Poil de Carotte (Jules RENARD)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Antoine, le 2 mars 1900.

 

Personnages

 

MONSIEUR LEPIC

POIL DE CAROTTE

MADAME LEPIC

ANNETTE

 

La scène se passe à une heure de l’après-midi, dans un village de la Nièvre.

 

Une cour bien « meublée », entretenue par Poil de Carotte. À droite, un tas de fagots rangés par Poil de Carotte. Une grosse bûche où Poil de Carotte a l’habitude de s’asseoir. Une brouette et une pioche. Derrière le tas de fagots, en perspective jusqu’au fond de la cour, une grange et des petits « toits » : toit des poules, toit des lapins, toit du chien. C’est dans la grange que Poil de Carotte passe le meilleur de ses vacances par les mauvais temps. Un arbre au milieu de la cour, un banc circulaire au pied de l’arbre. À gauche, la maison des Lepic, vieille maison à mine de prison. Un rez-de-chaussée surélevé. Murs presque aussi larges que hauts. Au premier plan, l’escalier. Six marches et deux rampes de fer. Porte alourdie de clous. Marteau. Une culotte de chasseur, garnie de boue, est accrochée au mur. Au deuxième plan, une fenêtre, avec des barreaux et des volets, d’où Madame Lepic surveille d’ordinaire Poil de Carotte. Un puits, formant niche dans le mur. Au fond, à gauche, une porte pleine dans un pan de mur. C’est par cette porte qu’entre et sort le monde, librement. Pas de sonnette. Un loquet. Au fond, à droite, une grille pour les voitures, puis la rue et la campagne, un clair paysage de septembre : noyers, prés, meules, une ferme.

 

 

Scène première

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC

 

Poil de Carotte, nu-tête, est habillé maigrement. Il use les effets que son frère Félix a déjà usés. Une blouse noire, une ceinture de cuir noir avec l’écusson jaune des collégiens, un pantalon de toile grise trop court, des chaussons de lisière ; pas de cravate à son col de chemise étroit et mou. Cheveux souples comme paille et couleur de paille quand elle a passé l’hiver dehors, en meule.

Monsieur Lepic, veston et culotte de velours, chemise blanche de « monsieur » empesée et un gilet, pas de cravate non plus, une chaîne de montre en or. Un large chapeau de paille, des galoches, puis des souliers de chasse.

Au lever de rideau, Poil de Carotte, au fond, donne de l’herbe à ses lapins. Il vient au premier plan couper avec une pioche les herbes de la cour. Il pioche, plein d’ennui, près de sa brouette. Monsieur Lepic ouvre la porte et paraît sur la première marche de l’escalier, un journal à la main. En entendant ouvrir la porte, Poil de Carotte a peur. Il a toujours peur.

MONSIEUR LEPIC.

À qui le tour de venir à la chasse ?

POIL DE CAROTTE.

C’est à moi.

MONSIEUR LEPIC.

Tu es sûr ?

POIL DE CAROTTE.

Oui, papa : tu as emmené mon frère Félix la dernière fois, et il vient de sortir avec ma mère qui allait chez Monsieur le curé. Il a emporté ses lignes : il péchera toute la soirée au moulin.

MONSIEUR LEPIC.

Et toi, que fais-tu là ?

POIL DE CAROTTE.

Je désherbe la cour.

MONSIEUR LEPIC.

Tout de suite après déjeuner ? C’est mauvais pour la digestion.

POIL DE CAROTTE.

Ma mère dit que c’est excellent.

Il jette la pioche.

Partons-nous ?

MONSIEUR LEPIC.

Oh ! pas si vite. Le soleil est encore trop chaud. Je vais lire mon journal et me reposer.

POIL DE CAROTTE, avec regret.

Comme tu voudras.

Il ramasse sa pioche.

C’est sûr que nous irons ?

MONSIEUR LEPIC.

À moins qu’il ne pleuve.

POIL DE CAROTTE, regardant le ciel.

Ce n’est pas la pluie que je crains... Tu ne partiras pas sans moi ?

MONSIEUR LEPIC.

Tu n’as qu’à rester là. Je te prendrai.

POIL DE CAROTTE.

Je suis prêt. Je n’ai que ma casquette et mes souliers à mettre... Et si tu sors par le jardin ?...

MONSIEUR LEPIC.

Tu m’entendras siffler le chien.

POIL DE CAROTTE.

Tu me siffleras aussi ?

MONSIEUR LEPIC.

Sois tranquille.

POIL DE CAROTTE.

Merci, papa. Je porterai ta carnassière.

MONSIEUR LEPIC.

Je te la prête. J’ai assez de mon fusil.

POIL DE CAROTTE.

Moi, je prendrai un bâton pour taper sur les haies et faire partir les lièvres. À tout à l’heure, papa. En t’attendant, je désherbe ce coin-là.

MONSIEUR LEPIC.

Ça t’amuse ?

POIL DE CAROTTE.

Ça ne m’ennuie pas. C’est fatigant, au soleil, mais, à l’ombre, ça pioche tout seul. D’ailleurs, ma mère me l’a commandé.

Il le regarde donner quelques coups de pioche et rentre.

 

 

Scène II

 

POIL DE CAROTTE, seul

 

Par précaution, je vais renfermer le chien, qui dort.

Il ferme la porte d’un des petits toits.

De cette façon, Monsieur Lepic ne peut pas m’oublier, car il ne peut pas aller à la chasse sans le chien, et le chien ne peut pas aller à la chasse sans moi.

Un bruit de loquet à la porte de la cour. Poil de Carotte croit que c’est Madame Lepic et se remet à piocher.

 

 

Scène III

 

POIL DE CAROTTE, ANNETTE

 

Une paysanne pousse la porte et entre dans la cour. Elle regarde Poil de Carotte qui tourne le dos et pioche avec ardeur. Elle traverse la cour, monte l’escalier et frappe à la porte de la maison. Poil de Carotte, étonné que Madame Lepic passe sans rien lui dire de désagréable, risque un œil et se redresse.

POIL DE CAROTTE.

Tiens ! ce n’est pas Madame Lepic. Qui demandez-vous... mademoiselle ?

ANNETTE est habillée comme une paysanne qui a mis ce qu’elle avait de mieux pour se présenter chez ses nouveaux maîtres : bonnet blanc, caraco noir, jupe grise, panier au bras.

Madame Lepic.

POIL DE CAROTTE, sans lâcher sa pioche.

Elle est sortie.

ANNETTE.

Va-t-elle rentrer bientôt ?

POIL DE CAROTTE.

J’espère que oui. Que désirez-vous ?

ANNETTE.

Je suis la nouvelle servante que Madame Lepic a louée jeudi dernier à Lormes.

POIL DE CAROTTE, important, lâchant sa pioche.

Je sais. Elle m’avait prévenu. Je vous attendais d’un jour à l’autre. Madame Lepic est chez Monsieur le curé. Inutile d’entrer à la maison. Il n’y a personne, que Monsieur Lepic qui fait la sieste et qui n’aime guère qu’on le dérange. Du reste, la servante ne le regarde pas. Asseyez-vous sur l’escalier.

ANNETTE.

Je ne suis pas fatiguée.

POIL DE CAROTTE.

Vous venez de loin ?

ANNETTE.

De Lormes. C’est mon pays.

POIL DE CAROTTE.

Et votre malle ?

ANNETTE.

Je l’ai laissée à la gare.

POIL DE CAROTTE.

Est-elle lourde ?

ANNETTE.

Il n’y a que des nippes dedans.

POIL DE CAROTTE.

Je dirai au facteur de l’apporter demain matin dans sa voiture à âne. Vous avez votre bulletin ?

ANNETTE.

Le voilà.

POIL DE CAROTTE.

Ne le perdez pas. Comment vous appelez-vous ?

ANNETTE.

Annette Perreau.

POIL DE CAROTTE.

Annette Perreau... Je vous appellerai Annette. C’est facile à prononcer. Moi, je suis Poil de Carotte.

ANNETTE.

Plaît-il ?

POIL DE CAROTTE.

Poil de Carotte. Vous savez bien ?

ANNETTE.

Non.

POIL DE CAROTTE.

Le plus jeune des fils Lepic, celui qu’on appelle Poil de Carotte. Madame Lepic ne vous a pas parlé de moi ?

ANNETTE.

Du tout.

POIL DE CAROTTE.

Ça m’étonne. Vous êtes contente d’être au service de la famille Lepic ?

ANNETTE.

Je ne sais pas. Ça dépendra.

POIL DE CAROTTE.

Naturellement. La maison est assez bonne.

ANNETTE.

Il y a beaucoup de travail ?

POIL DE CAROTTE.

Non. Dix mois sur douze, Monsieur et Madame Lepic vivent seuls. Vous avez un peu de mal pendant que nous sommes en vacances, mon frère et moi. Ce n’est jamais écrasant.

ANNETTE.

Oh ! je suis forte.

POIL DE CAROTTE.

Vous paraissez solide... D’ailleurs, je vous aide.

Étonnement d’Annette.

Je veux dire...

Gêné, il s’approche.

Écoutez, Annette : quand je suis en vacances, je ne peux pas toujours jouer comme un fou ; alors, ça me distrait de vous aider... Comprenez-vous ?

ANNETTE, écarquillant les yeux.

Non. Vous m’aidez ? À quoi, monsieur Lepic ?

POIL DE CAROTTE.

Appelez-moi Poil de Carotte. C’est mon nom.

ANNETTE.

Monsieur Poil de Carotte.

POIL DE CAROTTE.

Pas monsieur... Monsieur Poil de Carotte !... Si Madame Lepic vous entendait, elle se tordrait. Appelez-moi Poil de Carotte, tout court, comme je vous appelle Annette.

ANNETTE.

Poil de Carotte, ce n’est pas un nom de chrétien. Vous avez un autre nom, un petit nom de baptême.

POIL DE CAROTTE.

Il ne sert pas depuis le baptême... On l’a oublié.

ANNETTE.

Où avez-vous pris ce surnom ?

POIL DE CAROTTE.

C’est Madame Lepic qui me l’a donné, à cause de la couleur de mes cheveux.

ANNETTE.

Ils sont blonds.

POIL DE CAROTTE.

Blond ardent. Madame Lepic les voit rouges. Elle a de bons yeux. Appelez-moi Poil de Carotte.

ANNETTE.

Je n’ose pas.

POIL DE CAROTTE.

Puisque je vous le permets !

ANNETTE.

Poil... de...

POIL DE CAROTTE.

Puisque je vous l’ordonne ! Et prenez cette habitude tout de suite, car dès demain matin – ce soir je vais à la chasse avec Monsieur Lepic –, dès demain matin, nous nous partagerons la besogne.

ANNETTE.

Que me dites-vous là ?

Elle rit.

POIL DE CAROTTE, froid.

Vous êtes de bonne humeur.

ANNETTE.

Excusez-moi.

POIL DE CAROTTE.

Oh ! ça ne fait rien !... Entendons-nous, afin que l’un ne gêne pas l’autre. Nous nous levons tous deux à cinq heures et demie précises.

ANNETTE.

Vous aussi.

POIL DE CAROTTE.

Oui. Je ne fais qu’un somme, mais je ne peux pas rester au lit le matin. Je vous réveillerai. Nos deux chambres se touchent, près du grenier. Aussitôt levé, je m’occupe des bêtes. J’ai une passion pour les bêtes. Je porte la soupe au chien. Je jette du grain aux poules et de l’herbe aux lapins. De votre côté, vous allumez le feu et vous préparez les déjeuners de la famille Lepic. Madame Lepic...

ANNETTE.

Votre mère ?

POIL DE CAROTTE.

Oui... prend du café au lait. Monsieur Lepic...

ANNETTE.

Votre père ?

POIL DE CAROTTE.

Oui – ne m’interrompez pas, Annette –, Monsieur Lepic prend du café noir et mon frère Félix du chocolat.

ANNETTE.

Et vous ?

POIL DE CAROTTE.

Vous, Annette, on vous gâtera les premiers jours. Vous prendrez probablement du café au lait, comme Madame Lepic. Après, elle avisera.

ANNETTE.

Et vous ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! moi je prends ce que je veux dans le buffet : un reste de soupe, je mange un morceau de pain sur le pouce, je varie, ou rien. Je n’ai pas une grosse faim au saut du lit.

ANNETTE.

Vous n’aimez pas, comme votre frère, Monsieur Félix, le chocolat ?

POIL DE CAROTTE.

Non, à cause de la peau. Toute la matinée, je travaille à mes devoirs de vacances. Vous, Annette, vous ne vous croisez pas les bras ; vous attrapez les chaussures, graissez à fond les souliers de Monsieur Lepic.

ANNETTE.

Bien.

POIL DE CAROTTE.

Ne cirez pas trop les bottines : le cirage les brûle.

ANNETTE.

Bien, bien.

POIL DE CAROTTE.

Vous faites les lits, les chambres, le ménage. Ah ! je vous tirerai vos seaux du puits ; vous n’aurez qu’à m’appeler, c’est de l’exercice pour moi... Tenez, que je vous montre.

Il tire avec peine un seau d’eau qu’il laisse sur la margelle.

Ça me fortifie... Tant que vous en voudrez, Annette. Cuisinez-vous un peu ?

ANNETTE.

Je sais faire du ragoût.

POIL DE CAROTTE.

C’est toujours ça ; mais vous ne serez guère au fourneau. Madame Lepic est un cordon bleu, et, quand elle a bon appétit, on se lèche les doigts. À midi sonnant, je vais à la cave.

ANNETTE.

Ah ! c’est vous qui avez la confiance.

POIL DE CAROTTE.

Oui, Annette, c’est moi, et puis l’escalier est dangereux. Ces fonctions me rapportent : je vends les vieilles feuillettes à mon bénéfice et je place l’argent dans le tiroir de Madame Lepic. N’ayez crainte, Annette, parce que j’ai la clef de la cave : vous ne serez pas privée de vin.

ANNETTE.

Oh ! une goutte à chaque repas...

POIL DE CAROTTE.

Moi, jamais... Le vin me monte à la tête ; je ne bois que de notre eau, qui est la meilleure du village. Bien entendu, vous servez à table. On change d’assiettes le moins possible.

ANNETTE.

Tant mieux !

POIL DE CAROTTE.

C’est à cause des assiettes. Après le repas, la vaisselle. Quelquefois je vous donne un coup de main.

ANNETTE.

Pour la laver ?

POIL DE CAROTTE.

Pour la ranger, Annette, quand on a sorti le beau service.

ANNETTE.

Il y a souvent de la société ?

POIL DE CAROTTE.

Rarement. Monsieur Lepic, qui n’aime pas le monde, fait la tête aux invités de Madame Lepic, et ils ne reviennent plus. Par exemple, le soir, Annette, je n’ai rien à faire.

ANNETTE.

Rien ?

POIL DE CAROTTE.

Presque rien. Je m’occupe à ma guise, en fumant une cigarette.

ANNETTE.

Oh ! oh !

POIL DE CAROTTE.

Oui, Monsieur Lepic m’en offre quelquefois, et ça l’amuse, parce que ça me donne un peu mal au cœur. Je bricole, je jardine, je cultive des fleurs, j’arrache un panier de pommes de terre, des pois secs que j’écosse à mes moments perdus.

ANNETTE.

Quoi encore ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! je ne me foule pas. Quand vous êtes arrivée, je désherbais la cour, sans me biler. Des pies avec leur bec iraient plus vite que moi.

ANNETTE.

Et c’est tout ?

POIL DE CAROTTE.

C’est tout. Je fais peut-être aussi quelques commissions pour Madame Lepic, chez l’épicière, la fermière, ou, à la ville, chez le pharmacien... et, le reste du temps, je suis libre.

ANNETTE.

Et votre frère Félix, qu’est-ce qu’il fait toute la journée ?

POIL DE CAROTTE.

Il n’est pas venu en vacances pour travailler. Et il n’a pas ma santé. Il est délicat...

ANNETTE.

Il se soigne.

POIL DE CAROTTE.

C’est son affaire... Pendant que je me repose, l’après-midi, vous, Annette, ah ! ça, c’est pénible, vous allez le plus souvent à la rivière.

ANNETTE.

Ils salissent tant de linge ?

POIL DE CAROTTE.

Non, mais il y a les pantalons de chasse de Monsieur Lepic : par la pluie, il rapporte des kilos de boue. Ça sèche et c’est indécrottable. Il faut savonner et taper dessus à se démettre l’épaule. Annette, les pantalons de Monsieur Lepic se tiennent droit dans la rivière comme de vraies jambes !

ANNETTE.

Il ne porte donc pas de bottes ?

POIL DE CAROTTE.

Ni bottes ni guêtres. Il ne se retrousse même pas. Monsieur Lepic est un vrai chasseur. Au fond, je crois qu’il patauge exprès pour contrarier Madame Lepic...

ANNETTE, curieuse.

Ils se taquinent ?

POIL DE CAROTTE.

...Mais, comme ce n’est pas Madame Lepic qui va à la rivière, il ne contrarie que vous. Tant pis pour vous, ma pauvre Annette, je n’y peux rien : vous êtes la servante.

ANNETTE.

Ils sont sévères ?

POIL DE CAROTTE, confidentiel.

Écoutez, Annette, sans quoi vous feriez fausse route : c’est Monsieur Lepic qui a l’air sévère et c’est Madame Lepic... chut !

Il entend du bruit et se précipite sur sa pioche. Une femme passe dans la rue. Il se rassure.

Ce chardon m’agaçait... Oui, Annette.

Il jette sa pioche, s’assied dans la brouette, met une corbeille de pois sur ses genoux et écosse. Annette en prend une poignée.

Oh ! laissez, profitez de votre reste... Oui, Annette, Monsieur Lepic, à première vue, impressionne, mais on ne le voit guère. Il est tout le temps dehors, à Paris, pour un procès interminable, ou à la chasse pour notre garde-manger. À la maison, c’est un homme préoccupé et taciturne. Il ne rit que dans sa barbe, et encore ! il faut que mon frère Félix soit bien drôle... Il aime mieux se faire comprendre par un geste que par un mot. S’il veut du pain, il ne dit pas : « Annette, donnez-moi le pain. » Il se lève et va le chercher lui-même, jusqu’à ce que vous preniez l’habitude de vous apercevoir qu’il a besoin de pain.

ANNETTE.

C’est un original.

POIL DE CAROTTE.

Vous ne le changerez pas.

ANNETTE.

Il vous aime bien ?

POIL DE CAROTTE.

Je le suppose. Il m’aime à sa manière, silencieusement.

ANNETTE.

Il n’a donc pas de langue ?

POIL DE CAROTTE.

Si, Annette, à la chasse, une fameuse pour son chien. Il n’en a pas pour la famille.

ANNETTE.

Même pour se disputer avec Madame Lepic ?

POIL DE CAROTTE.

Non. Mais Madame Lepic parle et se dispute toute seule, et, plus Monsieur Lepic se tait, plus elle cause avec tout le monde, avec Monsieur Lepic qui ne répond pas, avec frère Félix qui répond quand il veut, avec moi qui réponds quand elle veut, et avec le chien qui remue la queue.

ANNETTE.

Elle est toquée ?

POIL DE CAROTTE.

Vous dites ? Faites attention, Annette, elle n’est pas sourde.

ANNETTE.

Elle est maligne ?

POIL DE CAROTTE.

Pour vous, la servante, elle est bien, en moyenne. Tantôt elle vous appelle ma fille, et tantôt espèce d’hébétée ; pour Monsieur Lepic, elle est comme si elle n’existait pas ; pour mon frère Félix, c’est une mère. Elle l’adore.

ANNETTE.

Et pour vous ?

POIL DE CAROTTE, vague.

C’est une mère aussi.

ANNETTE.

Elle vous adore ?

POIL DE CAROTTE.

Nous n’avons pas, Félix et moi, la même nature.

ANNETTE.

Elle vous déteste, hein ?

POIL DE CAROTTE.

Personne ne le sait, Annette. Les uns disent qu’elle ne peut pas me souffrir, et, les autres, qu’elle m’aime beaucoup, mais qu’elle cache son jeu.

ANNETTE.

Vous devez le savoir mieux que n’importe qui.

POIL DE CAROTTE se lève et pose la corbeille de pois près du mur.

Si elle cache son jeu, elle le cache bien.

ANNETTE.

Pauvre petit monsieur !

POIL DE CAROTTE.

Une dernière recommandation, Annette. N’oubliez pas, à la tombée de la nuit...

ANNETTE.

Vous avez l’air plutôt gentil.

POIL DE CAROTTE.

Ah ! vous trouvez ?... Il paraît qu’il ne faut pas s’y fier.

ANNETTE.

Non ?

POIL DE CAROTTE.

Il paraît.

ANNETTE.

Vous avez des petits défauts ?

POIL DE CAROTTE.

Des petits et des gros. Je les ai tous.

Il compte sur ses doigts.

Je suis menteur, hypocrite, malpropre, ce qui ne m’empêche pas d’être paresseux et têtu...

ANNETTE.

Tout ça à la fois ?

POIL DE CAROTTE.

Et ce n’est pas tout. J’ai le cœur sec et je ronfle... Il y a peut-être autre chose... Ah ! je boude, et c’est même là peut-être le principal de mes défauts. On affirme que, malgré les coups, je ne m’en corrigerai jamais...

ANNETTE.

Elle vous bat ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! quelques gifles.

ANNETTE.

Elle a la main leste ?

POIL DE CAROTTE.

Une raquette.

ANNETTE.

Elle vous donne de vraies gifles ?

POIL DE CAROTTE, léger.

Ça ne me fait pas de mal ; j’ai la peau dure. C’est plutôt le procédé qui m’humilie, parce que je commence à être un grand garçon. Je vais avoir seize ans.

ANNETTE.

Je ne peux pas me figurer que vous êtes un mauvais sujet.

POIL DE CAROTTE.

Patience, vous y viendrez.

ANNETTE.

Je ne crois pas.

POIL DE CAROTTE.

Madame Lepic vous y amènera.

ANNETTE.

Si je veux.

POIL DE CAROTTE.

De gré ou de force, Annette ; elle vous retournera comme une peau de lièvre, et je ne vous conseille pas de lui résister.

ANNETTE.

Elle me mangerait ?

POIL DE CAROTTE.

Elle se gênerait !...

ANNETTE.

Bigre !

POIL DE CAROTTE.

Je veux dire qu’elle vous flanquerait à la porte.

ANNETTE.

Si je m’en allais tout de suite ?

POIL DE CAROTTE, inquiet.

Attendez quelques jours. Madame Lepic fera bon accueil à votre nouveau visage. Comptez sur un mois d’agrément avec elle et, jusqu’à ce qu’elle vous prenne en grippe, demeurez ici, Annette ; vous n’y serez pas plus mal qu’ailleurs, et... je vous aime autant qu’une autre.

ANNETTE.

Je vous conviens ?

POIL DE CAROTTE.

Vous ne me déplaisez pas, et je suis persuadé que, si chacun de nous y met du sien, ça ira tout seul.

ANNETTE.

Moi, je le souhaite.

POIL DE CAROTTE.

Vous dites toujours comme Madame Lepic, soyez toujours avec elle contre moi.

ANNETTE.

Ce serait joli !

POIL DE CAROTTE.

Au moins faites semblant, dans notre intérêt ; rien ne nous empêchera, quand nous serons seuls, de redevenir camarades.

ANNETTE.

Oh ! je vous le promets.

POIL DE CAROTTE.

Vous voyez comme j’ai le cœur sec, Annette : je me confie à la première venue.

ANNETTE.

Le fait est que vous n’êtes pas fier.

POIL DE CAROTTE.

Je vous prie seulement de ne jamais me tutoyer. L’autre servante me tutoyait sous prétexte qu’elle était vieille, et elle me vexait. Appelez-moi Poil de Carotte, comme tout le monde...

ANNETTE, discrètement.

Non, non.

POIL DE CAROTTE.

...Ne me tutoyez pas.

ANNETTE.

Je ne suis pas effrontée. Je vous jure que...

POIL DE CAROTTE.

C’est bon, c’est bon, Annette. Je vous disais que j’ai une dernière recommandation à vous faire. Monsieur Lepic et moi, nous irons tout à l’heure à la chasse. Comme on rentre tard, j’avale ma soupe et je me couche, éreinté. N’oubliez donc pas, ce soir, de fermer les bêtes. D’ailleurs, c’est toujours vous qui les fermez.

ANNETTE.

Un pas de plus ou de moins !

POIL DE CAROTTE.

Oh ! oh ! Annette, les premières fois que vous traverserez cette cour noire de nuit, sans lanterne, la pluie sur le dos, le vent dans les jupes...

ANNETTE.

J’aurai de la veine si j’en réchappe...

POIL DE CAROTTE.

Hier soir, vous n’étiez pas là : j’ai dû les fermer, et je vous certifie, Annette, que ça émotionne.

ANNETTE.

Vous êtes donc peureux ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! non ! permettez, je ne suis pas peureux. Madame Lepic vous le dira elle-même ; je suis tout ce qu’elle voudra, mais je suis brave. Regardez cette grange. C’est là que je me réfugie quand il fait de l’orage. Eh bien ! Annette, les plus gros coups de tonnerre ne m’empêchent pas d’y continuer une partie de pigeon-voie !

ANNETTE.

Tout seul ?

POIL DE CAROTTE.

C’est aussi amusant qu’à plusieurs. Quand j’ai un gage, j’embrasse ma main ou le mur. Vous voyez si j’ai peur ! Mais chacun nos besognes, Annette : une des vôtres, d’après les instructions de Madame Lepic, c’est de fermer les bêtes, le soir, et vous les fermerez.

ANNETTE.

Oh ! c’est inutile de nous chamailler déjà : je veux bien, je ne suis pas poltronne.

POIL DE CAROTTE.

Moi non plus ! Annette, je n’ai peur de rien, ni de personne. Parfaitement, de personne.

Avec autorité.

Mais il s’agit de savoir qui de nous deux ferme les bêtes ; or la volonté de Madame Lepic, sa volonté formelle...

MADAME LEPIC, surgissant.

Poil de Carotte, tu les fermeras tous les soirs.

 

 

Scène IV

 

POIL DE CAROTTE, ANNETTE, MADAME LEPIC, bandeaux plats, robe princesse marron, une broche au cou, une ombrelle à la main

 

Au moment où Poil de Carotte disait : « Je n ‘ai peur de rien, ni de personne », elle avait ouvert la porte et elle écoutait, surprenante, droite, sèche, muette, sa réponse prête.

POIL DE CAROTTE.

Oui, maman.

Il attrape sa pioche et il offre son dos ; il se rétrécit, il semble creuser un trou dans la terre pour se fourrer dedans.

ANNETTE, curieuse et intimidée, elle salue Madame Lepic.

Bonjour, madame.

MADAME LEPIC.

Bonjour, Annette. Il y a longtemps que vous êtes là ?

ANNETTE.

Non, madame, un quart d’heure.

MADAME LEPIC, à Poil de Carotte.

Tu ne pouvais pas venir me chercher ?

POIL DE CAROTTE.

J’y allais, maman.

MADAME LEPIC.

J’en doute.

POIL DE CAROTTE.

N’est-ce pas, Annette ?

ANNETTE.

Oui, madame.

MADAME LEPIC.

Tu pouvais au moins la faire entrer. On ne t’apprend pas la politesse, à ton collège ?

ANNETTE.

J’étais bien là, madame, et je causais avec monsieur votre fils...

MADAME LEPIC, soupçonneuse.

Ah ! vous causiez avec monsieur mon fils Poil de Carotte ? C’est un beau parleur.

POIL DE CAROTTE.

Maman, je la renseignais.

MADAME LEPIC, à Poil de Carotte.

Sur ta famille.

À Annette.

Il a dû vous en dire !

ANNETTE.

Lui, madame ? C’est un trop bon petit jeune homme.

MADAME LEPIC.

Oh ! oh ! Annette, il n’a pas perdu son temps avec vous...

À Poil de Carotte.

Ôte donc tes mains de tes poches ! Je finirai par te les coudre.

Poil de Carotte ôte sa main de sa poche.

Regardez ces baguettes de tambour ! Il userait un pot de pommade tous les matins si on lui en donnait.

Poil de Carotte rabat ses cheveux.

Et ta cravate ?

POIL DE CAROTTE, cherche à son cou.

Tu dis que je n’ai pas besoin de cravate à la campagne.

MADAME LEPIC.

Oui, mais tu as encore sali ta blouse. Il n’y aurait qu’une crotte de boue sur la terre, elle serait pour toi.

POIL DE CAROTTE, en louchant, remarque que son épaule est grise de terre.

C’est la pioche.

MADAME LEPIC, accablée de lassitude.

Tu pioches ta blouse, maintenant !

ANNETTE, pose son panier sur le banc.

Je vais lui donner un coup de brosse, madame.

MADAME LEPIC.

Mais il a fait votre conquête, Annette !... Vous avez de la chance, d’être dans les bonnes grâces de Poil de Carotte ! N’y est pas qui veut. Laissez, il se brossera sans domestique.

Prévenante.

Vous devez être lasse, ma fille ; entrez à la maison vous rafraîchir, et vous prendrez un peu de repos dans votre chambre.

Elle ouvre la porte, et, du haut de l’escalier

Poil de Carotte, monte de la cave une bouteille de vin.

POIL DE CAROTTE.

Oui, maman.

MADAME LEPIC.

Et cours à la ferme chercher un bol de crème.

POIL DE CAROTTE.

Oui, maman.

MADAME LEPIC.

Trotte ! Ensuite...

À Annette.

Votre malle est à la gare ?

ANNETTE.

Oui, madame.

MADAME LEPIC.

Poil de Carotte ira la prendre sur sa brouette.

POIL DE CAROTTE.

Ah !

MADAME LEPIC.

Ça te gêne ?

POIL DE CAROTTE.

Je me dépêcherai.

MADAME LEPIC.

Tu as le feu au derrière ?

POIL DE CAROTTE.

Non, maman, mais je dois aller à la chasse, tout à l’heure, avec papa.

MADAME LEPIC.

Eh bien ! tu n’iras pas à la chasse tout à l’heure avec « papa ».

POIL DE CAROTTE.

C’est que mon papa...

MADAME LEPIC.

Je t’ai fait déjà observer qu’il était ridicule, à ton âge, de dire « mon papa ».

POIL DE CAROTTE.

C’est que mon père me demande d’y aller, et que j’ai promis.

MADAME LEPIC.

Tu dépromettras. Où est-il, ton père ?

POIL DE CAROTTE.

Il fait sa sieste.

MADAME LEPIC redescend vers Poil de Carotte qui recule et lève le coude.

Pourquoi ce mouvement ? Annette va croire que je te fais peur. Je ne veux pas que tu ailles à la chasse.

POIL DE CAROTTE.

Bien, maman. Qu’est-ce qu’il faudra dire à mon père ?

MADAME LEPIC.

Tu diras que tu as changé d’idée. C’est inutile de te creuser la tête. Tu m’entends ? Si tu répondais quand je te parle ?

POIL DE CAROTTE.

Oui, ma mère. Oui, maman.

MADAME LEPIC, même ton.

Oui, maman. Tu boudes ?

POIL DE CAROTTE.

Je ne boude pas.

MADAME LEPIC.

Si, tu boudes. Pourquoi ? Tu n’y tenais guère, à cette partie de chasse.

POIL DE CAROTTE, révolte sourde.

Je n’y tenais pas.

MADAME LEPIC.

Oh ! tête de bois !

Elle remonte l’escalier.

Ah ! ma pauvre Annette ! On ne le mène pas comme on veut, celui-là !

ANNETTE.

Il a pourtant l’air bien docile.

MADAME LEPIC.

Lui ! Rien ne le touche. Il a un cœur de pierre, il n’aime personne. N’est-ce pas, Poil de Carotte ?

POIL DE CAROTTE.

Si, maman.

MADAME LEPIC, qui sait ce qu’elle dit.

Non, maman. Ah ! si je n’avais pas mon Félix !

Elle entre avec Annette et ferme la porte, mais elle la retient. C’est une de ses roueries.

POIL DE CAROTTE.

Rasée, ma partie de chasse ! Ça m’apprendra, une fois de plus !

MADAME LEPIC, rouvre la porte.

As-tu fini de marmotter entre tes dents ?

Elle entend Monsieur Lepic et ferme la porte. Poil de Carotte se remet à piocher. Monsieur Lepic paraît à la grille, le fusil en bandoulière et la carnassière à la main pour Poil de Carotte.

 

 

Scène V

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC, puis ANNETTE

 

MONSIEUR LEPIC.

Allons, y es-tu ?

POIL DE CAROTTE.

Ma foi, papa, je viens de changer d’idée. Je ne vais pas à la chasse.

MONSIEUR LEPIC.

Qu’est-ce qui te prend ?

POIL DE CAROTTE.

Ça ne me dit plus.

MONSIEUR LEPIC.

Quel drôle de bonhomme tu fais !... À ton aise, mon garçon.

Il met sa carnassière.

POIL DE CAROTTE.

Tu te passeras bien de moi ?

MONSIEUR LEPIC.

Mieux que de gibier.

ANNETTE, vient à Poil de Carotte, un bol à la main.

Madame Lepic m’envoie vous dire d’aller vite à la ferme chercher un bol de crème.

POIL DE CAROTTE, jetant sa pioche.

J’y vais.

À Monsieur Lepic qui s’éloigne.

Au revoir, papa, bonne chasse !

ANNETTE.

C’est Monsieur Lepic ?

POIL DE CAROTTE.

Oui.

ANNETTE.

Il a l’air maussade.

POIL DE CAROTTE.

Il n’aime pas que je lui souhaite bonne chasse : ça porte guigne.

ANNETTE.

Vous lui avez répété que Madame Lepic vous avait défendu de le suivre ?

POIL DE CAROTTE.

Mais non, Annette. N’auriez-vous pas compris Madame Lepic ? J’ai dit simplement que je venais de changer d’idée.

ANNETTE.

Il doit vous trouver capricieux.

POIL DE CAROTTE.

Il s’habitue.

ANNETTE.

Comme Madame Lepic vous a parlé !

POIL DE CAROTTE.

Pour votre arrivée, elle a été convenable.

ANNETTE.

Oui ! J’en étais mal à mon aise.

POIL DE CAROTTE.

Vous vous y habituerez.

ANNETTE.

Moi, à votre place, j’aurais dit la vérité à Monsieur Lepic.

POIL DE CAROTTE, prenant le bol des mains d’Annette.

Qu’est-ce que je désire, Annette ? Éviter les claques. Or, quoi que je fasse, Monsieur Lepic ne m’en donne jamais ; il n’est même pas assez causeur pour me gronder, tandis qu’au moindre prétexte Madame Lepic...

Il lève la main, lâche le bol et regarde la fenêtre.

ANNETTE ramasse les morceaux du bol.

N’ayez pas peur, c’est moi qui l’ai cassé... À votre place j’aurais dit la vérité.

POIL DE CAROTTE.

Je suppose, Annette, que je dénonce Madame Lepic et que Monsieur Lepic prenne mon parti : pensez-vous que si Monsieur Lepic attrapait Madame Lepic à cause de moi, Madame Lepic, à son tour, ne me rattraperait pas dans un coin ?

ANNETTE.

Vous avez un père... et une mère !

POIL DE CAROTTE.

Tout le monde ne peut pas être orphelin.

MONSIEUR LEPIC reparaît à la grille de la cour.

Où diable est donc le chien ? Il y a une heure que je l’appelle.

POIL DE CAROTTE.

Dans le toit, papa.

Il va pour ouvrir la porte au chien.

MONSIEUR LEPIC.

Tu l’avais enfermé ?

POIL DE CAROTTE, malgré lui.

Oui, par précaution, pour toi.

MONSIEUR LEPIC.

Pour moi seulement ? C’est singulier. Poil de Carotte, prends garde. Tu as un caractère bizarre, je le sais, et j’évite de te heurter. Mais, ce que je refuse d’admettre, c’est que tu te moques de moi.

POIL DE CAROTTE.

Oh ! papa, il ne manquerait plus que ça.

MONSIEUR LEPIC.

Bougre ! si tu ne te moques pas, explique tes lubies, et pourquoi tu veux et brusquement tu ne veux plus la même chose.

ANNETTE s’approche de Poil de Carotte.

Expliquez.

À Monsieur Lepic.

Bonjour, monsieur.

POIL DE CAROTTE, à Monsieur Lepic, étonné.

La nouvelle servante, papa ; elle arrive, elle n’est pas au courant.

ANNETTE.

Expliquez que ce n’est pas vous qui ne voulez plus.

POIL DE CAROTTE.

Annette, si vous vous mêliez de ce qui vous regarde ?

MONSIEUR LEPIC.

Ce n’est pas toi ? Qu’est-ce que ça signifie ? Réponds. Répondras-tu, à la fin, bon Dieu !

Poil de Carotte, du pied, gratte la terre.

 

 

Scène VI

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC, ANNETTE, MADAME LEPIC

 

MADAME LEPIC ouvre la fenêtre, d’où elle voyait sans entendre, et d’une voix douce.

Annette, vous avez dit à mon fils Poil de Carotte de passer à la ferme ?

ANNETTE.

Oui, madame.

MADAME LEPIC.

Tu as le temps, n’est-ce pas, Poil de Carotte, puisque ça ne te dit plus d’aller à la chasse ?

POIL DE CAROTTE, comme délivré.

Oui, maman.

ANNETTE, outrée, bas à Monsieur Lepic.

C’est elle qui le lui a défendu.

MADAME LEPIC.

Va, mon gros, ça te promènera.

MONSIEUR LEPIC.

Ne bouge pas.

MADAME LEPIC.

Dépêche-toi, tu seras bien aimable.

Poil de Carotte s’élance.

MONSIEUR LEPIC.

Je t’ai dit de ne pas bouger.

Poil de Carotte, entre deux feux, s’arrête.

MADAME LEPIC.

Eh bien ! mon petit Poil de Carotte ?

MONSIEUR LEPIC, sans regarder Madame Lepic.

Qu’on le laisse tranquille.

Poil de Carotte s’assied, d’émotion.

MADAME LEPIC, interdite.

Si vous rentriez, Annette, au lieu de bâiller au nez de ces messieurs ?

Elle ferme à demi la fenêtre.

ANNETTE.

Oui, madame.

Elle s’approche de Poil de Carotte.

Vous voyez.

POIL DE CAROTTE.

Vous avez fait un beau coup.

ANNETTE.

Je ne mens jamais, moi.

POIL DE CAROTTE.

C’est un tort. Vous ne ferez pas long feu ici.

ANNETTE.

Oh ! je trouverai des places ailleurs. Je suis une brave fille.

POIL DE CAROTTE, grogne.

Je m’en fiche pas mal.

ANNETTE.

Vous êtes fâché contre moi ?...

MADAME LEPIC, rouvre la fenêtre d’impatience.

Annette !

MONSIEUR LEPIC, tend sa carnassière qu’il donne à Annette avec le fusil.

Emportez !

ANNETTE.

Il n’est pas chargé, au moins ?

MONSIEUR LEPIC.

Si.

Annette rentre à la maison.

 

 

Scène VII

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC

 

MONSIEUR LEPIC.

Et maintenant, veux-tu me répondre ?

POIL DE CAROTTE.

Cette fille aurait bien dû tenir sa langue, mais elle dit la vérité : ma mère me défend d’aller ce soir à la chasse.

MONSIEUR LEPIC.

Pourquoi ?

POIL DE CAROTTE.

Ah ! demande-le-lui.

MONSIEUR LEPIC.

Elle te donne un motif ?

POIL DE CAROTTE.

Elle n’a pas de comptes à me rendre.

MONSIEUR LEPIC.

Elle a besoin de toi ?

POIL DE CAROTTE.

Elle a toujours besoin de moi.

MONSIEUR LEPIC.

Tu lui as fait quelque chose ?

POIL DE CAROTTE.

Je le saurais. Quand je fais quelque chose à ma mère, elle me le dit et je paye tout de suite. Mais j’ai été très sage cette semaine.

MONSIEUR LEPIC.

Ta mère te défendrait de venir à la chasse ?

POIL DE CAROTTE.

Elle me défend ce qu’elle peut.

MONSIEUR LEPIC.

Avec moi ?

POIL DE CAROTTE.

Justement.

MONSIEUR LEPIC.

Sans aucune raison ? Qu’est-ce que ça peut lui faire ?

POIL DE CAROTTE.

Ça lui déplaît parce que ça me fait plaisir.

MONSIEUR LEPIC.

Tu te l’imagines !

POIL DE CAROTTE.

Déjà tu te méfies...

MONSIEUR LEPIC fait quelques pas de long en large, s’approche de Poil de Carotte et lui passe la main dans les cheveux.

Redresse donc tes bourraquins. Ils te tombent toujours dans les yeux... Qu’est-ce que tu as sur le cœur ?

Silence de Poil de Carotte, oppressé.

Parle.

POIL DE CAROTTE, se dresse, résolu.

Papa, je veux quitter cette maison.

MONSIEUR LEPIC.

Qu’est-ce que tu dis ?

POIL DE CAROTTE.

Je voudrais quitter cette maison.

MONSIEUR LEPIC.

Parce que ?

POIL DE CAROTTE.

Parce que je n’aime plus ma mère.

MONSIEUR LEPIC, narquois.

Tu n’aimes plus ta mère, Poil de Carotte ? Ah ! c’est fâcheux. Et depuis quand ?

POIL DE CAROTTE.

Depuis que je la connais à fond.

MONSIEUR LEPIC.

Voilà un événement, Poil de Carotte. C’est grave, un fils qui n’aime plus sa mère.

POIL DE CAROTTE.

Je te prie, papa, de m’indiquer le meilleur moyen de me séparer d’elle.

MONSIEUR LEPIC.

Je ne sais pas. Tu me surprends. Te séparer de ta mère ! Tu ne la vois qu’aux vacances, deux mois par an.

POIL DE CAROTTE.

C’est deux mois de trop. Écoute, papa, il y a plusieurs moyens : d’abord, je pourrais rester au collège toute l’année.

MONSIEUR LEPIC.

Tu t’y ennuierais à périr.

POIL DE CAROTTE.

Je bûcherais, je préparerais la classe suivante. Autorise-moi à passer mes vacances au collège.

MONSIEUR LEPIC.

On ne te verrait plus d’un bout de l’année à l’autre.

POIL DE CAROTTE.

Tu viendrais me voir là-bas.

MONSIEUR LEPIC.

Les voyages d’agrément coûtent cher.

POIL DE CAROTTE.

Tu profiteras de tes voyages d’affaires, avec un petit détour.

MONSIEUR LEPIC.

Tu nous ferais remarquer, car la faveur que tu réclames est réservée aux élèves pauvres.

POIL DE CAROTTE.

Tu dis souvent que tu n’es pas riche.

MONSIEUR LEPIC.

Je n’en suis pas là. On croirait que je t’abandonne.

POIL DE CAROTTE.

Alors, laissons mes études. Retire-moi du collège sous prétexte que je n’y progresse pas, et je prendrai un métier.

MONSIEUR LEPIC.

Lequel choisiras-tu ?

POIL DE CAROTTE.

Il n’en manque pas dans le commerce, l’industrie et l’agriculture.

MONSIEUR LEPIC.

Veux-tu que je te mette chez un menuisier de la ville ?

POIL DE CAROTTE.

Je veux bien.

MONSIEUR LEPIC.

Ou chez un cordonnier ?

POIL DE CAROTTE.

Je veux bien, pourvu que je gagne ma vie.

MONSIEUR LEPIC.

Oh ! tu me permettrais de t’aider encore ?

POIL DE CAROTTE.

Certainement, une année ou deux, s’il le fallait.

MONSIEUR LEPIC.

Tu rêves, Poil de Carotte ! Me suis-je imposé de grands sacrifices pour que tu cloues des semelles ou que tu rabotes des planches ?

POIL DE CAROTTE, découragé.

Ah ! papa, tu te joues de moi !

MONSIEUR LEPIC.

Franchement, tu le mérites. Y penses-tu ? Ton frère bachelier, peut-être, et toi savetier !

POIL DE CAROTTE.

Papa, mon frère est heureux dans sa famille.

MONSIEUR LEPIC va s’asseoir sur le banc.

Et toi, tu ne l’es pas ? Pour quelques petites scènes ? Des misères d’enfant !

POIL DE CAROTTE, un peu à lui-même.

Il y a des enfants si malheureux qu’ils se tuent !

MONSIEUR LEPIC.

C’est bien rare.

POIL DE CAROTTE.

Ça arrive.

MONSIEUR LEPIC, toujours narquois.

Tu veux te suicider ?

POIL DE CAROTTE.

De temps en temps.

MONSIEUR LEPIC.

Tu as essayé ?

POIL DE CAROTTE.

Deux fois.

MONSIEUR LEPIC.

Quand on se rate la première fois, on se rate toujours.

POIL DE CAROTTE.

Je reconnais que, la première fois, je n’étais pas bien décidé. Je voulais seulement voir l’effet que ça fait. J’ai tiré un seau du puits et j’ai mis ma tête dedans. Je fermais le nez et la bouche et j’attendais l’asphyxie quand, d’une seule calotte, Madame Lepic – ma mère ! – renverse le seau et me donne de l’air.

Il rit. Monsieur Lepic rit dans sa barbe.

Je n’étais pas noyé : je n’étais qu’inondé de la tête aux pieds. Ma mère a cru que je ne savais qu’inventer pour salir notre eau et empoisonner ma famille.

MONSIEUR LEPIC.

À propos de quoi te noyais-tu ?

POIL DE CAROTTE.

Je ne me rappelle plus ce que j’avais fait, ce jour-là, à ma mère. Mon premier suicide n’est qu’une gaminerie : j’étais trop petit. Le second a été sérieux.

MONSIEUR LEPIC.

Oh ! oh ! cette figure, Poil de Carotte !

POIL DE CAROTTE.

J’ai voulu me pendre.

MONSIEUR LEPIC.

Et te voilà. Tu n’avais pas plus envie de te pendre que de te jeter à l’eau.

POIL DE CAROTTE.

J’étais monté sur le fenil de la grange. J’avais attaché une corde à la grosse poutre, tu sais ?

MONSIEUR LEPIC.

Celle du milieu.

POIL DE CAROTTE.

J’avais fait un nœud, et, le cou dedans, les pieds joints au bord du fenil, les bras croisés, comme ça...

MONSIEUR LEPIC.

Oui, oui...

POIL DE CAROTTE.

Je voyais le jour par les fentes des tuiles.

MONSIEUR LEPIC, troublé.

Dépêche-toi donc.

POIL DE CAROTTE.

J’allais sauter dans le vide, on m’appelle.

MONSIEUR LEPIC, soulagé.

Et tu es descendu ?

POIL DE CAROTTE.

Oui.

MONSIEUR LEPIC.

Ta mère t’a encore sauvé la vie.

POIL DE CAROTTE.

Si ma mère m’avait appelé, je serais loin. Je suis redescendu parce que c’est toi, papa, qui m’appelais.

MONSIEUR LEPIC.

C’est vrai ?

POIL DE CAROTTE, regardant du côté du fenil.

Veux-tu que je remonte ? La corde y est toujours.

Monsieur Lepic se dirige vers la grange et hésite.

Va, va, je ne mens qu’avec ma mère.

MONSIEUR LEPIC n’entre pas, il revient et saisit la main de Poil de Carotte.

Elle te maltraite à ce point ?

POIL DE CAROTTE.

Laisse-moi partir.

MONSIEUR LEPIC.

Pourquoi ne te plaignais-tu pas ?

POIL DE CAROTTE.

Elle me défend surtout de me plaindre. Adieu, papa.

MONSIEUR LEPIC.

Mais tu ne partiras pas. Je t’empêcherai de faire un coup pareil. Je te garde près de moi et te jure que désormais on ne te tourmentera plus.

POIL DE CAROTTE.

Qu’est-ce que tu veux que je fasse ici, puisque je n’aime pas ma mère ?

MONSIEUR LEPIC, la phrase lui échappe.

Et moi, crois-tu donc que je l’aime ?

Il marche avec agitation.

POIL DE CAROTTE, le suit.

Qu’est-ce que tu as dit, papa ?

MONSIEUR LEPIC, fortement.

J’ai dit : et moi, crois-tu donc que je l’aime ?

POIL DE CAROTTE rayonne.

Oh ! papa, je craignais d’avoir mal entendu.

MONSIEUR LEPIC.

Ça te fait plaisir ?

POIL DE CAROTTE.

Papa, nous sommes deux. Chut ! Elle nous surveille par la fenêtre.

MONSIEUR LEPIC.

Va fermer les volets.

POIL DE CAROTTE.

Oh ! non, par les carreaux, elle me foudroierait.

MONSIEUR LEPIC.

Tu as peur ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! oui. Fais ta commission toi-même.

Monsieur Lepic va fermer les volets. Il les ferme, le dos tourné à la fenêtre.

Tu as du courage, lui fermer les volets au nez, en plein jour !... Qu’est-ce qui va se passer ?

MONSIEUR LEPIC.

Mais rien du tout, bêta.

POIL DE CAROTTE.

Si elle les rouvre !

MONSIEUR LEPIC.

Je les refermerai. Elle te terrifie donc ?

POIL DE CAROTTE.

Tu ne peux pas savoir, tu es un homme, toi. Elle me terrifie... au point que, si j’ai le hoquet, elle n’a qu’à se montrer, c’est fini.

MONSIEUR LEPIC.

C’est nerveux.

POIL DE CAROTTE.

J’en suis malade.

MONSIEUR LEPIC.

Ton frère Félix n’en a pas peur, lui ?

POIL DE CAROTTE.

Mon frère Félix ! Il est admirable. Je devrais le détester parce qu’elle le gâte, et je l’aime parce qu’il lui tient tête. Quand, par hasard, elle le menace, il attrape un manche à balai, et elle n’approche pas. Quel type ! Aussi elle préfère le prendre par les sentiments : elle dit qu’il est d’une nature trop susceptible, qu’elle n’en ferait rien avec des coups et qu’ils s’appliquent mieux à la mienne.

MONSIEUR LEPIC.

Imite ton frère : défends-toi.

POIL DE CAROTTE.

Ah ! si j’osais ! Je n’oserais pas, même si j’étais majeur, et pourtant je suis fort, sans en avoir l’air. Je me battrais avec un bœuf ! Mais je me vois armé d’un manche à balai contre ma mère. Elle croirait que je l’apporte, il tomberait de mes mains dans les siennes, et peut-être qu’elle me dirait merci, avant de taper.

MONSIEUR LEPIC.

Sauve-toi.

POIL DE CAROTTE.

Je n’ai plus de jambes ; elle me paralyse ; et puis il faudrait toujours revenir. C’est ridicule, hein ? papa, d’avoir à ce point peur de sa mère ? Ne te fait-elle pas un peu peur aussi ?

MONSIEUR LEPIC.

À moi ?

POIL DE CAROTTE.

Tu ne la regardes jamais en face.

MONSIEUR LEPIC.

Pour d’autres raisons.

POIL DE CAROTTE.

Quelles raisons, papa ?... Oh !...

MONSIEUR LEPIC.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

POIL DE CAROTTE.

Papa, elle écoute derrière la porte.

En effet, Madame Lepic avait entr’ouvert la porte. Surprise en faute, elle l’ouvre, descend l’escalier et vient peu à peu, avec des arrêts çà et là, ramasser des brindilles de fagot.

 

 

Scène VIII

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC, MADAME LEPIC

 

MADAME LEPIC, à Poil de Carotte.

Si tu te dérangeais, Poil de Carotte ? Ôte ton pied, s’il te plaît !

Monsieur Lepic observe le manège de Madame Lepic et soudain perd patience.

MONSIEUR LEPIC, sans regarder Madame Lepic.

Qu’est-ce que vous faites là ?

POIL DE CAROTTE.

Oh !... oh !...

Il se réfugie dans la grange.

MADAME LEPIC, faussement soumise.

Je n’ai pas le droit de ramasser quelques brindilles de fagot ?

MONSIEUR LEPIC.

Allez-vous-en !

MADAME LEPIC, début de crise, mouchoir aux lèvres. Le bruit attire Annette sur l’escalier.

Voilà comment on me parle devant une étrangère et devant mes enfants qui me doivent le respect. Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai donc fait au ciel pour être traitée comme la dernière des dernières ?

MONSIEUR LEPIC, calme, à Annette.

Je vous avertis, Annette, que madame va avoir une crise ; mais ce n’est qu’un jeu ; elle se tord les bras, mais prenez garde, elle n’égratignerait que vous ; elle mange son mouchoir, elle ne l’avale pas ; elle menace de se jeter dans le puits, il y a un grillage. Elle fait semblant de courir partout, affolée, et elle va droit chez le curé.

MADAME LEPIC, suffoquée.

Jamais, jamais, je ne remettrai les pieds dans cette maison.

MONSIEUR LEPIC.

À ce soir ! Madame Lepic, déjà dans la rue, d’une voix lointaine. – Seigneur, ne laisserez-vous pas tomber enfin sur moi un regard de miséricorde ?

ANNETTE.

Je vais suivre madame, elle est dans un état !

MONSIEUR LEPIC.

Comédie !

Annette sort.

 

 

Scène IX

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC

 

MONSIEUR LEPIC cherche des yeux Poil de Carotte.

Où es-tu ?

Il l’aperçoit dans la grange.

Poltron !

POIL DE CAROTTE.

Elle est partie ?

MONSIEUR LEPIC.

Tu peux sortir de ta niche.

POIL DE CAROTTE va voir au fond et revient.

Ce qu’elle file ! J’avais la colique. Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

MONSIEUR LEPIC.

Je n’ai pas eu à le dire deux fois.

POIL DE CAROTTE.

Non, mais tu es terrible.

MONSIEUR LEPIC.

Tu trouves ?

POIL DE CAROTTE.

Tâte mes mains.

MONSIEUR LEPIC.

Tu trembles !

POIL DE CAROTTE.

Je lui paierai ça.

MONSIEUR LEPIC.

Tu vois bien que je saurai te protéger.

POIL DE CAROTTE.

Merci, papa.

MONSIEUR LEPIC.

À ton service.

POIL DE CAROTTE.

Oui, quand tu seras là. Mais qu’est-ce qu’elle a pu te faire pour que tu la rembarres comme ça ? Car tu es juste, papa : si tu ne l’aimes plus, c’est qu’elle t’a fait quelque chose de grave. Tu as des soucis, je le sens, confie-les-moi !

MONSIEUR LEPIC.

J’ai mon procès.

POIL DE CAROTTE.

Oh ! j’avoue qu’il ne m’intéresse guère.

MONSIEUR LEPIC.

Ah ! Sais-tu qu’un jour tu seras peut-être ruiné ?

POIL DE CAROTTE.

Ça m’est égal. Confie-moi plutôt tes ennuis... avec elle. Je suis trop jeune ? Pas si jeune que tu crois. J’ai déjà une dent de sagesse qui me pousse.

MONSIEUR LEPIC.

Et moi je viens d’en perdre une des miennes, de sorte qu’il n’y a rien de changé, Poil de Carotte, et le nombre des dents de la famille reste le même.

POIL DE CAROTTE.

Je t’assure, papa, que je réfléchis pour mon âge. Je lis beaucoup, au collège, des livres défendus que les externes nous prêtent, des romans.

MONSIEUR LEPIC.

Des bêtises.

POIL DE CAROTTE.

Hé ! hé ! c’est instructif. Veux-tu que je devine, veux-tu que je te pose une question ? Au hasard, naturellement. Si tu me trouves trop curieux, tu ne me répondras pas. Je la pose ?

MONSIEUR LEPIC.

Pose.

POIL DE CAROTTE.

Ma mère aurait-elle commis...

MONSIEUR LEPIC, assis sur un banc.

Un crime ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! non.

MONSIEUR LEPIC.

Un péché ?

POIL DE CAROTTE.

Ah ! c’en est un.

MONSIEUR LEPIC.

Alors ça regarde Monsieur le curé.

POIL DE CAROTTE.

Et toi aussi, car ce serait surtout une faute, tu sais bien ?

Il pousse.

Aide-moi donc, papa, une faute...

MONSIEUR LEPIC.

Je ne comprends pas.

POIL DE CAROTTE, d’un coup.

Une grande faute contre la morale, le devoir et l’honneur ?

MONSIEUR LEPIC.

Qu’est-ce que tu vas chercher là, Poil de Carotte ?

POIL DE CAROTTE.

Je me trompe ?

MONSIEUR LEPIC.

Tu en as de bonnes.

POIL DE CAROTTE.

Je n’attache aucune importance à mon idée.

MONSIEUR LEPIC.

Rassure-toi ; ta mère est une honnête femme.

POIL DE CAROTTE.

Ah ! tant mieux pour la famille !

MONSIEUR LEPIC.

Et moi aussi, Poil de Carotte, je suis un honnête homme.

POIL DE CAROTTE.

Oh ! papa, en ce qui te concerne, je n’ai jamais eu aucun doute.

MONSIEUR LEPIC.

Je te remercie...

POIL DE CAROTTE.

Et ce ne serait pas la même chose.

MONSIEUR LEPIC.

Tu es plus avancé que je ne croyais...

POIL DE CAROTTE.

Mes lectures !... D’après ce que j’ai lu, c’est toujours ça qui trouble un ménage.

MONSIEUR LEPIC.

Nous n’avons pas ça chez nous.

POIL DE CAROTTE, un doigt sur sa tempe.

Je cherche autre chose.

MONSIEUR LEPIC.

Cherche, car l’honnêteté dont tu parles ne suffit pas pour faire bon ménage.

POIL DE CAROTTE.

Que faut-il de plus ? Ce qu’on nomme l’amour ?

MONSIEUR LEPIC.

Permets-moi de te dire que tu te sers là d’un mot dont tu ignores le sens.

POIL DE CAROTTE.

Évidemment, mais je cherche...

MONSIEUR LEPIC.

Rends-toi, va, tu t’égares. Ce qu’il faut dans un ménage, Poil de Carotte, ce qu’il faut surtout, c’est de l’accord, de l’entente...

POIL DE CAROTTE.

De la compatibilité d’humeur !

MONSIEUR LEPIC.

Si tu veux. Or le caractère de Madame Lepic est l’opposé du mien.

POIL DE CAROTTE.

Le fait est que vous ne vous ressemblez guère.

MONSIEUR LEPIC.

Ah ! non. Je déteste, moi, le bavardage, le désordre, le mensonge et les curés.

POIL DE CAROTTE.

Et ça va mal ? Oh ! parbleu, je m’en doutais, je remarquais de choses... Et il y a longtemps que... vous ne sympathisez pas ?

MONSIEUR LEPIC.

Quinze ou seize ans.

POIL DE CAROTTE.

Mâtin ! Seize ans ! L’âge que j’ai.

MONSIEUR LEPIC.

En effet, quand tu es né, c’était déjà la fin entre ta mère et moi.

POIL DE CAROTTE.

Ma naissance aurait pu vous rapprocher.

MONSIEUR LEPIC.

Non. Tu venais trop tard, au milieu de nos dernières querelles. Nous ne te désirions pas. Tu me demandes la vérité, je te l’avoue : elle peut servir à t’expliquer ta mère.

POIL DE CAROTTE.

Il ne s’agit pas de moi... Je voulais dire qu’à l’occasion, au moindre prétexte, des époux se raccommodent.

MONSIEUR LEPIC.

Une fois, deux fois, dix fois, pas toujours.

POIL DE CAROTTE.

Mais une dernière fois ?...

MONSIEUR LEPIC.

Oh ! je ne bouge plus !

POIL DE CAROTTE, un pied sur le banc.

Comment, papa, toi, un observateur, t’es-tu marié avec maman ?

MONSIEUR LEPIC.

Est-ce que je savais ? Il faut des années, Poil de Carotte, pour connaître une femme, sa femme, et, quand on la connaît, il n’y a plus de remède.

POIL DE CAROTTE.

Et le divorce ? À quoi sert-il ?

MONSIEUR LEPIC.

Impossible. Sans ça !... Oui, écœuré par cette existence stupide, j’ai fait des propositions. Elle a refusé.

POIL DE CAROTTE.

Toujours la même !

MONSIEUR LEPIC.

C’était son droit. Je n’ai à lui reprocher, comme toi d’ailleurs, que d’être insupportable. Cela suffit peut-être pour que tu la quittes. Cela ne suffit pas pour que je me délivre.

POIL DE CAROTTE s’assied près de Monsieur Lepic.

En somme, papa, tu es malheureux ?

MONSIEUR LEPIC.

Dame !

POIL DE CAROTTE.

Presque aussi malheureux que moi ?

MONSIEUR LEPIC.

Si ça peut te consoler.

POIL DE CAROTTE.

Ça me console jusqu’à un certain point. Ça m’indigne surtout. Moi, passe ! je ne suis que son enfant, mais toi, le père, toi, le maître, c’est insensé, ça me révolte.

Il se lève et montre le poing à la fenêtre.

Ah ! mauvaise, mauvaise, tu mériterais...

MONSIEUR LEPIC.

Poil de Carotte !

POIL DE CAROTTE.

Oh ! elle est sortie.

MONSIEUR LEPIC.

Ce geste !

POIL DE CAROTTE.

Je suis exaspéré, à cause de toi... Quelle femme !

MONSIEUR LEPIC.

C’est ta mère.

POIL DE CAROTTE.

Oh ! je ne dis pas ça parce que c’est ma mère. Oui, sans doute. Et après ? Ou elle m’aime ou elle ne m’aime pas. Et, puisqu’elle ne m’aime pas, qu’est-ce que ça me fait qu’elle soit ma mère ? Qu’importe qu’elle ait le titre, si elle n’a pas les sentiments ? Une mère, c’est une bonne maman, un père, c’est un bon papa. Sinon, ce n’est rien.

MONSIEUR LEPIC, piqué, se lève.

Tu as raison.

POIL DE CAROTTE.

Ainsi, toi, par exemple, je ne t’aime pas parce que tu es mon père. Nous savons que ce n’est pas sorcier d’être le père de quelqu’un. Je t’aime parce que...

MONSIEUR LEPIC.

Pourquoi ? Tu ne trouves pas.

POIL DE CAROTTE.

...Parce que... nous causons là, ce soir, tous deux, intimement, parce que tu m’écoutes et que tu veux bien me répondre au lieu de m’accabler de ta puissance paternelle.

MONSIEUR LEPIC.

Pour ce qu’elle me rapporte !

POIL DE CAROTTE.

Et la famille, papa ? Quelle blague !... Quelle drôle d’invention !

MONSIEUR LEPIC.

Elle n’est pas de moi.

POIL DE CAROTTE.

Sais-tu comment je la définis, la famille ? Une réunion forcée... sous le même toit... de quelques personnes qui ne peuvent pas se sentir.

MONSIEUR LEPIC.

Ce n’est peut-être pas vrai dans toutes les familles, mais il y a, dans l’espèce humaine, plus de quatre familles comme la nôtre, sans compter celles qui ne s’en vantent pas.

POIL DE CAROTTE.

Et tu es mal tombé.

MONSIEUR LEPIC.

Toi aussi.

POIL DE CAROTTE.

Notre famille, ce devrait être, à notre choix, ceux que nous aimons et qui nous aiment.

MONSIEUR LEPIC.

Le difficile est de les trouver... Tâche d’avoir cette chance plus tard. Sois l’ami de tes enfants. J’avoue que je n’ai pas su être le tien.

POIL DE CAROTTE.

Je ne t’en veux pas.

MONSIEUR LEPIC.

Tu le pourrais.

POIL DE CAROTTE.

Nous nous connaissions si peu !

MONSIEUR LEPIC, comme s’il s’excusait.

C’est vrai que je t’ai à peine vu. D’abord, ta mère t’a mis tout de suite en nourrice.

POIL DE CAROTTE.

Elle a dû m’y laisser un moment.

MONSIEUR LEPIC.

Quand tu es revenu, on t’a prêté quelques années à ton parrain qui n’avait pas d’enfants.

POIL DE CAROTTE.

Je me rappelle qu’il m’embrassait trop et qu’il me piquait avec sa barbe.

MONSIEUR LEPIC.

Il raffolait de toi.

POIL DE CAROTTE.

Un parrain n’est pas un papa.

MONSIEUR LEPIC.

Ah ! tu vois bien... Puis tu es entré au collège où tu passes ta vie, comme tous les enfants, excepté les deux mois de vacances que tu passes à la maison. Voilà.

POIL DE CAROTTE.

Tu ne m’as jamais tant vu qu’aujourd’hui.

MONSIEUR LEPIC.

C’est ma faute, sans doute ; c’est celle des circonstances, c’est aussi un peu la tienne ; tu te tenais à l’écart, fermé, sauvage. On s’explique.

POIL DE CAROTTE.

Il faut pouvoir.

MONSIEUR LEPIC.

Même à la chasse, tu ne dis rien.

POIL DE CAROTTE.

Toi non plus. Tu vas devant, je suis derrière, à distance, pour ne pas gêner ton tir, et tu marches, tu marches...

MONSIEUR LEPIC.

Oui, je n’ai de goût qu’à la chasse.

POIL DE CAROTTE.

Et si tu te figures que c’est commode de s’épancher avec toi ! Au premier mot, tu sourcilles. Oh ! cet œil ! et tu deviens sarcastique.

MONSIEUR LEPIC.

Que veux-tu ! Je ne devinais pas tes bons mouvements. Absorbé par mon diable de procès, fuyant cet intérieur, je ne te voyais pas... Je te méconnaissais. Nous nous rattraperons. Une cigarette ?

POIL DE CAROTTE.

Non, merci. Est-ce que je gagne à être connu, papa ?

MONSIEUR LEPIC.

Beaucoup. Parbleu, je te savais intelligent... Fichtre, non, tu n’es pas bête.

POIL DE CAROTTE.

Si ma mère m’avait aimé, j’aurais peut-être fait quelque chose.

MONSIEUR LEPIC.

Au contraire, Poil de Carotte. Les enfants gâtés ne font rien.

POIL DE CAROTTE.

Ah ?... Et tu me croyais intelligent, mais égoïste, vilain au moral comme au physique.

MONSIEUR LEPIC.

D’abord tu n’es pas laid.

POIL DE CAROTTE.

Elle ne cesse de répéter...

MONSIEUR LEPIC.

Elle exagère.

POIL DE CAROTTE.

Mon professeur de dessin prétend que je suis beau.

MONSIEUR LEPIC.

Il exagère aussi.

POIL DE CAROTTE.

Il se place au point de vue pittoresque. Ça me fait plaisir que tu ne me trouves pas trop laid.

MONSIEUR LEPIC.

Et quand tu serais encore plus laid ? Pourvu qu’un homme ait la santé !

POIL DE CAROTTE.

Oh ! je me porte bien... Et, au moral, papa, est-ce que tu me crois menteur, sans cœur, boudeur, paresseux ?

MONSIEUR LEPIC.

Arrête, arrête... Je ne sache pas que tu mentes.

POIL DE CAROTTE.

Si, quelquefois, pour lui obéir.

MONSIEUR LEPIC.

Alors, ça ne compte pas.

POIL DE CAROTTE.

Et me crois-tu le cœur sec ?

MONSIEUR LEPIC.

Ça ne veut rien dire. Moi aussi, j’ai le cœur sec. On nous accuse d’avoir le cœur sec parce que nous ne pleurons pas... Tu serais tout au plus un petit peu boudeur.

POIL DE CAROTTE.

Je te demande pardon, papa ; je ne boude jamais.

MONSIEUR LEPIC.

Qu’est-ce que tu fais dans tes coins ?

POIL DE CAROTTE.

Je rage, et ça ne m’amuse pas, contre une mère injuste.

MONSIEUR LEPIC.

Et moi qui t’aurais cru plutôt de son côté !

POIL DE CAROTTE.

C’est un comble !

MONSIEUR LEPIC.

C’est naturel. La preuve, quand ta mère te demandait, car elle avait cet aplomb : « Lequel aimes-tu mieux, ton papa ou ta maman ? » tu répondais...

POIL DE CAROTTE.

« Je vous aime autant l’un que l’autre. »

MONSIEUR LEPIC.

Ta mère insistait : « Poil de Carotte, tu as une petite préférence pour l’un des deux. » Et tu finissais par répondre : « Oui. J’ai une petite préférence... »

POIL DE CAROTTE.

« Pour maman. »

MONSIEUR LEPIC.

Pour maman, jamais pour papa. Tu m’agaçais avec ta petite préférence. Tu avais beau ne pas savoir ce que tu disais...

POIL DE CAROTTE.

Oh ! que si... Je disais ce qu’elle me faisait dire : entre elle et moi, c’était convenu d’avance.

MONSIEUR LEPIC.

C’est bien elle !

POIL DE CAROTTE.

Et elle veut à présent que je dise : mon père, au lieu de : mon papa. Mais sois tranquille !

MONSIEUR LEPIC, attendri.

Ah ! cher petit !... Comment aurais-je pu te savoir plein de qualités, raisonnable, affectueux, très gentil, tel que tu es, mon cher petit François !

POIL DE CAROTTE, étonné, ravi.

François ! Tiens ? Tu m’appelles par mon vrai nom.

MONSIEUR LEPIC.

Je devais te froisser en te donnant l’autre ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! pas toi. C’est le ton qui fait tout.

Avec pudeur.

Tu m’aimes ?

MONSIEUR LEPIC.

Comme un enfant... retrouvé.

Il serre Poil de Carotte contre lui, légèrement, sans l’embrasser.

POIL DE CAROTTE se dégage un peu.

Si elle nous voyait !

MONSIEUR LEPIC.

Ah ! je n’ai pas eu de chance. Je me suis trompé sur ta nature comme je m’étais trompé sur celle de ta mère.

POIL DE CAROTTE.

Oui, mais à rebours.

MONSIEUR LEPIC.

Et ça compense.

POIL DE CAROTTE.

Oh ! non, papa... Je te plains sincèrement. Moi, j’ai l’avenir pour me créer une autre famille, refaire mon existence, et toi, tu achèveras la tienne, tu passeras toute ta vieillesse auprès d’une personne qui ne se plaît qu’à rendre les autres malheureux.

MONSIEUR LEPIC, sans regret.

Et elle n’est pas heureuse non plus.

POIL DE CAROTTE.

Comment, elle n’est pas heureuse ?

MONSIEUR LEPIC.

Ce serait trop facile !

POIL DE CAROTTE, badin.

Elle n’est pas heureuse de me donner des gifles ?

MONSIEUR LEPIC.

Si, si. Mais elle n’a guère, avec toi, que ce bonheur.

POIL DE CAROTTE.

C’est tout ce que je peux lui offrir. Que voudrait-elle de plus ?

MONSIEUR LEPIC, grave.

Ton affection.

POIL DE CAROTTE.

Mon affection !... La tienne, je ne dis pas...

MONSIEUR LEPIC.

Oh ! la mienne... Elle y a renoncé... La tienne seulement.

POIL DE CAROTTE.

Mon affection manque à ma mère ! Je ne comprends plus rien à la vie...

MONSIEUR LEPIC.

Ça t’étonne qu’on souffre de ne pas savoir se faire aimer ?

POIL DE CAROTTE.

Et tu crois qu’elle en souffre ?

MONSIEUR LEPIC.

J’en suis sûr.

POIL DE CAROTTE.

Qu’elle est malheureuse ?

MONSIEUR LEPIC.

Elle l’est.

POIL DE CAROTTE.

Malheureuse, comme toi ?

MONSIEUR LEPIC.

Au fond, ça se vaut.

POIL DE CAROTTE.

Comme moi ?

MONSIEUR LEPIC.

Oh ! personne n’a cette prétention.

POIL DE CAROTTE.

Papa, tu me confonds. Voilà une pensée qui ne m’était jamais venue à l’esprit.

Il s’assied et cache sa tête dans ses mains.

MONSIEUR LEPIC, avec effort.

Et nous sommes là à gémir. Il faudrait l’entendre. Peut-être qu’elle aussi trouve qu’elle est mal tombée. Qui sait si avec un autre ?... N’obtenant pas d’elle ce que je voulais, j’ai été rancunier, impitoyable, et, mes duretés pour elle, elle te les a rendues. Elle a tous les torts envers toi, mais, envers moi, les a-t-elle tous ? Il y a des moments où je m’interroge... Et quand je m’interrogerais jusqu’à demain ? À quoi bon ? C’est trop tard, c’est fini, et puis en voilà assez... Allons à la chasse une heure ou deux, ça nous fera du bien.

Il découvre la tête de Poil de Carotte.

Pourquoi pleures-tu ?

POIL DE CAROTTE, la figure ruisselante.

C’est ton idée : ma mère malheureuse, parce que je ne l’aime pas.

MONSIEUR LEPIC, amer.

Puisque ça te désole tant, tu n’as qu’à l’aimer.

POIL DE CAROTTE, se redressant.

Moi !

 

 

Scène X

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC, ANNETTE

 

ANNETTE, accourant.

Monsieur, madame peut-elle rentrer ?

Poil de Carotte s’essuie rapidement les yeux.

MONSIEUR LEPIC, redevenu Monsieur Lepic.

Elle me demande la permission ?

ANNETTE.

Non, monsieur. C’est moi qui viens devant, pour voir si vous êtes toujours fâché.

MONSIEUR LEPIC.

Je ne me fâche jamais. Qu’elle rentre si elle veut : la maison lui appartient comme à moi.

ANNETTE.

Elle était allée à l’église.

MONSIEUR LEPIC.

Chez le curé.

ANNETTE.

Non, à l’église. Elle a versé un plein bénitier de larmes, elle a bien du chagrin. Oh ! si monsieur... La voilà !...

Monsieur Lepic tourne le dos à la porte ; Madame Lepic paraît, les yeux baissés, l’air abattu.

POIL DE CAROTTE.

Maman ! Maman !

Madame Lepic s’arrête et regarde Poil de Carotte ; elle semble lui dire de parler.

POIL DE CAROTTE, son élan perdu.

Rien.

Madame Lepic passe et rentre à la maison. Annette sort par la porte de la cour.

 

 

Scène XI

 

POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC

 

MONSIEUR LEPIC.

Que lui voulais-tu ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! ce n’est pas la peine.

MONSIEUR LEPIC.

Elle te fait toujours peur ?

POIL DE CAROTTE.

Oui. Moins ! As-tu remarqué ses yeux ?

MONSIEUR LEPIC.

Qu’est-ce qu’ils avaient de neuf ?

POIL DE CAROTTE.

Ils ne lançaient pas des éclairs comme d’habitude. Ils étaient tristes, tristes ! Tu ne t’y laisses plus prendre, toi.

Silence de Monsieur Lepic.

Pauvre papa !... Pauvre maman ! Il n’y a que Félix. Il pêche lui, là-bas, au moulin... Dire que c’est mon frère ! Qui sait s’il me regrettera ?

MONSIEUR LEPIC.

Tu veux toujours partir ?

POIL DE CAROTTE.

Tu ne me le conseilles pas ?

MONSIEUR LEPIC.

Après ce que nous venons de dire ?

POIL DE CAROTTE.

Oh ! papa, quelle bonne causerie !

MONSIEUR LEPIC.

Il y a seize ans que je n’en avais tant dit, et je ne te promets pas de recommencer tous les jours.

POIL DE CAROTTE.

Je regrette. Mais, si je reste, quelle attitude faudra-t-il que j’aie avec ma mère ?

MONSIEUR LEPIC.

La plus simple, la mienne.

POIL DE CAROTTE.

Celle d’un homme.

MONSIEUR LEPIC.

Tu en es un.

POIL DE CAROTTE.

Si elle me demande qui m’a donné l’ordre d’avoir cette attitude, je dirai que c’est toi.

MONSIEUR LEPIC.

Dis.

POIL DE CAROTTE.

Dans ces conditions, ça marcherait peut-être.

MONSIEUR LEPIC.

Tu hésites ?

POIL DE CAROTTE.

Je réfléchis : ça en vaut la peine.

MONSIEUR LEPIC.

Tu es long.

Par habitude.

Poil de Carotte... François.

POIL DE CAROTTE.

Tu t’ennuierais, seul, hein ? Tu ne pourrais plus vivre sans moi ?

Monsieur Lepic se garde de répondre.

Eh bien, oui, mon vieux papa, c’est décidé, je ne t’abandonne pas : je reste !

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