Vanina (Georges de PORTO-RICHE)

Fantaisie vénitienne en deux parties et en vers.

Éditée en 1879.

 

Personnages

 

RENATO, tournure élégante, mise de patricien

LAZZARO, vêtements débraillés, toque en ruine, tournure de bravo

VANINA

GEMMA

 

La scène se passe à Venise, vers la fin du seizième siècle.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Une petite place à l’entrée du Rialto. Au premier plan, sur la droite, une Madone contre un pilier ; sur la gauche, au seuil d’une maison, un banc de pierre. Au deuxième plan, sur la droite, le palais de Renato ; sur la gauche, le palais de Vanina ; auprès de celui- ci, presque au fond, un pont. Au milieu, un puits de bronze. Au loin, la lagune, la Sa lute, l’île des Arméniens, une échappée sur Venise. Le jour baisse.

 

 

Scène première

 

RENATO, puis LAZZARO

 

Renato sort de son palais, s’approche de celui de Vanina, s’avance jusqu’au pont et revient sous les fenêtres de Vanina. Un long silence.

RENATO, seul.

Sous l’arche du vieux pont sa gondole est blottie,

Sa fenêtre est ouverte : elle n’est pas partie.

Je la vois !... Le soleil embrase ses cheveux...

Si je pouvais un jour savoir ce que je veux !

Je l’aime encor, je crois... Comme rirait Lazzare !

J’ai dit à Vanina qu’on m’appelle à Ferrare.

J’ai glissé doucement à travers mon adieu

Que voici le Carême et qu’il faut prier Dieu,

Et la belle va faire au cloître une retraite.

San-Zacharie est proche et Vanina s’apprête :

Une heure ! Et je suis libre, et je pars à mon tour.

Voyager ? À quoi bon ? Et mon nouvel amour ?

Gemma ! c’est le bonheur, sans la mélancolie !

Ma foi, je ne pars plus, et j’aime à la folie.

C’est dit ! Mais Lazzaro, ce rieur endurci,

Qui devant la duchesse exhume un cœur transi ?

Il l’aime, ou peu s’en faut ; c’est presque sa maîtresse :

Je serais presque un traître ! Adieu l’enchanteresse !

Partons !

Regardant le palais de Vanina ; pris de pitié.

Et cette enfant ?

Légèrement.

Dieu d’elle prendra soin !

En amour, en peinture, on juge mieux de loin,

De là-bas je verrai quelle est celle que j’aime :

Vanina ? – non ! Gemma ? – Peut-être une troisième.

À Lazzaro qui vient d’entrer.

Je pars.

LAZZARO.

Comment ?

RENATO.

Ce soir...

LAZZARO.

Où vas-tu, Renato ?

RENATO.

À Ferrare ! 

LAZZARO.

À Ferrare ?

RENATO.

Oui !

LAZZARO, raillant.

Voir le Torquato ?

RENATO.

Non ; Vanina me pèse et Venise m’ennuie.

LAZZARO.

Trop d’azur, n’est- ce pas ? Tu veux un ciel de pluie !

RENATO.

Ne ris pas ; je suis triste.

LAZZARO.

Ah ! – C’est ton tour.

RENATO.

Mauvais !

LAZZARO.

Un seul malheur a bu tous les pleurs que j’avais :

Pardonne si, l’œil sec, je raille tes martyres ;

J’ai dépensé mes pleurs, je dépense mes rires.

Un silence.

D’un trésor gaspillé dernière pièce d’or,

Peut-être en ma paupière ai-je une larme encor ?

C’est le moins que j’en fasse une aumône opportune,

Je désire savoir quelle est ton infortune.

Un silence.

Ton œil se creuse, enfant ! Tu boudes l’univers ;

Les gondoliers le soir ne chantent plus tes vers ;

Et Venise répète en pleurant sous la nue :

« Renato, le poète, adore une inconnue !

RENATO.

Qui sait ?

LAZZARO.

Quel est son nom ?

RENATO.

Ce nom est mon secret.

LAZZARO.

Serait-ce la beauté dont je fais le portrait ?

Si nous étions chasseurs de la même gazelle !

C’est la duchesse !

RENATO.

Non.

LAZZARO.

C’est Gemma, ta donzelle !

RENATO.

Non.

LAZZARO.

Tant pis, Monseigneur ! De ce roc escarpé

J’aurais été l’échelle où vous auriez grimpé.

RENATO.

Ce n’est pas elle, ami.

LAZZARO, s’examinant.

Toi, tu n’es pas grotesque,

Et tu réussirais.

RENATO.

Tu l’aimes beaucoup ?

LAZZARO.

Presque.

Un silence.

Tiens ! je pars avec toi !

RENATO.

Partir ! Et ton amour ?

LAZZARO.

On me trouve trop laid.

RENATO.

Bah !

LAZZARO.

Je suspends ma cour.

RENATO.

Gemma peut te céder.

LAZZARO.

Non. Fuyons à Ferrare !

RENATO.

Tous les deux ?

LAZZARO.

Tous les trois j’emmène ma guitare.

RENATO, à part.

Il renonce à Gemma !

LAZZARO.

Mais conte-moi...

RENATO.

Demain.

LAZZARO.

Ne suis-je qu’un ballot qu’on emporte à la main,

Moi qui, grand peintre obscur, en Venise bénie,

Comme un autre aurais pu naître avec du génie ?

Dis-moi !...

RENATO, s’éloignant.

Va t’apprêter !

LAZZARO.

Ce nom ?

RENATO.

Plus tard.

LAZZARO.

Têtu !

Ne sois pas malheureux, ce n’est pas gai, vois- tu.

Un silence.

Ta maîtresse, je pense, ignore ton voyage ?

RENATO.

Elle sait que je pars.

LAZZARO.

Elle pleure, je gage.

RENATO.

Je veux rompre.

LAZZARO.

Ah !

RENATO.

Je veux lui dire adieu ce soir.

LAZZARO.

Quand la femme est jolie, on ne dit qu’au revoir. –

Ne crains rien, Vanina !

RENATO.

Voilà près d’une année

Qu’elle accroche à mon sort sa tendresse obstinée.

LAZZARO.

Diable ! un an !

Prêt à sortir.

Je voyage à tes frais !

RENATO, prêt à entrer dans son palais.

Entendu !

LAZZARO.

Je n’ai pas un ducat, aux dés j’ai tout perdu.

Ce palais Grimani n’est qu’un affreux repaire !

RENATO.

Mais ton dernier tableau ?

LAZZARO.

N’a pas quitté son père !

Les enfants que je fais, beautés au doux minois,

Ont des amants toujours, des fiancés parfois,

Mais des maris... jamais !

RENATO, entrant dans son palais

Sois prompt !

LAZZARO, s’éloignant.

À tout à l’heure !

Seul, apercevant Gemma.

Une femme !

Il revient sur ses pas.

 

 

Scène II

 

LAZZARO, GEMMA

 

Lazzaro devant le palais de Renato. Gemma, masquée, devant le palais de Vanina.

GEMMA, examinant le balcon de Vanina, à part.

Des fleurs ! c’est bien là sa demeure.

LAZZARO, enfonçant son chapeau sur ses yeux et se drapant de sa cape, à part.

Une femme ! observons le nez sous le manteau.

GEMMA, observant Lazzaro, sans le reconnaître, à part.

Quel est ce chenapan au seuil de Renato ?

Un long silence.

LAZZARO, observant Gemma, sans la reconnaître, à part.

Main fine, col de cygne et robe cramoisie !

Feu nocturne à travers l’épaisse jalousie,

Sous la mantille noire un œil ardent me luit...

Si c’était !...

Il s’étend sur les marches du palais de Renato.

GEMMA, s’approchant de Lazzaro, à part.

Il s’endort !...

LAZZARO, reconnaissant Gemma, à part.

C’est Gemma !

GEMMA, s’éloignant de Lazzaro, à part.

Point de bruit.

Examinant le palais de Vanina.

Porte sur la lagune et porte sur la place.

Maison à double seuil, maîtresse à double face !

LAZZARO, à part.

La duchesse !

GEMMA, regardant avec colère le palais de Renato, à part.

Pour elle, oser me dédaigner !

LAZZARO, à part, se relevant à demi.

Je flaire un guet- apens !

GEMMA, à part.

Et j’irais l’épargner !

LAZZARO, à part.

Gemma, le fol amour de ma tête cornue ! 

GEMMA, à part.

Vengeance !

LAZZARO, à part.

Saints du ciel ! cette flamme inconnue

Qui brûle Renato, c’est Gemma ! Quel éclair !

Je l’adore, il se tait. J’avais raison... c’est clair !

Mon Dieu ! Comme il fait nuit parfois dans la cervelle !

GEMMA, à part.

Un poignard, dans une heure, endormira la belle !

Partons !

S’arrêtant devant Lazzaro, qui, à son approche, s’est étendu de nouveau ; à part.

C’est un bravo sans doute, un spadassin ;

Sa cape est un haillon...

LAZZARO, à part.

J’entrevois son dessein.

GEMMA, à part.

Il rôdait l’autre soir près de San-Zacharie

Sa dague ne fait pas vivre sa gueuserie.

À Lazzaro.

Holà ! Bravo !

LAZZARO, déguisant sa voix, debout.

Princesse !

GEMMA.

Approche ici, coquin !

À part. Faisant sonner une bourse.

Le drôle doit aimer la chanson du sequin.

À Lazzaro. Désignant le palais de Vanina.

Tu connais Vanina ?

LAZZARO, se découvrant, en riant.

Duchesse sans vergogne,

Je n’emplis pas de sang mon gobelet d’ivrogne !

GEMMA, reconnaissant Lazzaro.

C’est vous !

LAZZARO.

Pour mon honneur, n’achevez pas ! Merci.

Donc la haine et l’amour vous ont conduite ici !

Ce cœur qu’on disait mort et plus froid qu’une dalle,

Vos trois mois de vertu qui causent un scandale,

Vos bizarres dédains dont je souffre et je meurs,

Fantôme, comédie !... on aime ce rimeur !

GEMMA.

Oui, j’aime ce poète et je hais cette fille !

LAZZARO.

Grâce à mon air honnête, à ma cape en guenille,

Je tiens votre secret. – Retournez sur vos pas.

GEMMA.

Les bravi sont nombreux à Venise.

LAZZARO, montrant Vanina qui apparaît à son balcon.

Plus bas !

C’est elle !

 

 

Scène III

 

LAZZARO, GEMMA, VANINA

 

VANINA, au balcon, sans voir Gemma ni Lazzaro, à part.

Le jour meurt...

GEMMA, à Lazzaro.

Beau sujet de poème !

Quelque vierge du mal qu’un païen de Bohême

Lui vendit pour de l’or comme on vend du poison !

LAZZARO, à Gemma.

D’honneur, elle est de race et d’illustre maison :

C’est une Lorédan qu’en sa fraîche innocence

Renato, dague au poing, enleva de Vicence.

VANINA, à part.

Adieu, Soleil ! Merci de tes baisers du jour !

Tu t’en vas sur ton char, et tes coursiers rebelles

Déjà font au ciel noir jaillir mille étincelles...

Vers un monde plus beau tu portes ton amour !

Souviens-toi de mon nom, je m’appelle la Terre.

Adieu ! Je vais pleurer, mes oiseaux vont se taire ;

Demain je t’offrirai des fleurs à ton retour.

LAZZARO, à Gemma qui, ainsi que lui, a écouté Vanina.

Des rimes !

GEMMA, à Lazzaro.

Douce voix !

LAZZARO, à Gemma.

Douce à mouvoir les pierres !

GEMMA, à Lazzaro.

Ses yeux, pour des yeux bleus, brillent sous ses paupières...

LAZZARO, à Gemma.

Deux diamants volés au collier de la Nuit !

GEMMA, à Lazzaro.

Un sourire...

LAZZARO, à Gemma.

Une fleur qu’on respire à minuit !

– Entre nous, c’est l’enfant d’une rose et d’un astre !

Vanina disparaît.

 

 

Scène IV

 

GEMMA, LAZZARO

 

GEMMA.

Gemma se vengera !

LAZZARO.

C’est un joli désastre

Que vous méditez là !

GEMMA.

Conjurez-le !

LAZZARO.

Comment ?

GEMMA.

Cherchez... Que son amant...

LAZZARO.

Devienne votre amant !

GEMMA.

Vous avez de l’esprit...

LAZZARO.

Et vous êtes si belle,

Que Renate est un sot, si son âme est rebelle.

Ce soir, pour vous abattre au toit du damoiseau,

Êtes-vous femme à fuir du nid comme un oiseau ?

GEMMA.

Peut-être.

LAZZARO.

Eh bien ! rentrez !

GEMMA.

Vous croyez donc qu’il m’aime ?

LAZZARO.

Je ne sais...

GEMMA.

Mais...

LAZZARO.

Rentrez !

Se frappant le front.

J’ai là mon stratagème !

Quand vous n’aimerez plus, pensez à Lazzaro !

GEMMA.

Repassez dans dix ans, charmant godelureau.

LAZZARO.

Si...

GEMMA.

Pour le Chypre, ami, gardez votre tendresse.

LAZZARO.

Le goudron de ses flots donne une douce ivresse,

Mais, indiscret moineau, je voudrais becqueter

La vigne du Seigneur qu’un autre va goûter.

GEMMA.

Bonsoir !

LAZZARO.

Mais si le duc apprend votre escapade ?

GEMMA.

Le duc est aux prisons à voir une estrapade.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LAZZARO, puis RENATO

 

LAZZARO, seul.

Ce poète est farci de scrupules d’honneur ;

Mais je vais le forcer d’accepter son bonheur.

La duchesse aux yeux noirs est un morceau céleste :

Quand je l’aurai servi, la faim fera le reste ! –

Pour moi je jeûnerai !

Apercevant Renato.

C’est lui ! – Soyons sournois !

À Renato.

Halte-là !

RENATO.

Partons !

LAZZARO, l’air effaré, montrant Gemma au loin.

Vois !

RENATO, désignant les Arméniens.

Ce campanile ?

LAZZARO.

Vois !

Vois là-bas sur le pont ce voile qui frissonne !

RENATO.

Cette ombre ?

LAZZARO.

C’est Gemma !

RENATO.

La duchesse ?

LAZZARO.

En personne !

RENATO.

Qu’as-tu ?

LAZZARO.

Si tu savais !...

RENATO.

Raconte !

LAZZARO.

Les beaux yeux !

À l’instant...

RENATO.

Parle donc !

LAZZARO.

Un astre ! – Sous les cieux

Jamais voix ne chanta plus douce que la sienne ;

J’avais là, dans ma main, sa main patricienne !

À triomphe si grand, j’étais mal préparé :

Contemple-moi, mon cher, je suis un adoré ;

Elle m’aime !

RENATO.

Es-tu fou ?

LAZZARO.

Je te dis qu’elle m’aime.

RENATO.

Tu le crois ?

LAZZARO.

Je le sais.

RENATO.

Tu le tiens d’elle-même ?

LAZZARO.

Non ! L’aveu de sa flamme était silencieux.

Elle n’a rien promis ; – mais j’ai vu dans ses yeux

Que si je préparais adroitement l’orage,

Son honneur dans mes bras ce soir ferait naufrage !

RENATO, à part.

Mordienne !

LAZZARO.

Mon cœur bat à crever mon pourpoint...

Conseille-moi !

RENATO, à part.

Gemma !

LAZZARO.

Si je ne partais point ?

RENATO, résolument.

Cours chez elle.

LAZZARO.

Déjà ?

RENATO.

Saisis l’espoir sur l’heure.

LAZZARO.

Je n’ose.

RENATO.

Attire-la ce soir dans ta demeure.

LAZZARO.

Dans mon logis ? Jamais !

RENATO.

Crains-tu quelque stylet ?

LAZZARO.

Non ! – La duchesse est belle et mon réduit est laid.

Comment faire gravir à cet ange sans force

Mon gîte inaccessible et mon escalier torse ?

Un lit si près du ciel engage à la vertu !

Désignant le palais de Renato.

Que n’ai-je un tel palais ? – Prête-le-moi, veux-tu ?

RENATO.

Ma maison ?

LAZZARO.

À ton seuil, que visitent les Muses,

J’entraîne ma déesse !

RENATO.

Elle... ici...

LAZZARO.

Tu refuses ?

RENATO.

N’es-tu pas mon ami ?

À part.

Soit !

À Lazzaro.

Je consens.

LAZZARO.

Merci ! –

Ne pars pas sans me voir !

RENATO.

Non, je t’attends ici.

Les baisers d’or du Chypre au parfum de résine

Endormiront ma peine à l’auberge voisine.

LAZZARO.

Mais Vanina, j’y songe, a ta clef !... Si la nuit...

RENATO.

Tout à l’heure, au couvent sa barque la conduit ;

La belle enfant ce soir couche à San-Zacharie.

LAZZARO.

Amoureuse éplorée, amoureuse qui prie ! –

Je vole vers Gemma !

RENATO.

Va ! je t’attends, vainqueur !

LAZZARO, s’éloignant.

Je mets à mes talons les ailes de mon cœur !

Il sort en courant.

 

 

Scène VI

 

RENATO, puis VANINA

 

RENATO, seul.

C’est lui qu’elle aime... lui !

Apercevant Vanina qui sort de son palais.

Vanina !

VANINA, un livre d’heures dans les mains.

Je suis prête. –

Au couvent, ne fais pas trop longue ma retraite,

N’est-ce pas ?

RENATO.

Non.

VANINA.

Adieu !... Ma gondole m’attend.

RENATO.

Adieu donc !

VANINA.

Quand pars-tu pour Ferrare ?

RENATO.

À l’instant.

VANINA.

C’est vrai, ce voyage ?

RENATO.

Oui.

VANINA.

Prenez garde !... J’emporte

Au collier que voici la clef de votre porte.

RENATO.

Jalouse !

VANINA.

Mon bonheur me fait peur.

RENATO.

Ne crains rien.

VANINA.

Une autre peut te plaire, hélas !... je te plais bien. –

Carmosa, mon amie, au cloître est sœur tourière :

Un signe, et je suis là. Ma plus douce prière

C’est « je t’aime » tu sais.

RENATO.

Séparons-nous.

VANINA.

Méchant !

RENATO.

Va !

VANINA.

Déjà !

RENATO.

Vois pâlir la pourpre du couchant.

VANINA.

Point de vent, le soir tombe et Vénus étincelle.

Voyager sera doux !

RENATO.

Oui, la nuit sera belle.

VANINA.

Moins belle, ô Renato, que celle où Vanina,

Craintive et confiante, à vous s’abandonna !

Souvenir adoré ! – Le ciel était de fête ;

Nous étions sur ces flots et tu cachais ta tête

Comme au milieu des blés dans l’or de mes cheveux ;

Mes pleurs et tes soupirs étaient nos seuls aveux ;

La barque, nid flottant, errait toute argentée ;

La lagune berçait Venise reflétée ;

Tu m’avais dans tes bras ; l’astre cher aux amants

Sur l’humide chemin jetait ses diamants !...

RENATO.

Tais-toi...

VANINA.

Le jour parut ; quand, nocturne hirondelle,

La gondole s’enfuit en donnant un coup d’aile,

J’étais ta Vanina ! – Les noirs Arméniens

Dans l’ombre avaient compté tes baisers et les miens !

RENATO.

Pardonne-moi ! – Pareil aux mages de Chaldée,

Quand l’âme ivre d’amour et d’un rayon guidée,

Je vins m’agenouiller tout tremblant à ton seuil,

Je n’avais dans les mains que la honte et le deuil !

VANINA.

Tu m’apportais l’amour !

RENATO.

Ta jeunesse est brisée.

VANINA.

Dans vos yeux, mon ami, pourquoi cette rosée ?

Je t’aime, sois heureux ; je ne regrette rien.

N’entends-tu pas mon cœur palpiter dans le tien ?

Mon dieu peut m’éprouver, c’est mon dieu, je l’adore.

Mon destin est-il court ? Tu le sais, je l’ignore ;

À toi de l’abréger ou de l’éterniser :

Je vis de ton premier à ton dernier baiser !

RENATO.

Est-ce un ange des cieux qui parle, ou ma maîtresse ?

VANINA.

On dit qu’il vient un jour où s’enfuit la tendresse,

Où l’être aimé n’est plus qu’un fantôme en nos bras,

Ce jour-là, quitte-moi, mais ne me trahis pas !

RENATO.

Enfant !

VANINA.

Jamais d’affronts ! – J’ai de ma race altière

Gardé, même en tombant, la fierté tout entière !

Point de fausse pitié dérobée à l’honneur !

Un bonheur éphémère est encore un bonheur.

Sois loyal !

RENATO.

Sur ton front plus pur que le Carrare,

Je te jure de l’être !

VANINA.

Adieu !

RENATO.

Va !

VANINA.

De Ferrare

Recevrai-je des vers ?

RENATO.

Des vers ?

VANINA.

Comme autrefois ! –

Hélas ! pourrai-je encor faire chanter ta voix ?

Ton luth ne vibre plus ou vibre par mégarde.

Dis au saule attentif, qui l’aime et le regarde,

Pourquoi le flot n’a plus d’argentines chansons ?

Sommes-nous à l’hiver que l’onde a des glaçons ?

Ah ! qu’est-il devenu ce temps d’amour bénie

Où sur ma lèvre en feu tu buvais le génie ?

Si faible est donc le vent qu’il laisse s’assoupir

Le roseau dont Venise écoutait le soupir,

Ou le fol ouragan de mon âme embrasée

Était-il si puissant que ta lyre est brisée !

RENATO.

Des vers ! Tu veux des vers ?

VANINA.

Oui ! oui !

RENATO.

Je t’en ferai !

À part.

Dis l’éternel adieu, Muse au soupir sacré,

Mais frappe avec douceur tant de charme et de grâce !

VANINA.

Je rêve un chant plaintif comme ce chant du Tasse

Qu’en mes bras tu lisais quand nous nous endormions !

RENATO.

Oui !

VANINA.

Merci !

RENATO.

Dieu t’attend.

VANINA.

Dieu veut que nous aimions.

RENATO.

Ta gondole soupire à l’anneau de la grève ;

Va prier !

VANINA.

Tout à l’heure ! – Ah ! ces hommes du rêve,

On ne les a jamais !

RENATO, s’éloignant.

Adieu !

VANINA.

Demeure encor !

Vois-tu passer déjà la strophe aux ailes d’or ?

Pour vivre en toi toujours que ne suis-je ton âme !

Que ne puis-je sceller à ton être sans flamme

Mon être qui t’adore, ô poète indécis,

Et t’étreindre à jamais comme une Salmacis !

RENATO.

Va prier !

VANINA.

Un baiser.

RENATO, à part, embrassant Vanina.

Sur le front d’une morte !

VANINA.

Renato !

RENATO, du seuil de son palais.

Va prier !

Il entre dans son palais.

 

 

Scène VII

 

VANINA, puis LAZZARO

 

VANINA, seule.

Comme un cercueil, sa porte

Se referme sur moi !... Quels yeux irrésolus !...

Il pleurait... va prier !... – Dieu ! ne m’aime-t-il plus ?

Apercevant Lazzaro qui entre en chantant et s’avance d’un pas mal assuré.

Lazzare ! – Il paraît gris !...

Se tournant vers la Madone.

Sainte mère protège

Vanina !

LAZZARO, à Vanina, saluant.

Signora !

VANINA, à part.

Je vais lui tendre un piège !

LAZZARO.

Un missel dans les mains ? Vous fréquentez fort Dieu.

VANINA.

Non, pas assez.

LAZZARO.

Pour moi, ce César du ciel bleu,

C’est un prince masqué, sans suite, qui voyage,

Qu’on ne peut aborder sans forfaire à l’usage ;

Je le vois tout là-bas passer dans son manteau ;

Je respecte son rang et son incognito.

VANINA.

Vous n’êtes qu’un païen !...

LAZZARO.

De la Grèce immortelle ;

Ma mère était Phryné, mon père Praxitèle.

VANINA.

Devant l’Assomption d’un grand vénitien,

Je vous ai vu prier.

LAZZARO.

Non pas Dieu ! – Titien !

D’honneur, si j’étais pape, à Satan, ce maroufle,

Je vendrais ma tiare et Rome et ma pantoufle

Et tous mes cardinaux du Collège Sacré,

Pour être dans la peau de ce mort vénéré ! –

Mais vous baissez les yeux ! Faites-vous pénitence ?

Riez donc comme un juge après une sentence !

VANINA.

Qui vous rend si joyeux, Lazzare, est- ce le vin ?

LAZZARO.

J’ai plongé mes chagrins dans un fleuve divin !

Sois béni trois cents fois, vieux Chypre, seul dictame !

Sitôt que je t’ai bu, le rire est dans mon âme,

Et ma tête n’est plus qu’un cristal radieux

Qui rend, lorsqu’on le touche, un son mélodieux !

Je l’adore ! Il me fait plus gai qu’un rouge-gorge,

Et si fou, qu’au goudron qui caresse ma gorge,

Je crois qu’une galère, avec un doux roulis,

Sur une mer d’azur, de roses et de lis,

Par un vent frais, la nuit, m’entraîne à toutes voiles

Vers l’île des heureux qui rayonne aux étoiles !

Riez ! À blanches dents le rire va si bien !

Ceux qui doivent pleurer, ce sont les gens de bien,

Les laides dont le cœur meurt vierge dans l’écorce,

Les poètes, par goût, les créanciers, par force,

La lune qui soupire et s’enrhume en rêvant,

Tous les maris après, tous les pendus avant !

VANINA, avec une tristesse feinte.

Pourquoi notre âme est-elle un miroir dont la glace

Reflète les objets sans en garder la trace ?

L’amour n’est pas la fleur des éternels hivers

Qu’on cueille sur les monts, au bord des glaciers verts,

Et qui, fraîche en l’herbier, comme au sein des abîmes,

Survit, ayant au cœur l’éternité des cimes ! –

Vous ne m’écoutez pas ?...

LAZZARO.

J’écoutais votre voix :

Le rossignol chantait, et j’étais dans les bois.

VANINA, baissant la tête.

Je ne suis pas l’oiseau d’espérance et de fête,

Mais l’alcyon des mers qu’a surpris la tempête,

Et qui fuit en criant, prisonnier gémissant

De l’océan qui monte et du ciel qui descend !

LAZZARO.

Par Vénus !

VANINA.

Sois heureux, toi qui raillais ma flamme !

Tu pourrais cheminer deux siècles dans mon âme

Sans trouver d’oasis au fond de ce désert ;

Mes songes n’ont plus rien de fleuri, rien de vert ;

Ma vie est au printemps comme un arbre à l’automne ;

Tout est soleil couchant sous mon front monotone ;

Et, rapide, en chantant, comme un pinson moqueur,

L’amour de mes vingt ans s’est enfui de mon cœur !

LAZZARO.

Vous n’aimez plus Renate !

VANINA.

Hélas ! non !

LAZZARO.

Raillerie !

VANINA.

Le vent était brûlant et la fleur est flétrie !

LAZZARO.

Perfide ! Vous cachez les flammes du volcan !

VANINA.

Il est éteint, Lazzare, et dort sous l’Océan !

LAZZARO.

Qui sera ton Œdipe, ô femme inexpliquée !

VANINA.

Le pavé de Saint-Marc, catholique mosquée,

Est moins glissant que l’âme ! – À l’heure où, chaque nuit,

Venise, pour aimer sans péril et sans bruit

Met le masque à son front et vêt sa robe noire,

Quand Renato s’endort, le nez sur un grimoire,

La guitare à la main, un page avec langueur

Soupire à ce pilier la chanson de son cœur,

Qui monte jusqu’à moi, roulée en arabesque,

Pareille au liseron de mon balcon mauresque !

LAZZARO.

Vous, trahir votre amant !

VANINA.

J’ai dit la vérité.

LAZZARO.

Nenni.

VANINA.

Mais...

LAZZARO.

Vous mentez, ange de loyauté !

VANINA.

Je ne mens pas.

LAZZARO.

Alors soyons de connivence ! –

Infidèle !... Avant lui !... C’est se venger d’avance !

Bravo pour tous les trois !

VANINA.

Tu devrais me blâmer,

Ami de Renato ! – La vierge a tort d’aimer :

Quand sur un corps de neige un rayon d’or se joue,

Il fait de sa blancheur des pleurs et de la boue !

LAZZARO.

Des remords ? Vieux refrain ! Levez la tête, enfant !

Satan, même en sa chute, a le front triomphant ;

Drapons-nous dans le crime, avec désinvolture :

Comme on porte sa toque, on porte l’imposture !

VANINA, continuant de feindre.

Lourde est la honte, hélas ! Mais, grand Dieu ! mon honneur

Est dans vos mains !...

LAZZARO.

De grâce...

VANINA, joignant les mains.

Épargnez-moi, seigneur !

Si Renato jamais...

LAZZARO.

Ma bouche sera close.

VANINA.

Merci !

LAZZARO.

S’il savait tout...

Frappé de l’attitude suppliante de Vanina.

Charmante, cette pose !

Poursuivant.

Il dirait, fils d’Horace et non de Juvénal,

Qu’en trompant vous n’avez rien fait d’original !

N’est- ce pas le croissant qui termine la lune ?

Qui donc n’est pas trahi ? C’est une loi commune...

Le pape l’est à Rome et le vieux doge ici...

Si Dieu se mariait, Dieu le serait aussi !

VANINA, avec contrainte.

Renato, je le crains, prendrait mal un tel rôle ;

Moi qui pose mon front la nuit sur son épaule,

J’entends de mon sommeil battre son cœur d’amant ;

Ma pâleur au matin dit qu’il m’aime ardemment.

LAZZARO.

Bien qu’à genoux toujours à la même chapelle,

Le plus dévot n’est pas le plus croyant, ma belle.

VANINA.

Puissé-je comme vous douter de son amour !

J’irais lui dire adieu !

LAZZARO.

Sur l’heure !

VANINA.

Sans détour !

Il n’est plus dans mon cœur que la lointaine voile

Qu’engloutit l’horizon lorsque la nuit s’étoile,

Mais il m’aime, il mourrait ! Je suis sa mère un peu...

J’ai peur... c’est un poète !

LAZZARO.

Il faut oser, morbleu !

Qu’est-ce donc qu’un poète ? Un corps qui cherche une âme,

Et la lanterne en main regarde en toute femme !

Vos amours sont des fleurs qu’il effeuille en courant ;

Vous êtes l’univers dont c’est le Juif errant.

L’artiste, c’est l’amant d’une pâle inconnue.

Qu’il entrevit jadis au seuil bleu de la nue ;

Il la poursuit toujours, son idéal au cœur,

Et toutes ces beautés, qu’il immole en vainqueur,

Ne sont que les rayons de la flamme éthérée

Qui se reflète en bas, mais reste à l’empyrée.

VANINA, avec une joie simulée.

Je ne suis pas aimée, il ne me chérit point !

Heureuse trahison qui nous délie à point !

Ses larmes, ses baisers ? Illusion, fumée !

Je puis l’abandonner, je ne suis pas aimée !

Pourquoi donc à son tour ne me trompe-t-il pas ?

Connais-tu quelque belle à jeter dans ses bras ?

Toi, savant en débauche et dont le pied sans crainte

Aux balcons les plus fiers a laissé son empreinte,

Console cet amant qui n’est plus adoré ;

Qu’il aime une autre femme, et je te bénirai !

LAZZARO, franchement.

Eh bien ! bénissez-moi, mignonne, j’y travaille !

VANINA, éclatant.

Ah ! libertin maudit !

LAZZARO, dégrisé, à lui-même.

Stupide !

VANINA, souriant.

Non ! je raille,

Je raille...

LAZZARO, reprenant son assurance.

Par Bacchus ! L’épreuve a réussi.

Bast ! adorez Renate, il vous adore aussi !

Vous me tendiez un piège : on se tait, quand on pèche.

Enfant qu’on frappe au cœur avec sa propre flèche,

On ne peut pas toujours avec docilité

Faire d’un puits de vin sortir la Vérité !

VANINA.

Des vieux flacons poudreux, ô face enluminée,

Vous avez sur les yeux les toiles d’araignée !

LAZZARO.

Oui, vous trompez Renate, et je ne suis qu’un fou,

Qu’un ânon, qu’un savant qui va sans savoir où ;

Je suis vêtu de blanc, en pleine efflorescence,

Comme les aubépins et comme l’innocence !

Vous n’avez pas menti, j’en donnerais ma main,

Si je n’étais pas sûr d’être manchot demain.

VANINA.

Vous pouvez en donner votre tête, Lazzare !

LAZZARO.

Non ! Le monde, peut-être, a besoin de ce phare :

Sans cela...

VANINA.

Raillez-moi ! Ce que j’ai dit est vrai,

Et quand vous le voudrez, je vous le prouverai.

LAZZARO, riant.

Ce soir même !

VANINA, avec mystère.

Ce soir ! Faut-il que je sois franche ?

LAZZARO.

Oui ?

VANINA.

Gardez le secret, si mon âme s’épanche !

LAZZARO.

On est homme d’honneur !...

VANINA, légèrement.

À dix heures, ce soir,

Renato sera loin. Si vous tenez à voir

Le chanteur qui m’adore et que j’aime peut-être,

Venez !... ma clef pourra tomber de ma fenêtre !

LAZZARO, incrédule.

Si je la lui portais ?

VANINA, avec embarras.

Ma clef ?

LAZZARO.

Oui.

VANINA, tendant la clef à Lazzaro.

La voici !

LAZZARO, surpris.

Le nom du fortuné ?

VANINA.

Son nom ?

Cherchant.

César !...

LAZZARO, prenant la clef.

Merci.

VANINA.

Vous oseriez ?

LAZZARO.

Pardieu !

VANINA.

L’audace serait forte.

LAZZARO.

J’accepte la gageure !

VANINA, désignant son palais.

Ouvrez-moi cette porte !

À part.

Mon peintre ne croit rien et son vin jasera,

Pour peu qu’il m’aime encor, Renato restera !

LAZZARO, montrant à Vanina la porte ouverte.

Signora...

VANINA.

Bien !

Le doigt sur les lèvres.

Silence !

LAZZARO, au moment où Vanina disparaît.

Au bon San-Zacharie

Confessez-vous ce soir de votre menterie !

Seul.

Maudit Chypre !... Un peu plus je me trouvais penaud.

Pauvre et touchante Armide, elle aime son Renaud !

Mais si le paladin m’arrache une parole,

Je veux être rôti comme Savonarole !

Renate aura Gemma ! C’est bien plus amusant !

Ils penseront à moi ce soir en s’épousant ! –

Ta rivale est en route et de bonheur frissonne,

Petite ! – Il est trop tard, l’heure du berger sonne !

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

Même décor. C’est la nuit ; la lune est à l’horizon.

 

 

Scène première

 

LAZZARO, RENATO

 

RENATO, sortant de son palais, enveloppé d’une cape, sans voir Lazzaro.

Courage !

LAZZARO, à part.

Le voici !

RENATO, de même.

Le cloître est à deux pas.

LAZZARO.

Laisse là ton manteau, nous ne partirons pas !

RENATO.

Gemma ?...

LAZZARO.

J’ai réussi.

RENATO.

Tu veux railler ?

LAZZARO.

Parole !

Tu vas voir dans une heure arriver sa gondole.

RENATO.

Ma maison est la tienne, adieu.

LAZZARO.

Non pas !

RENATO.

Pourquoi ?

LAZZARO.

J’ai vaincu, mon ami, mais ce n’est pas pour moi.

RENATO, à part.

Grand Dieu !

À Lazzaro.

Mais, pour qui donc ?

LAZZARO, brusquement.

Eh ! c’est toi qu’elle adore !

RENATO.

Gemma ?

LAZZARO.

Sois heureux.

RENATO.

Non.

LAZZARO.

Fuir, quand ton ciel se dore ?

RENATO, dissimulant.

Je n’aime point Gemma.

LAZZARO.

Tu l’aimes, palsambleu !

Tu te taisais pour moi !

RENATO.

Je jure...

LAZZARO.

À deux de jeu !

Quand j’ai surpris la belle autour de ta demeure,

Ton secret et le sien, j’ai compris tout sur l’heure ;

J’ai joué l’homme heureux, et grâce à ce détour

Vénus dans un instant couronne ton amour !

RENATO.

Mais tu l’aimes, Lazzare !

LAZZARO, avec mélancolie.

Oui, peut-être je l’aime ;

Et prudemment je l’offre à mon autre moi-même.

Va, triomphe à ma place et je triomphe aussi ;

Le bonheur autrefois ne m’a pas réussi.

J’ai découvert la fleur, qu’un ami la moissonne ;

Vois-tu, je tremblerais d’être heureux en personne !

RENATO, avec joie.

Aimé, je suis aimé !

LAZZARO.

Mon bienfait n’est pas grand.

RENATO.

Ainsi sous ce balcon, tu l’as surprise errant ? –

L’amour la conduisait !

LAZZARO.

Justement ! – La tigresse

Cherchait un assassin pour tuer ta maîtresse.

RENATO, ému.

Vanina !

LAZZARO.

Ce doux nom sonne comme un baiser !

Quelle brise d’amour vient nous humaniser ?

RENATO, baissant la tête.

Vanina !

LAZZARO.

Retourné !

RENATO.

Cesse ton badinage !

LAZZARO.

La mignonne est à l’eau, mais se sauve à la nage !

RENATO.

Non, témoin cet adieu...

Il tire une lettre de son pourpoint et la présente ouverte à Lazzaro.

LAZZARO.

Son épitaphe en vers ! –

Les larmes font pousser les lauriers les plus verts...

RENATO.

Écoute !

Lisant.

« Pleure à genoux, enfant crédule !
L’amour rayonne à son matin,
Mais il est noir au crépuscule ;
Le cœur est un ciel incertain.
Au lys nacré qu’un souffle emporte,
J’ai murmuré que je l’aimais ;
Mais une fleur est sitôt morte !
Adieu, pauvre âme, et pour jamais !

Dieu veut dormir sur ton épaule,
Va ! tu fais bien d’aller prier !
Coupe tes branches, mon doux saule !
Prends le cilice meurtrier...
Et qu’un passant trouve en sa route,
Au bord fleuri d’un chemin creux,
Renato pâle, et mort sans doute
De l’impuissance d’être heureux !... »

LAZZARO.

Pauvre femme à qui la Poésie

Sert au jour de sa mort ce repas d’ambroisie !

Je te commanderai ma funèbre oraison.

RENATO, s’éloignant.

Je porte mon épître.

LAZZARO, désignant le palais de Vanina.

Elle est dans sa maison ?

RENATO, frappant à la porte de Vanina.

Holà !

LAZZARO, frappant aussi.

Quelqu’un !

Un silence. Personne ne répond.

RENATO.

Je vais au couvent.

LAZZARO.

Le temps marche,

Gemma...

RENATO.

Je cours.

LAZZARO, surpris.

Déjà la colombe est dans l’arche !

RENATO, sans s’éloigner.

Je reviens.

LAZZARO.

Pars, d’abord ! Qui t’enchaîne à ce seuil ?

RENATO.

Le Souvenir.

LAZZARO.

Va donc !... Qu’en ton cœur, doux cercueil,

Vanina, rêve mort, repose sous ses voiles !

Éteins un astre encor, ton ciel a tant d’étoiles !

Mettons-la dans sa tombe en fossoyeurs joyeux ;

L’enlever, c’était bien ; mais la quitter, c’est mieux !

RENATO.

À ne pas la pleurer vainement tu m’exhortes :

J’adore le parfum des roses qui sont mortes !

LAZZARO.

Soit ! Pleurons cette fleur ! Elle a, nous le jurons,

Toutes les qualités, puisque nous l’enterrons !

RENATO.

Cruel !

LAZZARO.

Prends un parti !

RENATO.

Mon cher, c’est une entrave :

Quand on prend un parti, n’en est-on pas l’esclave ?

Je suis irrésolu, mais je suis libre ainsi.

LAZZARO.

Mais songe que bientôt la duchesse est ici !

RENATO, s’éloignant.

À tout à l’heure.

Revenant.

Non.

LAZZARO.

Tu recules, Thersite ?

RENATO.

La pitié me retient.

LAZZARO.

Vanina ressuscite ! –

Tu l’aimes, Renato ! La pitié, c’est l’amour !

Point d’aube et point de soir dans l’âme : ou nuit ou jour !

Va, tout soleil y meurt sans crépuscule honnête :

C’est un ciel d’Orient que le cœur, ô poète !

RENATO.

Pauvre enfant !

LAZZARO.

Ne romps pas ! – D’un geste par trop fier,

Ne fais pas fi du vin que tu buvais hier ;

Ton palais peut demain le trouver délectable.

Déguste le nouveau que Dieu met sur ta table ;

Tu l’espères plus doux, mais ce n’est qu’un espoir :

Ce n’est pas la couleur, l’arome ou le terroir,

Ni la noble bouteille au poudreux diadème,

Qu’on chérit dans le vin ; non, c’est le vin lui-même,

Et c’est quand il est bu, qu’on sait si la liqueur

Est sûrement la glace où la flamme du cœur !

RENATO.

Peut-être as-tu raison ?

LAZZARO.

La blonde vaut la brune :

Garde-les toutes deux.

RENATO.

Je n’en veux garder qu’une.

LAZZARO.

Pourquoi ne pas aimer comme les Osmanlis ?

Pour un seul papillon la prairie a vingt lis.

La femme la plus belle en mon âme engourdie

Ne fait vibrer qu’un son ; jamais la mélodie !

Mon cœur, folle guitare où la romance dort,

Demande plusieurs doigts pour produire un accord !

RENATO.

Je ne suis qu’un rêveur, et je préfère encore

Une cloche plaintive au carillon sonore.

LAZZARO.

Celle qu’il faut aimer, et d’un amour puissant,

Habite sous ton front, poète frémissant !

C’est la vierge Erato, des Muses la plus blonde,

Qui te rendra plus fort, si tu la rends féconde !

RENATO.

Que m’importe la gloire ! Apollon eût donné

Le laurier qu’il trouva pour embrasser Daphné !

LAZZARO.

Heureusement pour lui qu’elle a fui son étreinte !

On voit bien à son front qu’il ne l’a pas atteinte !

RENATO.

Trahir m’est odieux ; je n’aime pas rougir.

LAZZARO.

Agir mal en amour, n’est- ce pas bien agir ?

Le Seigneur, en créant moins d’hommes que de femmes,

Mit plus d’une planète autour d’un astre en flammes ;

Mais l’homme dans sa course, en soleil libertin,

De maîtresse en maîtresse, errant soir et matin,

Rencontre dans les cieux toute planète libre,

Et, d’un rayon d’amour, rétablit l’équilibre.

RENATO.

Tiens ! si j’étais trompé !...

LAZZARO.

Suppose-toi trompé :

Nous sommes à Ferrare, on te croit décampé,

Et Vanina, ce soir, loin de San-Zacharie,

Auprès d’un autre, ici...

RENATO.

Tais-toi !

LAZZARO.

Mais...

RENATO.

Je t’en prie !...

LAZZARO.

La femme à la vertu ne se cramponne pas :

Regarde les Vénus : combien n’ont pas de bras !

RENATO.

Je crois en ma maîtresse.

LAZZARO.

Oui, comme en Dieu : sans preuves !

RENATO.

Que je meure, elle meurt !

LAZZARO.

J’ai vu rire des veuves !

RENATO.

Vanina m’est fidèle !

LAZZARO.

Elle peut trébucher. –

Si son destin était de ne jamais broncher,

La femme serait-elle et douce et désirable ?

Comme Achille on voulut la rendre invulnérable ;

Et lorsqu’elle naquit dans sa virginité,

Jupiter la trempa dans le Styx redouté ;

Mais par pitié pour l’homme, en sa bonté profonde,

Il la tint par le cœur en la plongeant dans l’onde.

RENATO.

Sonne, cloche fêlée ! on connaît ta chanson !

LAZZARO.

Présomptueux ! le Ciel te doit une leçon ! 

RENATO.

Je l’attends.

LAZZARO.

Tu l’auras !...

RENATO, à bout.

Je ne viens pas de Rome

Pour trouver ma maîtresse entre les bras d’un homme...

LAZZARO, ému, se découvrant.

Béatrix ! mon dernier amour, et le plus fort !

De mille souvenirs, seul qui ne soit pas mort :

Ils étaient là tous deux, la tête échevelée,

Endormis, et si beaux de l’extase envolée

Que par leur beauté même ils semblaient défendus...

Je saisis mon poignard, j’avance, ils sont perdus !

Quand tout à coup je vois debout, sur la muraille,

Un portrait d’ancien preux en harnois de bataille :

Pour arrêter mon bras, comme un dieu sur l’autel,

Titien était là, Titien l’immortel !... –

Alors j’offris ma haine à sa grande mémoire ;

Je jurai sur ce lit de n’aimer que la gloire ;

Et sans bruit, immolant ma vengeance à mon art,

Je m’enfuis de la chambre en jetant mon poignard !

RENATO.

Pardonne, au moindre choc ta blessure se rouvre !

LAZZARO, remettant sa toque, gaiement.

Ma foi, l’enterrement est passé, qu’on se couvre ! –

J’étais à Rome, on aime, on croit à la vertu...

J’aurai trop admiré le Moïse, vois-tu,

Le juif de Michel-Ange, avec son front bizarre,

Aura porté malheur à ton ami Lazzare !

Mais assez !... Malgré moi, ma girouette au vent

Tourne encore et gémit.

Un silence.

RENATO.

Vanina est au couvent.

Qui pleure et qui m’attend. Adieu !

LAZZARO, lui barrant la route.

Reste !

RENATO, lui montrant la lettre qu’il a lue précédemment.

Je porte

Ceci.

LAZZARO.

Non.

RENATO.

Je reviens.

LAZZARO.

Bien sûr ?

RENATO.

Ouvre ma porte

À Gemma !

LAZZARO, surpris.

Quoi !...

RENATO, tendant une clef à Lazzaro.

Voici ma clef !

LAZZARO.

Mais !

RENATO.

Je le veux !

LAZZARO, qui a pris la clef.

Tu n’as pas au couvent à prononcer de vœux,

Sois bref et sois cruel !

RENATO.

Pourtant si je m’attarde,

Et qu’en tes bras Gemma se trouve par mégarde,

Oublieux de tes maux, sans crainte en mon logis,

Sèche avec ses baisers tes yeux que j’ai rougis 

LAZZARO.

Moi ! j’irais te trahir !

RENATO.

Trahir est donc si rare ?

LAZZARO.

Avec la Vanina tu t’enfuis à Ferrare ?

RENATO.

Songe à ma clef.

LAZZARO.

Tu dis...

RENATO.

J’ai dit !

LAZZARO.

Suis-je endormi ?

RENATO.

Un bienfait n’est jamais perdu, mon cher ami.

LAZZARO.

Mais si Gemma résiste ?

RENATO.

Use de stratagème !

LAZZARO.

Tu ne l’aimes donc plus ?

RENATO.

C’est Vanina que j’aime !

Sourd à la douce voix qui dans mon cœur chantait,

J’ai dit : l’amour est mort, puisque le chant se tait.

J’ai cru que je n’avais qu’à briser la statue ;

Je l’ai mise en morceaux ; mais, à peine abattue,

Je l’entends qui gémit et soupire mon nom :

Le soleil n’est pas mort et fait chanter Memnon !

Adieu !

LAZZARO.

Renato !

RENATO.

Adieu !...

Renato sort.

 

 

Scène II

 

LAZZARO, seul

 

Ma foi, mes théories

Ont autant de succès que mes toiles chéries !

Comme il mériterait !...

Sortant deux clefs de sa poche.

Deux clefs ! Par Lucifer !

Me voilà cette nuit Saint-Pierre de l’Enfer !

Au fond passe une gondole chargée de musiciens ; allant vers le palais de Renato.

Entrons !

Écoutant.

Chante l’amour sur la vague aplanie,

Rossignol de Venise, ô douce symphonie !...

UNE VOIX, dans le lointain.

Au diable les bouquins !
J’aime une courtisane :
Donnez-moi cent sequins
Pour acheter Suzanne,
Ou mon ange gardien
M’emporte sur son aile
À ce beau ciel chrétien
Où tant d’or étincelle !

Vanina paraît au fond.

LAZZARO.

La gondole s’arrête ! un manteau noir descend !

On entend sonner dix heures à une horloge voisine.

Dix heures !...

 

 

Scène III

 

VANINA, LAZZARO

 

VANINA, masquée, en habit de cavalier, enveloppée d’une cape, l’épée au côté, la guitare en main. À part.

Lazzaro !...

LAZZARO, à part, stupéfait.

C’est César !...

Avec reproche à lui-même.

Innocent !

VANINA, à part.

De l’audace !

LAZZARO, s’inclinant.

Le nom de Votre Seigneurie ?

VANINA.

César... pour cette nuit !...

LAZZARO, tendant une clef à Vanina.

Acceptez, je vous prie,

Cette clef.

VANINA, acceptant.

Ah ! merci !

Tendant à Lazzaro une bourse qu’elle fait sonner.

Tiens ! messager d’amour !

LAZZARO.

Des sequins ? non !

VANINA.

Prends !

LAZZARO, à part.

Bah !

Acceptant la bourse.

Sois heureux en retour.

À part.

Renato n’est pas loin et proche est la bourrasque :

Courons chercher Gemma !

À Vanina.

Merci, généreux masque !

Avec ton or, je vais griser des gondoliers

Qui feront chavirer sbires et familiers !

Il sort en courant.

 

 

Scène IV

 

VANINA, seule

 

Elle dépose sa guitare sur le banc, ôte son masque et s’approche du palais de Renato.

Point de feux ; de Ferrare aurait-il pris la route ?

Lazzare a dû parler ; je le verrai, je doute !

Renato viendra-t-il, Madone, répondez ?

De nulle barque, hélas ! les flots ne sont rides ! –

Un pas a retenti dans l’ombre, ce me semble...

Un homme ? – Du courage !... Une femme ! – Je tremble !

Elle remet son masque.

 

 

Scène V

 

VANINA, GEMMA

 

GEMMA, masquée.

Est-ce vous, Renato ?

VANINA.

Dieu !...

À Gemma. Dissimulant sa douleur.

C’est moi !...

GEMMA.

Me voici.

Je t’aime et t’appartiens ; plus de larmes !

Un silence.

VANINA.

Merci !

GEMMA.

Aimons ! un astre luit !...

VANINA, à part, contemplant la lune.

Triste flamme éthérée !

N’es-tu pas le regret d’une amante éplorée ?

GEMMA.

Quel bonheur ! Point de duc et plus de Vanina !

VANINA.

Jamais tant que ce soir mon cœur ne rayonna !

GEMMA.

Ma gondole, je crois, d’une autre était suivie ;

Entrons.

VANINA.

Pourquoi trembler ? Je t’aime, sois ravie !

GEMMA.

Avant l’aube partons pour Ferrare !

VANINA.

C’est bien.

Un passant traverse la scène.

GEMMA, effrayée.

Une ombre !... allons !

VANINA.

Ta main ?

Elle prend la main de Gemma, et sans songer, instinctivement, l’entraîne vers son palais ; la lune s’est voilée depuis quelques instants.

GEMMA, reculant.

Ce seuil n’est pas le tien !

VANINA, troublée.

Pardon... ce ciel obscur...

Elle entraîne Gemma vers le palais de Renato.

GEMMA.

L’erreur est singulière.

VANINA.

Je t’adore !

GEMMA, à la porte de Renato.

Ouvrez-moi la cage hospitalière.

VANINA, hésitant.

Mais...

GEMMA.

J’ai peur !...

VANINA, à part.

Ah ! sa clef !...

Elle tire une clef de son pourpoint et ouvre la porte de Renato.

GEMMA.

Le duc est si jaloux !

VANINA, avec une terreur simulée.

Vite ! Entrez !...

GEMMA, sur le seuil.

Quel effroi ?

VANINA.

Je reviens.

GEMMA.

Qu’avez-vous ?

VANINA, mentant.

J’aperçois comme un sbire auprès du pont de pierre !

GEMMA, s’enfonçant sous la porte.

C’est le duc ! Demeurez !

VANINA, refermant la porte sur Gemma.

Non, j’ai dague et rapière !

La lune a reparu. Seule, arrachant son masque.

Trahie ! Et sans pudeur !... Non ! tout n’est pas perdu ;

C’est la nuit, j’ai rêvé, je n’ai rien entendu !

Trahie !... à sangloter folle qui s’évertue...

Qu’il vienne, je l’attends ; qu’il entre, je le tue !

Apercevant Renato.

C’est lui !

Remettant son masque, saisissant sa guitare.

Torturons-le !

Elle s’avance sous le balcon de son propre palais.

 

 

Scène VI

 

VANINA, RENATO, puis LAZZARO

 

RENATO, à part, sans voir Vanina.

Lazzare avait raison !

Apercevant Vanina qui fait vibrer sa guitare.

Dieu !

VANINA, devant son palais, chantant d’une voix douce et ironique, en s’accompagnant de la guitare.

Vanina !
Douce et belle maîtresse,
Vanina ! Vanina !
Redonne-moi l’ivresse
Que ton cœur me donna ;
Encore une caresse !
Vanina ! Vanina !

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

RENATO, furieux.

Misérable !...

VANINA.

Arrière ! Est-ce là ta maison ?

Chantant de même.

Vanina !

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

RENATO.

Tête et sang !

VANINA.

Va plus loin ! ta note est discordante,

Ma Vanina se pâme aux baisers de l’andante...

RENATO.

Enfer !...

VANINA.

Passe ta route !...

RENATO.

Arrête, damoiseau !

LAZZARO, entrant, à Renato.

N’as-tu pas vu Gemma ?

RENATO, à Lazzaro, désignant Vanina.

Non, regarde !

VANINA, chantant, de même.

Hier avec mystère,
Tu dis dans un baiser
Que nul, hors moi, sur terre
N’avait su t’embraser...

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

LAZZARO, à Renato, désignant Vanina.

Un oiseau !

VANINA, chantant, de même.

Tu t’endors solitaire,
Pourquoi me refuser ?

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

RENATO, à Lazzaro.

Trahi !...

LAZZARO, à Renato.

L’air est charmant et la voix n’est pas fausse :

Écoute !

RENATO, à Vanina.

Encor !

VANINA, chantant, de même.

Vanina !

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

RENATO, à Lazzaro.

Trahi !...

LAZZARO, à Renato.

C’est le Ciel qui t’exauce ! –

Tu troubles son bonheur...

VANINA, à Lazzaro.

Mais oui !...

Chantant, de même.

Douce et belle maîtresse...

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

RENATO, à Vanina.

Tu te tairas !...

VANINA, à Renato.

Bientôt, quand je serai dans ses bras...

RENATO, à Vanina.

Dans ses bras !...

LAZZARO, à Renato.

C’est naturel !...

RENATO, à Lazzaro.

Comment ?

VANINA, chantant, de même.

Vanina ! Vanina !...

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

LAZZARO, à Renato.

N’es-tu pas à Ferrare ?

VANINA, chantant, de même.

Redonne-moi l’ivresse
Que ton cœur me donna !...

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

RENATO, à Vanina.

Arrête, ou sur ton front je brise ta guitare !...

VANINA, à Renato.

Vraiment ?

Chantant, de même.

Encore une caresse !...
Vanina ! Vanina !

Le chant cesse, l’accompagnement continue.

RENATO, à Vanina.

Toi, son amant ?

VANINA, à Renato.

Oui.

RENATO, à Vanina.

Baladin.

LAZZARO, à Vanina.

Pardon :

Il n’est pas philosophe !

À Renato.

Ami...

RENATO, à Vanina.

Prouve-le donc !...

VANINA, à Renato, tirant une clef de sa poche.

Voici sa clef !...

RENATO, à Vanina.

Tu mens !...

LAZZARO, à Renato.

Sa clef ! Qu’il t’en souvienne !

VANINA, chantant, de même.

Vanina !
La nuit sera profonde !
Je mettrai sur tes yeux
Ta chevelure blonde ;
Et nos baisers joyeux,
Commencés dans ce monde,
Finiront dans les cieux !...

RENATO, à Vanina, dégainant.

Satan ! J’aurai ta vie !...

VANINA, à Renato, jetant à terre son manteau, sa guitare et dégainant.

Ou je prendrai la tienne !...

LAZZARO, à Renato.

Es-tu fou ?

RENATO, à Lazarro.

Point d’avis !...

À Vanina.

En garde !...

VANINA, à Renato.

Je t’attends.

La lune s’est voilée, l’obscurité est complète.

RENATO, à Vanina.

Ta fauvette en ton cœur se taira pour longtemps !

VANINA.

Sur ma guitare en deuil, poète de génie,

J’imiterai bientôt ton râle d’agonie !...

RENATO, à Vanina.

Histrion !...

Ils croisent le fer.

LAZZARO, à tous deux.

Un instant les cieux ne sont plus clairs.

RENATO, à Lazzaro.

Nos fers, en se heurtant, jetteront des éclairs !

LAZZARO.

Eh bien ! Égorgez-vous ; et que l’ombre aux longs voiles

Vous prête son linceul que Dieu broda d’étoiles !

VANINA, à Renato, attaquant.

À toi !

RENATO, à Vanina, ripostant.

Tiens !...

VANINA, lâchant son épée et chancelant.

Je meurs !...

RENATO, à Vanina.

Chante !

VANINA, tombant.

Ah !...

Elle tombe, son masque se détache, ses cheveux se déroulent. La lune reparaît et illumine son visage.

RENATO, reconnaissant Vanina.

Vanina !

LAZZARO.

Mordieu !

RENATO, à genoux, désespéré, tenant Vanina dans ses bras.

Tu vivras !...

LAZZARO, frappant aux portes.

Au secours !

VANINA, à Renato.

Tu m’as trahie, adieu...

Elle meurt.

RENATO, fou de désespoir.

J’ai tué Vanina !... J’ai tué ma maîtresse !!

Il couvre de baisers et de larmes le corps de Vanina.

 

 

Scène VII

 

VANINA, RENATO, LAZZARO, GEMMA

 

GEMMA, sortant précipitamment du palais de Renato. Apercevant Vanina étendue et morte.

Une femme !

LAZZARO, à Gemma.

Vous ?

GEMMA, reculant.

Ah !

RENATO, à Vanina, sans voir ni entendre.

Vanina !

LAZZARO, à Renato.

L’heure presse :

Les Seigneurs de la Nuit vont passer !

GEMMA, à Lazzaro.

Sauvez-moi !

RENATO, de même.

Vanina !

LAZZARO, à Gemma.

Votre main, madame, et point d’émoi.

RENATO, à Lazzaro et à Gemma.

Soyez maudits tous deux ! elle est morte, elle est morte !

GEMMA, à Lazzaro, lui donnant la main.

Mais où m’entraînez-vous ?

LAZZARO, à Gemma.

Mais, duchesse, à ma porte !

Contemplant Vanina.

Pauvre enfant ! Elle est belle ainsi sur le carreau !

RENATO, toujours à genoux, à Lazzaro qui s’éloigne avec Gemma ; d’une voix désespérée.

Oui ! va-t’en avec elle et chante, ô Lazzaro !

Triomphe ! N’est- ce pas ton passé que tu venges ?

Je te plains, malheureux ! de ne pas croire aux anges !

Ta triste expérience est une folle ! hélas !

Dis qu’elle était perfide et qu’elle n’aimait pas ?

Réponds ! ce cœur qui saigne, est- il un cœur de pierre ?

Regarde cette larme au bord de sa paupière,

Ces blonds cheveux épars, ce sourire crispé,

Elle m’était fidèle !

LAZZARO, à Renato.

Elle t’aurait trompé !

Renato se relève avec fureur.

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