Numa Roumestan (Alphonse DAUDET)
Pièce en cinq actes et six tableaux.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national de l’Odéon, le 15 février 1887.
Personnages
NUMA ROUMESTAN, député, avocat, 45 ans
LE PRÉSIDENT LE QUESNOY, son beau-père, 65 ans
DAVIN-BOUCHEREAU, premier secrétaire de Numa, 30 ans
DE LAPPARA, deuxième secrétaire, 27 ans
VALMAJOUR, tambourinaire, 25 ans
DOCTEUR BOUCHEREAU, sénateur, oncle de Davin, 60 ans
LE GÉNÉRAL MARQUIS D’ESPAILLON
BARON VAN BERG, banquier
D’ESPINASSOUS, maire de la ville d’Aps
PAPA BACHELLERY
CABENTOUS, pilote
DOMINIQUE, valet de chambre de Numa
HABITANTS d’Aps
INVITÉS, PARISIENS
MAÎTRES D’HÔTEL
FONCTIONNAIRES
DÉPUTÉS, etc.
ROSALIE ROUMESTAN, 30 ans
LA PETITE BACHELLERY, 18 ans
HORTENSE LE QUESNOY, 17 ans
MADAME LE QUESNOY
TANTE PORTAL
MAMAN BACHELLERY
AUDIBERTE VALMAJOUR
UNE NOURRICE
PAYSANNES
BOURGEOISES d’Aps
FEMMES d’Aps
ACTE I
Grande fête aux arènes d’Aps en Provence.
Intérieur d’une tente rotonde en coutil rayé clair, s’ouvrant au fond, vers la gauche, sous un écusson aux armes de la ville et des drapeaux croisés, mais encore fermée au lever du rideau. Large divan, fauteuils officiels dorés et rouges. Guéridon chargé de carafes, verres, citronnades, limonades. Au milieu, dans une poterie vernissée, un grand bouquet de fleurs de grenade toutes rouges. Dans un fauteuil face au public, Lappara endormi, très chic, jambes allongées, pantalon gris tendre, sur les yeux, son petit chapeau bleu tortillé d’une longue gaze. Quand le rideau se lève, clameur épouvantable, hurlements à toute gorge poussés par un peuple entier : « Vive Roumestan ! Vive Roumestan ! » puis rumeurs de foule, musiques, piaillements d’enfants et de femmes, cris aigus des vendeurs d’eau fraiche, d’oranges, de berlingots, de pains au lait : « Li pan ou la ! Li pan ou la !... La maiorco ! La minorco !... Li berlingot à la mento, à la roso, à l’anis !... Quaou voou beoure, l’aïgo es fresco !... Avant ! Avant ! »
Scène première
ROSALIE ROUMESTAN, MONSIEUR D’ESPINASSOUS, LAPPARA, toujours endormi
D’ESPINASSOUS, forte barbe noire, habit noir, écharpe municipale, pointe d’accent local. Écartant la tente et faisant entrer Rosalie.
Voici, madame... de quoi s’abriter et se rafraîchir... un petit refuge installé sur l’estrade municipale pour notre grand orateur et ses toutes charmantes Parisiennes.
ROSALIE, fermant son ombrelle.
Merci, monsieur... Ah ! je suis éblouie... Ces cris, cette foule, ces arènes en plein soleil !
Elle se laisse aller sur le divan et jette son ombrelle sur le fauteuil de Lappara qu’elle n’a pas vu.
LAPPARA.
Hein ! plait-il ?... Ah ! pardon, madame.
ROSALIE.
Tiens ! c’est vous, Lappara ?
LAPPARA.
Oui...
À demi-voix, pour elle.
J’esquissais une petite sieste... Ce climat m’écrase.
À moitié endormi, il salue d’Espinassous. Hurlements au dehors.
ROSALIE, souriant.
Une sieste avec ce train-là ? Mon compliment...
Présentant les deux hommes.
Monsieur de Lappara, secrétaire de mon mari... Monsieur d’Espinassous...
LAPPARA.
J’ai déjà eu l’honneur d’être présenté à monsieur le maire... Votre fête aux arènes est superbe, monsieur...
Il baille.
d’un éclat, d’un pittoresque...
D’ESPINASSOUS, préparant un verre de sirop sur le guéridon.
Oh ! je n’y suis pour rien... Quand il s’agit de Roumestan, je n’organise pas, je laisse faire ; le grand homme est arrivé, tout son peuple vient le voir et l’acclame... Chaque fois, c’est la même chose. Notre Provence, madame, a pour votre mari, éloquent et illustre entre ses fils, une tendresse inépuisable, des effusions maternelles, un peu bruyantes, un peu gesticulantes, mais toutes nos mamans du Midi sont comme ça...
Remuant la cuillère dans le verre qu’il lui apporte.
Vous offrirai-je un verre de sirop ?
LAPPARA, bas, à Rosalie.
N’en prenez pas, madame... il y a des mouches.
ROSALIE, à d’Espinassous.
Non, merci, je n’ai besoin de rien... Ne vous occupez plus de moi, messieurs, je vous en prie, et reprenez vos places sur l’estrade... Vous m’entendez, Lappara.
Souriant.
Le spectacle est trop pittoresque, je ne veux en priver personne.
D’ESPINASSOUS, saluant.
Madame...
Il sort, Lappara fait mine de le suivre, puis s’arrête au seuil de la tente entr’ouverte.
Scène II
LAPPARA, ROSALIE
LAPPARA, regardant dehors.
Sapristi ! quel soleil. Tout le cirque fume comme une cuve ; et de la poussière !... j’y perdrai mon gris-perle, bien sûr.
ROSALIE.
Allons ! Lappara, du courage.
LAPPARA, qui a passé la tête dehors, rentre et referme brusquement.
Oh ! c’est trop fort, Madame.
ROSALIE.
Quoi donc ?
LAPPARA.
Il parle encore.
ROSALIE.
Qui ?
LAPPARA.
Le patron.
Se reprenant.
Monsieur Roumestan ! C’est le troisième discours qu’il abat en moins d’une heure.
La voix de ROUMESTAN, au dehors.
« Flamme et vent du Midi, vous êtes irrésistibles. »
LAPPARA.
Et d’une verve... Jamais je ne l’ai vu si entrainant.
Il revient vers le guéridon.
ROSALIE.
Ah ! il est chez lui, sur sa terre, il se retrouve. Moi, je suis absolument perdue.
LAPPARA.
Le fait est que pour des Parisiens arrivés d’hier, c’est un peu déroutant... Ces gens du Midi sont comme leurs cigales : quand on en trouve une ici ou là, on ne se douterait jamais du train qu’elles font lorsqu’elles sont en masse ; de même avant d’avoir vu tant de nez romains à la fois, tant de profils chevalins, tant de sourcils flambants et de barbes en palissandre, je n’aurais pu soupçonner l’effet produit. Il est énorme.
Cris au dehors.
ROSALIE.
Dire que ma sœur a le courage de rester là.
LAPPARA.
Mademoiselle Hortense ? mais elle est ravie... mais elle s’y délecte, dans cette chaudière à vapeur... elle y nage, le Midi l’a grisée.
ROSALIE.
Oh ! surtout le premier voyage...
LAPPARA.
Non, je vous assure, tout l’exalte dans ce pays, les types, l’accent, leur charabia... C’est pourtant une vraie Parisienne comme vous, n’est-ce pas, madame ?
ROSALIE.
Parisienne pur sang, née place Royale, baptisée à Saint-Paul, dix ans après moi ; seulement notre mère est du Midi, et ma sœur lui ressemble beaucoup, tandis que moi je tiens de mon père, qui est du Nord, lui.
LAPPARA.
Oh ! du plein Nord, le Président Le Quesnoy... Et cette bonne dame, un peu singulière, chez qui nous sommes descendus ici, comment vous est-elle parente ?
ROSALIE.
Madame Portal ? Mais c’est la tante de Numa, sa mère adoptive, qui l’a élevé...
LAPPARA.
Je vous avoue que je m’y embrouille un peu. Elle parle si vite, si drôlement... Et tous ces tas de petits mots qu’elle fourre entre ses phrases comme des copeaux... té, vé, qué, zou !...
ROSALIE.
Chut La voilà...
Scène III
LAPPARA, ROSALIE, TANTE PORTAL
TANTE PORTAL, grand chapeau cabriolet à rubans Jaunes ; petit sac au bras, tête majestueuse et vieux portrait que dérangent une accentuation féroce, des gestes, un débit frénétique.
Diou ! mon enfant, qu’est-ce qu’on me conte ? vous êtes andisposée ? Il n’est bruit que de ça, dessur l’estrade.
ROSALIE.
Mais non, ma tante...
TANTE PORTAL.
Peuchère ! pauvre petite, vite un peu de vulnéraire, j’en ai toujours dans ma saquette...
ROSALIE.
Je vous jure...
TANTE PORTAL.
Ah ! vaï, laissez-moi faire, je sais les lourdiges de tête qu’il vous donne ce grand coquin de soleil, quand on n’a pas l’habitude ; vous aviez votre ombrette, au moins ? Il faut toujours avoir l’ombrette...
LAPPARA.
Elle est bonne avec son ombrette.
TANTE PORTAL, qui a versé le vulnéraire dans un verre.
Passez-moi le cuiller, monsieur de Lappara.
Remuant le vulnéraire.
C’est peut-être aussi le déjeuner ; les pommes d’amour, la pastèque ou la morue à la brandade... Moi je suis du Midi, ve ! Mais je les abomine, tous ces fricots de par ici, c’est pour Numa que j’en fais faire.
Confidentielle.
Ainsi, je vous dirai une chose, je mange l’ail, mais il me passe pas... Tenez, buvez ça...
ROSALIE.
Ma tante.
TANTE PORTAL.
Si, si, il faut, quand vous l’auriez juré...
Rosalie boit de force.
Vous êtes mieux, qué ? J’en étais sûre, jamais le vulnéraire manque son effet.
Cris au dehors.
Té, vous les entendez, ces cannibales, s’il n’y a pas de quoi vous donner le tétanos.
De toute sa voix.
Ne criez donc pas tant, espèces de sauvages !
Radoucie.
Ah ! mes pauvres enfants, que je vous plains, que vous devez le regretter, votre Paris, si poli, si galant... car monsieur Lappara ne sait pas sans doute que je suis parisienne de cœur, sinon par la naissance...
LAPPARA.
Vous avez habité Paris, madame ?
TANTE PORTAL.
Diou ! je crois bien, du temps que Numa faisait son droit, j’allais, je venais... Ah ! mon joli passage du Saumon ! Qu’est-ce que je donnerais pas pour y être encore.
LAPPARA.
Le passage du Saumon ?
TANTE PORTAL.
C’est là que je descendais... Je n’en sortais guère, vous pensez bien, c’est si plaisant...
LAPPARA.
Le fait est que quand on a vu ça...
ROSALIE.
Lappara, j’ai peur que mon mari s’inquiète de me voir si longtemps absente... Allez donc le rassurer, je vous prie.
Mouvement de Lappara.
LAPPARA.
Oh ! madame...
ROSALIE.
Allez !
LAPPARA, tragi-comique.
Ah ! vous êtes dure.
Il déroule la gaze de son chapeau, s’enveloppe la figure et sort.
Scène IV
ROSALIE, TANTE PORTAL
TANTE PORTAL.
Il est très bien, ce jeune homme, et un noble, dites ? De Lappara ?
ROSALIE.
Oui, je crois.
TANTE PORTAL.
Oh ! de ce Numa, pas moins ! il prend ses commis dans la noblesse... Qui nous aurait dit ça ?
Baissant la voix et penchée sur Rosalie, les yeux en boule.
Un mari pour Hortense, qué ?
ROSALIE, vivement.
Lappara ! pour ma sœur ?
Gaiement.
Ah ! non, par exemple, mais ce n’est rien, Lappara ; bon enfant, mais si léger, si vide, un grelot.
TANTE PORTAL.
Le vrai Parisien, allons !
ROSALIE.
Oh ! il y en a d’autres... celui-ci, c’est l’article Paris, ce qui est bien différent.
TANTE PORTAL.
Alors, pourquoi Numa l’a-t-il pris avec lui. Ah ! oui, je comprends, pour le nom, pour le titre, comme le grand Napoléon prenait ses chambellans. Mais son vrai secrétaire, c’est monsieur... comment donc ?... le grand qu’il nous amena l’année dernière.
ROSALIE.
Monsieur Davin. Ah ! le bon, le loyal garçon... Voilà le mari que je voudrais pour Hortense.
TANTE PORTAL.
Diou ! ma petite, vous ne le trouvez pas bien réfréjon ? Il ne parle pas, il ne bouge pas, c’est le véritable ours du Nord, moi rien que de le regarder il me donnait froid comme un glaçon.
ROSALIE, souriant.
Mon pauvre Davin, lui qui est si tendre.
TANTE PORTAL.
D’ailleurs vous ne serez pas en peine de la marier cette petite sœur ; fille du président de la Cour de cassation, le premier magistrat de France, belle-sœur du grand Numa, député, futur ministre ; en plus, une dot de princesse...
ROSALIE, sur un ton de reproche.
Et gentille, voyons ?
TANTE PORTAL.
Oh ! certainement qu’elle est plaisante et tout à fait bravette, mais je la voudrais un peu moins ric rac.
Étonnement de Rosalie.
Oui, enfin, plus demoiselle, pas tant dragon. Votre maman l’a un peu gâtée, vé.
ROSALIE.
Et c’était bien naturel, une enfance si délicate... On craignait tout le temps pour elle, surtout après l’avertissement terrible...
TANTE PORTAL.
C’est vrai que vos parents avaient déjà perdu un enfant... un garçon, je crois... de la poitrine. Mais, est-ce que vous pensez qu’Hortense ?...
ROSALIE.
Oh ! non, grâce à Dieu, c’est fini depuis des années... Seulement, nous avons eu bien peur... Pour ces petits-là, la couvée est toujours plus tendre.
TANTE PORTAL.
Peuchère ! à qui le dites-vous ?... Moi qui n’ai pu en sauver un sur tant d’enfants que j’avais eus, obligée d’adopter Numa, pour me figurer qu’il me restait un garçon.
Elle se mouche et s’essuie les yeux. Entendant les galoubets et les tambourins au dehors, et redevenue subitement très gaie.
Té ! voilà les tambourinaires, les tu-tu pan-pan comme je les appelle ; d’une main ils font le flûtet : tu-tu, et de l’autre ils battent la caisse : pan-pan ; vous comprenez ? Entre nous, c’est de la musique pour les chèvres ; les personnes bien, d’ici, ne goûtent pas ça. Moi, d’abord, rien ne me plait de ce pays, et je n’en suis pas, pour ainsi dire ; vous devez vous en apercevoir, qué ? Ah ! ce n’est pas comme Numa ; il aime tout de son Midi le vent, le soleil, les moustiques, et son Midi le lui rend bien... Ils l’adorent... Vous avez vu ces arènes bondées ? Rien que pour le voir ils sont venus, combien plus de cent mille !
Sourire de Rosalie.
Pas tant, vous croyez ? J’exagère toujours un peu, c’est le sang qui me chauffe. Numa était de même, dans le temps ; mais vous avez dû le changer, là-haut, dans le Nord... il est si souple, si câlin... Monsieur Désir-de-plaire... Déjà, tout petit, il avait une façon de prendre le monde... Avec ça, une jolie voix, bien de gorge... il chantait la romance ! J’aurais cru qu’il se ferait ténor... Ah ! le séducteur... comme je lui disais quelquefois : « Tu ne feras pas mentir le proverbe Joie de rue, douleur de maison. »
ROSALIE.
Tiens ! c’est joli, ça : joie de rue, douleur de maison.
TANTE PORTAL.
Oh ! des dictons, vous savez... de ces vieilleries qui trainent... C’est égal, vous l’avez pris, vous, le preneur de cœurs, et vous avez su le tenir... je me demande. par quel miracle... capricieux, changeant comme je connaissais mon Numa... d’autant que dans le Midi, peuchère ! la femme ne compte pas... Vous parlez de dicton, il y en a un chez nous : « Les femmes ne sont pas des genss... » Ça fait frémir, qué ?... Aussi, quand mon neveu m’annonça son mariage, je me dis : «Ah ! la pauvre petite ! » Et je croyais naturellement qu’il s’agissait d’un mariage d’intérêt, d’ambition... Votre grande fortune, la place de votre papa... Mais, pas du tout. C’est qu’un jour je reçois une lettre...
Au dehors, solo de flutet, tambourins, sérénade lente et mélancolique qui va jusqu’au bout de la scène.
Oh ! mais une lettre !... Je l’ai gardée ! je vous la montrerai. Il me raconte son premier repas, place Royale, chez vos parents, et que, après le diner, vous êtes passés tous deux dans le salon pour voir un vieux dessus de porte, une peinture de l’ancien temps... ça représentait, attendez... une Diane à la chasse, avec ses chiens, son carquois, le croissant. au front... Mais lui ne regardait que vous et, avec votre jolie taille tendue, vos cheveux fins envolés autour de votre jolie figure, il vous trouvait bien plus Diane que la déesse ; et alors, comment dit-il ça ?... C’est quelque chose de magnifique... Alors l’envie lui vint, une envie folle de vous prendre contre son cœur, de vous emporter bien loin tout de suite, pour faire de vous le charme et le bonheur de toute sa vie.
Avec malice.
Vous l’avez échappé belle, ma petite, ce soir-là.
ROSALIE, rêveuse.
Oh ! qu’il y a longtemps de ça...
TANTE PORTAL.
Pas si longtemps... dix ans, à peine.
Hourras, bravos, trépignements au dehors.
Scène V
ROSALIE, TANTE PORTAL, HORTENSE
HORTENSE entre vivement, animée et jolie, et lance, avec un geste, la phrase entendue de Numa.
« Flamme et vent du Midi, vous êtes irrésistibles. » Comment, Rosalie, ton Numa parle et tu restes là ?
ROSALIE.
J’avais trop chaud, ma chérie.
HORTENSE.
Et le défilé que tu as manqué... ce joli défilé de mules à l’espagnole, toutes harnachées de clochettes d’argent, de nœuds, de pompons, de bouffettes. Et le concours de tambourinaires, en voilà de vrais artistes ! Un surtout, celui qui a eu le prix. Un gars superbe, de beaux traits... un teint de bistre relevé par une ceinture écarlate... Si j’avais eu mon album... Ah ! je le tenais bien.
TANTE PORTAL, scandalisée.
Ma petite, voyons...
HORTENSE.
Mais vous devez le connaître, madame ? Il est fameux par ici, Valmajour...
TANTE PORTAL.
Diou ! mon enfant, comment voulez-vous que je connaisse ça, un paysan, un joueur de galoubet ?...
HORTENSE.
Il descend, paraît-il, des comtes de Valmajour... une vieille famille de Provence alliée aux princes des Baux.
TANTE PORTAL.
Un prince ?... ce saltimbanque !
HORTENSE.
Leur pays s’appelle même Valmajour, du nom de l’ancien château... C’est Numa qui le disait tout à l’heure.
TANTE PORTAL.
Ah ! si vous vous fiez à Numa... Il en a, celui-là, de l’imagination !
HORTENSE.
Eh ! c’est ce que j’aime en lui... Tout ce qu’il touche, il le dore et le transfigure... Et comme il parle à ce peuple la langue qu’il lui faut ! comme on l’écoute ! comme on l’aime !
À Rosalie.
Tous les yeux de ces belles Provençales le dévorent, ton mari... Il y en avait une en face de moi, droite sous une voûte, qui lui a jeté un baiser avec un joli geste... « Té ! bel astre ! » Ça sonnait dans l’air comme un cri d’oiseau.
TANTE PORTAL.
Mais, ma petite, quelles horreurs nous racontez-vous là ?
HORTENSE.
Oh ! vous, d’abord, sait que vous êtes une détestez votre pays ; tante Portal, on sait que vous êtes une renégate, que vous mais vous aurez beau vous en défendre, vous en êtes, et c’est pour cela que je vous aime ; vous en êtes malgré vous, de ce Midi que vous méprisez, et, pour vous punir, il reflète en vous démesurément, comme... dans une boule de jardin.
TANTE PORTAL, tressaillant.
Boule de jardin ! Qu’est-ce qu’elle me dit ?
ROSALIE, doucement.
Hortense ! Hortense !
HORTENSE, gaiement.
Ah ! que veux-tu ?... Moi je l’adore leur Provence, et je ne permets pas qu’on en dise du mal... C’est ta faute ; ce voyage que tu m’as fait faire m’a révélé ma vraie patrie... Je demande à être naturalisée Bouches-du-Rhône.
Rumeurs au dehors.
Écoute ça... Non, ce que ces gens-là m’amusent avec leurs démonstrations de cris, de gestes. Et cette façon d’appeler les petits pains : Li pan ou la ! Li pan ou la !
ROSALIE.
Tais-toi, tu me rends ma migraine.
HORTENSE.
Tu sais, maintenant c’est décidé... je n’épouserai qu’un homme du Midi.
ROSALIE.
Alors, mon candidat ?...
HORTENSE.
Monsieur Davin ? Jamais de la vie...
ROSALIE.
Il t’aime pourtant, lui... et profondément.
HORTENSE.
Oui, mais il ne sait pas me le dire... ça ne sort pas... Je préférerais que ce fût moins profond...
ROSALIE.
Ah ! jeunesse.
HORTENSE.
Et puis voilà, moi, pour me prendre, il faut parler à mon imagination, et ton candidat ne lui dit rien du tout.
TANTE PORTAL.
Et monsieur de Lappara ?
HORTENSE.
Oh ! une réclame de tailleur...
À genoux devant sa sœur et câlinement.
Mais enfin, qu’est-ce qu’il t’a fait, ce Midi que tu railles ? Est-ce que tu ne lui dois pas ton Numa, la gloire et le bonheur de ta vie de femme ?... Depuis dix ans que vous êtes mariés, pas une ombre entre vous, pas un nuage sur votre amour... Quand il parle de toi, c’est avec un respect, une tendresse... il trouve des mots enchanteurs...
TANTE PORTAL.
Ah ! le bandit...
HORTENSE.
Lui, ce grand monsieur, un des rois de Paris, qui tient tout, le Palais, la Chambre... devant toi c’est comme un enfant... toujours à guetter tes yeux, à chercher si tu es contente... il n’y a pas un ménage comme le vôtre...
ROSALIE.
C’est vrai...
HORTENSE.
Et pourtant, il est bien du Midi, celui-là... c’est tout le Midi même... Et tu ne comprends pas que je t’envie...
ROSALIE.
Elle a raison... Allons ! tante Portal, il faut lui trouver un autre Numa.
HORTENSE.
Chut ! Écoutez... c’est lui, il parle.
ROSALIE, riant.
Encore !
TANTE PORTAL.
Allons l’entendre.
Elle se lève vivement. Hortense va vers le fond.
Scène VI
ROSALIE, TANTE PORTAL, HORTENSE, NUMA, puis, un peu après LAPPARA
Numa entre radieux, s’épongeant le front. Acclamations au dehors.
HORTENSE.
Comment, c’est déjà fini ?
NUMA.
Fini de parler ? jamais... Non, non, sœurette.
Tapant sur sa poitrine.
Le creux du Midi est inépuisable... On va recommencer tout à l’heure... Vraiment c’est plaisir, un auditoire pareil, il répond, il vibre... Puis il y en a... il y en a jusqu’en haut... On peut crier... Et quelle salle, tout le ciel de l’acropole pour plafond, plafond d’azur rayé de cris d’hirondelles... ça vous part entre les phrases... ts ! ts !... Regarde l’orateur, ma femme... je ruisselle, ma peau craque, c’est bon... Lappara, prêtez-moi votre mouchoir...
Il arrache des mains de Lappara le mouchoir avec lequel son secrétaire s’éventait derrière lui.
TANTE PORTAL, ravie.
Oh ! de ce Numa...
LAPPARA, indigné, à part.
Un mouchoir brodé... quel buffle !...
NUMA, faisant sauter le bouchon d’une bouteille de limonade.
Allons ! un coup de limonade... de gazeuze, comme disent nos paysans... C’est avec cela que le Midi se grise, il ne lui en faut pas plus... le vent et le soleil se chargent du reste, et tout bon Provençal en naissant a déjà sa petite pointe... À la vôtre, mes enfants...
Il boit.
HORTENSE, lui jetant un baiser de la main.
Té ! bel astre...
Scène VII
LES MÊMES, LE MAIRE D’ESPINASSOUS, LE GÉNÉRAL, CABENTOUS, PAPA BACHELLERY, DES MESSIEURS, DES DAMES
D’ESPINASSOUS.
Mon cher maître, permettez-moi de vous présenter quelques-uns de nos amis... heureux de saluer leur illustre porte-parole... d’abord le Général...
NUMA.
Mais nous sommes d’anciennes connaissances... Bonjour, Général...
LE GÉNÉRAL.
Cré nom ! vous avez du souffle, vous... quel coup de trompette.
NUMA.
À votre service, Général... Quand vous voudrez que je vous sonne la charge...
Le passant à sa femme.
Rosalie, monsieur le Général marquis d’Espaillon, mon ancien collègue à la Chambre... et il y reviendra...
S’en allant.
Nous vous attendons...
D’ESPINASSOUS, présentant.
Monsieur Bédarrides, juge au tribunal.
Pendant qu’il organise la file de ses présentations.
« Non, pas vous : lui ; ici, les deux autres. »
Bédarrides parle à l’oreille de Numa.
NUMA.
Comment donc ! mais c’est tout simple, j’en parlerai au ministre, comptez sur moi...
D’ESPINASSOUS.
Monsieur et madame Roumavage, mon premier adjoint...
NUMA.
Madame... Bonjour, ami...
D’ESPINASSOUS.
Masbadina, greffier en chef...
NUMA, vivement.
Pas possible ! il est là ?
Regardant le greffier.
Ah ! pardon, ce n’est pas vous.
Le greffier lui parle bas.
C’est vrai, l’autre est mort depuis longtemps, mais votre cause est la mienne, je la prends en mains, j’en fais mon affaire...
D’ESPINASSOUS, d’une voix pleurarde.
Et notre vieux pilote ?...
NUMA.
Té ! Cabentous !...
Attendri.
Toute ma jeunesse... la pêche aux oursins... la bouillabaisse dans les roches.
Cabentous, tortillant son bonnet de pêcheur, lui murmure quelques mots à l’oreille, pendant qu’on entend la voix de Bachellery, bousculant le maire.
La voix de BACHELLERY.
Laissez, laissez, je suis assez grand garçon.
NUMA, à Cabentous.
Pas encore médaillé, mon pauvre vieux, après vingt sauvetages ?... Envoie-moi tes papiers... on m’adore à la marine.
PAPA BACHELLERY, repoussant Cabentous et se plantant devant Numa.
Monsieur Numa, je me présente moi-même... Bachellery...
Étonnement de Numa.
Bachellery, vous savez bien... c’est moi qui tiens le café de la Comédie... l’ancienne basse... Gulistan, allons ?...
NUMA.
Ah ! j’y suis... très bien... je vous dois beaucoup, mon brave...
PAPA BACHELLERY.
Et vous pouvez vous acquitter... J’ai ma petite à Paris, avec la maman, vous vous rappelez, ma femme, la chanteuse. légère... Elle a pris du corps, depuis vous... Notre petite chante, elle aussi... elle est aux Folies-Trévise en attendant mieux. C’est tout jeune encore, un bébé, mais une voix... une méthode !... C’est mon élève... Si vous pouviez me la faire entrer à l’Opéra-Comique...
NUMA.
Rien de plus facile... Justement c’est moi qui fais le rapport sur les théâtres, Commission du budget... J’ai les directeurs dans ma poche... Lappara !... prenez le nom de Monsieur, et l’adresse de ces dames à Paris.
PAPA BACHELLERY.
Oh ! elles viendront vous voir... Merci, au moins, monsieur Numa.
Il va causer avec Lappara, qui écrit au crayon sur un carnet. Des gens sortent, d’autres rentrent. Bousculade à l’ouverture de la tente.
D’ESPINASSOUS, au fond.
Ne poussez pas... chacun son tour...
HORTENSE, à Numa, en riant ; il est sur le devant de la scène, près de Rosalie.
Mais, mon bon Numa, où prendrez-vous toutes les places que vous leur promettez ?...
NUMA.
C’est promis, sœurette, ce n’est pas donné...
ROSALIE.
Pourtant, les mots signifient quelque chose.
NUMA, souriant.
Ça dépend des latitudes, ma petite fille... N’oublions pas que nous sommes dans le Midi, entre compatriotes parlant la même langue. Tous ces braves garçons savent ce que vaut une promesse et n’espèrent pas leur bureau de tabac ou de poste plus positivement que moi je ne compte le leur donner... Seulement, ils en parlent, ça les amuse, leur imagination voyage...
HORTENSE.
C’est moi qui comprends ça...
NUMA.
Du reste, voyez-vous, entre méridionaux, les paroles n’ont jamais qu’un sens relatif... C’est une affaire de mise au point... Oui, c’est bien le mot... de mise au point... N’est-ce pas, ma tante ?
Scène VIII
LES MÊMES, VALMAJOUR et sa sœur AUDIBERTE
D’ESPINASSOUS, aux Valmajour.
À vous, maintenant... avance donc...
HORTENSE, apercevant Valmajour.
Bravo ! bravo !
À Numa.
Numa, c’est Valmajour.
NUMA, allant à lui, les bras tendus.
Ah ! voilà le grand vainqueur... l’artiste incomparable ! Tu m’as fait pleurer, mon enfant... Viens, que je te montre à ma Parisienne... Tiens, Rosalie...
VALMAJOUR, fièrement, la main au chapeau.
Bonjour, madame...
Il a la veste sur l’épaule, la tayole rouge. Une floche de rubans et de fils d’or pend aux cordettes de son tambourin, qui a eu le prix.
NUMA.
Tu ne l’as pas entendu ?... Une merveille !... C’est inouï, ce qu’il tire de ce vieux tambourin, et de ce petit morceau de buis percé de trois trous.
VALMAJOUR.
Les autres tambourinaires en ont sept leur flûtet, moi je n’en ai que trois, comme nos anciens... Voyez...
Montre son galoubet.
LAPPARA, bas, à Hortense.
Qu’est-ce que ça fait, que son flageolet ait trois trous, au lieu de sept ?...
HORTENSE.
C’est bien plus difficile.
LAPPARA.
Mais puisque ça ne se voit pas... Il a bien tort de se gêner ; moi, à sa place...
HORTENSE.
Aussi, lui est un artiste... et vous...
Lui prenant son crayon et son carnet qu’il tient encore à la main.
Tenez, prêtez-moi ça...
Elle s’accote au guéridon et commence un croquis du tambourinaire.
NUMA, rendant au musicien la petite flûte qu’il avait prise pour la montrer à sa femme.
C’est un joli tour de force... Comment en as-tu eu l’idée ?
VALMAJOUR, très grave.
Ce m’est venu de nuit, en entendant. chanter le rossignol... Je pensais en moi-même Voyons, Valmajour, l’oiseau du mois de mai n’a qu’un gosier pour toutes ses roulades, et tu ne serais pas aussi fin artisan que lui ?
NUMA, transporté.
Est-ce tourné ?... Quelle grâce... quelle noblesse !...
HORTENSE, continuant à dessiner.
Charmant !
À Lappara, debout derrière elle.
Et la main fine sous le hâle... On sent bien la race...
LAPPARA.
Oui, il a de vrais gants !
NUMA, frappant sur l’épaule à Valmajour.
Mon garçon, je n’ai qu’à te dire une chose Viens à Paris, ta fortune est faite.
VALMAJOUR.
À Paris ?
TANTE PORTAL, effarée.
Mais tu badines ?... À Paris !...
ROSALIE, à demi-voix.
Numa... Numa... prends garde... il ne saura peut-être pas mettre au point.
NUMA.
Mettre au point ?... Ah ! oui... moqueuse non, non, je parle très sérieusement, et je dis qu’avec la fringale de nouveautés qui dévore les Parisiens... ce beau garçon... cette musique originale...
ROSALIE.
Bien exotique pour eux...
NUMA.
Mais pas du tout !... C’est de la vieille France... quelque chose de léger, de galant comme un Fragonard...
HORTENSE, de sa place.
Tu ne te figures pas, Rosalie !...
NUMA.
Je le vois à Paris sur la scène ou dans un salon, comme il est là, fier campé, commençant par le petit discours qu’il vient de faire : « Ce m’est venu de nuit, en entendant chanter le rossignol. » Puis une roulade... On se l’arrachera, je te dis...
AUDIBERTE, s’avançant fière et droite comme son frère.
Qu’est-ce que vous pensez qu’il pourrait gagner tout au juste avec sa musique ?
NUMA.
Hein ?
VALMAJOUR.
C’est ma sœur, monsieur le député.
HORTENSE, bas.
Elle est distinguée.
LAPPARA.
Pas l’air commode !
NUMA.
Ce qu’il pourra gagner, mon Dieu ! je n’en sais rien... dans les cent cinquante à deux cents francs.
AUDIBERTE, vivement.
Par mois ?
NUMA.
Eh ! non... par jour...
Les deux paysans se regardent.
AUDIBERTE.
Moi, je veux bien, alors ; mais il faudrait décider le papa !
NUMA.
Je m’en charge... J’irai vous voir demain... J’enlèverai l’affaire.
HORTENSE.
J’irai avec vous, Numa.
Elle a fini son croquis.
TANTE PORTAL, bas, à Rosalie.
Dites, mon enfant, vous ne le laisserez pas conduire votre sceur chez ces bohémiens ?
ROSALIE.
Ah ! d’ici à demain, il n’y pensera plus.
Rumeurs, cris au dehors : « Valmajour ! Valmajour ! les tambourins. »
D’ESPINASSOUS, se précipitant.
Vite, Valmajour ! On se place.
À Numa et aux dames.
Je vous demande pardon, c’est lui qui mène la pégoulade.
NUMA, à Rosalie.
Ah ! oui, la danse aux flambeaux avec les tambourins. C’est très joli, tu vas voir.
Roulements de tambour au dehors. Des feux s’allument derrière la toile. Valmajour sans se presser prend son tambour. Sa sœur fait une révérence. Ils vont sortir, mais Hortense les arrête.
HORTENSE.
Tenez, monsieur.
Elle a pris dans le vase une fleur de grenade qu’elle offre à Valmajour. Timidement.
Voici mon prix à moi... une fleur de grenade... pour fleurir votre tambourin...
AUDIBERTE.
Eh bé tu ne dis rien ?
VALMAJOUR.
Merci, madame.
AUDIBERTE, câlinement.
Mais c’est une demoiselle... Ça se voit du reste... Merci mille fois, mademoiselle.
Ils sortent. On voit dehors le jour qui tombe, les arcades des arènes se remplissant de nuit, et des torches qui s’agitent çà et là sur le grouillement de la foule.
HORTENSE.
Oh ! que c’est beau, venez voir.
Elle tient la toile relevée.
LAPPARA, sortant sur l’estrade.
Très chic ! On se croirait à l’Éden.
TANTE PORTAL, se levant.
Hortense, mon enfant, allez doucement d’avoir froid. Nos soirées sont fraîches...
À Rosalie.
Vous venez, ma nièce ?
ROSALIE, levée.
Voilà.
Elle va pour remonter la scène, Numa la retient.
NUMA.
Attends, il faut que je te parle.
Criant vers le fond.
Tout de suite, tante Portal.
Scène IX
NUMA, ROSALIE
Tout le monde est sorti, ils sont seuls, la nuit vient, des jets de flamme passent derrière la toile.
NUMA, amenant doucement sa femme vers le fauteuil et lui tenant les deux mains.
Viens ici... Regarde-moi... Tu m’en veux donc toujours ?... C’est fini, je t’ai perdue, je ne peux plus te reconquérir ?
ROSALIE.
Mais, mon ami... je ne comprends pas...
NUMA, vivement.
Ah ! voilà ton premier mensonge...
Souriant.
l’air du Midi, sans doute ?... Si, si, tu sais bien ce que je veux dire, et le chagrin que me cause la froideur désespérante de tes yeux... Eh ! oui, j’ai été fou, j’ai été coupable, surtout bête... Je t’aimais et je t’ai trompé... J’ai joué notre bonheur de la façon la plus misérable, sans passion, sans joie, par veulerie. Et toi, vaillante, généreuse, tu n’as rien dit... tu ne t’es plainte à personne, pas même à ta mère, aux amis les plus près de ton cœur... tu as gardé l’outrage et la douleur pour toi seule...
ROSALIE.
Eh bien, alors, que te faut-il de plus ?...
NUMA, passionnément.
Ma grâce pleine et entière. Je l’ai bien gagnée, va... D’abord par le mal que m’ont fait tes larmes. Oh ! voir souffrir ceux qu’on aime et se dire : « c’est ma faute... » mais il y a des jours, quand tu pleurais, je me cachais pour pleurer, moi aussi... Et enfin, regarde ma vie depuis deux ans, depuis ma faute...
ROSALIE.
Est-ce que je la connais ta vie ?
NUMA.
Tu ne la connais pas, parce qu’elle ne t’intéresse plus... parce que nous sommes à cent lieues l’un de l’autre quoique vivant ensemble, et c’est cela surtout dont je souffre, de ne plus te sentir à moi... J’ai besoin de ton dévouement, de ta tendresse, de l’approbation de ton sourire, j’ai froid, sans ça...
ROSALIE.
Tu me paraissais pourtant bien réchauffé tout à l’heure.
NUMA.
Non, je te jure... même ici, sous ce ciel qui m’exalte, il y a une ombre entre le soleil et moi, une ombre lourde comme une pierre et qui m’oppresse et qui m’étouffe... Je t’en supplie, pardonne-moi aime-moi encore...
Bon enfant, triste.
Allons, voyons, Rosalie... tu ne veux pas, dis ?
ROSALIE, très émue, très nerveuse.
Si... je veux... mais écoute.
L’attirant vers elle passionnément.
Écoute, enjôleur... chanteur de cavatines... écoute, cher compagnon que j’aime et que je voudrais aimer encore davantage... Ce ménage éclopé que nous essayons de tenir debout, pour nos parents, pour le monde. Tu en as assez ?... moi aussi ! Tu es las de la vie à deux, sans amour et sans confiance ?... moi, elle m’écœure !... Soit ! Effaçons tout et recommençons.
NUMA, avec effusion.
Oh ! que tu es bonne...
ROSALIE.
Rappelle-toi bien seulement que je n’ai de pardon que pour une fois... Plus jamais, tu m’entends, Numa, plus jamais... Ou alors, le foyer à bas, nos deux existences séparées, radicalement, pour toujours et devant tous.
NUMA.
C’est juré !...
Debout, la tenant dans ses bras.
Embrasse-moi, je t’aime.
ROSALIE.
Et moi aussi, je vous aime, mon cher mari.
Scène X
NUMA, ROSALIE, HORTENSE, au seul de la tente qu’elle ouvre toute grande
HORTENSE.
Regardez ça !... Est-ce beau ?...
Au rythme sourd des tambourins, à la vive cadence des petites flutes, on volt des girandoles de feux mouvants, torches, lanternes de couleurs, comme dans les fêtes japonaises, monter et s’agiter à tous les étages des arènes. Tout le vieux Colysée est en feu et danse ; au-dessus, nuit d’été, croissant de lune claire.
ROSALIE.
Superbe...
Elle s’appuie à l’épaule de son mari.
NUMA, très amoureux.
Oh ! cent fois plus beau que tout à l’heure !...
ACTE II
Le cabinet de Numa Roumestan, à Paris.
Ameublement luxueux et sévère. Tentures sombres, bronzes d’art, bibliothèque ; sur la cheminée, à droite, buste du maître. Du même côté, deux portes, l’une au premier plan, allant dans l’appartement ; l’autre après la cheminée, dans un pan coupé ouvrant sur une vaste antichambre. À gauche, un grand bureau avec une énorme chancelière au-dessous. Second plan, porte communiquant aux salons de réception. Au fond, le cabinet des secrétaires de Numa, grand ouvert, tapissé de casiers, de cartons à procédures. C’est l’hiver : feu de bois dans la cheminée du cabinet.
Scène première
NUMA ROUMESTAN, DAVIN, LAPPARA, DOMINIQUE
Davin est assis au bureau de son patron qui lui dicte, en marchant à petits pas avec de grands gestes, jusqu’au fond de la scène, dans le cabinet des secrétaires, où l’on voit Lappara monté sur une échelle double et fouillant des cartons.
NUMA, dictant.
« Osons le dire, messieurs. »
Il prend une carte de visite que son huissier Dominique lui présente.
C’est bon, c’est bon, tout à l’heure.
Il reprend.
« Osons le dire, messieurs, dans ce lamentable écroulement de nos grandes scènes françaises... »
DAVIN.
Vraiment, mon maître, vous croyez que nous sommes si bas ?
NUMA, devant le bureau.
Je crois... je crois... je le dis toujours !
DAVIN.
Allons !
Répétant.
« Écroulement de nos grandes scènes françaises... »
NUMA, marchant et dictant.
« Une seule reste debout docile à sa tradition... »
Voyant entrer Dominique par la porte du fond.
Encore ! Je n’y suis pas, qu’on revienne...
L’huissier, sans s’émouvoir, lui donne une carte.
DOMINIQUE.
Ce monsieur dit qu’il a rendez-vous.
NUMA, regardant la carte.
C’est juste ; faites entrer dans le petit salon.
DOMINIQUE, posant un paquet de lettres sur le bureau, devant Davin.
Il est plein, le petit salon...
NUMA.
Alors, dans la bibliothèque, et fiche nous la paix...
Sortie de Dominique.
Je ne sais pas ce qu’ils ont, ils viennent tous, ce matin...
DAVIN, dépouillant la correspondance.
Encore une lettre de ce malheureux Cabentous. Il demande qu’à défaut de médaille, on lui rende au moins ses papiers...
NUMA.
Quelle scie ! Mais voilà huit jours que je les réclame à Lappara, ces papiers !...
Allant vers le fond.
Voyons, Lappara, le dossier de ce pilote, qu’en avons-nous fait ?
LAPPARA, descendant de son échelle avec un carton.
Justement, monsieur, je le cherche.
NUMA.
Vous cherchez... vous cherchez... Je sais bien comment : avec la peur de chiffonner votre cravate et de faire des genoux à vos pantalons...
Il lui prend le carton des mains, le pose à terre, et, assis devant une chaise basse, il éparpille tous les papiers.
DAVIN, qui, pendant ce temps, a lu le courrier, pose toutes les lettres ouvertes, à l’exception de celle de Cabentous, sur une haute pile de correspondance déjà dépouillée. À Numa.
Et votre rapport ? N’oubliez pas que vous le lisez cette après midi.
NUMA.
C’est vrai.
À Lappara.
Enlevez ça, et trouvez-moi ces papiers... Qu’on en finisse avec ce pilote...
Lappara enlève le carton, les paperasses, très préoccupé de ne pas se mettre de poussière. Numa, revenant vers Davin.
Où en sommes-nous ?... Ah ! oui, je sais... « Docile à sa tradition, fidèle à ce vieux génie national dont ne parle jamais le cahier des charges... »
Bruit de marteaux dans les salons à gauche.
Mais qu’est-ce qui tape donc comme ça.
Entr’ouvrant la porte.
Aurez-vous bientôt fini ? En voilà un vacarme !...
VOIX, au dehors.
Monsieur, nous clouons la tenture.
NUMA, regardant Davin.
Quelle tenture ?
DAVIN.
Mais oui, dans la galerie... pour votre concert...
NUMA, à la cantonade.
Tant pis ! Je travaille, vous finirez plus tard.
Il a fermé la porte et vient vers la cheminée.
Au diable le concert ! il ne me manquait plus que ce cassement de tête...
DAVIN, répétant.
« Ce vieux génie national dont ne parle jamais le cahier des charges... le cahier des charges... » Eh bien ! patron, à quoi pensez-vous ?
NUMA, assis devant le feu, dont il range les bûches, se retourne, les pincettes à la main.
Moi ? À rien... C’est une chose étonnante, mon cher ami, quand je ne parle pas, je ne pense pas... C’est positif, je pourrais rester là une heure à regarder le feu...
Se levant.
Nous sommes tous ainsi dans mon pays... Obligés de lancer les mots devant nous, en rabatteurs, pour faire lever les idées...
DAVIN.
« Elles m’arrivent toujours au branle de ma voix, disait le vieux Montaigne, comme la foudre au son des cloches. »
NUMA.
Té vous voyez... Encore un Midi, papa Montaigne, un des nôtres... Eh bien, je suis comme lui, moi... il faut que je dicte, que je parle...
DAVIN, souriant.
Parlez, alors...
Geste oratoire de Numa qui prend son élan.
DOMINIQUE, derrière lui.
Monsieur ?
NUMA, furieux.
Eh bien, quoi ?
DOMINIQUE.
C’est le directeur de...
NUMA, vivement.
Bien ! bien, j’y vais...
Montrant le fond.
Faites entrer chez ces messieurs.
À Lappara.
Lappara, laissez-moi votre cabinet pour un moment.
LAPPARA, qui entre en s’époussetant.
Voilà !
NUMA, à Davin.
Mon petit Davin, continuez-moi ce rapport, vous voyez la note...
Il passe dans le cabinet des secrétaires et ferme la porte derrière lui.
Scène II
DAVIN, LAPPARA
LAPPARA, debout devant le bureau et se ponçant les ongles.
Savez-vous qui vient d’arriver ?
DAVIN, écrivant.
Non...
LAPPARA, solennel.
C’est le directeur du seul théâtre subventionné, resté fidèle à la tradition... Il s’agit de l’engagement de ma petite Bache...
DAVIN.
La petite Bache ?
LAPPARA.
Eh ! oui, Bachellery !... le petit mitron des Folies-Trévise, celle qui chante : « Chaud ! chaud ! les petits pains de gruau... » Vous ne connaissez pas ? Il n’y a que vous, mon bon... Le patron, lui, y va tous les soirs... Voici l’histoire : Le papa Bachellery, rencontré aux pays chauds, nous avait priés de pousser sa petite vers les grands théâtres... Je m’en étais chargé, et, ma foi, je commençais à la pousser pas mal, lorsqu’un jour qu’elle sortait de mon cabinet, – oh ! avec sa maman, – Roumestan, qui descendait de voiture, la voit passer dans la cour de T’hôtel, sautillant pour franchir les flaques... Seize ans, de grands cils recourbés au-dessus d’un nez fripon, des cheveux blonds dans le dos, à l’américaine, une jambe pleine et fine, d’aplomb sur de hauts talons un peu tournés... Tout de suite le patron prend l’affaire en main... me défend de plus m’en mêler.-Compte là-dessus.
Solennel.
Et voilà pourquoi : « Dans ce lamentable écroulement de nos grandes scènes françaises... »
Avec l’accent de Numa.
Vous voyez la note... La Direction reconnaissante engagera la demoiselle, et la demoiselle reconnaissante... Ah ! il est malin, le patron ! Il est fort !
DAVIN.
Vous le croyez très malin, vous ?
LAPPARA.
C’est bien connu, voyons... Adresse et volonté, tout Roumestan est là.
DAVIN.
Oui, je sais, c’est l’opinion générale sur lui, mais pour moi qui me vante de connaître un peu les tempéraments méridionaux, en fait d’adresse, Roumestan n’a que son instinct, en fait de volonté, son étoile... Pour lui, comme pour tant d’autres glorieux de son pays, la vie est un songe perpétuel... Le mot qui fixe leur destinée, leur jaillit presque sans qu’ils y pensent ; le geste décisif qui les élève ou les précipite, ils le font comme dans un rêve. Et ce qui leur tient lieu de volonté, à tous ces grands hommes du Midi, depuis Mirabeau jusqu’à celui-là, c’est le calorique qu’ils dégagent et communiquent autour d’eux !
LAPPARA.
Mâtin ! Vous êtes scientifique, aujourd’hui. On voit bien que votre oncle, le savant Bouchereau, sort d’ici...
Baissant la voix.
En tous cas, le patron en répand un fameux « calorique » en ce moment !... Mais qu’il prenne garde, je connais la demoiselle... Cette jeune personne, qui la fait à l’enfant, s’annonce comme une forte mangeuse !... Elle te le mènera...
Claquement de langue.
...bien rassemblé et la main haute.
DAVIN.
Laissez donc... Numa n’est pas fou, ce n’est pas à son âge que ce petit museau...
LAPPARA.
Je vous demande pardon, c’est au contraire, à son âge...
DAVIN.
Et puis sa femme est charmante et il l’adore...
LAPPARA.
Mon cher collègue et très scientifique ami, vous oubliez qu’il y a ici une question de race. La petite chanteuse est du Midi, tandis que Madame... Cuisine au beurre et cuisine à l’huile...
Geste du Palais
tout le débat, messieurs les jurés !...
Scène III
DAVIN, LAPPARA, ROSALIE, ROUMESTAN
Rosalie habillée et coiffée pour sortir.
ROSALIE, ouvrant discrètement la petite porte de droite et appelant à demi-voix.
Numa !... Numa !...
Davin, assis au bureau en face d’elle, la voit et se lève vivement.
DAVIN.
Madame ?
LAPPARA, se retourne et tressaille, à part.
Diable !... si elle m’a entendu...
ROSALIE, souriante.
Pardon, messieurs, mon mari n’est pas là ?... On parlait de cuisine provençale, et je croyais que Numa seul...
LAPPARA.
Il n’est pas loin, madame... Je vais l’avertir...
Remonte vers le fond, très content de s’en aller.
ROSALIE.
Oh ! ne le dérangez pas...
LAPPARA, même jeu.
Mais si... mais si...
ROSALIE.
Prévenez-le seulement que je déjeune chez mon père, ce matin.
LAPPARA, montant toujours.
Bien, madame.
ROSALIE.
Qu’il ne m’attende pas...
LAPPARA, à moitié sorti.
...N’attende pas, parfaitement...
Il s’esquive par le fond.
Scène IV
ROSALIE, DAVIN
Rosalie est debout devant le bureau, où Davin range des lettres, sans la regarder.
DAVIN.
Il n’y a personne de malade, madame ?
ROSALIE.
Où donc ?
DAVIN, gêné.
Place Royale.
ROSALIE.
Non... Dieu merci, mon cher Davin ; personne... Hortense tousse un peu ; mais ce n’est rien, la première surprise de l’hiver. Ces deux mois de soleil l’ont rendue frileuse.
Court silence ; elle reprend, avec un petit sourire.
Vous n’avez pas de commission à me donner ?
DAVIN, bas.
Pour qui ?
ROSALIE.
Dame ! pour la place Royale... On ne vous y voit plus maintenant...
DAVIN.
Qu’irais-je faire ?... Je sais bien que je ne plais pas, qu’on ne m’aimera jamais...
S’animant.
La dernière fois que je m’y suis présenté, on m’a montré le croquis qu’on avait fait du dernier des Abencerages, ce délicieux Valmajour que nous allons avoir l’honneur d’entendre, paraît-il. Dans toute la soirée, on ne m’a pas parlé d’autre chose... Comme tambourinaire, j’avoue mon infériorité.
ROSALIE.
Vraiment ? Est-ce possible ?... Vous avez pris cet enfantillage au sérieux ?... Mais c’est un paysan, ce Valmajour, un ménétrier de village... et vous voulez que cette Parisienne distinguée, délicate... Du reste, vous allez le voir, le beau Provençal, et elle le verra, elle aussi... non plus dans le soleil et les horizons bleus de son pays, mais devant un piano, entre deux bougies...
Souriant.
Je compte beaucoup sur cette apparition...
S’avançant vers lui, très cordiale, et la main tendue.
Croyez-moi, mon cher Davin, vous perdez trop tôt courage ; montrez-vous, soyez patient, c’est une force en amour... Je serais si heureuse, je sentirais ma sœur si bien abritée auprès d’un mari tel que vous...
DAVIN, ému.
Je l’aime beaucoup, c’est vrai.
ROSALIE.
Puis, on a besoin de vous ici... mon. grand homme m’effraye toujours un peu... et à mesure que je vois monter sa fortune. politique, vos conseils, votre sang-froid me deviennent plus précieux... C’est de l’égoïsme, mais je craindrais moins de vous voir partir, si vous étiez de la famille...
DAVIN, avec effusion.
Vous savez bien que j’en suis déjà, madame.
Scène V
ROSALIE, DAVIN, NUMA, arrivant du fond, empressé, des lettres ouvertes à la main, puis DOMINIQUE
NUMA, de belle et tendre humeur, à sa femme.
Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ? coureuse...
Il lui prend la main gentiment.
On lâche son mari, sa maison...
ROSALIE.
Oui, je déjeune avec eux...
Souriant.
Tu veux bien ?
NUMA.
Comment donc !... Nous allons manger là, tous deux, Davin et moi, sur un coin de table, en finissant notre rapport... n’est-ce pas, Davin ?...
À sa femme.
J’ai tant de besogne, figure-toi !... Par là-dessus, cette fête à organiser... Ah ! je la bénis, ta sœur... avec ce Valmajour qu’elle a voulu révéler aux Parisiens...
ROSALIE.
Mais il fallait bien, mon ami... Ce malheureux que tu as fait venir, qui débarque à l’hôtel avec toute sa famille...
NUMA.
Moi, je l’ai fait venir ?
ROSALIE.
Mais oui, c’est toi... quand je te disais qu’il ne saurait pas mettre au point...
NUMA.
Enfin, il n’aura pas à se plaindre... car tout Paris sera là pour l’entendre. Les arts, la politique, l’institut... jusqu’au grand Bouchereau qui demande une invitation pour lui et sa fille...
DAVIN.
Oui, mon oncle est passionné de musique...
ROSALIE.
Mais est-ce que le tambourin fera seul les frais ?...
NUMA, souriant.
Oh ! non, n’aie pas peur... Je l’ai enguirlandé de quelques illustrations lyriques... Madame Vauters, Mayol, puis la petite...
S’arrête un peu gêné.
Enfin, des surprises... Ce qui m’inquiète, c’est de savoir où nous mettrons tout notre monde.
ROSALIE.
Tu as la galerie, les deux salons... l’hôtel est assez grand, je pense...
NUMA.
Mais, ma fille, tu n’as pas idée des demandes que je reçois... c’est une rage...
Passant à Davin les lettres qu’il tient à la main.
Tenez, voilà encore des lettres, il n’y a plus. à répondre... quand ce serait le Pape...
DAVIN, regardant les lettres qu’il lui a passées.
C’est pourtant bien difficile de refuser... vous avez promis...
NUMA, stupéfait.
Moi ?
DAVIN.
Voyez.
Lit.
« Mon cher député, je viens vous rappeler votre bonne parole... Mon cher collègue, on me communique à l’instant votre invitation... Le Général, mon cher maître, m’apprend que vous avez bien voulu lui offrir... »
ROSALIE.
Ce sont des engagements...
DAVIN.
Et voyez le tas !
Il montre en souriant la pile de lettres étalée sur son bureau.
NUMA.
Des engagements... des engagements... Bientôt on ne pourra plus dire un mot...
Davin rit.
Vous riez... Pardi ! ça vous est facile de ne pas vous emballer, vous, le véritable ours du Nord, comme dit tante Portal... Vous n’éprouvez jamais ce délire de bienveillance, ce besoin de voir se dérider les figures... Moi, j’ai cette faiblesse...
ROSALIE.
Elle n’est pas bien coupable...
NUMA.
Pas vrai, ma femme ?
Apercevant Dominique.
Qu’est-ce qu’il y a encore ?
DOMINIQUE, s’avançant.
Le baron Van Berg est là, monsieur.
Il pose encore un paquet de lettres devant Davin, qui les empile en souriant.
ROSALIE.
Van Berg ? celui de la banque catholique... qui a ruiné tous ces malheureux desservants de campagne pris à la glu de ses grimaces... Que vient-il faire ici ?
NUMA.
Je ne sais pas, ça m’étonne...
ROSALIE.
J’espère que tu ne vas pas plaider pour lui.
NUMA, indigné.
Par exemple !
ROSALIE.
Alors, qu’est-ce que c’est que ça ?
Lui montrant un dossier sur la table.
NUMA, montrant une pile de lettres à côté du dossier, l’air ingénu.
Ça ?
ROSALIE.
Non, ça...
Lisant sur le dossier.
« Affaire Van Berg... » Ça me crève l’œil depuis. une heure, voyons.
D’un ton de reproche.
Ah ! Numa, Numa !
NUMA.
Eh bien oui, c’est vrai. Toujours ma faiblesse... Ne pas savoir dire non, moi qui sais dire tant de choses !... On me l’a recommandé, je me suis laissé aller à promettre... D’abord, je t’assure, tu le juges bien sévèrement, c’est un convaincu, le baron... Il a fait de mauvaises affaires, mais c’est un convaincu !...
ROSALIE.
Allons donc ! Un menteur et un hypocrite, tu le sais aussi bien que moi.
DAVIN.
Bravo madame.
NUMA, souriant.
Pardi... là, mes deux larrons qui s’entendent. En tous cas, si c’est un menteur, ce Van Berg, il est sans excuse... il n’est pas du Midi, il ne s’emballe pas, il ne dit pas un mot... Si avec ça il trouve le moyen de mentir... ben, vrai !
ROSALIE.
Qu’est-ce que tu vas faire ?
NUMA.
C’est que... J’ai promis.
ROSALIE.
Reprends ta parole...
NUMA, riant.
Tu as l’air de dire : ça ne sera pas la première fois...
ROSALIE.
Je t’en prie, Numa...
Tendrement.
Pour moi.
NUMA, avec passion.
Pour toi !... Oh ! alors... tout !
À Dominique.
Faites entrer le baron Van Berg...
À son secrétaire qui veut s’en aller.
Non, non, Davin, ne bougez pas...
À sa femme.
Toi, reste là, derrière cette porte...
Il montre la droite.
Je veux que vous soyez témoins... Nous allons un peu voir si je ne sais pas dire « non » – quand il faut !...
Il marche et gesticule comme s’il parlait déjà au banquier.
Scène VI
NUMA, LE BARON VAN BERG, gilet blanc, bedon majestueux, des guêtres, une serviette sous le bras, DAVIN, à la table
NUMA, très affairé.
Mon cher baron, vous voyez un homme éperdu... Discours à la Chambre, rapport dans les bureaux, trois grosses plaidoiries en train... des consultations, des audiences, du monde toute la journée... vous avez vu l’antichambre. Mais ce n’est rien... J’en ai jusque dans les placards, à ne plus savoir où donner de la tête. Vous avouerez que, dans ces conditions, si vif que soit mon désir de... ma sympathie pour...
Brusquement.
il m’est impossible de me charger de votre affaire.
Le baron a un geste d’étonnement froid.
DAVIN, à Numa, qui est devant le bureau.
Pas mal...
NUMA, au baron.
Vous voyez, votre dossier est là, sur ma table, et j’avais bien l’intention... mais comment faire ? Le temps me manque... Reprenez ça, je vous en prie, délivrez-moi de ce remords.
Il lui remet le dossier. Le baron s’incline gravement et ouvre sa serviette pour y remettre le dossier. Numa, qui le regarde, s’approche de lui.
Vous comprenez, cher ami, c’est pour vous encore plus que pour moi...
DAVIN, bas.
Aïe ! Aïe !
NUMA.
L’appel vient dans huit jours... il faudrait remettre encore... Et dans une cause aussi brûlante, où votre honneur est en jeu, dans l’état de fièvre et de trépidation où je vous vois...
Le baron reste immobile et gelé.
Je pense qu’il vaut mieux... confier vos intérêts...
Le baron a un geste froid comme pour dire : « Il en sera ce que vous voudrez. » Numa, gêné, reprend vivement.
Certes, je comprends l’embarras cruel où je vous mets, à la veille de la bataille... après une parole formelle... Je sens que je vous dois une compensation, et je voudrais vous la donner.
Le baron, de plus en plus froid, sans parler : « Comme il vous plaira, monsieur ! »
DAVIN, bas.
Ah ! mon Dieu.
Il regarde la porte en face de lui.
NUMA.
Voyons, je vais toujours vous chercher un bon avocat... à défaut de moi, j’ai là mon collaborateur et ami, monsieur Davin.
Le baron salue.
Il a l’oreille du Tribunal, puis, je serai derrière lui...
DAVIN, à mi-voix, à Numa.
Ah ! non, non, pas moi.
NUMA.
Et si Davin n’a pas le temps, nous trouverons bien quelqu’un... Tenez, rendez-moi ce dossier ; si, si, je veux, rendez-le-moi... Je m’en charge...
DAVIN.
Patatras !...
NUMA.
Je connais l’affaire, j’indiquerai la marche à suivre... fiez-vous à moi.
Le baron, toujours gelé, rend le dossier, referme la serviette et salue pour sortir. Numa pose le dossier sur le bureau, prend une de ses cartes, écrit un mot dessus et rappelle le banquier.
Attendez, baron. Il ne sera pas dit que Roumestan aura laissé un de ses clients dans la nasse. Vous irez trouver le Président, de ma part, avec cette carte. Et puis, je le verrai, moi aussi... Vous ne m’en voulez pas, au moins ?
Le reconduisant.
Vous savez ma sympathie pour vous, et que si j’avais pu...
Le baron fait un geste.
Voyons ! Prouvez-moi que vous ne m’en voulez pas ; soyez des nôtres, la semaine prochaine... Ces dames organisent une petite fête...
DAVIN, avec un geste de désespoir comique, vers la porte que Rosalie entr’ouvre.
Le voilà parti !...
NUMA, vers le fond.
Je compte sur vous, n’est-ce pas ? À neuf heures.
Le baron salue jusqu’à terre et sort par la porte du fond, à droite, Numa, le rappelant, dans l’antichambre.
Baron ! Baron ! Venez donc dîner avec nous, ce soir-là... entre intimes... Ma femme sera si contente...
DAVIN, levant les bras au ciel, à Rosalie, qui vient d’entrer.
Ça, c’est le comble !...
Scène VII
DAVIN, ROSALIE, NUMA, qui revient du fond, triomphant
NUMA, à sa femme.
Eh bien tu vois ?
Davin et Rosalie se mettent à rire. Il les regarde l’un et l’autre, étonné.
ROSALIE, bon enfant.
Mais, malheureux, je vois que son dossier est là... que tu l’as invité à diner... qu’il n’avait qu’une promesse en entrant et qu’il en emporte au moins une douzaine.
NUMA.
Pas possible !... Alors, je suis somnambule...
Avec désespoir comique.
Ah ! terrible Midi, je ne pourrai jamais t’échapper !
ROSALIE.
Enfin, tu as fait l’effort... on vous sait gré tout de même, moussu Numa...
Elle lui tend la main ; Numa veut l’attirer vers lui pour l’embrasser, elle se dégage doucement.
Allons ! il est tard, il faut que je me sauve.
Riant.
Mon Dieu que tu avais l’air de souffrir, mon pauvre ami ! comme tu étais drôle !...
Numa veut la rattraper, elle s’échappe.
À revoir, messieurs.
Scène VIII
NUMA, DAVIN
NUMA, ému, regardant la porte par où Rosalie vient de sortir.
Ange, va !
Il jette un baiser vers la porte. Revenant vers Davin.
Voyez-vous, mon ami, quand on a le bonheur de posséder une femme pareille... le mariage, c’est le paradis sur la terre... Et, vous savez, les deux sœurs se valent... Dépêchez-vous de vous marier, Davin.
DAVIN.
Oh ! moi...
Geste découragé.
NUMA.
Comment ! vos affaires ne vont pas ?... Voulez-vous que je dise un mot... je m’entends à merveille avec ma petite belle-sœur, je parie que je la décide... Je vous connais ; vous manquez un peu d’élan... Si vous m’aviez vu, moi, prendre d’assaut ce vieux salon de la place Royale... Je voulais ma femme, je l’ai eue... Et quelle femme, mon ami !... Ce qu’elle a été bonne, pardonnante... Quand je pense que j’ai pu, ceci entre nous, Davin, car la chère créature l’a caché à tout le monde... – Figurez-vous qu’un jour... il y a deux ans...
DAVIN, doucement.
Pourquoi me dire ça, puisqu’elle n’en parle à personne.
NUMA.
Oui, vous avez raison, je n’ai pas le droit... mais, ce qu’il m’est permis de dire, et bien haut, c’est que je lui dois d’être ce que je suis... Parbleu ! Elle ne m’a pas donné l’éloquence, mais ma tenue dans la vie, ma carrure d’homme politique... tout cela me vient de ma femme et rien. que d’elle. Au fond, moi, avant de la connaître, sur les choses comme sur les hommes, je changeais d’idée tous les cinq ans... j’ai compté... Ce n’est pas ma faute, j’étais fait ainsi... emporté et mobile comme le vent du Rhône... en politique, ce n’est pas permis... Ma femme m’a transformé, donné du poids, maintenu sur les rails. Elle est si droite elle-même, et si séduisante, avec ça... Vous avez vu ses bras ?... Les plus jolis bras de Paris. Ah ! Si je ne l’aimais pas, je serais bien coupable...
Scène IX
NUMA, DAVIN, LAPPARA, qui s’est avancé derrière Numa, discrètement
LAPPARA, à demi-voix.
Ces dames sont arrivées...
NUMA, gêné devant Davin, bas, à Lappara.
Il y a toujours du monde dans le petit salon ?
LAPPARA.
Plein partout.
NUMA.
Faites entrer ces dames chez vous.
LAPPARA.
J’ai déjà l’évêque de Nîmes... je ne peux guère...
NUMA.
Évidemment !... Alors ici. Dites donc, Davin,
Montrant la porte à droite.
entrez là un moment, voulez-vous ?
DAVIN, se levant.
Bien !
NUMA.
Emportez votre rapport, vous le finirez...
DAVIN, souriant.
En effet, il sera temps !
Il prend les papiers et sort par la gauche.
NUMA, très grave, à Lappara.
Faites entrer ces dames.
Lappara sort par la porte de gauche, au fond.
Scène X
NUMA, seul, regardant Lappara s’en aller
Où s’habille-t-il, ce mâtin-là ? Où trouve-t-il cette taille ?...
Debout devant la glace.
Moi, mes jaquettes me font un dos !...
Se regardant attentivement.
Ah ! la politique. vieillit... C’est égal, je vais passer une redingote, c’est plus convenable.
Scène XI
LA PETITE BACHELLERY, manchon, rouleau de musique, LA MAMAN et LAPPARA, qui sort tout de suite
LAPPARA, solennel.
Entrez, mesdames.
Bas et amical.
Bonne chance !
LA PETITE BACHE, regardant autour d’elle.
Quel cabinet ! En voilà un chic...
MADAME BACHELLERY.
Ah ! c’est cossu... comme tout l’hôtel, du reste... Tu as vu l’escalier ?...
LA PETITE BACHE.
Mo-nu-men-tal !... C’est dans ce goût-là que je m’en paierai un...
MADAME BACHELLERY.
Un escalier ?... pourquoi faire ?...
LA PETITE BACHE.
Avec l’hôtel au bout... Oh ! je l’aurai...
Flairant.
je le sens venir...
MADAME BACHELLERY.
En attendant, tu ferais bien mieux de nous acheter des bottines...
LA PETITE BACHE.
Ah ! on peut dire que tu ne vois pas grand...
MADAME BACHELLERY.
Merci ! de la rue du Château-d’Eau au boulevard Malesherbes à pied, d’un temps pareil !... Il faudrait du fer pour résister à ça... Mais enfin pourquoi te fait-il venir ? Quelle est cette surprise dont parle sa lettre.
LA PETITE BACHE.
Parbleu ! c’est bien malin... Il va m’inviter à chanter chez lui, le Directeur sera là... Il me trouvera divine... et on signera !
MADAME BACHELLERY.
Tu crois ?
LA PETITE BACHE.
Dieu ! que j’ai donc une petite maman chérie qui n’est pas maline. Si je crois !... Seulement, tu sais... l’air étonné et rempli de joie !
Haussant la voix.
Ah ! voilà le buste du maître. Il est plus sévère que nature.
Debout devant le buste et saluant gentiment.
Bonjour, m’sieu...
Taquinant le marbre du bout de son rouleau.
Hou ! le vilain grognon ! Faisez une risette tout de suite.
MADAME BACHELLERY.
Alice ! Alice !
LA PETITE BACHE, haut et câline, parlant au buste.
Allons, vite, une risette à la petite fille...
Scène XII
LES MÊMES, NUMA, très coquet, placé à la taille, puis DOMINIQUE
NUMA, entrant vivement.
Mesdames !...
LA PETITE BACHE, surprise devant le buste.
Ah ! que j’ai peur.
NUMA.
Peur ? Est-ce de moi, mademoiselle ?
LA PETITE BACHE, le regardant gaminement dans les yeux.
Au fait, non. Vous n’avez pas l’air méchant, comme votre buste.
NUMA, regardant le buste et souriant.
Oh ! ça, c’est ma tête de la tribune...
LA PETITE BACHE, comme grelottant de terreur.
Effrayant !
MADAME BACHELLERY.
Excusez-la, monsieur, c’est une enfant...
LA PETITE BACHE.
Seize ans... aux premières prunes...
NUMA.
Seize ans !... À quel âge a-t-elle donc débuté ?...
MADAME BACHELLERY.
Elle est quasiment née sur les planches... Moi, je chantais... Le père était directeur !...
LA PETITE BACHE.
Une enfant de la balle, quoi !
MADAME BACHELLERY.
Alice !
À Numa.
Mais bien raisonnable tout de même, et travailleuse comme il n’y en a pas.
NUMA prend la main de la jeune fille.
Vraiment ?...
À la mère.
Asseyez-vous, madame, je vous en prie.
LA PETITE BACHE.
Oh ! je pioche... je pioche... six heures de leçon par semaine, chez mame Vauters...
NUMA, lui tapotant la main, bien plus préoccupé d’elle que de ce qu’elle dit.
La Vauters ? parfait... excellente méthode...
LA PETITE BACHE retire sa main et prend le morceau de musique resté sur la cheminée.
Tenez, nous en venons... V’là ma musique...
NUMA.
Ah ! Voyons ?
Serré contre elle et penché sur son épaule.
Qu’est-ce qu’elle vous fait chanter ?
LA PETITE BACHE.
Maintenant, j’apprends le duo de Mireille. Vous connaissez ?
NUMA.
Mireille ! C’est tout mon pays...
LA PETITE BACHE, câlinement.
C’est aussi le miein.
NUMA.
Poulido isato, raï !...
Fredonnant.
Adieu donc, fuis à perdre haleine,
Pauvre oiselet
L’oiseleur te prendra sans peine
En son filet.
LA PETITE BACHE.
Le cloître enfin m’ouvre ses portes...
NUMA.
Je suis le missel que tu portes...
C’est moi qui te consolerai.
DOMINIQUE, entrant.
Monsieur...
Il s’arrête stupéfait devant le groupe amoureux et mélodique qu’il voit de dos.
MADAME BACHELLERY, assise, lui faisant signe de se taire.
Chut !
Dominique montre les lettres qu’il a à la main, Madame Bachellery, déjà chez elle, lui fait signe. « Donnez-les-moi. » Il lui passe le courrier et se retire à reculons, stupéfié.
LA PETITE BACHE, continuant le duo.
Si tu me suis au monastère,
Là je mourrai.
NUMA, à pleine voix, exalté.
Alors je me ferai la terre
Et je t’aurai.
LA PETITE BACHE, se retournant vers sa mère.
Crois-tu qu’il chante !
MADAME BACHELLERY.
Magnifique !...
Elle pose le courrier sur le bureau.
Monsieur de Lappara n’est rien à côté...
NUMA, vivement.
Lappara ?
LA PETITE BACHE, à part.
Aïe ! maman, quelle gaffe...
MADAME BACHELLERY.
Oui, nous le voyons quelquefois... à la maison...
LA PETITE BACHE.
Oh ! pas souvent.
MADAME BACHELLERY.
Depuis qu’il s’occupe de faire entrer fifille au théâtre.
NUMA.
Il s’occupe... Il s’occupe... Mais monsieur de Lappara n’a aucune influence que par moi... Un garçon d’une légèreté... il ferait bien mieux de songer à sa situation, à son avenir...
LA PETITE BACHE, vivement.
Moi, j’y songe, à l’avenir, je ne songe qu’à ça.
NUMA, très grave.
Oh ! je le sais, mademoiselle. Je connais vos aspirations vers le grand art, et je suis prêt à vous aider, selon la promesse que j’ai faite à monsieur votre père... Je vous parlais d’une surprise, la voici...
LA PETITE BACHE.
Quoi donc ?
Mouvement de curiosité de la mère.
NUMA.
Vous chanterez chez moi, la semaine prochaine, devant tout Paris...
MADAME BACHELLERY.
Oh ! mes enfants, laissez-moi m’asseoir...
NUMA.
Le Directeur sera là pour vous entendre, et votre engagement.
LA PETITE BACHE.
Vrai ! c’est vrai ?... Oh ! maman, maman, que je suis contente !...
Elle embrasse Numa sur les deux joues.
MADAME BACHELLERY.
Alice !...
NUMA, attendri et allumé.
Excusez-la, c’est une enfant...
MADAME BACHELLERY.
Un bébé,
Émue.
mais bien raisonnable tout de même.
LA PETITE BACHE.
Seulement, voilà... pour passer au grand art, tout de suite, devant le monde... ce que j’aurai le trac !... Dites donc, m’sieur ? Et si je chantais le « Petit Mitron, » pour la dernière fois... en costume, comme aux Folies...
NUMA.
Oui, ce serait drôle... J’aurai pas mal de musique sérieuse... Va pour le « Petit Mitron ! »
LA PETITE BACHE.
Ce seront mes adieux à la chansonnette.
DOMINIQUE, s’avançant résolument.
Monsieur, je suis débordé, je ne sais plus où mettre le monde... que Monsieur me permette au moins de dire qu’il est souffrant, et de renvoyer les audiences...
MADAME BACHELLERY.
Partons vite, fifille.
NUMA, à la petite.
Voilà ma vie, mon enfant...
À mi-voix.
Quand vous reverrai-je ?
LA PETITE BACHE, roulant sa musique.
Quand vous voudrez.
NUMA.
Oui, il faudrait causer un peu de ce programme...
LA PETITE BACHE.
L’après midi, je ne sors jamais.
MADAME BACHELLERY, au fond, tapant dans ses mains.
Allons ! allons !
LA PETITE BACHE.
J’arrive...
Elle remonte, puis redescend vers Numa.
J’en ai encore une très gentille que je pourrai vous dire avec le « Petit Mitron » : « la Petite Marguerite... » Vous ne l’avez pas entendue...
Lui fredonnant dans les yeux. Zézalement.
Petite maldelite
Les olangers vont fleuli dans huit jours.
Si tu me donnes têt’ chose
Je te donnelai têt’ chose...
Si tu me donnes lien
Je te donnelai lien.
Elle est drôle, pas ? Adieu !
Elle se sauve en sautant comme une fillette.
Scène XIII
NUMA, DOMINIQUE, dans le fond, en statue du commandeur
NUMA, sur le devant de la scène.
C’est joli, la jeunesse... Attention, Numa, attention !...
Se secouant.
Avaï ! c’est une enfant, voyons... Parions que Lappara les raccompagne...
Il prend son élan vers le fond, ouvre la porte par où les dames Bachellery viennent de sortir, dit vivement dans l’antichambre aux personnes qui attendent.
Bonjour, ami... Je suis à vous, messieurs...
Puis, d’une voix nerveuse.
Lappara ! Lappara ! qu’est-ce que vous faites ?... Arrivez donc...
Scène XIV
NUMA, LAPPARA, DOMINIQUE, toujours immobile
NUMA, faisant passer Lappara et fermant la porte, nerveux.
Je ne vous comprends pas, mon cher... Vous manquez de tenue...
LAPPARA.
Mais, monsieur, je faisais un bout de conduite à ces dames...
NUMA.
Laissez donc ces dames tranquilles... Mauvais milieu pour vous, jeune homme... Il faut être plus sérieux, que diable !... Il est temps de prendre position... vous avez l’âge...
Amical.
Vous n’avez jamais songé à vous marier, vous.
LAPPARA.
Ma foi, non, monsieur... je suis bien. comme je suis... à moins d’une aubaine étonnante...
NUMA.
On vous la trouvera, l’aubaine... avec votre nom, vos relations, des amis comme moi, car je vous aime, mon petit, et votre avenir me préoccupe... Que diriez-vous de mademoiselle Le Quesnoy ?
LAPPARA.
Mademoiselle Hortense ?... Oh ! je n’aurais jamais osé...
NUMA.
Pourquoi pas ?... Mais si, mais si... je serais heureux de vous voir de ma famille... Voulez-vous que je tâte, que je dise un mot ?...
Geste confus de Lappara.
Je m’entends très bien avec ma petite belle-sœur...
Scène XV
NUMA, LAPPARA, DOMINIQUE, DAVIN, entrant par la gauche, papiers à la main
DAVIN.
Voilà le rapport fini...
NUMA, se retournant, à part.
Tiens, mais est-ce que je ne lui ai pas promis, à lui aussi... Ma foi, tant pis, elle choisira.
ACTE III
Premier Tableau
Fête à l’hôtel Roumestan.
Salon d’entrée, très riche, au fond duquel aboutit et finit, face au public, une large montée d’escalier, fermé d’une petite barrière battante, en bois doré et ouvragé. Par la descendent et s’en vont les invités de Numa. Quand on ne les voit plus qu’à mi-corps, c’est-à-dire quand ils ont descendu trois ou quatre marches, ils s’arrêtent sur un palier, où luit, entre deux appliques allumées, une haute glace devant laquelle les femmes assurent leurs boucles d’oreilles, passent leurs fourrures apportées par la livrée, dont on aperçoit les chapeaux galonnés. À gauche de l’escalier, au fond, en pan coupé, large baie garnie d’une riche tenture relevée et donnant sur d’autres salons. Même côté, second plan, une cheminée en marbre blanc ; premier plan, toujours à gauche, une porte ouverte aussi sur les salons. À droite, premier plan, porte qui mène au cabinet de Numa ; second plan, large buffet chargé de cristaux, boissons, friandises, et servi par des maîtres d’hôtel en grande tenue. Porte à droite, au fond pour le service. Divers fauteuils, sièges élégants de toutes formes. Grandes plantes vertes. Il est tard, le concert va finir.
Scène première
NUMA, LE DOCTEUR BOUCHEREAU, LE GÉNÉRAL, LE BARONVAN BERG et quelques autres VIEUX MESSIEURS décorés chamarrés et généralement chauves, se pressant à la porte de gauche et applaudissant, à droite, devant le buffet, LAPPARA, et deux ou trois gommeux, mangeant et buvant, indifférents à la musique, assis sur un pouf, face au public, VALMAJOUR, en habit, frisé au petit fer, le teint cruellement bronzé, sur sa cravate blanche, des gants de marié de banlieue, l’air exotique et embêté, accoudé sur un genou, son tambourin entre ses jambes. Dans le fond, des invités, hommes et femmes, sortent des salons, le morceau fini, et se dirigent vers l’escalier
VIEUX MESSIEURS, à gauche.
Brava ! Brava !
Applaudissements discrets et mondains, bien en contraste avec les trépignements de la fête aux Arènes.
NUMA, ravi, les mains plus hautes que tout le monde pour applaudir.
Délicieux !... Divin !...
Se tournant vers Bouchereau, sans cesser d’applaudir.
N’est-ce pas, docteur ?... La voix est encore un peu grêle, mais ça s’étoffera... elle n’a que seize ans...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU, applaudissant.
Que seize ans, vous croyez ?
LE GÉNÉRAL, à demi-voix, pour le docteur.
Seize ans de fût et quelques années de bouteille... Brava ! brava !
Il applaudit.
NUMA, applaudissant, à Van Berg.
Elle est gentille, hein, baron ?
Le baron, muet, fait le geste d’applaudir, mais pour Numa seul, comme pour dire : « Mon compliment ! »
VALMAJOUR, qui guette Numa depuis un moment, s’élance, la courroie du tambourin en bricole sur l’épaule.
Dites, monsieur Numa...
Numa remonte sans l’entendre. Valmajour vient se rasseoir, navré.
LES JEUNES GENS, à droite, près du buffet, voyant Numa qui passe.
Brava !... brava !
LAPPARA, allumé de champagne.
Bis !... bis !...
NUMA, vivement.
Non ! non ! Ça la fatiguerait...
Il remonte vers le fond pour saluer les personnes qui descendent.
LAPPARA, pouffant de rire.
Ça la fatiguerait !... Sacré patron !... Il a de ces mots...
Aux autres jeunes gens.
Ah ! il est fort, le mâtin.
On l’interroge ; il cause à voix basse.
NUMA, au fond, à des dames qui s’en vont.
Seize ans !... Elle n’a que seize ans !...
LE GÉNÉRAL, au docteur Bouchereau.
Il a l’air rayonnant, ce soir, maître Numa...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU.
Il y a de quoi !... après son succès à la Chambre, aujourd’hui...
UN DOMESTIQUE, au fond.
La voiture du marquis d’Athis...
AUTRE VOIX, au lointain.
La voiture...
Le baron s’approche des jeunes gens, l’air froid, et les écoute, un sorbet à la main.
LAPPARA, à droite, aux jeunes gens, près du buffet.
Il a loué un petit hôtel, rue de Londres, et cette nuit on pend la crémaillère.
Ils parlent à voix basse.
LE GÉNÉRAL, à gauche, parlant à Bouchereau.
Ministre, vous croyez ?...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU.
Avant huit jours...
LE GÉNÉRAL, d’un air diplomatique.
J’ai toujours pensé que son concert de ce soir devait masquer quelque manœuvre...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU.
Ah ! c’est un adroit !...
Le baron, toujours froid, va vers le buffet, pose son sorbet, se fait verser un verre de bordeaux qu’il déguste en écoutant les jeunes gens.
LAPPARA, aux jeunes gens, un doigt sur les lèvres.
Seulement, vous savez, pas un mot...
UN DES JEUNES GENS.
Farceur ! L’histoire est tout au long dans le Nouvelliste.
Il tire un journal de sa poche ; Lappara et les autres jeunes gens se pressent autour de lui.
LAPPARA.
Donnez-moi ce journal... je vais lui montrer.
Il arrête au passage Numa, qui redescendait la scène, et lui donne le journal, très ému.
Regardez ça... c’est de ce soir... En tête, là... « Un nouveau cabinet. »
NUMA, lisant.
« Un nouveau cabinet... Décidément, le Midi monte... »
Souriant.
Bon ! bon !... je vois ce que c’est...
À Lappara.
Que voulez-vous, mon cher ? Il faut les laisser dire...
Il met le journal dans son habit.
LAPPARA, stupéfait.
Comment ! pas plus troublé que ça !...
Il revient vers les jeunes gens.
Cristi ! qu’il est fort !
NUMA, au général, qui remonte.
Vous partez, général ?... Attendez donc, la Vauters va chanter encore...
LE GÉNÉRAL.
Oh ! moi, vous savez, la grande musique...
NUMA, le retenant par la main.
Restez tout de même...
Appelant.
Lappara ! Lappara !
Il lui dit un mot à voix basse, puis se tournant vers le général.
Je vais vous présenter notre petite merveille.
LE GÉNÉRAL.
Quel plaisir voulez-vous qu’elle ait à connaître une vieille giberne comme moi ?...
Montrant les jeunes gens.
Un de ces jeunes mirliflores ferait bien mieux son affaire...
NUMA, vexé.
Vous vous trompez, mon cher... Il y a bien d’autres choses que les femmes préfèrent à la jeunesse d’un homme...
LE GÉNÉRAL.
Elles vous disent ça.
NUMA, se tournant vers le docteur Bouchereau et d’autres vieux chamarrés qui se sont approchés.
J’en appelle à ces messieurs... L’homme connu, l’homme au pouvoir, voilà ce qu’elles aiment !... Se dire que celui qui est là, devant elles, roulant sa tête sur leurs genoux, est un illustre, un puissant, un des leviers du monde, c’est cela qui les remue !
LES VIEUX MESSIEURS, convaincus.
Oh ! certainement...
Le baron approuve d’un mouvement de tête.
LE DOCTEUR BOUCHEREAU, souriant.
Les hommes de notre âge seront tous de cet avis.
LE GÉNÉRAL.
Eh bien ! je vous dis, moi, que lorsque j’étais à l’État-major, simple petit lieutenant, et que je m’en allais les dimanches de sortie, en grande tenue, mes vingt-cinq ans, des aiguillettes neuves, je ramassais au passage de ces regards de femme qui vous enveloppent en coup de fouet, de la nuque au talon, de ces regards qu’on n’a pas pour une grosse épaulette de mon âge... Aussi, maintenant, quand je veux retrouver la chaleur d’un de ces regards-là, une déclaration muette pleine rue, savez-vous ce que je fais ? Je prends un de mes aides de camp, jeune, de la dent, du plastron, et je me paye de sortir à son bras, mille noms de noms !
NUMA.
Au fait, peut-être avez-vous raison...
Regardant autour de lui.
Ah ça ! je ne vois pas venir Lappara, que devient-il donc ?
Il va pour remonter ; Valmajour, qui le guette comme un chat, se précipite, son tambourin toujours en bricole et son flutet à la main.
VALMAJOUR, bas.
Monsieur Numa... monsieur Numa...
NUMA.
Hein ?... Ah ! c’est vous...
VALMAJOUR.
Est-ce qu’on va pas me faire jouer encore quelque chose ?
NUMA, agacé.
Vous n’en avez pas assez, donc ? Bien... nous verrons ça... tout à l’heure...
Il remonte.
VALMAJOUR.
Va bien !
De plus en plus navré, il revient vers sa place. Le baron, très froid, l’arrête au passage et, d’un geste sobre, demande à voir le flûtet. Le général ayant sifflé un verre de champagne au buffet, descend l’escalier du fond.
Voix de DOMESTIQUE, au lointain.
La voiture du général d’Espaillon !... La voiture...
Les voix s’éloignent.
Scène II
LES MÊMES. LE PRÉSIDENT LE QUESNOY, qui est entré par la seconde grande porte de gauche
LE PRÉSIDENT, faisant redescendre avec lui Roumestan qui s’en allait à la recherche de Lappara et de la petite Bachellery.
On me dit que le docteur Bouchereau est ici, présentez-moi donc à lui, mon cher Numa.
VALMAJOUR, expliquant au baron et montrant son flûtet.
Ce m’est venu de nuit ; en entendant çanter le rossignol...
Numa en passant se cogne au tambourin. Valmajour s’écarte vite.
NUMA, à demi-voix.
Est-il encombrant, celui-là, avec caisse !...
Appelant.
Docteur !... Docteur !...
Le docteur Bouchereau s’avance, Numa fait les présentations.
Monsieur le Président Le Quesnoy, mon beau-père...Le professeur Bouchereau, sénateur...
On se salue. Numa souriant.
Grand médecin, grand magistrat... Quel est celui de vous deux qui en a le plus condamné ?... Je vous laisse.
Il se sauve par le fond à gauche.
Scène III
LES MÊMES, moins NUMA
LE PRÉSIDENT, descendant la scène avec le docteur Bouchereau.
Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur Bouchereau...
Geste évasif du docteur.
Oh ! Il y a longtemps...
VALMAJOUR, les heurtant avec sa caisse, pour retourner s’asseoir.
Excusez-moi, messieurs...
S’assied tout près deux, sans que les deux hommes prennent garde à lui.
LE PRÉSIDENT, continuant.
Quelque trente-cinq ans... un soir d’hiver... pour moi, inoubliable !... C’était au chevet de mon fils, un beau petit garçon, frappé brusquement, traîtreusement, en pleine vie, dans sa fleur...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU.
Place Royale, ah ! oui, je me rappelle.
LE PRÉSIDENT.
Vous n’étiez pas encore le grand Bouchereau, mais déjà vous aviez votre regard de voyant, ce terrible don du diagnostic qui vous fit dire tout de suite, devant ce lit d’enfant : « Il est perdu. »
LE DOCTEUR BOUCHEREAU.
Don terrible, en effet, monsieur le Président, qui désole et gâte ma vie, sinistre seconde vue qui, dans un passant à peine regardé, dans l’être intact d’apparence, marchant, agissant en pleine force, en pleine joie, me montre le condamné de demain, et la marche de son affaire aussi nettement que sur une planche d’anatomie.
VALMAJOUR, qui l’écoute gêné d’abord, puis terrifié, se lève et s’écarte.
Outré !... Il me fait peur. C’est un sorcier, cet homme...
Scène IV
LES MÊMES, NUMA, ramenant à son bras LA PETITE BACHELLERY, en mitron de fantaisie, barrette, tablier de dentelle, toute blanche et poudrerizée, LAPPARA, et ses amis suivent et frétillent derrière elle
NUMA, conduisant la petite Bache au buffet, au maître d’hôtel.
Vite, un consommé bien chaud...
LA PETITE BACHE.
Non, merci, du champagne...
NUMA, la fait servir, et voyant la jeunesse autour d’elle.
Messieurs, je vous en prie... La Vauters va chanter...
À Lappara, sévèrement.
Lappara ! Voyons...
Lappara et les jeunes gens s’éloignent. Le Quesnoy et Bouchereau se sont écartés et causent devant la cheminée, second plan à gauche. Valmajour erre ça et là avec son tambourin, mais toujours dans la direction de Roumestan.
NUMA, toujours devant le buffet, à la petite Bache.
Un succès fou !
LA PETITE BACHE.
Vous croyez ?... J’ai pourtant manqué ma seconde reprise... « Chaud ! chaud ! »
NUMA.
Adorable.
LA PETITE BACHE.
Je l’avais dans la voix... Je ne l’avais pas dans les jambes...
NUMA.
Si... parfait... dans les jambes aussi...
LA PETITE BACHE, mirant son verre de champagne.
Que dit notre bon directeur ?
NUMA.
Ravi...
LA PETITE BACHE.
L’engagement ?...
NUMA.
Signé... pour trois ans.
LA PETITE BACHE, buvant.
Où est-il ?
NUMA.
Là, dans mon cabinet, sur la table... Vous n’aurez qu’à le prendre en mettant votre manteau... Est-ce bien ?... On est contente ?
LA PETITE BACHE, en provençal.
Tout aré vous lou diraï, moun bel ami !...
Elle lui tend son verre pour le poser sur le buffet..
NUMA, passionné.
Ah ! petite... petite...
Tendant le verre au maître d’hôtel.
Remplissez ça.
LA PETITE BACHE.
Merci, j’en ai assez.
NUMA, bas.
C’est pour moi.
Se retourne vers elle, son verre à la main, et commence amoureusement.
Je veux savoir...
Il s’arrête en apercevant sa femme et pose son verre, très froid.
Pardon, mademoiselle, je reviens.
Scène V
LES MÊMES, ROSALIE, puis HORTENSE et LAPPARA
Rosalie est entrée un peu vite, cherchant son mari, et l’apercevant, lui fait un petit signe du bout de son éventail replié. La petite Bache reste près du buffet, le baron, toujours froid, rode autour d’elle en sondeur, Valmajour est près d’eux, mais guettant toujours Numa. Mouvement d’invités autour du buffet et de la petite chanteuse.
ROSALIE, jolie, souriante, à Numa.
Numa !...
NUMA, s’approchant très empressé.
Quoi donc, ma belle ?...
ROSALIE.
Et ce malheureux Valmajour, il ne joue plus rien ?...
NUMA, les poings crispés.
Oh ! écoute, j’en ai, de ton tambourinaire...
ROSALIE, souriant.
Le mien, tu crois ?...
NUMA.
Mais il ennuie tout le monde, tu as bien vu... Ils n’y comprennent rien... c’est trop exotique pour eux...
ROSALIE.
Tu trouves ?... Il a pourtant un petit côté Fragonard...
NUMA.
Ah ! vaï, Fragonard... un musicien hongrois de la foire aux pains d’épices. Regardez-le...
VALMAJOUR, à droite, montrant et expliquant son flutet à Bachellery, son tambourin à terre, devant lui, du monde autour d’eux.
Ce m’est vénu dé nuit, en entendant çanter le rossignol...
NUMA.
Cet affreux boniment que j’entends depuis trois heures... « Ce m’est vénu... »
ROSALIE.
Il t’a cru sur parole... Tu le trouvais si joli !
NUMA.
Il le récitait bien mieux là-bas... On dirait qu’il a pris de l’assent, depuis qu’il est à Paris, cet animal-là !...
ROSALIE.
Eh ! non. Seulement l’acoustique n’est plus la même.
Avec un petit coup d’éventail sur les doigts de son mari.
Ah ! Numa... Numa... pauvre faiseur de dupes, involontaire... tu te grises de ta parole, mais tu t’en dégrises aussi vite, toi... tandis que les autres...
Gaiement.
Contemple ta victime, et que ce soit la dernière, au moins.
NUMA, gaiement.
Bah ! Nous le rapatrierons... dès demain matin, par exemple !... Il me rendrait fou...
ROSALIE.
Mais, en attendant, ce soir...
NUMA.
Tu y tiens ? Eh bien ! tout à l’heure, pour finir, on lui demandera un air de gavotte ou de farandole.
ROSALIE.
Parfait !... Nous avons de la jeunesse, ça la fera sauter.
NUMA, gêné.
C’est que... si on danse, ce sera long... Je les connais... et moi il faut que je m’en aille...
ROSALIE.
Où donc ?
NUMA.
Et l’Officiel ? Corriger mes épreuves...
ROSALIE.
Ton discours... c’est vrai... Mais à quelle heure vas-tu rentrer ?... Pauvre ami...
NUMA.
Ah ! Qui sait !...
Gentil.
D’affreux maris, n’est-ce pas, les maris de la politique ?...
Éclats de rire à droite, vers le groupe du petit mitron et de Valmajour.
LA PETITE BACHE, au tambourinaire.
Non ! Vrai, je vous assure... à votre place, v’là ce que je ferais...
Montrant le tambourin.
Je mettrais un tourniquet sur ma caisse, et j’en ferais une boîte à plaisirs...
VALMAJOUR.
Qu’est-ce qu’il me chante, ce petit homme ?
LA PETITE BACHE.
V’là le plaisir, mesdames, v’là le plaisir !...
Elle se sauve en riant comme une folle, par la porte de droite, dans le cabinet de Numa.
ROSALIE, à Numa.
Elle m’agace, cette petite... Chose, avec son rire... Drôle d’idée de faire venir ça chez nous...
NUMA, gêné.
Pour pimenter le programme... Que veux-tu ? On ne sait plus comment les amuser.
ROSALIE, continuant.
Une espèce de fausse étourdie, de faux oiseau... Et cette voix... une serinette... Qu’est-ce qu’on dit, que ça va à l’Opéra-Comique ?
NUMA.
Il paraît.
ROSALIE.
Qui a-t-elle donc pour protecteur ?...
NUMA.
Un protecteur... tu crois ?...
ROSALIE.
Il vient de lui offrir un petit hôtel... Ah ! elle débute jeune... Du reste, le monsieur doit être ici... ces jeunes gens se le montraient tout à l’heure... je les entendais dire... « Regardez cet air fat !... »
NUMA, vexé.
Par exemple !
Regardant autour de lui, comme s’il cherchait.
L’air fat... je ne vois guère...
Apercevant le baron, devant le buffet.
Peut-être le baron Van Berg... c’est un coureur de petits théâtres...
ROSALIE.
Ah ! C’est là qu’a passé l’argent des...
NUMA.
Attends... nous allons bien voir...
Appelant.
Baron ! Baron !
Le baron, devant le buffet, se retourne, un verre de bordeaux d’une main une sandwich de l’autre.
ROSALIE, vivement.
Oh ! l’horreur... ne me fais pas parler à cet homme... C’est bien assez de l’avoir eu en face de moi tout le temps du dîner.
Elle quitte Numa et vient vers la gauche parler à sa sœur, assise sur un divan, mangeant une glace que Lappara, debout devant elle, vient de lui apporter.
NUMA, à part.
Ouf !
Le baron, qui s’avance froidement, son verre à la main, fait signe à Numa : Vous me parliez ? » Numa, souriant.
Il est bon, mon château des. Papes, eh ! baron ?
Le baron fait signe qu’il est exquis.
Savourez-le, c’est la fin...
À part.
Toi, mon bonhomme, sans t’en douter, tu viens de me rendre un fameux service.
Il jette un regard furtif à gauche, vers sa femme qui cause avec Hortense et Lappara, puis s’élance vers la porte de droite par où est sorti le mitron.
VALMAJOUR, s’élançant après lui, avec sa caisse, et d’une voix terrible.
Monsieur Roumestan !
NUMA, tressaute et s’arrête.
Ne criez donc pas tant, qué diable !
Le repoussant.
Allez-vous me laisser tranquille, à la fin des fins...
ROSALIE, sans se retourner.
Chut !
Musique en sourdine dans les salons.
VALMAJOUR, regardant la porte du cabinet de Numa.
Ah ça ! qu’est-ce qu’ils ont donc tous à courir après ce petit pâtissier ?...
ROSALIE, à demi-voix, petits coups d’éventail dans ses mains.
Messieurs, la Vauters chante...
LAPPARA.
Chut ! chut !
Il a pris la soucoupe des mains d’Hortense et la remporte au buffet avec des précautions de silence exagérées. Mimique d’invités s’approchant, sur la pointe des pieds, des portes du salon où l’on chante. D’autres, que la musique assomme, tombent anéantis sur des sièges, le claque ballant entre les jambes, hébétés, la figure vide. Valmajour, de plus en plus navré, erre çà et là doucement, de peur du bruit, les bras en balancier, comme s’il marchait sur la glace. De temps en temps, sa caisse, qu’il a toujours en bricole, heurte un siège ou une jambe d’invité, et gronde comme un tonnerre.
Scène VI
LES MÊMES, moins NUMA et LA PETITE BACHELLERY
Rosalie et Hortense causent sur le divan, à gauche, premier plan.-Belle voix de femme chantant au loin une romance de Beethoven.
ROSALIE, à demi-voix, derrière l’éventail.
Voyons, montre ici tes yeux. Ils n’ont pas leur joli sourire d’ordinaire... Qu’as-tu ?...
HORTENSE.
Moi ? rien...
ROSALIE.
Tu sais que je vous fais danser tout à l’heure.
HORTENSE.
Oh ! je n’ai pas le cœur à la danse...
ROSALIE.
Toi !... oh ! alors, il y a quelque chose.
HORTENSE.
Non... je t’assure.
LAPPARA, s’approchant, fausse extase.
Oh ! ce Beethoven, mesdames... Quelle musique !
ROSALIE.
Très gentil.
À sa sœur.
Dis-moi, chérie, est-ce qu’il est allé vous voir, depuis qu’il est à Paris ?
HORTENSE.
Qui ?
ROSALIE.
Mais... Valmajour.
HORTENSE.
Non... Sa sœur est venue à la maison deux ou trois fois. Jamais lui. Je ne l’ai revu que ce soir, ici...
ROSALIE.
Tu lui as parlé ?...
HORTENSE.
Il avait l’air si triste, tout seul devant le piano, après sa déconvenue.
ROSALIE.
Que lui as-tu dit ?
HORTENSE.
Qu’il avait très bien joué.
ROSALIE.
Et lui ?
HORTENSE.
Lui, il m’a... il m’a demandé de le présenter à des journalistes...
ROSALIE, riant.
Il n’est pas romanesque...
HORTENSE.
Oh ! cette musique me tord les nerfs... J’ai une envie de pleurer...
ROSALIE.
Ce n’est pas la musique... Veux-tu que je te dise ce que c’est... le malaise que tu éprouves ? veux-tu que je t’apprenne son nom ?...
HORTENSE, la regardant.
Tu le sais ?
ROSALIE, laissant tomber le mot, syllabe par syllabe.
Désenchantement... La minute d’angoisse où le jour tombe, où le mirage s’évanouit, où se décolore en mourant la belle fleur pourpre des grenades...
HORTENSE, troublée.
Ma sœur, je t’assure...
ROSALIE.
Pauvre petite imaginaire !... Tu ne vois donc pas que je le connais, ton roman, que depuis trois mois, jour par jour, je le suis dans ta tête ; mais va, si folle qu’elle soit, cette petite tête folle, si attrayant que ton roman pût te paraître, là-bas, dans le soleil et la poussière d’or des arènes, avec sa grâce d’art rustique et ce vieux blason de prince des cours d’amour dont la fantaisie de Numa écussonnait son tambourin, moi, je n’ai pas eu peur une minute ! Je comptais sur Paris, son jour du Nord implacable... Tiens, voilà ce qu’il en a fait, Paris, de ton roman.
Elle lui montre Valmajour qui, debout devant le buffet. explique à demi-voix son flutet au maître d’hôtel.
VALMAJOUR, bas.
Ce m’est vénu de nuit...
HORTENSE, frissonnante et serrée contre sa sœur.
Dieu !...
ROSALIE, souriante et tendre.
Il n’y a qu’à en rire, voyons... On va le rapatrier, l’Abencerage en exil, on le remettra dans son cadre... Et peut-être maintenant mon ami Davin, qui t’aime, lui, qui attend toujours, parlera-t-il un peu plus haut à ton imagination... Allons, regarde-moi... C’est fini ? Oui ?... Alors, que je te voie sourire.
HORTENSE, avec le mouvement réprimé de se jeter à son cou.
Sœur chérie, comme tu es bonne !
ROSALIE.
Et heureuse, surtout !
HORTENSE.
Le succès de Numa, n’est-ce pas ?
ROSALIE.
Oh ! non pas ça... C’est si en l’air, toute cette politique. Non, un grand bonheur qui nous arrive. Plus tard, je te dirai... Ah ! voilà Davin.
La romance est finie, on applaudit. Mouvement dans les salons vers l’escalier, vers le buffet.
Scène VII
LES MÊMES, DAVIN
ROSALIE, debout, applaudissant.
Bravo ! bravo ! Bonjour, Davin.
DAVIN, qui arrive du dehors par l’escalier, achevant de boutonner ses gants, un peu essoufflé.
Bravo ! bravo !
Saluant Rosalie et Hortense.
Mesdames... Qu’est-ce que j’applaudis ?
ROSALIE.
Mais c’est la Vauters !... Comme vous venez tard ?...
HORTENSE.
On ne vous a pas vu de la soirée.
DAVIN, à Hortense.
Vous vous êtes aperçue que je n’étais pas là ?
À Rosalie.
Je viens de l’Officiel, revoir les épreuves...
ROSALIE, étonnée.
Du discours de Numa ?...
DAVIN.
Et il y en avait !...
ROSALIE.
Mais... mon mari sait-il que vous étiez allé corriger ses épreuves ?
DAVIN.
C’est lui qui m’avait envoyé...
ROSALIE, à elle-même, troublée.
Alors, pourquoi m’a-t-il dit ?...
HORTENSE, à sa sœur, montrant des groupes d’invités qui descendent l’escalier.
Madame Vauters s’en va, dis-lui mot.
Rosalie et Hortense remontent en scène.
Scène VIII
LES MÊMES, LA PETITE BACHELLERY, NUMA
La petite Bache, en long manteau, dentelle sur la tête, sort du cabinet de Roumestan, à droite, en roulant son traité avec sa musique. Numa paraît derrière elle.
DAVIN, à gauche, regardant la petite Bache.
Tiens d’où sort-elle, celle-là...
NUMA, haut, à la petite.
Encore une fois, mademoiselle, tous nos remerciements...
VALMAJOUR, stupéfait.
Té... c’était donc une femme, le petit pâtissier...
LA PETITE BACHE, grande révérence.
Monsieur...
Bas et vivement.
À tout à l’heure...
NUMA, passionné.
À tout à l’heure... et à toujours...
Il a un geste aussitôt réprimé, comme pour l’étreindre.
DAVIN, bas, à Numa, en passant devant lui.
Prenez garde, votre femme est là.
La petite Bache a disparu par le fond.
NUMA, passant la main sur son front, bas, à Davin.
Ah ! mon ami... Je suis affolé...
DAVIN, même ton.
Ça se voit...
NUMA, vivement.
À quoi donc ?...
DAVIN.
Secouez votre collet...
Montrant le cabinet.
Le petit mitron vous a rempli de farine...
NUMA, secouant les parements de son habit.
Mon bon Davin, ne me jugez pas trop mal... Ce que j’éprouve est inexplicable... Ma femme, je l’adore... et cette enfant. me remplit le cœur... Non, tenez, savez-vous ce que je crois...
En confidence et très sérieux.
Je crois que le Midi est polygame.
ROSALIE, qui les guette depuis un moment, s’approche.
Que complotez-vous donc tous les deux ?...
DAVIN, vivement.
Nous parlions de son discours...
NUMA, très vite.
Il fait un bruit du diable, à ce qu’il paraît... les journaux ne sont pleins que de ça... Il y a un article ce soir, dans le Nouvelliste... Tu ne l’as pas vu ?...
Il tire vivement le journal de la poche de son habit.
Ils annoncent la chute du ministère, et donnent déjà la composition du nouveau Cabinet... le Cabinet Roumestan...
Lui passant le journal qu’il a déplié.
Tiens, là, en tête... « Décidément, le Midi monte... » Je n’ai lu que le commencement, mais c’est assez drôle...
LAPPARA, qui s’est approché, à part.
Qu’est-ce qu’il fait !... Il montre le journal à sa femme !... Il est décidément très fort !...
NUMA, à Davin, pendant que sa femme lit le journal.
Ils sont renseignés... Évidemment, si je prends le pouvoir, ma liste est prête, et c’est celle-là... tous du Midi !... Escoubillas, Marestaing, Terminarias, Laboulbène...
ROSALIE.
Et Bachellery...
NUMA, tressaute.
Comment, Bachellery ?
ROSALIE, très sérieuse, lui montrant le journal sans le lâcher.
Oui, tu vois, Laboulbène et Bachellery.
DAVIN, vivement.
Il y a sans doute un député de ce nom-là...
NUMA.
Mais pas du tout...
Signe de Davin.
À moins que... C’est vrai qu’on ne les connait pas tous... Il y a tant de nullités dans cette Chambre.
Il essaie de lui reprendre doucement le journal.
ROSALIE, retenant et regardant la feuille.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi le nouveau conseil siégera-t-il 12, rue de Londres, dans un hôtel particulier ?...
Avant qu’elle ait fini, Numa lui a pris le journal des mains.
DAVIN, à part.
Quelle infamie ?
NUMA.
Donne, je vais t’expliquer...
Il regarde le Journal. Se tournant vers Davin.
Vous comprenez, vous ?...
DAVIN, regardant le journal et gravement.
Non.
NUMA, pliant le journal et le mettant dans sa poche de derrière.
Moi non plus... C’est un rébus... Quelque fumisterie de reporter parisien, vexé de voir le Midi qui monte...
À pleine voix avec de grands gestes pour faire diversion.
Eh ! oui, le Midi monte... et il n’est que temps, pour chasser la tristesse et les brumes du Nord qui nous gagnent... Nos défauts, té, pardi ! c’est nous qui les racontons ; au lieu de les cacher, nous les portons comme des cocardes. Oui, vantards, oui, braillards, légers, jamais en place... mais nous avons la vie, le mouvement, la lumière... et si notre race s’éteignait, la France périrait d’ennui.
Rires et applaudissements d’invités sur le départ qui se sont approchés et font cercle autour de lui, Numa, se tournant vers Valmajour qui ne cesse de le suivre et de le guetter de son œil de faucon malade.
Allons ! Valmajour, c’est le moment... Attaque-nous un air de farandole, en l’honneur du Midi triomphant et sonore...
VALMAJOUR.
Va bien !
NUMA.
Avant ! Avant ! Jeunesse... en place pour la farandole...
Il passe dans le salon à côté, suivi de Valmajour qui commence à battre sa caisse.
LAPPARA, gaiement.
Ça me connait, la farandole...
À Hortense.
Nous la conduirons tous les deux, voulez-vous, mademoiselle ?
HORTENSE, regardant Davin distrait, les yeux fixés sur Rosalie.
Et monsieur Davin ?
LAPPARA, prenant la main d’Hortense.
Ah ! il ne sait pas, lui, c’est un homme du Nord...
HORTENSE.
Allons !... Zou !
Elle sort en courant avec Lappara dans le salon où l’on entend le tambourin.
Scène IX
ROSALIE, à gauche, premier plan, debout et songeuse, DAVIN, plus à droite, la regardant et n’osant s’approcher, LE DOCTEUR BOUCHEREAU, devant le buffet où LE PRÉSIDENT vient le rejoindre
Le salon toujours allumé prend un air de solitude. Maîtres d’hôtel bâillant derrière le buffet. Au fond, silhouette de femme mettant sa fourrure sur le petit perron de l’escalier.
DAVIN, regardant Rosalie.
Elle a compris !... Pauvre femme...
LE PRÉSIDENT, s’approchant de Bouchereau devant le buffet.
Eh bien ! docteur, nous voilà de planton, tous les deux...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU, un verre de champagne à la main.
Attendant le bon plaisir de nos filles...
LE PRESIDENT, à Davin.
Et vous, monsieur Davin, vous ne dansez pas ?
DAVIN se retourne.
Non, monsieur le Président...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU, savourant son champagne à petits coups.
À son âge, j’étais comme lui...
Il regarde Davin.
Je ne dansais pas, mais je restais toujours jusqu’à la fin des bals... Les femmes sont plus jolies, à ce moment-là... Puis, dans l’air, un peu de musique... De la poussière qui sent bon... Une demi-ivresse aiguisant les sensations, très délicate à savourer avec un chaud-froid de volaille arrosé de vin frappé.
Il boit.
LE PRÉSIDENT.
Tiens mais on n’entend plus la farandole...
DAVIN.
Ils font le tour de l’hôtel, ils ont pris le petit escalier et vont remonter par le grand.
LE PRÉSIDENT, allant vers le fond.
En effet, les voilà qui arrivent...
On entend le fifre et le tambourin qui approchent.
ROSALIE, sur le devant de la scène, à part.
Est-ce vrai ?... Est-ce possible ?...
LE PRÉSIDENT, au fond, penché sur la petite rampe.
C’est joli, toute cette jeunesse... voyez donc, docteur...
Le docteur Bouchereau remonte. Davin est toujours près du buffet, les yeux sur Rosalie.
ROSALIE, à part.
Cet article de journal... Ce mensonge qu’il m’a fait... Et puis, toute la soirée... ces sourires, ces silences autour de moi...
Appelant à demi-voix.
Davin !
DAVIN, fait un pas.
Madame ?...
ROSALIE.
Non, non, rien...
À part.
Je ne veux pas forcer cet honnête homme à mentir, lui aussi... Je vais bien savoir du reste... S’il sort, comme il l’a dit, c’est qu’il y va, c’est que c’était vrai...
La musique et les rires s’approchent.
LE DOCTEUR BOUCHEREAU, son verre toujours à la main, revenant vers Davin, près du buffet.
Je parlais de diagnostic, tout à l’heure, en veux-tu un ? Regarde entrer cette belle fille... dix-huit ans, de grands cils, la bouche comme une rose... C’est un personnage d’Holbein... La Mort qui danse...
DAVIN, effrayé.
Mais de qui parlez-vous, mon oncle ?...
Au rythme du tambourin, la farandole émerge en sautillant de l’escalier, du fond, Hortense Le Quesnoy en tête.
LE DOCTEUR BOUCHEREAU, la désignant à Davin avec son verre.
La première... qui mène le branle... Qu’as-tu ?
DAVIN, très ému.
Rien... Rien... Et vous dites que...
LE DOCTEUR BOUCHEREAU.
Oh ! Avant six mois...
DAVIN, lui prenant la main.
Prenez garde, le père est derrière vous...
Scène X
ROSALIE, DAVIN, LE DOCTEUR BOUCHEREAU, LE PRÉSIDENT, HORTENSE, LAPPARA, JEUNES GENS et JEUNES FILLES, VALMAJOUR, marchant et jouant à la queue de la farandole
HORTENSE, dansant et riant.
Avant ! Avant !
LAPPARA, criant.
Tous du Midi !... Li pan ou la ! Li pan ou la !...
HORTENSE, qui, en passant devant son père, lui a jeté un baiser, cueille Davin au passage.
Vous, je vous enlève... Lappara est fatigué, prenez sa place...
Elle a lâché la main de Lappara et pris celle de Davin que la farandole entraîne.
LAPPARA, qui suit en protestant.
Eh bien !... Et moi... Et moi...
HORTENSE, sautant toujours et passant devant Rosalie.
Allons ! Rosalie... la farandole...
Rosalie ne répond pas. Hortense et les danseurs entrent dans les salons par la première porte à gauche, suivis de Valmajour et de Lappara. Le Docteur et le Président les suivent aussi, mais par la seconde porte de gauche.
LE DOCTEUR BOUCHEREAU, tapant dans ses mains.
Allons ! En voilà assez... on ferme... on ferme...
VOIX DE JEUNESSE, au dehors.
Non ! non pas encore !
Le tambourin continue et s’éloigne.
Scène XI
ROSALIE, NUMA, qui entre par l’escalier du fond, pardessus, canne, chapeau, mettant ses gants pour sortir
Ils sont seuls. Depuis un moment les gens de service ont à demi débarrassé le buffet et disparu l’un après l’autre, par la seconde porte à droite. Tout allumé et désert, musique et danse lointaines.
ROSALIE, tressaille en le voyant entrer.
Oh !
NUMA, gaiement, s’approchant de sa femme.
Ils sont lancés !... Nous en avons maintenant... jusqu’à quelle heure ?... Allons ! Adieu, ma belle...
ROSALIE.
Tu t’en vas ?...
NUMA, boutonnant son gant sans la regarder.
Tu sais bien... mes épreuves...
ROSALIE, lentement, le regardant bien en face.
Ah ! oui... tes épreuves... Et si je te demandais de ne pas y aller ce soir...
NUMA.
Pourquoi ?...
ROSALIE, émue et souriante.
Un caprice... un enfantillage... tout ce que tu voudras... ça m’ennuie de te voir sortir...
NUMA.
C’est pourtant bien nécessaire...
ROSALIE.
Ne sors pas, je t’en supplie...
NUMA.
Jamais tu ne m’as...
ROSALIE, debout devant lui, une main sur chaque épaule, gracieusement.
Écoute... J’ai depuis quelques jours une grande nouvelle à t’apprendre... bonheur inespéré dans ta vie...
NUMA.
Quoi donc ?...
ROSALIE, très émue.
Je ne voulais pas t’en parler encore, parce que c’est un gros secret...
Souriant avec l’envie de pleurer.
et que tu ne sais rien. garder, toi... Reste... Je te le dirai...
NUMA.
Dis-le donc plutôt tout de suite... Non ?
Gaiement.
Eh bien, alors, en rentrant.
Mouvement de sortie.
ROSALIE, avec un grand cri, un geste de prière.
Mon mari !... Mon mari !... Je t’en conjure... Regarde-moi, comprends-moi...
NUMA, qui s’est arrêté.
Comprendre les femmes, par exemple...
Faisant un pas vers elle et d’une voix bien raisonnable.
Allons ! Voyons, Rosalie...
ROSALIE, changeant de ton.
Tu ne veux pas ?...
NUMA.
Je ne veux pas... surtout te faire de la peine...
ROSALIE.
De la peine !
Rire amer.
Bon cœur !
Éclatant.
Eh bien ! va...
Elle se laisse tomber sur un fauteuil, face au public, en murmurant.
puisque c’est notre destinée !
NUMA, hésite, puis il a son coup d’épaule et descend l’escalier en bougonnant. Au bout de deux marches, il s’arrête, se retourne et appelle doucement.
Rosalie, Rosalie, tu es fâchée... encore ?
Il lui envoie un baiser du bout du gant et disparaît.
Scène XII
ROSALIE, qui, jetée de côté sur son fauteuil, guette Numa partir, a devant son baiser un cri de colère sourde
Menteur !
Puis debout, brusquement.
Et si je me trompe, si je rêve... si rien de tout. cela n’est vrai... Au fait. j’ai l’adresse... allons voir...
Elle sort à droite, vivement.
Deuxième Tableau
Même décor que le précédent, seulement tout est éteint, lustres, appliques. Une pâle lueur d’aube d’hiver, venue des salons à côté, éclaire les premiers plans de la scène, le buffet desservi où trainent quelques assiettes, des verres, une carafe-Le fond, l’escalier, absolument dans l’ombre.
Scène première
NUMA, seul
Au lever du rideau, la scène reste vide un instant, puis on entend au fond un bruit de pas dans l’escalier, la voix de Numa qui fredonne tout bas et le frottement d’une allumette dont la flamme vive découpe la silhouette du grand homme visible à mi-corps sur le palier et allumant, pour rentrer chez lui, un flambeau posé sur une petite table d’encoignure. Il a son pardessus boutonné, le col relevé, la canne sous le bras, le chapeau casseur et vainqueur. Entrant, son flambeau à la main.
C’est bon, de retrouver son chez-soi.
Il s’arrête devant le buffet.
Ah ! j’ai soif... une fièvre !...
Il prend la carafe, un verre qui a servi et qu’il repose, puis un autre qui ne le contente pas non plus.
Ma foi, tant pis, à la régalade !
Il boit deux ou trois gorgées à même la carafe, reprend le flambeau et se dirige vers son cabinet. Il va entrer, la porte s’ouvre, Rosalie paraît, en chapeau, manteau sur sa robe de bal, prête à sortir.
Scène II
NUMA, ROSALIE
NUMA, reculant stupéfait.
Rosalie !... Tu n’es pas couchée ?...
ROSALIE.
Pas plus que toi.
NUMA.
Mais, je... Tu vois, je rentre...
ROSALIE, froidement.
Comme ça se trouve ! moi, je sors...
NUMA.
Tu sors ?...
Posant son flambeau sur le buffet.
À cette heure-ci ?
ROSALIE.
Oui.
NUMA.
Où vas-tu ?
ROSALIE.
D’où viens-tu ?
NUMA.
Mais tu sais bien ?... Je viens de...
ROSALIE.
En effet, je le sais, d’où tu viens : 12, rue de Londres...
NUMA.
Comment !... mais non !... L’Officiel... Ce qui m’a retardé, ce sont quelques retouches que j’ai dû faire sur l’épreuve... On ne se figure pas le relief que l’imprimé...
ROSALIE.
Oh ! assez... ne phrase pas, ne mens pas... La chanteuse, l’hôtel, la crémaillère... je sais tout... je suis renseigné...
NUMA, brutalement.
Ah ! ah ! tu me fais suivre, maintenant... On fait marcher les agences... Eh bien ! ils t’ont volé ton argent, et voici la vérité...
ROSALIE.
Inutile !... c’est moi qui t’ai suivi, j’ai vu !... j’ai vu les lumières de ton souper, je vous ai entendus rire et chanter en patois de chez vous... Quand tu as ouvert la fenêtre pour regarder la voiture qui s’arrêtait...
Mouvement de Numa.
tu vois que je précise, c’était moi... Mon cher, continue ton duo avec ta payse... moi je ne sais pas l’auvergnat et je m’en vais.
NUMA.
J’ai peut-être le droit de savoir où tu vas ?
ROSALIE.
Je rentre chez les miens, dans la maison de ma jeunesse, que je n’aurais jamais dû quitter... que je ne quitterai plus !
Elle fait un pas pour remonter.
NUMA, la retenant.
Mais c’est impossible ! tu ne peux pas... attends au moins que je t’explique...
Brutal.
D’abord, qui me dit que c’est réellement chez ton père ?...
ROSALIE, ironique.
Oh ! non ! non ! tu te trompes... tu crois parler à l’autre.
Changeant de ton.
Et puis ce n’est pas vrai, tu n’en penses pas un mot... Tu sais qui je suis... et où je vais...
Elle lui échappe.
NUMA remonte et se met devant elle.
En tous cas, madame, si une séparation doit avoir lieu, ce n’est pas aussi brusquement, à une pareille heure... Attendez un peu, nous trouverons un prétexte... Il y a des ménagements à garder...
ROSALIE.
Aucun !
NUMA.
Ne fût-ce que pour les serviteurs... Cette fuite au petit jour, votre disparition... ce serait un scandale !
ROSALIE.
Le scandale !... mais il est fait... Tout le monde est debout ici... on sait que je pars et que la maison est finie.
NUMA.
Finie !...
Les dents serrées.
Allons donc !
ROSALIE.
Je t’avais prévenu... « Pour toujours et devant tous, » rappelle-toi... Voilà pourquoi, tout à l’heure encore, je te suppliais, j’essayais de t’arrêter au bord de ton infamie... tu ne m’as pas comprise... Maintenant tout ce que tu pourrais faire ou dire, rien ne me retiendra...
NUMA, furieux.
C’est ce que nous allons voir.
Lui montrant la porte de droite.
Rentre là !
ROSALIE.
Non !
NUMA, marchant sur elle.
Madame !...
ROSALIE.
Tu ne me fais pas peur...
NUMA.
Rentre, tout de suite,
Levant la main avec un geste de menace.
ou bien !...
ROSALIE, le regardant.
Ah ! brutal aussi... Tu ne m’avais pas. encore montré ce Midi-là. Tu es complet... C’est bien.
Elle va vers la porte du cabinet, mais au lieu d’entrer, elle sonne.
NUMA.
Que fais-tu ?
ROSALIE.
Mon père va venir me chercher.
NUMA.
Ton père !... Eh bien, qu’il vienne, il sera reçu.
ROSALIE, à Dominique, qui paraît à la porte de droite.
Il y a une voiture en bas ; vite, quelqu’un, place Royale...
NUMA, à Dominique.
Je te défends... Veux-tu t’en aller, et leste !
Dominique effrayé disparaît, laissant la porte ouverte. À sa femme.
C’est moi qui commande, ici... Je suis chez moi, je suis le maître... Et tu ne partiras pas, m’entends-tu ?
Lui prenant les poignets et la secouant.
Tu... ne... par...ti... ras... pas !
ROSALIE.
Numa !
NUMA, l’entrainant par les mains vers la gauche.
Quand je devrais t’enfermer, t’attacher au pied de ton lit comme une folle !...
Il la lance violemment vers la gauche.
ROSALIE, se raccrochant à un meuble, avec un cri.
Numa ! Numa ! Prends garde !...
NUMA, avec un rire sauvage.
Tu vois bien que tu as eu peur !...
ROSALIE.
Misérable !... Ce n’est pas pour moi que j’ai eu peur...
NUMA.
Comment !... ce n’est pas pour toi... Ah ! mon Dieu !... Ce grand bonheur inespéré... dont tu me parlais tout à l’heure...
À genoux, avec un grand cri.
Pitié ! pitié ! pardon !... C’est moi qui suis fou, et méprisable, et lâche !... Ah ! si j’avais su... Si tu m’avais dit... Un enfant ! Ce rêve de ma vie... Est-il possible qu’une joie pareille m’arrive !...
ROSALIE.
Elle t’arrive trop tard... Tout est fini entre nous !... Enferme-moi, attache-moi... rien ne m’empêchera de partir.
NUMA, toujours à genoux.
Non, non tu ne partiras pas !... Comment veux-tu, maintenant ?... Écoute, je n’ose plus te dire que je t’aime, et pourtant, c’est si vrai !... Il n’y a que toi, il n’y a que toi dans mon cœur... Le reste, mais le reste, c’est de la boue sous mes bottes !... Tu verras... Je te promets... Je... Ah ! les mots me manquent !... Tiens ! je pleure, je pleure...
ROSALIE.
Des larmes du Midi... des larmes de théâtre... Elles ne m’émeuvent pas plus que ta colère...
NUMA.
Oui, oui, punis-moi... venge-toi... j’ai tout mérité... mais ne pars pas, ne me laisse pas... Ma femme ! ma femme !
ROSALIE.
Je ne suis plus ta femme... La mère, l’enfant, tu as tout perdu.
Elle remonte.
NUMA, bondissant.
Tonnerre de... Rosalie !...
ROSALIE, devant l’escalier.
Un pas de plus, je me jette par-dessus la rampe !... J’aime mieux la mort que toi... Et, tu sais, je ne mourrai pas seule.
NUMA, terrifié, cloué sur place.
Non ! non ! Va... tu es libre...
Très doux, pendant qu’elle descend l’escalier.
Va !... Va !...
ACTE IV
Chez le Président Le Quesnoy, place Royale.
Très grand, très ancien salon, à boiseries blanches du temps de Louis XIII, avec un mouvement de corniche qui coupe la pièce en deux, dans sa largeur, et fait comme deux salons successifs. Le second, très éclairé par les grands flambeaux à abat-jour verts d’une table de whist et de hautes lampes Carcel, sur une cheminée tout au fond ; le devant de la scène plus sombre, s’éclairant seulement par le jour voilé d’une petite lampe anglaise posée sur une table à ouvrage, à coté d’un livre ouvert. Fauteuils, petit divan.
À droite, premier plan, une haute fenêtre ; second plan, une porte ; porte au fond à droite près de la cheminée. À gauche, premier plan, porte d’entrée ; au-dessus de la corniche qui coupe le salon, grand panneau de peinture ancienne, représentant une Diane chasseresse, le croissant au front, avec ses lévriers.
Dix heures du soir. Du feu dans la cheminée du fond.
Scène première
DAVIN et LE PRÉSIDENT, causent dans le premier salon, MADAME LE QUESNOY, assise au fond, à la table de whist, face au public, DEUX JOUEURS d’un certain âge, à gauche et à droite de la table, en face de madame Le Quesnoy, la chaise vide que le Président vient de quitter
DAVIN.
Je m’excuse, monsieur le Président, d’arriver à une heure semblable... mais nos jours sont si occupés en ce moment.
LE PRÉSIDENT, montrant un siège.
Asseyez-vous, mon cher monsieur Davin... Rosalie va venir, elle est auprès de sa sœur...
DAVIN, restant debout.
Comment se trouve mademoiselle Hortense ?
LE PRÉSIDENT.
Pas bien, pas bien...
Le regardant.
Votre oncle a dû vous le dire...
DAVIN, gêné.
N... Non...
LE PRÉSIDENT, baissant la voix.
Seulement, nous n’en parlons pas à Rosalie... Elle a eu déjà tant d’émotions... et dans son état...
DAVIN.
Serait-elle malade, elle aussi ?...
LE PRÉSIDENT, nuance d’embarras.
Non, peu de chose...
Passant vite à un autre sujet.
Et chez vous, que devient-on ?... Décidément, Numa accepte-t-il le portefeuille.
DAVIN.
Il hésite encore ; après cette malheureuse aventure...
LE PRÉSIDENT, geste navré.
Ah ! monsieur Davin...
DAVIN.
Jusqu’à présent, le scandale a été évité... L’état de souffrance de sa sœur explique à la rigueur, aux yeux du monde, la présence de madame Roumestan chez vous...
LE PRÉSIDENT.
Les journaux n’ont rien dit ?
DAVIN.
Non... quelques allusions très vagues... Mais s’il y a procédure... séparation...
LE PRÉSIDENT.
Il y aura procédure, n’en doutez pas... Depuis dix jours que notre fille est ici, la mère et moi nous avons tout essayé pour la fléchir, nous n’avons pas réussi... C’est la femme outragée, frappée dans son amour, dans son orgueil... Elle veut un éclat, la rupture complète...
Montrant Rosalie qui apparaît dans la lumière, par la porte du fond.
La voilà, causez avec. elle... Peut-être serez-vous plus heureux que nous, mais je ne le crois pas...
DAVIN, tristement.
Je ne l’espère pas non plus, monsieur le Président...
Scène II
LES MÊMES, ROSALIE
LE PRÉSIDENT, allant reprendre sa place à la table de whist et passant à côté de sa fille, qui s’est arrêtée, très émue, avant d’entrer dans le demi-jour du premier salon.
Monsieur Davin est là, ma fille...
ROSALIE.
Je sais...
Elle s’avance résolument et la main tendue vers Davin.
Bonjour, mon ami...
Émotion contenue.
Je suis contente de vous voir.
DAVIN, ému.
Et moi, madame... ces dix jours m’ont paru dix années...
ROSALIE, avançant un siège.
Mettez-vous là...
Il va s’asseoir, elle le retient.
Mais avant, laissez-moi vous prévenir... Si c’est mon mari qui vous envoie, si vous venez me parler de lui, j’aime mieux...
DAVIN.
Ce n’est pas ce qui m’amenait, madame...
ROSALIE.
Alors, asseyons-nous, causons...
Elle s’assied en face et tout près de lui. S’animant.
Vous comprenez, tout ce que vous pourriez me dire pour l’excuser serait inutile... C’est fini, brisé entre nous... qu’il n’essaie pas de me revoir... qu’il renonce aussi à m’écrire... D’abord, il n’écrit pas, il dicte...
Rire amer.
Oui, même ses lettres de remords, d’aveux, ses confidences conjugales, il les dicte.
DAVIN.
À moi, madame, à votre ami... Il espère être plus éloquent ainsi, trouver les mots qui vous touchent... il est si malheureux...
ROSALIE.
Allons donc !
DAVIN.
Je l’ai vu pleurer...
ROSALIE.
Vous vous y laissez prendre encore... Ah ! si vous la connaissiez comme moi, cette race féline et grossière, qui a pour signe distinctif, encore mieux que son accent, son mépris de la femme !...
Accent du Midi.
« Les femmes ne sont pas des genss... » C’est un de leurs proverbes, ça...
DAVIN, doucement.
Épargnez-moi, madame, je connais le Midi...
Souriant.
J’en suis, hélas !
ROSALIE.
Vous ?...
DAVIN.
Je m’appelle Davin, mais je m’appelle aussi Tancrède, et ce joli petit nom que je ne révèle qu’à vous, vous dit assez que je suis né au pays des troubadours... J’ai caché soigneusement mes origines, et mis vingt ans à m’en corriger... Au bout de vingt ans à force de mater, de refouler ma nature, gestes, accent, besoin de parler et tout le reste, savez-vous à quoi j’en suis arrivé, madame... à me rendre timide et bègue et, de peur de mentir, à ne plus pouvoir rien exprimer de ce que je ressens... Demandez à mademoiselle Hortense... car c’est pour votre sœur et non pour Numa que je suis venu ce soir.
Tirant une enveloppe de sa poche et la lui donnant.
Je vous rapportais ceci...
ROSALIE, ouvrant l’enveloppe.
Ah ! oui... son portrait... laissé aux mains de l’Abencerage... C’est la sœur, vous savez, cette Audiberte Valmajour qui le lui avait arraché, ainsi que la dédicace... Oh ! ma chérie, comme elle va être contente...
DAVIN.
J’aurais dû vous le rendre plus tôt, voilà, plusieurs jours que j’ai terminé cette misérable affaire... Mais je ne pouvais pas me séparer de ça...
Regardant le portrait que Rosalie a posé sur la table. Sourire triste.
Par moment je me figurais que c’était à moi... pour moi...
ROSALIE.
Pauvre garçon !
DAVIN.
Vous voyez bien que le Midi a du bon... Si j’en étais resté... si j’avais gardé sa flamme, j’aurais peut-être gagné ce portrait et ce cœur !
ROSALIE.
Je vous aime mieux comme vous êtes...
DAVIN.
Pas elle.
ROSALIE.
Venez toujours la voir avant qu’elle parte.
DAVIN.
Elle part ?
ROSALIE.
Avec maman, dans quelques jours... On l’envoie finir l’hiver, au soleil... chez tante Portal... Ce ne sera rien, vous savez... elle est si jeune, si vivante...
DAVIN, détournant le regard.
Oh ! certainement...
ROSALIE.
Moi je suis obligée d’être à Paris, pour ce procès... Je resterai ici, avec mon père...
Souriante.
Au fond, quoi qu’il en dise, il n’est pas fâché d’avoir retrouvé sa fille, nous sommes si bien ensemble, tous les deux... il y a entre nous une telle affinité de goûts, d’idées, de sentiments... nos poètes sont les mêmes, nous aimons les mêmes tableaux, ce n’est pas un de ces robins desséchés par le code, il a une âme et des yeux d’artiste ; et quelle noble et fièvre existence que la sienne... quelle rectitude dans ses actes, dans ses paroles... Ah ! il ne joue pas avec les mots, celui-là !... Je me sens calme et sûre près de lui, tandis que là-bas, entourée de pièges, de mensonges...
DAVIN.
Oh ! madame... on vous aime là-bas comme ici...
ROSALIE, s’animant.
Il ne m’aime pas, il ment ; il n’a jamais fait que me mentir, depuis le premier jour où je l’ai vu, depuis ses premiers aveux là où nous sommes... Comme il m’a bien dupée, comme je le croyais, mon Dieu !... Que d’heures j’ai passées à le guetter, le front contre la vitre.
Montrant la fenêtre à droite.
« Elle regarde arriver son avenir, » disait mon père...
Colère sourde.
Joli, mon avenir !... Ah ! maintenant, je voudrais la murer, cette fenêtre !...
DAVIN, suppliant.
Madame...
ROSALIE, très calme.
C’est vrai, je vous ai défendu de m’en parler et je ne vous parle que de lui tout le temps... Allez-vous-en, tenez...
DAVIN, s’est levé, la salue avec un mouvement vers la porte à gauche, puis s’arrêtant.
Pardon, je voudrais encore une fois...
Il s’approche de la petite table sur laquelle est resté le portrait d’Hortense, le prend, le regarde, puis le repose sur la table avec un soupir. À Rosalie.
Adieu, madame...
ROSALIE, a pris la lampe et le raccompagne vers la porte.
Mon pauvre ami... n’est-ce pas, que la vie n’est pas juste ?...
DAVIN.
On se résigne.
ROSALIE.
Vous, pas moi... moi, j’en ai assez, je me révolte...
Elle reste un moment vers la gauche, la lampe haute.
Adieu...
Elle forme la porte et rentre.
Scène III
LES MÊMES, moins DAVIN
Pendant toute la scène précédente, la partie de whist a continué dans le fond, silencieuse, coupée de rares exclamations et de quelques changements de place des joueurs autour de la table.
LE PRÉSIDENT, au fond, se retournant, les cartes à la main.
Monsieur Davin est parti ?...
ROSALIE, assise sur le devant, près de la table à ouvrage.
Oui, mon père...
MADAME LE QUESNOY.
Ne reste donc pas là-bas toute seule, dans le noir... Viens nous regarder jouer.
ROSALIE.
Merci, maman... je suis bien là... je t’en prie...
UN DES JOUEURS.
C’est du cœur, madame, vous donnez du carreau...
MADAME LE QUESNOY.
Ah ! pardon... je ne suis pas à la partie, ce soir...
LE PRÉSIDENT, à sa fille.
C’était très joli, ces vers que tu lisais tout à l’heure à ta sœur... Un poète, ce Pierre Dupont...
Il déclame, les cartes toujours à la main.
« Rouge au dehors, blanche au dedans,
« Comme les lèvres sur les dents... »
ROSALIE, continuant, de sa place.
« La fraise épand sa douce haleine
« Qui tient de l’ambre et du rosier ;
« Quand elle monte du fraisier,
« On sait que la fraise est prochaine. »
LE PRÉSIDENT.
Et la dernière strophe, comment donc ?
MADAME LE QUESNOY, au fond.
C’est à toi de jouer, mon ami.
ROSALIE, de sa place, accoudée sur la petite table, le livre sous les yeux.
« La belle aurait pu sans souci
« Manger ses fraises loin d’ici,
« Au bord d’une verte fontaine,
« Avec un joyeux moissonneur
« Qui l’aurait prise sur son cœur ;
« Elle aurait eu bien moins de peine. »
Très émue, elle reste absorbée et songeuse, toujours accoudée à la petite table, tournant le dos à la porte de sortie, à gauche. Au fond, la partie de whist est terminée. Les deux vieux invités se sont levés et s’en vont, accompagnés par monsieur Le Quesnoy, la mère restant assise et remuant machinalement les cartes.
UN DES INVITÉS, passant auprès de Rosalie, à demi-voix.
Bonsoir, madame.
Il sort par la gauche, laissant la porte ouverte.
L’AUTRE INVITÉ, même jeu.
Adieu, Rosalie !
Le Président lui fait signe : « Laissez-là. » et referme la porte sur lui.
Scène IV
LE PRÉSIDENT et ROSALIE, dans le premier salon, MADAME LE QUESNOY, au fond, à la table de jeu
LE PRÉSIDENT, debout derrière sa fille, qui a la main sur ses yeux.
Tu pleures ?
ROSALIE, se redressant.
Pleurer ! pourquoi ?...
Émue et nerveuse.
Ah bien ! non, par exemple.
LE PRÉSIDENT, un peu d’hésitation.
Alors... tu n’as rien décidé avec monsieur Davin ?
ROSALIE.
Rien, mon père... ou, du moins, toujours la même chose...
LE PRÉSIDENT, marchant de long en large.
J’espérais qu’il serait plus éloquent que nous, qu’il te ferait comprendre l’impossibilité d’un procès pareil, pour le nom de ton mari... pour le nôtre... À de certaines hauteurs d’existence, quand on est en vue comme sur une estrade, il faut se tenir... Il y a des sacrifices commandés.
ROSALIE.
Celui-là est au-dessus de mes forces, mon père.
LE PRÉSIDENT.
Tu tiens absolument à te venger ?...
ROSALIE.
Je tiens à ne plus vivre près de cet homme... à n’avoir plus rien de commun avec lui...
LE PRÉSIDENT.
Puisqu’il y consent ; puisqu’il veut tout ce que tu veux... Tu vivras ici près de moi, tout le temps que ta mère et ta sœur resteront absentes ; après même, si ton ressentiment dure encore.
Mouvement de tête de Rosalie.
Mais, au nom du ciel, laissons les avocats tranquilles...
ROSALIE.
Vous ne le connaissez pas, mon père... Il emploiera son astuce à m’envelopper, à me reprendre, à refaire de moi sa dupe, une dupe volontaire, cette fois, acceptant une existence avilie, sans dignité... Votre fille n’est pas de ces femmes-là... Je veux la rupture définitive, irréparable, et je l’aurai...
MADAME LE QUESNOY, au fond, à la table, à demi tournée vers sa fille.
Pardonne, mon enfant... pardonne.
ROSALIE, qui s’est levée, a fait un pas vers sa mère.
Oui, c’est facile à dire : pardonne, quand on a un mari loyal et droit comme le tien ; quand on ne connait pas cet étouffement du mensonge et de la trahison, en trame autour de soi... C’est un hypocrite, je vous dis ; un hypocrite et un menteur... les mots et les actes toujours en désaccord... deux paroles, deux visages.
LE PRÉSIDENT.
Ah ! tu es implacable...
ROSALIE.
Tu m’as appris la fierté, la dignité de la vie... Je suis ta fille...
MADAME LE QUESNOY, qui s’est approchée souriante et douce.
Tu es la mienne aussi... et je voudrais t’apprendre le pardon.
ROSALIE.
J’ai pardonné, déjà...
LE PRÉSIDENT.
Comment ?
ROSALIE.
Oui, puisqu’on me force à le dire... Je ne vous en avais jamais parlé... je n’en ai parlé à personne... Il y a trois ans, un jour, en été... nous étions tous à la campagne, lui, à Paris
Emphase ironique.
pour ses affaires... L’idée me vint d’aller le surprendre, de déjeuner avec mon mari, en garçon... une escapade... J’arrive, je demande au domestique : « Monsieur est sorti ?... » La pâleur subite de cette large face impudente, sa lenteur à me répondre que son maître était là, avec une cliente, la marquise de... Brusquement, d’instinct, sans bien comprendre, je vais à la porte de son cabinet... je l’ouvre... et je tombe raide... Les misérables !... Ils ne s’étaient pas même enfermés !...
MADAME LE QUESNOY.
Ma pauvre enfant !
ROSALIE.
J’ai manqué mourir de cette horrible. découverte... Vous vous rappelez comme j’ai été malade ?... C’était ça...
À son père.
Tu vois bien que je ne suis pas implacable... Maintenant, c’est fini... J’avais pardonné au prix d’un serment qu’il n’a pas su tenir... Il m’a trompée encore, il me tromperait toujours il ne vit que de parjure ; je n’en veux plus, je le quitte... et, comme la destinée, qu’on dit aveugle, a de ces combinaisons féroces, je n’ai plus de mari
Bas.
et je vais être mère.
LE PRÉSIDENT.
Eh ! c’est ce qui vous réconciliera...
ROSALIE, vivement.
Assez, mon père, je t’en prie... plus un mot là-dessus... Je me suis réfugiée ici, près de vous, pour y trouver du calme et de la tendresse qui ne mente pas ; mais si vous me torturez ainsi tous deux, si vous voulez m’empêcher d’être moi-même, de suivre le cri de ma conscience, j’aime mieux partir, m’en aller tout de suite, n’importe où, excepté avec cet homme.
LE PRÉSIDENT, qui, depuis un instant, parle bas à sa femme, achève tout haut.
Dites-lui... si... si... je veux, il faut que vous lui disiez...
À Rosalie.
Écoute-la une minute... et si tu résistes à ce que tu vas entendre, nous ne parlerons plus de ceci, jamais.
Il sort lentement par la porte de droite.
Scène V
ROSALIE, MADAME LE QUESNOY
MADAME LE QUESNOY, assise sur le divan à gauche, à sa fille qui la regarde étonnée.
Viens là... plus près... encore plus près, bien contre mon cœur. Ce que j’ai à te dire est si triste, si pénible...
ROSALIE, bas.
Quoi donc ?
MADAME LE QUESNOY.
Toi, surtout, qui nous aimes tant, qui nous as toujours montré tant de respect, de tendresse... quelle peine je vais te faire, mon enfant chérie...
ROSALIE, se reculant un peu sur le divan.
Ma mère...
MADAME LE QUESNOY.
Mais c’est lui qui le veut ; il espère t’apaiser, te fléchir avec ça... À ton âge, quand on souffre, quand le malheur vous frappe, on croit toujours qu’il n’y a que soi d’atteint, que personne n’a eu votre mal avant vous... c’est ce qui fait les sévérités de la jeunesse... Voilà pourquoi, au risque de blesser ton cœur, ton respect filial, il a voulu que je te dise que ta destinée est celle de toutes les femmes, et que ta mère elle-même n’a pas été épargnée...
ROSALIE.
Comment... est-ce possible ?... Il ta fait cela... lui !... Et tu n’en as rien dit ?...
MADAME LE QUESNOY.
Jamais... qu’aujourd’hui... Et c’est sur sa prière, sur son ordre...
ROSALIE, lui prenant les mains.
Oh ! ma mère... ma mère...
Bas, frémissante.
Ainsi ton mari t’a trompée, toi aussi. Cet homme si intègre, si rigide, ce juge suprême qui condamne au nom de la Loi, de la Justice, il t’a trahie, il t’a menti comme le mien...
MADAME LE QUESNOY, doucement.
Oh ! c’est du vieux passé, tout ça... Il était jeune...
ROSALIE.
Et toi aussi, tu étais jeune, tu étais belle, il avait juré de t’aimer toujours...
MADAME LE QUESNOY.
Laisse... laisse... je t’ai dit ce qu’il voulait, ne me fais pas parler davantage... d’abord je ne me souviens plus, il y a si longtemps ! Tant d’autres chagrins ont passé là-dessus, et où il n’était pour rien, lui... Tu verras plus tard. Ces misères de jeunes femmes sont comme les blessures qu’on se fait tout petit ; la cicatrice vous reste, on souffre même quelquefois, mais on ne sait plus comment c’est arrivé...
Se rapprochant d’elle.
Et puis, songe, mon enfant, songe comme il est puni, le pauvre homme, comme il s’est puni lui-même en s’humiliant devant sa fille...
ROSALIE, gravement, les yeux devant elle.
Oui, je l’aimais bien...
MADAME LE QUESNOY, tendre.
Mais tu l’aimes encore...
ROSALIE.
Je l’admirais, très haut, au-dessus de tous les autres... Je croyais en lui si fermement, si aveuglément, que tout m’eût semblé possible, tout, plutôt qu’une faiblesse de mon père...
Se levant d’un coup de colère.
Alors, voilà le vrai de la vie, voilà ce que sont les hommes... Au Nord, au Midi, tous pareils, tous menteurs, traîtres ou parjures... La loi du mariage, c’est ça... « Trompe-moi, ou je te trompe ! » Et comme l’homme est d’un rang supérieur, c’est lui qui trompe le premier.
Avec fureur.
Eh bien ! honte et mépris sur le mariage ; qu’on ne me parle plus de pitié, d’indulgence, qu’on n’essaie plus de me retenir par la peur du scandale, et le respect des hypocrisies mondaines... Tu as pardonné, toi ; moi, je nous venge...
MADAME LE QUESNOY, lui prenant les mains, et l’attirant près d’elle.
Non, non, tu ne nous vengeras pas, ma bien-aimée... tu pardonneras... tu feras comme a fait ta mère, c’est notre devoir, vois-tu... Ah ! dans le premier moment, moi aussi, j’ai eu un grand chagrin, une belle envie de révolte... mais. j’ai pensé à mes enfants, à toi qui naissais à la vie, qui depuis as grandi en aimant, en respectant tous les tiens...
ROSALIE, d’une voix faible dans les larmes.
Maman...
MADAME LE QUESNOY.
Toi de même, tu pardonneras pour que l’enfant qui va naître, ton enfant, ait l’heureuse tranquillité que vous a faite mon courage, pour qu’il ne soit pas un de ces demi-orphelins que les parents se partagent, qu’ils élèvent dans la haine. et le mépris l’un de l’autre...
Lui tendant les bras.
Allons ! embrasse-moi...
ROSALIE, dans ses bras.
Ô mère, mère divine... Je ne te connaissais pas... Je ne t’ai pas assez aimée...
MADAME LE QUESNOY, caressant doucement ses cheveux.
Mais si mais si... tu m’aimais bien...
Souriant.
Seulement j’étais du Midi, n’est-ce pas ?
ROSALIE.
Pardon, pardon... Comme je vais te chérir maintenant.
Elle sanglote, dans les bras de sa mère.
Scène VI
ROSALIE, MADAME LE QUESNOY, LE PRÉSIDENT
Il entre par la porte de droite, regarde sa femme qui lui fait signe : « C’est fait. »
LE PRÉSIDENT, s’approchant de Rosalie, toujours à genoux.
Eh bien ! ma fille ?...
Rosalie se lève en sursaut, et essuie ses larmes.
À quoi t’es-tu résolue ?...
ROSALIE.
Voilà : Pour maman, pour ma chère mère, je renonce à toute ma vengeance... Ni procès, ni rupture... seulement n’exigez pas que je retourne avec lui tout de suite, j’aurais trop honte... J’accompagnerai ma sœur dans le Midi ; après, plus tard, nous verrons...
LE PRÉSIDENT, très ému.
Alors... je resterai seul, moi ?...
ROSALIE.
Non, tu auras ma mère.
LE PRÉSIDENT, après un temps, bas.
Bien jugé !... Je te remercie, ma fille...
À sa femme.
Allons !...
MADAME LE QUESNOY, à Rosalie.
Bonsoir, mon enfant...
Rosalie se jette à son cou, et l’embrasse éperdument. La mère va vers la table de jeu, prend un des flambeaux et se dirige vers la porte du fond.
LE PRÉSIDENT, après avoir hésité, s’approche de sa fille.
Bonsoir...
Il va pour l’embrasser sur le front.
ROSALIE, se dérobant doucement.
Bonne nuit, mon père...
LE PRÉSIDENT, très ému, à part.
C’est juste.
Il remonte, courbant la tête, avec un frisson convulsif de ses hautes épaules.
ACTE V
Chez la tante Portal, à Aps en Provence.
Tout petit salon, à tenture claire. Mobilier Louis XVI. Large porte-fenêtre au fond, à grands rideaux ramagés, ouvrant sur un balcon arrondi, à rampe de fer. Échappée de ciel bleu ; vieille tour romaine toute rousse de soleil, clocher, maisons de la ville. Les branches d’un gros alizier praticable viennent presque sur le balcon. La fenêtre est fermée au commencement de l’acte. Sur un fauteuil, un de ces tout petits berceaux roses, qu’on appelle un Moïse.-Porte d’entrée à gauche, en pan coupé ; porte à droite allant dans l’appartement.
Scène première
TANTE PORTAL, HORTENSE
Tante Portal, en grande toilette, craquant dans une robe de sole à tons criards, luisante et bombée comme une armure, achève de coiffer Hortense Le Quesnoy étendue sur une chaise longue, dans un peignoir de dentelle coquet, qui la fait paraître encore plus pâle. La chaise longue est devant la fenêtre, de façon de permettre à la malade de regarder dehors ; elle a près d’elle, sur une petite table, un miroir, une boite à poudre, des livres.
TANTE PORTAL.
Diou ! ma petite, ne bougez pas tant votre sofa... Y a pas moyen que je vous coiffe...
HORTENSE, penchée vers la fenêtre.
Je regarde dehors si je les vois.
TANTE PORTAL.
Avaï ! Ils ne peuvent pas arriver si tôt, le baptême n’était que pour onze heures...
HORTENSE.
Dire qu’on baptise un petit Roumestan ce matin et que je n’y suis pas, moi, la marraine, c’est un peu fort...
TANTE PORTAL.
Il faisait trop grand vent pour votre rhume !
HORTENSE, sourire triste.
Ah oui, mon rhume...
TANTE PORTAL.
Prenez donc un livre, plutôt, vous vous calcinez en rien faisant.
Lui passant un livre.
Ça vous tiendra tranquille et vous gardera de languir.
HORTENSE.
Tous ces romans m’ennuient. Pas assez d’imagination pour moi.
Rejetant le livre.
Quelle heure est-il donc, madame Portal ? Le train de Paris n’est pas encore arrivé ?
TANTE PORTAL.
P’encore... Est-ce que vous attendez quelqu’un ?...
HORTENSE.
Non, seulement les journaux.
TANTE PORTAL, souriant.
Ah ! vous voyez bien !... Vous avez beau vous dire méridionale, vous voyez bien qu’il vous fait faute, votre Nord... C’est moi que je vous comprends...
Penchée vers elle.
Eh ! ma petite fille, si de ce moment nous étions passage du Saumon...
HORTENSE, riant.
Mais, madame, pourquoi parlez-vous toujours de ce passage ? Il y en a d’autres.
TANTE PORTAL.
Il y en a d’autres ?... Je connaissais que celui-là.
HORTENSE.
Vous n’êtes donc pas allée à Paris ?... Là
Sourire.
vraiment ?
TANTE PORTAL.
Moi ! pas allée à...
Indignée, brandissant son peigne.
Mais plus de cent fois...
Souriant.
C’est drôle !... Vous croyez jamais les gens d’ici, quand ils vous parlent... C’est sans doute à cause de l’assent...
Hortense lui échappe et se penche vivement vers la fenêtre.
Hein ! Qu’est-ce qu’il y a ?
HORTENSE.
Écoutez, on dirait les cloches...
TANTE PORTAL.
Pas plus !... Les cloches ne sonneront que pour la sortie... C’est vos oreilles qui vous font tin tin...
HORTENSE, riant.
Ah ! si elles me font tin tin...
TANTE PORTAL.
Petite mâtine ! Vous riez de tante Portal et de ses façons de parler... Elle vous aime bien, pas moins.
HORTENSE, se retournant à demi vers elle.
Et elle se prive de tout plaisir pour moi, tante Portal... Elle me tient compagnie, même le jour du baptême...
Lui tendant la main.
Vous êtes la meilleure des femmes...
TANTE PORTAL.
On a bien ses petits manquements... le sang qui bout... le verbe un peu haut... Vous m’entendez quelquefois charper mes domestiques ?
HORTENSE, riant.
Oui, quand vous leur criez : « Bandit, assassin, je te coupe un bras, je t’arrache la peau du crâne ! »
TANTE PORTAL.
Dans tout ça, je coupe rien, j’arrache rien, et je garde toujours les mêmes depuis vingt ans... C’est fini, vous voilà coiffée...
Lui tendant le petit miroir.
Regardez-vous comme vous êtes bravette... un peu blanchette pourtant...
HORTENSE, bas, en se regardant.
Un peu blanchette, en effet...
TANTE PORTAL.
Vous semblez une petite sainte.
HORTENSE.
Une vraie relique !
Elle jette le miroir sur sa chaise. Vivement.
Pour le coup, j’en suis sûre... Écoutez ce carillon.
Cloches au lointain.
TANTE PORTAL.
Cette fois ! oui, on sort de l’église. Mais ils ne sont pas encore là... La calèche prendra par le tour de ville pour montrer un peu le petit...
HORTENSE.
Et ce train de Paris qui n’arrive pas !
TANTE PORTAL.
Oh ! il doit être en gare depuis longtemps, le train de Paris.
Appelant.
Tardive ! Est-ce que les journaux de Paris ils sont en bas... Tardive !... Gustin !... Eusèbe !...
De toute sa voix.
Ah ça ! y a donc personne...
Fureur.
Bohémiens... Bandits... Voleurs d’effets de prêtres...
À Hortense, très doucement.
Ils sont sûrement allés voir le baptême, eux aussi, les pauvres !
Fureur.
Ah !
HORTENSE, souriant.
Il doit y avoir un monde sur les portes...
TANTE PORTAL.
Vous auriez bien vu autre chose, si Numa était venu...
HORTENSE.
Oh ! il ne pouvait guère... En pleine session... maintenant surtout qu’il est ministre...
TANTE PORTAL, d’un air malin.
Ta... ta... ta... racontez cette histoire à d’autres, ma petite, mais pas à moi... Comme si d’être ministre, ça empêchait de venir voir sa femme et son garçonnet... Mettons qu’il n’ait pas pu être là pour la naissance, mais cinq semaines après, le jour du baptême... quand le papét et la mamet sont venus... oui enfin, le grand-père et la grand’mère... que la maman. est sur pied... vous, trouvez naturel que le papa ne soit pas là.
HORTENSE.
Que voulez-vous que je vous dise ?... je ne sais pas, moi.
TANTE PORTAL, clignant de l’œil.
Si, vous savez... seulement on se garde de tante Portal, parce qu’elle parle de trop, ça c’est vrai que je ne suis pas discrète... Mais j’ai le bout du nez fin... J’ai bien compris qu’ils avaient eu quelque bise-bise entre eux... je connais mon Numa, il a dû lui faire quelque tour ; pas moins, je trouve que Rosalie lui tient rigueur trop longtemps... c’est rien du tout que ça,
Entre ses dents.
des foutaises...
HORTENSE, riant.
Vous dites ?
TANTE PORTAL.
Enfin, j’entends par ma raison que chez nous, dans nos ménages, ces choses-là ne comptent pas... on les prend par-dessous la jambe...
Elle fait le geste.
HORTENSE.
Je ne sais pas au juste ce qu’ils ont eu ensemble, mais Rosalie est trop bonne, trop raisonnable...
TANTE PORTAL.
Oh ! peuchère...
HORTENSE, écoutant.
Il faut qu’elle ait un motif sérieux... pour...
Vivement.
Madame Portal.
TANTE PORTAL.
Ma petite...
HORTENSE.
Il me semble qu’on marche dans le corridor...
TANTE PORTAL.
Mais non, il n’y a personne, ils sont tous partis au baptême.
HORTENSE.
Regardez donc.
TANTE PORTAL, effrayée.
Outré ! un voleur peut-être...
Elle va vers la porte de gauche en pan coupé, l’ouvre brusquement, et se rejette en arrière en criant d’une voix terrible.
Qui vive ?
Scène II
TANTE PORTAL, HORTENSE, NUMA, une valise d’une main et un carton à chapeau de l’autre
NUMA, à demi-voix.
Ami.
TANTE PORTAL, stupéfaite.
Numa ! pas possible ! Et d’où sors-tu ? Comment es-tu entré ?
NUMA, posant son bagage à terre.
Chut ! La porte du jardin était ouverte... fermez celle-là... Bonjour, ma tante...
Courant vers Hortense qui lui tend les bras.
Bonjour, sœurette... Oh ! que vous êtes gentille...
Il l’embrasse.
HORTENSE.
Enfin ! vous voilà.
NUMA, bas, regardant autour de lui.
J’ai pris le train sitôt votre dépêche...
HORTENSE.
Oh ! vous pouvez parler, nous sommes seuls.
TANTE PORTAL, s’avançant.
Tu peux m’embrasser aussi.
NUMA l’embrasse.
Ma tante !
HORTENSE.
Tout le monde est au baptême, même Rosalie...
NUMA, venant vers elle.
Alors, c’est un garçon.
TANTE PORTAL.
Énorme, un géant...
NUMA, effrayé.
Un géant !
HORTENSE, montrant le petit berceau.
Il tient là dedans tout de même...
Elle prend Numa par la main, et le fait asseoir sur le bout de sa chaise longue.
Oui, mon bon Numa, c’est un garçon, si je ne vous, ai pas écrit plus tôt : Venez le voir, c’est que je craignais pour ma sœur l’émotion de votre arrivée. Mais à présent la voilà debout, bien rétablie, nous allons tenter le grand coup.
NUMA.
Que faut-il que je fasse ?
HORTENSE.
Je me charge de tout, mais nous avons le temps. Donnez-nous d’abord des nouvelles... Et ce ministère ? Il tient toujours ?
NUMA.
Oui, il tient... avec des épingles.
TANTE PORTAL.
Té ! c’est vrai qu’il est ministre...
NUMA.
C’est bien agréable, du reste...
HORTENSE.
Et à Paris, quoi de neuf ? Ce beau Paris que tante Portal adore, où elle voudrait tant retourner...
NUMA.
Tante Portal, mais elle n’y est jamais allée.
TANTE PORTAL.
Tu crois ?
HORTENSE, riant.
Je m’en doutais.
TANTE PORTAL.
Eh bien ! mon enfant, voilà de ces choses comme il n’en arrive qu’ici... À force de le dire, je n’étais plus bien sûre si c’était oui ou non ; maintenant, au moins, je suis fixée.
HORTENSE, à Numa.
Mes nombreux amoureux, qu’est-ce qu’ils deviennent ? Davin, Lappara...
NUMA.
Ne me parlez plus de Lappara, c’est un mauvais drôle ! Je l’avais comblé, ma première décoration en prenant le cabinet avait été pour lui...
HORTENSE.
Pas pour Davin ?
NUMA, embarrassé.
Oh ! certainement Davin est un autre homme, sûr, loyal... il m’adore !... et de toutes façons il méritait la croix bien plus. que l’autre, mais enfin c’est Lappara qui. l’avait eue... services exceptionnels...
HORTENSE.
Pauvre Davin, il n’a vraiment pas de chance ; et alors, Lappara...
NUMA.
C’est indigne !... Je l’ai surpris en flagrant délit... d’ingratitude... noire... et du même coup de balai je me suis débarrassé de lui et de sa... de sa... vilaine figure.
TANTE PORTAL.
Oh ! de ce Numa, pas moins, comme il traite la noblesse.
NUMA.
D’ailleurs, rien ne me réussit depuis que ma femme m’a quitté je suis comme un joueur qui a perdu son fétiche. Je n’ai plus ni force, ni chaleur, et, par moments, moi que tant de gens envient, je me sens inférieur à ma fortune, écrasé sous son poids, maintenant que, je suis seul à la porter... Si vous me voyiez le soir dans ce grand ministère, quand ils sont tous partis... c’est plein de calorifères, de bouches de chaleur, de moitiés d’arbres en combustion qui grondent dans les cheminées, mais tout ça ne fait pas un foyer, et on gèle...
HORTENSE.
Je vais vous ravoir votre femme, allez, mon bon Numa... La femme, l’enfant, ça réchauffera le ministère.
NUMA.
Mais comment pourrez-vous... elle m’en veut tant, j’ai été si coupable...
HORTENSE.
Mon plan est fait... seulement, n’est-ce pas, tante Portal, pas un mot... que personne ne sache qu’il est arrivé.
TANTE PORTAL.
Diou ! ma petite... vous me demandez là une chose...
HORTENSE.
On ne vous a pas vu, grand homme ?
NUMA.
L’incognito le plus absolu... J’ai laissé mon auréole dans mon carton à chapeau.
TANTE PORTAL.
Mais comment faire, moi, pour tenir ma langue !... J’en serai malade, bien sûr.
HORTENSE.
Il le faut !...
TANTE PORTAL, à Numa, en riant.
Bandit ! va, ce que tu me coûtes !...
Riant.
Dire que c’est un ministre et que je l’appelle bandit !...
À demi-voix.
Tu en as fait des tiennes, hé, gueusard ! Tu es bien le sang de ta race.
NUMA.
Oh ! oui, bien de ma race, c’est vrai. Jamais je ne l’ai mieux compris que ce matin, lorsque après une nuit de wagon, parti de Paris dans la brume et la neige, las, dégoûté, transi jusqu’aux os, j’ai entendu appeler : « Valince ! Valince ! » mes yeux se sont rouverts dans un sourire, comme ceux d’un petit enfant réveillé par sa mère. Déjà le Midi commençait, un rayon chauffait la vitre et me gagnait doucement le cœur. « Montélimar, Oringe, Avignon ; » les voix vibraient, soulignées de gestes vifs, de regards noirs, en brusques jets de flamme... Mais où l’air natal m’a surtout ragaillardi, c’est en quittant la grande ligne pour le petit chemin de fer patriarcal, à voie unique, qui pénètre en pleine Provence entre les branches de mûriers, d’oliviers, les panaches de roseaux frôlant la portière. On chantait dans tous les wagons. Et des cris, des rires, des baisers aux petites. coiffes d’Arles qui les renvoyaient au vol.
HORTENSE, lui envoyant un baiser.
Té ! bel astre.
Elle tousse.
NUMA.
Cette fois, je retrouvais mon peuple, ma Provence mobile et nerveuse, race de grillons bruns toujours sur la porte, et moi-même, gagné par cette belle humeur, oubliant mes soucis, mes tristesses, dans le coin du coupé où je m’étais blotti pour échapper aux ovations, j’avais des envies. de chanter, de crier, un besoin d’effusions, de cordialités, d’étreintes...
HORTENSE.
Bravo ! Numa. Vive le Midi !
Elle tousse violemment.
TANTE PORTAL.
Prenez garde, mon enfant.
À Numa.
Tu la fais trop crier, cette petite... pour une malade...
NUMA.
C’est vrai qu’elle est un peu...
Approchant d’Hortense vivement.
Et moi qui ne demande pas de vos nouvelles, petite sœur.
HORTENSE, d’une voix éteinte.
Vous en aurez tout à l’heure, cher ami, c’est dans le programme.
TANTE PORTAL, avec un cri.
Les voilà !... J’entends la calèche.
HORTENSE.
Attention !... du sang-froid.
NUMA, très ému.
Oui ! du sang-froid...
HORTENSE.
Voyons, tante Portal, où allons-nous fourrer Son Excellence ?
TANTE PORTAL.
Le fourrer...
HORTENSE.
Mais pas trop loin... que je l’aie sous la main.
TANTE PORTAL, stupéfaite.
Sous la main !...
NUMA.
Eh ! oui, sous la main.
HORTENSE.
Ici, tenez, Numa...
Elle lui montre la croisée du fond.
dans l’embrasure... Rabattez les rideaux... et ne bougez plus que je ne vous fasse signe...
À tante Portal.
On ne voit rien ?
TANTE PORTAL.
Non, le rideau vient jusqu’à terre...
Grand cri.
Miséricorde !
HORTENSE.
Quoi donc ?
NUMA, passant la tête.
Qu’est-ce qu’il y a ?
TANTE PORTAL, montrant les bagages.
Et son chapeau... sa valise ?...
NUMA, s’élançant.
Vite ! vite !
HORTENSE.
Rentrez chez vous, les voilà.
TANTE PORTAL, courant éperdue, le carton d’une main, la valise de l’autre.
Du sang-froid !... du sang-froid !...
Elle sort avec ses paquets par la porte de droite, pour rentrer presque aussitôt.
Scène III
TANTE PORTAL, HORTENSE, NUMA, MADAME LE QUESNOY, LE PRÉSIDENT, ROSALIE, poussant devant elle une nourrice enrubannée qui porte le petit, perdu dans ses guipures et son grand manteau de baptême
HORTENSE.
Eh bien ?
MADAME LE QUESNOY, venant l’embrasser.
Superbe !... Un baptême d’Enfant de France...
LE PRÉSIDENT, à Hortense.
On lui en a fait, des ovations, à ton filleul...
ROSALIE, se débarrassant de son manteau et de son chapeau.
Ah ! les sauvages, j’ai cru qu’ils allaient me le dévorer... Ne le défaites pas, nourrice...
LE PRÉSIDENT.
En traversant le marché surtout...
MADAME LE QUESNOY.
Les chevaux obligés d’aller au pas...
ROSALIE.
Toutes ces femmes avançant leurs têtes. bronzées jusque dans la voiture...
LE PRÉSIDENT.
Avec des larmes... des cris de joie...
MADAME LE QUESNOY.
Tous les noms d’amour imaginables...
ROSALIE, indignés.
Des noms d’amour ?... Des noms de bêtes !...
TANTE PORTAL, entrant par la droite.
Où est-il ?... mon petit perdreau, mon agneau blanc, mon pintadon, ma caille fine...
ROSALIE, à sa sœur.
Écoute la litanie, nous l’avons eue tout le long du chemin.
HORTENSE, riant.
Oh ! que c’est drôle...
TANTE PORTAL, qui a pris le petit dans ses bras.
Fais-la voir, ma mie, fais-la voir, ta belle face d’homme...
HORTENSE.
Passez-le-moi, tante Portal... Passez-le-moi, le petit paquet blanc, que je le contemple à mon tour.
TANTE PORTAL, allant vers elle avec le petit.
Le mâtin ! Il a déjà la bouche gourmande, avec le nez bourbon comme son père...
HORTENSE.
Ah ! c’est un petit Midi, et je suis cause qu’il est né en Provence ; Rosalie ne me le pardonnera jamais.
ROSALIE, riant.
Tu peux en être sûre.
HORTENSE, prenant le petit.
Arrive ici, mon pintadon, montre ta belle face d’homme...
MADAME LE QUESNOY.
Mais tune vois pas bien, il faut relever les rideaux.
HORTENSE, à sa mère.
Non, non, laisse.
TANTE PORTAL, avec animation.
C’est exprès. Il vient de par là un vent terrible.
Bas à madame Le Quesnoy.
Elle a toussé deux forts coups...
UNE VOIX DE FEMME, au dehors,
Madame Portal...
TANTE PORTAL.
Qué vos, Tardivo ?... lé voou.
Elle sort par la porte de gauche.
HORTENSE, tournant le petit du côté de la fenêtre où Numa est caché.
Là, comme ceci, en ouvrant un peu le rideau.
Elle se penche et l’entr’ouvre.
On le voit très bien, n’est-ce pas ?
Le rideau tremble et s’agite.
Allons, monsieur, tenons-nous tranquille... Est-il fort, est-il beau, avec ses deux gouttes de lait en perle au coin des lèvres...
Levant le petit paquet blanc en l’air.
Salut, petit Numa, salut, graine de grand homme, ta popularité commence aujourd’hui.
LE PRÉSIDENT.
Et il la porte sans sourciller.
ROSALIE.
Dans ce tumulte, dans cette foule, il restait aussi calme...
LE PRÉSIDENT.
Si celui-là n’est pas né pour le forum !
TANTE PORTAL, rentrant par la gauche, effarée.
Rosalie, mon enfant, c’est plein de monde en bas. Tous nos amis, les d’Espinassous, les Roumavage... ils viennent voir l’enfant, féliciter la mère...
ROSALIE.
Oh ! merci, il en a assez, l’enfant...
HORTENSE.
Voilà ses petits yeux qui se ferment.
ROSALIE.
Recevez pour moi, ma tante, je vous en prie.
HORTENSE, au Président.
Si tu l’accompagnais, père...
TANTE PORTAL.
Oui, Numa n’étant pas là.
Coup d’œil aux rideaux.
Ce serait plus poli.
LE PRÉSIDENT.
À vos ordres, madame.
Il sort par la gauche avec tante Portal.
Scène IV
HORTENSE, ROSALIE, MADAME LE QUESNOY, LA NOURRICE
HORTENSE, à demi-voix.
Nourrice, le petit commence à s’endormir... Mettez-le dans son berceau... et laissez-nous.
La nourrice prend l’enfant, et le pose avec précaution dans le berceau, aidée de Rosalie. À sa mère.
Et toi, maman, tu ne descends. pas avec eux ?...
MADAME LE QUESNOY.
Oh ! non, ma fille. Je t’ai laissée seule, tout ce matin.
ROSALIE, bas, à la nourrice, près du berceau.
Il dort... C’est bien... je vous appellerai...
La nourrice sort doucement par la gauche.
HORTENSE, à sa mère.
Au moins va quitter ton chapeau...
MADAME LE QUESNOY, étonnée.
Mais je peux bien le quitter ici... Pourquoi ?...
HORTENSE, souriant.
C’est que...
Elle regarde Rosalie qui s’est approchée.
J’ai quelque chose à dire à ma sœur... Quelque chose que tu sais, toi, que vous savez tous ici, excepté elle.
Grave et dressée sur sa chaise longue.
Maintenant, l’heure approche, il est temps de l’avertir.
ROSALIE.
Mais...
MADAME LE QUESNOY.
Qu’est-ce donc ?
HORTENSE, à sa mère.
Non, non, va-t’en, je t’en prie... jamais. je n’oserai devant toi, c’est trop triste.
MADAME LE QUESNOY, essayant de sourire, l’air ingénu.
Mais je... je ne comprends pas... je t’assure...
Un sanglot l’étouffe, elle sort brusquement par la droite en pleurant.
Scène V
HORTENSE, ROSALIE, NUMA, derrière le rideau
ROSALIE.
Elle pleure ? Qu’y a-t-il ?
HORTENSE, simplement, après un temps.
Il y a que je vais mourir, ma sœur. chérie, voilà pourquoi notre mère pleure.
ROSALIE, avec éclat.
Comment ? Quelle folie !...
HORTENSE, doucement.
Prends garde, ne réveille pas l’enfant.
Grave.
Oui, je vais mourir... Bouchereau. m’avait donné jusqu’au printemps, et nous y sommes.
ROSALIE.
Mais qui t’a dit ?...
HORTENSE.
Les malades ont l’oreille fine, on croit leur cacher les choses, ils font semblant... D’abord, ce qu’on veut me taire est écrit dans tous les yeux autour de moi, dans la douceur, la pitié, les gâteries dont on m’enveloppe... Et puis...
Levant en l’air le petit miroir à main.
C’est écrit là, aussi...
Rejetant le miroir, après un furtif coup d’œil désespéré.
voyons, au lieu de Mais regarde-moi, voyons, toujours regarder ton petit.
ROSALIE.
Oh ! tais-toi, tais-toi !...
HORTENSE, doucement, l’attirant vers elle.
Non, il faut que je parle et que tu m’entendes, que tu m’exauces, car j’ai une grâce à te demander ; tu sais, cette grâce dernière qu’on accorde aux condamnés.
ROSALIE.
Hortense ! mon Hortense !
HORTENSE.
Écoute, il a été bien méchant avec toi, il t’a fait une grande peine ; mais sois indulgente, retourne près de lui ; fais cela pour moi, ma grande sœur, pour nos parents que ta séparation désole et qui vont avoir besoin qu’on se serre contre eux, qu’on les entoure de tendresse. Numa est si vivant... il n’y a que lui pour les remonter un peu... C’est fini, n’est-ce pas, tu veux bien ?
ROSALIE, une main sur les yeux, étouffée de larmes.
Oui, oui, je veux... mais ne parle plus ainsi.
Elle est assise au bord du divan, le dos tourné à la croisée.
HORTENSE, lui prenant doucement la main.
Alors, la paix est faite ; donne ta main...
Écartant le rideau.
et signons le traité...
Numa est debout, et pleure derrière le rideau : elle l’attire doucement et lui met dans la main la main de sa femme, qui a, comme lui, l’autre main sur ses yeux mouillés.
ROSALIE, se retournant.
Numa !
HORTENSE.
Allons embrassez-vous...
NUMA, portant la main de Rosalie à ses lèvres.
Ma femme...
Bas.
Pardon !
HORTENSE.
Non, non, pas ça ; à pleins bras, comme quand on s’aime.
Elle pousse doucement Rosalie, qui tombe à demi agenouillée sur le divan, la tête dans la poitrine de Numa qui l’étreint. Hortense, épuisée, renversée sur sa chaise, les bras tombants, regarde son œuvre et sourit. Brusque fanfare de cuivres au dehors, sous la fenêtre.
TOUS.
Oh ! mon Dieu !
Scène VI
HORTENSE, ROSALIE, NUMA, TANTE PORTAL
TANTE PORTAL, éperdue.
Rosalie, mon enfant...
Prenant l’air étonné à la vue de Numa.
Té ! te voilà, et adieu ; comment es-tu entré ?
HORTENSE, riant.
Par la fenêtre, madame Portal.
TANTE PORTAL, à Numa.
Mais, mon ami, c’est qu’on t’a vu ! On sait que tu es là !
HORTENSE, la menaçant du doigt.
Vous avez parlé...
TANTE PORTAL, à demi-voix.
Ma petite, je n’ai pas pu me tenir... Je m’en doutais.
LA FOULE, au dehors.
Vive Roumestan ! Vive le ministre !
TANTE PORTAL.
Tu entends ?
NUMA.
Je crois bien...
LA FOULE, au dehors.
Zou !... Le discours !... Au balcon !...
TANTE PORTAL.
Montre-toi... dis-leur quelque chose...
NUMA, s’essuyant les yeux.
C’est que je ne suis guère en état...
Il ouvre les rideaux.
TANTE PORTAL.
Pas en état de parler, toi !... À qui le feras-tu croire ?...
ROSALIE, vivement.
N’ouvrez pas là !... Elle aura froid.
HORTENSE.
Mais non, mais non... le mistral est tombé, le balcon plein de soleil...
TANTE PORTAL, à Numa qui va ouvrir.
Espère... Aide-moi à pousser la chaise...
On amène la chaise longue jusque sur le devant de la scène, à gauche.
HORTENSE, à Numa.
Merci. Et maintenant, à la tribune !
NUMA.
Que j’embrasse d’abord mon petit roi...
En extase devant le berceau.
Oh !...
Souriant.
Bonjour, astre !...
LA FOULE, au dehors.
Au balcon... Zou !... Avant ! avant !
Poignée de sable et de petits cailloux dans les vitres.
TANTE PORTAL, effrayée, tirant en arrière Numa qui se penchait sur le berceau.
Vite donc... Ils vont saccager la maison d’assaut !...
NUMA, furieux, remontant.
C’est un peu fort, que je ne puisse pas même...
TANTE PORTAL, fièrement.
Tu es si populaire !...
Numa paraît au balcon, les hurlements redoublent ; on voit flotter, reluire des hauts de bannières au soleil.
LA FOULE.
Vive Roumestan !
UN GAMIN, qui s’est hissé jusqu’au balcon.
Vivo Numa !
HORTENSE, à Rosalie qui étend un châle sur elle, pendant que la tante est allée pousser la fenêtre derrière Numa.
Je viens d’être bien cruelle, ma chérie.
ROSALIE.
Ah oui...
HORTENSE.
Il le fallait, vois-tu... Sans cela, tu n’aurais pas pardonné...
Lui prenant la main, et se la frôlant contre sa joue.
Seulement, tu sais, j’ai poussé un peu au noir. Dame ! le Midi... Tu mettras au point, comme dit Numa.
Voix de NUMA, sur le balcon.
Mes amis, mes bons amis... Peuple de Provence... mon âme... mon sang... traditions saintes.
HORTENSE, écoutant.
Mais j’en perds la moitié... Ouvrez tante Portal, ouvrez tout grand ; je veux entendre...
ROSALIE, passant à droite près du berceau.
Oh ! pas moi, cette voix me fait mal, je m’y suis trop laissé prendre.
Penchée vers le berceau, bas.
Est-ce que tu seras un menteur, toi aussi ? Est-ce que tu passeras ta vie à tromper les autres et toi-même, à briser les cœurs naïfs qui n’auront fait d’autre mal que de te croire et de t’aimer ?
NUMA, penché sur le balcon, vu de dos, dans l’encadrement de la porte-fenêtre large ouverte.
Pour la seconde fois les Latins ont conquis la Gaule...
LA FOULE.
Vive Roumestan !
HORTENSE.
Bravo ?...
ROSALIE, bas, au berceau.
Est-ce que tu seras un Roumestan, dis ? Oh ! non, non, je t’en prie...
NUMA, au dehors.
Et si Schopenhauer veut essayer de nous la reprendre, notre Gaule des mûriers et des grands chênes...
Brouhaha au dehors applaudissements.
TANTE PORTAL.
Qui c’est ça, Schopener ?
HORTENSE.
Schopenhauer ?... C’est tout le Nord.
NUMA, au balcon, avec un grand geste.
Digo-li qué vengué, moun bon.
HORTENSE, à tante Portal.
Hein ?
TANTE PORTAL, avec un geste immense.
Dis-y qu’ils s’y frottent, mon bon ! Ça, c’est tout le Midi !
Fanfare.