Paul et Jean (Jean-François Alfred BAYARD)
Vaudeville en deux actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 13 mai 1837.
Personnages
LE COMTE DE FORLI, seigneur Vénitien
LAURA, sa fille
PAUL DE BLIGNY, jeune médecin
JEAN BEAUVAIS, marchand de nouveautés
LAURA, sa fille
PALMYRE, sa femme
FARINI, valet du comte
MADAME TOCCINA
VALETS
FILLES DE BOUTIQUES
La scène est à Gênes.
ACTE I
L’arrière-boutique de Palmyre. Boutique au fond. Escalier à gauche. Porte de sortie à droite.
Scène première
PALMYRE, FARINI, DEUX DEMOISELLES DE MAGASIN
Au lever du rideau, les deux demoiselles de magasin ourlent une cravate, Palmyre range des étoffes et Farini, debout à gauche, tient un journal.
PALMYRE.
Dépêchez-vous, mesdemoiselles, vous voyez bien que monsieur attend.
FARINI.
Je ne suis pas pressé.
PALMYRE.
Si vous aviez voulu, monsieur, on vous aurait envoyé cette cravate à votre hôtel... car monsieur paraît être un étranger, qui est à Gênes depuis peu de temps.
FARINI.
En effet, madame... et vous, vous n’êtes pas Italienne.
PALMYRE.
Non, monsieur ; non... je suis née en France, à Paris, rue Vivienne, dans un magasin de modes, où j’ai fait mes premières études... Des intérêts de famille m’ont amenée à Gênes, où je me suis établie... avec mon mari M. Jean Beauvais... monsieur veut-il qu’on lui marque la cravate ?
FARINI.
Non, c’est inutile... Alors, je ne suis plus surpris si tous les Français qui viennent à Gênes se retrouvent dans votre magasin.
PALMYRE.
Tous les Français... monsieur sait...
À part.
ah ! ça, est-ce que ce serait un œil de la police, ce myope-là ?
FARINI.
En ce moment encore n’avez-vous pas un jeune Parisien qui demeure chez vous ?
PALMYRE.
Eh ! mais sans doute, monsieur... un jeune homme charmant... M. Paul de Bligny.
FARINI, déposant son journal.
Ah ! M. Paul de Bligny... un médecin, je crois.
PALMYRE.
Oui, monsieur ; médecin, chirurgien, n’importe... il est docteur ; il a voulu visiter l’Italie aux frais du gouvernement, ce qui est assez naturel.
Air : Vaudeville de l’Apothicaire.
Il s’est fait attacher ainsi
À notre garnison d’Ancône :
Pour les médecins, Dieu merci,
Je crois que la place est fort bonne :
Car, près de nos soldats posté,
Il est, qu’il demeure ou qu’il vienne,
Payé pour soigner leur santé...
Mais il voyage pour la sienne.
Il est payé pour leur santé,
Mais il voyage pour la sienne.
FARINI.
C’est commode !... et en ce moment, il retourne en France ?
PALMYRE.
Oui, monsieur, pour y recueillir une succession magnifique... celle de son parrain... c’est-à-dire, son parrain...
FARINI.
Et il a du talent ?
PALMYRE.
Beaucoup... maintenant, comme vous le pensez bien, il ne fera de la médecine qu’en amateur, et pour ses amis.
FARINI.
Et c’est un homme discret ?
PALMYRE.
Oh ! discret comme moi, monsieur.
FARINI, souriant.
Ah ! c’est rassurant !... vous le connaissez bien ?
PALMYRE.
Oui, monsieur...
FARINI.
Vous l’estimez ?
PALMYRE.
Oui, monsieur...
FARINI.
Vous l’aimez ?
PALMYRE.
Oui, monsieur...
Se reprenant.
c’est-à-dire, c’est un ami de mon mari... un ami d’enfance...
Prenant la cravate qu’une des demoiselles lui remet.
Bien, mesdemoiselles...
La donnant à Farini.
tenez, monsieur, voici votre cravate... c’est deux piastres.
FARINI, se levant, et payant.
Et il n’est pas ici, M. Paul ?
PALMYRE.
Non, monsieur ; il n’est pas encore rentré... mais il ne peut tarder. 2
FARINI.
Ah !...
Prenant son chapeau.
est-ce qu’on ne peut sortir de cette salle basse que par la boutique de la rue Balbi ?
PALMYRE.
Il y a encore cette petite porte qui donne sur la rue de l’Annonciata, près de l’église.
FARINI.
Bien, madame... j’aime mieux passer par là,
S’arrêtent.
et si l’on voulait parler à M. Paul ?
PALMYRE.
Ici, monsieur... c’est ici qu’il fume son cigare tous les soirs... mais, si vous voulez me charger...
FARINI.
Merci, merci... je n’ai rien à lui dire... je n’ai rien à lui... madame, j’ai l’honneur de vous saluer, et de vous faire mon compliment sur la beauté de votre magasin... votre bonne grâce et votre discrétion.
PALMYRE, faisant la révérence.
Monsieur !...
Farini sort par la porte à droite.
Scène II
PALMYRE, LES DEMOISELLES
PALMYRE.
Ma discrétion !... on dirait que c’est une chose bien extraordinaire... tout le monde m’en fait compliment... eh bien ! mesdemoiselles, allez à votre ouvrage... laissez-moi cette mantille de blonde que doit venir essayer aujourd’hui la jeune et jolie personne qui habite le beau palais Doria, sur le bord de la mer... allez, et tâchez par votre bonne tenue, par votre air modeste, de donner aux habitants de Gênes la meilleure idée des lingères de Paris...
On entend disputer en dehors.
ah ! voici ces messieurs.
Scène III
PALMYRE, JEAN, PAUL
JEAN.
Non, monsieur Paul, non... c’est très mal.
PAUL.
Allons, que diable, mon pauvre Jean, est-ce qu’on s’emporte comme ça ?
PALMYRE.
Qu’est-ce que c’est ?... une dispute...
JEAN.
Eh ! non... laisse-nous donc tranquilles, ma femme.
PALMYRE.
Eh bien ! tu as l’air aimable.
JEAN.
J’ai l’air de ce que je suis.
PALMYRE.
Dites donc, monsieur Paul, en votre qualité de chirurgien, vous devriez bien lui tirer une once de sang.
JEAN.
Oui, qu’il s’en avise.
PALMYRE.
Dame ! tu serais peut-être plus gentil.
PAUL.
Ta femme a raison... comment !...
Air : Un homme pour faire un tableau.
Moi qui, tout exprès pour te voir,
Voulus passer par cette ville,
Je te trouve broyant du noir.
JEAN.
Mais non...
PAUL.
D’une humeur difficile,
Ennuyé...
PALMYRE.
Surtout ennuyeux...
JEAN.
Tu trouves !... dam ! ça se partage,
On s’amuse... on s’ennuie à deux...
C’est une affaire de ménage.
PALMYRE.
Ah ! mais ce soir, pourquoi donc ?
PAUL.
Oh ! pourquoi !... c’est que ce pauvre Jean se trouve sans cesse, au café du théâtre, avec de jeunes officiers, qui parlent de leurs plaisirs, de leurs amours... et, comme il est sage, rangé et marié... ils le font enrager, en lui contant leurs bonnes fortunes.
JEAN.
Leurs bonnes fortunes !... tiens, j’en aurais bien, si je voulais...
PALMYRE.
Toi, Jean !... des bonnes fortunes !... laisse-moi donc tranquille.
JEAN.
Palmyre !
PALMYRE.
Tu es bien homme à ça, ma foi.
JEAN.
Ah ! madame Jean, vous me blessez... et notre mariage...
PALMYRE.
Allons donc, bêta !
Elle passe dans la boutique.
Scène IV
PAUL, JEAN
JEAN.
Eh ! mais... eh ! mais...
PAUL, partant d’un éclat de rire.
Ah ! ah ! ah !
JEAN.
Voilà ce qui me fait entrer en fureur... Ah ! je ne suis pas un homme à ça... ah ! je suis un bêta... Nous verrons.
PAUL.
Allons, allons, calme-toi... qu’est-ce que tu as besoin de chercher des bonnes fortunes ailleurs, toi qui as une femme que tout le monde t’envierait ?
JEAN.
Vous croyez ?... à la bonne heure... Mais voyez-vous, monsieur Paul, le diable ne perd jamais ses droits.
PAUL.
C’est de ta femme que tu parles ?
JEAN.
Eh ! non, c’est de moi... vous savez, jeune encore, j’étais froid, timide... la vue d’une femme me rendait tout je ne sais qu’est-ce... Le cœur ne me disait rien... j’étais un imbécile, un franc jobard... alors... je me mariai... j’épousai une lingère distinguée par ses ouvrages et par ses mœurs, à l’aiguille... je vins l’établir ici, à Gênes, où elle avait un oncle... moine franciscain... un vieux malpropre qui venait nous voir la tête rasée et les pieds nus. Était-il dégoûtant cet être-là ! Il est mort, tant mieux, n’en parlons plus... mais, voyez-vous, je ne sais pas si c’est un effet du climat, ou si c’est ma jeunesse qui vient un peu tard... j’ai en moi comme un volcan qui me travaille. Toutes les femmes m’enchantent, toutes !... Il n’y en a qu’une qui ne m’enchante pas, c’est la mienne... Toutes les autres sont des sirènes qui me font battre les artères... la fougue de mes passions m’épouvante... je porte envie à tous les mauvais sujets que je rencontre... et je sens, j’en suis effrayé... je sens que je tourne au Lovelace ! au scélérat !
PAUL.
Bah ! vraiment ! mais alors, tu es donc un volage, un infidèle... tu dois faire des conquêtes, des victimes !
JEAN.
Eh bien ! non... eh bien ! non... la seule victime qu’il y ait, c’est moi. Mes pensées orageuses me dévorent... je suis un mauvais sujet en dedans... il m’est resté d’autrefois une ancienne bêtise, qui m’empêche de me lancer, de courir après les femmes... et, comme elles ne courent pas après moi... je dépéris, je sèche, j’attends.
PAUL, riant.
Pauvre garçon !... alors, je ne m’étonne plus si les propos de ces jeunes officiers...
JEAN.
Oui ; ils me torturent le cœur avec leurs récits... ils me mettent dans un état d’exaltation... qui fait que je sors du café, les cheveux ébouriffés...
Air : du Premier Prix.
Oui, le feu me monte au visage,
J’ai l’air d’un fou, d’un insensé ;
Par des projets pleins de courage
J’ai tout le système agacé ;
Heureux d’avance au fond de l’âme,
Je m’exalte, le cœur me bat...
Mais je rentre près de ma femme...
Et je retombe au calme plat.
PAUL, riant.
C’est heureux... tiens, tu seras toujours un bon garçon... un bon marchand très adroit... un mari très convenable... mais voilà tout...
JEAN.
Comment, voilà tout ?
PAUL.
Le reste, tu n’y entendras jamais rien.
JEAN.
Comment, je n’y entendrai rien !
PAUL.
Rien du tout... et j’aurais une maîtresse, que je te la confierais sans crainte et sans danger.
JEAN.
C’est ce que nous verrions !... et vous auriez une femme seulement, que je vous la soufflerais très bien.
PAUL, riant.
Laisse-moi donc tranquille.
JEAN.
Je vous la soufflerais.
Scène V
PAUL, JEAN, PALMYRE
PALMYRE.
Toi, Jean, je t’en défie.
JEAN.
Comment, tu m’en défies...
PALMYRE.
Certainement, parce qu’il faut être fidèle à sa femme.
JEAN.
Fidèle, fidèle... tu sais bien que je le suis.
PALMYRE.
Allons, tiens... voilà un patron de corset, échancre-le un peu.
JEAN.
Eh bien !... voilà encore... je n’aime pas travailler dans les corsets... parce que ça donne des idées...
PAUL.
Ah ! si tu savais quels souvenirs, quels regrets ce bonheur que tu envies, laisse souvent au fond du cœur.
PALMYRE, passant auprès de Paul.
Encore un soupir !... il y a quelque amour sous jeu... vous, à la bonne heure, vous êtes libre, vous êtes jeune...
JEAN, coupant.
Tiens, et moi donc, j’aurai vingt-six ans, aux cerises... vingt-six ans... que ça !... quand tu feras l’étonnée.
PALMYRE.
Dame ! j’ai peut-être des raisons... mais, monsieur Paul, ce que j’ai dit là vous a rendu tout triste, tout rêveur.
PAUL.
Ah ! c’est que cela vient de réveiller des chagrins.
JEAN.
D’amour ?
PAUL.
Eh ! mon Dieu, oui... des chagrins qui me déchirent le cœur...
JEAN.
Est-il heureux ! c’est quelque aventure... contez-nous donc ça.
PALMYRE, d’un air piqué.
Oh ! monsieur Paul est trop discret avec nous.
PAUL.
Pourquoi donc ?... Causer de ses peines, ça console un peu, et j’en ai besoin ! et puis Jean verra que dans les romans, tout n’est pas roses.
JEAN, coupant un patron.
Oh ! c’est égal... il y a des épines qui font du bien ;
Secouant la main.
aïe !... c’est une épingle.
PALMYRE.
Chut... échancre sous les bras... et tais-toi.
JEAN.
J’écoute.
PAUL, s’asseyant.
Voici ce que c’est... j’étais, comme vous le savez, de la garnison d’Ancône... et je m’y ennuyais passablement... je commençais même à avoir la maladie du pays, quand, pour me remettre, on me permit de passer un mois à Rome... j’y arrivai au milieu des fêtes du carnaval ; et je logeai à l’hôtel d’Europe où venait de descendre, presque en même temps que moi, un riche seigneur vénitien, avec sa fille, jeune et jolie personne de seize ans environ, belle comme une madone.
JEAN.
Je vois ça d’ici.
PAUL.
Nos fenêtres étaient en face l’une de l’autre... je ne sais pas si le hasard nous y attirait en même temps... Mais nous y revenions toujours... elle, un livre à la main... moi, les yeux en l’air, pour admirer ce beau ciel. Mais nos yeux se rencontraient bien vite... Dame ! quand on a une jolie femme en face de soi...
JEAN, le poussant.
Scélérat ! ça ne m’arriverait pas à moi.
PAUL.
Je ne sortais pas... son père, qui courait les cardinaux, n’était jamais à l’hôtel... au bout de la seconde journée... le sentiment va vite en Italie... je me hasardai à lui écrire dans les termes les plus passionnés... elle ne me répondit pas... mais mes lettres étaient toujours reçues... et un soir... il y avait huit jours que nous nous adorions de loin... je ne sais pas comment cela se fit... j’entrai dans la chambre de la jolie Vénitienne, pour lui rapporter un livre de prières, qui, en s’échappant de ses mains, était tombé dans la cour de l’hôtel.
JEAN, laissant tomber ses ciseaux.
Ah ! bah !
PAUL.
Elle le reçut en tremblant... je tremblais plus qu’elle... et j’allais sortir... sans oser lui parler de mon amour... quand, pour cacher son émotion, elle s’assit près d’une harpe... je rentrai doucement, et bientôt sa voix si pure et si douce, une voix d’ange m’attira près d’elle... mon cœur battait violemment... et je me laissai tomber à ses pieds.
Air : La fille du Danube. (Musique d’Adam.)
Premier couplet.
Sa voix était mourante,
Et ma bouche brûlante
Pressait sa main tremblante
Qu’elle m’abandonnait ;
Doublant encor ses charmes,
Ses beaux yeux pleins de larmes
Trahissaient ses alarmes
Et son amour secret.
Partez, me disait-elle,
En ajoutant tout bas :
« Je vous serai fidèle,
« Mais ne m’oubliez pas ! »
JEAN.
Oh ! oh ! c’est-à-dire que je vais me pâmer.
PALMYRE.
Après.
JEAN.
Gazez, gazez un peu.
PAUL.
Tout à coup un grand bruit se fait entendre... c’est le père qui arrive.
JEAN.
Bon ! ça se complique.
PAUL.
Il bouscule ses gens... Il crie... Il est furieux... et je n’ai que le temps de me jeter derrière la porte qu’il venait d’ouvrir... Après avoir vivement grondé sa fille de revenir trop souvent à la fenêtre... en face de la mienne... (Il paraît que quelque âme charitable l’avait prévenu de nos rencontres secrètes, d’un bout de l’hôtel à l’autre...) il lui signifia qu’ils repartaient pour Venise, avant le jour... et en sortant, il ferma la porte à double tour.
JEAN.
Vrai !... Et vous étiez dedans...
Frappant dans ses mains.
Bravo ! Oh ! ces pères, c’est comme ces maris.
PALMYRE.
Mais laissez donc finir... Après ?
JEAN, bas.
Gazez... gazez.
PAUL.
Après... que vous dirai-je ?... Le jour vint nous séparer.
Deuxième couplet.
La fenêtre discrète
S’ouvre pour ma retraite ;
De l’amour qui m’arrête
Je calme la douleur.
Adieu donc, mon amie !
Mais un serment nous lie,
Et pour toute ma vie
J’emporte du bonheur !
Et de loin, moi comme elle,
Nous murmurions tout bas :
Adieu ! sois-moi fidèle,
Je ne l’oublierai pas.
PALMYRE.
Et vous voilà sauvé !
PAUL.
Au risque de rue casser le cou !
JEAN.
En voilà une d’histoire !... Et pour qu’elle me fût arrivée, je donnerais...
Regardant madame Jean.
Je donnerais...
PALMYRE.
Ta femme, peut-être...
JEAN.
Je n’ai pas dit ça... Et depuis ce temps !
PAUL.
Quinze jours après, j’étais à Venise, dans l’espoir de retrouver ma belle voisine... Je ne craignais pas de rencontrer son père... il ne me connaît pas... même de nom... il ne m’a jamais vu.
PALMYRE.
Eh bien !
PAUL.
Eh bien ! monsieur le Comte et sa fille n’y étaient pas revenus.
PALMYRE.
Ah ! c’est un Comte.
JEAN.
C’est un conte des Mille et une Nuits !
PAUL.
Je repartis pour Ancône ; et, à mon arrivée, je trouvai à mon adresse, dans un coffre en ébène, ce même livre de prières que j’avais ramassé ce jour de bonheur, avec ces mots sur la première page : « Cet hiver, à Paris... si je vis encore. »
PALMYRE.
Si je vis encore !
PAUL.
Ses jours sont donc en danger !
JEAN.
Je devine à présent pourquoi vous avez quitté Ancône, si précipitamment.
PALMYRE.
Tu devines toujours tout, quand on te l’a dit, toi.
PAUL.
Demain, le bateau à vapeur le Léopold passe à Gênes... je m’embarque pour la France : je cours à Paris, et j’espère...
JEAN.
Il espère... Dieu ! Dieu !... Rien que de l’entendre, ça me fait bouillir.
PALMYRE.
Eh bien ! pour te calmer, monte au magasin, et mesure-moi vingt aunes de Valenciennes, qu’il faut porter au palais Durazzo.
PAUL.
Et moi, avant de fumer mon cigare, je veux écrire à Venise.
Air de la valse de Robin des bois.
Dans ma chambre je me retire...
Voulez-vous me donner là-haut
Une limonade ?
JEAN.
Palmyre
Va vous l’envoyer aussitôt.
PALMYRE.
Tout de suite.
Elle sonne.
JEAN, serrant la main à Paul.
Grâce à vous, j’ai les nerfs malades,
Je suis en feu.
PAUL.
Voyez-vous ça ?
JEAN, soupirant.
Il faudrait bien des limonades
Pour éteindre ce volcan-là !
Ma femme même, ma femme...
À Palmyre qui le regarde.
vingt aunes de Valenciennes...
Ensemble.
JEAN.
Dans sa chambre Paul se retire,
Et moi je monte aussi là-haut ;
Pour la limonade, Palmyre
Va vous l’envoyer aussitôt.
PAUL.
Dans ma chambre je me retire,
Mais n’oubliez pas que là-haut
Je vais attendre : vous, Palmyre,
Envoyez-moi ce qu’il me faut.
PALMYRE.
Puisque monsieur Paul se retire,
Toi, tu vas le suivre là-haut ;
Pour la limonad’, je vais dire
De vous monter ce qu’il vous faut.
Scène VI
PALMYRE, LAURA, TOCCINA
PALMYRE.
Ce pauvre Jean ! avec ses idées... Encore s’il ressemblait à M. Paul, qui est si bien !...
Une jeune fille paraît.
Charlotte, donnez une limonade.
La jeune fille sort.
Eh ! mais, une voiture qui s’arrête à la porte... Ce n’est pas ici ?... Si fait, vraiment ! Un équipage magnifique à la porte de mon magasin... Quel honneur ! Oh ! la jolie personne !
Laura entre.
TOCCINA, suivant Laura.
Madame, n’est-ce pas ici que l’on a commandé une mantille pour le palais Doria ?
PALMYRE.
Oui, madame, c’est ici... donnez-vous donc la peine de vous asseoir, je vous prie.
TOCCINA.
Merci pour moi... asseyez-vous, signora.
Elle fait asseoir Laura.
PALMYRE.
Mademoiselle paraît souffrante ; si je pouvais offrir à mademoiselle...
LAURA.
Mille grâces, madame.
TOCCINA.
La mantille, madame.
PALMYRE.
La voici.
TOCCINA.
Signora, comment la trouvez-vous ?
LAURA, regardant à peine.
Bien... bien...
PALMYRE, à part.
Oh ! quel air d’indifférence !... voilà une jeune fille qui est bien malade, ou bien amoureuse.
Haut.
Si mademoiselle veut l’essayer...
LAURA.
Merci.
PALMYRE, à part.
Est-elle dédaigneuse !
TOCCINA.
La blonde est-elle assez belle, signora ?
LAURA.
Mais oui.
PALMYRE.
C’est ce que nous avons de mieux... et voyez comme c’est élégant... on ne fait rien de mieux à Paris.
TOCCINA.
Et on l’aura ?
PALMYRE.
Demain, comme je l’ai promis...
À la jeune fille qui reparaît, tenant une assiette sur laquelle il y a un citron, un verre d’eau et du sucre.
Portez cela à M. Paul de Bligny !...
Laura se lève étonnée.
Mesdames.
TOCCINA.
Bonjour, madame, bonjour...
À Laura.
Vous ne venez pas !
LAURA, avec vivacité.
Non, je voudrais essayer la mantille.
PALMYRE, à part.
Ah ! elle se réveille !
TOCCINA.
À la bonne heure... voyons ! madame.
PALMYRE.
Tout de suite, signora.
LAURA.
Cela me paraît bien fait, madame... parfaitement travaillé... Vous êtes Française...
PALMYRE.
Oui, signora... Française... de la rue Vivienne... tenant tout ce qui concerne la toilette... et j’ose me flatter...
TOCCINA.
C’est un peu étroit d’ici...
LAURA.
Du tout... du tout... cela va très bien au contraire... la blonde est choisie avec un goût...
PALMYRE.
Elle est charmante ; et vous aussi, mademoiselle, car enfin...
LAURA.
Vous vous appelez...
PALMYRE.
Palmyre... élève d’Herbault pour les modes ; et pour le reste...
LAURA.
Ah ! quel beau magasin ! vous en avez un pareil là-haut... au premier ?
Signe affirmatif de Palmyre.
Oui... et la maison paraît fort grande ; surtout si vous l’habitez seule.
TOCCINA, à part.
Eh ! mon Dieu, signora, voilà six semaines que vous n’en avez dit autant.
Air : De sommeiller encor, ma chère.
Quoi ! vous, muette d’ordinaire,
Vous parlez enfin !
LAURA.
Oui, vraiment !
PALMYRE, gaiement.
Dans un magasin de lingère,
Mais cela n’a rien d’étonnant,
On parle, parle à tour de rôle.
TOCCINA.
C’est juste, et je vois entre nous
Que ceux qui perdent la parole,
Devraient la retrouver chez vous.
Un domestique paraît au fond ; Toccina va lui parler.
LAURA.
Mais cette maison, vous ne l’habitez pas seule peut-être ? Vous avez des locataires.
PALMYRE.
Non, mademoiselle... quelques chambres, voilà tout... Quand un compatriote, un ami traverse Gênes, comme en ce moment, notre jeune officier de santé...
LAURA.
Ah ! c’est bien... c’est bien ! Vous n’avez pas quelques objets de toilette dans ce magasin ?... dans l’antre... là-haut ?... j’y monterai.
PALMYRE.
Si ces dames veulent se donner la peine...
LAURA, montant vivement les premières marches.
Certainement.
TOCCINA.
Ah ! pardon... madame enverra... M. le Comte s’impatiente dans la voiture, signora... il veut descendre...
LAURA.
Non, non, c’est inutile... partons... vous enverrez cela demain, madame.
TOCCINA.
Et de très bonne heure ; car nous quittons le palais Doria à neuf heures.
PALMYRE, les reconduisant.
On sera exact, mesdames.
JEAN, paraissant sur l’escalier.
Diable ! avec tes Valenciennes, toi...
LAURA, rentrant.
Nous quittons Gênes à neuf heures, madame ; et...
À Toccina qui l’appelle.
Je vous suis, signora.
Elle sort.
Scène VII
PALMYRE, JEAN, ensuite PAUL
JEAN, laissant échapper le carton qu’il tient.
Ah ! ah ! ah ! la jolie personne.
PALMYRE.
Eh bien ! quoi !... qu’est-ce que tu fais là, toi ?
JEAN.
Oh ! le bel équipage... quels chevaux magnifiques... et ce petit pied...
PAUL, descendant l’escalier.
Voici ma lettre... et ce n’est pas sans peine... on n’y voit plus dans ma chambre...
Regardant Jean.
Ah ! çà... mais le voilà comme un terme, lui.
JEAN.
Rien, rien ! c’est que ça m’a coupé la respiration net...
À Paul.
Qu’est-ce que c’est, hein ?... une grande dame, une bourgeoise... est-elle mariée ?
PAUL.
Dites donc, Palmyre... il est fou votre mari.
PALMYRE.
Non... il est bête... c’est moins dangereux ; mais ça dure plus longtemps.
JEAN.
Ah ! mais... ma femme !...
PALMYRE.
Ah ! mais, mon mari, avec tes idées de trahison, de conquête chez les autres... ça finira par porter malheur chez toi !
JEAN.
Allons donc... parce que j’ai regardé de superbes chevaux.
PALMYRE.
Il ne s’agit pas de chevaux.
JEAN.
Si fait.
PALMYRE.
Non.
PAUL, les séparant.
Du calme ! du calme... une querelle de ménage...
PALMYRE, à Jean.
Eh bien !... et cette Valenciennes, où est-elle ?
JEAN, regardant au dehors.
Elle vient de monter en voiture !...
PALMYRE.
La Valenciennes ?
JEAN.
Oh !... non, elle est... elle est... elle n’est pas... puisqu’il n’y en a plus.
PALMYRE.
En ce cas, il faut courir rue Nuova, chez Blandini, m’en rapporter un carton.
JEAN.
Chez Blandini ! je ne demande pas mieux.
PALMYRE.
Ah ! oui, je sais pourquoi... parce qu’il y a là cinq ou six péronnelles qui vous font causer.
JEAN.
Eh bien ! quel mal y a-t-il à causer avec des péronnelles... quand elles sont jolies ? Ce n’est pas comme ici ; il n’y a que du laid... premier numéro.
PAUL.
Ah ! ah ! et ta femme ?
PALMYRE.
Allez, monsieur Jean, allez... c’est indigne ce que vous dites-là... et vous mériteriez...
JEAN.
Mais non, fifille, non, ce n’est pas pour toi...
À Paul.
par exemple ! si on peut croire que j’englobe ma femme dans ses demoiselles de magasin.
Revenant à Palmyre.
Je t’assure que je ne pensais pas...
PALMYRE, avec chagrin.
Laissez-moi, libertin.
JEAN.
C’est comme ça ?... bonsoir.
Il se sauve.
Scène VIII
PAUL, PALMYRE
PAUL, le regardant courir.
Ah ! ah ! ah ! qu’y a-t-il donc encore ?
PALMYRE.
Il y a que je suis trop bonne... et que, si cela continue... tenez, monsieur Paul, ça finira mal !...
PAUL.
Vrai !... tant mieux pour l’autre... et si c’était moi !
PALMYRE.
Eh bien ! si c’était vous ?...
PAUL, gaiement.
Dame, je ne dis pas ! mais c’est égal... ça me ferait de la peine pour Jean qui est si innocent ! si candide !
PALMYRE.
Laissez donc tranquille !
Air : J’ai vu le Parnasse des dames.
Moi, je suis lingère et morale,
Mais qu’il y prenne garde, au moins !
Car on n’est pas une vestale.
PAUL.
Quelqu’un vous offrirait ses soins.
Eh ! vraiment, je le crois sans peine.
PALMYRE.
Ici, comme ailleurs, les maris
Sont infidèles ! mais à Gène,
On se venge comme à Paris.
Elle rentre dans la boutique.
Scène IX
PAUL, seul
Rue Vivienne !... Elle a raison... c’est qu’elle est gentille quand elle est en colère... oh ! oh ! son pauvre garçon de mari !... ça me ferait de la peine pour lui ! mais aussi que diable ! s’avise-t-il ?...
La nuit est venue peu à peu.
Eh ! mais, on me laisse là sans lumière... et mon cigare...
Appelant.
Charlotte... c’est drôle tout de même que Jean, autrefois si sage, si rangé...
Il bat le briquet.
Moi, je ne dis pas, je suis libre... une aventure, ça m’est permis !...
Scène X
PAUL, FARINI
FARINI, entrant par la petite porte, et avec mystère.
C’est par ici.
PAUL, se retournant.
Qui va là ?
FARINI.
Ne craignez rien... est-ce vous, monsieur Paul ?
PAUL.
Moi-même... mais permettez... je vais demander de la lumière.
FARINI.
Non... c’est inutile.
PAUL.
Mais, si fait.
FARINI.
Je vous en prie... restons dans l’ombre... j’aime mieux cela.
PAUL, reculant.
Qu’est-ce, monsieur ? qu’y a-t-il ?
FARINI, souriant.
Rassurez-vous.
PAUL.
C’est fort peu rassurant.
FARINI.
Monsieur... on a entendu parler de vous... on vous connaît... vous êtes étranger.
PAUL.
Je suis Français.
FARINI.
Homme de talent.
PAUL.
Vous êtes bien bon.
FARINI.
Non... on me l’a dit... je le répète... voilà tout... et c’est pour cela, et pour une autre raison encore, que je viens à vous... vous êtes un homme de cœur ?
PAUL.
C’est une question qu’on ne m’a jamais faite.
FARINI.
Bien... vous ne refuseriez pas à une famille illustre... à une femme charmante... un service...
PAUL.
Jamais... je suis aux ordres des honnêtes gens, et des jolies femmes.
FARINI.
Et si, ce soir, on venait vous prendre pour vous conduire secrètement dans un palais de Gênes... vous viendriez ?
PAUL.
Pourquoi non ?
FARINI.
Vous vous laisseriez bander les yeux ?
PAUL.
Ah !...
FARINI.
Emmener dans une voiture bien fermée ?
PAUL.
Monsieur...
FARINI.
Sans faire de questions... sans résister... Et le secret, vous le garderiez sur votre tête ?
PAUL.
Mais permettez... cet air mystérieux...
FARINI, souriant.
Ah ! vous reculez... Vous avez peur.
PAUL.
Monsieur... vous vous trompez... D’ailleurs, je saurai me défendre ; j’ai sur moi, peut-être, ce qu’il me faudrait.
FARINI.
Ah, oui !...tant mieux... On peut compter sur votre honneur ?
PAUL.
Comme moi, sur le vôtre ?
FARINI.
Vous irez ?
PAUL.
J’irai.
FARINI.
À bientôt ?
PAUL.
À bientôt.
FARINI.
Ici ?...
PAUL.
Ici.
FARINI.
Adieu !
PAUL.
Adieu !...
Il veut remonter.
FARINI.
Oh ! ne vous dérangez pas... Et surtout, silence.
Il sort par la petite porte.
PAUL, le suivant des yeux dans l’ombre.
Je n’ai pu voir ses traits, mais cette voix m’est inconnue... Singulier message !... un guet-apens peut-être... allons donc ! il m’a parlé d’une femme charmante.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle, etc.
C’est quelque dévote tendresse
Qui me demande le secret...
Quelque prude, dont la faiblesse
Se couvre d’un voile discret.
Du péché, c’est doubler la dose ;
Mais à ces vertus de salon
Il faut bien passer quelque chose,
En faveur de l’intention.
Scène XI
PALMYRE, JEAN, PAUL
PALMYRE.
Mais arrive donc, lambin, arrive donc. Comment ! monsieur Paul, vous étiez encore sans lumière...
Elle pose son flambeau.
JEAN, entrant tout crotté.
Me voilà ! me voilà !... avec ta Valenciennes... je n’ai pas causé avec les péronnelles, comme tu dis...
À part.
elles n’y étaient pas.
PALMYRE.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a donc ?... comme te voilà fait !
JEAN.
Ah ! oui... un peu crotté... ce n’est rien.
PALMYRE.
Comment !... ce n’est rien !... il en a jusque dans les yeux.
JEAN.
Éclaboussé sur toutes les coutures... je regardais passer la belle voiture de tout à l’heure, je l’ai rattrapée au coin de la rue... la jolie figure... oh ! Dieu !
PALMYRE.
Là ! j’en étais sûre ! toujours le nez en l’air !
JEAN.
Je te conseille de rire !... Pendant que j’étais là, et le nez en l’air, comme tu dis, flan ! les roues m’en envoient sur la tête et partout.
PALMYRE.
C’est bien fait.
JEAN.
Merci, colombe.
PAUL, sans les écouter.
Oui, j’irai... du mystère, c’est piquant !...
PALMYRE, passant près de Paul.
Eh bien ! vous, vous êtes là, à rêver tout seul.
JEAN, lui frappant sur les épaules.
À vos amours, hein ?
PAUL, sortant de sa rêverie.
Ah ! c’est vous... pardon... c’est qu’il vient de m’arriver ici une chose si singulière...
JEAN.
Encore !
PALMYRE, couvrant le carton de dentelles.
Quoi donc ?
PAUL.
Figurez-vous... mais non... je suis discret... je l’ai promis.
JEAN.
Un secret de femme... c’est peut-être pour ça qu’en rentrant j’ai trouvé à la porte un moine qui, d’un air de mystère, et sans rien dire, m’a remis un billet pour vous.
PAUL.
Et où est-il ?
JEAN.
Il a disparu... le moine.
PAUL.
Mais le billet... le billet...
JEAN.
Le voici... toujours des histoires... ça me monte... ça me monte...
À sa femme qui regarde la dentelle.
Eh bien ! es-tu contente ?
Il l’embrasse.
PALMYRE.
Monsieur Jean !
JEAN.
Tant pis...
À part.
il y a des moments où j’embrasserais tout le monde... même ma femme.
PAUL.
Ah ! mes amis, mes amis !
JEAN.
Hein ! qu’est-ce qui vous prend ?
PAUL.
C’est son écriture... c’est elle... Laura... eh ! oui, son nom, son nom, le voilà.
JEAN.
Laura ! la Vénitienne ?
PALMYRE.
Elle serait ici ?
PAUL.
Ciel !
Lisant.
« Ce soir, à dix heures, près du pont de Carignan, un franciscain vous attendra ; laissez-vous conduire. LAURA. »
JEAN.
Ah ! bah !
PAUL.
Elle est ici... elle est à Gênes !... si près de moi !... je vais la revoir !... mais comprenez-vous tout mon bonheur ?
Il baise le billet.
JEAN.
Si je le comprends !... parbleu !... morbleu !
PALMYRE.
Mais prenez garde, prenez garde... en Italie, il y a quelquefois du danger.
JEAN.
Ah ! bah !
PAUL.
Du danger ! Eh ! qu’importe !... je ne le crains pas.
JEAN.
Au contraire même... c’est ce qui donne du piquant, du montant... Oh ! Dieu ! mais du mystère, du danger... ça vous électrise.
PALMYRE.
Imbécile !
PAUL.
Mais dix heures... Dix heures ! j’y cours.
PALMYRE.
Il n’en est que neuf.
PAUL.
C’est égal... dans mon impatience... je voudrais hâter les instants.
JEAN.
Oui, c’est cela... dans mon impatience, je voudrais hâter... il faut toujours hâter.
PAUL.
Je monte chez moi, m’habiller... prendre mon manteau.
PALMYRE.
N’oubliez pas vos armes.
JEAN.
Oui, vos armes... c’est romanesque.
PALMYRE.
Je vais faire presser le souper.
PAUL.
Ah ! Palmyre... faites-moi donner mon habit d’hier.
PALMYRE.
Je vais le mettre ici.
PAUL.
Et si l’on me demandait dans la soirée, l’aventure de tout à l’heure, un monsieur à l’air mystérieux... vous direz que demain, quand on voudra... je serai ici... mais ce soir, ce soir, impossible.
JEAN.
Hein ?... une autre... une autre aventure... deux passions ! du superflu !... quand il y a des gens qui n’ont pas le...
PAUL, riant.
Pauvre garçon ! va échancrer tes corsets, va !
Il monte l’escalier et Palmyre pose l’habit sur une chaise.
ENSEMBLE.
Air : De Lionel à l’instant. (Henriette.)
Je sens en cet instant
Mon trouble
Qui redouble,
Et ce rire insultant
Augmente mon tourment.
PALMYRE, à part, en glissant un papier dans la poche de l’habit.
Ah ! mon Dieu ! voyez comme
De sa femme un jeune homme
Peut risquer la vertu...
Ô Jean ! c’est toi qui l’as voulu !...
ENSEMBLE.
Je sens en cet instant, etc.
Palmyre sort par le fond.
Scène XII
JEAN, seul
Voilà... ils se moquent de moi... ma femme, je ne dis pas... elle est dans son droit... elle veut du calme plat, elle ne comprend rien au ravage des passions... Mais Paul, l’égoïste, parce qu’il est heureux... parce que le bien lui vient en dormant !... il a l’air de me défier... on dirait que les alouettes sont pour lui tout seul... ah ! grand faquin ! va !
Scène XIII
JEAN, FARINI, suivi de deux hommes en manteau
FARINI.
Bien... arrêtez là...
Les deux hommes restent dans le fond.
JEAN.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
FARINI.
Chut ! chut ! c’est moi.
JEAN.
C’est vous ?
FARINI.
On vous attend... silence.
JEAN.
Ah ! l’on m’attend, inconnu.
FARINI.
Comme je vous l’ai dit... le temps presse... et vous m’avez promis de venir.
JEAN.
J’ai promis...
FARINI.
Ah ! monsieur Paul.
JEAN, à part.
Oh !... oh !... Paul... c’est ça, l’autre roman... il paraît qu’on ne le connaît pas.
FARINI.
Vous êtes prêt ?
JEAN.
Moi !...
À part.
oh ! l’excellente idée ! oui !...
Haut.
oui !...
À part.
ah ! on me défie ! on se moque de moi...
Fièrement.
voilà, inconnu.
FARINI.
Personne ne peut nous surprendre ?
JEAN, montrant les portes.
Dame ! par ici... par là !
Farini fait signe aux deux hommes de les fermer.
Oh ! oh ! mais ça devient un roman... je sens une douce chaleur qui me monte au visage.
FARINI.
Maintenant, à nous...
Il tire un bandeau.
JEAN.
Plaît-il ?... qu’est-ce que c’est ?
FARINI.
Il faut vous bander les yeux.
JEAN.
Ah ! bah !
FARINI.
Comme c’est convenu.
JEAN.
Ah ! si c’est... bien... c’est juste... je vous demanderai seulement le temps de passer un habit ; car, en conscience, je ne peux pas sortir ainsi.
FARINI, lui donnant l’habit que Palmyre a placé sur la chaise.
Voilà votre habit...
JEAN.
Ah !... tiens... merci...
Le passant.
C’est drôle, je ne reconnais pas mes habitudes.
Air de Jadis et Aujourd’hui.
Mais ce n’est pas le mien sans doute ;
Celui de Paul !... ah ! c’est charmant.
FARINI.
Eh vite ! mettons-nous en route.
JEAN, à part.
Ma foi, tant pis... c’est plus piquant.
Je lui vol’ son nom qu’on adore,
Je lui vol’ l’habit que voilà,
Et Dieu merci, j’espère encore
Lui voler bien mieux que cela.
Ah ! maintenant... le bandeau.
Pendant qu’on lui bande les yeux.
Il me semble que je vois déjà... ah ! ah ! ah !... je crois que je vais me trouver mal.
FARINI.
Eh bien ! qu’est-ce que vous avez ?... vous avez peur ?
JEAN, ôtant son bandeau.
Moi, fichtre !... inconnu, pour qui me prenez-vous ?
FARINI.
Pardon, pardon... il faut partir.
JEAN.
Quand vous voudrez... mais ne me dites pas que j’ai peur... ah ! une réflexion... si elle demeure un peu loin, la jeune dame...
FARINI.
Après.
JEAN, à part.
C’est une jeune dame.
FARINI.
Après...
JEAN.
Je ne verrai pas trop mon chemin, pour vous suivre.
FARINI.
La voiture est à la porte.
JEAN.
Une voiture !
FARINI.
Qui vous emportera bien vite au palais.
JEAN, à part.
Une voiture... un palais... c’est une princesse...
Haut.
partons...
Il se détourne, et se heurte.
casse-cou ! Ah ! il faut prévenir.
On frappe à gauche.
ENSEMBLE.
Air de la Marquise de Pretintaille.
Grand Dieu ! de la prudence...
Faites silence,
On a, je pense,
Frappé par là !...
Il faut savoir se taire !
Et le mystère
Plus tard } j’espère,
Pour vous, }
S’éclaircira !...
PALMYRE, en dehors.
Ouvre donc... et le souper...
JEAN.
Ne faites pas attention...
À part.
Ma femme ! elle soupera toute seule.
On frappe à droite.
FARINI.
Silence !... par ici.
JEAN.
Chut !
PAUL, en dehors.
Ouvre donc... je suis pressé de sortir.
JEAN.
Allons toujours...
À part.
ce pauvre Paul !...
ENSEMBLE.
Sortons avec prudence !...
Mais du silence !
C’est l’espérance
Qui { me } conduit.
{ vous }
Il faut savoir se taire !
Laissons-nous } faire,
Laissez-vous }
Avec mystère
Sortons sans bruit !...
PAUL et PALMYRE, frappant pendant le chœur.
Ouvre donc !... ouvre donc !...
Les deux hommes prennent Jean par le bras, et ils sortent avec Farini. tandis que, à droite et à gauche, on continue à frapper et à appeler.
ACTE II
Un riche salon gothique. Une fenêtre au fond. La porte d’entrée à gauche. Du même côté, un cabinet. À droite, un appartement.
Scène première
LE COMTE, TOCCINA
LE COMTE, achevant d’écrire, à Toccina qui entre.
Toccina !
TOCCINA.
Excellence ?
LE COMTE.
Approchez !... où est ma fille ?
TOCCINA.
Dans son appartement... elle achève quelques préparatifs pour le départ.
LE COMTE.
Le départ... croyez-vous que sa santé nous permette de quitter Gênes... demain... comme je le voulais ?...
TOCCINA.
Je ne sais, Excellence... en descendant de voiture, vous l’avez vu... elle s’est évanouie.
LE COMTE.
Oui, évanouie... comme morte... Toccina... elle ne vous a pas fait de confidence... ma fille ?
TOCCINA.
Non, Excellence... aucune.
LE COMTE.
Bien... regardez-moi en face... là !... elle ne vous a jamais demandé des services contraires à vos devoirs ?
TOCCINA.
Jamais.
LE COMTE.
Ne me trompez pas... depuis deux mois, je cours après une vengeance qui m’échappe sans cesse... et si l’infâme que je poursuis avait des complices chez moi... ils paieraient tous pour lui, en attendant mieux.
TOCCINA.
Je vous jure, Excellence...
LE COMTE.
Air d’Aristippe.
Écoutez... il faut me comprendre ;
Désormais vous devez avoir
Des oreilles, sans rien entendre,
Comme des yeux pour ne rien voir.
TOCCINA.
Comment ! des yeux pour ne rien voir !
LE COMTE.
Une langue et faire silence.
Pensez-y bien !
TOCCINA.
Dieu ! quel plaisir
D’avoir de tout en abondance,
Et de ne pouvoir s’en servir.
LE COMTE.
Vous obéirez !
TOCCINA.
Je tâcherai, Excellence.
LE COMTE.
Car, voyez-vous, je suis violent... implacable !... J’ai le caractère comme le corps, un peu sec !... et je casse plutôt que de plier.
Laura entre doucement, et va regarder à la fenêtre qui est fermée.
Je n’ai pardonné qu’à une personne dans ma vie... à ma fille... et ce pardon me tuera...
Scène II
LE COMTE, LAURA, TOCCINA
LAURA, vivement.
Mon père !... ah ! mon père ! qu’avez-vous dit ?
LE COMTE.
Ah ! c’est toi... que faisais-tu là ?
LAURA.
Rien ! mon père !... je venais vous prier d’aller donner quelques ordres pour l’emballage de ces tableaux qui sont dans votre cabinet.
LE COMTE, à part.
Toujours triste !...
Haut.
tu vas me suivre... j’ai à te parler... j’attends quelqu’un.
LAURA.
Ah !...
À part.
et moi aussi !!...
TOCCINA.
Comment ! monsieur le Comte, si tard...
LE COMTE, à Toccina.
J’aurai besoin de vous...
À demi-voix.
rien voir... rien entendre... rien dire surtout...
À Laura.
Viens.
LAURA.
Me voici, mon père...
À part.
À dix heures !
LE COMTE, répétant à demi-voix à Toccina.
Rien dire !
Il sort avec Laura.
Scène III
TOCCINA, ensuite FARINI, JEAN et les deux HOMMES
TOCCINA, suivant des yeux le comte et Laura.
Non... Excellence, non...
En scène.
c’est-à-dire, que quand il me regarde, j’en ai la chair de poule. Avec sa grande ligure sèche... et ses deux petits yeux qui vont vous lire au fond de l’âme, on dirait qu’il va se passer ici, des choses... Ah ! son confident... son valet de chambre.
FARINI, dans le fond.
Bien... on peut entrer... par ici, vous autres.
Les deux valets entrent, conduisant Jean qui a un bandeau sur les yeux.
JEAN, entrant et se heurtant à la porte.
Casse-cou !
TOCCINA.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?
JEAN.
Oh ! oh ! les amis... y sommes-nous bientôt ? il y a longtemps que nous sommes en route.
FARINI.
Est-ce que vous êtes las ?
JEAN.
Non... la voiture est trop douce pour ça... des coussins moelleux sur lesquels je m’arrondissais... et des chevaux qui allaient comme le vent... j’en suis encore tout étourdi.
TOCCINA.
Voulez-vous vous asseoir ?
JEAN, ému.
Oh ! oh !... une voix de femme ! mon ami, mon ami, ôtez-moi mon bandeau.
FARINI.
Pas encore... ce n’est pas moi qui dois le détacher.
À Toccina, bas.
Cela regarde le comte... il faut le prévenir. Où est-il ?
TOCCINA, bas.
Dans son cabinet.
FARINI.
Vous, Toccina, pas un mot ! pas un mot !
TOCCINA.
Soyez tranquille !... je ne dirai rien... et pour une bonne raison.
JEAN, à part.
On parle bas... c’est de moi... elle est là... oh ! comme mon cœur va vite.
FARINI, aux valets.
Sortez...
À Jean.
attendez un instant ici.
Il fait signe à Toccina de ne rien dire, et sort ; les valets sont sortis.
TOCCINA, à part.
Décidément, il y a quelque chose.
Scène IV
JEAN, TOCCINA
JEAN, à part.
Ah ! quelle idée j’ai eue là... elle est fameuse l’idée... Ce gaillard de Paul, je lui vole sa maîtresse, et allons donc !...
TOCCINA, à part.
Qu’est-ce qu’on veut faire de ce jeune homme ?
JEAN, toussant.
Hem ! hem !
Il écoute.
est-ce que je suis seul ?... c’est étonnant comme je suis ému !... elle doit être près d’ici... elle !... la dame de l’aventure.
TOCCINA.
Asseyez-vous donc, monsieur...
JEAN.
Ah !... elle est là... je l’aurais parié... il y a comme un parfum...
TOCCINA.
Voici un fauteuil.
JEAN.
Non... oh ! non... merci... femme adorable !... c’est à vos pieds que je devrais être ! Votre main ! Ah ! je la tiens !... Ah ! tant de bonté...
TOCCINA.
Monsieur, vous êtes d’une politesse...
JEAN.
Moi...
À part.
elle prend ça pour de la politesse... Eh bien !... Eh bien !
Haut.
non, ce n’en est pas... c’est un sentiment plus... certainement... parce qu’il ne faut pas croire que je n’aie pas deviné... au contraire, je vois une foule de choses... je suis comme l’Amour sans doute, qui ne voit jamais mieux que lorsqu’il n’y voit goutte... Je me sens près de vous, tendre, passionné...
TOCCINA.
Monsieur !
À part.
Pour qui me prend-il ?
JEAN.
Tu es à moi.
TOCCINA, passant de l’autre côté.
Ah ! vous me faites rougir !
JEAN, passant à gauche.
Elle rougit ! c’est une jeune fille... mais pour une mineure, elle a une voix bien majeure... c’est égal, j’adore les jeunes filles !... Rassurez-vous, jeune vierge aux yeux bleus... ou aux yeux noirs...
TOCCINA.
Je suis veuve, monsieur.
JEAN, se retournant à droite.
Veuve ! tant mieux, j’adore les veuves ; mais vous, voyons, ne me direz-vous rien ?... hein ?
TOCCINA.
Tout ce que je puis vous dire, c’est d’être discret et soumis.
JEAN.
Discret et soumis... c’est pour ça que je suis venu.
Air de Julie.
Mais, laissez-moi, je vous supplie,
Ôter ce bandeau !...
TOCCINA.
Non, vraiment !...
JEAN.
Pourquoi, si vous êtes jolie ?...
TOCCINA.
Monsieur !
JEAN.
Je l’ôte !...
TOCCINA.
On le défend.
Je ne veux pas que ça nous compromette !...
JEAN.
Eh ! mais voudrait-on par hasard
Que je joue à Colin-Maillard,
Pour être heureux à l’aveuglette ?
Mais non ! je n’y tiens plus ! je vous verrai, je vous verrai malgré vous, et dussé-je me perdre.
Il arrache son bandeau.
TOCCINA.
Monsieur.
JEAN, voyant Toccina, et poussant un cri.
Ah ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il a reculé jusqu’à l’extrémité du théâtre ; il regarde Toccina avec effroi.
je suis volé !...
TOCCINA, apercevant le comte.
Chut !
Scène V
JEAN, TOCCINA, LE COMTE, FARINI
Farini entre avec le comte, lui montre Jean et sort sur un signe.
LE COMTE.
Toccina...
JEAN, tressaillant.
Ah !
TOCCINA.
Ce n’est pas moi qui ai détaché le bandeau... c’est lui qui...
LE COMTE.
Bien... laissez-nous.
TOCCINA.
Oui, monsieur le Comte...
JEAN, à part.
Il paraît que c’est un comte... ah çà ! quelle singulière aventure !
TOCCINA, à part.
J’ai peur pour lui... il est intéressant...
Elle sort.
JEAN, à part, regardant.
Ah çà !... mais, et l’autre, la jeune femme...
Le comte, après la sortie de Toccina, est descendu à Jean.
Scène VI
LE COMTE, JEAN
LE COMTE.
Monsieur...
Jean se tourne vivement.
je vous salue...
JEAN.
Monsieur... j’ai bien l’honneur... certainement...
À part.
Ils ne sont pas beaux dans cette maison.
LE COMTE, approchant un fauteuil.
Nous avons à causer, asseyez-vous.
JEAN.
Monsieur.
LE COMTE.
Je vous en prie.
JEAN.
Ah ! pour vous faire plaisir.
À part.
Il est singulièrement honnête ce comte-là.
Il s’assied.
LE COMTE.
Monsieur, la manière dont on vous a enlevé de chez vous est assez singulière, pour que vous désiriez une explication.
Il s’assied.
JEAN.
En effet... j’avoue naïvement que je ne serais pas fâché...
À part.
Ah ! çà, si c’est pour causer avec lui que me voilà... merci !
LE COMTE.
Voici ce que c’est... je suis riche et puissant, monsieur.
JEAN, se levant et le saluant.
Monsieur... j’en suis enchanté...
LE COMTE.
Bien, bien...
JEAN, à part, en se rasseyant.
Qu’est-ce que ça me fait à moi ?
LE COMTE.
J’ai une fille charmante...
JEAN, à part.
Nous y voilà.
LE COMTE.
Une fille, mon bien le plus cher... pour laquelle je donnerais tout le reste... excepté l’honneur de ma maison... depuis quelque temps, elle est souffrante.
JEAN.
Votre maison ?
LE COMTE.
Ma fille, monsieur.
JEAN.
Mademoiselle votre fille ! ah ! c’est bien désagréable.
LE COMTE.
Pour elle plus de gaieté, plus d’enjouement... elle est triste, rêveuse.
JEAN.
Ah ! bah !
LE COMTE.
Tout cela tient au chagrin que lui cause un amour coupable, insensé... pour un inconnu...
JEAN.
Ah ! bah !... ah ! bah !...
LE COMTE.
Un amour que je n’ai pu arracher de son cœur...
Baissant la voix.
que vous dirai-je ?...
JEAN.
Tout ce que vous voudrez... allez toujours !...
LE COMTE.
Je n’ai pas veillé sur ma fille, monsieur... vous entendez ?
JEAN.
Oui, oui... j’entends très bien...
À part.
Je lui dis ça pour lui faire plaisir... car le diable m’emporte, si je sais...
LE COMTE.
Dans les premiers moments de mes soupçons, j’avais tort... j’étais furieux... je voulais aller à elle... l’accabler de mes reproches... je l’aurais tuée, monsieur !
JEAN, reculant, à part.
Décidément, il me fait peur...
LE COMTE.
La raison m’a calmé... car enfin, ma fille est ma fille.
JEAN.
Eh ! eh !...
LE COMTE.
Maintenant, il n’y a rien que je ne fasse pour lui rendre la santé et le bonheur.
Lui prenant la main.
Croyez-moi, monsieur...
JEAN.
Je vous crois, parbleu !... je vous crois.
À part.
Où allons-nous... où allons-nous ?
LE COMTE, plus confidentiellement.
Et c’est pour cela que j’ai recours à vous.
JEAN.
Hein ?... à moi...
LE COMTE.
Vous comprenez ?
JEAN.
Je comprends... c’est-à-dire, non... je comprends... sans comprendre...
LE COMTE.
Écoutez-moi donc !... monsieur... en arrivant, j’ai consulté un habile médecin de cette ville... que je connais beaucoup... je l’ai consulté comme pour une personne éloignée, sans nommer ma fille, sans qu’il pût la voir ; j’en serais mort de honte !... il ne croit pas, lui, à ce que je vous disais tout à l’heure.
JEAN.
Ah ! il ne le croit pas...
À part.
Qu’est-ce qu’il me disait ?
LE COMTE.
Je me trompais, grâce k Dieu ! l’honneur est sauvé ; mais il pense que, pour dissiper cet état de tristesse, d’accablement, il faudrait agir avec promptitude.
JEAN.
Ah ! il pense... c’est possible.
LE COMTE.
Après la confidence qu’il avait reçue, je ne pouvais lui dire qu’il s’agissait de ma fille... je suis trop connu à Gênes ; mais j’ai su que vous ne faisiez que passer par cette ville... Demain, je la quitte ; vous aussi, sans me connaître... nous ne nous reverrons plus... vous êtes un homme d’honneur... je suis généreux... très généreux... vous avez votre lancette ?
JEAN, se levant vivement.
Plaît-il ?
LE COMTE.
Une légère piqûre au bras.
JEAN.
Allons donc.
LE COMTE.
C’est vous.
JEAN.
Mais non... mais non.
LE COMTE.
Je le veux.
JEAN.
Mais, de ma main, c’est un assassinat.
LE COMTE.
Au contraire... vous lui rendrez la santé.
JEAN.
Rien du tout.
LE COMTE, le prenant violemment par le bras.
Prenez garde, monsieur... vous avez mou secret... et je serai terrible pour le sauver.
JEAN, dégageant son bras.
Je ne vous l’ai pas demandé votre secret, que diable !... il faut avoir un médecin.
LE COMTE.
Ne criez pas !... Je connais votre talent, monsieur Paul de Bligny.
JEAN, à part.
Paul !... ah ! j’y suis. C’est juste... je passe ici pour Paul !...
LE COMTE.
Votre talent, comme votre discrétion ;
Mouvement de Jean, pour s’expliquer.
et si tout autre que vous était dans la confidence de ce que je viens de vous confier... je suis vindicatif !
JEAN, reculant avec effroi.
Ah !...
À part.
me voilà gentil.
LE COMTE, baissant la voix.
Cet hôtel donne sur le port... la mer, qui est discrète, me répondrait de l’honneur de ma famille...
JEAN, à part.
Le moyen à présent de lui dire...
LE COMTE.
Ainsi, préparez-vous. Vous tremblez ?
JEAN, s’efforçant de sourire.
Non, non, au contraire... c’est que je ne suis pas très solide sur mes jambes... c’est un peu de faiblesse... et puis l’émotion... j’aurais besoin...
LE COMTE.
De prendre quelque chose, peut-être ?
JEAN, l’observant.
C’est cela... ce n’est pas de refus... je n’ai pas soupe...
À part.
il a du carnassier dans le profil.
LE COMTE, allant sonner.
C’est singulier ! il a l’air troublé.
Il sonne.
JEAN.
Ça me fait gagner du temps... et je pourrai...
LE COMTE, à Toccina qui paraît.
Toccina, un flambeau.
TOCCINA.
Voici, monsieur le Comte.
LE COMTE, prenant le flambeau, à Jean.
Suivez-moi, je ne vous quitte pas...
JEAN.
Merci...
Bas à Toccina.
Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque petit trou, pour s’échapper... Croyez donc aux bonnes fortunes de médecin... une saignée !...
TOCCINA, bas à Jean.
Air de Fra Diavolo.
Pauvre jeune homme, prenez garde !
JEAN.
À quoi donc ?
LE COMTE, l’observant.
D’où vient son effroi ?
TOCCINA.
Monsieur le Comte vous regarde.
JEAN.
Me voici ; Dieu ! c’est fait de moi.
Ensemble.
LE COMTE.
Suivez-moi donc et prenez garde,
Car enfin, d’où vient cet effroi ?
Et qu’est-ce donc qui vous retarde ?
Voudrait-on se jouer de moi ?
JEAN.
Il paraît qu’il faut prendre garde,
Et je me sens mourir d’effroi.
Ah ! mon Dieu ! comme il me regarde ;
On dirait que c’est fait de moi.
TOCCINA.
Pauvre jeune homme, prenez garde ;
Ainsi que vous, je meurs d’effroi.
On dirait, quand il nous regarde,
Que c’est fait de vous et de moi.
Scène VII
TOCCINA, LAURA, ensuite PAUL
TOCCINA.
Il tremble, ce jeune homme... au fait !... il y a de quoi ! M. le Comte a une figure...
LAURA, entrant vivement et courant à la fenêtre.
Ah ! j’ai entendu... j’en suis sûre !... c’est...
TOCCINA.
Mademoiselle !
LAURA, l’apercevant et s’arrêtant.
Ciel !...
Se remettant.
Ah mon Dieu ! c’est singulier, comme il fait chaud dans ce salon... vous ne trouvez pas ?... on étouffe... et la nuit est si belle...
TOCCINA.
En ce cas, si cela vous convient, on peut ouvrir la fenêtre.
LAURA.
C’est ce que je disais, à moins que vous ne craigniez l’air un peu vif.
TOCCINA, ouvrant la fenêtre.
Au contraire. Mais j’entends gronder César, le chien du jardinier.
LAURA, la rappelant.
Toccina !
TOCCINA.
Mademoiselle !
LAURA.
Écoutez...
Toccina redescend sur le devant de la scène.
Toccina, ma vieille gouvernante, toujours si bonne, si dévouée.
TOCCINA.
Oh ! comme vous êtes émue !... que se passe-t-il donc ici ?...
LAURA.
Si je te faisais une confidence...
TOCCINA.
Une confidence... à moi... il y a peut-être du danger.
LAURA.
Du danger ! je ne crois pas. Et puis, je suis coupable peut-être... mais s’il n’y avait pas d’autre moyen d’obtenir son pardon...
TOCCINA.
Le pardon... de qui ?
LAURA. apercevant Paul qui monte par la fenêtre.
Ah !
TOCCINA.
Qu’est-ce !...
LAURA, la faisant asseoir à gauche.
Asseyez-vous ici... ce qui m’arrive est si extraordinaire ! ah ! je me soutiens à peine !... mais...
Faisant signe à Paul de ne pas faire de bruit.
Il faut garder le silence... un mot nous perdrait...
Paul s’arrête.
TOCCINA.
Mon Dieu ! vous m’effrayez.
LAURA.
Ah ! c’est que j’ai peur aussi... moi... vous savez, ce jeune homme de Rome... qui jurait de m’aimer toujours... il est à Gênes !...
TOCCINA.
Bonté divine ! taisez-vous... je m’en suis doutée.
LAURA.
Oh ! vous avez tant de perspicacité !...
Elle regarde Paul qui met la main sur son cœur, et proteste par signes de son amour.
Air : La fille du Danube. (Du premier acte.)
Je me disais sans cesse :
Ai-je encor sa tendresse ?
Tiendra-t-il sa promesse ?
Tout se taisait pour moi.
Je n’osais à mon père
Avouer ce mystère ;
Mais maintenant, j’espère,
Je le sens près de toi.
TOCCINA.
Un jeune fou, léger, étourdi, qui n’a voulu que vous tromper.
LAURA.
Fin de l’air.
À mon cœur qui l’appelle,
Le sien répond tout bas ;
Et quand j’étais fidèle,
Il ne m’oubliait pas.
Regardant Paul.
Non, oh ! non !
TOCCINA.
Vous croyez ?...
LAURA.
Et si j’avais compté sur vous, pour nous protéger ?
TOCCINA.
Jamais, jamais... votre père ne pardonnera pas... et plutôt de m’exposer à sa colère...
LAURA.
Ah ! plutôt me perdre que de vous compromettre pour moi !...
Paul s’approche vivement, et saisit la main que Laura lui tend, en lui montrant le cabinet à gauche ; il la presse de ses lèvres.
quoi qu’il m’en coûte de tromper mon père.
TOCCINA.
On ne lui désobéit pas impunément.
Elle va se détourner.
LAURA, passant vivement à droite, et jetant son bras autour du cou de Toccina.
Mais regarde-moi donc, Toccina... vois comme je suis pâle et tremblante.
De la main elle montre la porte à Paul qui disparaît.
TOCCINA, se retournant au bruit.
Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?
LAURA.
Rien, rien... je crois qu’on a frappé dehors... si vous y alliez...
TOCCINA.
Si c’est une intrigue, ne comptez pas sur moi !
LAURA, s’approchant de la porte de droite.
Soyez tranquille... je n’attends personne.
Apercevant son père qui rentre par la gauche.
Ah !
TOCCINA, se retournant.
Qu’est-ce donc ?
Laura est près de la porte du cabinet. Toccina est dans le fond.
Scène VIII
TOCCINA, LAURA, LE COMTE
LE COMTE, à part.
Le trouble de ce jeune Français... ses hésitations... son air inquiet... Je ne puis comprendre...
Apercevant Toccina et Laura.
Toccina, sortez.
TOCCINA.
Oui, monsieur le Comte.
LAURA.
Mon père !
LE COMTE, à Laura.
Reste...
Toccina sort.
LAURA, à part.
Ah ! mon Dieu ! je n’ose le regarder... je me sens mourir.
LE COMTE.
Laura, tu crains toujours mes reproches, ma colère...
LAURA.
Que dites-vous ?
LE COMTE.
Je ne veux pas de confidence, mais d’autres soins m’inquiètent, et j’ai pensé...
LAURA.
Merci, merci, mon père !
LE COMTE.
Tu es triste, abattue...
LAURA, légèrement.
Au contraire, je suis gaie... la santé m’est revenue avec l’espérance.
LE COMTE.
Que veux-tu dire ?
LAURA.
Que... ce qui peut me rendre le calme, le bonheur... c’est le retour de votre bonté.
LE COMTE.
Ah, parbleu ! tu vois bien que j’en aurai toujours pour toi, trop peut-être, mais pour toi seule.
LAURA.
Pour moi seule... oh ! ce n’est pas assez... si celui que vous accusez, m’aimait encore ?
LE COMTE.
Tu l’as revu ?
LAURA.
Je ne dis pas cela, mon père ; mais, s’il voulait réparer ses torts ?
LE COMTE, violemment.
Il t’a fait parler... il t’a écrit.
LAURA.
Ah ! calmez-vous.
LE COMTE.
Mais qu’il vienne donc, alors... qu’il vienne... je l’attends !...
LAURA.
Non, mon père, non... il ne viendra pas... que vous n’ayez pardonné.
LE COMTE.
Ah ! jamais... ils pensent, ces petits messieurs, qu’il leur sera facile de se glisser dans une famille noble et riche, en y jetant le déshonneur. Eh bien ! non !... jamais je ne lui donnerai ma fille !...
LAURA.
Oh ! ne dites pas...
LE COMTE.
Jamais, Laura !... et quel homme encore ?... tu n’oses me le nommer.
LAURA.
Parce que je craignais qu’il ne m’eût oubliée... mais à présent, à présent, mon père...
LE COMTE.
Où est-il ?
LAURA.
Il est en Italie.
LE COMTE.
Quelque aventurier.
LAURA.
N’en croyez rien... c’est un Français, qui doit appartenir à une bonne famille.
LE COMTE.
Un Français... un nom obscur.
LAURA.
Au contraire... un nom qui est très bien ; et je suis sûre que M. Paul de Bligny...
LE COMTE, éclatant.
Paul de Bligny...
LAURA.
Mon père, qu’avez-vous donc ?
LE COMTE, affectant du calme.
Paul de Bligny, dites-vous ?
LAURA.
Sans doute... je suis sûre que M. Paul de Bligny est...
Regardant son père.
Ah ! vous me faites trembler !
LE COMTE, regardant Laura.
Pourquoi donc !... je suis calme...
À part.
Quoi ! le hasard le conduit ici... je comprends maintenant... ce trouble... ces hésitations...
À Laura.
ne craignez rien... Paul de Bligny !... un jeune médecin peut-être ?
LAURA.
Oui, mon père.
LE COMTE, avec calme.
C’est bien, Laura... laisse-moi.
LAURA.
Pourquoi me renvoyer ?
LE COMTE, se calmant.
J’ai besoin d’être seul... pour écrire...
Montrant la lettre.
tiens, j’ai à finir...
LAURA.
Si vous passiez dans votre cabinet ?
LE COMTE.
Non... je suis bien ici.
LAURA, à part.
Est-ce qu’il se douterait ?
LE COMTE, à part.
Est-ce qu’elle saurait ?
Se retournant.
je t’en prie, Laura.
LAURA, à part.
Oh ! cela ne se peut pas, non.
LE COMTE.
Eh ! bien ?
LAURA.
Oui, mon père... pour un instant...
Elle va pour sortir ; et, revenant se jeter dans les bras de son père.
vous lui pardonnerez...
LE COMTE, la repoussant doucement et lui montrant la porte.
N’y comptez pas, ma fille.
Laura baisse les yeux, et sort.
Scène IX
LE COMTE, ensuite JEAN
LE COMTE, la regardant sortir.
Et j’ai pu me contraindre... ah ! j’étouffe !
Quand Laura est sortie, il court à la porte, pour la fermer.
JEAN, mangeant un biscuit.
Ma foi ! c’est une justice à me rendre... j’ai bien soupe... c’est jusqu’à présent ce qu’il y a de plus clair dans ma bonne fortune...
LE COMTE, dans le fond.
Le voilà.
JEAN.
À présent que j’ai soupe... je vais me coucher... mais le moyen de m’échapper de cet hôtel, sans qu’on me voie... filons.
Il va pour sortir ; le comte le saisit au collet, du côté opposé.
Ah !...
Il reste immobile.
LE COMTE.
Où allez-vous ?
JEAN.
Eh ! eh ! je me promène.
LE COMTE.
Enfin, nous voilà tous les deux face à face... nous pouvons nous regarder.
JEAN.
Oui, nous pouvons nous regarder en face !...
À part.
quelle face !...
LE COMTE.
Et d’abord, ma fille qui est plus gaie, plus rassurée...
JEAN.
Vrai ! tant mieux... alors, vous n’avez plus besoin de moi... j’ai bien l’honneur de vous saluer.
LE COMTE, baissant la voir, et le retenant.
Silence... ce n’est pas de cela qu’il s’agit... elle est instruite de votre présence ici.
JEAN.
Votre fille ? pas par moi, parole d’honneur.
LE COMTE.
En vous laissant enlever, c’est elle que vous espériez voir et non pas moi.
JEAN, déconcerté.
Dame ! je ne dis pas... j’ai pu croire... car enfin...
À part.
qui diable lui a dit cela ?
LE COMTE.
Mais vous ne la verrez pas.
JEAN.
Non... Eh bien ! en ce cas, n’en parlons plus... j’ai bien l’honneur de...
Il fait un mouvement pour sortir.
LE COMTE, le retenant encore.
Vous ne comprenez donc pas que je sais tout ?
JEAN.
Mais quoi ! mais quoi !...
LE COMTE.
Vous introduire dans une famille, pour la déshonorer.
JEAN.
Mais puisqu’il n’y a rien de fait... prenez que je ne suis pas venu ; et...
LE COMTE, se retournant.
Je sais tout, vous dis-je... et vous croyez m’échapper !... mais, vous ne me connaissez donc pas !...
JEAN.
Mais, si fait... mais, si fait... et j’en ai assez comme ça, de la connaissance !
LE COMTE.
Vous ne savez donc pas que je suis homme à vous faire expier mes tourments, les larmes de ma fille... la folle passion que vous lui avez inspirée.
JEAN.
Moi !... une passion !... à mademoiselle votre fille !...
LE COMTE.
Avez-vous cru me forcer à vous la donner pour femme ?
JEAN.
Mademoiselle votre fille ! tiens, tiens, tiens !
LE COMTE.
Vous qui n’êtes rien... épouser ma fille !
JEAN.
Permettez, permettez... l’épouser... et ma femme donc...
LE COMTE, avec éclat.
Votre femme ! vous êtes marié ?
JEAN.
Pourquoi pas ?
LE COMTE.
Misérable !
JEAN.
Ah ! çà, dites donc... avec vos mots à double entente.
LE COMTE.
Marié !... Prie pour ton âme... Paul de Bligny...
JEAN.
Paul de Bligny... Paul de Bligny... pas de bêtise... si je n’étais pas Paul de Bligny...
LE COMTE.
Ah ! tu trembles... tu as peur...
JEAN.
Je ne vous parle pas de ça... mais, si je n’étais pas...
LE COMTE.
Tu l’es ! tu l’es !...
JEAN, à part.
Laid, toi-même !...
Haut.
Tenez, tenez, mes papiers.
Il se fouille.
LE COMTE.
Tu m’aurais trompé !... je t’aurais confié l’honneur de ma famille ! mes secrets !
Il prend les papiers.
JEAN.
Allons, bon... je tombe d’une ornière dans l’autre.
LE COMTE, qui a lu une lettre, la lui rendant froidement.
Tiens ; lâche, et menteur !
JEAN.
Comment !... mais permettez...
LE COMTE.
Ici... ici... tu ne m’attendras pas longtemps.
JEAN, le suivant.
Allons donc... je vous dis...
Le Comte sort et ferme la porte à la clef.
Scène X
JEAN, seul
Renfermé à double tour !... c’est-à-dire que voilà le frisson qui me galope, et d’une fière force... ah ! mais !... ah ! mais ! ah ! mais !... je sue à grosses gouttes ! je crois que j’ai peur !... « Prie pour ton âme... tu n’attendras pas longtemps. » – Il m’a dit ça, le vieux gueux !... mais quand je lui ai dit, à cet homme, à cet anthropophage, que je n’étais pas...
Regardant la lettre.
tiens, à M. Paul de Bligny. Une lettre pour lui !... c’est juste, c’est son habit... une lettre... c’est l’écriture de ma femme... à Paul ! ma femme !... elle n’est pas décachetée.
Il l’ouvre vivement.
Qu’est-ce qu’elle peut lui...
Lisant.
« Mon cher Paul, votre ami est un indigne ! un infidèle ! et, puisqu’il ne songe qu’à me trahir, venez ce soir en rentrant ; j’ai à vous parler de lui. » – Ah ! bien ! ah ! bien... ma femme !... un rendez-vous !...
Air du Piège.
C’est charmant ! me voilà gentil !
Ma bonne fortune est complète !...
Quand je tremble de peur ici,
Là-bas, il est en tête-à-tête !...
Quelle aventure pour nous deux...
Et pour moi surtout quelle aubaine,
S’il est à ma plac’ plus heureux
Que je ne le suis à la sienne !
Un papier jeté par la lucarne du fond tombe à ses pieds.
Qu’est-ce que c’est encore ? on me jette des pierres à présent... est-ce qu’on voudrait me lapider ?...
Ramassant le billet.
Un billet !... ah ! mes jambes flageolent, flageolent !...
Il se laisse tomber assis. Lisant le billet.
Sauvez-vous, ou vous êtes perdu... Allons, je ne l’échapperai pas.
La porte du cabinet s’ouvre.
Me sauver...
Écoutant.
mais par où ? mais comment ? ah !... il n’est plus temps...
Scène XI
JEAN, PAUL
PAUL, entr’ouvrant doucement la porte.
Je n’entends rien au fond de ce corridor.
Poussant la porte.
Ma foi ! je me risque.
JEAN, voyant la porte s’ouvrir et poussant un cri.
Ah !
PAUL, retirant la porte.
Quelqu’un !
JEAN, tremblant de tous ses membres.
Là !
PAUL.
Je suis pris !
JEAN.
Grâce !... je ne suis pas... Paul... Paul de Bligny.
PAUL, rentrant en scène vivement.
Ô ciel ! cette voix !... Jean !
JEAN.
Ah ! bah !...
PAUL.
Toi, ici !... comment ?
JEAN.
Vous, dans cet hôtel !
PAUL.
Par quel hasard ?...
JEAN.
Et depuis quand ?
PAUL.
Il y a une heure.
JEAN.
Comme moi.
PAUL.
Tu es venu ?...
JEAN.
À votre place.
PAUL.
J’y suis... Cet homme mystérieux, qui devait m’enlever.
JEAN.
Je me suis laissé faire.
PAUL, riant.
Les yeux bandés.
JEAN.
Dans une voiture magnifique. Oui, riez, quand nous avons les quatre pieds dans un abîme !
PAUL.
Enlevé, et c’était pour un rendez-vous !
JEAN.
Pour une saignée.
PAUL.
Hein !
JEAN.
Oui... moi qui n’ai jamais saigné... un poulet même... un poulet ! Satanée bonne fortune !
PAUL.
Dame ! tu voulais !...
JEAN.
Ça m’a joliment réussi... Un butor qui veut me jeter dans la mer, si je ne suis pas vous... et, si je suis vous, veut m’y jeter encore, pour changer.
PAUL.
Mais enfin, explique-moi donc...
JEAN.
Est-ce que je sais, moi ?... Et ma femme, qui veut du calme... Ah ! me voilà calmé pour longtemps !...
Se rappelant.
Mais, à propos de ma femme...
Venant vivement prendre Paul par le bras.
Monsieur Paul... un mot. Vous êtes sorti dans la soirée, avant souper ?
PAUL.
Parbleu ! en même temps que toi.
JEAN.
Et vous n’êtes pas rentré ?
PAUL.
Tu le vois bien... puisque j’ai rencontré ce moine qui m’a conduit jusqu’au jardin de cet hôtel.
JEAN.
Bien vrai ?... votre parole d’honneur... la bonne ?...
PAUL.
Ah ! çà, quand je t’assure.
JEAN.
Merci, je vous crois... Une d’échappée.
À part.
Au fait, la lettre n’était pas...
PAUL.
Ah ! mon Dieu ! quelle figure !
JEAN.
Oui : elle doit être gentille, ma figure... J’ai eu une peur !... car vous ne savez pas... ce comte est un scélérat qui est capable de tout... Il a bouché les issues... pas moyen de l’esquiver !... Nous sommes sous clef. Rien que ça... Voyez ce billet qu’on m’a jeté.
Paul prend le billet.
Nous allons recevoir une danse.
PAUL.
Ô ciel !
JEAN.
Peut-être mieux que ça.
PAUL.
Ne tremble donc pas ainsi... Te voilà pâle.
JEAN.
Comment, pâle !... mais je dois être jaune... vert... de toutes les couleurs !... Heureusement, vous voilà ; c’est vous que ça regarde... Vous seul.
PAUL.
Oh ! oui, je suis prêt à tout braver pour elle... Je l’aime.
JEAN.
Mais moi, qui ne l’aime pas...
PAUL.
Tu veux t’échapper ?
JEAN.
Si je veux m’échapper !... Il me demande si je veux m’échapper !... Mais tout de suite... je passerais plutôt par le trou de la serrure.
PAUL, écoutant.
Chut !
JEAN, effrayé.
Ah ! on vient pour la danse !
PAUL.
J’avais cru entendre... Toi, prends le chemin que j’ai pris pour venir... Un vieux mur en ruines, au fond du jardin... Mais d’abord, cette fenêtre... Une échelle...
JEAN.
Vrai ! je suis sauvé.
Il court ouvrir la fenêtre.
Air de Mila.
Partons, partons ! Dieu ! j’en réchappe !
Adieu... palais... je te maudis !
Et si jamais on m’y rattrape,
J’ veux êtr’ le dernier des maris !
Il enjambe la fenêtre.
Venez-vous, Paul ?...
PAUL.
Oh ! moi, je reste.
Au moment où Jean commence à descendre, on entend un chien qui aboie. Jean remonte tout effrayé.
Eh bien ?
JEAN, pâle et défait.
Vous n’entendez pas ?... il va me dévorer.
PAUL, écoutant à la porte.
On met la clef dans la serrure. Va-t’en... Quand tu risquerais un pan de ton habit...
JEAN.
Au fait, c’est le vôtre.
Il disparaît.
Scène XII
LAURA, PAUL
LAURA, entrant vivement.
Grand Dieu ! vous ici !
PAUL.
Laura ! oh ! je puis vous voir, vous parler enfin.
LAURA.
Plus bas... plus bas.
PAUL.
Que craignez-vous ?
LAURA.
Oh ! mon père m’a pardonné à moi... c’est vous, c’est vous seul...
PAUL.
Mais, si je lui demande votre main... si ma fortune, ma naissance...
LAURA.
Oh ! n’y comptez pas... il est inexorable ! Je lui dis que vous m’aimez, que vous êtes digne de lui, de moi... il n’en croit rien... et tout à l’heure, pâle, défait, il me parlait de vous avec une colère... Il vous a donc vu ?
PAUL.
Mais non !... ce n’est pas...
LAURA.
Il a fait venir Farini... son valet de chambre... il a donné des ordres pour notre départ à l’instant... afin qu’en son absence on se venge de vous...
PAUL.
Grand Dieu !
LAURA.
On se répand dans le jardin, dans l’hôtel, partout, de crainte que vous ne vous échappiez.
PAUL.
Air : J’aime ton œil si noir.
Pourquoi trembler ainsi ?
Pourquoi verser des larmes ?
Pour calmer vos alarmes,
Ne suis-je pas ici ?
Époux fidèle et tendre,
Je dois, sans m’alarmer,
Vivre pour vous aimer, } (bis.)
Mourir pour vous défendre.}
LAURA.
Ne parlez pas ainsi,
Voyez couler mes larmes ;
Pour calmer mes alarmes,
Éloignez-vous d’ici.
PAUL.
Suivez-moi.
LAURA.
C’est lui... Sortez ! Sortez !
Montrant le cabinet.
Là !
Non, j’espère...
Oh ! mais, Paul, j’aurais peur
De vous porter malheur,
Si je quittais mon père.
Ensemble.
PAUL.
Pourquoi trembler ainsi ? etc.
LAURA.
Ne parlez pas ainsi ? etc.
PAUL.
Me cacher encore !
LAURA.
Je vous en prie.
PAUL.
Eh bien ! je n’attends qu’un mot de vous.
LAURA.
Oui ; mais attendez-le.
Paul rentre dans le cabinet.
Scène XIII
LE COMTE, LAURA
LE COMTE, entrant vivement et observant sa fille.
Que fais-tu ici, Laura ?
LAURA.
Mon père...
LE COMTE.
Où est-il ?
LAURA.
Qui donc ?
LE COMTE.
Cet homme que j’ai laissé ici.
LAURA.
Vous l’avez vu ?
LE COMTE.
Et toi ?
LAURA.
Grâce, mon père, il m’aime toujours... il m’aime plus que jamais.
LE COMTE, élevant la voix.
Où donc est-il ?
LAURA.
Oh ! votre colère se trahit malgré vous !... Écoutez-moi, mon père ; vous aimez votre fille ?
D’un ton très caressant.
Vous voulez mon bonheur ?... et si mon bonheur dépend de lui ?
LE COMTE, d’une voix étouffée.
De lui ? un lâche, un infâme !
LAURA.
Ah ! ne dites pas... ne croyez pas... il sera votre fils.
LE COMTE.
Jamais... il t’a trompée encore... et quand je lui pardonnerais... quand je lui offrirais ta main, ce qui est impossible !... tu ne sais donc pas ?...
LAURA.
Que voulez-vous dire ?
LE COMTE, baissant la voix.
Il est marié.
LAURA.
Ah ! mon père.
LE COMTE.
Oui, marié.
LAURA.
Marié !... oh ! non... non...
Elle court vers la porte du cabinet, et s’arrête tout à coup en entendant Farini.
Scène XIV
LE COMTE, LAURA, FARINI, et ensuite PAUL
FARINI.
Il est arrêté.
LAURA.
Arrêté !
FARINI.
Ce Français qui était ici... et qui s’est échappé par la fenêtre.
LAURA.
Lui ! lui !
FARINI, continuant.
J’allais exécuter les ordres de M. le Comte, avec les gens de l’hôtel, quand nous avons entendu ce pan de mur qui s’écroulait... cet homme était au milieu des décombres à se débattre contre César.
LE COMTE.
Où est-il ?
FARINI.
On l’amène.
LE COMTE.
Qu’il vienne donc, qu’il vienne !
LAURA, ouvrant la porte du cabinet.
Oh ! s’échapper, c’est impossible.
Elle voit Paul, et pousse un cri.
Ah !
Elle referme la porte.
LE COMTE.
Qu’est-ce donc ?
LAURA.
Rien, mon père, rien.
À part.
Il y est encore !
PAUL, bas, derrière la porte entrouverte.
Rassurez-vous... ce n’est pas moi, je suis libre... je vous aime.
Mouvement de joie de Laura.
Scène XV
LE COMTE, LAURA, FARINI, JEAN, VALETS, PAUL, caché
FARINI, dans le fond.
Par ici... par ici.
JEAN, entrant tout couvert de poussière, l’habit déchiré et sans voir le Comte.
Eh bien ! que veux-tu de moi, sbire, séide ?... je me révolte à la fin... quand je suis encore tout contusionné par cet imbécile de mur qui est tombé sur moi... comme si ce n’était pas assez de m’avoir traqué, attaqué, disloqué... avec ce grand scélérat de chien de Terre-Neuve.
LE COMTE.
Taisez-vous.
JEAN, s’éloignant.
À l’autre !
LAURA, bas.
Silence ! répondez ce que je vous indiquerai... et vous êtes sauvé.
JEAN.
Ah ! bah... ah ! bah !
LE COMTE, passant entre eux.
Laura, éloignez-vous.
PAUL, bas, toujours derrière la porte.
Laura !
LAURA.
Restez.
JEAN, à part.
Et Paul qui est parti.
LE COMTE.
Eh bien ! malheureux ?
JEAN.
Oh ! Oui, je le suis... je...
Laura lui fait signe de se taire.
LE COMTE.
Vous voilà en présence de votre victime.
JEAN.
Ma vie...
Laura lui fait signe de dire que oui.
Oui, oui, certainement.
À part.
Je me fais l’effet d’être dans une caverne... avec des malintentionnés.
LE COMTE.
Vous dites que vous l’aimez ?
JEAN.
Je dis ça !...
Laura lui fait signe de dire oui.
Oui, oui... c’est vrai.
LE COMTE.
Quoi ! vous osez encore, infâme !
JEAN, à part.
Bon... bien... nous retombons dans les mots à double entente.
LE COMTE.
Et si vous êtes marié, comme vous l’avez dit...
JEAN.
Marié !
Laura lui fait signe que non.
non, non...
À part.
Dieu ! si Palmyre m’entendait.
LE COMTE.
Vous m’avez trompé... ou vous me trompez en ce moment.
FARINI.
Qu’avez-vous donc ?... vous chancelez.
JEAN.
Oui, ça me tient dans les jambes... je tremble un peu.
À part.
Je ne fais que ça dans cette maison.
LE COMTE.
Ah ! ma fille ! quel choix ! quelle faute !
LAURA, vivement.
Vous pardonnerez.
LE COMTE.
Je le forcerai à se trahir...
À Jean.
Il y va de vos jours... si vous n’êtes pas marié, vous épouserez ma fille !
JEAN.
Moi !... permettez...
LE COMTE.
Vous l’épouserez !...
LAURA, vivement.
Certainement, mon père...
Elle fait signe à Jean.
JEAN.
Certainement.
À part.
Palmyre !
LE COMTE.
Suivez-moi donc à l’instant.
LAURA, vivement.
Vous pardonnerez ?
LE COMTE, à Jean.
Il parlera enfin !... je pardonne tout... je le jure par l’honneur de notre maison...
JEAN, à part.
Oui, il est beau l’honneur de ta maison... va toujours !...
LE COMTE.
À une condition !... c’est qu’un prêtre qui est là... va recevoir vos serments... à l’instant !...
JEAN, à part.
Pour être bigame, merci !...
LE COMTE.
Vous hésitez !... ah !...
LAURA, fait sortir Paul du cabinet, et s’approche de son père.
Mon père, ce n’est pas à lui que vous avez pardonné... c’est à un autre.
LE COMTE.
Monsieur !
PAUL.
Paul de Bligny.
JEAN.
À la bonne heure donc !... moi, j’abdique.
PAUL.
Oui, monsieur, c’est moi qui viens vous demander grâce !... mais du moins, mon amour est mon excuse. Et d’ailleurs... je suis digne d’elle, digne de vous.
LE COMTE.
Quoi ! on vous avait introduit dans cette maison, à mon insu... ma fille...
LAURA, dans les bras de son père.
Ah ! mon père, vous avez pardonné... sur l’honneur !...
JEAN.
J’y suis... c’est la Vénitienne.
LE COMTE, regardant Jean, et ensuite Paul.
J’ai pardonné, j’ai pardonné... au fait, j’aime mieux que ce soit celui-là... que l’autre.
Laura embrasse son père.
JEAN.
Merci !
PAUL, prenant la main du comte.
Ah ! monsieur !
JEAN, de même.
Ah ! monsieur !
LE COMTE, retirant sa main.
Et cet homme, qui donc est-il ?
JEAN.
Jean Beauvais, marchand de nouveautés, rue Balbi, n° 275, qui tient un assortiment complet de modes et merceries réunies... et généralement tout ce qui concerne l’état de sa femme, et qui y retourne... à sa femme. Car pour ce qui est des bonnes fortunes... je jure bien de m’en tenir là... Sapristi !... bien obligé... j’aime mieux autre chose.
CHŒUR FINAL.
Air de Mila.
Que désormais tout chagrin cesse,
L’espoir enfin rende en ces lieux ;
L’hymen, bannissant la tristesse.
Ne fera plus que des heureux.
JEAN, au public.
Air des Frères de lait.
Non, c’en est fait, point de bonne fortune !
Je n’en veux plus... Merci... mais cependant,
Je voudrais bien en risquer encore une,
Et c’est de vous qu’ici cela dépend ;
Oui, de vous seuls ici cela dépend.
Messieurs, malgré la crainte qui m’assiège,
Oui, je serais assez bête, je crois,
Pour retomber tous les soirs dans le piège,
Si vous y tombiez avec moi...
Je tomberais volontiers dans le piège,
Si vous vouliez y tomber avec moi.