Monsieur votre fille (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
Comédie mêlée de chant, en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 2 mars 1855.
Personnages
ANGEL DOUCINET (28 ans)
MONTFLACHARD
JEAN, domestique
BRADAMANTE, fille de Montflachard
BERTHE, nièce de Montflachard
La scène est aux environs de Saumur, chez Montflachard.
Le théâtre représente un salon de campagne, ouvrant sur un parc ; deux portes à droite, une à gauche, deuxième plan ; porte au fond. Une table à gauche, avec ce qu’il faut pour écrire. Au premier plan de gauche, une cheminée sur laquelle est un porte-liqueurs et une grosse pipe.
Scène première
JEAN, seul
Au lever du rideau, Jean tient une paire de bottes vernies et achève de brosser un pantalon.
Voilà le pantalon et les bottes de mademoiselle Montflachard... C’est drôle, une demoiselle en pantalon !
Il va à la deuxième porte de droite et frappe.
Mademoiselle, peut-on entrer ?... c’est moi ! Jean ! votre femme de chambre.
Scène II
JEAN, MONTFLACHARD
MONTFLACHARD, paraissant au fond, tête et costume du vieux militaire retraité : une cravache à la main ; à Jean.
Eh bien, qu’est-ce que tu fais-là, toi, Jocrisse ?
JEAN.
Je porte les bottes de Mademoiselle.
MONTFLACHARD.
Ma fille ?... Il y a beau temps qu’elle court les champs !
JEAN.
Alors, on peut entrer.
Il rentre un moment.
MONTFLACHARD, seul.
Dès qu’on sonne la diane de Saumur, ici près... Bradamante est sur le pied ! ah ! c’est que je ne l’ai pas élevée comme une parisienne...
À Jean, qui rentre.
Allons ! avance ici, l’haricot !
JEAN.
L’haricot ! Je m’appelle Jean, monsieur !
MONTFLACHARD.
Silence ! dans les rangs !
JEAN.
Oui, monsieur Montflachard.
MONTFLACHARD.
Il paraît que c’est aujourd’hui ma fête...
JEAN.
La Saint-Montflachard ?
MONTFLACHARD.
La Saint-Stanislas, imbécile !... J’offre un thé aux officiers de l’école de cavalerie de Saumur... de bons enfants !... Nous ferons du punch... du grog... du bischoff...
JEAN.
Et pour les dames ?...
MONTFLACHARD.
Pour les dames, du vin chaud ! Tu t’entendras avec Berthe, ma nièce.
JEAN.
C’est étonnant, Monsieur, comme vous aimez les militaires !
MONTFLACHARD.
Que veux-tu ! des frères d’armes !...
JEAN.
Tiens ! je croyais que vous aviez vendu du chocolat ?...
MONTFLACHARD.
Veux-tu te taire, animal ! J’ai fait la campagne d’Espagne... J’ai contribué de ma personne à la prise de trois demi-lunes...
JEAN, étonné.
Vous, Monsieur !
MONTFLACHARD.
En qualité de négociant en gros ! Je revenais de Pampelune avec une forte partie de chocolat... Tout à coup, je me trouve pris dans une gorge entre deux fusillades... les Français d’un côté, les Espagnols de l’autre... et moi au milieu...
JEAN.
Sapristi !
MONTFLACHARD.
Naturellement, je me cache...
JEAN.
Quelle venette vous avez dû avoir !
MONTFLACHARD.
Je t’en réponds !... pas pour moi !... pour mes marchandises... Mon âme n’a jamais connu la peur.
Air : Du Voyage autour de ma femme.
Les Français avaient l’avantage...
Aussi n’ai-je pas hésité !
Bouillant d’ardeur et de courage,
Je me rangeait de leur côté !
Et sous le ciel brûlant d’Espagne,
Durant la fin de la campagne,
Nous partageâm’s, avec éclat,
Mêmes lauriers...
JEAN.
Et même chocolat.
MONTFLACHARD.
Que te dirai-je !... l’odeur de la poudre... la vie des camps... tout cela développa en moi des instincts militaires... Aussi, quand je te regarde, il y a une chose qui m’attriste...
JEAN.
Laquelle ?
MONTFLACHARD.
Tu n’as pas de moustache !... Pourquoi n’as-tu pas de moustaches ?
JEAN.
Oh ! Monsieur ! y pensez-vous ? une femme de chambre !...
MONTFLACHARD.
J’en ai connu qui en portaient !
JEAN.
À propos, est-ce que vous ne songez pas à prendre une soubrette ?
MONTFLACHARD.
Pour la chiffonner ? polisson !
JEAN, avec pudeur.
Oh ! je vous jure.
MONTFLACHARD.
Assez ! je connais le cœur humain des domestiques !... Va me seller Don Culbuter, ce jeune étalon que j’ai fait venir d’Espagne... j’ai résolu de le dompter aujourd’hui.
JEAN, remontant.
Votre cheval chocolat !
MONTFLACHARD.
Bai !... imbécile !
JEAN.
Chocolat ! Monsieur.
MONTFLACHARD.
Je te dis qu’il est bai !...
JEAN.
Je veux bien... mais il est chocolat !...
Il disparaît par le fond.
Scène III
MONTFLACHARD, puis BERTHE
MONTFLACHARD.
Chocolat ! je ne peux pas entendre ce mot-là !... il me rappelle mon ancienne profession... ma boutique ! Pouah !
BERTHE, venant de la gauche.
Bonjour, mon oncle.
MONTFLACHARD.
Comment, tu es déjà levée ?
BERTHE.
Ah ! c’est qu’aujourd’hui c’est un grand jour... Il arrive un prétendu pour ma cousine Bradamante...
MONTFLACHARD.
Eh bien, qu’est-ce que ça te fait ?...
BERTHE.
Tiens, ça m’intéresse !... Quand ma cousine sera mariée, mon tour viendra peut-être ?...
MONTFLACHARD.
Comment, berthe ! tu veux me quitter ?...
Avec dignité.
Est-ce que, par hasard, ma maison... t’embêterait ?
BERTHE.
Oh ! non ! mais je ne m’amuse pas beaucoup ici... Vous ne me menez jamais nulle part.
MONTFLACHARD.
Que veux-tu ?... tu n’aimes ni la chasse, ni le billard, ni les chevaux... Je ne sais plus que t’offrir.
BERTHE.
Mais... le bal ?...
MONTFLACHARD.
Ah ! le bal !... des singeries !... Hier, nous avions une partie de chasse... j’ai voulu te faire tuer un marcassin... tu as refusé !
BERTHE.
J’ai peur des coups de fusil.
MONTFLACHARD.
Femmelette !... Alors, à qui veux-tu que je te marie ?...
BERTHE.
Mais, mon oncle, je vous assure qu’il y a beaucoup de demoiselles qui n’ont jamais tué de marcassins, et qui se marient très bien.
MONTFLACHARD.
À des avocats ! des paperassiers !
BERTHE.
Tout le monde n’est pas comme ma cousine... On dit même que vous lui avez donné une éducation singulière.
MONTFLACHARD.
Une éducation virile ! Une femme doit savoir se protéger !...
BERTHE.
Mais quand elle a un mari ?...
MONTFLACHARD.
Eh bien ! elle protège son mari... D’ailleurs, ancien militaire... j’avais toujours désiré un garçon !... le ciel m’a envoyé une fille... J’ai cherché à corriger ce défaut de nature.
BERTHE.
Vous appelez ça un défaut ?
MONTFLACHARD.
Et puis, ma femme m’a fait promettre de ne jamais quitter Bradamante... Alors, dès l’âge de cinq ans, je l’ai mise en culotte.
On entend un coup de fusil dans le lointain ; mouvement d’effroi de Montflachard et de Berthe.
Tiens, l’entends-tu ? c’est elle qui chasse... Le gaillard !
BERTHE.
Belle chasse... mais elle ne sait pas coudre.
MONTFLACHARD, avec orgueil.
Elle ne sait pas coudre... mais elle sait nager !... elle monte à cheval, elle fait des armes...
BERTHE.
Elle jure même !...
MONTFLACHARD.
Elle jure... tu crois ?... je n’ai jamais remarqué...
BERTHE.
Parfaitement... Hier, elle a dit...
MONTFLACHARD.
Quoi ?
BERTHE.
Sapristi !
MONTFLACHARD.
Sapristi n’est pas un juron... c’est une tournure de phrase ! sois tranquille... celui qui l’épousera pourra se flatter d’voir une femme bien trempée, un homme enfin.
BERTHE, à part.
Ce sera bien agréable pour lui.
MONTFLACHARD.
Aussi, si mes renseignements sont exacts... je lui ai choisi...
BERTHE.
Un gentil petit mari... un jeune homme ?...
MONTFLACHARD, avec mépris.
Allons donc !... un jeune homme ! une mauviette ?... Du tout !... M. Angel Doucinet est un rude lapin... un marin... un homme goudronné !... ami du major Bourdapoil... c’est tout dire !
Scène IV
MONTFLACHARD, BERTHE, DOUCINET
DOUCINET, entrant par le fond avec sa valise, et de fort mauvaise humeur.
Mon Dieu ! que c’est donc bête de tirer des coups de fusil comme ça !
MONTFLACHARD, à part.
Quel est ce pékin ?
DOUCINET, l’apercevant.
Oh ! pardon !... Angel Doucinet, du Havre...
MONTFLACHARD.
Mon gendre ! Touchez là...
DOUCINET, faisant un mouvement.
Aïe !...
MONTFLACHARD.
Qu’avez-vous donc ?
DOUCINET.
Presque rien ; une aventure assez piquante !... Tout à l’heure, en venant ici.
Air : Troupe jolie.
Le long d’un massif de verdure,
Je cheminais d’un pas serein,
Humant de la fraîche nature
L’air si pur... quand j’entends, soudain,
Un coup de fusil peu lointain.
Le plomb m’arrive... et j’en recueille
Quelques grains...
BERTHE.
Ah ! mon Dieu !
DOUCINET.
Tout chauds !...
MONTFLACHARD.
Où ça ?...
DOUCINET, tirant son portefeuille de la basque de son frac.
Mais... dans mon portefeuille,
À part.
Diraient messieurs les artichauts.
Oui, monsieur, dans mon portefeuille...
À part.
Diraient messieurs les artichauts.
BERTHE.
Ah ! c’est bien heureux !
DOUCINET, apercevant Berthe.
Tiens ! une jeune fille !
Saluant.
Mademoiselle...
À Montflachard.
Elle est très jolie... C’est ma prétendue ?....
MONTFLACHARD.
Allons donc ! j’ai beaucoup mieux que ça à vous offrir !...
BERTHE, à part.
Eh bien ! il est poli !
MONTFLACHARD.
C’est ma nièce... ça brode, ça chante, ça danse... une éducation ratée !
DOUCINET, étonné.
Comment ?
MONTFLACHARD.
Berthe, va dire à Jean de préparer la chambre de M. Doucinet.
BERTHE.
Tout de suite, mon oncle.
Chœur.
Air : Des Trovatelles. (Dans le sabot de Marguerite.)
DOUCINET.
C’est à la nièce,
Qu’avec ivresse
J’aillais lancer ma déclaration !
Heureux augure,
Si ma future
Est mieux encor qu’un tel échantillon !
MONTFLACHARD.
Avec ivresse,
Je le confesse,
Ce gendre-là m’a tout l’air d’un luron !
Mâle figure !
Noble tournure !
De ce futur j’ai bonne opinion.
BERTHE.
Oui, je vous laisse,
Et je m’empresse
De m’acquitter de ma commission.
Douce figure !
Noble tournure !
De ce futur j’ai bonne opinion.
Elle sort.
Scène V
MONTFLACHARD, DOUCINET
À peine Berthe est-elle sortie que Montflachard court chercher un porte-liqueurs qu’il pose sur la table.
MONTFLACHARD.
Les femmes sont parties... à nous deux !
Ouvrant le porte-liqueurs.
Kirch, rhum ou eau-de-vie ?
DOUCINET.
Plaît-il ?
MONTFLACHARD.
Kirch, rhum ou eau-de-vie ?
DOUCINET.
Oh ! merci !... je ne prendrai qu’un morceau de sucre avec quelques gouttes de fleur d’oranger.
À part.
Ce coup de fusil m’a remué.
Il s’assoit près de la table.
MONTFLACHARD.
De la fleur d’oranger ?... un marin ! un homme goudronné ! Ah ! je vois ce que c’est, vous n’êtes pas dans votre assiette !
DOUCINET.
Non... je vous avouerai...
MONTFLACHARD, lui présentant une longue pipe.
Tenez ! mettez-vous-y, sapredié !
DOUCINET.
Oh ! non ! je ne fume jamais !
MONTFLACHARD.
Un marin ! Ah ! çà, est-ce que vous allez faire votre Joconde !... pas de façons, sapredié ! entre militaires !
Il s’assoit à cheval sur une chaise, entre la cheminée et la table.
DOUCINET.
Ah ! vous avez servi ?...
MONTFLACHARD, allumant sa pipe avec une allumette.
J’ai fait la campagne d’Espagne !... c’était le bon temps... Quand nous voulions allumer une cigarette, nous allumions un village.
DOUCINET.
Tiens ! pourquoi pas une allumette chimique ?
MONTFLACHARD.
Ah ! très joli !
Prenant un flacon.
Kirch, rhum ou eau-de-vie ?
DOUCINET.
Je vous demanderai un morceau de sucre...
MONTFLACHARD.
Ah ! çà et Bourdapoil ?
DOUCINET.
Il va bien, il élève des pintades.
MONTFLACHARD.
Des pintades ?... pourquoi faire ?
DOUCINET.
Pour les faire couver.
MONTFLACHARD.
Drôle d’idée !
Se levant et fumant.
Voyons mon gendre... racontez-moi vos campagnes sur mer... le branle-bas... l’abordage... la hache dans les dents et le pistolet au poing !!
DOUCINET, à part.
Qu’est-ce qu’il me chante ?...
Haut.
Mes campagnes sont bien simples... je suis parti du havre le 12 février 1842 par un vent nord-nord-ouest... la brise était amère !...
MONTFLACHARD.
Vous rencontrâtes l’ennemi ?...
DOUCINET.
Non... je descendis mettre un gilet de flanelle.
MONTFLACHARD, étonné.
Ah !
DOUCINET.
Le lendemain je fus réveillé à 7 heures.
MONTFLACHARD.
C’était l’ennemi !
DOUCINET.
Non !... c’était le garçon qui m’apportait un potage.
MONTFLACHARD.
Un potage ?... blagueur !...
DOUCINET.
À midi je me fis coiffer.
MONTFLACHARD.
Coiffer ! Ah ! çà, et Bourdapoil ?...
DOUCINET.
Il va bien... il élève des pintades... À deux heures, je me rendis au salon avec ma tapisserie... je tapisse un peu...
MONTFLACHARD, à part.
Cré nom !
DOUCINET.
On y faisait de la musique... l’infirmier chantait un air de la Gazza...
MONTFLACHARD, frappant sur la table.
Je m’en fiche !...
Doucinet se lève, tous deux descendent au milieu.
Mais le branle-bas ?... l’abordage ?... la hache dans les dents ?...
DOUCINET.
Pourquoi faire ?... ma famille m’avait embarqué à bord du Pacifique, pour pêcher la morue.
MONTFLACHARD.
La morue !
Éclatant.
Ah çà ! et Bourdapoil ?...
DOUCINET.
Il va bien ! il élève des...
MONTFLACHARD, à part et riant.
Non ! c’est impossible ! il veut me faire poser.
On entend sonner du cor dans le fond.
DOUCINET.
Tiens ! c’est gentil, ça...
MONTFLACHARD, à lui-même.
Bradamante qui revient de la chasse.
Scène VI
MONTFLACHARD, DOUCINET, BRADAMANTE
BRADAMANTE, au fond, en costume de chasseur, sonnant du cor, puis entrant.
Air nouveau de M. Montaubry.
La chasse
Surpasse
Les plus doux plaisirs !
Rien ne vaut la chasse !
Quels charmants loisirs :
Traquer et poursuivre
Le gibier rusé !
On se sent mieux vivre
Quand on est brisé !
Au grand air, au soleil, et par la veste plaine,
Dans les taillis fourrés, courir dès le matin !
Suivre, sans se lasser, les bons chiens hors d’haleine,
Dont la voix dans les bois forme un concert divin !
Voilà de la chasse
Quels sont les plaisirs, etc.
Remontant, et à la cantonade.
Holà ! Larfaillou ! rentrez les chiens !
Descendant la scène.
Maugrebleu ! je viens de pincer un braconnier !
MONTFLACHARD.
Eh ! bien ! as-tu fait bonne chasse, sacrebleu ?
BRADAMANTE.
Bredouille ! ventrebleu !
À Doucinet.
et trois chiens décousus, Larfaillou les raccommode.
Elle passe à droite, pose son cor sur un meuble, et redescend près d’une chaise sur laquelle elle met son pied pour arranger sa guêtre.
DOUCINET, à part.
Drôle de petit gamin !
Bas à Montflachard.
C’est votre fils ?
MONTFLACHARD.
Comment ! mais c’est elle ! votre fiancée !
DOUCINET, stupéfait.
Ah ! bah ! c’est monsieur votre fille ?
MONTFLACHARD, riant.
Mais oui... – Bradamante, voici ton prétendu... un marin !...
BRADAMANTE.
Ah ?... – Bonjour, bonjour !
DOUCINET.
Mademoiselle... croyez bien que mon plus vif désir...
BRADAMANTE.
Attendez, je suis à vous...
Elle remonte et crie à la cantonade.
Hé ! Larfaillou !...
VOIX, dans la coulisse.
Quoi ?
BRADAMANTE.
Bassine Ravageot avec du rhum !
Elle redescend.
DOUCINET.
Mademoiselle, croyez que mon plus vif désir...
BRADAMANTE, lui donnant une poignée de main.
Bonjour, mon cher, ça va bien ?...
DOUCINET, interdit.
Mais... pas mal... pas mal, et toi ?...
Se reprenant.
Et vous ?
JEAN, entrant, à Montflachard.
Monsieur, vous êtes sellé !
MONTFLACHARD.
J’y cours !
DOUCINET.
Comment, vous nous laissez seuls ?
MONTFLACHARD.
Enlevez ça à l’abordage, sacrebleu !
DOUCINET.
Oui ! sacrebleu...
Ensemble.
Air : De la Chanteuse voilée. (M. Massé.)
DOUCINET.
Allons, morbleu !
Mais, sarpejeu !
Je sens faiblir mon courage !
Quoique marin,
Je doute enfin
De triompher à l’abordage.
BRADAMANTE.
Allons, morbleu !
Il faut un peu
Songer à mon mariage.
De ce marin
À l’air bénin,
Voyons, écoutons le ramage.
MONTFLACHARD.
Allons, morbleu !
Et sarpejeu !
Il faut avoir du courage !
D’un tour de main,
Un vrai marin
Enlève un cœur à l’abordage.
Scène VII
DOUCINET, BRADAMANTE
Tous deux mettent leur lorgnon sur le nez et s’avancent l’un vers l’autre, en s’examinant.
BRADAMANTE.
Ah ! çà, mon cher, parlons carrément !... nous disons donc que vous voulez m’épouser ?...
DOUCINET.
Mais... carrément...
Tous deux font tomber leur lorgnon d’un coup de doigt.
Carrément ; j’aspire à cet honneur.
BRADAMANTE.
Très bien !... je vous étudierai... je vous examinerai, et si vous me plaisez...
DOUCINET.
J’ose espérer qu’à force de soins, de prévenances... croyez bien, monsieur... c’est-à-dire mademoiselle...
BRADAMANTE.
Tiens ! votre jaquette prend bien !
DOUCINET.
Mais la vôtre aussi.
BRADAMANTE.
Qu’est-ce qui vous a fait ça ?
DOUCINET.
C’est Blain...
BRADAMANTE.
Juste mon tailleur !... Ah ! sapristi, nous avons le même tailleur !
DOUCINET.
Oui... oui... c’est très drôle, sapristi !
BRADAMANTE.
Par exemple, je n’aime pas votre gilet.
DOUCINET.
Ah ? – Je vais en changer.
BRADAMANTE.
Allons ! je vous laisse. Adieu, mon cher.
DOUCINET.
Ah ! oui !
Ils échangent une forte poignée de main. À part.
Elle est très vigoureuse sur la poignée de main !... C’est égal, j’ai été froid.
Courant après Bradamante.
Mademoiselle, croyez bien que...
BRADAMANTE.
Quoi ?...
DOUCINET, interdit.
Voulez-vous me permettre ?...
Il lui tend la main.
BRADAMANTE.
Comment donc ?
Ils échangent une deuxième poignée de main.
Ensemble.
Air : De la perle de la Canebière. (J’ suis d’avis.)
BRADAMANTE.
Touchez là sans façon !
Voilà ce j’aime.
Oui, tel est mon système :
Adieu, bientôt nous jaserons.
DOUCINET.
Quel aplomb sans façon !
Voilà ce qu’elle aime.
Oui, tel est son système :
Adieu, bientôt nous jaserons.
Elle entre à droite, deuxième porte.
Scène VIII
DOUCINET, puis JEAN
DOUCINET, seul.
Eh bien ! elle a l’air d’un bien brave garçon ! et puis ce petit costume de chasse ne lui messied pas... une fois, par hasard...
JEAN, sortant de la droite, 1er plan.
Monsieur, votre chambre est prête.
Il lui présente sa valise qu’il prend au fond.
DOUCINET.
Merci, mon ami.
Prenant sa valise.
Je vais passer un habit...
À lui-même, en rentrant.
Oui... je crois que j’épouserai là un bien brave garçon.
Il entre.
Scène IX
JEAN, MONTFLACHARD, puis BERTHE
MONTFLACHARD, paraissant au fond et se frottant les reins.
Ah ! mille tonnerres !
JEAN.
Qu’avez-vous donc ?...
MONTFLACHARD.
C’est cet animal, il m’a fichu par terre !...
JEAN.
Votre cheval chocolat ?
MONTFLACHARD.
Bai, crétin !...
JEAN.
Cacao ! ne vous fâchez pas !
MONTFLACHARD.
À peine étais-je dessus !... crac ! mais je sais pourquoi... je n’ai pas assez rendu la bride.
JEAN, regardant ses habits.
Ah ! comme vous êtes fait !...
MONTFLACHARD.
Tu vas me donner un coup de brosse... et après, je renfourche !
JEAN.
Comment ! encore ?
MONTFLACHARD.
Oh ! je le materai, je veux le mater !
JEAN.
Monsieur... si vous ne vous faisiez brosser qu’après ?...
MONTFLACHARD.
Comment, après ?...
BERTHE, entrant du fond.
Que viens-je d’apprendre, mon oncle... Vous avez fait une chute !
MONTFLACHARD.
Oui... mais je sais pourquoi... je n’ai pas assez rendu la bride.
BERTHE.
Vous n’êtes pas blessé ?...
MONTFLACHARD.
Moi ?... je vais recommencer dès que je serai brossé !
BERTHE.
Pourquoi ne pas laisser cette pauvre bête tranquille ?
MONTFLACHARD, descendant avec elle.
Ma nièce... tout home qui transige avec un cheval n’est pas digne de monter un âne.
BERTHE.
Avec ces maximes-là on se casse le cou.
MONTFLACHARD.
Ne crains donc rien ! j’ai fait la campagne d’Espagne à mulet !
À Jean.
Toi, l’haricot, viens me brosser.
En se frottant le dos.
Je le materai !
JEAN.
Oui, Monsieur, vous le materez.
MONTFLACHARD.
Je veux le mater !...
JEAN.
Nous le materons.
Ils sortent à gauche.
Scène X
BERTHE, puis DOUCINET
BERTHE, seule.
Ce pauvre oncle, il tombe toujours !
DOUCINET, à part, sortant de sa chambre.
Elle ne trouvait pas mon gilet joli, j’en ai changé. – Tiens ! la petite cousine.
BERTHE.
Comment ! vous êtes seul ?... je vous croyais avec...
DOUCINET.
Mademoiselle Bradamante ? je la cherche...
À part.
Si je profitais de l’occasion pour prendre quelques renseignements sur ma future...
Haut.
C’est une personne bien aimable, que votre cousine.
BERTHE.
Oh ! je vous en réponds !...
DOUCINET.
Seulement... entre nous... je la trouve un peu...
BERTHE, à part.
Il veut me faire parler.
DOUCINET.
N’est-ce pas ?
BERTHE.
Elle est charmante !
DOUCINET.
C’est ce que je voulais dire !... Et puis ce ton... ces manières... elle porte très bien l’habit de chasse, et je suis persuadé que dans un salon, en robe de bal, elle doit être...
BERTHE.
Elle est charmante !...
DOUCINET.
Oui ! – On prétend aussi qu’à toutes ces qualités brillantes elle joint des vertus solides... que personne n’entend mieux qu’elle les confitures et la direction d’une maison... hein ?...
BERTHE.
Elle est charmante !...
DOUCINET.
Oui.
À part.
Elle ne sort pas de là
Haut.
Est-elle musicienne ?
BERTHE.
Je crois bien !
À part.
Elle sonne du cor !
Haut.
Je vous en prie, Monsieur, tâchez de l’épouser, hein ? Tâchez !
DOUCINET.
Comment !
À part.
Est-ce qu’elle aurait une commission sur la chose ?
Haut.
Vous vous intéressez vivement à ce mariage ?...
BERTHE.
Dame ! Tous les prétendus viennent pour elle... quand je serai seule, il faudra bien qu’ils viennent pour moi.
DOUCINET.
C’est parfaitement raisonné !... Vous avez donc bien envie de vous marier ?...
BERTHE.
Oh ! oui, allez !
DOUCINET.
Pourquoi ça ?
BERTHE.
Tiens ! c’est pour avoir une armoire à glace ! mon oncle me l’a toujours refusée...
DOUCINET.
Pauvre petite !... elle est très gentille !
À part.
Je tâcherai de lui amener quelqu’un dimanche prochain.
Haut.
Mais où est donc mademoiselle Bradamante ?
BERTHE.
À sa toilette, sans doute...
DOUCINET.
Ah !
BERTHE.
Elle se fait belle pour vous plaire !...
DOUCINET.
Vous croyez ?...
BERTHE.
Tiens !... un prétendu !...
DOUCINET.
Enfin, je vais la voir !...
Il exprime « en robe » par un geste.
BRADAMANTE, en dehors.
Jean !
BERTHE.
Je l’entends... adieu !
De la porte.
Tâchez de l’épouser, hein ?... Tâchez.
Elle sort par le fond.
Scène XI
DOUCINET, puis BRADAMANTE
DOUCINET, seul.
Elle va venir !
Fouillant à sa poche.
Vite, mes boucles d’oreilles... je veux les lui attacher moi-même... plus, cet éventail... pur Louis XV !... ça fera bien en attendant la corbeille.
BRADAMANTE, sortant de sa chambre en frac et en pantalon.
Me voilà prête !... j’ai envie d’aller voir mes chiens.
DOUCINET, tenant un petit écrin et un éventail, et allant à elle sans la regarder.
Mademoiselle, permettez-moi...
Apercevant on costume.
Ah ! sapristi ! encore !
BRADAMANTE.
Ah ! vous voilà !
DOUCINET, à part.
Ah, çà, elle ne sortira donc pas de son pantalon ?
BRADAMANTE, lui donnant une poignée de main.
Bonjour, mon cher...
DOUCINET, à part.
Toujours la poignée de main !
BRADAMANTE, apercevant l’écrin qu’il tient.
Qu’est-ce que vous tenez donc là ?
DOUCINET.
Ça ?... ce sont des boucles d’oreilles.
Il ouvre l’écrin et le lui présente.
BRADAMANTE.
Ah ! bah !... vous portez de ça ?
DOUCINET, stupéfait.
Moi ?... non !... je comptais les offrir...
BRADAMANTE.
À qui ?
DOUCINET.
Mais... à vous !
BRADAMANTE.
Pas possible !... est-ce que vous croyez que j’ai envie de me percer la peau pour y suspendre des bouchons de carafe ?
DOUCINET, riant d’un rire forcé.
Ah ! pardon... je croyais...
À part.
Des bouchons de carafe de 800 francs chaque !...
Haut.
Mais j’espère que cet éventail...
BRADAMANTE, le prenant.
Tiens ! c’est gentil !
DOUCINET, à part.
C’est bien heureux !
BRADAMANTE.
C’est un sujet de chasse, il y a des chiens... Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça ?
DOUCINET.
Quand on a trop chaud...
BRADAMANTE, lui rendant l’éventail.
Moi, quand j’ai besoin d’air, je monte à cheval... je fais un temps de galop, et ça m’évente !
DOUCINET.
Certainement... c’est une manière comme une autre... mais au bal !... on n’a pas toujours, toujours un cheval dans la main...
Se reprenant.
sous la main.
BRADAMANTE.
C’est une drôle d’idée que vous avez eue d’apporter ça !
Elle éclate de rire.
DOUCINET, remettant les objets dans sa poche et s’efforçant de rire.
Oui... n’est-ce pas ?...
À part.
La prochaine fois, je lui apporterai un sabre et un fusil de munition !
BRADAMANTE.
Tiens ! vous avez changé de gilet ?...
DOUCINET.
Oui, puisque vous...
BRADAMANTE.
J’aimais mieux l’autre !...
DOUCINET, à part.
Elle est ennuyeuse avec ses gilets !... Il faut pourtant que je lui fasse ma cour !
Haut.
Mademoiselle !
BRADAMANTE.
Êtes-vous chasseur ?
DOUCINET.
Heu ! heu !... je reçois quelquefois du plomb... mais je n’en envoie jamais.
À part.
Diable de costume, ça n’inspire pas !
Haut.
Je croyais que vous deviez faire toilette ?...
BRADAMANTE.
Eh bien, voilà !
DOUCINET.
Oui... voilà...
À part.
C’est joli, mais ça n’inspire pas !
BRADAMANTE.
Est-ce que vous ne me trouvez pas bien ?
DOUCINET.
Oh ! Dieu !
Lui prenant la main tendrement.
Celle qu’on aime n’est-elle pas toujours la plus belle !
À part.
Fichu costume !
Haut.
Ô Bradamante ! mon âme déborde !...
BRADAMANTE.
Promenons-nous... Donnez-moi le bras !...
DOUCINET, passant son bras sous celui de Bradamante.
Avec plaisir !
Ils marchent.
BRADAMANTE.
Mon cher, j’ai fait ce matin une partie ravissante... Ribotot a chassé comme un ange.
DOUCINET.
Oui !
À part.
J’ai l’air de me promener avec un petit camarade.
BRADAMANTE.
Larfaillou découple les chiens... nous attaquons.
Aboyant.
Haoup ! haoup ! haoup !
DOUCINET.
Charmante musique !
BRADAMANTE.
Mais patatras ! Ravageot prend le contre-pied... Fandangot rapaille...
DOUCINET.
Fandangot rapaille... Pardon, si nous parlions d’autre chose !
BRADAMANTE.
De quoi voulez-vous parler ?
DOUCINET, avec feu.
Ô Bradamante ! quand deux cœurs sont bien épris !
Gesticulant à froid.
Car le vous aime, moi !...
Se frappant la poitrine.
Mon cœur, mon sang... ma vie tout entière !...
À part.
Non, ça ne va pas !
BRADAMANTE, à part.
Qu’est-ce qu’il a ?
DOUCINET, s’excitant.
Ô Bradamante !
BRADAMANTE, très haut.
Quoi !
DOUCINET.
Comment résister à ces charmes... à ces charmes qui... ce cou de cygne plus blanc que l’albâtre !
À part.
Satanée cravate !
Haut.
Et ces bras de cygne plus blancs que l’albâtre.
À part.
Allons, bon ! des manches à présent !
Air : De la Petite Sœur[1].
Laissez-moi presser cette main...
Cette main...
Voyant qu’elle les a dans ses poches.
Eh bien, où sont-elles ?
Où sont-elles ?
Et ce pied, ce pied si divin,
Caché sous des flots de dentelles...
Sous des dentelles !
BRADAMANTE, riant.
Des dentelles... en cuir verni !
DOUCINET, à part.
Ciel ! des bottes, c’est à se pendre !
Mais pour faire ma cour, ici,
Amour, dis-moi donc comment m’y prendre ?
Comment m’y prendre !
Revenant à elle avec passion.
Oh ! Bradamante ! Bradamante !
Il lui prend la taille.
BRADAMANTE.
Ah ! çà, qu’est-ce qui vous prend ?...
DOUCINET, refroidi.
Moi ? rien... c’est une plume que vous aviez dans le dos...
Il souffle sur ses doigts, à part.
Non !... tant qu’elle sera en habit... non !...
BRADAMANTE.
Parole d’honneur ! vous êtes très amusant ! Allons voir mes chiens !
DOUCINET.
Non... merci... le chien n’est pas ce que j’aime...
BRADAMANTE.
Alors, adieu !
Elle lui tend la main.
DOUCINET.
Ah ! oui !
Ils échangent une poignée de main. À part.
Toujours la poignée de main.
BRADAMANTE, à part.
Quel drôle de corps !
Elle remonte en riant.
Non, vrai ! c’est un drôle de corps !...
Elle sort par le fond en éclatant de rire.
Scène XII
DOUCINET, puis JEAN
DOUCINET, seul.
Eh bien ! j’ose dire que voilà un joli exemplaire de prétendue... Elle me fait l’effet d’un petit garde-chasse... D’abord, je veux que ma femme nourrisse mes enfants... et en habit, ça présente trop de difficultés... Ah ! çà, elle n’a donc pas de robes ?...
JEAN, par le fond, à lui-même.
Monsieur vient de remonter à cheval... il va se reficher par terre !
DOUCINET.
Ah ! un domestique !
À Jean.
Ah çà, elle n’a donc pas de robes ?
JEAN.
Qui ça ?
DOUCINET.
Mademoiselle Bradamante ?
JEAN.
Oh ! Monsieur... pas beaucoup... elle doit en avoir une dans quelque coin... mais elle a bien quarante pantalons.
DOUCINET.
Quarante ! c’est joli pour une demoiselle seule !... mais qu’est-ce qu’elle fait toute la journée ?...
JEAN.
Elle nage, elle fait sa coupe.
En faisant le geste, il atteint Doucinet.
DOUCINET.
Oh !... – Après ?
JEAN.
Elle s’exerce sur le pistolet... elle est de première force... Je lui ai vu cueillir des noix à balle !...
DOUCINET.
Après ?
JEAN.
Après un noyer
DOUCINET.
Ensuite ?
JEAN.
Ah !... Après... en suite ? – Eh bien ! elle tire à la cible... L’autre jour, elle a gagné une timbale en argent ! C’est agréable ça, Monsieur... dans un ménage... ça meuble !
DOUCINET.
Fichtre ! ah çà ! elle ne sait donc pas coudre, broder, dessiner ?...
JEAN.
Allons donc ! Le père Montflachard pousserait de beaux cris !
DOUCINET, à part.
Oh ! c’est trop fort !... je vais lui écrire... Si elle n’a qu’une robe, je vais la prier de la mettre !
À Jean.
Attends... j’ai une lettre à te donner.
Il écrit vivement à la table.
JEAN.
Oui, Monsieur !
Il tend la main à Doucinet.
Monsieur est-il content des renseignements ?
DOUCINET, lui donnant une poignée de main.
Enchanté !
JEAN, à part, voyant qu’il ne lui a rien donné.
Chou-blanc !... bredouille ! comme dit Mademoiselle.
DOUCINET, à part, écrivant.
C’est méchant... ça la piquera !
Se levant.
Tiens, dépêche-toi de porter ça...
JEAN.
À qui ?...
DOUCINET.
L’adresse est dessus...
Lisant, à part.
« À M. Bradamante, ma future ! »
À part, rentrant dans sa chambre.
Je crois que ça la piquera !
Il sort.
Scène XIII
JEAN, puis BRADAMANTE
JEAN, seul, lisant l’adresse et ruant très fort.
« À M. Bradamante, ma future ! »
BRADAMANTE, par le fond, à elle-même.
Décidément, j’ai envie de faire vacciner Ribotot !
JEAN.
Monsieur !
BRADAMANTE.
À qui parles-tu ?
JEAN.
À vous, Mademoiselle... c’est une lettre...
BRADAMANTE.
Pour moi ? donne...
JEAN, se souvenant tout à coup.
Ah !... je vais ramasser M. Montflachard, in n’est que temps.
Il sort en courant.
BRADAMANTE, lisant.
« Mademoiselle... je suis venu du Havre tout exprès pour chercher une femme, et jusqu’à présent vous ne m’avez montré qu’un joli petit jeune homme. »
Parlé.
Hein !... je crois qu’il se moque de moi ?
Lisant.
« Dans tout ménage bien ordonné, il faut une épouse ; et comme ça ne peut pas être moi, avec la meilleure volonté du monde... voulez-vous être assez bonne pour accepter ce rôle... et le jouer avec les costumes ?... »
Froissant la lettre avec colère.
Insolent !... gamin !... Mais, je suis insultée ! Ah ! nous allons voir !
Elle frappe à la porte de Doucinet avec le pommeau de sa cravache.
Monsieur ! Monsieur !
Scène XIV
BRADAMANTE, DOUCINET
DOUCINET, entrant.
Plaît-il ?
BRADAMANTE, le toisant.
Un mot !... Monsieur, on vient de me remettre une lettre... est-elle de vous ?
DOUCINET.
Oui, Mademoiselle...
À part.
Je crois que mon pli a produit bon effet.
BRADAMANTE, lui montrant la lettre.
La reconnaissez-vous ?
DOUCINET.
Un peu chiffonnée, mais c’est bien ça.
BRADAMANTE.
Et vous n’en retirez pas les expressions ?...
DOUCINET, souriant avec réserve et regardant le pantalon de Bradamante.
Mais... il me semble que si quelqu’un a quelque chose à retirer... ce n’est pas moi...
BRADAMANTE, blessée.
Monsieur !...
DOUCINET.
Pardon !...
BRADAMANTE, d’un ton provocateur.
Ainsi, Monsieur, je cous parais parfaitement ridicule ?
Elle commence à déchirer la lettre.
DOUCINET.
C’est-à-dire, Mademoiselle...
BRADAMANTE, marchant sur lui.
Et vous vous permettez de me donner des leçons ?...
DOUCINET.
Des conseils.
BRADAMANTE.
Je ne les aime pas, morbleu !
DOUCINET, à part, reculant.
Fichtre !
BRADAMANTE.
Et je sais parfaitement distinguer un conseil d’ami qu’un persiflage insolent !...
Elle lui jette sur la poitrine les fragments de la lettre qu’elle a déchirée.
DOUCINET, à part.
On dirait qu’elle me cherche querelle.
BRADAMANTE, à demi-voix et s’approchant de lui.
Monsieur, il y a, au out du parc, une allée... solitaire...
DOUCINET, à lui-même.
Un duel !
BRADAMANTE.
Je compte m’y promener demain matin.
DOUCINET.
J’y serai, Mademoiselle.
À part.
Ah ! çà, mais c’est un spadassin !
MONTFACHARD paraît au fond en se frottant les reins.
Pristi ! pristi ! mille Trocadéro !...
BRADAMANTE, bas.
Silence !... mon père !
DOUCINET.
Motus !
Scène XV
DOUCINET, BRADAMANTE, MONTFLACHARD
MONTFLACHARD.
Diable d’animal !...
BRADAMANTE.
Qu’avez-vous donc ?
MONTFLACHARD.
Ce n’est rien ;
Gaiement.
il m’a encore flanqué par terre !...
DOUCINET.
Vous vous y ferez.
MONTFLACHARD.
Je sais pourquoi ; cette fois, j’ai trop rendu la bride... mais je le materai !! – Eh bien ! mes tourtereaux, êtes-vous d’accord ?
BRADAMANTE, lançant un regard de travers à Doucinet.
Mais... à peu près.
DOUCINET, à part.
Quel regard féroce !
MONTFLACHARD.
Je suis venu déranger le tête-à-tête...
DOUCINET.
Oui, nous roucoulions.
BRADAMANTE.
Nous projetions... une promenade.
DOUCINET.
Sentimentale.
MONTFLACHARD.
Pas aujourd’hui... mes invités... vont venir.
À sa fille.
Va te préparer à les recevoir.
BRADAMANTE.
Toute de suite.
Fausse sortie.
MONTFLACHARD.
Bradamante ! ma fille ! eh bien ?... est-ce qu’on s’en va comme ça ?... tu n’embrasses pas ton prétendu !
DOUCINET, à part.
Voilà de l’à-propos !...
BRADAMANTE.
Comment donc !... avec plaisir...
Elle embrasse Doucinet et lui dit d’une voix sombre.
À demain, Monsieur !...
DOUCINET, tragiquement, lui rendant son baiser.
J’y serai, Mademoiselle !
Il regarde Bradamante rentrer dans sa chambre ; au public, pendant qu’elle rentre.
C’est un brave !
MONTFLACHARD.
Doucinet ?
DOUCINET.
Montflachard ?
MONTFLACHARD.
J’ai du coup d’œil !... je crois que vous lui êtes sympathique !
DOUCINET.
Je le crois aussi... Pourtant, je voudrais vous faire part d’une petite circonstance...
MONTFLACHARD.
Plus tard... il faut que je m’habille pour ma soirée...
Appelant.
Jean !
Jean entre avec des flambeaux allumés qu’il pose sur la cheminée. Nuit au dehors.
DOUCINET, à Montflachard.
Elle ne manque pas d’importance.
MONTFLACHARD, à Jean.
Donne-moi le bras, toi, l’Haricot ! C’est égal... je le materai ! ah ! oui, je le materai.
JEAN.
Oui, nous le materons.
Ensemble.
Air : Du tigre du Bengale : Cet homme avec son mystère.
DOUCINET.
Au lieu de cette ingénue,
Dont il faut se méfier,
J’aurais dû, pour prétendue,
Rechercher monsieur Grisier.
MONTFLACHARD et JEAN.
D’amour, leur âme est émue,
Et je puis le parier,
Le futur, la prétendue,
Brûlent de se marier.
Montflachard et Jean sortent à gauche.
Scène XVI
DOUCINET, puis BERTHE
DOUCINET, seul.
Allons ! me voilà avec un duel sur les bras... première entrevue !... C’est ridicule !... est-ce que je tue les petites filles, moi ?... si elle était d’un autre sexe, j’irais au rendez-vous avec une poignée de bouleau... mais une demoiselle !... ça ne serait pas convenable !...
Se croisant les bras.
On a bien raison de dire qu’il faut s’étudier avant de s’épouser !... C’est-à-dire qui si nous étions mariés, il faudrait coucher avec des fleurets sous notre oreiller... et à la moindre observation, ma femme me répondrait : « Monsieur, votre heure !... porte Maillot ! marchons... » – Par ces motifs, je sais ce qui me reste à faire... je vais tout bonnement reprendre le chemin de fer.
BERTHE, paraissant et à demi-voix.
Monsieur Doucinet !
DOUCINET.
La petite cousine.
BERTHE, s’approchant curieusement.
Eh bien ?... ça marche-t-il ?
DOUCINET.
Ça va marcher... Mademoiselle, à quelle heure part le chemin de fer ?
BERTHE.
Comment ! vous partez ?
DOUCINET.
Oui, lâchement !... je fuis une affaire d’honneur.
BERTHE.
Un duel ! avec qui ?
DOUCINET.
Avec une ingénue... votre cousine !
BERTHE.
Comment ?
DOUCINET.
J’ai reçu un cartel !...
BERTHE.
Et vous ne l’épousez plus ?
DOUCINET.
J’en nourris l’espoir... Un mousquetaire !... Je veux bien passer l’anneau nuptial à une femme... mais au vicomte d’Artagnan... jamais.
BERTHE.
Encore un mariage manqué !... Mon Dieu ! que je suis malheureuse !...
DOUCINET.
Vous ?...
BERTHE.
Vous voyez bien que ça va me retarder...
DOUCINET, à part.
C’est juste ! l’armoire à glace !
BERTHE.
Il faut avouer, Monsieur, que vous êtes bien peu complaisant !...
DOUCINET.
Croyez que j’en suis désolé... pour vous... pour votre armoire.
BERTHE.
Au moins, tâchez de trouver un autre prétendu à ma cousine...
DOUCINET.
Je chercherai... dans la gendarmerie départementale... mais ce sera difficile... Ah ! si c’était pour vous !
BERTHE.
Pour moi ?...
DOUCINET.
Oui ; vous êtes gentille, vous !
À lui-même.
C’est vrai, qu’elle est gentille !
À Berthe.
Et puis, vous avez une robe... la seule du canton !... Ah ! ça fait plaisir... de causer avec une robe !
BERTHE, à part.
Comme il me regarde !
DOUCINET.
Depuis une heure, j’ai l’air de Robinson, en tête-à-tête avec Vendredi !... c’est monotone !... tandis qu’avec vous !... au moins, on trouve des choses aimables à dire quand on vous parle... vous êtes une femme, vous !... vous avez des mains... des pieds... des épaules !...
BERTHE, confuse.
Monsieur Doucinet…
DOUCINET.
Et des petites oreilles !...
Tout à coup.
Sont-elles percées ?
BERTHE.
Sans doute...
DOUCINET, fouillant vivement à sa poche.
Attendez !... j’ai votre affaire !...
Lui remettant les boucles d’oreilles.
Tenez ! pour vous !... et l’éventail aussi !...
BERTHE.
Ah ! des diamants ! mais pourquoi ?...
DOUCINET.
Pourquoi ?... parce que vous êtes ravissante... adorable... et si je ne me retenais pas...
BERTHE.
Eh bien ?
DOUCINET.
Au fait ! pourquoi me retiendrais-je ? pourquoi ne vous épouserais-je pas ?... Savez-vous nager ?...
BERTHE.
Non.
DOUCINET, vivement.
Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous demander votre main !
BERTHE, vivement.
Oh ! non ! Monsieur ! par exemple, non !
DOUCINET.
Je vous déplais !
BERTHE.
Ce n’est pas cela !... mais je ne veux pas prendre les prétendus de ma cousine... ça ne se fait pas.
DOUCINET, à part.
Elle est naïve !
Haut.
Mais puisque je n’y prétends plus, à votre cousine ! puisque nous allons nous couper la gorge avec votre cousine !
BERTHE.
C’est égal... et à moins qu’elle ne consente elle-même.
DOUCINET.
Je vais le lui demander ! vous êtes un ange.
Il l’embrasse. Bradamante paraît en costume de femme. Toilette de bal. Berthe pousse un cri et se sauve.
Scène XVII
DOUCINET, BRADAMANTE
DOUCINET, à part, sans se retourner.
Elle nous a vus... j’aime autant ça.
BRADAMANTE, piquée.
Je vous dérange, Monsieur, vous causiez... avec ma cousine ?... m’expliquerez-vous, au moins...
DOUCINET.
C’est bien simple... et je venais vous faire part...
La regardant.
Tiens ! vous avez donc changé de... vous êtes bien mieux comme ça...
BRADAMANTE.
Nous avons une soirée... n’allez pas croire...
DOUCINET.
Je ne crois rien...
La regardant.
Mais c’est égal... vous êtes bien mieux comme ça !
BRADAMANTE.
Il ne s’agit pas de moi !... je vous parle de ma cousine...
DOUCINET.
Ah ! oui !... vous avez vu ? que voulez-vous ? depuis que je suis ici... il y a si longtemps que je n’ai et le bonheur de rencontrer une femme !
BRADAMANTE.
Eh bien ! et moi ?
DOUCINET.
Certainement... je ne puis nier...
Regardant sa robe.
dans ce moment surtout... que vous n’apparteniez... par l’écorce... à cette belle moitié de la création... mais...
S’arrêtant.
ne vous fâchez pas.
BRADAMANTE.
Achevez...
DOUCINET, avec ménagement.
Mais quelle différence avec mademoiselle Berthe !...
BRADAMANTE, avec dédain.
Une femmelette !
DOUCINET.
Il est vrai qu’elle ne sait pas faire sa coupe... qu’elle n’a jamais eu de duel... qu’elle n’a jamais tué le moindre sanglier.
BRADAMANTE, s’oubliant.
Fichtre, Monsieur !
DOUCINET.
Et qu’il ne lui échappe jamais de ces exclamations...
BRADAMANTE.
Hein ?
DOUCINET.
Énergiques, j’en conviens... mais peu en usage dans les pensionnats... Quand on la regarde, elle rougit... quand on lui parle elle baisse les yeux...
Bradamante baisse les yeux.
Oui, à peu près dans ce genre-là...
Elle relève la tête.
Que voulez-vous, nous autres hommes, qui avons la force... nous aimons la faiblesse, la douceur, la timidité.
BRADAMANTE, à part.
Il ne manque pas d’éloquence, ce gaillard-là !
DOUCINET.
S’il en était autrement... je demanderais la main de mon tambour... qui boit du kirch !
BRADAMANTE, souriant.
Mon Dieu, Monsieur, on ne m’a jamais dit ce que vous me dites là... je conviens que ma cousine est mieux élevée... et plus jolie que moi, sans doute...
DOUCINET.
Oh ! je ne dis pas cela !... au contraire... et...
Examinant sa toilette.
Quand vos fleurs seront un peu remontées... vos bandeaux plis descendus.
BRADAMANTE.
Je n’ai pas de femme de chambre.
DOUCINET.
Voulez-vous me permettre de vous en servir ?
BRADAMANTE, rougissant.
Monsieur !...
DOUCINET, à part.
Tiens ! elle rougit ! elle est très gentille...
Haut.
Vous êtes très gentille, quand vous rougissez.
À part.
Je crois même qu’elle est mieux que l’autre.
BRADAMANTE, à part.
C’est singulier, ce que j’éprouve !
DOUCINET.
Oh ! ne tremblez pas... je ne vous ferai pas de mal.
Arrangeant la coiffure de Bradamante.
Cette rose sur le côté...
À part.
Pauvre petite caille !
Haut.
et ces boucles plus effilées... plus vaporeuses... je suis un peu coiffeur.
BRADAMANTE.
Il est très obligeant.
DOUCINET.
À la bonne heure !... voilà des bras... bien blancs !... quel dommage d’emprisonner cela dans une vilaine veste de chasse ! c’est comme ces petits pieds... comme ils sont bien là... chez eux... dans le satin !
BRADAMANTE.
Vous trouvez ?
DOUCINET.
Ça vaut mieux que des bottes ! Praxitèle était un grand artiste... il n’en a pas mis à sa Vénus. Voyons si rien ne cloche par là... la robe monte trop... Dieu ! les belles épaules !
Avec admiration.
oh ! oh !
Il lui embrasse l’épaule.
BRADAMANTE, émue.
Eh bien ! finissez, Monsieur.
Air : De la Charge de cavalerie. (Hervé.)
DOUCINET, avec passion.
Finir, quand je commence à vivre !
BRADAMANTE, émue.
Étrange effet de ce baiser !
DOUCINET.
Quand votre doux regard m’enivre !...
BRADAMANTE, souriant à part.
Allons, il faut s’humaniser !
DOUCINET.
Quel feu, soudain, vient m’embraser !
Ah ! souffrez que je recommence.
BRADAMANTE.
Pour prix de votre complaisance,
Je le permets.
DOUCINET, transporté.
Ah ! cette fois,
C’est une femme, je le vois !
ENSEMBLE.
Ah ! je le sens,
Je le comprends !
L’amour vainqueur
Surprend mon cœur !
Il l’embrasse.
DOUCINET, transporté.
Ah ! Mademoiselle, c’est vous que j’aime !... vous que je veux épouser... Je vous demande votre main !...
Scène XVIII
DOUCINET, BRADAMANTE, MONTFLACHARD, puis BERTHE et JEAN
Montflachard et Berthe sont en toilette de soirée.
MONTFLACHARD, entrant.
Mes invités arrivent...
Les voyant.
Comment, encore ensemble !!!
DOUCINET.
Oui, toujours ! toujours ! Montflachard !
BRADAMANTE, bas à son père.
Il est charmant.
MONTFLACHARD.
Pardié ! un homme goudronné !
BERTHE, arrivant, et bas à Doucinet.
Eh ! bien ?... avez-vous parlé à mon oncle ?
DOUCINET, à part.
La petite ! je l’avais oubliée...
Bas à berthe.
Ne parlons plus de ça... c’est changé...
BERTHE.
Comment ?
DOUCINET.
Dimanche prochain, je vous apporterai un prétendu.
BERTHE.
Qu’est-ce qu’il fait ?
DOUCINET.
Mais... il se promène sur le boulevard avec des moustaches... et une grande redingote.
BERTHE, joyeuse.
Oh ! le joli état !
BRADAMANTE, venant à Doucinet et le pinçant.
Que lui dites-vous là ?
DOUCINET, heureux et avec un sourire.
Aïe !... jalouse ?...
À lui-même.
Voilà la femme qui commence.
À Montflachard.
M. Montflachard, sans vous en douter, vous avez donné le jour à la plus charmante femme...
MONTFLACHARD.
Parbleu ! mille Saragosse ! vous la verrez demain à cheval !... je veux qu’elle monte don Culbuter !...
BRADAMANTE, vivement.
Oh ! non !
MONTFLACHARD.
Pourquoi ?
BRADAMANTE.
Mais dame... parce que... une demoiselle...
MONTFLACHARD.
Eh bien ?...
DOUCINET.
Et M. Franconi, ça fait deux !
MONTFLACHARD.
Caponne ! Jean, c’est toi qui le monteras !...
JEAN, effrayé.
Mais, Monsieur !...
MONTFLACHARD.
Je t’ai pris pour tout faire.
JEAN.
Pas pour faire la culbute.
DOUCINET, emmenant Bradamante sur le devant.
Et notre rendez-vous au bout du parc tient-il toujours ?...
BRADAMANTE.
Je crains que l’affaire ne soit arrangée.
DOUCINET.
Alors, je ne prendrai pas de témoins...
BRADAMANTE.
Ni moi de fleurets. – Eh bien, donnez-moi mes diamants.
DOUCINET, à part.
Sapristi ! il faudra que j’n achète d’autres.
CHŒUR.
Air : De M. Montaubry.
La coquetterie
Reparaît déjà ;
L’amour, je parie, (bis.)
La }
Me } corrigera.
DOUCINET, au public.
Air : Il me semble que pour le cœur. (Tigre du Bengale.)
Naguère un compliment flatteur
Eût de ma femme excité la colère ;
En renonçant à son tailleur,
Je crois bien qu’elle est moins sévère...
BRADAMANTE.
Donnez, Messieurs, un livre cours
À vos traits de galanterie :
Je deviens femme... allez toujours...
Je ne hais plus la flatterie.
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
La coquetterie
Reparaît déjà, etc.
[1] On peut supprimer ce couplet à la représentation.