Un Ut de poitrine (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC)
Vaudeville en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 2 mai 1853.
Personnages
ROUSSIN, badigeonneur
FRIDOLIN, entrepreneur de ténors
PANICHOT, associé et bailleur de fonds de Fridolin
VERJUS, domestique de la société
MADAME FRIDOLIN
BOBINETTE, blanchisseuse
La scène se passe à Paris, chez Fridolin.
Le théâtre représente un salon modeste. Au fond, tenant le milieu, une fenêtre ; au-dehors on voit flotter une corde à nœuds de badigeonneur. À droite et à gauche de cette fenêtre, deux portes à battants. Celle de droite sert d’entrée principale. Petites portes latérales. À droite, sur le devant de la scène, une table garnie. Sur cette table, une serinette. Chaises, fauteuils, etc.
Scène première
VERJUS, puis BOBINETTE
VERJUS, seul, assis près de la table et lisant.
« Les voix sont distribuées en France par cantons. La Picardie fournit des basses, la Franche-Comté des barytons et le Languedoc des ténors. »
Parlé.
En v’là une bêtise !
Bobinette entre par le fond à droite avec son panier de linge.
Le Languedoc, des ténors !... Mais je suis de Montmartre, moi, et pourtant...
Il file un son discordant.
BOBINETTE, agacée.
Aïe ! voulez-vous vous taire !
VERJUS.
Bobinette ! la blanchisseuse !...
BOBINETTE.
Ah ! çà, vous n’en finirez donc pas d’imiter le cri du paon.
VERJUS.
Que voulez-vous ? quand l’oiseau cherche une épouse... il chante !... Voyez la caille au printemps, elle dit : Paie tes dettes !
BOBINETTE.
Tiens ! ça me fait penser que vous me devez huit sous pour votre dernier blanchissage...
VERJUS.
Ne parlons pas de ça !... Bobinette, c’est aujourd’hui mercredi, je vous renouvelle ma proposition de mercredi dernier...
BOBINETTE.
Laquelle ?
VERJUS.
L’offre de ma main !
BOBINETTE.
Encore ! Vous m’ennuyez !
VERJUS.
Très bien... nous en reparlerons mercredi prochain.
BOBINETTE.
Vous savez bien que j’ai un sentiment... pour un brave garçon... un badigeonneur, mon père aime cet état-là.
VERJUS.
Je badigeonnerai, Bobinette... Dites à votre famille que je badigeonnerai !
BOBINETTE.
Non, voyez-vous... vous avez une chose agaçante...
VERJUS.
Quoi ?
BOBINETTE.
C’est votre voix... quand je vous entends c’est comme si je mordais dans une pomme verte...
VERJUS.
Oh ! Bobinette !
BOBINETTE.
J’ai pas le temps... Où est le linge ?
VERJUS.
Là... à côté... mais, Bobinette, prêtez l’oreille à mes accents...
BOBINETTE.
Non ! j’en ai assez de vos accents !
Elle sort vivement à droite, premier plan.
VERJUS.
Je la repincerai mercredi prochain.
Voyant entrer Madame Fridolin et Fridolin, il sort à droite, premier plan.
Scène II
MADAME FRIDOLIN, FRIDOLIN, puis PANICHOT
MADAME FRIDOLIN, entrant par la gauche.
Non, monsieur, non, c’est comme si vous chantiez !
FRIDOLIN, qui la suit, tenant à la main un chapeau bleu très fané.
Madame, je vous enjoins de mettre ce chapeau bleu !
MADAME FRIDOLIN.
J’en suis fâchée, monsieur, mais j’ai mon chapeau rose et je le garde.
PANICHOT, venant aussi de la gauche.
Encore une dispute !
MADAME FRIDOLIN.
Voyons, qu’est-ce qu’il vous a fait, mon chapeau rose ?...
FRIDOLIN.
Ce qu’il m’a fait... D’abord, il vous donne un petit air turlurette... qui n’est pas convenable pour une maîtresse de piano.
MADAME FRIDOLIN.
Qu’appelez-vous un air turlurette ?
FRIDOLIN.
Et puis toutes les fois que vous le mettez, vous rentrez à midi, au lieu de rentrer à onze heures.
PANICHOT, à part.
Le fait est que son chapeau rose... retarde.
MADAME FRIDOLIN.
Tenez... la jalousie vous rend idiot !
FRIDOLIN.
Madame !
PANICHOT, s’interposant.
Voyons, Fridolin, mon ami !
FRIDOLIN.
Une petite fille que j’ai été prendre sur les bancs du Conservatoire... classe de piano...
MADAME FRIDOLIN.
Je vous conseille de vous plaindre !... Un mauvais ténor de province qui avait perdu son ut.
FRIDOLIN.
Eh ! madame, un ut va et vient... un ut peut se retrouver...
Air : Un homme pour faire un tableau.
Si je l’ai perdu, c’est un tort,
J’ai d’autres notes dans ma gamme ;
Avec moi vous serez d’accord
En baissant votre ton, madame.
Vous devez comprendre cela :
L’hymen est un duo... je tremble
Que grâce à vous ce duo-là
Ne devienne un morceau d’ensemble.
MADAME FRIDOLIN.
Monsieur !...
FRIDOLIN.
Voulez-vous mettre votre chapeau bleu, oui ou non ?
MADAME FRIDOLIN.
Non ! non ! non !... Je vais donner une leçon rue du Bac, et je ne veux pas qu’on me prenne pour une diseuse de bonne aventure.
FRIDOLIN.
Rue du Bac... je vais vous faire votre compte... sept minutes pour aller... sept minutes pour revenir... une heure de leçon...
MADAME FRIDOLIN.
Ça fait une heure quatorze...
FRIDOLIN.
Je vous donne une heure !
MADAME FRIDOLIN, ironiquement.
Vous êtes bien bon.
PANICHOT, à part.
Voilà un mari embêtant !
MADAME FRIDOLIN.
Monsieur, je vous préviens que j’irai au petit pas, que je reviendrai de même, que je m’arrêterai devant les boutiques, que je mettrai deux heures, trois heures, si cela me convient...
FRIDOLIN.
Madame !
MADAME FRIDOLIN.
Quant à vos soupçons, je m’en ris, je m’en moque !...
PANICHOT, à part.
Bien tapé !
Air : finale de Paris qui dort (Nargeot).
Ensemble.
PANICHOT, MADAME FRIDOLIN, VERJUS.
Vraiment c’est incroyable !
Un pareil époux doit
Dans un temps raisonnable
Être montré du doigt.
FRIDOLIN.
Vraiment c’est incroyable !
Un époux toujours doit
Se montrer implacable
À défendre son droit.
Madame Fridolin sort par le fond à droite.
Scène III
FRIDOLIN, PANICHOT, puis VERJUS
FRIDOLIN, appelant.
Verjus !
VERJUS, venant de la droite, premier plan.
Monsieur ?
FRIDOLIN.
Descends derrière ma femme, et regarde bien si elle tourne à droite ou à gauche.
VERJUS.
Oui, monsieur.
Il sort par le fond.
FRIDOLIN.
Comme la rue du Bac est à gauche, je ne suis pas fâché de savoir...
PANICHOT.
Ah ! çà, Fridolin, tu es donc incorrigible...
FRIDOLIN.
Que veux-tu ? c’est plus fort que moi, l’idée seule que ma femme...
PANICHOT.
Ta femme ! ta femme... que diable, mon cher, les affaires avant tout ! nous ne sommes pas associés pour savoir si Madame tourne à gauche ou à droite... ce n’est pas un commerce, ça...
FRIDOLIN.
Cependant, il m’importe...
PANICHOT.
Moi, il m’importe de gagner de l’argent ! Je suis ton commanditaire, ton bailleur... Voilà six mois que je baille... et je ne reçois rien... Je finirai par croire que tu veux m’endormir...
FRIDOLIN.
Ah ! Panichot !
PANICHOT.
Écoute donc, je n’ai pas été te chercher, moi...
FRIDOLIN.
Est-ce que tu regretterais ?
PANICHOT.
Non, j’ai foi dans l’opération, les théâtres lyriques manquent de chanteurs.
FRIDOLIN.
L’Opéra commence à les remplacer par de grands tubes en cuivre.
PANICHOT.
C’est vrai... et nous avons entrepris de combler cette lacune...
FRIDOLIN.
Je parcours les campagnes, les cabarets, les ateliers... et dès qu’une voix paraît... crac ! je mets la main dessus...
PANICHOT.
Moi, je fournis les fonds...
FRIDOLIN.
Enfin, nous prenons le ténor à l’état brut, nous le taillons, nous le polissons...
PANICHOT.
Et quand il est mûr nous l’expédions...
FRIDOLIN.
En nous réservant la moitié de ses appointements pendant cinq ans.
PANICHOT.
C’est une grande idée.
FRIDOLIN.
Malheureusement les sujets manquent !
PANICHOT.
Hélas ! nous en avions un il y a huit jours... un Polonais ! un Polonais... suave !
FRIDOLIN.
Le polisson !
PANICHOT.
Oui, mais quel timbre, quel registre, c’était presque un soprano... et dame on n’en fait plus... C’était notre fortune... et parce que tu le surprends qui embrassait vaguement ta femme...
FRIDOLIN.
Comment, vaguement ? Il l’embrassait positivement.
PANICHOT.
Eh bien ! après ? Il faut faire la part de l’exaltation musicale !
FRIDOLIN.
J’avoue que j’ai été un peu vif... mais je ne pouvais pas prévoir qu’un petit soufflet...
PANICHOT.
Un petit soufflet ? C’était bien un affreux coup de poing ! et sur l’oreille encore !... quelle maladresse !... aussitôt une lésion s’est déclarée dans la région du tympan, et au bout de trois minutes... nous avions toujours un rossignol... mais un rossignol sourd ! Impossible de le faire marcher avec l’orchestre... il partait toujours avant ou après... il paraît que c’est contraire aux lois de l’harmonie... Alors, nous l’avons flanqué à la porte... c’est une perte sèche... Je l’ai passé aux profits et pertes.
FRIDOLIN.
Hélas !
PANICHOT.
Que diable, aussi ! quand on boxe avec un chanteur on choisit la place !
Air : Du verre.
Au lieu de porter sans pitié
Sur sa tempe une main brutale,
Pourquoi ne pas avec le pied
Flétrir sa région dorsale ?
Tu vengeais l’honneur du mari
Sans nous fourrer dans des impasses,
Car tu ne t’exposais ainsi
Qu’à lui fausser... des cordes basses.
FRIDOLIN.
C’est vrai... et je te promets qu’à l’avenir...
PANICHOT.
Il est bien temps !... qu’est-ce que nous allons répondre au directeur de Berlin, auquel nous avons promis un ut de poitrine bien conditionné !
FRIDOLIN.
Nous avons trois mois !
PANICHOT.
Les ut de poitrine ne poussent pas comme des champignons ! quand je pense que nous lui avons expédié un traité signé, avec un dédit de dix mille francs en cas de non-livraison.
FRIDOLIN.
Qui sait ?... il n’acceptera peut-être pas... nos conditions étaient si dures.
PANICHOT.
Que le ciel t’entende !... dix mille francs !... pour un coup de poing ! Brutal !...
Scène IV
VERJUS, FRIDOLIN, PANICHOT
VERJUS, entrant, à Fridolin.
Monsieur !
PANICHOT.
Eh bien ?
VERJUS.
Madame a tourné à droite...
FRIDOLIN.
À droite ! et la rue du Bac est à gauche ! Sapristi !
PANICHOT.
Allons ! est-ce que tu vas recommencer ?
FRIDOLIN.
Pourquoi à droite ?... que va-t-elle faire à droite ?...
VERJUS.
Ah ! j’oubliais... une lettre pour vous... dix-huit sous de port...
PANICHOT.
Dix-huit sous !
FRIDOLIN, prenant la lettre.
Juste ! de Berlin !
Lisant.
« Monsieur, vos conditions sont inacceptables. »
PANICHOT.
Quel espoir !
FRIDOLIN, lisant.
« Cependant je les accepte... »
PANICHOT.
Va te promener !
FRIDOLIN, lisant.
« Mais si votre virtuose n’est pas rendu à son poste le 15 septembre, à midi, je vous appliquerai la clause du dédit dans toute sa rigueur. »
PANICHOT.
Les dix mille francs ! Nous voilà gentils !
FRIDOLIN.
Où diable trouver un ténor... Où se cachent-ils, ces animaux-là ?...
VERJUS.
Ah ! monsieur, on va quelquefois en chercher bien loin...
FRIDOLIN.
Tu en connais un ?
VERJUS.
Peut-être.
PANICHOT.
Où ça ?...
Verjus file un son.
FRIDOLIN.
Veux-tu te taire, affreux cricri !...
Il lui donne un coup de pied.
VERJUS, avec résignation.
Comme Monsieur voudra.
PANICHOT, même jeu.
Va-t’en ! tu me rendrais enragé !
VERJUS.
Comme Monsieur voudra.
Il sort par le fond.
Scène V
PANICHOT, FRIDOLIN, UNE VOIX, sous la fenêtre
PANICHOT.
Que faire ? que devenir ?...
FRIDOLIN.
Plutôt que de donner dix mille francs, je serais capable...
PANICHOT.
De quoi ?
FRIDOLIN.
De m’expédier moi-même pour Berlin.
PANICHOT.
Toi ?
FRIDOLIN.
Pourquoi pas ?... J’ai joué les Duprez à Maubeuge !
PANICHOT.
Tu serais sifflé... Il y a des juges à Berlin.
FRIDOLIN.
Oh ! si ce n’est que cela !
PANICHOT.
Et puis notre maison serait compromise à l’étranger... on nous demande du velours, nous ne pouvons pas expédier du calicot...
FRIDOLIN, offensé.
Comment ! du calicot !
On entend chanter une voix sous la fenêtre.
LA VOIX.
Romance du premier acte de la Juive.
« Loin de son amie,
Vivre sans plaisir,
Ne compter la vie
Que par des soupirs. »
FRIDOLIN.
Hein !...
PANICHOT.
Chut !...
LA VOIX.
« Voilà de l’absence
Quelle est la souffrance.
Mais voici le jour,
Ô maîtress’ chérie,
Oui, voici le jour
Le jour du retour. »
FRIDOLIN.
C’est délicieux !
PANICHOT.
C’est ravissant !...
FRIDOLIN.
Encore plus suave que le Polonais !
LA VOIX reprend.
« Oui, voici le jour,
Ô maîtress’ chérie, » etc.
FRIDOLIN.
C’est une voix d’archange !
PANICHOT.
Offrons-lui la table et le logement.
FRIDOLIN, il court à la fenêtre.
Personne dans la rue... Oh !
PANICHOT.
Quoi ?...
FRIDOLIN.
Un badigeonneur ! suspendu à une corde...
PANICHOT.
C’est lui ! ça ne peut être que lui, prie-le de monter !...
FRIDOLIN, appelant.
Eh ! Monsieur ! Monsieur !...
La voix de ROUSSIN, en dehors.
De quoi ?
FRIDOLIN.
Voulez-vous vous donner la peine de monter ?
La voix de ROUSSIN.
À cause ?
FRIDOLIN.
Nous aurions une petite communication à vous faire.
La voix de ROUSSIN.
Tenez bien ma corde, alors... je vas grimper...
FRIDOLIN, avec joie.
Il monte... Panichot... il monte...
PANICHOT, de même.
Le voilà, le voilà...
Scène VI
FRIDOLIN, ROUSSIN, PANICHOT
ROUSSIN, paraissant sur le balcon, il est en tenue de badigeonneur, porte une boîte en fer-blanc suspendue à un bouton et tient une miche de pain sous son bras.
Votre serviteur à la compagnie !...
PANICHOT.
Entrez !... entrez donc !...
ROUSSIN.
C’est que je suis un peu moucheté...
FRIDOLIN.
Ça ne fait rien...
PANICHOT, à part.
Un ténor !
FRIDOLIN.
Ah ! mon ami ! vous nous voyez émus, transportés !...
ROUSSIN.
À cause ?...
FRIDOLIN.
Quelle étendue ! quelle souplesse... quelle...
PANICHOT, à part.
Il va lui donner des prétentions.
FRIDOLIN.
Combien gagnez-vous par jour ?...
ROUSSIN.
Quatre francs net... et la miche...
Il montre son pain.
Voilà...
PANICHOT.
Ce n’est pas assez...
FRIDOLIN.
Nous avons mieux que cela à vous proposer.
ROUSSIN, à part.
C’est des embaucheurs !
Haut.
Allez !...
PANICHOT.
Pendant les trois premiers mois, cent sous par jour.
FRIDOLIN.
Non, dix francs !...
PANICHOT, à part.
Il va trop vite...
FRIDOLIN.
Vous serez chauffé, éclairé, nourri, habillé.
ROUSSIN.
Par qui ?...
PANICHOT.
Par nous.
ROUSSIN.
J’aurai-t-y des bottes ?...
FRIDOLIN.
Vernies !... et après vous gagnerez trente mille francs par an.
ROUSSIN.
Crédié !
PANICHOT.
Que nous partagerons.
ROUSSIN.
Ah !... ça ne fait plus que quinze !... Comme ça, on est forcé de partager ?...
PANICHOT.
Parbleu ! sans ça !...
ROUSSIN.
Très bien... Qu’est-ce que j’aurai à faire ?
FRIDOLIN.
Presque rien... le lundi vous irez à l’Opéra.
ROUSSIN.
Bon !...
PANICHOT.
Le mardi aux Italiens.
ROUSSIN.
Bon !...
FRIDOLIN.
Le mercredi à l’Opéra.
ROUSSIN.
Bon !...
PANICHOT.
Le jeudi aux Italiens.
ROUSSIN.
Jamais à l’Ambigu ?
FRIDOLIN.
Fi donc, l’Ambigu !
ROUSSIN.
J’y ai zété une fois : on représentait l’Héloïse et l’Abailard... j’ai crevé de rire, pour mes douze sous...
PANICHOT.
Nous ne vous mènerons qu’aux premières loges... avec des gants jaunes.
ROUSSIN.
À cause ?...
FRIDOLIN.
Et plus tard vous verrez le roi de Prusse.
ROUSSIN.
Le grand Frédéric ?
FRIDOLIN.
Non ! il est mort... son successeur.
PANICHOT.
Il vous couvrira de crachats.
ROUSSIN.
À cause ?
FRIDOLIN.
De tabatières...
ROUSSIN.
Je ne prise pas.
PANICHOT.
Enrichies de diamants.
ROUSSIN.
Je priserai !
FRIDOLIN.
Vous acceptez ?
ROUSSIN.
J’accepte.
FRIDOLIN.
Je vais rédiger notre petit traité...
Il passe à droite près de la table ; Roussin le suit.
ROUSSIN.
Un instant ! voyons les dix francs...
FRIDOLIN, indiquant Panichot.
Adressez-vous à Monsieur...
PANICHOT, se fouillant.
Oui, c’est moi qui fournis les fonds.
Il lui donne l’argent.
ROUSSIN.
Vous ne payez pas la semaine ?
PANICHOT.
Plaît-il ?...
ROUSSIN.
C’est aujourd’hui samedi, et dans le bâtiment on paie la semaine.
PANICHOT.
Ici, ce n’est pas l’usage.
ROUSSIN.
Bien ! bien...
À part.
Y sont chiens !
FRIDOLIN, achevant d’écrire.
Voilà qui est fait, sauf les noms, comment t’appelles-tu ?...
ROUSSIN.
Moi... Rose Nicolas Roussin.
FRIDOLIN et PANICHOT.
Roussin !
ROUSSIN.
Vous ne le trouvez pas joli ?...
PANICHOT.
Il n’est pas mal... mais sur une affiche... Roussin...
FRIDOLIN.
Bah ! nous mettrons un i à la fin... Roussini !
PANICHOT.
Tiens, ça ressemble à Rossini ! Ça fera très bien...
À Roussin.
C’est convenu, tu porteras un i à la fin.
ROUSSIN, à part.
Y me font porter des nids... Que drôle d’état !
FRIDOLIN.
Maintenant, signe.
ROUSSIN, prenant le papier, hésitant.
C’est que...
PANICHOT, à Fridolin.
Il hésite !
ROUSSIN.
Y a pas de politique là-dedans ?
PANICHOT et FRIDOLIN.
Par exemple !
ROUSSIN.
Je dénonce tout, d’abord !
Il dépose sur la table sa boîte de fer-blanc, son pain, et signe les papiers.
FRIDOLIN, à Panichot.
Nous le tenons !... Je cours chez le tailleur.
PANICHOT.
Pour quoi faire ?
FRIDOLIN.
Pour qu’il vienne lui prendre mesure.
PANICHOT.
C’est inutile !... Tu pousses toujours à la dépense, toi... Nous avons les habits du Polonais.
FRIDOLIN.
Il n’y entrera pas.
PANICHOT.
Un ténor entre partout.
FRIDOLIN.
Au fait.
Appelant.
Verjus.
VERJUS, entrant.
Monsieur ?
Scène VII
PANICHOT, VERJUS, FRIDOLIN, ROUSSIN
FRIDOLIN, à Verjus, désignant Roussin.
Tu passes au service de Monsieur.
VERJUS.
Ah ! bah !
ROUSSIN, à part.
J’ai un nègre ! Méfions-nous.
Il remet à Fridolin un traité, signe et garde l’autre.
PANICHOT, à Verjus.
Un ténor de la plus belle espérance.
FRIDOLIN.
Tu vas lui préparer un bain.
ROUSSIN, étonné.
Un bain !
PANICHOT, à Verjus.
Et lui chauffer un gilet de flanelle...
FRIDOLIN.
Portez-vous de la flanelle ?
ROUSSIN, à part.
Ne nous compromettons pas.
Haut.
Mais, ça dépend des jours... j’en porte sans en porter, et même... enfin, je marche toujours avec la majorité.
À part.
Comme ça je ne prends pas d’engagements.
VERJUS, à Fridolin.
Ah ! monsieur, on va quelquefois en chercher bien loin...
FRIDOLIN.
Quoi ?
VERJUS.
Des ténors.
Il file un son.
FRIDOLIN, lui donnant un coup de pied.
Veux-tu te taire, animal ?
À Roussin.
Je vais chercher les habits du Polonais.
ROUSSIN, avec défiance.
Un Polonais !
PANICHOT.
Moi, je vais convoquer nos amis... Le rédacteur de la Guitare impartiale... Nous lui ferons entendre notre délicieuse fauvette... Il faut la faire mousser.
Air : Plaideur, rageur. (Roi des Frontins. Doche fils.)
PANICHOT et FRIDOLIN.
Bientôt sa voix
Va faire honneur à notre choix,
Et doit, je crois,
Nous enrichir
Dans l’avenir.
ROUSSIN.
Je suis cett’ fois
Tombé chez d’excellents bourgeois,
Par eux, je crois,
J’ peux m’enrichir
Dans l’avenir.
VERJUS.
Je crains qu’ sa voix
Ne fass’ pas honneur à leur choix,
J’ peux seul, je crois,
Les enrichir
Dans l’avenir.
Fridolin sort par la gauche ; Panichot par le fond, à droite. Verjus par la droite, premier plan.
Scène VIII
ROUSSIN, puis BOBINETTE
ROUSSIN.
C’est égal... je voudrais savoir ce qu’ils me veulent... Ils me parlent du roi de Prusse...
Avec défiance.
des Polonais ! Est-ce que je me serais emmanché dans un complot ! Oh ! mais je n’en suis plus.
BOBINETTE, entrant par la droite, avec son panier.
Là, voilà qui est fait.
ROUSSIN.
Bobinette !
BOBINETTE.
Roussin !...
Elle dépose son panier sur la table à droite.
Qu’est-ce que tu fais ici ?
ROUSSIN, très mystérieusement.
Chut !... Je n’en sais rien !
BOBINETTE.
Comment !
ROUSSIN.
Bobinette... qu’est-ce que tu m’as dit dimanche dernier à l’enseigne du Chat qui fricote ?
BOBINETTE.
Je t’ai dit qu’il ne fallait pas manger de lapin sans voir les têtes.
ROUSSIN.
Mais non !... Tu m’as dit, Roussin, nous nous marierons quand tu gagneras cent sous par jour.
BOBINETTE.
J’ m’en dédis pas !
ROUSSIN.
Alors, nous nous marierons deux fois.
BOBINETTE.
Pourquoi ?
ROUSSIN.
Je gagne dix francs !
BOBINETTE.
Ah ! bah !... à quoi faire ?
ROUSSIN, très mystérieusement.
Chut !... Je n’en sais rien... mais ça n’a pas l’air fatigant... Pourtant je me méfie.
BOBINETTE.
De quoi ?
ROUSSIN, avec méfiance.
Connais-tu bien ce gens-là ?
BOBINETTE.
M. Fridolin ? Je le blanchis... voici sa note.
ROUSSIN.
Voyons la note.
Lisant.
« Trois mouchoirs de couleur. »
Parlé.
De quelle couleur ?
Lisant.
« Cinq bonnets de coton. »
Parlé.
Ça rentre dans ma manière de voir... D’ailleurs, j’aurai l’œil ouvert.
BOBINETTE.
Puisque tu as les dix francs !
ROUSSIN.
C’est juste... Bobinette, tu peux faire publier nos bancs !
Air : Servez donc, flattez donc (Barcarolle, Auber).
J’ gagn’ dix francs (bis),
J’ peux m’ livrer à mes penchants,
J’ gagn’ dix francs (bis),
J’ai d’ quoi t’ach’ter des rubans.
BOBINETTE.
De mon cœur, mêm’ sans richesse
Tu serais le favori.
Mais ça flatte un’ jeunesse
D’ pouvoir dir’ que son mari...
Gagn’ dix francs,
D’ quoi payer bien des rubans.
Gagn’ dix francs (bis)
Et j’ couronn’ tes sentiments.
ROUSSIN.
S’ marier sans l’ sou, c’est trop bête !
On dit qu’ surtout les enfants
Ça vous coût’ les yeux d’la tête,
Mais, bah !... nous n’ s’rons pas r’gardants !
ENSEMBLE.
J’ gagn’ dix francs, etc.
BOBINETTE.
Gagn’ dix francs, etc.
Scène IX
ROUSSIN, BOBINETTE, FRIDOLIN
FRIDOLIN, venant de la gauche avec des habits.
Mon ami !
Apercevant Bobinette.
Tiens, la blanchisseuse... Dites donc, la dernière fois vous ne m’avez pas rapporté mes gants de coton.
BOBINETTE.
Vos gants ? Je les ai remis moi-même à Madame.
FRIDOLIN.
Alors, entendez-vous avec elle... elle va rentrer... allez l’attendre à l’office...
Il désigne le fond à gauche.
BOBINETTE.
Ça suffit.
Elle va reprendre son panier sur la table à droite.
FRIDOLIN, à Roussin.
Mon ami... voici vos habits... ça vous collera.
ROUSSIN, à part.
Il veut me coller ! Reméfions-nous.
FRIDOLIN.
Maintenant...
Indiquant la droite.
Allez rejoindre Verjus... Votre bain doit vous attendre.
ROUSSIN.
Voilà, bourgeois, voilà.
Reprise de l’ensemble.
ROUSSIN.
J’ gagn’ dix francs, etc.
BOBINETTE.
Gagn’ dix francs, etc.
FRIDOLIN.
Quelques francs (bis)
Nous gagnent ces artisans,
Quelques francs (bis)
Les rendent plus complaisants.
Bobinette sort à gauche au fond. Roussin à droite, premier plan.
Scène X
FRIDOLIN, puis MADAME FRIDOLIN
FRIDOLIN, seul.
Enfin nous en tenons un !... Je l’aurais désiré un peu plus svelte... Mais, bah ! ils ont tous du ventre les ténors légers... c’est à ça qu’on les reconnaît ; et puis, il vaut mieux qu’il soit laid, à cause de madame Fridolin... Mais pourquoi a-t-elle tourné à droite ? La voici, modérons-nous.
MADAME FRIDOLIN.
Mon ami, il est onze heures treize ; vous devez être satisfait.
FRIDOLIN.
Madame, pourriez-vous me dire de quel côté est la rue du Bac ?
MADAME FRIDOLIN.
La rue du Bac ?... à gauche.
FRIDOLIN.
Ah !... Madame, pourriez-vous me dire pourquoi vous avez tourné à droite ?
MADAME FRIDOLIN.
Vous m’avez fait suivre ? C’est très délicat... Monsieur, j’ai tourné à droite, uniquement pour vous être agréable.
FRIDOLIN.
Comment !
MADAME FRIDOLIN.
Vous détestez les chapeaux roses... je suis entrée chez une marchande de modes pour en commander deux autres, un bleu et un jaune...
FRIDOLIN.
Un jaune !
MADAME FRIDOLIN.
Soyez tranquille, on vous apportera la note.
FRIDOLIN, à part.
Je suis pincé !
Scène XI
FRIDOLIN, PANICHOT, MADAME FRIDOLIN
PANICHOT, entrant par le fond à droite.
Ouf ! je n’en puis plus !
FRIDOLIN.
Eh bien ?
PANICHOT.
C’est fait... tous nos amis viendront... j’ai vu le rédacteur de la Guitare impartiale... C’est un charmant garçon, il m’a fait prendre trois abonnements.
FRIDOLIN.
Diable !
PANICHOT.
Mais j’en ai immédiatement repassé deux à un marchand de bois qui joue de la clarinette ; c’est lui qui m’a appris que Meyerbeer était à Paris.
FRIDOLIN.
Ah ! bah !
PANICHOT.
Alors, je me suis fait cirer...
FRIDOLIN.
Tu as osé te présenter ?
PANICHOT.
Parfaitement... mais comme il déjeunait... il m’a fait répondre qu’il était en Autriche... Je crois que nous ne l’aurons pas.
MADAME FRIDOLIN.
Mais je ne comprends pas.
PANICHOT.
Comment ! tu n’as donc pas dit ?... Nous en avons trouvé un.
MADAME FRIDOLIN.
Un quoi ?
PANICHOT.
Un ténor ! au bout d’une corde ! Vous allez le voir ! un homme superbe !
MADAME FRIDOLIN.
Ah !
Prolongé.
FRIDOLIN.
Pourquoi dites-vous : Ah ?
MADAME FRIDOLIN.
Préférez-vous que je dise : Oh ?
De même.
FRIDOLIN.
Ni l’un, ni l’autre ! je n’aime pas les interjections !... Nous venons de prendre un nouveau pensionnaire, madame, et j’ose espérer que vous apporterez cette fois plus de sévérité dans vos relations... Souvenez-vous du Polonais, et n’oubliez pas qu’une réserve bien entendue... est le premier apanage... est le seul apanage...
Madame Fridolin bâille.
PANICHOT, à part.
Il n’en sortira pas !
FRIDOLIN.
...est le plus bel apanage... Demandez à Panichot.
PANICHOT.
Hein ? moi ! Certainement... le plus bel apanage, c’est la réserve bien entendue d’une femme dont la vertu... s’exalte au sentiment du devoir...
À part.
Il m’ennuie !
FRIDOLIN.
Écoutez-le, madame... inspirez-vous de ces mâles conseils ; moi, je vais retrouver Roussini.
Près de la porte.
Continue, Panichot, continue.
Il entre à droite.
Scène XII
PANICHOT, MADAME FRIDOLIN
PANICHOT.
Certainement...
Reprenant sa phrase.
Dont la vertu s’exalte au sentiment du devoir qui...
Remontant.
Tiens ! il n’est plus là !
MADAME FRIDOLIN.
Qu’importe ! Continuez, monsieur, continuez...
PANICHOT.
Permettez...
Il va à la porte de droite, s’assurer que personne ne peut l’entendre, revenant.
Voulez-vous que je vous dise ? Votre mari est stupide !
MADAME FRIDOLIN.
Je ne dis pas le contraire. Quant à ce jeune chanteur, soyez tranquille, dès qu’il paraîtra, je lui tournerai le dos.
PANICHOT.
Mais non ! mais non ! Lui tourner le dos ! Pour qu’il prenne la maison en grippe... Que diable ! J’ai des fonds dans l’entreprise.
MADAME FRIDOLIN.
Alors, que voulez-vous ?
PANICHOT, hésitant.
Mais dame ! je voudrais... certainement, je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs... Oh ! grand Dieu !... mais enfin, ce pauvre garçon... si vous le connaissiez...
Air : De ma Céline amant modeste.
Vous verriez que ce n’est encore
Qu’un pâle espoir, un fruit vert, un projet.
C’est un soleil à son aurore,
C’est un album à son premier feuillet.
C’est un canevas que réclame
La broderie... et chacun vous dira
Que la mission de la femme
Est de broder ces choses-là.
MADAME FRIDOLIN.
Comment, monsieur !
PANICHOT, vivement.
Je ne veux pas vous faire manquer à vos devoirs... oh ! grand Dieu ! mais... il y a des nuances dans la coquetterie... énormément de nuances, et sans aller... jusqu’en Pologne...
MADAME FRIDOLIN.
Plaît-il ?
PANICHOT.
On peut se promener sur la frontière... Enfin tâchez d’être gracieuse... aimable... et même un peu... tendre.
MADAME FRIDOLIN.
Tendre ?
PANICHOT, vivement.
Sans sortir de la frontière !... Qu’est-ce que je demande, moi ? Qu’il se plaise ici, ce cher ami.
MADAME FRIDOLIN.
Ah ! monsieur Panichot, je n’aurais jamais cru...
PANICHOT.
Écoutez donc ! J’ai des fonds dans l’entreprise !
MADAME FRIDOLIN.
Silence ! mon mari !
PANICHOT.
Bigre !
Reprenant vivement sa phrase.
Est le plus bel apanage d’une femme dont la vertu s’exalte au sentiment du devoir qui...
Scène XIII
MADAME FRIDOLIN, PANICHOT, FRIDOLIN, puis ROUSSIN
FRIDOLIN, entrant.
Merci ! Panichot, merci... voilà un ami !
À Roussin qui est dans la coulisse.
Eh bien, venez-vous ?
Roussin paraît. Il porte un habit très juste, un pantalon de Casimir orange très collant et une cravate blanche très haute.
ROUSSIN.
Voilà ! voilà... je reprenais les dix francs qui étaient restés dans ma veste.
À part.
Crédié ! en v’là une qui me gêne.
FRIDOLIN, à Panichot.
Je te le disais bien... c’est trop étroit.
PANICHOT, à Fridolin.
Il n’y a pas de mal ! ça le tasse.
FRIDOLIN, à Roussin.
Mon ami, permettez-moi de vous présenter à madame Fridolin, ma femme...
ROUSSIN.
Ah ! c’est la bourgeoise.
Saluant.
Madame, votre serviteur et la compagnie !...
MADAME FRIDOLIN, riant, à part.
Ah ! ah ! la drôle de figure !
ROUSSIN, à part.
Mâtin ! c’est une fière brune !
PANICHOT.
C’est Madame qui vous accompagnera.
ROUSSIN.
Où ça ?
FRIDOLIN.
Sur le piano !
ROUSSIN.
Le piano !... Ah ! oui, je sais ce que c’est... j’en ai vu un à Limoges... chez un brasseur... il avait ôté la manivelle... pour y mettre des lapins. Honnête homme du reste !...
MADAME FRIDOLIN.
J’espère, monsieur, vous faire envisager cet instrument sous un autre point de vue...
ROUSSIN, avec galanterie.
Le point de vue sera pour moi, madame.
MADAME FRIDOLIN.
Ah ! vous êtes galant...
FRIDOLIN, bas à sa femme.
Amanda, pas d’agaceries !
ROUSSIN, à part.
J’aime mieux Bobinette... mais c’est une fière brune !
MADAME FRIDOLIN, à Roussin.
Savez-vous solfier ?
ROUSSIN.
Sol... quoi ?
PANICHOT.
Madame vous demande si vous savez solfier ?
ROUSSIN, à Panichot.
Et vous ?
PANICHOT.
Moi... non !
ROUSSIN, à Madame Fridolin.
Je solfiche exactement comme Monsieur.
MADAME FRIDOLIN.
Je vous apprendrai !... C’est l’affaire de quelques séances...
ROUSSIN, avec galanterie.
Ah ! madame !... la séance sera pour moi !...
MADAME FRIDOLIN, gracieuse.
Encore ! Ah ! monsieur Roussini !
FRIDOLIN, bas.
Amanda ! pas d’agaceries !...
MADAME FRIDOLIN, avec humeur.
Eh, monsieur !
PANICHOT, bas à Fridolin.
Tu n’as rien à dire... ça ne passe pas la frontière.
FRIDOLIN, à Roussin.
Madame vous prie de l’excuser... elle désire rentrer.
ROUSSIN, offrant son bras à Madame Fridolin.
Moi aussi... Rentrons !
FRIDOLIN, s’interposant.
Non !... pas vous... Madame.
ROUSSIN.
Ah !... pas moi ?...
À part.
Il m’embête ce vieux-là !
Ensemble.
Air : Comptez sur mon consentement (polka d’Hervé, Isménie).
ROUSSIN.
Pourtant à cette maison-ci
Sans trop d’ennui
Je pourrai me faire,
J’espère.
Car vraiment ce local m’ plaît,
Et sans regret,
Je veux m’y fixer tout à fait.
FRIDOLIN, MADAME FRIDOLIN, PANICHOT.
Bientôt à cette maison-ci
Sans trop d’ennui
Il pourra s’faire,
J’espère.
Car vraiment ce local lui plaît,
Et sans regret
Il peut s’y fixer tout à fait.
Madame Fridolin sort à gauche.
Scène XIV
FRIDOLIN, ROUSSIN, PANICHOT, puis VERJUS
ROUSSIN, à part.
C’est égal... pour une fière brune... c’est une fière brune...
Haut.
Bah ! je vas casser une croûte... Justement j’ai là ma boîte.
Il va la prendre sur la table et l’ouvre.
PANICHOT.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
ROUSSIN.
Des radis noirs en salade.
FRIDOLIN.
Des radis ! du vinaigre ! impossible.
ROUSSIN.
À cause ?
PANICHOT.
Voulez-vous gagner trente mille francs ?
ROUSSIN.
Oui.
PANICHOT.
Alors, jamais de radis !
Il lui ôte sa boîte qu’il remet sur la table.
ROUSSIN.
C’est une mauvaise légume ?
PANICHOT.
Oui !... on va vous servir à déjeuner.
FRIDOLIN, à la cantonade.
Verjus ! servez le déjeuner de Monsieur !
ROUSSIN, tirant sa pipe.
En attendant, je vas en fumer une...
FRIDOLIN.
Oh ! par exemple !... le tabac !... impossible !...
Il lui ôte sa pipe.
ROUSSIN.
C’est encore une mauvaise légume ?
PANICHOT.
Voulez-vous gagner trente mille francs ?
ROUSSIN.
Toujours !
PANICHOT.
Jamais de tabac.
ROUSSIN, à part.
Ah ! mais !... ah ! mais !... Après ça, j’ai reçu dix francs... et pourvu que je déjeune...
Verjus entrant avec un œuf dans un coquetier sur une assiette.
VERJUS.
Voilà, monsieur.
ROUSSIN, qui a pris l’assiette, à Panichot.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
PANICHOT.
C’est un œuf.
ROUSSIN.
Dur ?
FRIDOLIN.
Oh ! non !... cru !...
ROUSSIN.
Cru !...
FRIDOLIN.
Avalez ! avalez !... vous verrez l’effet.
ROUSSIN, à part.
Quel drôle d’état !
Il avale l’œuf.
Je les préfère sur le plat.
VERJUS, qui a été chercher une autre assiette avec un autre œuf et venant à droite de Roussin.
Voilà, monsieur !
ROUSSIN.
Encore un !
PANICHOT.
La recette de Rubini.
ROUSSIN.
Rubini !...
PANICHOT.
Il avait un poulailler à côté de son piano... et dès qu’une poule pondait... Houp !.... C’est comme ça qu’il est devenu le favori du czar.
ROUSSIN.
Et jamais sur le plat ?
FRIDOLIN.
Jamais !
ROUSSIN, à part.
Cristi !... la cuisine sera monotone ici...
VERJUS, qui présente toujours son œuf.
Monsieur est servi...
ROUSSIN.
Merci... j’ai plus faim...
VERJUS, à part, avec mépris.
Ça, un ténor !... il rechigne à l’œuf !...
Avalant l’œuf en sortant.
Voilà le ténor.
Il sort à droite.
Scène XV
FRIDOLIN, ROUSSIN, PANICHOT, puis VERJUS
FRIDOLIN, à Roussin.
Maintenant, si vous voulez, nous allons travailler un peu.
ROUSSIN.
Avec plaisir...
À part.
Enfin, je vais savoir ce que j’ai à faire.
FRIDOLIN.
Jusqu’où montez-vous ?
ROUSSIN.
Des fois jusqu’au sixième.
PANICHOT.
Ah !... farceur... Il est très gai !...
Il va prendre la serinette sur la table à droite.
ROUSSIN, à part.
Je ne sais pas ce qu’ils m’ont fichu sur la peau, mais ça me démange !...
Il va se frotter le dos contre un portant à gauche.
FRIDOLIN, allant chercher une chaise au fond.
Je vais vous faire faire des gammes...
ROUSSIN, se frottant contre le décor.
Des gammes !
FRIDOLIN, du fond.
La gamme, c’est l’échelle des notes.
ROUSSIN.
Ah ! bon.
À part.
Ils vont me faire monter à l’échelle.
FRIDOLIN, rapportant la chaise, et voyant Roussin qui se frotte le dos.
Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?
ROUSSIN.
Je me rabote... Cré gilet !
FRIDOLIN.
Tiens, assieds-toi là... entre nous deux...
PANICHOT.
Là ! très bien !
ROUSSIN.
Dites donc... laissez-moi ôter le gilet... je rends cent sous.
FRIDOLIN.
Impossible !
PANICHOT.
Voyons... travaillons, travaillons...
ROUSSIN, regardant la serinette.
Qu’est-ce que vous tenez là ? une chaufferette ?
PANICHOT.
Non... c’est une serinette... pour te commencer.
ROUSSIN.
Vous allez me commencer ?
PANICHOT.
Oui, nous prendrons d’abord un motif bien facile... je tournerai...
FRIDOLIN.
Et moi, je chanterai... pour te donner le ton. Par exemple... « Ah ! vous dirai-je, maman. » Cela te va-t-il ?
ROUSSIN.
Ça me va.
À part.
Que drôle d’état !
PANICHOT.
Y sommes-nous ?
FRIDOLIN.
Allons !...
Panichot tourne la serinette. Chantant.
« Ah ! vous dirai-je, maman,
Ce qui cause mon tourment ?... »
ROUSSIN, l’interrompant.
Tiens ! c’est gentil, ça !
PANICHOT.
Il a le sentiment musical.
ROUSSIN, à Panichot, montrant la serinette.
Il y a une bête là dedans ?
FRIDOLIN.
Non, c’est un mécanisme.
ROUSSIN.
Ah !
PANICHOT.
Voyons... à ton tour.
Il tourne la serinette.
Eh ! bien ! va donc !
ROUSSIN.
Quoi ?
FRIDOLIN.
Chante.
ROUSSIN.
À cause ?
PANICHOT.
Comment à cause ?
FRIDOLIN.
Tenez, faites comme moi.
PANICHOT.
Écoute sa voix suave.
FRIDOLIN, chantant.
« Ah ! vous dirai-je, maman... »
ROUSSIN, à Fridolin.
Pas vous... j’aime mieux l’autre bête.
FRIDOLIN.
Voyons, ne plaisantons pas... nous sommes ici pour une audition...
ROUSSIN.
Une audition... mais je ne demande pas mieux, et certainement...
À Fridolin.
Grattez-moi.
FRIDOLIN.
Plaît-il ?
PANICHOT, à part.
Ah ! mais, il est insupportable !
ROUSSIN, à Fridolin.
Dans le dos... ferme !
À Panichot.
Vous, tournez toujours.
PANICHOT.
Ah ! il faut que... pendant que...
Il tourne la serinette, pendant que Fridolin gratte Roussin.
FRIDOLIN.
Quelle drôle de manie !... c’est comme les perroquets.
VERJUS, entrant.
Monsieur !
PANICHOT.
Qu’est-ce que c’est ?... Je n’aime pas qu’on nous dérange quand nous travaillons !
FRIDOLIN, continuant à gratter.
Oui !... nous travaillons !
ROUSSIN.
Nous travaillons.
VERJUS.
C’est que... tous vos amis sont là.
PANICHOT.
Le rédacteur de la Guitare impartiale !
FRIDOLIN.
Courons le recevoir.
PANICHOT, à Verjus.
Toi, tu vas nous remplacer... continue-le... tu tourneras.
FRIDOLIN, à Roussin.
Et toi tu chanteras.
Ensemble.
Air.
PANICHOT, FRIDOLIN.
Soyez toujours d’humeur docile ;
C’est utile,
C’est facile,
Et nous vous ferons, cher pupille,
Oui, bientôt,
Monter très haut.
ROUSSIN.
Oui, montrons-nous d’humeur docile ;
C’est utile,
C’est facile,
À ce prix-là, moi leur pupille,
J’ dois bientôt
Montrer très haut.
Panichot et Fridolin sortent à droite, deuxième plan.
Scène XVI
ROUSSIN, VERJUS
ROUSSIN.
Avec tout ça, je ne sais pas encore...
VERJUS, tournant la serinette.
Eh bien ! y êtes-vous ?
ROUSSIN.
Au fait, par mon nègre... je pourrai peut-être... Je vais le faire causer finement.
Haut.
Dis donc, petit, laisse là ta manivelle et causons.
VERJUS, à part.
Qu’est-ce qu’il me veut ?
ROUSSIN.
Et d’abord... je voudrais savoir...
S’interrompant.
Crédié ! que ça me démange ! Qu’est-ce que tu m’as posé sur la peau ?...
VERJUS.
C’est de la flanelle.
ROUSSIN.
De la flanelle... C’est fait avec du crin, ça ?
VERJUS, à part.
Est-y bête !... est-y bête !...
ROUSSIN.
Dis-moi un peu, toi qui es de la maison... Qu’est-ce que j’ai à faire ici ?
VERJUS.
Comment ! vous ne savez pas ?
ROUSSIN.
Je le sais peut-être... mais dis toujours.
VERJUS.
Eh bien ! vous avez à faire tout ce que faisait le Polonais.
ROUSSIN.
Ah !... et qu’est-ce qu’il faisait le Polonais ?
VERJUS.
Dame !... il faisait des gammes...
ROUSSIN.
Je sors d’en prendre.
VERJUS.
Il avalait des œufs...
ROUSSIN.
C’est fait... Après ?
VERJUS.
Après... il embrassait Madame !
ROUSSIN.
La bourgeoise ?
VERJUS.
Un peu !...
Il sort par la gauche.
ROUSSIN.
Ah ! il faut ?... V’là le chiendent ! Et Bobinette... Tant pis ! les affaires avant tout ! J’ai avalé les œufs... j’ai fait des gammes... Maintenant, je vas embrasser la bourgeoise... Quel drôle d’état... Mais où la trouver ?...
Apercevant Madame Fridolin qui entre.
Ah ! justement... la voici... attention...
Scène XVII
MADAME FRIDOLIN, ROUSSIN
MADAME FRIDOLIN.
Tiens... vous êtes seul ?
ROUSSIN, à part.
Allons, allons, faut de l’émabilité.
Haut, d’un ton galant.
Mais, ça ne me déplaît pas d’être seul... quand vous êtes là...
MADAME FRIDOLIN.
Eh bien ! comment vous trouvez-vous ici ?
ROUSSIN.
À la douce, madame, comme les marchands de cerise... à la douce... Pourtant je les aimerais mieux cuits.
MADAME FRIDOLIN.
Quoi ?...
ROUSSIN.
Les œufs...
MADAME FRIDOLIN, étonnée.
Les œufs !
ROUSSIN.
Mais il ne s’agit pas de ça... voulez-vous que nous commencions ?...
MADAME FRIDOLIN.
Quoi ?
ROUSSIN, s’essuyant la bouche avec sa manche.
À gagner mes appointements ?
MADAME FRIDOLIN.
Plus tard... lundi !
ROUSSIN.
Non ! tout de suite !...
MADAME FRIDOLIN.
Impossible... j’attends l’accordeur...
ROUSSIN.
Ah ! ben... j’ai pas besoin d’accordeur, moi...
MADAME FRIDOLIN.
Mais quel zèle !
ROUSSIN.
Je suis comme ça...
Premier couplet.
Air : Un p’tit baiser n’fait pas d’ peine.
Pas d’ paress’, pas d’indolence,
Moi, d’abord, j’ suis pas feignant.
À lui-même.
Allons, p’tit, vas-y gaîment
Puisqu’on t’a payé d’avance...
En avant !
Il veut embrasser Madame Fridolin.
MADAME FRIDOLIN.
Insolent !
ROUSSIN, à part.
Faut fair’ les chos’s en conscience
Quand on n’ veut pas rendr’ l’argent.
Oui, vraiment,
J’ gard’ l’argent.
Deuxième couplet.
À Madame Fridolin, jouant l’amabilité.
D’puis longtemps j’ vis d’abstinence,
Permettez qu’en ce moment,
Madam’, sur ce cou charmant,
Je cherche ma subsistance,
En avant.
MADAME FRIDOLIN, reculant.
Insolent !
ROUSSIN, à part.
Faut fair’ les chos’s en conscience
Quand on n’veut pas rendr’ l’argent.
Oui, vraiment,
J’ gard’ l’argent.
Poursuivant Madame Fridolin. Parlé.
Y a pas ! y a pas ! faut que ça marche.
Il l’embrasse.
Scène XVIII
ROUSSIN, MADAME FRIDOLIN, FRIDOLIN, PANICHOT, BOBINETTE, VERJUS
FRIDOLIN, entrant par la droite.
Oh !
BOBINETTE, par le fond, à gauche.
Oh !
PANICHOT, par le fond, à droite.
Oh !
VERJUS, entrant par la gauche.
Oh !
Ces quatre exclamations doivent être jetées simultanément.
MADAME FRIDOLIN.
Ciel !
ROUSSIN.
Quoi ?
FRIDOLIN, s’avançant furieux sur Roussin.
Monsieur ! Monsieur !...
PANICHOT, le retenant.
Pas sur l’oreille ! pas sur l’oreille...
FRIDOLIN.
Vaurien ! chenapan !...
BOBINETTE.
Libertin ! Pas grand’chose !
ROUSSIN, criant.
Quoi ? qu’est-ce que vous voulez ? Vous m’ennuyez... votre flanelle aussi...
PANICHOT, vivement.
Ne le fais pas crier... tu vas lui casser son ut !...
FRIDOLIN, criant.
Je me moque pas mal de son ut !... Embrasser ma femme !...
ROUSSIN.
Ah ! c’est pour ça... Alors, calmez-vous, brave homme... car jamais, au grand jamais... puisque j’aime Bobinette, puisque c’est mon amoureuse...
PANICHOT, le faisant vivement passer à sa gauche.
Une amoureuse ! jamais...
FRIDOLIN.
Il ne manquerait plus que ça... une amoureuse...
Le faisant vivement passer à sa gauche.
ROUSSIN.
C’est encore une mauvaise légume ?...
FRIDOLIN.
Un ténor doit s’imposer des privations !
Ici Fridolin s’aperçoit qu’il a, par le précédent jeu de scène, placé Roussin près de sa femme, il le fait vivement repasser à sa droite.
ROUSSIN.
Encore des privations !... Ah ! mais non... je n’en veux plus... Pas de Bobinette !... laissez-moi partir !...
PANICHOT et FRIDOLIN, lui barrant le passage.
Jamais !
ROUSSIN.
Tenez ! je rends l’argent ! je rends le gilet, je romps le traité.
Déchirant un papier.
Le v’là, votre papier !...
FRIDOLIN.
Oui, mais le nôtre nous reste...
PANICHOT.
Et à moins de nous payer le dédit...
ROUSSIN.
Combien ?
FRIDOLIN.
Cinquante mille francs !...
ROUSSIN.
Attendez-moi...
Prenant le bras de Bobinette.
Viens les chercher, Bobinette.
Il remonte.
PANICHOT et FRIDOLIN, remontant aussi pour s’interposer.
On ne passe pas !
ROUSSIN.
Ah ! mais...
LA VOIX, en dehors.
« Oui, voici le jour
Ô maîtress’ chérie... »
PANICHOT.
Hein ?
FRIDOLIN.
Chut ! écoutez...
LA VOIX, reprenant.
« Oui, voici le jour,
Le jour du retour. »
PANICHOT.
Cette voix... mais c’est celle que nous avons entendue...
FRIDOLIN, à Roussin.
Ce n’était donc pas toi ?
VERJUS.
Mais non... c’est le Polonais... qui a loué le second.
FRIDOLIN, à Roussin.
Animal !...
PANICHOT.
Brute !
VERJUS.
Filou !...
ROUSSIN.
Quoi ?
FRIDOLIN, déchirant un papier.
Je romps le traité !
ROUSSIN.
Bravo... Ah ! Bobinette...
Il va à elle et l’embrasse.
PANICHOT, à Fridolin.
Et le directeur de Berlin qui compte sur un ténor.
VERJUS, s’avançant entre Panichot et Fridolin.
Ah ! monsieur... on va quelquefois en chercher bien loin des ténors...
Il file un son.
FRIDOLIN.
Pas mal... pas mal... Dis donc, Panichot, en le faisant travailler...
PANICHOT.
Les Prussiens le siffleront.
FRIDOLIN.
Ça m’est bien égal.
PANICHOT.
Et à moi, donc !
FRIDOLIN.
Verjus ! à partir de ce jour tu n’es plus domestique... tu passes ténor !...
VERJUS.
Enfin !...
MADAME FRIDOLIN.
C’est une jolie acquisition...
FRIDOLIN.
Amanda ! pas d’agaceries...
ROUSSIN.
C’est égal... pas de radis noir, pas de tabac, pas de Bobinette... Pour cent mille francs, je ne voudrais pas être dans sa peau !
CHŒUR.
Faute aujourd’hui de voix qui chante
On fait chanter les instruments,
Avec le public dilettante
Il est des accommodements.
FRIDOLIN, au public.
Air.
En dépit d’ut, ré, mi, fa, sol,
Du public le suffrage aimable
Peut transformer en rossignol
Le cricri le plus déplorable.
Notre ténor peut donc, je crois,
Faire son chemin comme un autre...
Il ne lui manque qu’une voix...
Ah ! messieurs, donnez-lui la vôtre.