Mesdames de Montenfriche (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
Comédie en trois actes, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 14 novembre 1856.
Personnages
MONTENFRICHE
LÉON DE FLUTEVILLE
VEAULUISANT
GRIVET, commissaire-priseur
PIERRE, son crieur
BADAYOS, aubergiste
LE NOTAIRE
CLOTILDE, femme de Montenfriche
BERTHE, fille de Veauluisant
NANAETTE, bonne de Montenfriche
INVITÉS
ACHETEURS
UN DOMESTIQUE
La scène est, au premier acte, à Paris ; au deuxième acte, à Veaucresson ; au troisième acte, en Espagne.
ACTE I
Une salle de l’hôtel des ventes. Deux grandes baies au fond, ouvrant sur d’autres salles où l’on voit des meubles de toute espèce. En face du public, entre les deux baies, le bureau du commissaire-priseur, élevé sur une estrade entourée à distance par une longue table mi-circulaire qui laisse un passage à chacune de ses extrémités. À droite et à gauche, deuxième plan, grandes portes avec le mot SORTIE, au-dessus du chambranle. À gauche, troisième plan, petite porte. Applique de meubles, tapis et marchandises de toutes sortes ; quelques chaises. À droite, premier plan, une table sur laquelle sont plusieurs tableaux, entre autres un portrait de femme encadré.
Scène première
PIERRE, puis GRIVET
PIERRE.
Dix heures et demie !... et M. Grivet, le commissaire-priseur, n’arrive pas !... Avant la vente, il faut pourtant que nous donnions des noms à tous ces tableaux-là.
Il montre des tableaux entassés.
Moi, quand j’ai du doute sur une croûte, je leur dis que c’est de l’école de Raphaël !... Il y en a qui gobent !... et allez donc !
GRIVET, entrant par la petite porte de gauche.
Ah ! te voilà, Pierre ?
PIERRE.
Vous êtes en retard, monsieur Grivet...
GRIVET, très ému.
Ah ! mon ami... dans une heure, je vais être père...
PIERRE.
Comment ! votre femme ?...
GRIVET.
Oui ! elle s’en occupe !... Et être obligé de vendre des bric-à-brac dans un pareil moment !...
PIERRE.
Calmez-vous !
GRIVET.
Je crois que ce sera un garçon... Madame Grivet dormait toujours du côté gauche... Oh ! un garçon ! un Grivet ! c’est mon rêve !...
PIERRE.
Heureusement que vous demeurez en face... et vous pourrez savoir...
GRIVET.
Baptiste, mon domestique, m’a promis de sonner du cor pour m’annoncer l’événement... Pourvu que ça n’arrive pas au milieu de ma vente !...
PIERRE.
Bah !... je ferais une annonce... je suis votre crieur... ainsi !...
Ils remontent.
GRIVET.
Voyons ! faisons le ménage... Où en sommes-nous ?
PIERRE.
En vous attendant j’ai recollé trois fauteuils et une table de nuit...
GRIVET.
Très bien !... Qu’est-ce que nous vendons aujourd’hui ?
PIERRE.
Les meubles de ce peintre de portraits qui a eu des difficultés avec son propriétaire...
GRIVET.
Ah ! oui !... on a trouvé dans son mobilier un crocodile de la
Basse-Égypte.
PIERRE, indiquant le fond, à gauche.
Il est par là ?...
GRIVET.
Je le crois d’un placement difficile...
PIERRE.
Bah !... il y a des gens en lunettes qui achètent ça.
GRIVET, s’approchant des tableaux.
Ah çà !... voyons les tableaux.
Il prend le portrait et revient au milieu.
Voilà d’abord un portrait de femme.
PIERRE.
Elle a une bonne petite binette !
GRIVET.
Pas de signature ! à qui pourrait-on bien l’attribuer ?
PIERRE.
Sauf meilleur avis, je crois que c’est de l’école de Raphaël...
GRIVET.
Allons donc !
PIERRE.
Non ?
Avec aplomb.
Alors, c’est un Gudin.
GRIVET.
Il ne fait que des marines !
PIERRE.
Oh ! qui est-ce qui sait ça ?
GRIVET, avec importance.
Ça !... à la couleur... ça doit être un Vanloo !
Il va le remettre à sa place.
PIERRE.
Va pour un Vanloo !... Qu’est-ce que ça me fait à moi ?... je vas chercher le crocodile !
Il sort par le fond, à gauche.
Scène II
GRIVET, VEAULUISANT, BERTHE, puis PIERRE
VEAULUISANT, passant sa tête par la porte de droite.
Bonjour, Grivet !... je ne vous dérange pas ?
GRIVET.
Monsieur Veauluisant, entrez donc !...
À part.
Un habitué ! un collectionneur d’autographes !
VEAULUISANT, à Berthe qui est dans la coulisse.
Viens, ma fille, tu peux entrer !...
BERTHE, entrant.
Mais je n’y tiens pas du tout, papa !
VEAULUISANT, à Grivet.
Elle n’osait pas, parce que vous mettez sur la porte : LE PUBLIC N’ENTRE PAS ICI...
GRIVET.
Mais vous n’êtes pas le public, vous !
À Berthe avec galanterie.
ni Mademoiselle non plus.
VEAULUISANT, à Berthe.
Tu vois, nous ne sommes pas le public... j’ai mes entrées !...
BERTHE.
Mais papa, nous sommes partis ce matin de Veaucresson pour aller chez ma couturière, el vous me menez à l’hôtel des Commissaires-Priseurs !... C’est tous les jours la même chose !...
VEAULUISANT.
Je ne m’en repens pas.
À Grivet.
Mon cher, je crois que je viens de faire une affaire magnifique...
Berthe remonte avec impatience.
GRIVET.
Encore un autographe !
VEAULUISANT.
Parbleu ! devinez de qui ?
GRIVET.
Je ne sais pas...
VEAULUISANT.
De Don Quichotte !
GRIVET.
De Don Quichotte ?
VEAULUISANT.
C’est extrêmement rare !... je n’en ai jamais vu.
GRIVET.
Ni moi non plus.
VEAULUISANT.
Je l’ai découvert dans un carton auquel personne ne faisait attention... Tenez, le voilà !...
GRIVET.
C’est sur papier Bath !...
VEAULUISANT.
Ça m’est égal... ça serait sur du papier à chandelle... ça aurait la même valeur...
Lisant.
« Ma chère Dulcinée... »
Parlé.
Hein ? Dulcinée !... voilà une preuve !
Lisant.
« Je t’attendrai demain à six heures au Moulin-Rouge avec des crevettes.
« Ton Don Quichotte, AMÉDÉE. »
GRIVET.
Amédée !
VEAULUISANT.
C’est sans doute le petit nom du héros ! En voilà pour quatorze francs.
GRIVET.
C’est pour rien.
BERTHE, redescendant.
Maintenant, papa, si nous allions chez ma couturière ?
VEAULUISANT.
Un moment !... Elle est ennuyeuse avec sa couturière ! Heureusement que tu vas te marier dans quelques jours, et après... je pourrai me livrer en repos au culte de l’autographie !
PIERRE, entrant avec le crocodile enveloppé d’une toile.
Voilà l’animal de la Basse-Égypte.
Il le pose sur la table circulaire.
GRIVET, à Veauluisant.
Si vous voulez prendre la peine d’entrer dans ce cabinet, j’ai un album qui renferme des pièces assez curieuses...
VEAULUISANT.
En effet, vous m’aviez parlé d’un Mahomet II... très rare !...
BERTHE.
Un Mahomet II... Vous ne savez pas le turc !
VEAULUISANT.
Mais il est en français ! C’est un autographe traduit ; voilà où est la rareté.
Il prend le bras de sa fille et remonte vers la gauche.
BERTHE.
Mais, papa...
VEAULUISANT.
Nous ne faisons qu’entrer et sortir !
BERTHE, à part.
Comme c’est agréable !
Ils sortent à gauche par la petite porte du troisième plan.
Scène III
PIERRE, puis FLUTEVILLE
PIERRE, seul.
Voyons donc comment que c’est fait un crocodile ?...
Entr’ouvrant la serge qui l’enveloppe.
C’est laid !... Voilà un particulier que je ne voudrais pas rencontrer le soir, au coin de la rue Saint-Fiacre !
FLUTEVILLE entre par la droite, il tient à la main son chapeau couvert de boue.
Fichu maladroit, va !...
Il secoue son chapeau sur les tableaux.
PIERRE.
Eh bien ! sur les tableaux !... Monsieur, le public n’entre pas ici !...
Il va essuyer les tableaux, puis disparaît un moment et revient après le couplet.
FLUTEVILLE.
Tu m’ennuies !...
Au public.
Je sors de chez moi... assez bien habillé, comme vous voyez... j’allais faire une visite de cérémonie à l’oncle de ma future, M. Montenfriche, qui est arrivé hier de Poitiers... et que je n’ai pas encore l’honneur de connaître... lorsqu’au détour de la rue Chauchat, une espèce de vieux droguiste retiré, donnant le bras à une grande bo-bonne, me flanque un coup de parapluie dans mon chapeau... paf !... dans la boue !... – Animal !... – Faites donc attention ! qu’il me répond... je cours après lui... une voiture de meubles se met entre nous !... – Mais il doit être entré ici... et si je le retrouve !... je veux qu’il nie fasse des excuses... et... qu’il m’essuie mon chapeau !... c’est logique ça !...
Air de l’Anonyme.
L’auteur courtois d’une telle avarie,
M’eût dit du moins : « Monsieur, bien désolé ! »
Mais ce brutal, avec son parapluie,
Sournoisement, sans rien dire, a filé !
Je suis vexé de ton impolitesse,
Entends-tu bien, malhonnête étourneau :
Si j’essuyai ta sotte maladresse,
Tu dois au moins m’essuyer mon chapeau !
Regardant son chapeau.
Oh ! oh !... faites donc des visites avec ça !... On doit vendre des brosses, ici...
À Pierre.
Garçon ?
PIERRE.
Monsieur ?
FLUTEVILLE.
Vendez-vous des brosses ?
PIERRE.
Pas pour le moment... mais si Monsieur avait besoin d’un crocodile ?
FLUTEVILLE.
Un crocodile !... je vous demande une brosse... je ne peux pas me brosser avec un crocodile !
PIERRE.
Non !
FLUTEVILLE.
Eh bien ! alors...
À part.
Oh ! mais... ils sont bêtes dans cet établissement !...
À Pierre.
Dites-donc, vous avez du feu dans la pièce à côté... j’ai besoin de sécher... il faut que je sèche.
Ensemble.
Air : Le plaisir s’enfuit.
FLUTEVILLE.
Auprès d’un bon feu
Je vais réparer ce dommage.
Mais de cet outrage
Je voudrais me venger, morbleu !
PIERRE.
Quel est donc, morbleu !
Quel est ce bizarr’ personnage !
Qui, sans qu’on l’engage,
Vient se chauffer à notre feu !
Fluteville sort par le fond, à droite.
Scène IV
PIERRE, puis MONTENFRICHE et NANETTE
PIERRE, seul.
Eh bien !... il ne se gène pas !... il fait comme chez lui.
Il sort un peu après l’entrée de Montenfriche.
MONTENFRICHE, dans la coulisse de gauche.
Mais, marche donc ! Nanette !... tu te fais trainer, ma fille !...
Il entre le bras passé dans celui de Nanette qui tient un grand parapluie.
NANETTE.
Voilà, monsieur Montenfriche...
MONTENFRICHE.
Nanette, je l’ai amenée de Poitiers pour te faire voir les monuments... contiens ton admiration et comporte-toi avec décence... te voilà à l’hôtel Bouillon !
NANETTE.
C’est un joli bâtiment !... C’est-y ça qu’on appelle les Invalides ?
MONTENFRICHE.
Je te dis l’hôtel Bouillon... un endroit où l’on vend toutes sortes de vieilles choses... neuves !
NANETTE.
Alors, comme ça, on peut acheter, ici ?...
Elle met son parapluie sous son bras.
MONTENFRICHE.
Naturellement, puisqu’on y vend...
À part.
Elle est bête, cette fille ?
NANETTE.
Monsieur Montenfriche !
MONTENFRICHE.
Quoi ?
NANETTE.
V’là que j’ai soif !
MONTENFRICHE.
Allons, bon !... elle a toujours besoin de quelque chose !... – Mords-toi la langue !... et tiens ton parapluie autrement... tu as déjà renversé le chapeau d’un monsieur... qui en a paru affecté !
NANETTE.
Pardi ! pour un chapeau !
MONTENFRICHE.
Nanette, ils sont rares les hommes qui savent se placer au-dessus de leurs chapeaux. Mais ne bavardons pas, il faut que je sois à cinq heures chez Veauluisant, à Veaucresson... pour signer le contrat de ma nièce... Je dois y rejoindre ma femme !...
NANETTE.
Votre épouse...
MONTENFRICHE.
Je te dis ma femme...
NANETTE.
Eh bien ! allons-nous-en !... j’ai tout vu !
MONTENFRICHE.
Un instant !... j’ai des emplettes à faire pour ma propriété du
Poitou... voilà ma liste.
Il déplie un papier.
Je t’ai même amenée pour que tu me portes tout ça.
NANETTE.
Je veux bien.
MONTENFRICHE, à part.
Elle est très bête, mais très forte... c’est pour cela que je la garde !...
Haut, regardant sa liste.
Voyons !...
Lisant.
Acheter une niche à chien... dito, une bêche... dito, un râteau... dito, des arrosoirs... dito, un banc de jardin...
NANETTE.
Et un baquet pour la lessive... le nôtre s’a fendu.
MONTENFRICHE.
Le nôtre s’a fendu !... tu l’auras laissé au soleil...
NANETTE.
Dame ! les baquets c’est pas éternel !
MONTENFRICHE, tirant un crayon.
Je vais l’ajouter sur ma liste.
Il écrit.
Dito, un baquet.
Remontant vers la droite.
Voyons, si je trouverai là-dedans...
Scène V
NANETTE, MONTENFRICHE, PIERRE, GRIVET
GRIVET, sortant du cabinet, à Pierre, qui vient du fond à gauche.
Ah ! Pierre, mon ami... as-tu entendu le son du cor ?
Ils descendent à gauche.
PIERRE.
Non, Monsieur, pas encore !
GRIVET.
Il doit jouer Framboisy, si c’est un garçon... et Fleuve du Tage, si c’est une fille !... Faites, ô mon Dieu ! qu’il joue Framboisy !
Il remonte.
MONTENFRICHE, s’approchant des objets exposés à droite.
Des tableaux ?... ça n’est pas mon affaire !...
Prenant tout à coup le portrait exhibé à la première scène.
Hein ?... oh !... voilà qui est curieux !... le portrait de Séraphine... ma femme !...
NANETTE, qui se promène dans la salle, admirant les meubles étalés.[1]
Monsieur ?
MONTENFRICHE.
Quoi ?
NANETTE.
V’là que j’ai faim !
MONTENFRICHE.
Mords-toi la langue !...
Regardant le tableau et venant sur le devant de la scène ; à lui-même.
Juste ! la broche que je lui ai donnée !... J’ignorais qu’elle se fût fait peindre... ça m’intrigue !...
À Grivet.
Monsieur, combien cette galette ?
GRIVET.
Très belle toile, Monsieur... c’est un Vanloo !
Air : Une peau d’ours est le manteau.
Un Vanloo ! comment ! un Vanloo ?
Parbleu ! vous me la donnez bonne !
PIERRE.
Monsieur, regardez le tableau !
MONTENFRICHE.
Je le regarde et je m’étonne !
Votre Vanloo, chacun le sait,
Depuis cent ans, a rendu l’âme...
GRIVET, avec aplomb.
Raison d’ plus !...
MONTENFRICHE, riant.
Pour qu’il n’ait pas fait
Le portrait de ma femme !
Raison d’ plus pour qu’il n’ait pas fait
Le portrait de ma femme !
C’est le portrait de ma femme !
GRIVET.
Ça ?... impossible, Monsieur, impossible !
MONTENFRICHE.
Je reconnais la broche !
GRIVET.
Non, Monsieur !... c’est un Vanloo !
PIERRE.
École de Raphaël !
MONTENFRICHE.
Très bien !... comme vous voudrez !... J’en offre trente-deux francs !
GRIVET, lui prenant le tableau des mains.
Monsieur plaisante !...
Il remonte et place le tableau en dedans de l’hémicycle.
NANETTE, à Grivet.
Monsieur, vendez-vous des baquets ?... le nôtre s’a fendu !
GRIVET.
Attendez la vente !...
MONTENFRICHE, à part.
Ça m’est égal... en le poussant je l’aurai pour sept francs cinquante ! mais ça m’intrigue !
Scène VI
NANETTE, MONTENFRICHE, PIERRE, GRIVET, ACHETEURS DES DEUX SEXES, puis FLUTEVILLE
Les acheteurs entrent par les deux portes latérales.
CHŒUR.
Air : Accourons, mes amis.
Acheteurs, curieux,
Voici l’heure de la vente.
C’est ici qu’on brocante
Du neuf fait avec du vieux.
La musique continue en sourdine. Les acheteurs se placent à droite et à gauche de l’hémicycle. Grivet et Pierre en dedans, rangeant des marchandises.
GRIVET.
Messieurs, nous allons procéder à la vente.
FLUTEVILLE, entrant par le fond, à gauche, regardant son chapeau.
Ça ne sèche pas du tout !...
Apercevant Montenfriche et Nanette.
Tiens ! tiens ! tiens ! mon droguiste et sa grande bonne.
MONTENFRICHE, à part.
Le monsieur au chapeau !
NANETTE.
C’est le cogneux de parapluie !
FLUTEVILLE.
Vous ne sauriez croire, Monsieur, combien je suis ravi de vous rencontrer.
MOMTENFRICHE, sèchement.
Monsieur, je vous salue.
FLUTEVILLE, montrant son chapeau crotté.
Je pense que vous me reconnaissez suffisamment ?
MONTENFRICHE.
C’est un petit malheur...
FLUTEVILLE.
Faites-vous des excuses ?...
MONTENFRICHE, fièrement.
Monsieur, en 1832, je commandais la garde nationale de mon endroit...
NANETTE.
Tous habillés ! oh ! que c’était beau !
MONTENFRICHE.
C’est vous dire assez que je ne fais pas d’excuses !
FLUTEVILLE.
Au moins... essuyez-vous le chapeau ?
MONTENFRICHE.
Moi ! essuyer !... allez vous coucher !
FLUTEVILLE.
Très bien !... voilà ce que je voulais savoir... les négociations sont rompues.
Le saluant.
Monsieur !
Il remonte à gauche parmi les acheteurs.
MONTENFRICHE.
Serviteur !...
À part.
Il ne me revient pas, ce petit monsieur !
NANETTE.
Y canne !... nous y avons fait peur !...
La musique cesse. Grivet s’est placé sur son estrade. Pierre reste dans l’hémicycle.
GRIVET.
Messieurs, nous vendons une niche à chien en bois de chêne.
Pierre la place sur la table circulaire.
MONTENFRICHE, à Nanette.
Tiens ! voilà juste mon affaire !
NANETTE.
Ah ! qu’elle est jolie ! je l’habiterais...
MONTENFRICHE.
Nanette !
NANETTE.
Avec vous, Monsieur !
Montenfriche a pris une chaise ; il s’assied devant la table circulaire, tournant presque le dos au public.
TOUS.
Faites-la voir !
GRIVET.
Nous ferons observer que cette massue va avec !
Pierre montre une forte massue et la place sur la table.
MONTENFRICHE, étonné.
Une massue ?
GRIVET.
C’est une arme extrêmement curieuse à l’usage des Sauvages du Canada.
MONTENFRICHE.
Pardon, Monsieur... est-ce qu’on ne pourrait pas distraire la massue ?...
GRIVET.
Impossible !... les lots sont faits !
PIERRE.
Il y a marchand à cinq francs...
GRIVET.
À cinq francs, Messieurs ! parlez !
MONTENPRICHE, à Nanette debout derrière lui, un peu à gauche.
Ce n’est pas cher.
Haut.
Cinq francs cinquante !
PIERRE, répétant l’enchère.
Cinq francs cinquante !
FLUTEVILLE, qui a fait le tour par les baies du fond, est revenu par celle de droite, a pris une chaise et se place à côté de Montenfriche en disant.
Six francs !
MONTENFRICHE, contrarié.
Ah ! c’est vous !... Six francs cinquante !
PIERRE.
Six francs cinquante !
FLUTEVILLE.
Sept francs !
MONTENFRICHE, à part.
Il m’ennuie ce monsieur !
GRIVET.
À sept francs...
On entend au dehors le son d’un cor qui joue l’air du sire de Framboisy.
Ah ! mon Dieu !!!
PIERRE.
Monsieur ! ça y est !
GRIVET, vivement.
Allons donc ! Messieurs, allons donc !... dépêchons-nous !...
Écoutant le cor qui joue Framboisy.
Framboisy ! Framboisy !...
MONTENFRICHE.
Comment ! quoi ? Framboisy ?... Sept francs cinquante !
FLUTEVILLE.
Huit francs !
MONTENFRICHE, vivement.
Dix !
FLUTEVILLE, vivement.
Vingt !
GRIVET, n’y tenant plus.
Vingt francs !... Framboisy, un garçon ! un Grivet !...
Frappant vivement avec son marteau.
Adjugé !
Il descend de son bureau et se sauve en courant. Étonnement, tumulte.
MONTENFRICHE, se levant.
Mais, Monsieur, j’allais mettre cinquante centimes...
NANETTE, remontant avec Montenfriche.
C’est de la volerie !... faut qu’on recommence.
MONTENFRICHE.
Eh bien ! où est-il donc ?
PIERRE, montant au bureau.
Messieurs, la vente va reprendre dans un instant... M. Grivet étant forcé de s’absenter... pour affaires de famille !
Le public sort par différentes portes en murmurant. Pierre sort avec le public.
Scène VII
MONTENFRICHE, FLUTEVILLE, NANETTE
FLUTEVILLE, à part, considérant sa niche et sa massue, qu’il tient.
Que diable vais-je faire de ça ?
Donnant la massue à Nanette.
Tenez la bonne !... je vous l’offre !
MONTENFRICRE.
Je te défends d’accepter !
NANETTE.
Laissez donc ! pour battre le beurre !
FLUTEVILLE, à Montenfriche, lui montrant sa niche.
Quant à la niche... vous paraissiez en avoir envie ?
MONTENFRICHE.
Oui... je vous avoue que...
FLUTEVILLE.
Alors, je la garde !
MONTENFRICHE, exaspéré.
Ah çà ! Monsieur ! est-ce que vous n’allez pas me laisser tranquille ? passez votre chemin, je ne vous connais pas !
NANETTE, à part.
Est-y obstiné !
FLUTEVILLE.
Faites-vous des excuses ?
MONTENFRICHE, avec force.
Non !...
FLUTEVILLE.
Essuyez-vous le chapeau ?
MONTENFRICHE.
Ah ! bien oui !...
FLUTEVILLE, posant sa niche à terre et s’asseyant dessus.
Alors, vous pouvez vous en aller... car si vous avez l’intention d’acheter, je vous préviens que vous n’achèterez pas.
MONTENFRICHE.
Et qui m’en empêchera, Monsieur ?
FLUTEVILLE.
Moi !...
NANETTE.
Ah ! ben ! en v’là une rude !
FLUTEVILLE, se levant.
Je serai toujours derrière vous avec mon chapeau crotté !... comme un remords ! je pousserai tout ce que vous pousserez... jusqu’au soir !... et je reviendrai demain matin vous attendre à l’ouverture...
MONTENFRICHE.
Ah ! c’est comme ça !...
NANETTE.
N’y a donc pas de champêtre ici ?
FLUTEVILLE.
J’ai tout non temps... je suis flâneur et propriétaire !
MONTENFRICHE, en colère.
Moi aussi, Monsieur, je suis propriétaire ! et têtu ! et je ne céderai pas !
FLUTEVILLE.
Ni moi non plus !
MONTENFRICHE.
C’est ce que nous verrons.
UNE VOIX, en dehors, au fond à droite.
Il y a marchand à cinq francs !
AUTRES VOIX.
Six francs ! huit francs ! dix francs !
MONTENFRICHE.
On vend de ce côté... viens, Nanette !
Ensemble.
Air : C’est lui, quelle aventure.
Viens, Nanette, car je préfère
Céder la place à ce brouillon !
Fuyons ces lieux où, de colère,
Tout mon sang bout à gros bouillon !
FLUTEVILLE.
À votre acerbe caractère
Livrez-vous sans confusion.
Où peut-on bouillir de colère
Si ce n’est à l’hôtel Bouillon ?
NANETTE, à son maître.
Soyez calme, laissez-le faire ;
Passons dans un autre salon.
C’ n’est pas pour bouillir de colère
Que l’on vient à l’hôtel Bouillon...
Montenfriche et Nanette sortent à droite par le fond en se donnant le bras comme à leur entrée.
Scène VIII
FLUTEVILLE, puis BERTHE et VEAULUISANT
FLUTEVILLE, tenant sa niche, remonte au fond à droite et crie à Montenfriche qui est hors de vue.
Je vous suis... gardez-moi une chaise !...
Berthe et Veauluisant entrent par le cabinet de gauche.
BERTHE.
Mais venez donc, papa !
FLUTEVILLE, redescendant avec sa niche, à lui-même.
Où vais-je fourrer ça ?
VEAULUISANT, à sa fille.
Je ne te demande qu’un quart d’heure.
Apercevant Fluteville.
Tiens ! mon gendre !
FLUTEVILLE, se retournant.
Mon beau-père !
BERTHE.
M. Léon !
FLUTEVILLE, tenant toujours sa niche et saluant.
Mademoiselle !
VEAULUISANT, désignant la niche.
Que diable voulez-vous faire de ça ?... pour qui ça ?
FLUTEVILLE.
Pour vous...
Se reprenant.
Pour votre chien... à Veaucresson !
VEAULUISANT.
Mais je n’ai pas de chien !
BERTHE.
Nous n’avons qu’un chat !...
FLUTEVILLE.
C’est pour lui !...
VEAULUISANT.
Quelle drôle d’idée !... mais posez donc votre niche !
FLUTEVILLE.
Ça ne me gênait pas !
Il la pose à côté de lui.
VEAULUISANT.
À propos, avez-vous été faire visite à l’oncle Montenfriche de
Poitiers ?
FLUTEVILLE.
J’étais sorti pour ça, lorsqu’un imbécile m’a renversé mon chapeau...
VEAULUISANT.
Vous verrez ce brave oncle tout à l’heure à Vaucresson... avec sa femme... il faudra le soigner... il est riche et sans enfants...
FLUTEVILLE.
Soyez tranquille... je le ferai praliner dans du sucre !
BERTHE, regardant sa montre.
Ah ! mon Dieu ! onze heures trois quarts !... ma robe ne sera pas prête et l’on signe mon contrat ce soir !...
VEAULUISANT.
C’est juste !... Eh bien ! allons !...
FLUTEVILLE, à Berthe.
Mademoiselle, voulez-vous accepter mon bras ?
VEAULUISANT.
Y pensez-vous ! nous allons chez sa couturière.
FLUTEVILLE.
Oh ! pardon !... alors...
VEAULUISANT.
À tantôt, mon gendre !
BERTHE.
À ce soir, à Veaucresson...
FLUTEVILLE, saluant.
À ce soir !
Ensemble.
Air : Ils me laissent avec mon père.
FLUTEVILLE, à Berthe.
Pour l’essai de votre toilette
Je n’ose, hélas ! suivre vos pas :
Car d’une affaire si secrète
Le mystère ne le veut pas.
VEAULUISANT et BERTHE.
Une question de toilette
Vous défend de suivre nos pas.
Car d’une affaire si secrète
Le mystère ne le veut pas.
Veauluisant et Berthe sortent par la porte latérale de gauche.
Scène IX
FLUTEVILLE, seul
Inutile de leur dire le petit travail auquel je me livre ici... le beau-père a des idées étroites... il ne comprendrait pas... Ah çà ! il faut pourtant que je me sépare de cette menuiserie.
Il va poser la niche sur le devant, à droite.
Scène X
FLUTEVILLE, MONTENFRICHE, NANETTE
MONTENFRICHE, entre avec Nanette qui porte la massue.
Enfin, nous en voilà débarrassés !... il a perdu notre piste !...
NANETTE.
Une si belle niche, Monsieur !
MONTENFRICHE.
Je t’en trouverai une autre !
À part.
Je vais pouvoir acheter le portrait de Séraphine... par Vanloo !
Il va vers la droite et rencontre Fluteville.
FLUTEVILLE.
Tiens ! vous voilà !
MONTENFRICHE.
Encore lui !
NANETTE.
Pas de chance !
MONTENFRICHE.
Monsieur, je vous défends de me suivre, entendez-vous !
FLUTEVILLE.
Ah ! très joli... c’est vous qui venez me chercher !...
MONTENFRICHE.
Moi ?... mais pour vous éviter j’irais m’ensevelir jusqu’au fond des bois sombres !
FLUTEVILLE.
Voyons, qu’est-ce que nous achetons maintenant ?... une charrue ?
MONTENFRICHE.
Monsieur ! je vous prie de ne pas m’adresser la parole !...
FLUTEVILLE.
Faites vous des excuses ?
MONTENFRICHE.
Des excuses ! vous n’êtes qu’un polisson !!! en trois lettres !!! voilà mes excuses !
Scène XI
FLUTEVILLE, MONTENFRICHE, NANETTE, PIERRE, LE PUBLIC, puis GRIVET
GRIVET, entrant par la porte latérale de droite. À Pierre, qui est en scène.
Ah ! mon ami, je suis volé... c’est une fille !... l’animal de Baptiste s’est trompé d’air !... moi qui rêvais un Grivet !
Il remonte.
PIERRE, riant.
Alors c’est à recommencer ! – Messieurs, la vente va reprendre !...
FLUTEVILLE, à Montenfriche.
Ne nous quittons pas !
GRIVET, à son bureau.
Messieurs, nous allons mettre en vente... une pièce extrêmement curieuse... sur laquelle j’appelle l’attention des amateurs...
Mouvement de curiosité du public.
C’est un crocodile... qui arrive directement de la Basse-Égypte...
TOUS.
Voyons !...
Pierre présente le crocodile. Tout le monde se recule.
NANETTE, se reculant.
Ah ! que c’est laid !
GRIVET.
Voyons, Messieurs, dites un prix ?...
Silence général.
100 francs le crocodile !...
PIERRE.
100 francs le crocodile !...
À part.
Ça ne mord pas !...
Silence.
GRIVET.
Voyons, Messieurs... 50 francs !
UNE VOIX.
Il y a marchand à 40 sous !
PIERRE.
40 sous le crocodile !
FLUTEVILLE, de loin à Montenfriche.
Nous ne disons donc plus rien ?
MONTENFRICHE, à part.
Oh ! quelle idée ! il va me le payer !
Haut.
30 francs pour le crocodile !
Il se rapproche de la vente.
FLUTEVILLE, se rapprochant aussi.
Allons donc ! – Quarante francs !
MONTENFRICHE, vivement.
Quatre-vingt !
FLUTEVILLE, vivement.
Cent francs !
NANETTE, à Montenfriche.
Ne l’achetez pas, Monsieur... cette bête-là me fait peur !
MONTENFRICHE.
Laisse-moi tranquille ! tu le mettras sur ta commode !
Haut, montant au bureau du commissaire, à gauche.
Cent cinquante !!!
FLUTEVILLE, même jeu à droite.
Deux cents !!!
MONTENFRICHE.
Deux cent-cinquante !!!
FLUTEVILLE.
Trois cents !!!
MONTENFRICHE, à part.
Très bien !
Silence.
GRIVET.
Trois cents francs !... personne ne dit mot !
À Montenfriche.
Eh bien ! Monsieur ?...
MONTENFRICHE, fredonne, sans répondre.
Turlutu tu tu !
GRIVET.
Une ! deux... c’est bien vu !... trois cents francs... personne ne dit mot ?
Il regarde Montenfriche.
MONTENFRICHE, même jeu.
Turlutu tu tu !
GRIVET, s’adressant à Fluteville.
Adjugé à Monsieur !
LE PUBLIC.
Bravo ! bravo !
Montenfriche et Fluteville redescendent en scène.
FLUTEVILLE, tenant son crocodile. À Montenfriche.
Croyez-moi, allez vous promener au Jardin des Plantes !
MONTENFRICHE.
Monsieur, j’éprouve le besoin de vous déclarer que je n’avais nulle envie de ce petit lézard empaillé...
FLUTEVILLE, surpris.
Comment !
MONTENFRICHE.
Mais je n’étais pas fâché de vous le colloquer pour une forte somme...
FLUTEVILLE, à part.
Ah ! le gueux !
NANETTE.
Ah ! que c’est malin !
Riant.
Je m’en tords !
FLUTEVILLE, haut.
Quant à moi, Monsieur, j’attachais la plus grande importance à la possession de cet objet d’histoire naturelle... vous auriez pu me le faire payer beaucoup plus cher... vous ne l’avez pas fait. – Permettez-moi de vous remercier !...
MONTENFRICHE, raillant.
Tout à votre service !... chaque fois qu’un crocodile se présentera... comptez sur moi !
Ils se serrent les mains. On rit.
FLUTEVILLE, à part.
Il me gouaille !
Il dépose le crocodile sur la niche à chien.
GRIVET.
Un peu de silence !... ou va procéder à la vente des tableaux...
À Pierre.
Faites passer le Vanloo !
MONTENFRICHE, à part.
Le portrait de ma femme !... il faut l’éloigner à tout prix !...
FLUTEVILLE, à Montenfriche.
Eh bien ! continuons-nous ?
MONTENFRICHE.
Libre à vous ! mais je n’ai pas de goût pour les croûtes... ni pour les crocodiles... je laisse ça aux imbéciles !...
FLUTEVILLE.
Ah ! mais !
NANETTE.
Aux cogneux de parapluies.
MONTENFRICHE, passant son bras sous celui de Nanette.
Voici l’heure de mon dîner... excusez-moi si je ne vous invite pas.
FLUTEVILLE.
Vous partez ?... alors moi aussi !
MONTENFRICHE, à part.
Je l’espère bien !
Haut.
Viens, Nanette !
FLUTEVILLE, le rappelant.
Pardon ! pardon !... à quelle heure reviendrez-vous demain ?
MONTENFRICHE, à part.
Le polisson !
Haut.
À onze heures très précises !
FLUTEVILLE.
J’y serai...
Tirant sa montre.
Voulez-vous que nous mettions nos montres d’accord ?
MONTENFRICHE, tirant sa montre.
Comment donc ?... j’allais vous le demander.
FLUTEVILLE.
Tiens ! nous allons de même !
MONTENFRICHE.
C’est de la sympathie !...
FLUTEVILLE.
Oui !...
MONTENFRICHE.
Ne vous y trompez pas... c’est de la sympathie !
FLUTEVILLE.
Je le crois !...
Lui tendant la main.
À demain !
MONTENFRICHE, lui serrant la main.
À demain !
À part.
Galopin !!!
Montenfriche feint de sortir par la droite avec Nanette et suit de l’œil Fluteville qui sort par la gauche. Ils remontent tous deux derrière les groupes de droite.
Scène XII
GRIVET, PIERRE, LE PUBLIC, MONTENFRICHE et NANETTE
PIERRE.
On demande à voir le Vanloo par ici !
UN ACHETEUR.
Ça ! un Vanloo ! c’est un Chapolard !...
UN AUTRE.
J’en donne dix francs... à cause du cadre.
GRIVET.
Il y a marchand à dix francs !
MONTENFRICHE, revenant en scène, toujours suivi de Nanette qui porte sa massue.
Il est parti !... enfoncé !... je crois l’avoir un peu roulé, ce petit monsieur !
NANETTE.
Achetons le baquet.
MONTENFRICHE.
Laisse-moi tranquille !
GRIVET.
Voyons, Messieurs ! un Vanloo... dix francs !... C’est une plaisanterie !
MONTENFRICHE.
Pardon ! je mets vingt sous !
À lui-même.
Je ne suis resté que pour ça !
GRIVET.
Onze francs ! allons, Messieurs !
PIERRE.
C’est de l’école de Raphaël !
NANETTE, à Montenfriche.
C’est-y le baquet ?
UN ACHETEUR, prenant le tableau.
Passez voir !
Il se lève, vient au milieu, crache légèrement sur la toile et la frotte avec son doigt.
MONTENFRICHE, lui arrachant le tableau.
Dites donc ! si vous vouliez bien ne pas cracher dessus !
L’ACHETEUR.
Pourquoi ça ?
Il va se rasseoir.
MONTENFRICHE.
Comment ! pourquoi ça !
À part.
Il crache sur Séraphine et il demande pourquoi !...
GRIVET.
Onze francs, Messieurs ! voyons !
L’ACHETEUR, avec force.
Douze !...
MONTENFRICHE, à part.
Il croit me faire peur, celui-là !
Haut avec résolution.
Vingt francs !...
TOUS, étonnés.
Ah !
MONTENFRICHE, à part.
Ils sont épatés !
NANETTE, bas.
Monsieur, j’ai sommeil !...
Elle s’assoit sur le devant à droite et s’endort.
MONTENFRICHE, très animé.
Tu m’ennuies !... mords-toi la langue !
GRIVET.
Vingt francs ! personne ne dit mot !... une fois ! deux fois !...
MONTENFRICHE, à part, triomphant et tenant toujours le portrait.
Il est à moi !...
GRIVET.
C’est bien vu ?... bien entendu ? personne ne dit mot ? une fois ! deux fois ! pas de regrets ?...
Il lève son marteau pour adjuger.
Scène XIII
GRIVET, PIERRE, LE PUBLIC, MONTENFRICHE, NANETTE, FLUTEVILLE
FLUTEVILLE, paraissant par la droite.
Cinquante centimes !
MONTENFRICHE, bondissant.
Lui !... sacrebleu !...
NANETTE, sursautant.
À la garde !
Elle se rendort.
FLUTEVILLE.
Nous achetons donc des tableaux les uns sans les autres ?... ça n’est pas gentil !
MONTENFRICHE, exaspéré.
Monsieur ! vous n’êtes qu’un bohème !... Un papier percé !... je veux ce portrait... et je l’aurai... je l’aurai !...
À Grivet.
Cent francs !
FLUTEVILLE, prenant le tableau des mains de Montenfriche.
On demande à voir...
MONTENFRICHE.
Ne crachez pas dessus !
FLUTEVILLE, regardant le portrait.
Hein ?...
MONTENFRICHE.
Quoi ?
FLUTEVILLE.
Rien !
À part.
Le portrait de Séraphine ! Oh !...
Il l’embrasse.
MONTENFRICHE, le voyant.
Monsieur, je vous défends !...
FLUTEVILLE, à part.
Et je le laisserais adjuger à ce vieux bonhomme ! profanation !
À Grivet.
Deux cents francs !...
Pierre répète les enchères qui se succèdent avec une animation croissante.
MONTENFRICHE.
Cinq cents !
FLUTEVILLE.
Huit cents.
GRIVET.
Je savais bien que c’était un Vanloo !...
PIERRE.
École de Raphaël !...
MONTENFRICHE.
Mille francs !...
FLUTEVILLE.
Douze cents !...
Le public, qui suit l’enchère avec intérêt, se lève avec un murmure d’étonnement.
MONTENFRICHE, à part.
Bigre !...
FLUTEVILLE, à Montenfriche, à demi voix.
Je vous préviens que j’irai jusqu’à cinquante mille francs... c’est le portrait de ma maîtresse !
MONTENFRICHE, avec éclat.
Votre maîtresse ! ma femme !...
TOUS.
Ah !...
FLUTEVILLE.
Sa femme !
À part.
Oye ! oye ! qu’est-ce que j’ai fait ?
MONTENFRICHE, furieux.
Parlez, Monsieur, parlez !...
FLUTEVILLE.
Je suis désolé... que voulez-vous ?... je ne savais pas que vous étiez le mari...
MONTENFRICHE.
C’est donc vrai ?... ah ! gredin !...
Arrachant la massue des mains de Nanette, qui se réveille effrayée.
Donne-moi la massue !...
FLUTEVILLE.
Monsieur ! du calme !
MONTENFRICHE, le menaçant.
Défendez-vous !
FLUTEVILLE, arrachant le parapluie à Nanette.
À moi le parapluie !
Il pare les coups de masse et finit par ouvrir le parapluie qu’il met dans les mains de Nanette, que Montenfriche continue à assommer en la prenant pour Fluteville. Cris, tumulte.
NANETTE.
Au voleur ! à l’assassin !
FLUTEVILLE.
Sauve qui peut !
Chœur.
Air de M. Mangeant.
MONTENFRICHE.
Vengeance ! vengeance !
Lâche suborneur !
C’est ton existence
Que veut mon honneur !
FLUTEVILLE.
Cette confidence
A troublé son cœur !
Fuyons, par prudence,
Fuyons sa fureur.
LES AUTRES.
Silence ! silence !
Pour les acheteurs,
Ayez l’obligeance
De vous battre ailleurs.
ACTE II
Un salon de campagne, à Veaucresson, chez Veauluisant. Deux portes au fond, ouvrant sur un second salon. Entre les deux portes, une glace sans tain. À gauche, premier plan, une table couverte d’un tapis. Deuxième plan, porte d’entrée du dehors. À droite, premier plan, une petite fenêtre, devant laquelle une jardinière garnie de fleurs. Deuxième plan, porte d’une chambre. Des canapés contre les murs, après les portes latérales et sous la glace sans tain.
Scène première
BERTHE, VEAULUISANT, UN DOMESTIQUE, puis LE NOTAIRE
Au lever du rideau, le domestique place sur la table un encrier, du papier, des plumes. Berthe arrange les fleurs, près de la fenêtre.
VEAULUISANT, entrant par le fond, à droite, au domestique.
Là ! très bien !... l’encrier ! la poudre... C’est là qu’on va signer le contrat... avec une plume de pigeon !...
À sa fille.
J’aurais préféré une plume de colombe... c’est plus symbolique... mais on n’a pas pu en trouver une seule dans tout Veaucresson.
Le domestique sort.
BERTHE.
Papa, pourquoi me mariez-vous à la campagne ?
VEAULUISANT.
Ma fille, c’est plus symbolique... Le mariage étant la cérémonie la plus naturelle de notre existence... j’ai choisi Veaucresson comme étant plus dans la nature que Paris...
BERTHE, gaiement.
Oh ! moi, l’endroit ne me fait rien... et pourvu que je me marie...
VEAULUISANT.
Ce sentiment est aussi dans la nature...
BERTHE, voyant entrer par la gauche le notaire en grande tenue, portant à la main le contrat enrubanné de saveurs roses.
Ah ! M. le notaire...
VEAULUISANT, lui serrant la main.
Notre cher tabellion de Veaucresson !... Vous nous apportez le contrat ?...
LE NOTAIRE.
Supposant que vous seriez bien aise d’y jeter un regard
préalable avant la signature...
Il le lui donne.
BERTHE.
Oh ! que c’est joli un contrat !
Elle le prend.
VEAULUISANT.
Oui, je ne connais rien de plus gai ; il y a des faveurs roses !...
BERTHE, joyeuse.
C’est vrai !
Lisant.
« En cas de mort du futur... » Oh !
VEAULUISANT, reprenant le contrat.
Non, tu es tombée sur un mauvais endroit.
Il tourne plusieurs feuillets et lit.
« Si l’un des deux époux vient à prédécéder... »
Parlé.
Sapredié !
Il le replie brusquement.
BERTHE.
Ça ne parle que de mort !
VEAULUISANT.
Oui !... mais il y a des faveurs roses !
Au notaire, en lui rendant le contrat.
Ah çà !... vous nous restez à dîner ?...
LE NOTAIRE.
Avec plaisir... Seulement, après la signature du contrat, je vous demanderai la permission de retourner chez moi quelques minutes...
VEAULUISANT.
Pour quoi faire ?
LE NOTAIRE.
J’ai eu la maladresse d’enfermer ma femme dans sa salle de bain... Elle est dans l’eau !... et comme j’ai la clé dans ma poche...
VEAULUISANT.
Diable ! sait-elle nager ?
LE NOTAIRE, étonné.
Plaît-il ?
Il parcourt le contrat.
Scène II
BERTHE, VEAULUISANT, LE NOTAIRE, FLUTEVILLE
FLUTEVILLE, entrant par la gauche.
Pardon... je me suis fait attendre ?
BERTHE.
Toujours, Monsieur !
FLUTEVILLE.
Ah ! Mademoiselle, ce mot redouble mes remords... mais il n’y a pas de ma faute...
Il lui remet un bouquet.
VEAULUISANT.
Eh bien !... je ne vois pas votre niche !...
FLUTEVILLE.
Oh !... on l’apportera...
VEAULUISANT.
Avez-vous fait beaucoup d’acquisitions à l’hôtel des ventes ?
FLUTEVILLE.
Non... j’ai rencontré le mari d’une dame... que... je ne connais pas.
BERTHE.
Un de vos amis ?
FLOTEVILLE.
Oui... c’est-à-dire...
VEAULUISANT.
Il fallait l’amener...
FLUTEVILLE.
Oh !
BERTHE.
Avec sa femme...
FLUTEVILLE.
Je ne sais pas s’ils auraient accepté.
LE NOTAIRE.
Monsieur est le futur ? Monsieur, permettez-moi de vous présenter mes compliments... cordiaux !
VEAULUISANT, présentant le notaire.
Maître Picorais... notaire à Veaucresson.
FLUTEVILLE, saluant.
Monsieur...
À part.
Il a une bonne touche, le notaire de Veaucresson.
LE NOTAIRE.
Vous serait-il agréable d’écouter une petite lecture du contrat ?...
FLUTEVILLE.
Merci... je m’en rapporte au beau-père... j’approuve tout.
VEAULUISANT.
Mon gendre, j’imiterai votre confiance... Voici le portefeuille contenant une partie de la dot de ma fille... cinquante mille francs...
FLUTEVILLE.
Plus tard...
VEAULUISANT.
Non... prenez... puisqu’on va signer... il est dit que la dot sera remise le jour du contrat.
FLUTEVILLE, prenant le portefeuille.
Allons !... puisque vous le voulez !
VEAULUISANT, à part.
Et puis ça me gênait dans ma poche.
LE NOTAIRE, parcourant le contrat.
Allons bon !... j’ai oublié le préciput !
VEAULUISANT, lui indiquant la porte du fond, à droite.
Tenez, entrez là...
LE NOTAIRE.
Merci !... Comment ai-je pu oublier le préciput ?
Il sort.
VEAULUISANT, redescendant.
Comment a-t-il pu oublier le préciput ?
FLUTEVILLE.
Comment a-t-il pu oublier...
VEAULUISANT, à Fluteville.
Ah çà ! le reste de la dot, les cinquante autres mille francs, vous seront remis tout à l’heure par l’oncle Montenfriche de Poitiers...
FLUTEVILLE.
Dire que je ne le connais pas encore ! Mais où est-il donc, ce brave et digne oncle ?
BERTHE, montrant la chambre à droite.
Dans sa chambre, avec sa femme... il s’habille.
VEAULUISANT.
Il nous est arrivé de Paris un peu mélancolique et jaune...
FLUTEVILLE.
Bah ! je l’égayerai !
Allant vers la chambre.
Croyez-vous que je puisse entrer ?
BERTHE, vivement.
Mais ma tante s’habille aussi.
FLUTEVILLE.
Oh ! pardon !... quoique après tout, une tante de cet âge-là !...
VEAULUISANT.
Comment donc !... mais elle est jeune !
BERTHE.
Et charmante !...
Elle remonte.
FLUTEVILLE.
Tiens, tiens, tiens, l’oncle Montenfriche !
VEAULUISANT.
Il a toujours pris à côté des vieilles !
FLUTEVILLE.
C’est un gaillard, nous nous entendrons.
MONTENFRICHE, dans la chambre.
Dépêchez-vous, madame Montenfriche !
BERTHE.
Ah ! justement, le voici !...
VEAULUISANT.
Je vais vous présenter !
FLUTEVILLE.
Attendez !...
À part, mettant un gant.
Je veux lui faire la politesse d’un gant !
Scène III
BERTHE, FLUTEVILLE, VEAULUISANT, MONTENFRICHE
VEAULUISANT, à Montenfriche.
Mon ami, permets-moi de te présenter monsieur Léon de Fluteville, mon gendre...
FLUTEVILLE, s’approchant et s’inclinant sans le regarder.
Monsieur...
MONTENFRICHE, commençant une allocution.
Jeune homme !... je suis heureux et fier...
FLUTEVILLE, le reconnaissant.
Oh !...
MONTENFRICHE, de même.
Ah !...
BERTHE.
Quoi ?
VEAULUISANT.
Vous vous connaissez ?
FLUTEVILLE.
Oui... un peu...
MONTENFRICHE, amèrement.
Beaucoup !...
FLUTEVILLE, à part.
Sapristi !...
VEAULUISANT, gaiement.
C’est charmant ! alors embrassez-vous donc !...
BERTHE, de même.
Mais, certainement !...
FLUTEVILLE.
Oui... tout à l’heure...
MONTENFRICHE.
Quand nous serons seuls !...
À Veauluisant.
Laisse-nous... j’ai pas mal de choses... affectueuses à dire à ce cher ami !...
FLUTEVILLE.
Oui !... nous avons besoin de nous épancher...
VEAULUISANT.
À votre aise !... Viens, ma fille !...
BERTHE.
Comme c’est heureux !
Chœur.
Air : C’est drôle ! à l’ouvrir j’hésite. (Pantins de Violette.)
MONTENFRICHE.
Quelle rencontre imprévue !
Je sens bouillonner mon cœur !
Mais cachons bien à leur vue
Et ma rage et ma fureur !
FLUTEVILLE.
Quelle rencontre imprévue !
Je suis glacé de terreur !
Et je crois voir la statue
Du sinistre commandeur.
VEAULUISANT et BERTHE.
Quelle rencontre imprévue !
Quel présage de bonheur !
Laissons à leur entrevue
Tout son mystère enchanteur !
Veauluisant et Berthe sortent par le fond à gauche.
Scène IV
MONTENFRICHE, FLUTEVILLE
FLUTEVILLE, à part.
Sapristi !... sapristi !... voilà mon mariage flambé !...
À Montenfriche, le saluant avec contrainte.
Monsieur... je suis charmé... certainement...
MONTENFRICHE, froidement.
Monsieur, vous comprenez que je n’ai aucun plaisir à vous voir...
FLUTEVILLE.
Oui... je comprends...
Baissant la voix.
Séraphine !... que voulez-vous ?... ce n’est pas ma faute... je la croyais demoiselle !
MONTENFRICHE.
Je ne vous demande pas de détails !
FLUTEVILLE.
Non... pas de détails !
MONTENFRICHE.
Je n’ai pas besoin de vous dire que ce mariage... avec ma nièce, est devenu tout à fait impossible...
FLUTEVILLE.
Cependant...
MONTENFRICHE.
Il ne me convient pas d’avoir sous les yeux... dans ma famille... un polisson !
FLUTEVILLE.
Hein ?
MONTENFRICHE.
Non ! je serai calme... un chenapan... un gredin... qui m’a...
FLUTEVILLE.
Je la croyais demoiselle !
MONTENFRICHE.
Pas de détail !
FLUTEVILLE.
Non !... pas de détails !
MONTENFRICHE.
On va procéder à la signature du contrat... vous soulèverez une difficulté... honorable !... vous direz que la petite n’a pas assez d’argent !
FLUTEVILLE.
Par exemple !
MONTENFRICHE.
Et nous vous flanquerons à la porte !
FLUTEVILLE.
C’est impossible !... rompre comme ça... tout de suite !... je demande trois mois !
MONTENFRICHE.
Je vous accorde cinq minutes !
FLUTEVILLE.
Jamais !
MONTENFRICHE.
Vous oubliez que je puis vous faire jeter par la fenêtre !...
FLUTEVILLE.
Montenfriche !... vous m’en voulez donc beaucoup ?
MONTENFRICHE.
Mais oui... pas mal !... vous entendez ?... cinq minutes !...
Appelant.
Veauluisant !... Veauluisant !...
Scène V
MONTENFRICHE, FLUTEVILLE, VEAULUISANT, puis BERTHE
VEAULUISANT, paraissant par le fond à gauche, et très jovial.
Me voilà ! me voilà !
FLUTEVILLE, à part.
Eh bien !... ma situation est coquette !
VEAULUISANT.
Eh bien !... vous êtes-vous embrassés ?
MONTENFRICHE.
Étroitement !
FLUTEVILLE.
Sur les deux joues !
VEAULUISANT, à Montenfriche.
Comment le trouves-tu ?
MONTENFRICHE.
Charmant ! charmant !
BERTHE, qui est entrée par le fond, à droite, à Fluteville.
Quel brave homme, n’est-ce pas ?
FLUTEVILLE.
Excellent !... c’est du sucre !
VEAULUISANT, à Montenfriche.
Eh bien ! ta femme n’est pas encore prête ?
FLUTEVILLE, à part.
Elle !
MONTENFRICHE.
Tout à l’heure !... monsieur Fluteville aurait une petite communication à vous faire...
VEAULUISANT.
Après le contrat !...
BERTHE.
Oui, après !...
MONTENFRICHE.
Non... avant !
VEAULUISANT.
Mais...
MONTENFRICHE.
Je vous laisse... c’est très important.
Bas, à Fluteville.
Voyez, comme je suis bon !... je vais chercher votre paletot !
FLUTEVILLE.
Merci !...
BERTHE, à son père.
Qu’est-ce qu’il y a donc ?
VEAULUISANT, bas.
Je ne sais pas... il est mélancolique et jaune !
Chœur.
Air : Tromb-al-ca-zar t’en fait serment.
MONTENFRICHE, à Fluteville.
Rompez, Monsieur, je vous l’enjoins !
Pour votre honneur, prouvez du moins
Qu’il reste au cœur d’un scélérat
Quelque sentiment délicat !
FLUTEVILLE, à part.
Puisqu’il le faut, tâchons du moins
De rompre sans bruit, sans témoins ;
Si j’hésitais, le scélérat,
J’en suis sûr, ferait un éclat !
VEAULUISANT, à Berthe.
Hâtez-vous de parler du moins,
Car le notaire et les témoins
S’étonneraient qu’on retardât,
La signature du contrat.
Montenfriche sort par la porte latérale de gauche.
Scène VI
FLUTEVILLE, VEAULUISANT, BERTHE, puis CLOTILDE
VEAULUISANT.
Voyons ! parlez, mon gendre...
BERTHE.
Oui, parlez !...
FLUTEVILLE, embarrassé.
Mais... c’est que...
À part.
Nom d’un petit bonhomme !
BERTHE.
Mais dépêchez-vous donc, Monsieur... nous ne nous marierons jamais !
VEAULUISANT.
Le notaire est pressé... sa femme est dans l’eau...
FLUTEVILLE.
Oui ! avez-vous quelquefois réfléchi aux bizarres caprices de la destinée ?
VEAULUISANT.
Quelquefois... quand je prends du café le soir... et que je ne peux pas m’endormir...
FLUTEVILLE.
Moi, le café ne me fait rien...
VEAULUISANT.
Vous y mettez de la crème ?
FLUTEVILLE.
Un nuage.
BERTHE.
Est-ce que c’est là la communication ?
FLUTEVILLE.
Non !... il y a aussi des nuages... dans l’existence... des nuages... pénibles... bien pénibles...
BERTHE.
Un jour de noces ?...
FLUTEVILLE.
Le plus beau jour de la vie !... mais la destinée... la fatale destinée... celle qui poussa Œdipe...
VEAULUISANT.
Le fils de Jocaste ?
FLUTEVILLE.
Il la croyait demoiselle...
VEAULUISANT, ahuri, remonte.
Qu’est-ce qu’il chante ?
BERTHE, inquiète.
On n’y comprend rien !...
Allant au-devant de Clotilde qui sort de sa chambre.
Venez donc, ma tante...
FLUTEVILLE, à part et gagnant la droite sans la regarder.
Séraphine !...
BERTHE.
Je ne sais pas ce qu’a mon futur !...
VEAULUISANT.
Il nous parle d’Œdipe... de Jocaste !...
CLOTILDE, riant.
Comment ! de Jocaste !
À Fluteville qui feint de se moucher et ne la regarde pas.
Monsieur !
FLUTEVILLE, à part.
Cristi !!!
CLOTILDE.
Je n’ai pas le plaisir de vous connaître... mais les éloges que...
FLUTEVILLE, la regardant et bondissant.
Hein !!! ce n’est pas elle !!!
TOUS.
Quoi ?
FLUTEVILLE, à Clotilde.
Vous êtes madame Montenfriche ???
CLOTILDE, étonnée et riant.
Sans doute !
FLUTEVILLE, sautant de joie.
De Poitiers ??? Ma tante !... beau-père !... ma femme !...
À chaque exclamation, il embrasse Clotilde, puis Veauluisant, puis Berthe.
TOUS, gaiement.
Mais qu’a-t-il donc ?
VEAULUISANT.
Qu’est-ce que vous avez ?
FLUTEVILLE, essoufflé de joie.
J’ai...
À Clotilde.
Ah ! votre mari est un fameux farceur !...
TOUS.
Comment ?
FLUTEVILLE, très gaiement.
J’ai posé !... il m’a fait poser !...
VEAULUISANT.
Mais cette communication ?
FLUTEVILLE, radieux.
La voici : j’aime ! j’adore votre fille... et je vous prie de nous faire signer tout de suite.
BERTHE.
À la bonne heure !
VEAULUISANT.
Qui est-ce qui vous dit le contraire ?
CLOTILDE.
Eh bien ! nous voilà tous d’accord... viens, Berthe... allons chercher nos amis.
À Veauluisant.
Il ne faut pas retarder une cérémonie si vivement désirée par tout le-monde.
VEAULUISANT, à part.
Mais pourquoi nous a-t-il parlé de Jocaste
ENSEMBLE.
Air de M. Mangeant.
De cet hymen, l’heure du préliminaire
Peut s’accomplir au monde tous nos vœux :
Il faut hâter un instant si prospère,
Toujours trop lent pour des cœurs amoureux !
Tous hors Fluteville, sortent au fond à gauche.
Scène VII
FLUTEVILLE, puis MONTENFRICHE
FLUTEVILLE, suivant pour sortir.
Il est gai, l’oncle Montenfriche !... C’est égal ! j’ai posé !
MONTENFRICHE, entrant par la porte latérale de gauche, avec un paletot à la main... et très gourmé.
Monsieur, voici votre paletot...
FLUTEVILLE, gaiement.
Eh ! vous voilà ! farceur !
MONTENFRICHE.
Farceur ?
FLUTEVILLE, lui portant plusieurs petites bottes.
Hup là !... hup là !
MONTENFRICHE, se défendant.
Ah ! mais... je vous défends de me chatouiller !... ça pourrait me faire rire... et je n’en ai pas envie !
FLUTEVILLE.
Puisque je sais tout... j’ai vu la tante... la petite tante !
MONTENFRICHE.
Eh bien ?
FLUTEVILLE.
Ce n’est pas elle !... je ne la connais pas, ma parole d’honneur !
MONTENFRICHE, avec force.
Je l’espère bien ! c’est ma seconde que vous avez vue !
FLUTEVILLE.
Votre seconde ! Il y en a deux ?
MONTENFRICHE.
Séraphine... la coupable Séraphine !... était ma première.
FLUTEVILLE.
Celle du portrait ? ah ! saprelotte !
MONTENFRICHE.
Toute chose restant en l’état... j’ai l’honneur de vous offrir votre paletot.
FLUTEVILLE.
Ah ! mais permettez !... ça change la thèse !
MONTENFRICHE.
Comment ?
FLUTEVILLE.
Du moment qu’il y en a deux... et qu’il ne s’agit que de la première... c’est de l’histoire ancienne !
MONTENFRICHE.
Je trouve ça joli ! je n’en suis pas moins...
FLUTEVILLE.
Oui... mais il y a prescription !
MONTENFRICHE, avec colère.
Monsieur, on ne prescrit pas ces machines-là, entendez-vous !
FLUTEVILLE.
Voyons, ne vous fâchez pas !... et soyons logiques : puisque vous avez convolé... la seconde... la seconde... efface tout !
MONTENFRICHE.
Il n’est pas question de la seconde... mais de Séraphine...
FLUTEVILLE.
Séraphine ! n’en parlons pas !... de quoi vous plaignez-vous ?
MONTENFRICHE, à part, avec rage.
Ah ! c’est trop fort ! où est la massue ?
FLUTEVILLE.
Soyons logiques...
MONTENFRICHE.
Je ne veux pas être logique, vous m’ennuyez !
FLUTEVILLE.
Vous avez une femme jeune ?
MONTENFRICHE.
Oui.
FLUTEVILLE.
Charmante ?
MONTENFRICHE.
Oui.
FLUTEVILLE.
Vertueuse ?
MONTENFRICHE.
Dame !
FLUTEVILLE.
Sur deux... c’est déjà joli !... Le mariage n’est pas comme le jeu de macarons où l’on gagne à tous coups !
MONTENFRICHE, à part.
Qu’est-ce qu’il me chante avec ses macarons !
Haut, lui jetant son paletot.
Voulez-vous reprendre votre paletot à la fin !...
FLUTEVILLE.
Du calme ! du calme ! papa Montenfriche !... et tâchons d’arranger cette petite affaire-là, entre nous ?
MONTENFRICHE, à part, se contenant.
Oh ! mais, où est donc la massue ?
FLUTEVILLE.
Tenez, donnez-moi le bras ?... et venez tout gentiment signer mon contrat...
MONTENFRICHE.
Signer ! Mais je donne cinquante mille francs, Monsieur !
FLUTEVILLE.
Je le sais...
MONTENFRICHE.
Quand je pense que Séraphine... Et vous croyez que je vais payer pour ça !...
FLUTEVILLE.
Je ne vous demande que votre consentement...
Lui tendant la main avec émotion.
et votre amitié !
MONTENFRICHE.
Mon amitié ? allez vous promener ! un polisson ! un chenapan ! un faquin !...
FLUTEVILLE.
Soulagez-vous ! soulagez-vous !
MONTENFRICHE, s’exaspérant.
Tenez, il faut que je vous dise une chose... car ça m’étouffe.
FLUTEVILLE.
Dites...
MONTENFRICHE.
Eh bien ! des pieds à la tête, toute votre petite personne me déplait ! votre figuré m’agace, m’exaspère... La première fois que je vous ai rencontré... rue Chauchat... je me suis dit : Ah ! si ce monsieur pouvait glisser ct tomber sur le nez !... je rirais bien ! je rirais bien !... Voilà les sentiments que vous m’inspirez.
FLUTEVILLE.
Merci... vous êtes bien bon !
MONTENFRICHE.
Et depuis... quand j’ai appris que Séraphine...
FLUTEVILLE.
Ne parlons pas de ça !
MONTENFRICHE, s’exaltant.
Eh bien ! tant mieux !... me suis-je écrié, j’aime mieux que ce soit lui qu’un autre...
FLUTEVILLE, le remerciant.
Ah !
MONTENFRICHE.
Je vais pouvoir le détester tout à mon aise !... je manquais de prétexte pour lui être désagréable... en voici un !... et un fameux !... je vais pouvoir me régaler, et je me régale !...
FLUTEVILLE.
Mais c’est de la férocité !
MONTENFRICHE.
Vous aimez ma nièce, n’est-ce pas ? vous l’adorez ?
FLUTEVILLE.
J’en suis fou !
MONTENFRICHE.
Bravo ! et vous me la demandez en mariage ? bravissimo !... Eh bien ! moi, je vous refuse !... je vous refuse gaiement ! sur un air à boire !... et si j’avais des castagnettes, j’en jouerais.
Agitant ses doigts.
Clic, clac, clic.
Il mime deux ou trois pas de cachucha.
FLUTEVILLE.
Ah ! c’est comme ça ? eh bien ! je me passerai de votre consentement...
Agitant ses doigts.
Clic, clac, clic.
Même jeu que Montenfriche.
MONTENFRICHE.
Ah non !...
FLUTEVILLE.
Ah si !
MONTENFRICHE.
J’ai une infinité de petits bâtons que je saurai jeter dans vos roues...
FLUTEVILLE.
Je me défendrai...
MONTENFRICHE.
Je vous préviens que je vous coulerai par tous les moyens possibles...
FLUTEVILLE.
Des moyens loyaux ? honorables ?
MONTENFRICHE.
Non, pas loyaux, pas honorables...
FLUTEVILLE.
Ah ! très bien... alors c’est une lutte... canaille ?
MONTENFRICHE.
Parfaitement canaille...
FLUTEVILLE.
Il ne s’agit que d’en convenir... touchez là.
MONTENFRICHE.
J’y touche !
Ils se serrent la main.
Scène VIII
FLUTEVILLE, MONTENFRICHE, VEAULUISANT, puis CLOTILDE, BERTHE, LE NOTAIRE, LE DOMESTIQUE, INVITÉS
Clotilde, Berthe, le notaire, les invités et le domestique entrent, les uns par le fond, les autres par la gauche.
CHŒUR.
Air de Zampa.
Voici l’instant de la cérémonie,
Qui des futurs règle les intérêts :
C’est leur fortune aujourd’hui qu’on marie ;
L’hymen des cœurs ne doit venir qu’après.
MONTENFRICHE, bas à Fluteville.
Comptez sur un bâton...
FLUTEVILLE, bas.
Je tâcherai de parer.
La musique continue pendant ce qui suit. Le domestique a placé la table au milieu du théâtre.
LE NOTAIRE, placé à la table.
Mesdames et-Messieurs, la mission de l’officier ministériel... dans la cérémonie auguste... grave... et humanitaire du mariage...
TOUS.
Très bien ! très bien...
VEAULUISANT.
Oui, très bien... mais si nous signions ?...
LE NOTAIRE, à part.
J’aime mieux ça...
Haut.
Au nom du ciel !... dépêchons-nous... La future conjointe, s’il vous plaît...
CLOTILDE, faisant passer Berthe.
La voilà...
LE NOTAIRE, donnant la plume à Berthe.
Air.
Veuillez signer.
VEAULUISANT.
Signe, ma belle !
Avec la plume de pigeon !
LE NOTAIRE, à Berthe qui a signé.
Permettez-moi, Mademoiselle...
Il l’embrasse, Veauluisant signe.
C’est la coutume à Veaucresson !
Appelant.
Le futur ?
FLUTEVILLE.
Présent !
Inquiet, à part.
Quelle niche
Trame-t-il au fond de son cœur ?
Il signe.
VEAULUISANT.
À vous, cher oncle Montenfriche !
MONTENFRICHE, prenant la plume.
Avec joie !
FLUTEVILLE, à part.
Il signe ! ô bonheur !
Il a voulu me faire peur !
LE NOTAIRE, poussant un cri.
Ah ! mon Dieu !
TOUS.
Quoi ?
MONTENFRICHE, montrant le contrat noirci.
Quelle maladresse !... je viens de renverser l’encrier !
TOUS.
Ah !
FLUTEVILLE, à part.
Le gueux !
MONTENFRICHE.
J’ai cru que c’était la poudre !
Il déchire le contrat.
VEAULUISANT, le saisissant.
Mais ne déchire donc pas !
FLUTEVILLE.
On va le recopier...
CLODILDE.
C’est l’affaire d’un instant !
LE NOTAIRE.
C’est que ma femme est dans l’eau !...
Toute cette fin de scène doit-être jouée très vivement.
Chœur.
Suite de l’air précédent.
Quel accident désagréable !
Voilà le contrat tout noirci !
Mais le malheur est réparable :
Ne { nous désol{ons pas ainsi !
{ vous {ez
FLUTEVILLE, à part.
Quel petit bâton pitoyable !
S’il compte se venger ainsi,
Sa vengeance n’est pas le diable ;
Et je ris d’un tel ennemi !
MONTENFRICHE.
Dieu ! quelle erreur impardonnable !
Oui, le contrat est tout noirci !
C’est un malheur irréparable !
N’en parlons plus ! tout est fini !
Tout le monde sort par les portes du fond, excepté Veauluisant, Montenfriche et Fluteville. La table reste au milieu.
Scène IX
MONTENFRICHE, FLUTEVILLE, VEAULUISANT
MONTENFRICHE, bas à Fluteville.
Premier bâton !
FLUTEVILLE.
Il est canaille !... mais ça rentre dans notre programme !
VEAULUISANT, parlant aux invités à la porte du fond, à gauche.
Ne vous impatientez pas !... c’est l’affaire d’un quart d’heure !
Il redescend.
MONTENFRICHE.
Veauluisant, cet encrier n’était qu’un bâton... un prétexte !... pour éviter le scandale !... Tu en feras ce que tu voudras, mais quant à moi, je m’oppose à ce mariage avec toute l’énergie d’un entêtement immuable !
FLUTEVILLE, à part.
V’lan !
VEAULUISANT.
Ah ! par exemple ! vous étiez si bien ensemble ! qu’est-ce qu’il t’a fait ?
MONTENFRICHE.
Ce qu’il m’a fait ?... il m’a...
S’arrêtant tout à coup.
Non !!!
FLUTEVILLE.
Je vous défie de le dire !
VEAULUISANT.
Voyons ! dis-le !
MONTENFRICHE.
Eh bien ! viens par ici !
Il l’emmène au bout de la scène, à gauche.
FLUTEVILLE, à part.
Il ne lui dira pas !
Il gagne la droite.
MONTENFRICHE, bas à Veauluisant.
D’abord, je le crois d’une probité douteuse.
VEAULUISANT.
Il t’a pris quelque chose ?
MONTENFICHE.
À moi ? non !... mais à une...
S’interrompant brusquement.
Ensuite... s’il faut te l’avouer... il a trois enfants naturels... dans le Lot-et-Garonne !
VEAULUISANT.
Ah ! sapristi...
À Fluteville.
Comment, Monsieur, mais c’est une abomination !
MONTENFRICHE, à demi-voix pour exciter Veauluisant.
Une infamie !
VEAULUISANT.
C’est une horreur !
MONTENFRICHE, de même.
Tu peux dire infamie !
FLUTEVILLE, prenant la main de Veauluisant.
À mon tour !... venez par ici ?
Il l’emmène à l’autre bout du théâtre, à droite.
MONTENFRICHE, à part.
S’il se tire de là, je lui donne de mes cheveux.
FLUTEVILLE, à demi-voix.
D’abord, qu’est-ce qu’il vous a dit de Séraphine ?
VEAULUISANT, étonné.
De Séraphine ? – Rien !
FLUTEVILLE, à lui-même.
Parbleu !...
À Veauluisant.
Maintenant comptez-vous beaucoup, beaucoup sur la fortune du bonhomme Montenfriche ?
VEAULUISANT.
Sans doute ! puisqu’il n’a pas d’enfants.
FLUTEVILLE, baissant la voix.
Chut !... il a une fille !
VEAULUISANT.
Ah bah !
FLUTEVILLE.
Nanette !
VEAULUISANT.
La bonne ! ah ! sacrebleu !
MONTENFRICHE, à part.
Qu’est-ce qu’ils se disent ?
FLUTEVILLE.
La preuve !... c’est qu’il fait toutes ses volontés... il lui achète des massues !
VEAULUISANT.
C’est vrai !
Montenfriche s’est approché pour écouter, en détournant la tête. Fluteville s’en aperçoit et vient se placer tout contre lui. Montenfriche qui n’entend rien relève la tête et se voit surpris par Fluteville ; ils se font un salut. Montenfriche s’éloigne. Jeu de scène muet.
FLUTEVILLE, se rapprochant de Veauluisant.
Son projet est de me la faire épouser...
VEAULUISANT.
À vous ?
FLUTEVILLE.
Parfaitement... et pour faire manquer mon mariage, pour me noircir, il répand sur mon compte toutes sortes d’encriers
Se reprenant.
de calomnies !... voilà le mystère !
VEAULUISANT, à part et indécis.
Saperlotte !... saperlotte !...
MONTENFRICHE.
Ah çà ! avez-vous bientôt fini ?
FLUTEVILLE, faisant passer Veauluisant.
Je vous le rends.
À part.
Je crois que c’est un peu paré !
MONTENFRICHE, haut à Veauluisant.
Eh bien ! qu’est-ce que tu décides ?
FLUTEVILLE, se campant de l’autre côté de Veauluisant.
Oui !
VEAULUISANT, haut à Montenfriche.
Dame ! mon ami... c’est très embarrassant ! voyons ! dans l’hypothèse où Monsieur épouserait Berthe... donnes-tu toujours les cinquante mille francs ?
MONTENFRICHE, avec force.
Moi ? jamais de la vie.
VEAULUISANT.
Ah !... et dans l’hypothèse où Berthe en épouserait un autre ?...
MONTENFRICHE.
Je double la somme !... Cent mille francs ! !
VEAULUISANT.
Tu doubles !... ceci me décide !
FLUTEVILLE, à part.
Patatras !
Haut.
Mais je ne tiens pas à la dot !
VEAULUISANT, se récriant.
Mais moi, j’y tiens !...
MONTENFRICHE, de même raillant.
Mais Monsieur y tient !
VEAULUISANT.
Je le trouve joli !
MONTENFRICHE, de même.
Ravissant !
VEAULUISANT.
Je n’ai pas envie de ruiner ma fille pour vous !
MONTENFRICHE, de même.
Parbleu ! Monsieur n’a pas envie...
FLUTEVILLE, interrompant.
Cependant... soyons logiques !...
VEAULUISANT, remontant à reculons, accompagné de Montenfriche et de Fluteville.
Arrangez-vous avec Montenfriche... ca ne me regarde plus !... s’il consent, je consens... sinon... non ! voilà !
Il sort au fond à gauche.
Scène X
FLUTEVILLE, MONTENFRICHE
MONTENFRICHE.
Deuxième bâton !... Vous savez que votre paletot est toujours là ?...
FLUTEVILLE.
Ainsi, c’est bien décidé, vous refusez votre consentement ?
MONTENFRICHE.
Avec une ivresse mélangée d’acharnement.
FLUTEVILLE.
Très bien !... alors je rentre dans la classe des petits jeunes gens.
MONTENFRICHE, avec une compassion ironique.
Mon Dieu ! oui ! des pauvres petits jeunes gens !...
FLUTEVILLE.
Je n’ai pas besoin de me gêner... je suis garçon !
MONTENFRICHE.
Très bien !... vous êtes garçon... partez de là !
FLUTEVILLE.
Merci... je n’en demande pas davantage...
Il va à la table et écrit vivement.
MONTENFRICHE.
Qu’est-ce que vous écrivez-là ?
FLUTEVILLE.
Rien !... une satire contre les omnibus !
Se levant et pliant le billet.
Mais rappelez-vous bien une chose... c’est vous qui l’aurez voulu !
MONTENFRICHE.
Quoi ?
FLUTEVILLE.
J’ai bien l’honneur de vous saluer ! Ah ! ah ! ab ! ce pauvre Montenfriche !
Il rentre dans les salons par le fond à gauche.
Scène XI
MONTENFRICHE, puis BERTHE
MONTENFRICHE, seul, un peu inquiet.
Où va-t-il ?... Ce billet, ce ricanement en sortant... que couvet-il encore ? Ah ! je me sens des instincts fauves !
Air.
J’éprouvais un plaisir sans égal
À l’immoler !... qu’est-ce donc qui m’arrête !
Qu’est-ce ? parbleu ! c’est le Code pénal !
Séraphine, je te regrette !
Si tu vivais, un délit bien flagrant
M’octroierait le droit de la vengeance...
Avec sentiment.
Ah ! je voudrais te rendre l’existence...
Avec force.
Pour te tuer... légalement !
Pour vous tuer, pour vous frapper tous deux... légalement !
Il remonte et se trouve en face de Berthe qui entre par le fond à gauche.
BERTHE, très agitée.
Ah ! vous voilà, mon oncle ; vous êtes bien aimable.
MONTENFRICHE.
Quoi donc ?
BERTHE.
Vous opposer à mon mariage !...
MONTENFRICHE.
Plus tard... je t’expliquerai... je n’ai pas le temps...
Il veut sortir.
BERTHE, le retenant.
Oh ! vous ne vous en irez pas ; je veux savoir pourquoi vous refusez M. de Fluteville !
MONTENFRICHE.
Pourquoi ?... pourquoi ?... parce que...
BERTHE.
Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
MONTENFRICHE, à part.
Elle aussi.
BERTHE.
Voyons ?... parlez.
MONTENFRICHE.
Rien... je ne peux pas le dire... Il boit de l’absinthe.
Fluteville traverse le salon de fond avec Clotilde, en allant de droite à gauche.
BERTHE.
C’est faux, c’est une calomnie... Comment se fait-il que vous, vous soyez si mal avec lui, quand il paraît si bien s’entendre avec ma tante.
MONTENFRICHE.
Ma femme !
BERTHE.
Tenez, regardez, ils sont ensemble.
MONTEFRICHE, à lui-même.
Tiens, c’est vrai... il lui serre les mains, il veut lui prendre son bouquet.
Redescendant et très agité.
Est-ce qu’il aurait aussi des vues sur ma seconde... ?
Pendant ce mouvement, Fluteville et Clotilde repassent de gauche à droite, sans être vus de Montenfriche.
BERTRE, à Montenfriche qui remonte.
Mais enfin qu’avez-vous donc contre lui ?
MONTENFRICHE.
Eh bien !... il est bossu... il a une épaule en argent.
Il sort vivement par le fond, à gauche, et s’élance vers la gauche.
BERTHE.
Une épaule en argent, ce n’est pas vrai... Mon oncle !... mon oncle !...
Elle disparaît à la suite de Montenfriche.
Scène XII
CLOTILDE, FLUTEVILLE
CLOTILDE, entrant par le fond, à droite, suivie de Fluteville, et agitée.
Mais finissez, Monsieur, vous êtes fou.
FLUTEVILLE, feignant la passion.
Ça vient de me prendre... en vous voyant.
CLOTILDE.
Au moment de vous marier ?
FLUTEVILLE.
Jamais... je viens de rompre... pour vous...
Il lui prend son bouquet.
CLOTILDE.
Par exemple !... mais je ne veux pas !... rendez-moi mon bouquet.
FLUTEVILLE.
Jamais !
Il met son billet dans le bouquet.
CLOTILDE.
Monsieur, je vous déclare que votre présence est une persécution, une tyrannie... Elle me fatigue... elle m’excède.
FLUTEVILLE, avec extase.
Ah ! quelle voix douce et pénétrante !... Continuez, madame, continuez.
CLOTILDE.
Mais, à la fin, qu’espérez-vous, Monsieur ?
FLUTEVILLE.
Tout... et bien des choses encore... Un jour viendra, Madame, où vous vous apercevrez que monsieur votre mari... que je respecte infiniment... est gros, laid, désagréable...
Montenfriche, qui a reparu dans le salon du fond, les a vus à travers la glace sans tain, et est entré par le fond, à droite, pendant ces derniers mots.
Scène XIII
FLUTEVILLE, CLOTILDE, MONTENFRICHE
Fluteville s’éloigne de Clotilde et fredonne indifféremment un air. Clotilde fredonne aussi de son côté d’un air distrait. Montenfriche descend tout doucement entre eux deux et fredonne aussi.
MONTENFRICHE.
Je vous dérange ?... vous faisiez de la musique ?
CLOTILDE, troublée.
Non...
FLUTEVILLE.
De la botanique...
Montrant le bouquet qu’il tient.
J’admirais ces fleurs...
MONTENFRICHE, le lui arrachant.
Donnez-moi ce bouquet... je n’aime pas qu’on tripote les fleurs de ma femme.
CLOTILDE, à son mari.
Mon ami !...
MONTENERICHE, tirant un papier du bouquet.
Hein ?... un billet ?
CLOTILDE, vivement.
Je ne l’ai pas lu.
MONTENFRICHE.
Je l’espère bien. Rentrez, Madame, rentrez.
CLOTILDE.
Mais, mon ami...
MONTENFRICHE.
Rentrez !...
Elle sort par la droite, deuxième plan.
Scène XIV
FLUTEVILLE, MONTENFRICHE
MONTENFRICHE.
Eh bien ! Monsieur ?
FLUTEVILLE, s’éventant avec son mouchoir.
Il fait bien chaud, bien chaud.
MONTENFRICHE.
Il ne s’agit pas de température !...
Montrant la lettre.
Vous avez lancé aussi votre petit bâton... il n’est pas très fort... c’est du bois blanc.
FLUTEVILLE.
On fait ce qu’on peut.
MONTENFRICHE.
Pour qui ce billet ?
FLUTEVILLE.
Pour mon architecte.
MONTENFRICHE.
Votre architecte ! dans le bouquet de ma femme !
Parcourant le billet.
« Ange aux ailes bleues !... » Votre architecte a des ailes ?
FLUTEVILLE.
Oui... il vole un peu...
MONTENFRICHE, s’animant de plus en plus jusqu’à la fin de la scène.
Pas de plats concetti !... parlons franchement... Vous faites la cour à ma femme ?
Fluteville fait plusieurs petits oui de tâte sans répondre.
Et vous espérez réussir ?
Fluteville répond toujours oui de la tête ; hors de lui.
Mais répondez donc... est-ce que vous êtes muet ?... vous avez l’air d’un bonhomme de plâtre !
FLUTEVILLE.
Dame ! vous m’empêchez de me marier... vous me jetez dans l’océan du célibat... je m’accroche où je puis comme le lierre.
MONTENFRICHE.
Et vous prenez Clotilde pour votre ormeau !
FLUTEVILLE.
C’est de la délicatesse... il m’en coûterait de faire... du chagrin à deux maris... et puisque j’ai commencé avec vous... soyons logiques...
MONTENFRICHE.
Allez au diable avec votre logique... je saisis parfaitement votre petit calcul... vous comptez me vaincre par la terreur...
FLUTEVILLE.
Du tout, Clotilde est charmante...
MONTENFRICHE.
Exprimez-vous moins familièrement.
FLUTEVILLE.
Madame Montenfriche II est charmante...
MONTENFRICHE.
À la bonne heure !
FLUTEVILLE.
Infiniment mieux que la première !... Oh ! quelle différence !
MONTENFRICHE.
C’est possible !... ça ne vous regarde pas ! mais elle est vertueuse !
FLUTEVILLE, incrédule.
Oh !
MONTENFRICHE.
Et elle m’aime !
FLUTEVILLE, incrédule.
Oh !
MONTENFRICHE.
Comment ! oh !... je vous dis qu’elle m’aime !... qu’elle m’adore !... j’ai confiance en elle ! ce qui ne m’empêchera pas de la surveiller ! et je saurai bien la soustraire à vos plates roueries !... J’ai un moyen !... un moyen triomphant !...
FLUTEVILLE.
Ah !... lequel ?
MONTENFRICHE.
Je ne veux pas vous le dire !
Très monté.
Mais je vous jure une chose : c’est que non-seulement vous n’épouserez pas ma nièce, mais vous ne séduirez pas ma femme !
FLUTEVILLE.
Prenez garde !... vous n’avez pas de chance avec moi !
MONTENFRICHE.
Oh ! je ne vous crains pas ! je me moque de vous ! je vous défie !
Tirant son gant de sa poche et le lui jetant.
Tenez ! voilà mon gant !
FLUTEVILLE, le ramassant.
Ah !... il est jaune !
MONTENFRICHE.
Eh bien ?
FLUTEVILLE, appuyant ironiquement.
Il est jaune !...
MONTENFRICHE, comprenant.
Ah !...
Avec une indignation pudique.
Oh !...
Exaspéré.
Polisson !...
Plus fort.
Polisson !...
Il rentre dans la chambre de sa femme.
Scène XV
FLUTEVILLE, puis BERTHE
FLUTEVILLE, seul.
Mais je n’en aurai pas le démenti... j’ai ramassé son gant !... et quand je devrais pousser les hostilités jusqu’aux dernières limites !... Elle est très gentille, sa seconde !... Tu l’auras voulu, Georges Dand... Montenfriche !...
Air de Voltaire chez Ninon.
Dès cet instant, vieillard bourru,
Je m’attache à ta destinée !
Je saurai, sois en convaincu,
Vaincre ton humeur obstinée !
Un premier accident... fâcheux
Ne peut contenter ton envie ?...
Eh bien ! soit ! je t’en promets deux...
Il montre deux doigts.
Pour compléter la symétrie !
On entend rouler une voiture.
Une voiture !... Qu’est-ce que c’est ?...
Allant à la fenêtre.
Que vois-je ?... des malles !... des sacs de nuit !... Il fuit, le lâche !... il en lève sa femme !... mais je les rattraperai !... la guerre commence !... vite ! mon paletot, mon chapeau !
Mettant son paletot.
Ah ! il ne me connait pas !... ou j’épouserai Berthe ou ça lui coûtera cher !
BERTHE, paraissant, le voyant prêt à partir.
Eh bien ! où allez-vous donc ?
FLUTEVILLE, vivement.
Vous conquérir !... quoi qu’il arrive, quoi qu’on vous dise... comptez sur moi... sur mon amour !... Adieu ! adieu !
Il l’embrasse plusieurs fois et sort vivement à gauche.
BERTHE.
Monsieur !... Monsieur !...
Scène XVI
BERTHE, VEAULUISANT, LE NOTAIRE, INVITÉS
VEAULUISANT, aux invités que l’on voit dans le fond.
Allons, mes amis, tout est réparé !... nous allons signer le contrat !
Tout le monde entre par les deux portes du fond, avec Veauluisant qui appelle.
Fluteville !... Montenfriche !...
BERTHE.
Mais ils viennent de partir !
VEAULUISANT.
Montenfriche ?...
BERTHE.
Et monsieur de Fluteville aussi !
VEAULUISANT.
Ah ! bigre ! et le portefeuille ! les cinquante mille francs !... et Montenfriche qui le croit d’une probité douteuse !... vite ! courons, monsieur le notaire ! courons !
Il lui prend le bras pour l’entrainer.
LE NOTAIRE.
Mais ma femme !...
VEAULUISANT.
Vous êtes témoin qu’il l’a reçu...
Il l’entraine.
LE NOTAIRE.
Oui... mais ma femme est dans l’eau !
VEAULUISANT.
Nous n’allons qu’à la première station !
Il entraine le notaire et se fille. Tous trois sortent par la porte latérale de gauche. Pendant le chœur suivant toute celle dernière scène de l’acte doit être jouée avec la plus grande animation.
CHŒUR.
Air : Je l’entends, du silence.
Quelle étrange aventure !
Et pour la future
Quel affront sanglant !
Fuir à l’instant
Où le contrat ici l’attend !
C’est scandaleux !
C’est odieux !
C’est monstrueux !
La sortie a lieu pendant le chœur ; le rideau baisse avant la fin du chœur.
ACTE III
Une grande salle rustique dans une hôtellerie d’Espagne, près de la frontière de France. Porte au fond. Portes numérotées au deuxième plan de droite et de gauche. Le troisième plan des deux côtés n’est pas fermé. À gauche, premier plan, buffet sur lequel est un plat ovale en métal. À droite, premier plan, une table sur laquelle sont placés une serviette, quelques assiettes et un pain rond de vingt-cinq centimètres de diamètre environ. Deux chaises.
Scène première
BADAYOS, seul
Costume d’aubergiste espagnol, avec un grand tablier noyé autour du corps. Les cheveux relevés sur la nuque par un peigne. Culotte de velours. Il fume une cigarette.
Nom d’un petit Guadalquivir !... voici la nuit... il se fait tard... Je crois que je puis fermer mon auberge... Personne ne viendra... Il ne vient jamais personne dans mon auberge de las Tres Prunas y Mirabellas !...
Il ferme la porte.
Encore un chou-blanc ?... Ce n’est pas que je tienne beaucoup aux voyageurs !... Oh ! Dieu ! les voyageurs !... ça défait les lits !... il faut les refaire !...
Il décroche une vieille guitare.
Avant de me coucher, pensons à Inésille, la Gitana de mon cœur...
Il gratte sa guitare et chante.
Air : On dit que les filles.
On dit que les filles
Sont parfois gentilles,
Et que tous les drilles
En sont amoureux.
On frappe à la porte du fond. S’interrompant.
Qu’ès aco ?
Reprenant.
Mais sous la mantille
L’œil noir d’Inésille,
C’est l’astre qui brille,
C’est l’étoile aux cieux !
L’œil noir d’Inésille
C’est l’étoile aux cieux !
Tra, la, la, la, etc.
On frappe plus fort.
Ah çà ! est-ce qu’il m’arriverait du monde... C’est assommant !...
Il va ouvrir.
Scène II
BADAYOS, VEAULUISANT, BERTHE, NANETTE, LE NOTAIRE
Ils ont les mêmes costumes qu’à la fin de l’acte précédent : mais leur toilette est en désordre et dénote les fatigues d’an long voyage. Le notaire porte toujours le contrat orné de faveurs roses et Nanette la massue.
Suite de l’air précédent.
VEAULUISANT.
Mon Dieu ! quel voyage !
BERTHE.
Depuis quatre jours...
LE NOTAIRE.
Sans aucun bagage...
NANETTE.
Nous roulons toujours.
VEAULUISANT.
Dévorer l’espace. (bis.)
LE NOTAIRE.
Voilà nos repas ! (bis.)
BERTHE et NANETTE.
Ah ! que je suis lasse ! (bis.)
VEAULUISANT et LE MOTAIRE.
Ah ! que je suis las ! (bis.)
Ensemble.
VEAULUISANT, LE NOTAIRE, BERTHE et NANETTE.
Tous, à l’improviste,
Nous mettre à la piste
D’un maudit touriste,
Qui toujours nous fuit ;
Cette tâche est pleine
D’ennuis et de peine !
Pour reprendre haleine,
Dormons une nuit.
BADAYOS.
Toujours le touriste,
Vient à l’improviste,
Chez un aubergiste,
Si bien, seul, chez lui !
Quand j’étais en veine
De chanter ma peine,
Le guignon m’amène
Du monde et du bruit !
VEAULUISANT.
Ah ! quel voyage !
LE NOTAIRE.
Je suis fourbu !
BERTHE.
Je n’en puis plus !
NANETTE.
Monsieur, j’ai des crampes dans les mollets !
VEAULUISANT.
Garçon... des lits.
NANETTE.
Des chaises !
LE NOTAIRE.
Des fauteuils !
VEAULUISANT.
N’importe quoi !
BAYADOS, avançant les deux seules chaises de la salle.
Voici des chaises !
VERLUISANT.
Deux chaises pour quatre ?...
BADAYOS.
On se les prête... en voyage !...
VEAULUISANT et LE NOTAIRE, s’asseyant et se relevant aussitôt avec un cri de douleur.
Aïe !...
LE NOTAIRE.
Impossible !
VEAULUISANT.
Ça me brûle !
NANETTE, s’asseyant à la place de Veauluisant et jetant un cri.
Aïe !... mes crampes sont remontées, Monsieur !...
Elle reste assise.
VEAULUISANT, à Nanette.
Comment ! tu peux rester assise ?... quelle fermeté de caractère !
BERTHE.
Voilà quatre jours que nous roulons, papa !
VEAULUISANT.
Et vingt-quatre heures que nous avons perdu la piste !
NANETTE.
Et nous ne mangeons que des ronds de saucisson !... J’ai la pipie !
LE NOTAIRE, exaspéré.
Je n’irai pas plus loin... on me traînera si l’on veut, mais je n’irai pas !
VEAULUISANT.
Calmez-vous, Picorais !... je vais m’informer... Garçon !
BADAYOS.
Señor ?
VEAULUISANT, étonné.
Pourquoi señor ? – Vous n’auriez pas vu, par hasard, un jeune homme... avec un portefeuille de cinquante mille francs ?
BADAYOS.
Non, señor !
VEAULUISANT, à part.
Encore señor !
NANETTE, se levant.
Et un bonhomme avec un gilet de flanelle rouge et des jarretières vertes ?
LE NOTAIRE.
Ah çà ! au nom du ciel ! où sommes-nous ici ?
LES AUTRES.
Où sommes-nous ?
BADAYOS.
En Espagne !
TOUS, ébahis.
En Espagne !!!
VEAULUISANT.
Tiens ! nous sommes en Espagne !
LE NOTAIRE, gémissant.
Juste ciel !
VEAULUISANT.
Nous aurons dormi...
BADAYOS.
Vous avez dû passer la douane française, il y a une heure ?...
VEAULUISANT.
C’est donc ça !... il y a un monsieur qui m’a demandé : Avez-vous quelque chose à déclarer ? – Je lui ai répondu : Je déclare que mon gendre est un polisson... qui a filé avec un portefeuille de cinquante mille francs !...
BERTHE.
Papa, vous l’accusez toujours, il reviendra !
VEAULUISANT.
Ah ! ouiche !
BADAYOS.
Hein ?
VEAULUISANT, à Badayos.
Ah ! nous sommes en Espagne ?... Dites donc, j’ai chez moi un autographe... d’un de vos compatriotes...
Les trois autres personnages remontent.
BADAYOS.
Qui ça !...
VEAULUISANT.
Don Quichotte !...
BADAYOS.
Qu’est-ce qu’il fait ?...
VEAULUISANT, stupéfait.
Comment... il fait du sucre de betterave !
À part.
Quel âne !
BADAYOS.
Connais pas ! je vais préparer vos chambres...
Il entre à droite.
LE NOTAIRE, gémissant.
Dire que nous sommes peut-être à trois cents mille lieues de Veaucresson !
NANETTE.
Ah ! mon Dieu !
VEAULUISANT.
Ah ! voilà un notaire ennuyeux en voyage ! il geint toujours !
NANETTE.
Monsieur... arriverons-nous bientôt à Poitiers ?...
Elle laisse tomber la massue sur le pied de Veauluisant.
VEAULUISANT, avec un cri.
Ah !... quelle buse !... qu’est-ce qu’elle vient faire en Espagne avec sa massue, celle là ?...
NANETTE.
C’est pour battre le beurre !...
BADAYOS, rentrant.
Señores et Señoritas, les lits sont faits... tâchez de ne pas trop les défaire ?... Souperez-vous ?...
VEAULUISANT et LE NOTAIRE.
Mais certainement !
BERTHE.
Nous mourons de faim !
NANETTE.
Pas de saucisson !
BADAYOS, à Veauluisant.
On va vous servir, Señor !
VEAULUISANT.
Toujours C’est Nord !... je croyais que l’Espagne était au Midi !
Ensemble.
Air : Seguedille espagnole.
VEAULUISANT, LE NOTAIRE, BERTHE et NANETTE.
Dans cette auberge étrangère,
Enfin j’espère,
Nous allons faire,
Un vrai festin !
Et puis, trêve au chagrin !
Dormons jusqu’à demain !
BADAYOS.
Dans mon auberge, j’espère,
Señor, vous faire
Très bonne chère :
J’en suis certain !
Dans le goût le plus fin
Je sais faire un festin !
Veauluisant, Berthe, Nanette et le notaire entrent à droite.
Scène III
BADAYOS, puis MONTENFRICHE et CLOTILDE
BADAYOS, prenant dans un buffet ce qu’il faut pour mettre un couvert.
La bonne a une massue... ce doit être une famille de saltimbanques !
Il va pour entrer à droite, on frappe au fond.
Encore du monde !... Ah ! mais, c’est embêtant !
Il ouvre ; entrent Montenfriche et Clotilde.
MONTENFRICHE, entrant.
Holà ! garçon !... aubergiste !... des mules !... des mules ! des mules !
BADAYOS.
Il n’y en a pas...
MONTENFRICHE.
Comment ! pas de mules en Espagne ?
À sa femme.
Allons-nous-en !...
BADAYOS.
J’en attends cette nuit...
MONTENFRICHE.
Dès qu’elles arriveront, tu nous préviendras... je les retiens toutes... toutes !... sans exception !...
BADAYOS.
Bien, Señor.
CLOTILDE.
Avez-vous une chambre à nous donner ?
BADAYOS, montrant la chambre de gauche.
Le numéro 5... je suis à vous... je vais mettre le couvert des saltimbanques.
Il entre à droite.
Scène IV
MONTENFRICHE, CLOTILDE
CLOTILDE.
Des saltimbanques !
MONTENFRICHE.
Qu’importe le voisinage... Dame ! je ne te donne pas ceci pour un voyage d’agrément !
CLOTILDE.
Non !... certes !
MONTENFRICHE.
J’ai dans les yeux assez de sable pour sabler le bois de Boulogne !
Il s’assied à droite et Clotilde à gauche.
Enfin, nous pouvons respirer un moment !... Le gredin ! nous a-t-il assez suivis, poursuivis... depuis Veaucresson !
CLOTILDE.
On n’a jamais vu une pareille persévérance !
MONTENFRICHE.
Persévérance est pâle !... j’appelle ça de l’entêtement... une qualité particulière aux ânes... vicieux ! Le drôle s’installait toujours avec nous, dans le même wagon...
CLOTILDE.
Il descendait et remontait avec nous...
MONTENFRICHE, avec colère.
Que c’en était odieux... et parfois
Baissant la voix.
indécent ! et impossible de dormir ! chaque fois que je clignais la paupière... V’lan !... il te lançait une audacieuse déclaration que je confisquais soudain !...
CLOTILDE, à part.
Pauvre jeune homme !...
MONTENFRICHE, tirant de sa poche un énorme paquet de lettres.
En voilà deux cent quatorze...
CLOTILDE, avec curiosité.
Ah ! voyons ?...
MONTENFRICHE, les retenant.
Ah ! non !
CLOTILDE.
Pourquoi ?
MONTENFRICHE.
Tiens !... si je te les donne... ce n’était pas la peine de les confisquer, alors !...
CLOTILDE.
Mon ami... est-ce que vous n’avez pas confiance en moi ?
MONTENFRICHE.
Oh ! Dieu !... peux-tu croire...
Lui tendant les lettres.
Les voilà ! Tu n’en veux pas ?...
Les mettant vivement dans sa poche.
N’en parlons plus !
CLOTILDE.
Je sais combien votre première femme vous a rendu heureux...
MONTENFRICHE.
Hein ?
CLOTILDE.
Et je vous promets de faire mes efforts pour l’imiter en tout...
MONTENFRICHE, vivement.
Non pas !...
À part.
Bigre !
CLOTILDE, étonnée.
Comment ?...
MONTENFRICHE.
J’aime mieux que tu restes, toi !... j’ai unes raisons.
CLOTILDE.
Ah ! mon Dieu !... que je suis lasse !
MONTENFRICHE.
Repose-toi en attendant les mules... J’espère que le gueux a perdu notre trace...
CLOTILDE.
Vous croyez ?...
MONTENFRICHE.
Oui, je me flatte de l’avoir fourré dedans par une tactique ingénieuse... Nous avons fait un crochet, puis nous sommes revenus sur nos pas...
CLOTILDE.
Et lui ?...
MONTENFRICHE.
Oh ! lui patauge dans les Pyrénées, à notre poursuite... Ah ! s’il pouvait se casser une jambe !
CLOTILDE.
Oh !...
MONTENFRICHE.
Tu as raison... les deux !...
CLOTILDE.
Ah ! vous êtes cruel !
MONTENFRICHE.
Comment ! vous le défendez !... vous faites des vœux pour lui !... Est-ce que par hasard...
Sévèrement.
Madame Montenfriche !...
CLOTILDE.
Oh ! non !...
Comme à elle-même et s’éloignant un peu.
Mais celle ténacité soumise et respectueuse... ce long voyage de quatre jours... dans le même wagon...
MONTENFRICHE, inquiet.
Qu’est-ce qu’elle a dit ?... est-ce que ?...
Rassuré.
Mais non ! elle est vertueuse !
CLOTILDE.
Mon ami, cette chambre... n’est-ce pas par là ?...
MONTENFRICHE.
Le numéro 5... Va !... je te réveillerai dès que les mules seront arrivées !... Dors paisible, ô ma Clotilde !... je suis là... l’œil ouvert...
Air nouveau de M. Mangeant.
Laisse en ces lieux sous les armes,
Ton preux !
Aux noirs soucis, aux alarmes,
Je veux
Qu’un songe heureux fasse trêve
Pour toi !...
Et, dans ce but, enfant, rêve
De moi !
REPRISE ENSEMBLE.
Laisse, etc.
CLOTILDE.
Je laisse ici, sous les armes,
Mon preux !
À mes soucis, mes alarmes,
Tu veux
Qu’un songe heureux fasse trêve
Pour moi ;
Et dans ce but, que je rêve
De toi.
Clotilde entre dans la chambre de gauche.
Scène V
MONTENFRICHE, puis BADAYOS
MONTENFRICHE, seul.
Huit cent dix-sept kilomètres !... sans débrider... j’ai le feu dans le corps...
Apercevant Badayos qui entre.
Ah ! garçon !...
BADAYOS.
Je m’appelle Badayos...
MONTENFRICHE.
Ça m’est égal... apporte-moi tout de suite...
Mystérieusement.
une petite bouillotte d’eau chaude... pas trop chaude !...
BADAYOS, répétant sans comprendre.
Bouillotte ?...
Cherchant le nez en l’air.
Bouillotte !... qu’est-ce que ça veut dire ?...
MONTENFRICHE, se ravisant.
Non !... encore mieux !... fais-moi préparer un bain !...
BADAYOS, sans comprendre.
Un bain ?...
Levant le nez en l’air.
Un bain ?...
MONTENFRICHE, regardant aussi en l’air.
Qu’est-ce que tu regardes ?...
BADAYOS.
Un bain ?... qu’est-ce que c’est que ça ?...
MONTENFRICHE.
Un bain ?... c’est un bain !... une machine en zinc... ou en cuivre... ou en plomb... on en fait aussi en marbre... avec de l’eau dedans... où l’on se plonge tout entier jusqu’au cou... vêtu d’un foulard autour de la tête !... y es-tu ?...
BADAYOS.
Ah ! je comprends !...
Tranquillement.
Nous n’en avons pas !...
MONTENFRICHE.
Merci !... J’ai une barbe de quatre jours... va me chercher un coiffeur !
BADAYOS, le nez en l’air.
Coiffeur !... coiffeur !...
MONTENFRICHE.
Ah ! ça va recommencer !... quelle grue !... je vais lui parler espagnol...
Il fredonne l’air de Figaro.
Tra ! la la la la la la ! la ! la ! la ! la ! la ! Figaro ci !... Figaro là !...
BADAYOS.
Ah ! bien ! bien ! bien ! un barbier !
MONTENFRICHE.
Il a compris.
BADAYOS, lui donnant une serviette.
Apprêtez-vous... je vais vous l’envoyer... il demeure en face !
Il remonte.
MONTENFRICHE.
Et n’oublie pas les mules !
BADAYOS.
Non, señor...
À part, en sortant.
Coiffeur... bouillotte... quel drôle d’étranger !...
Il sort par le fond.
Scène VI
MONTENFRICHE, puis FLUTEVILLE
MONTENFRICHE, seul, nouant sa serviette autour de son cou.
Quel drôle d’Espagnol !...
Air.
Ah ! le beau pays que l’Espagne !
J’adore sa verte campagne
Et ses charmantes posadas,
Que l’on découvre à chaque pas !
C’est admirable !... mais, hélas !
Dans ce voyage que j’affronte,
Pour ne pas avoir de mécompte
Il faudrait porter, sous son bras,
À manger, à boire,
Et puis sa baignoire,
Et sa bassinoire,
Son lit et ses draps ;
Puis, ses deux mat’las !
Ah ! quel embarras
D’avoir sous son bras
Son lit, sa baignoire,
Et ses deux mat’las !
J’ai peut-être eu tort de retenir toutes les mules... ce voyage me coûte les yeux de la tête !... et du moment que mon chenapan est totalement dépiste...
Il est assis la serviette au cou, au milieu de la scène.
FLUTEVILLE, paraît au fond, il tient un plat à barbe et un rasoir.
Buena dias, señor, come la passa usted ?...
MONTENFRICHE, sans se retourner.
Ah ! c’est mon Figaro !... approche, mon garçon !...
Il chante l’air de Figaro.
Tra ! la la la ! la la la ! la la la la la !
FLUTEVILLE, lui mettant le plat à barbe sous le menton et le barbouillant de savon, en achevant l’air.
La la la !... la, la, la, la ! la la la !... la la la !...
MONTENFRICHE, le reconnaissant.
Ah !...
Il se lève.
FLUTEVILLE.
Bonjour... et Madame ?...
MONTENFRICHE.
Encore vous !
FLUTEVILLE.
Prêt à vous faire la barbe !
MONTENFRICHE.
Jamais !
Il s’essuie le menton.
FLUTEVILLE.
Nous nous étions perdus... mais je vous retrouve !... Où allons-nous, maintenant ?
MONTENFRICHE.
Ah çà ! est-ce que ça ne va pas finir ?... Est-ce que vous comptez marcher toujours derrière mon dos... comme un apothicaire de l’ancien répertoire ?... c’est inconvenant !
FLUTEVILLE.
Ah !... permettez !... vous m’avez jeté votre gant... jaune !... je l’ai ramassé...
Tirant de sa poche, par mégarde, une mèche de cheveux.
Le voici !... Ah ! non ! ce sont des cheveux... ça ne vous regarde pas !
Il veut les cacher.
MONTENFRICHE.
Des cheveux !... À qui ces cheveux ??...
FLUTEVILLE.
À mon architecte !
MONTENFRICHE.
Clotilde ?... Allons donc ! c’est impossible !... je n’ai pas fermé l’œil depuis Veaucresson !
FLUTEVILLE.
Pardon !... entre Dax et Mont-de-Marsan... vous avez cueilli quelques pavots... et Madame aussi...
MONTENFRICHE.
Sapristi !
FLUTEVILLE, faisant le geste de couper des cheveux.
C’est alors que j’ai moissonné...
Il baise les cheveux.
MONTENFRICHE.
Rendez-moi ça, Monsieur !...
FLUTEVILLE.
Oh ! jamais !... jamais !
MONTENFRICHE, exaspéré.
Il me les faut ! je les aurai !... Je vais requérir l’appui des autorités... il n’en manque pas en Espagne !
Appelant et sonnant.
Garçon !... l’aubergiste !... Bayados ! Bayados !
Scène VII
MONTENFRICHE, FLUTEVILLE, BADAYOS
BAYADOS, entrant par le fond.
Qui est-ce qui appelle ?
MONTENFRICHE.
Moi !... Va me chercher monsieur le maire ?... c’est très pressé !
BADAYOS, répétant sans comprendre et regardant en l’air.
Monsieur le maire ?... monsieur le maire ?
MONTENFRICHE, impatienté.
Eh bien ! oui !... Il regarde toujours dans la lune, celui-là !
Fluteville s’asseoit à droite en ricanant.
Je te demande l’autorité !
BADAYOS.
Ah ! vous voulez dire l’alcade ?
MONTENFRICHE.
L’alcade, soit !
BADAYOS, dénouant son tablier qu’il fourre dans sa poche, et se posant avec dignité.
Voici !... c’est moi !
MONTENFRICHE et FLUTEVILLE.
Ah bah !
MONTENFRICHE.
Alors, tu vas me flanquer ce Monsieur à la porte !
FLUTEVILLE.
Hein !
BADAYOS.
Que vous a fait ce voyageur ?
MONTENFRICHE.
Il abreuve ma femme de déclarations ! je les ai là ! deux cent quatorze ! il lui vole ses cheveux !... il veut la suborner !
BADAYOS, regardant en l’air.
Suborner ?... suborner ?
MONTENFRICHE, criant.
La séduire !... là ! comprenez-vous ?
BADAYOS, avec calme.
Ah ! très bien ! très bien !... Y a-t-il eu flagrant délit ?
MONTENFRICHE.
Non !
FLUTEVILLE, se levant.
Pas encore !
MONTENFRICHE.
Pas encore !
BADAYOS.
Alors, je n’y peux rien !... En Espagne, on attend le flagrant délit !... attendez !
FLUTEVILLE.
Attendez !...
MONTENFRICHE, à Badayos.
Comment ! attendre !... imbécile !
BADAYOS, se fâchant.
Ah mais !
FLUTEVILLE.
Oh ! un alcade !
MONTENFRICHE.
Je ne parle pas à l’alcade... je parle à l’aubergiste ! une oie ! un cuistre ! Monsieur le sait bien.
BADAYOS, calmé.
Ah ! c’est différent.
MONTENFRICHE.
Mais, sacrebleu !... nous sommes dans le pays du Cid !... Il doit y avoir un moyen de venger son honneur ! et de reprendre les cheveux de sa femme !
BADAYOS.
Oh ! oui, Señor ! plusieurs !
MONTENFRICHE.
Lesquels ?... parle, crétin... d’aubergiste !
FLUTEVILLE.
Instruis-nous !... les voyages sont faits pour instruire la jeunesse !...
BADAYOS.
Nous avons d’abord la promenade dans la montagne... au clair de la lune... c’est très amusant !
MONTENFRICHE.
Au clair de la lune ?
FLUTEVILLE.
Mon ami Pierrot ?
BACAYOS, mimant par gestes son explication.
Les deux adversaires gravissent la montagne... l’un, par l’orient, l’autre, par l’occident... chacun a sa carabine... ou se rencontre sur le sommet... et... pan !... c’est au plus adroit !
FLUTEVILLE.
C’est gentil !
MONTENFRICHE.
C’est absurde !... je repousse cette promenade d’homme à la carabine ! autre chose !...
BADAYOS.
Attendez !...
Il va prendre un tonneau dans la coulisse du fond, à gauche, et le roule au milieu du théâtre, où il le place debout.
MONTENFRICHE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
FLUTEVILLE.
Qu’est-ce qu’il fait là ? pourquoi cette futaille ?
BADAYOS, plaçant le tonneau.
Voilà !
Il remonte chercher le deuxième tonneau dans la coulisse de droite.
FLUTEVILLE, à Montenfriche.
Comprenez-vous ?
MONTENFRICHE.
Parfaitement ! on cloue l’amant dans cette futaille avec un singe et une vipère... et on les flanque à la mer !... Allons ! campez-vous là-dedans !
BADAYOS, plaçant le second tonneau à côté du premier.
Et voilà l’autre !
MONTENFRICHE.
Tiens !... pourquoi deux ?
BADAYOS.
Le mari monte dans l’un... l’amant dans l’autre... chacun prend son couteau... et on s’explique.
MONTENFRICHE.
Ah !... on s’explique ?
BADAYOS.
C’est ce qu’on appelle le duel aux tonneaux !
FLUTEVILLE.
C’est juste... j’ai lu ça quelque part... c’est une importation américaine... c’est plein de gaieté.
MONTENFRICHE.
Ah ça ! et pour reculer ?
BADAYOS.
On ne recule pas...
FLUTEVILLE, raillant.
C’est bien gênant, n’est-ce pas ?
MONTENFRICHE, s’exaspérant et avec éclat.
Tu crois que j’ai peur ?... tu crois... – Rends-tu les cheveux ?
FLUTEVILLE.
Non !
MONTENFRICHE.
Eh bien... nom d’un petit bonhomme ! j’accepte !...
FLUTEVILLE, étonné.
Ah bah !...
MONTENFRICHE.
Il faut que ça finisse... je te provoque... je t’insulte... tu n’es qu’un turlupin !...
Il ôte son habit.
FLUTEVILLE.
Ah mais... Montenfriche !...
Il ôte aussi son habit.
Nous allons voir !
MONTENFRICHE, il court chercher une chaise près du buffet de gauche, et apercevant le plat d’étain, il le saisit et le fourre vivement sous son gilet. À part.
Les cuirassiers en portent bien !...
FLUTEVILLE, voyant son mouvement.
Ah ! le gueux !... il se garnit !...
Il prend un gros pain rond qu’il fourre aussi sous son gilet.
MONTENFRICHE.
Y êtes-vous ?
FLUTEVILLE.
J’y suis.
Tous deux montent sur leurs chaises et se placent dans leurs tonneaux.
Ensemble.
MONTENFRICHE.
Air : Ô ma prudence.
Il faut, gredin : qu’ici tu laisses
Et tes oreilles et ta peau !...
Brigand ! je veux te mettre en pièces,
Monte à l’instant, dans ton tonneau !
FLUTEVILLE.
Je suis trop bon ! plus de faiblesse !
J’accepte ce duel nouveau !
Je saurai bien te mettre en pièce,
Quand tu seras dans ton tonneau !
BADAYOS.
L’honneur ne veut pas de faiblesse !
Et par ce procédé nouveau,
L’on est sûr de se mettre en pièce,
En se mettant dans son tonneau.
FLUTEVILLE, à part.
C’est égal, je parie un cigare que nous ne nous ferons pas de bobo !
Badayos, qui était remonté dans la coulisse de gauche, redescend à gauche sur le devant, en aiguisant deux grands coutelas.
MONTENFRICHE, à Bayados.
Qu’est-ce que tu fais là ?
BADAYOS.
Je leur donne le fil !
MONTENFRICHE, à part.
Mâtin ! ils sont bien longs !
BADAYOS, leur remettant à chacun un couteau.
Voilà votre affaire.
MONTENFRICHE, un peu ému.
Merci !
FLUILVILLE, riant.
Merci !
MONTENERICHE.
Permettez... je suis l’offense... j’ai le choix des armes...
Il prend le couteau que tient Fluteville, le compare avec le sien et rend a son adversaire le couteau le plus court.
FLUTEVILLE, riant.
Allez ! ne vous gênez pas !...
MONTENFRICHE.
Ah ! un instant !
À Badayos.
Ah çà, au moins... le duel est-il permis en Espagne ?
BADAYOS.
Parfaitement !
FLUTEVILLE.
Quel beau pays !
BADAYOS.
Seulement, le survivant est mis en prison pour six mois.
Il remonte.
MONTENFRICHE.
En prison pour six mois !
FLUTEVILLE, à part.
Et pendant ce temps, sa femme... C’est lui qui survivra !...
TOUS DEUX.
Allons !
BADAYOS.
Ah !... pardon !... celui de vous deux qui restera aura l’obligeance de sonner... afin que je desserve.
Il entre à droite.
Scène VIII
MONTENFRICHE, FLUTEVILLE
MONTENFRICHE, à part.
Il appelle ça desservir ! – Il est atroce, cet Espagnol !...
Haut à Fluteville d’une voix très douce.
Mon ami ! vous ne voulez donc pas rendre les cheveux ?
FLUTEVILLE.
Plutôt mourir ! – Y sommes-nous ?
MONTENFRICHE, furieux.
Je vous attends !
Il lève les bras, son plat glisse dans le tonneau.
FLUTEVILLE.
Je suis à vos ordres !
MONTENFRICHE, vivement.
Attendez !...
Cachant son couteau derrière son dos.
J’ai laissé tomber mon couteau... je vais le chercher.
Il se baisse et disparaît.
Pas de bêtises !
FLUTEVILLE.
Je continue à croire que nous ne nous ferons pas de bobo. – Diable de pain !... c’est lourd !...
Il affermit son pain. Voyant que Montenfriche ne reparaît pas.
Ah çà, est-ce qu’il élève des lapins là-dedans ?
Frappant contre le tonneau.
Hé ! dites donc !
MONTENFRICHE, dans le tonneau.
On n’entre pas !
FLUTEVILLE, se penchant sur le tonneau de Montenfriche.
Pardon ! croyez-vous que j’aie le temps de fumer un cigare ?
MONTENFRICHE, reparaissant.
Me voilà !...
À part, se frappant sur la poitrine.
Il tient... je l’ai noué avec mon mouchoir...
Haut.
En garde !
FLUTEVILLE.
Et à mort !
Combat aux couteaux.
Ensemble.
MONTENFRICHE.
Air du Chalet.
C’est trop d’audace ! assez d’intrigue !
La mort avant le déshonneur !
J’ai tout le cœur de don Rodrigue !
Je suis un Cid ! crains ma fureur.
FLUTEVILLE.
C’est ton trépas qu’ici je brigue !
À toi Clotilde, à toi mon cour !
J’ai tout l’amour de don Rodrigue !
Je suis un Cid ! crains ma fureur !
Sur la fin de l’ensemble, ils échangent quelques coups qu’ils parent. La musique continue jusqu’au chœur suivant.
MONTENFRICHE.
Tiens, gredin !...
Il plonge son couteau dans la poitrine de Fluteville ; le couteau reste piqué dans le pain.
FLUTEVILLE, poussant un cri.
Ah !...
À part.
En plein pain !...
Il s’affaisse dans le tonneau et disparaît.
MONTENFRICHE, terrifié.
Ah ! mon pauvre ami !... C’est le premier homme que je découpe... ça me fait quelque chose !...
FLUTEVILLE, d’une voix défaillante.
Montenfriche !... je te pardonne !
MONTENFRICHE.
J’ai soif !...
Appelant.
Clotilde ! Clotilde !
Scène IX
MONTENFRICHE, CLOTILDE, FLUTEVILLE, dans le tonneau
CLOTILDE, entrant.
Mon ami !... qu’y a-t-il ?... Ah ! mon Dieu ! que fais-tu là ?...
MONTENFRICHE.
Chut ! donne-moi un verre d’eau, et filons !
CLOTILDE.
Comment ! est-ce que monsieur de Fluteville ?...
MONTENFRICHE.
Il est là !... ne regarde pas !... un duel !... un carnage !...
CLOTILDE, avec un cri.
Ciel !
MONTENFRICHE.
Rassure-toi... je ne suis pas blessé... c’est lui... massacré !... occis !... décousu !...
CLOTILDE.
Lui ! ah ! mon Dieu !
MONTENFRICHE.
Filons !
CLOTILDE.
Avec vous... jamais !... vous êtes un monstre !... vous me faites horreur !...
MONTENFRICHE.
Comment ?
CLOTILDE.
Je puis le dire, à présent qu’il n’est plus !... ce jeune homme, je l’aimais !...
MONTENFRICHE, hors de lui.
Vous l’aimiez !!!
FLUTEVILLE, se levant dans son tonneau, et très gai.
Ah bah !... ah bah !
MONTENFRICHE, foudroyé.
Vous n’êtes pas mort !!! ah !!!
Il s’affaisse et disparaît dans son tonneau.
Scène X
MONTENFRICHE, FLUTEVILLE, CLOTILDE, BADAYOS entrant par le fond, VEAULUISANT, BERTHE, NANETTE et LE NOTAIRE, par la droite, tous les quatre sont en bonnet de nuit, GARÇONS et FILLES DE L’HÔTEL
CHŒUR.
Air du Chapeau de paille.
Quel affreux tapage !
Impossible de dormir !
Ce triste voyage
Nous fera mourir !
La musique continue.
TOUS.
Que vois-je ?
LE NOTAIRE.
Lui !!!
VEAULUISANT.
Toi !!!
NANETTE et BERTHE.
Vous !!!
FLUTEVILLE.
Elle !!!
MONTENFRICHE, à part, reparaissant.
Il n’y a pas à hésiter...
Haut.
Monsieur, vous aimez ma nièce... vous n’êtes qu’un polisson !... je vous l’accorde. Où est le contrat ?...
LE NOTAIRE.
Je le promène depuis Veaucresson.
Il présente le contrat et une plume. Montenfriche signe.
MONTENFRICHE.
Signons... signons...
À Clotilde.
Signez, Madame.
CLOTILDE.
Hein !...
MONTENFRICHE, sévèrement.
Signez... ce sera votre châtiment.
Tous vont signer, à gauche, un peu en arrière. La musique cesse. Montenfriche et Fluteville ont fait un mouvement pour sortir de leurs tonneaux ; ils se rencontrent assis sur le bord, une jambe hors du tonneau ; ils restent dans cette position jusqu’au baisser du rideau.
FLUTEVILLE, bas à Montenfriche.
Êtes-vous bête !... nous étions d’accord... pour vous faire céder...
MONTENFRICHE, radieux.
Ah bah ! il serait possible !
Avec effusion.
Tiens !... embrasse-moi !...
Le repoussant.
Non !... il y aura toujours entre nous un abîme... qui s’appelle Séraphine.
FLUTEVILLE.
Oh ! il y a si longtemps !... ça remonte à 1846 !...
MONTENFRICHE.
46 !... mais je ne l’ai épousée qu’en 47 !...
FLUTEVILLE.
Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous me voulez ?... qu’est-ce que vous demandez ?... C’est vous qui m’avez fait...
MONTENFRICHE.
C’est juste !... je te dois des excuses !...
Lui ouvrant ses bras.
Embrassons-nous, Fluteville !
FLUTEVILLE.
Avec plaisir, Montenfriche !...
Pendant qu’il tient Montenfriche embrassé, bas au public.
Ne lui dites pas... mais je crois que c’est en 48 !...
CHŒUR.
Air.
Quelle aventure étrange et folle !
Non ! non ! jamais je n’aurais cru,
Que dans un’ futaille espagnole
Ce tendre hymen serait conclu !
MONTENFRICHE, au public.
Air : Monsieur, c’est à vous de parler.
Notre barque approche du bord,
Déjà j’aperçois le rivage.
FLUTEVILLE.
Ami, pour la guider au port,
Soyez son maître d’équipage.
MONTENFRICHE.
Je n’ose accepter ce travail,
Notre barque serait perdue...
FLUTEVILLE, au public.
Pour assurer sa bienvenue,
Messieurs, prenez le gouvernail.
MONTENFRICHE.
Mais ne prenez pas la massue.
TOUS.
Messieurs, prenez, etc.
Reprise du chœur.
[1] Nota. Nanette dans tout le courant de l’acte ne doit prendre aucune part à ce qui concerne le portrait.