette fois... Un peu de fatigue...
Regardant Alice en souriant.
de paresse...
FANNY, s’approchant.
Permettez-moi de vous présenter nos voisins, monsieur et madame Hettéma.
À Alice.
Des gens mariés.
ALICE, confuse.
Des gens mariés... Ah ! mon Dieu !
MADAME HETTÉMA, minaudant.
Monsieur... Madame...
LE PÈRE LEGRAND.
Bonjour, comment qu’ça va ?
FANNY.
Mon père. Et voilà notre petit Joseph.
DÉCHELETTE.
L’enfant que vous avez adopté, je savais l’histoire.
GAUSSIN.
L’histoire ?
DÉCHELETTE.
C’est très gentil, ce que vous avez fait là, ma chère Fanny.
FANNY, vivement, lui coupant la parole.
Oui, oui...
À Joseph.
Va jouer, mon enfant... Mais vous êtes tout mouillés.
À Alice.
Approchez-vous donc du feu, madame.
Elle jette un fagot dans la cheminée.
HETTÉMA.
Avec tout ça, qu’est-ce qu’on fait, en attendant que la pluie cesse ?
FRANCINE, résolument.
Ben, oui, qu’est-ce qu’on fait ? J’ai fini le journal.
MADAME HETTÉMA, timidement.
Un peu de musique...
TOUT LE MONDE.
Non, non, pas de musique.
MADAME HETTÉMA.
Alors, voulez-vous les jeux innocents ? C’est gentil, c’est convenable.
GAUSSIN, à part.
Oh ! Pellicule...
FRANCINE.
Les jeux innocents !... C’est pas des jeux pour tout le monde. Dites donc, madame, une partie de tonneau sous le hangar ?
FANNY.
Si vous voulez.
MADAME HETTÉMA.
On étouffe dans les maisons.
HETTÉMA.
Allons, venez, papa.
LE PÈRE LEGRAND.
Faut que je prenne mon fouet avant.
Ils sortent.
FRANCINE, les suivant.
Attendez, je vas vous donner les palets... Il n’y a que moi qui sais où ils sont.
FANNY, allant vers le fond.
En êtes-vous, Déchelette ? Une partie de tonneau.
DÉCHELETTE.
Non, merci, j’aime mieux me chauffer.
Scène VIII
GAUSSIN, DÉCHELETTE, ALICE DORÉ
Ils sont tous les trois auprès de la grande cheminée. Déchelette et Alice se chauffent les pieds aux dernières lueurs du fagot. Gaussin debout cause avec eux.
DÉCHELETTE.
Vous n’avez rien pour Châteauneuf, Gaussin ? J’y serai dans deux jours. Avant de m’embarquer à Marseille, je veux passer quelques heures au pays, revoir ma bicoque. Je donnerai de vos nouvelles à Césaire et à Divonne... À moins que vous ne préfériez m’accompagner.
GAUSSIN.
Oh ! non, je ne pourrais pas. Alors vous partez demain ?
DÉCHELETTE.
Je serais même parti aujourd’hui, sans une fantaisie d’Alice qui a voulu retourner encore une fois à ce restaurant, là-bas, où vous nous avez rencontrés.
GAUSSIN.
Oui, je me rappelle... Il y a trois mois.
ALICE.
Le 12 juillet... un jeudi... Ah ! la belle journée.
GAUSSIN.
À propos, Déchelette, et votre fameuse devise ?
DÉCHELETTE.
Quelle devise ?
GAUSSIN.
« Pas de lendemain ! » Il me semble que cette fois...
DÉCHELETTE.
Moi ! pas du tout. La petite était gentille, très douce, nous nous entendions bien... Mais c’est tout. Il n’y aura pas de rupture... À peine une quitterie, comme disaient nos grand’mères.
ALICE, tristement.
Une quitterie.
DÉCHELETTE.
Demain, je monte en sleeping, et la petite retourne à son logement de la rue La Bruyère qu’elle a toujours conservé.
ALICE, doucement.
Troisième au-dessus de l’entresol... Tout ce qu’il y a de plus commode pour se fiche par la fenêtre.
Elle se lève et sort de son air un peu las et indifférent.
Scène IX
GAUSSIN, DÉCHELETTE
GAUSSIN, regardant Alice s’éloigner.
Que dit-elle donc ?
DÉCHELETTE.
Ne faites pas attention... des phrases, comme elles en ont toutes... Elle voudrait que je l’emmène. Me voyez-vous avec une femme, là-bas, sous la tente ? Le désert, les fièvres, les nuits de bivouac... Puis, c’est cela, pour le coup, qui serait contraire à mes principes... Je ne veux pas m’enfoncer, finir comme... de Potter.
GAUSSIN.
Vous alliez dire : comme moi.
DÉCHELETTE.
Le fait est que vous y êtes, mon pauvre ami, et jusque-là !
GAUSSIN.
J’en sortirai, soyez tranquille.
DÉCHELETTE.
Vous croyez ?
GAUSSIN.
Dans un an.
DÉCHELETTE.
Ah ! oui, le consulat... Mais aurez-vous le courage de partir, de partir seul ?... C’est qu’elles s’accrochent, parfois...
GAUSSIN.
Les autres, mais pas Fanny... Elle m’aidera, si la force me manque...
DÉCHELETTE.
Vous avez peut-être raison. Heureusement pour vous, Fanny est une autre créature que Rosa... Brave fille en somme... Un bon camarade... Elle a de ces élans...
GAUSSIN.
Oui, c’est vrai, elle a beaucoup de cœur.
Frappé d’une idée subite et regardant Déchelette bien en face.
Ainsi, tenez, ce qu’elle a fait pour ce petit Joseph... La grand’mère morte, le père...
DÉCHELETTE.
Eh bien, oui, le père à Mazas encore pour deux ans.
GAUSSIN, changeant de figure.
Flamant... Parbleu ! j’en étais sûr.
DÉCHELETTE.
Comment ?
GAUSSIN, appelant.
Fanny... Fanny...
FANNY, du dehors.
Voilà !
Elle entre par le fond souriante.
Scène X
GAUSSIN, DÉCHELETTE, FANNY
GAUSSIN, saisissant Fanny par les poignets, l’entraîne.
Et tu dis que tu n’es pas menteuse... que tu n’as jamais menti... Oh ! le joli niais... Comme on a dû rire de moi ici !...
FANNY, effarée.
Mais...
GAUSSIN.
C’est le fils de cet homme que tu me fais embrasser depuis un mois... que tu me reprochais de ne pas aimer ?
FANNY, tremblante, regardant Déchelette.
Pardonne-moi, Jean, je n’ai pas pu refuser à ce malheureux... Que de fois l’envie me tenait de te l’avouer. Je n’osais pas... j’avais peur que tu ne le renvoies, le pauvre petit... Tu étais si jaloux de Flamant !...
GAUSSIN, avec un rire de dédain.
Moi, jaloux de ce misérable... Allons donc !
FANNY.
Jean, c’est mal... Tu m’avais tant promis...
GAUSSIN, la regardant dans les yeux.
Oui, misérable... C’est un misérable !
FANNY, exaspérée.
Ce misérable m’a tout donné, et toi tu as accepté tous mes sacrifices.
GAUSSIN.
Tes sacrifices !...
À Déchelette qui veut s’éloigner.
Non, non, restez, Déchelette... soyez témoin...
À Fanny.
Qu’est-ce que tu m’as sacrifié ?... Ta position, n’est-ce pas ? Parlons-en, de ta position. Elle était jolie, ta position ! Ton avenir ? Celui d’une Rosa...
FANNY.
Je t’ai donné ma vie.
GAUSSIN.
Et tu m’as perdu la mienne... Depuis deux ans tu m’as éloigné de tout ce que j’aime, de tout ce que je respecte... Depuis deux ans, je n’ai pas pu aller voir les miens une fois... Si je leur écris, c’est une scène... Ah ! je dis tout... tant pis... Et le milieu dans lequel tu me fais vivre... Cette bonne qui vient de la guinguette et qui est notre amie. Ces Hettéma... Cette femme...
FANNY, ricanant.
Un ménage légitime, mon cher, et de tous ceux que j’ai connus, c’est encore le plus propre.
GAUSSIN.
Et la famille que tu m’as donnée, pour remplacer celle dont tu me prives... Ce père, cet enfant... le fils d’un voleur !...
FANNY.
Ah ! tu sais... Ma famille vaut la tienne. Parlons-en, de la tienne. L’oncle Césaire, le submersionniste, ce mari imbécile. Elle a dû lui en faire voir la belle Divonne, avec sa petite coiffe et son air effronté.
GAUSSIN.
Fanny, je te défends...
FANNY.
Va donc ; des bords du Rhône ou d’ailleurs, nous sommes toutes les mêmes. Et puis, il y a l’ingénue aussi, celle qu’on te garde, qui mijote pour toi.
Avec l’accent provençal.
Au bon soleil de la Provence !...
GAUSSIN.
Quelle honte ! Ah ! c’est trop... Emmenez-moi, Déchelette... Emmenez-moi...
FANNY.
File donc... Il y a assez longtemps que tu le dis... Retourne à ton pays de sauvages et ne nous assomme plus de tes myrtes et de tes vignes, de tes tambourins et de tes cigales.
GAUSSIN.
Sois tranquille, va...
Appelant.
Francine !... Francine !... Ma malle ?
FANNY.
Tu cherches ta malle... Attends, mon petit.
Elle ouvre la porte de la chambre et s’y précipite.
GAUSSIN, frémissant, à demi-voix, à Déchelette.
La scène de Rosa... Vous rappelez-vous ?... C’est la même.
DÉCHELETTE.
Mais de Potter est resté.
GAUSSIN.
Je ne suis pas un de Potter.
FANNY, rentrant avec une malle qu’elle traîne.
Tiens ! la voilà, ta malle. En a-t-elle une touche ! Aussi vieille que le château de tes aïeux, avec le grand Rhône qui le baigne... Oh ! ce Rhône !... En voilà un fleuve dont j’aurai entendu parler...
GAUSSIN, furieux.
Cause toujours...
Il court à l’armoire.
FANNY, l’écartant, violente.
Laisse, est-ce que tu sais où sont tes affaires ? Je serai plus vite débarrassée.
Elle l’ouvre l’armoire à deux battants, puis s’arrête très émue.
Ah ! Dieu ! si c’est possible, moi qui avais si bien rangé tout cela ce matin... Je voudrais la voir, l’armoire de ta Divonne, à côté de celle-là. Je les connais, les femmes du Midi, pour tenir le linge... Toi qui es si coquet. Tu m’en donneras des nouvelles.
GAUSSIN.
Il faut en finir.
Il prend dans l’armoire une pile de chemises, qu’il jette violemment dans la malle.
FANNY, pleurant.
Oh ! il abîme tout.
Rageuse.
Ah ! c’est comme ça... Eh bien ! oui, finissons-en.
Elle lui jette tout à poignées.
Tiens, tes mouchoirs... Tiens, tes cravates ! C’est Divonne qui te les mettra maintenant. Ce n’est plus moi... Oui, quand tu allais en soirée : « Oh ! je t’en prie, ma petite Fanny. » Et moi, la bête, j’étais là, à cravater monsieur, à me donner du mal... C’est ta paysanne, qui s’y entendra... Je vois ça d’ici... de grands bouts jusqu’aux oreilles... Monsieur Nicolas.
GAUSSIN, rangeant dans la malle à mesure que les effets tombent.
Tu voudrais que je réponde, mais je ne dirai rien.
DÉCHELETTE.
Pauvres enfants !
FANNY, lui jetant le coffret aux lettres.
Et ça... mets ça aussi... Il ne me sert plus, ce coffret... J’avais là toute ma vie, mes souvenirs, ma jeunesse... Tu m’as tout fait brûler, déchirer... Oh ! comme je le regrette... Ils valaient mieux que toi, tous, oui, même ce Flamant !...
GAUSSIN, furieux.
Eh bien ! va le retrouver.
Jetant le coffret avec dégoût.
Et garde ça pour y mettre ses lettres... avec le visa de Mazas... Moi je m’en vais...
FANNY.
Eh ! va-t’en... Ce n’est pas moi qui te retiens... Décampe, bourgeois !
Fanny est debout, haletante devant l’armoire vide Gaussin, à genoux, ferme, boucle la malle.
Scène XI
GAUSSIN, DÉCHELETTE, FANNY, TOUT LE MONDE
MADAME HETTÉMA, éplorée
Encore une scène ?
DÉCHELETTE.
Seulement, cette fois, je crois que c’est la bonne.
ACTE IV
Le domaine des Gaussin d’Armandy, au bord du Rhône. C’est la photographie vivante, agrandie, qu’on a vue au premier acte, pendue dans l’appartement de Jean Gaussin. Tout en haut, dominant le paysage, la tour de l’ancien Château des Papes, le village à ses pieds. Un peu plus bas, la maison des Gaussin, à demi paysanne et seigneuriale. Au-dessous, des vignes en pente, des bois de pins, d’oliviers, de myrtes, étincelant sous un ciel doré dans une après midi splendide.
L’action se passe au bas de la propriété, dans une sorte de rondpoint où finit la culture et où commence la vraie campagne. À droite, une fontaine en briques rouges. Petits chemins de campagne, à droite, à gauche et au fond.
Scène première
CÉSAIRE, seul
Césaire entre, s’éponge le front, s’évente avec son chapeau.
Quelle heure est-il ? Voyons le soleil. Eh ! cinq heures... Voilà le moment de prendre son vermout.
Il regarde vers le fond, puis à droite, puis à gauche, pour voir s’il est bien seul, prend un verre sous le banc, s’approche du réservoir et tire une ficelle qui amène une bouteille de vermout, toute ruisselante.
Au frais ! Dans l’eau de source. Je crois que c’est trouvé, ça !
Il s’installe, débouche la bouteille avec ses dents.
Voix de DIVONNE, au loin, très aiguë.
Césaire !
CÉSAIRE, effrayé.
Boufre, ma femme.
Rassuré.
La maison est loin, on ne peut pas me voir.
Il commence à se verser du vermout.
Voix de DIVONNE, qui se rapproche.
Césaire !
CÉSAIRE.
C’est qu’elle vient par ici...
Il pose le verre et la bouteille, se lève et crie.
On y va, mon ange.
Voix de DIVONNE.
Où es-tu donc ?
CÉSAIRE, sans bouger.
À la fontaine. Te dérange pas, mon trésor, j’arrive.
Voix de DIVONNE, très rapprochée.
Est-ce que Jean est par là ?
CÉSAIRE.
Mais non, il est dans les champs avec Irène.
DIVONNE.
Vraiment, avec Irène ?
CÉSAIRE, à part.
Ah ! mon Dieu... La voilà... vite...
Il bouche la bouteille, la redescend dans l’eau, va pour boire son vermout, puis se ravisant.
Diable ! c’est que je vais sentir.
Il jette son vermout dans la fontaine, cache le verre et se redresse juste au moment où Divonne apparaît. À part.
Coquin de sort, il était temps.
Scène II
CÉSAIRE, DIVONNE
DIVONNE, entrant, un tricot à la main.
Qu’est-ce que tu fais là ?
CÉSAIRE.
Tu vois, ma Divonne. Je me repose au bon de l’air. J’ai tant couru. Je viens de visiter la vigne, tous nos nouveaux plants. Nous aurons une récolte superbe, vé !
DIVONNE, haut, comme à elle-même, flairant du côté de l’abreuvoir.
Ça sent le fort, ici...
CÉSAIRE.
Le fort, je ne trouve pas. Mais toi, ma caille, tu voulais quelque chose ?
DIVONNE.
Te donner le courrier qui arrive ; il y a une lettre pour Jean.
CÉSAIRE, joyeusement, lui prenant le courrier des mains.
Et mes cartes !
DIVONNE, debout, travaillant.
Des cartes ?
CÉSAIRE, défaisant le paquet.
Oui, des cartes de visite que je me suis fait faire en Avignon, avec tous mes titres. Tu comprends, quand je vais en tournée.
Lisant avec emphase.
« Césaire Gaussin d’Armandy, président de la Société des Submersionnistes de la vallée du Rhône, membre du Comité central d’étude et de vigilance, délégué départemental de la Ligue vinicole, etc. etc. »
Montrant la carte à sa femme.
C’est joli, n’est-ce pas ? C’est bien gravé ?
DIVONNE.
Il faudra demander à Jean. Moi, je ne m’y connais pas beaucoup dans les écritures...
CÉSAIRE.
Tu te connais en tout, ma belle chatte. Quand je pense que c’est de toi, cette idée de submersion qui me vaut tous ces honneurs. C’est toi qu’ils auraient dû nommer président ; c’est toi qui...
DIVONNE.
Allons, tais-toi, grand simple !
Césaire se mouche, s’essuie les yeux.
Est-ce que l’on parle de ça, quand on s’aime bien ?... Devine qui j’ai rencontré tout à l’heure devant la porte.
CÉSAIRE.
Je ne sais pas.
DIVONNE.
Déchelette.
CÉSAIRE.
L’ingénieur ?
DIVONNE.
Oui, il est dans le pays.
CÉSAIRE.
Et il n’est pas venu nous voir ?
DIVONNE.
Je ne sais pas ce qu’il a. Il m’a dit bonjour de loin sans s’arrêter, et une mine ! Des traits tirés ! Des yeux comme un loup ! Encore un à qui l’air de Paris n’a pas fait de bien.
CÉSAIRE, souriant.
Tu crois vraiment qu’il y a un mauvais air à Paris ?
DIVONNE.
Regarde notre enfant, comme il nous revient changé. Il n’est plus le même. Il est triste. On sent qu’il se ronge, et quand vous lui parlez, il répond sans penser, en sursaut... Ah ! je le vois bien. Il s’est passé quelque chose dans sa vie. D’abord, pourquoi nous est-il venu brusquement comme ça ? De quoi a-t-il peur ? On dirait qu’il se sauve. Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? – Tu le sais.
Césaire cligne de l’œil.
Quelque mauvaise femme, hé !
CÉSAIRE.
Eh bien, oui. Tu as deviné, finaude. Il avait une liaison, la corde au cou, depuis deux ans ; mais il a rompu, c’est fini.
DIVONNE.
Tu crois ?
CÉSAIRE.
J’en suis sûr. Elle lui écrit tous les jours...
Montrant une lettre du paquet.
Té, c’est encore d’elle, ceci. Mais il ne répond pas. Il n’ouvre pas même les lettres, pour ne pas s’attendrir. Il me les passe et c’est moi qui les lis.
DIVONNE.
Toi ?... Oh ! mon Dieu !
CÉSAIRE.
Oh ! tu sais, pas de danger. Ça ne se gagne pas par correspondance... Et puis, je suis bronzé... J’en ai tant vu de ces sirènes, du temps où j’étais à l’hôtel Cujas avec Courbebaisse, la Mornas et une petite du quartier...
DIVONNE.
Bon, bon, garde tes histoires...
CÉSAIRE.
Du reste, je dois dire que cette personne s’est toujours très bien tenue avec Jean ; et, depuis son départ, elle s’est mise au travail avec beaucoup de courage... C’est très beau.
DIVONNE.
Qu’est-ce que tu trouves là de très beau ? Faut bien travailler pour vivre.
CÉSAIRE.
Oh ! pas ce genre de personnes-là.
DIVONNE serre son ouvrage.
Comment ! C’est donc une rien du tout avec qui notre Jean demeurait ?
CÉSAIRE.
Mon Dieu, tu comprends... Avant de le connaître elle avait un peu cascadé.
DIVONNE, étonnée.
Cascadé ?
CÉSAIRE.
C’est vrai ! je lui parle parisiéïn. Je veux dire qu’elle n’avait pas toujours été convenable.
Avec emphase.
Mais l’amour l’a réhabilitée...
DIVONNE.
Je ne comprends pas, c’est des trop grands mots pour m’entrer dans la tête. Seulement écoute, Césaire. Tu sais comme on dit chez nous : « Le malheur dure plus que celui qui l’amène. » Si c’est vraiment comme tu racontes, si Jean a tiré cette femme de la boue, il s’est peut-être sali à cette triste besogne. Possible qu’il l’ait rendue meilleure et plus honnête, mais le mauvais qui était en elle a peut-être gâté notre enfant jusqu’au cœur. Ah ! ce Paris... ce qu’on lui donne et ce qu’il nous renvoie...
CÉSAIRE.
Laisse donc, va ! Jean est un brave garçon. Mettons qu’il ait perdu un peu le fil. Il fera comme Césaire. Il n’aura qu’à rencontrer une Divonne pour revenir dans la route et tenir l’aiguillon droit. Té, regarde, je crois qu’il est en train de la trouver, sa Divonne.
Il lui montre Irène et Jean qui s’avancent gaiement.
Hein !
DIVONNE.
Tu crois ?
Scène III
CÉSAIRE, DIVONNE, IRÈNE, GAUSSIN
IRÈNE, apercevant Césaire et Divonne.
Tiens ! vous êtes là ? Nous venons de courir deux heures les lagunes, le grand tour.
JEAN.
Ah ! tante Divonne, que c’est bon ! comme on respire ! Tout est bleu... cette lumière, ce vent frais dans la figure... Quelle différence avec le ciel boueux de là-bas ! Il ya longtemps que je n’ai été si heureux.
DIVONNE, joyeuse.
Vrai.
CÉSAIRE, à part montrant Irène qui mouille son front à la fontaine.
Et mon vermouth ?... Elle va trouver la bouteille.
IRÈNE.
Ça va mieux... Je rentre à la maison.
GAUSSIN.
Vous rentrez, Irène ?... déjà ?... On est si bien ici.
IRÈNE.
Il faut bien que je rentre. Voyez comme le vent m’a arrangée. Je vous ferais trop peur. J’ai l’air de la Tarasque.
GAUSSIN, riant.
Je ne trouve pas.
IRÈNE.
Attendez-moi, je reviens.
DIVONNE, qui a rejoint Irène.
Je remonte avec toi, petite.
IRÈNE, bas.
Marraine, vous avez vu : il y a une bouteille dans la fontaine.
DIVONNE.
Oui, oui. Mais je fais semblant de ne pas la voir. Tu sais, mon enfant, pour bien tenir ce qu’on tient, il faut laisser tout de même un peu de large.
Scène IV
GAUSSIN, CÉSAIRE
GAUSSIN, regardant Irène s’éloigner, à demi-voix.
Limpidité, douceur, lumière !... Pas de passé, celle-là, toute pour l’avenir.
CÉSAIRE, qui pendant ce temps s’est approché de la fontaine avec son verre et a tiré de l’eau la bouteille.
Veux-tu faire comme moi, Jean ? Un coup de vermouth... Il est un peu arrogant, mais du vrai.
GAUSSIN.
Merci.
CÉSAIRE.
Tu comprends. Divonne me défend d’aller au café, et voilà avec quoi je le remplace. Elle n’y voit que du feu, ta pauvre tante.
Il remet tout en place et revient vers Jean.
Dis donc, garçon, il me semble que le moral se remonte, hein ?
GAUSSIN.
En effet, je vais mieux, bien mieux. Quand je songe à la vie que je menais, à toutes les misères, à toutes les bassesses dont cette passion est faite, il me semble sortir d’une fièvre pernicieuse, comme on en gagne dans les marais.
CÉSAIRE.
C’est depuis que tu ne lis plus les lettres de Sapho... Quelle bonne idée j’ai eue !
GAUSSIN.
Oh ! oui, ces cris, ces appels déchirants se reprenant toujours au même mot : Viens ! Viens !... Quelquefois sous l’enveloppe une fleur, la dernière de notre petit jardin, là-bas, où tout doit être mort maintenant. J’ai beau ne plus l’aimer, j’en avais le cœur broyé... Mais le plus terrible, ç’a été à Paris, à l’hôtel, pendant que j’attendais Déchelette qui ne se décidait jamais à partir et qui a fini par me laisser m’en aller seul.
CÉSAIRE.
Il est arrivé de ce matin. Il va venir ici bien certainement...
GAUSSIN, distrait.
Ah !
Continuant.
Elle avait appris que j’étais là, et venait tous les jours pour essayer de me voir. J’entendais son souffle derrière la porte : « Jean, ouvre-moi !... » Oh ! cette voix humble et brisée... « Jean... » Puis un gros soupir, et son pas qui descendait l’escalier marche à marche, lentement, comme si elle attendait que je la rappelle. Il m’en a fallu du courage ! Je pleurais comme elle, moi aussi. Mais je sentais que si j’ouvrais j’en avais pour la vie.
Les dents serrées.
Et je ne voulais pas.
CÉSAIRE.
Enfin, c’est fini. Te voilà débarrassé. Elle en a quitté d’autres, tu la quittes... C’est naturel... D’autant plus que tu te retires en vrai gentilhomme.
GAUSSIN.
Grâce à vous, mon oncle ; des services pareils, on les paye avec de l’amitié qui ne finit plus.
CÉSAIRE.
Bah ! laisse donc. Qu’est-ce que cela ? Les vignes vont bien. Nous aurons plus de cent pièces de vin cette année... Et puis, tu sais, dans les vieilles comédies, c’est toujours l’oncle qui paye la rançon des neveux tombés aux mains des Teurs.
GAUSSIN.
Oui, seulement, j’ai bien peur qu’elle ne refuse... Ce n’est pas une femme comme les autres... L’argent n’a jamais compté pour elle... C’est peut-être sa réponse, cette lettre que vous avez là...
CÉSAIRE.
Bien possible. Les fonds sont partis depuis trois jours... Elle pourra faire de belles phrases, elle ne rendra pas l’argent... Je les connais, tu penses.
S’interrompant et montrant Déchelette qui traverse le fond.
Té, pardi, j’étais sûr qu’il allait venir.
Déchelette s’approche, pâle, changé, triste.
Scène V
GAUSSIN, CÉSAIRE, DÉCHELETTE
CÉSAIRE.
Et adieu, monsieur Déchelette.
Gaiement.
Ça va bien, là-bas... Paris, les boulevards, le femellan ?...
Il s’arrête interdit devant la pâleur et la tristesse de Déchelette.
DÉCHELETTE.
Bonjour... Bonjour...
GAUSSIN, à Déchelette.
Vous avez été souffrant, cher ami ? Je vous trouve changé.
DÉCHELETTE.
Moi ? Non, je ne sais pas.
GAUSSIN.
Peut-être le chagrin d’avoir laissé là-bas... C’est dur...
DÉCHELETTE.
Ah ! oui, ma petite Doré... Elle était gentille, n’est-ce pas ? Et douce, pas gênante. Un joli mouton... Nous ne faisions guère de bruit à nous deux. Comme elle disait bien, de sa voix tranquille : « Emmène-moi, Déchelette, ne me laisse pas seule !... Je ne pourrais pas vivre sans toi... » Mais nous sommes forts, nous autres, on ne nous entortille pas.
CÉSAIRE.
Pardi !
Montrant Gaussin.
Je ne suis pas fâché que vous disiez cela devant lui.
GAUSSIN.
Ç’a été terrible, hein ? Comment avez-vous fait ?
DÉCHELETTE.
C’est bien simple. Un petit programme dressé d’avance et que j’ai suivi fidèlement. La veille de mon départ... car enfin, il fallait partir, depuis le temps que je le disais et que je le prêchais aux autres... je lui ai payé un bon dîner et je l’ai conduite au théâtre. Tout cela bien convenu. Elle paraissait contente, me tenait la main tout le temps et murmurait : « Je suis bien, je suis bien. » Puis je l’ai ramenée chez elle, à son troisième de la rue La Bruyère. Nous étions tristes tous deux... sans parler. J’avais dit que je n’entrerais pas et je ne suis pas entré. On s’est quitté sur le palier, bons amis. En descendant, le cœur un peu gros, j’entendis qu’elle me criait quelque chose comme : « mn, mn, mn... plus vite que toi. » Mais je n’ai compris qu’en bas... dans la rue... sur le pavé...
GAUSSIN.
Comment ?... Sur le pavé ?... Elle s’est...
DÉCHELETTE.
Tuée... comme elle l’avait dit devant vous... fichée par la fenêtre. Elle est morte une heure après, sans un mot, sans une plainte, me fixant de ses prunelles d’or. Très pâle, avec un peu de sang sur la tempe, elle était encore jolie, si douce, mais comme je me penchais pour essuyer cette goutte de sang qui revenait constamment, son regard m’a semblé prendre une expression terrible. Une malédiction que la pauvre fille me jetait. Depuis, je suis là, pensant toujours à la même chose. J’essaye d’échapper à ce regard qui m’accuse ; car, enfin, c’est moi qui l’ai tuée ! Qu’est-ce que ça me faisait, je vous demande, de rester encore quelque temps, ou de l’emmener, la pauvre enfant ?... Non, l’orgueil, l’entêtement d’une parole dite ; je n’ai pas cédé et elle est morte, morte de moi qui l’aimais pourtant. Voyons, mes amis, vous me connaissez, je ne suis pas méchant... C’est un peu fort tout de même que j’aie pu faire une chose pareille.
Instant d’émotion générale. Brusquement, essuyant ses yeux.
Allons, où est Divonne ? Je m’embarque demain... Je ne veux pas partir sans l’avoir vue...
CÉSAIRE.
Mais nous montons avec vous, monsieur Déchelette.
DÉCHELETTE.
Non, non, merci. Je me suis remué à vous raconter tout ça... Je vais marcher un peu... tout seul...
Il s’éloigne.
GAUSSIN.
Hein ! ces ruptures... c’est pourtant vrai qu’elles peuvent en mourir...
Scène VI
CÉSAIRE, GAUSSIN
CÉSAIRE.
Allons, allons, tu ne vas pas te fourrer de ces idées-là dans la tête. Mais, mon ami, elle ne s’est pas tuée à cause de la rupture, cette petite Doré. Il me semble que je la vois, une triste, une indolente. La vie l’ennuyait, elle a pris ce prétexte-là comme un autre... Déchelette est bien naïf de croire que c’est pour lui... Si toutes les femmes mouraient quand on les quitte, il n’en resterait plus une, alors... Tiens ! Je ne sais pas ce qu’est devenue Pellicule après moi... Mais je parie tout ce que tu voudras qu’elle n’est pas morte. Tu comprends, c’est pas à moi qu’on les raconte, ces histoires-là. Té ! veux-tu un autre exemple ? Quand Courbebaisse a lâché sa Melpomène pour se marier, c’est moi qui me suis entremis, et je t’ai mené ça !... Jusqu’au moment du mariage, la Mornas a tout ignoré. Le matin du grand jour, un 15 août... oh ! je me souviens de la date... je l’emmène à Chaville... Censé que Courbebaisse devait nous rejoindre pour déjeuner. Sur le coup de midi, à l’instant précis où il entrait à l’église derrière le suisse, je tire ma montre et je dis gravement à Paola... elle s’appelait Paola de son petit nom... – « Midi, c’est fait. – Quoi donc ? – Il est marié ! – Qui ? – Courbebaisse. – V’lan ! » – Ah ! mon ami, quelle gifle ! Et tout de suite, sur la gifle, la crise de nerfs, les sels, le lit, le médecin. C’est comme dans les duels, il faut toujours un médecin dans ces affaires-là... J’en ramenais un... À cent pas de l’auberge, des cris, du monde, tout le village sous la fenêtre. Ah ! mon Dieu, elle s’est tuée. Ah ! vaï, tuée !... Elle était au balcon et chantait la Marseillaise à toute gorge, roulée dans un drapeau tricolore de la fête...
GAUSSIN, riant.
C’est très drôle.
CÉSAIRE.
Très drôle, moins la gifle... Et voilà, mon garçon, comment s’est terminée la liaison de Courbebaisse, et comme elles se terminent toutes, onze fois sur dix... Je ne te dirai pas que tout a été fini d’une fois... Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de surveillance. Mais le plus fort était fait... C’est comme pour toi... Je crois que la crise touche à sa fin... Il y a déjà quelque chose de plus doux, de résigné dans ses lettres.
Il commence à décacheter la lettre.
GAUSSIN.
Ah ! ne me la montrez pas.
CÉSAIRE.
N’aie pas peur... Je regarde seulement.
Avec un bond.
Miséricorde !
GAUSSIN.
Quoi donc ?
CÉSAIRE.
Jamais de la vie, par exemple !
GAUSSIN.
Mon oncle...
CÉSAIRE.
En voilà un aplomb...
GAUSSIN.
Mais enfin...
CÉSAIRE.
Elle arrive.
Regardant la lettre.
« Je quitte Paris ce soir. » C’est-à-dire hier soir... La voiture d’Avignon est rendue à Châteauneuf à cinq heures... Sapho doit être ici.
GAUSSIN, très pâle, très ému.
Je ne veux pas la voir... à aucun prix.
CÉSAIRE.
J’y vais, moi, je lui parlerai.
GAUSSIN.
Oui, oui, je vous le demande.
CÉSAIRE.
A-t-on jamais vu !... Relancer ainsi les gens. Attends un peu, ma fille ; je vais te flanquer la gendarmerie après les jambes...
GAUSSIN.
Ah ! mon oncle...
CÉSAIRE.
Mais non, mais non... C’est une façon de parler... Fie-toi à moi... Allons, attends-moi là... Elle sera vite expédiée...
Il sort par la droite.
Scène VII
GAUSSIN, seul
Je savais bien que cet envoi d’argent la ferait bondir. Maintenant la voilà. Elle est venue. Qu’espère-t-elle, puisque je ne l’aime plus ? Je suis libre pourtant, il n’y a pas de pacte entre nous. Parce que nous nous sommes rencontrés, suis-je condamné à la garder toujours... Pauvre fille ! venir de si loin et s’en aller sans me voir... Quelle cruauté !
Il fait un pas, puis s’arrête.
Oui, mais si j’y vais, suis-je sûr de revenir ? Elle va prier, pleurer... Aurai-je la force de résister à ses larmes ?... Mon Dieu ! mon Dieu !
Il tombe accablé sur son banc.
Scène VIII
IRÈNE, GAUSSIN
IRÈNE, qui s’est approchée doucement de lui.
Qu’est-ce que vous avez, Jean ?
GAUSSIN, bas.
Irène.
Haut.
Moi, rien... rien...
IRÈNE.
Regardez-moi, voyons... Oh ! pas ces yeux-là. Ce sont vos méchants yeux que vous aviez en arrivant, un air de dire : Qu’est-ce qu’elle veut ? Elle m’ennuie, cette petite fille...
GAUSSIN.
M’ennuyer, vous ! Oh ! chère enfant. Mais je ne suis bien que quand vous êtes là... Alors, seulement, ma fièvre tombe, l’angoisse de mon cœur s’apaise, se desserre...
IRÈNE.
Vous voyez bien que vous souffrez. Je l’ai compris dès le premier jour... Dites-moi ce que vous avez, Jean.
GAUSSIN.
Oh ! non, pas à vous...
IRÈNE.
Je suis pourtant bien votre amie, et depuis longtemps... Aussi loin que je regarde en arrière dans ma vie, je vous vois et je ne vois guère que vous...
GAUSSIN, tressaillant.
Que moi ?...
IRÈNE.
Vous autres, les garçons, ce n’est pas la même chose. On se distrait. On oublie. Mais une jeune fille, il ne lui arrive rien ; et maintenant, comme quand j’étais toute petite, si j’avais une peine, c’est à vous que je la confierais... Pourquoi ne pas faire la même chose ?
GAUSSIN.
Écoutez alors... Le mal dont je souffre est le mal des âmes faibles, une lâche pitié qui les paralyse, les... Mais non, c’est impossible, je ne peux rien dire... ne me demandez rien. Seulement votre main, votre chère petite main dans les miennes.
Lui prenant la main.
Il me semble que tout le bonheur de mon existence est là, que je le tiens.
IRÈNE.
Tenez-le donc bien fort, qu’il ne vous échappe pas.
GAUSSIN.
Comment ?... pour toujours, Irène ?
IRÈNE.
Pour toujours, si vous voulez.
GAUSSIN.
Vous m’aimez donc ?
IRÈNE.
Oui... Il n’y a pas longtemps que je le sais... depuis ce matin... En pensant à vous, je me suis surprise à dire tout haut : « Mais je l’aime ! je l’aime !... » Et c’est comme ça que je l’ai appris.
Scène IX
IRÈNE, GAUSSIN, CÉSAIRE
CÉSAIRE, qui entre bouleversé.
Jean.
GAUSSIN, brusquement debout.
Mon oncle ?
CÉSAIRE, apercevant Irène.
Ah ! tu es là, toi ? Monte vite vers Divonne.
IRÈNE.
Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
CÉSAIRE.
Il y a du monde là-haut... M. Déchelette...
IRÈNE.
Ah ! il est arrivé ?
CÉSAIRE, impatienté.
Va vite. Nous allons venir... Mais va donc.
Irène sort après avoir regardé Gaussin.
Scène X
GAUSSIN, CÉSAIRE
CÉSAIRE, s’essuyant les yeux.
Ah ! mon ami.
GAUSSIN.
Vous l’avez vue ?
CÉSAIRE.
Je crois bien, que je l’ai vue. J’en pleure encore. Quelle femme ! Quels accents !... C’est une sainte, je te dis...
GAUSSIN.
Mais comment ?...
CÉSAIRE.
Tout est fini, et sans gifles ; seulement, elle veut te parler.
GAUSSIN.
Ah ! mais non.
CÉSAIRE.
Un mot, tu comprends, rien qu’un mot... Je n’ai pas pu refuser.
GAUSSIN, résolu.
Bien... Où est-elle ?
CÉSAIRE.
Elle vient par les vignes.
GAUSSIN.
Ici ?... Mais vous n’y songez pas ?...
CÉSAIRE.
Laisse donc ! Je connais mon affaire. Partout ailleurs on vous aurait vus. Ici vous êtes loin de tout. Ta tante et Irène sont là-haut avec Déchelette... Je vais les rejoindre et les retenir, qu’on ne vous dérange pas. La voilà, je te quitte.
Il fait un pas pour s’éloigner.
Tu es sûr de toi au moins ? Pas de faiblesse, pas de folie.
GAUSSIN.
Oh ! ne craignez rien, mon oncle. J’avais peur, il y a un instant... Mais maintenant je suis fort.
CÉSAIRE, à part.
Plus fort que moi bien sûr.
Il sort.
Scène XI
FANNY, GAUSSIN
Fanny, qui s’avance lentement, regarde autour d’elle, aperçoit Gaussin, va vers lui très vite, comme pour lui sauter au cou, s’arrête à un pas. Ils se regardent un moment en silence.
FANNY.
Pardonne-moi d’être venue, Jean. On ne se quitte pas sans un adieu. Et puis ça me faisait trop de peine de songer que tu étais parti fâché, sur une scène.
GAUSSIN.
Fâché ? Non... Nous avons eu d’heureux moments ensemble. Je ne me souviens que de ceux-là.
FANNY.
Tu ne m’en veux plus, bien vrai ?
GAUSSIN.
Bien vrai.
FANNY.
Oh ! que tu es bon, que je suis contente, j’avais tellement peur en venant vers toi... tu veux bien que je me repose un peu ?
Elle va pour s’asseoir sur le banc où était Irène.
GAUSSIN, vivement.
Oui, mais pas là.
Avec douceur.
Ici, vous serez mieux.
FANNY.
Ah ! tu dis vous.
Elle s’assied.
C’est que je suis lasse, vois-tu... J’ai tant souffert, tant pleuré, depuis ton départ. Je ne sais pas comment je vis encore... Tu dois me trouver changée, vieillie. Songe que c’est une brisure horrible et si brusque, si inattendue... depuis le temps qu’on se connaissait, qu’on vivait serrés l’un contre l’autre... méchant !
GAUSSIN, l’interrompant.
Vous êtes à Ville-d’Avray, toujours ?
FANNY.
Où veux-tu que j’aille ? Je n’ai la force de rien. Je suis là comme après une mort, un incendie ; je pleure, j’attends, ne sachant à quoi me prendre. Quelquefois, le matin... mais les premiers temps seulement, plus maintenant... je me réveillais toute joyeuse : « C’est aujourd’hui ; il va revenir... » Pourquoi ? Rien... une idée... Alors, je mettais ma plus belle robe, j’arrangeais mes cheveux comme tu les aimais, et jusqu’au soir, jusqu’au dernier filet de lumière, je restais le front contre la vitre, guettant le bruit de ton pas dans la ruelle... la petite sonnette du jardin. Fallait-il être folle !
GAUSSIN.
Et votre père ?
FANNY.
Il est parti ; les Hettéma ne viennent plus, je suis seule.
GAUSSIN.
Vous avez l’enfant ?
FANNY.
Oui, j’ai l’enfant. Je lui en veux. C’est lui qui est cause de tout.
GAUSSIN.
Il faut rentrer à Paris, ce serait trop triste, l’hiver.
FANNY.
Oh ! non, laisse-moi là-bas. Notre petite maison m’enveloppe de toi. D’abord, qu’est-ce que je ferais à Paris ? J’ai le dégoût de cette vie, de ce passé qui t’éloigne... Je n’en veux plus. J’ai été à toi, ta femme ; j’entends rester tienne à jamais, garder le goût de tes caresses. C’est bien drôle, n’est-ce pas ? Sapho vertueuse !... Mais pas pour toi... Et, alors, pense, quel supplice ! Tous les deux, dans Paris, car tu vas y revenir... et ne pas se voir !... Tu te sens donc bien fort, dis ? moi, j’aurais beau te promettre, je ne pourrais pas, on ne verrait que moi dans ton escalier... Il vaut mieux que je reste là-bas. Seulement, écoute... Je comprends que notre vie à deux t’ait pesé trop. Trop de choses te blessaient, t’effrayaient... Je te tirais trop en bas, sans le vouloir... Je sais tout cela, m’ami... mais enfin, sans vivre toujours ensemble, on pourrait n’être pas perdu l’un pour l’autre. Si tu venais me voir de temps en temps, pour m’acclimater ? Tu viendras, dis ? La petite maison se fera belle, il n’y aura que nous deux. C’est une charité que je te demande... pour un bout de temps encore... une petite place dans ton cou, ma place, quand tu me portais dans l’escalier, tu sais, m’ami.
GAUSSIN.
Oui, je sais, mais ce n’est pas possible.
Il se dégage doucement.
FANNY, se rapprochant.
Pourquoi ?
GAUSSIN.
Si je venais une fois, je ne m’en irais plus.
FANNY, féline.
Tu crois ?
GAUSSIN, éclatant.
Tu n’en as donc pas assez, malheureuse, de notre collier de torture ? Tu veux reprendre cette vie de soupçons, de rongement, de basse jalousie ? Tu ne comprends donc pas que nous ne pouvons que souffrir l’un par l’autre ?
FANNY, les larmes dans la voix.
Mais je ne t’ai rien fait. Du jour où je t’ai connu, je t’ai aimé fidèlement, j’ai été à toi toute, cherchant toujours à te faire de moi une joie nouvelle.
GAUSSIN, entre ses dents.
Et le passé ?
FANNY.
Ah ! cet affreux passé... Ce n’est pas ma faute pourtant... À moins de m’arracher... ?
Elle fait un geste.
GAUSSIN.
Ni ta faute ni la mienne. C’est le malheur de nos existences de s’être rencontrées trop tard.
FANNY.
Mais, avec le temps, tout s’efface.
GAUSSIN.
Oui, chez les Hettéma, le bétail accouplé, où l’amour tient si peu de place... Seulement la lâche habitude et le vice entré dans les os. Nous, ce qui nous attendait, je vais te le dire... Il y a des pays d’Orient où, quand la femme a mal fait, on la coud vivante avec un chat, dans une peau de bête toute fraîche. Puis on lâche le paquet sur la plage, hurlant et bondissant en plein soleil. La femme miaule, le chat griffe, tous deux s’entre-dévorent, pendant que la peau se racornit, se resserre sur cette horrible bataille de captifs. C’était cela notre existence... Je n’en ai pas voulu, je n’en veux pas.
FANNY.
Moi, elle ne m’effrayait pas ; souffrir avec toi, par toi, c’était bon encore...
GAUSSIN, redevenu froid.
D’ailleurs, il y a une raison plus forte que tout à notre rupture... Je rentre à Paris, mais seulement pour quelques jours. On m’a nommé plus tôt que je ne pensais. Je vais partir.
FANNY.
Partir ?
GAUSSIN, gêné.
Oui, Hédouin, tu te rappelles... celui dont je devais avoir la place...
FANNY, anxieuse.
Eh bien ?
GAUSSIN.
Il est malade, il quitte son poste.
FANNY.
Et alors ?
GAUSSIN, hésitant un peu.
Alors, comme c’était mon tour...
FANNY.
Assez, ne mens plus... tu ne sais pas, d’abord ! Le vrai, c’est que tu te maries. Il y a assez longtemps que ta famille te travaille. Ils ont tellement peur que je ne te reprenne, que je ne t’empêche d’aller chercher le typhus ou la fièvre jaune... Enfin, les voilà contents, et la demoiselle à ton goût, j’imagine. Jobard qui croit encore aux ingénues, comme s’il y avait des ingénues. Tu es venu lui faire ta cour, n’est-ce pas ? Éplucher des pâquerettes avec ta petite, comme on dit chez vous ?
Rire amer.
Ah ! ah ! elle m’amuse, ton histoire d’Hédouin !... Elle m’amuse...
Les poings devant la figure.
Menteur ! Lâche ! Menteur !
GAUSSIN.
Va, va, injurie-moi... Je t’aime mieux ainsi... Tu es moins dangereuse...
FANNY, à ses pieds.
Non, non, ce n’est pas vrai, m’ami... Je suis folle, je souffre... Alors je dis des choses... Tu ne pars pas, n’est-ce pas ? Ce n’est pas fini à jamais entre nous ?
GAUSSIN.
C’est fini.
Il veut se lever, elle le force à reprendre sa place, et devant lui, de tout près, l’étreignant de ses yeux, de son souffle, avec des caresses enfantines, les mains sur sa figure, dans ses cheveux, sur sa bouche.
FANNY.
Non, ne dis pas cela, attends, laisse-toi aimer. Tu le regretteras. Crois-tu que cela se retrouve deux fois dans la vie, d’être aimé comme je t’aime ? Oui, oui, tu partiras, tu te marieras, mais plus tard. Tu as le temps. Tu es jeune ; moi, bientôt je serai finie, et alors nous nous quitterons tout naturellement. Mais d’ici là nous n’avons pas encore épuisé toutes nos joies, toutes nos ivresses. Deux ans, qu’est-ce que c’est ? Souviens-toi comme nous avons été heureux... Nous le serions encore si tu voulais, dis ? Tu te détournes, tu ne réponds pas. Oh ! je voudrais dormir, et que tout ça ne soit qu’un rêve.
GAUSSIN.
Tais-toi, tais-toi... tu me fais mal.
FANNY.
Grâce ! Pitié ! Je t’aime, je n’ai que toi... Mon amour, ma vie, ne me quitte pas... Qu’est-ce que tu veux qu’elle devienne, la triste créature qui a dormi si longtemps près de ton cœur ? Fanée, flétrie, comme tu me laisses... mais regarde-la donc, ma pauvre figure fripée de larmes... Ce n’est plus de l’amour que je te demande, c’est un peu de pitié pour le chien qui t’aimait, que tu pouvais battre, qui te serait resté fidèle jusqu’à la mort...
GAUSSIN.
Voyons... Il le faut... Sois raisonnable.
FANNY.
Oh ! comme il me parle. Comme il est fort, lui. C’est fini... Il ne m’aime plus... Tout est noir maintenant. Je suis perdue. Au secours ! au secours !
Elle se laisse aller à terre, dans le jour qui tombe, sans force, sans parole. Rien que des sanglots, des cris, puis des larmes, une longue plainte d’enfant, et de temps en temps un Oh ! profond et sourd comme devant quelque chose d’horrible qu’elle chasse et revoit toujours.
Scène XII
FANNY, GAUSSIN, CÉSAIRE, DÉCHELETTE
CÉSAIRE, s’avançant dans l’ombre avec Déchelette.
Jean... Où êtes-vous ?
GAUSSIN.
Emmenez-la ! Emmenez-la ! Je n’en puis plus.
DÉCHELETTE, se baissant vers Fanny.
Relevez-vous, mon enfant... Allons, prenez mon bras.
FANNY, convulsionnée de gros soupirs.
Emportez-moi, loin, bien loin... Oh ! oh !... Jean ! mon Jean !
Pendant que Déchelette l’emmène, Jean sanglote dans les bras de Césaire.
ACTE V
Le même décor qu’au troisième acte, le petit rendez-vous de chasse dans les bois, mais à moitié démeublé, dénudé, sans rideaux. Par terre, une malle, un sac de voyage, cartons, paquets ficelés prêts au départ. L’armoire ouverte et vide. Dans la grande cheminée, quelques tisons qui s’éteignent. Par la porte du fond, par les hautes fenêtres à petits carreaux qui n’ont plus leurs jolies tentures, se montre un lugubre paysage d’hiver, le jardin frissonnant, les bois dépouillés, tout blancs de neige. Fanny en toilette de route, debout près de la cheminée, achève de boucler un sac de voyage. Mme Hettéma, en fanchon de dentelle, des socques aux pieds, est assise sur le canapé. Francine, en sabots, balaye le perron.
Scène première
FANNY, MADAME HETTÉMA, FRANCINE
FANNY, posant sur la malle le sac de voyage.
Voilà, tout est prêt.
Appelant.
Francine !
FRANCINE, déposant son balai.
Madame ?
FANNY.
Vous vous rappelez bien, n’est-ce pas ? Les quelques meubles qui restent, le lit, le divan, la table, par petite vitesse.
FRANCINE.
Bien, madame. Et les malles ?
FANNY.
Elles partent avec moi. Allez prévenir l’homme du chemin de fer.
Rappelant Francine qui sort.
Et l’écriteau ?
FRANCINE.
Oh ! j’l’ai mis c’matin. Seulement, avec ce temps-là, qu’est-ce que vous voulez qui passe ? Y a que les corbeaux qui l’verront.
Elle sort en refermant la porte du fond.
Scène II
FANNY, MADAME HETTÉMA
MADAME HETTÉMA.
Alors, c’est décidé. Vous partez ?
FANNY.
Je pars.
MADAME HETTÉMA.
Pas besoin de vous demander où vous allez... M. Jean vous a écrit, vous allez le rejoindre.
FANNY.
Jean ? ma foi, non, c’est fini. Quinze jours sans nouvelles. Il ne pense plus à moi. Qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut pas les tenir à la chaîne. Il suit sa route, ce garçon. Il a raison. Je n’ai pas le droit de lui en vouloir.
MADAME HETTÉMA, se levant et croisant ses bras.
Enfin, convenez que vous êtes une drôle de créature... Avec vous, il y a toujours du nouveau, toujours des sur prises... Vous êtes revenue du Midi dans un état, dans un désespoir ! Le mal qu’on a eu pour vous empêcher de faire des bêtises ! Vous vous rappelez cette scène ? Le petit Joseph qui vient nous chercher au milieu de la nuit : « Au secours ! Venez vite, ménine veut mourir. » Et les cris, les larmes, le laudanum... Sans nous, il y avait dans les journaux un fait divers de plus... C’est M. Hettéma qui n’aurait pas été content, lui qui déteste tant la publicité ! Aujourd’hui, nouvelle histoire... On ne pleure plus, on part sans même laisser son adresse à ses bons voisins.
FANNY.
Oui, c’est vrai... Une étrange créature... Je ne me connais pas moi-même... Des choses me poussent ; je vais, les bras tendus, sans savoir... J’ai fait ça toute ma vie.
MADAME HETTÉMA.
Sans doute, sans doute, vous êtes toute de passion... Mais ça n’a qu’un temps, les aventures romanesques... Il faut s’arrêter ; il faut relayer, monseigneur, comme disait... l’autre. À votre place, je songerais au repos, au vrai repos, le mariage... Un bail pour la vie, avec un brave homme, pas très fort surtout, à qui vous feriez une grâce en l’épousant, jolie comme vous êtes...
FANNY, avec un mouvement.
Un brave homme ne m’épouserait pas.
MADAME HETTÉMA.
Eh bien ! et moi ?... Est-ce que M. Hettéma ne...
FANNY.
Il ne savait pas peut-être, M. Hettéma ?
MADAME HETTÉMA.
Eh ! si, parfaitement, il savait. Seulement il a eu le tact d’oublier.
FANNY.
Mais moi, je n’oublierais pas. On m’a trop dit ce que j’ai été. Je m’en souviendrais toujours, maintenant.
MADAME HETTÉMA.
Vous ! Allons donc ! D’abord, ma chère, un des dons précieux de la femme, c’est le manque absolu de mémoire. Elle est toute à l’heure présente, sans jamais regarder ni devant, ni derrière... Et puis, si vous saviez, le mariage... Quel coup d’éponge sur l’ardoise !... Ainsi, moi... Chut ! la bonne.
Scène III
FANNY, MADAME HETTÉMA, FRANCINE
FRANCINE, larmoyant.
Madame, l’homme du chemin de fer sera là dans une demi-heure.
FANNY.
Qu’est-ce que vous avez, ma pauvre fille ?
FRANCINE.
C’est si malheureux de perdre une bonne maîtresse comme ça !... J’fais qu’pleurer depuis ce matin...
FANNY.
Il ne faut pas vous désoler, mon enfant... Vous trouverez quelque chose dans le pays... J’ai déjà dit un mot à Mme Hettéma. Elle est presque décidée à vous prendre.
MADAME HETTÉMA.
Seulement, il y a la question de moralité. Oh ! là-dessus, M. Hettéma...
À Francine.
Enfin, vous viendrez nous voir, nous en causerons.
À Fanny.
Allons, adieu, vilaine mystérieuse !... Est-ce que vous daignerez nous donner de vos nouvelles ?
Sourire de Fanny.
C’est que je vous aime beaucoup, et vous allez me manquer. Pas à M. Hettéma, par exemple... Il aime tant son repos et toutes ces histoires lui ont causé tant d’agitation ! Enfin, il va pouvoir jouir de la campagne, et rentrer dans la paix de ses sabots.
Se retournant vers la chambre où est entrée Fanny.
Adieu, adieu, mignonne !
Elle s’en va en fredonnant.
Notre vaisseau va quitter cette plage.
Oh ! bien longtemps, je serai sans vous voir.
Scène IV
FRANCINE, seule, campée au milieu du théâtre
Les Hettéma ! les Hettéma ! Est-ce bien ça qui me convient ? C’est vrai qu’ici c’était pas bien rigolo depuis quelque temps. En avons-nous eu des affaires !... Mais madame était si bonne enfant ! Tandis que les autres, là-bas, avec leur moralité... C’est que j’aime à rire, moi, y a pas...
Elle s’avance sur le perron pour balayer. Regardant dehors.
Tiens ! quelqu’un qui s’arrête pour voir notre écriteau... Il va peut-être louer... Entre donc, serin ! c’est pas cher et c’est confortable.
Montrant le décor.
Surtout dans ce moment-ci. Ah ! mais, il entre, il se décide.
Avec un cri.
Tiens ! on dirait... Pas possible !
Scène V
GAUSSIN, FRANCINE
Gaussin entre effaré, regarde Francine, les malles, tout le désordre.
GAUSSIN.
Qu’est-il arrivé ? Où est-elle ?
FRANCINE.
Ah ben ! par exemple...
GAUSSIN.
Mais parle donc.
FRANCINE.
En v’là une affaire !
Courant à la porte de la chambre qui est fermée.
Madame !...
Voix de FANNY.
Quoi donc ?
GAUSSIN.
Fanny !
Soupir de soulagement.
Ah !
FRANCINE.
C’est monsieur.
Voix de FANNY.
Qui, monsieur ?
Scène VI
GAUSSIN, FRANCINE, FANNY
Fanny ouvre la porte. Elle tient une toque et, sur le bras, un grand manteau de fourrure.
FANNY, stupéfaite.
Comment !... C’est vous ?
FRANCINE.
En voilà une surprise !
Elle sort sur un geste de Fanny.
GAUSSIN, les deux mains sur sa poitrine.
Ah ! que j’ai eu peur... Cet écriteau, cette maison ouverte... J’ai cru à quelque grand malheur.
FANNY.
Un malheur ?
GAUSSIN.
Oui... l’histoire de cette petite Doré qui ne me sortait plus de la tête... Mais je vois que tu ne prends pas les choses aussi tragiquement qu’elle.
FANNY.
Tu te trompes, Jean ; j’ai essayé de mourir, je n’ai pas pu. On m’a arrêtée, ma main tremblait. Peut-être la peur de devenir laide... Oh ! cette petite Alice, comment a-t-elle eu le courage ?
JEAN.
Et tu t’en vas. Tu déménages ?
FANNY.
Oui... vous m’aviez dit...
GAUSSIN.
C’est toi qui dis vous, maintenant ?
FANNY.
Tu m’avais dit que je serais trop seule. L’hiver, le froid...
GAUSSIN.
Tu n’as donc plus le petit ?
FANNY.
Non... On est venu le chercher.
GAUSSIN.
Qui ?
FANNY, baissant la voix, hésitant.
Son père.
GAUSSIN, bas, également.
Ah ! Il est donc sorti de ?...
FANNY.
Il a obtenu sa grâce. Je croyais que tu le savais...
GAUSSIN, fiévreux.
Moi ! Est-ce que je m’occupe de ce monsieur ?... Alors, en sortant de prison, il est venu te voir et il emmène son enfant ? Où vont-ils ?
FANNY.
Au Morvan, dans son pays.
GAUSSIN, vivement.
Et toi, tu vas le rejoindre... Ah ! quelle bonne farce !... Moi qui ai tout brisé là-bas, qui revenais le cœur serré, avec la même vision obsédante, la peur de te trouver morte... Voyons, sois franche... Depuis quand est-il libre ? Quand est-il venu chercher son enfant ?
FANNY.
Hier.
GAUSSIN.
Et il est parti ?
FANNY.
Ce matin... Il neigeait... Il a passé la nuit sur cette chaise...
GAUSSIN.
Tu mens... Ce n’est pas là qu’il a passé la nuit.
Montrant la chambre.
C’est là... dans ta chambre.
FANNY.
Je te jure que non, Jean... Et après, quand cela serait ! Est-ce que je savais que tu allais revenir ? Je t’ai assez prié, pourtant... J’ai assez pleuré !... Alors, n’espérant plus te revoir, trop lâche pour me tuer, qu’est-ce que ça pouvait me faire, tout le reste ?
GAUSSIN, bégayant de colère.
Et puis le bouquet du bagne !... C’est ça qui t’a semblé bon... Ah ! misérable.
Il lève la main sur elle comme pour l’écraser.
FANNY, lui sautant au cou avec un sourd grondement de joie et de victoire.
M’ami, m’ami, tu m’aimes encore !... Si... si... tu m’aimes, ne t’en défends pas... Tu es venu par pitié, je le sais bien, mais ce n’est plus de la pitié que tu as dans les yeux, c’est de l’amour, je t’en réponds.
Longue étreinte.
GAUSSIN, se dégageant après un silence.
Et alors... que devenons-nous ?
FANNY.
Décide.
GAUSSIN.
C’est tout décidé. Il y a un poste de consul vacant au Brésil... Je vais le demander, et je t’emmène... Nous partirons avant huit jours. Pas besoin de défaire les malles.
FANNY.
Et ton mariage ?
GAUSSIN.
Tais-toi... Tu sais bien que si je me mariais je te reviendrais toujours. Pour faire un ménage à la de Potter ? Allons donc ! Si bas que je sois tombé, je n’en suis pas encore là... D’ailleurs, pourquoi me marier ? Toutes les joies de la vie à deux sont finies ; je les ai usées, épuisées avec toi.
FANNY, après un temps elle roule une cigarette.
Pauvre bébé, va !... C’est loin, ce pays que tu dis ?
GAUSSIN.
Très loin... Dans l’Amérique du Sud... Tu hésites ?
FANNY.
Pourquoi me dis-tu ça ?
GAUSSIN.
C’est ta cigarette. Quand tu fumes, ça ne va pas... Tu cherches toujours quelque chose.
FANNY, jetant sa cigarette.
Non. Je pense à ce malheureux qui va m’attendre.
GAUSSIN.
Où est-il ?
FANNY.
À Paris... Il règle quelques affaires... Nous devions partir ensemble.
GAUSSIN.
Il faut lui écrire que tu ne peux pas, que tu as changé d’idée.
Les dents serrées.
Et s’il n’est pas content...
FANNY.
Oh ! ce n’est pas un homme bien terrible, va ! Il a passé toute la ‘ nuit à pleurer sur mon épaule...
Bas.
Il n’y a pas de quoi se monter la tête.
GAUSSIN.
Écris... et fais porter la lettre.
Il s’assied devant la cheminée.
FANNY.
Tu as froid... Attends que je rallume le feu... Chauffe-toi, m’ami... Est-ce que tu n’as pas faim ?... Je te trouverai bien par là, dans une armoire...
GAUSSIN.
Non, merci.
Grelottant.
C’est bon, le feu ! Cette nuit en wagon, la course, tant d’émotions... Je suis brisé.
FANNY.
Si tu te reposais un peu ?
GAUSSIN.
Non, non... Fais ta lettre, d’abord.
FANNY.
Je vais la faire... Étends-toi donc là sur le divan, il vient de ton pays ; tu te rappelles ? Tout petit, tu y as fait de bonnes siestes...
Elle rapproche le divan et l’oblige à s’asseoir dessus.
Comme ça... là... Attends, tu seras mieux.
GAUSSIN, allongé.
Ne t’en va pas... Laisse un instant ton bras sous ma tête... Ah ! que je suis lâche !...
Bas, à demi endormi.
La lettre...
FANNY.
Oui, tout à l’heure... Dors, dors...
Quand elle le voit endormi, elle se lève, va chercher son maryland, roule une cigarette, fume, rêveuse, debout devant le feu, sa robe relevée, chauffant un de ses pieds. Puis, après être restée longtemps songeuse dans la fumée, elle jette vivement sa cigarette d’un grand geste résolu, prend le buvard, l’encrier, s’assied sur la malle et écrit très vite, lisant à demi-voix.
« Eh bien ! non, je ne pars pas, Jean. C’est une trop grande folie dont je ne me sens pas la force. Pour des coups pareils, mon pauvre ami, il faut la jeunesse que je n’ai plus ou l’aveuglement d’une passion folle qui nous manque à l’un comme à l’autre. Il y a quelques jours, je ne dis pas. Un signe de toi m’aurait fait te suivre de l’autre côté de la terre...
Le regardant.
Car je t’ai aimé passionnément... et j’ai souffert comme jamais pour m’arracher de toi !... Mais ça use, vois-tu, un amour pareil... Maintenant, je ne peux plus. Tu m’as trop fait vivre, trop fait souffrir ; je suis à bout ! Dans ces conditions, la perspective de ce grand voyage, de ce déménagement d’existence me fait peur. »
GAUSSIN, endormi.
Fanny... la lettre... Flamant.
FANNY écrit.
« Et ne te figure pas que ce soit à cause de ce malheureux. Pour lui, comme pour toi et tous les autres, c’est fini, craqué... Mon cœur est mort... Mais il reste cet enfant dont je ne peux plus me passer et qui me ramène auprès du père... Je te l’ai dit, mon pauvre petit, j’ai trop aimé, je suis rompue... À présent, j’ai besoin qu’on m’aime à mon tour, qu’on me choie et me berce ; celui-là ne me verra jamais de rides, ni de cheveux blancs, et s’il m’épouse comme il en a l’intention, c’est moi qui lui ferai une grâce. Compare... Surtout pas de folies, n’essaye pas de me revoir... Tu ne pourrais pas... Te voilà libre, sois heureux... Retourne à ta famille et marie-toi... Tu n’entendras plus parler de moi... Jamais... Adieu ! »
Après avoir écrit, elle pose la lettre bien en évidence sur la chaise. À ce moment, la porte s’ouvre. Francine entre avec un homme d’équipe.
Scène VII
GAUSSIN, FANNY, FRANCINE, UN HOMME D’ÉQUIPE
FANNY, debout, montrant Gaussin.
Chut !
Elle hésite encore un instant ; puis, avec un geste vers la malle, donne l’ordre muet.
Enlevez !
L’homme, aidé de Francine, emporte la malle et les paquets. Ils sortent sans dire un mot. Alors Fanny prend vivement son manteau, son chapeau, revient vers la lettre et écrit en post-scriptum ces mots qu’elle dit tout haut.
Un baiser, le dernier, dans le cou, m’ami.
Elle jette un dernier regard sur Gaussin, et sort précipitamment par la porte du fond qu’elle referme. On la voit se perdre dans la neige de la campagne désolée et le rideau tombe sur Gaussin toujours endormi.