Moi (Eugène LABICHE - Édouard MARTIN)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, par les comédiens ordinaires de l’Empereur, le 21 mars 1864.

 

Personnages

 

DUTRÉCY

DE LA PORCHERAIE

FOURCINIER

ARMAND BERNIER

AUBIN

GEORGES FROMENTAL

FROMENTAL

CYPRIEN

GERMAIN

THÉRÈSE

MADAME DE VERRIÈRES

UN DOMESTIQUE

 

La scène est à Paris, de nos jours. Premier et troisième acte, chez Dutrécy ; deuxième acte, chez Fromental.

 

 

ACTE I

 

Chez Dutrécy.

 

 

Scène première

 

AUBIN, GERMAIN, CYPRIEN, puis GEORGES FROMENTAL

 

CYPRIEN, à Germain.

Le calorifère est allumé ?

GERMAIN.

Oui, depuis ce matin.

CYPRIEN.

Bon... Voyons le thermomètre... Seize degrés ; c’est le compte.

GEORGES, paraissant au fond.

M. Dutrécy ?

CYPRIEN.

C’est ici... mais Monsieur n’est pas visible...

GEORGES.

Et M. Armand Bernier, son neveu ?

GERMAIN, étonné.

Son neveu !

CYPRIEN.

Nous ne connaissons pas ça.

GERMAIN.

Monsieur n’a qu’une nièce : mademoiselle Thérèse, qui est en pension...

GEORGES.

Oui... je sais.

À part.

Armand n’est pas encore arrivé.

Haut.

À quelle heure M. Dutrécy reçoit-il ?

CYPRIEN.

Mais... vers midi.

GEORGES.

Très bien...

À part.

Mon père et ma sœur auront le temps de le voir... et aujourd’hui mon sort sera fixé.

CYPRIEN.

Si Monsieur veut laisser son nom ?

GEORGES.

C’est inutile... je reviendrai.

Il sort.

GERMAIN.

Quel est ce monsieur ?

CYPRIEN.

Je le vois pour la première fois.

Regardant à sa montre.

Attention ! Monsieur ne va pas tarder à sonner.

AUBIN, indiquant la droite.

Mais qu’est-ce qu’il fait par là, Monsieur ?

CYPRIEN.

Il fait de l’hydrothérapie.

AUBIN.

Comment dites-vous ça ? de l’hydro...

CYPRIEN.

C’est juste ! Un homme arrivé depuis hier du fond de la Bretagne…

GERMAIN.

Et avec quels cheveux !

CYPRIEN, à Aubin, avec importance.

Mon ami, on appelle hydrothérapie un réservoir en zinc... sous lequel Monsieur se place naturellement ; quand il se trouve suffisamment arrosé, Monsieur donne un premier coup de sonnette... ce sera pour toi.

AUBIN.

Pour moi ?

CYPRIEN.

Tu entreras et tu le frotteras avec un linge épais et dur comme une râpe, jusqu’à ce qu’il devienne tout rouge...

GERMAIN.

C’est pour amener la réaction...

CYPRIEN.

Ensuite, Monsieur donne un second coup de sonnette... c’est le tour de Germain.

GERMAIN, montrant un plateau posé sur la table.

J’entre avec ceci... un verre de madère et deux biscuits... ça complète la réaction.

AUBIN.

C’est bien arrangé, tout ça...

CYPRIEN.

Ah ! c’est que M. Dutrécy entend la vie !... Il sait se faire soigner, celui-là !

AUBIN.

Il est peut-être d’une mauvaise santé ?

CYPRIEN.

Lui ? Il est frais ! il est rose !... mais aussi, quand un de ses cheveux se dérange, il appelle trois médecins en consultation.

On entend sonner à droite.

GERMAIN.

Premier coup !

CYPRIEN.

C’est pour toi, Aubin !... va vite ! et ne ménage pas tes bras.

AUBIN.

Ne craignez rien... j’ai servi les chevaux pendant cinq ans... je vais m’appliquer.

Il entre à droite.

GERMAIN.

Quelle idée a eue Monsieur de prendre ce pataud ?

CYPRIEN.

Un paysan... c’est robuste, ça frotte plus longtemps.

On sonne à droite.

Deuxième coup !

GERMAIN, prenant le plateau sur la table.

C’est pour le madère !

Il entre vivement à droite.

 

 

Scène II

 

CYPRIEN, DE LA PORCHERAIE

 

DE LA PORCHERAIE, à la cantonade.

C’est bien... ne m’annoncez pas !

Il paraît.

CYPRIEN.

Monsieur de La Porcheraie.

DE LA PORCHERAIE.

Bonjour, Cyprien... Où est Dutrécy ?

CYPRIEN.

Monsieur est sous sa cascade.

DE LA PORCHERAIE.

Neuf heures et demie... C’est juste !

CYPRIEN.

Si Monsieur veut que je l’annonce ?

DE LA PORCHERAIE.

C’est inutile... je vais l’attendre... Ah ! vous n’auriez pas ici un plan du nouveau Paris ?

CYPRIEN.

Il y en a un tout ouvert sur le bureau de Monsieur.

DE LA PORCHERAIE, étonné.

Ouvert ?

CYPRIEN.

Monsieur l’a consulté plus d’une heure hier soir en rentrant.

DE LA PORCHERAIE, à part.

Tiens !... Est-ce qu’il aurait la même idée que moi ? Ce serait drôle.

Haut.

Allons, conduis-moi.

CYPRIEN.

Par ici, monsieur.

Tous deux entrent à gauche.

 

 

Scène III

 

AUBIN, puis DUTRÉCY, puis CYPRIEN

 

AUBIN, entrant.

Eh bien, il doit être content ! je l’ai frotté... Il me disait toujours ! « Plus fort ! plus fort ! » J’avais peur de faire du dégât !

DUTRÉCY, entrant, le visage épanoui.

Ah ! je me sens bien, je me sens léger... les muscles sont souples, la peau fait ses fonctions.

Apercevant Aubin.

Ah ! te voilà... Approche, mon garçon !

AUBIN, approchant.

Monsieur...

DUTRÉCY.

Mon ami, je suis content de toi... Tu ne frottes pas mal... Tu n’as pas encore les mouvements très réguliers... mais ça viendra ! Dis-moi... étais-je bien rouge... dans le dos ?

AUBIN, pudiquement.

Ah ! monsieur... je n’ai pas regardé...

DUTRÉCY.

Une autre fois, tu me feras le plaisir de regarder... c’est très important... tout est là !... Eh bien, commences-tu à t’habituer un peu à Paris ?

AUBIN.

Dame, je ne suis encore sorti qu’une fois pour aller vous chercher une voiture...

Fouillant à sa poche.

Alors, j’ai cinq sous à vous remettre...

DUTRÉCY.

Comment, cinq sous ?

AUBIN.

C’est le cocher... quand je l’ai pris sous sa remise, il m’a dit : « Voilà vos cinq sous. »

DUTRÉCY.

Et tu me les rends ?

AUBIN.

Naturellement.

DUTRÉCY, à part.

C’est splendide ! Oh ! la Bretagne !

Haut.

Mon ami... c’est très bien, ce que tu fais là... garde-les !... pour te faire couper les cheveux...

AUBIN.

Si ça ne fait rien à Monsieur, je me les couperai moi-même...

DUTRÉCY.

Comme tu voudras...

À part.

Il a de l’ordre, de la probité. Tiens, une idée !

Haut.

Aubin !

AUBIN.

Monsieur ?

DUTRÉCY.

Je vais te donner une grande preuve de ma confiance... J’ai la coquetterie de ma cave ; jusqu’à présent, j’y suis toujours allé moi-même... C’est très imprudent, parce qu’on rentre, on a chaud, on change subitement de température... et paf ! une fluxion de poitrine... dont on peut mourir !... Mon ami, tu iras à ma place.

AUBIN.

Si ça fait plaisir à Monsieur...

DUTRÉCY, à part.

Superbe ! un autre aurait poussé un cri de joie... Oh ! la Bretagne !

Haut.

Ah ! une recommandation pour le vin !... j’ai presque toujours quelque ami à déjeuner ou à dîner, le docteur me le recommande... on se presse moins et l’estomac y trouve son compte... Or, j’ai deux espèces de vin, écoute-moi bien : l’un porte un cachet rouge, c’est un cos. Destourmel, 1846, un vin bienfaisant... je le garde pour moi... l’autre, cachet vert, est un mâcon généreux... mais qui me réussit moins... Tu verseras du cachet vert à mes amis... quant au cachet rouge, tu n’en donneras qu’à moi... à moi seul... sans que cela paraisse, bien entendu.

AUBIN.

Oui, monsieur.

DUTRÉCY.

Ce n’est pas pour la valeur... mais il ne m’en reste plus que soixante-deux bouteilles... Ainsi, c’est bien entendu...

AUBIN.

Oui, monsieur : le bon pour vous et le mauvais pour vos amis.

DUTRÉCY.

Il n’est pas mauvais !... du 58... s’il était mauvais, je ne l’offrirais pas... il est un peu plus vert... c’est un vin d’invités...

Cyprien venant de gauche et parlant à la cantonade.

CYPRIEN.

Oui, monsieur... je vais le prévenir !...

DUTRÉCY.

Cyprien... À qui parlez-vous donc ?

CYPRIEN.

À M. de La Porcheraie, qui est dans votre cabinet...

DUTRÉCY.

Tiens ! il est là, ce cher ami !...pourquoi ne l’avez-vous pas fait entrer ?

CYPRIEN.

Il m’a demandé si Monsieur avait un plan du nouveau Paris...

DUTRÉCY, étonné.

Un plan ?

CYPRIEN.

Voici M. de La Porcheraie.

DE LA PORCHERAIE.

Bonjour, cher ami.

DUTRÉCY.

Bonjour !...

À part.

Est-ce qu’il aurait la même idée que moi ?... ce ne serait pas drôle...

À Aubin et à Cyprien.

C’est bien... laissez-nous.

Aubin et Cyprien sortent par la droite.

 

 

Scène IV

 

DUTRÉCY, DE LA PORCHERAIE, puis AUBIN

 

DE LA PORCHERAIE, s’asseyant.

Asseyez-vous donc.

DUTRÉCY.

Mais que faisiez-vous donc si matin dans ma bibliothèque ?

DE LA PORCHERAIE.

Je prenais un renseignement... Hier, à l’Opéra, j’étais avec vous dans votre loge, pendant le ballet...

DUTRÉCY.

Oui.

DE LA PORCHERAIE.

Vous regardiez se développer les danseuses, vous... Moi, j’écoutais...

DUTRÉCY, inquiet.

Ah ! la musique ?

DE LA PORCHERAIE.

Un monsieur placé dans la loge voisine et qui me semblait avoir toutes sortes de raisons pour être bien informé... Ce monsieur disait qu’on allait percer une nouvelle rue...

DUTRÉCY, vivement.

À Passy... dans le jardin du docteur Fourcinier ?...

DE LA PORCHERAIE.

Tiens ! vous écoutiez aussi ? ce jardin a trois arpents...

DUTRÉCY.

Au moins !

DE LA PORCHERAIE.

Et si on pouvait acheter la maison avant que la nouvelle fût ébruitée... il y a là cent mille écus à gagner... Je songe à emmancher cette petite opération...

DUTRÉCY, vivement.

Ah ! permettez, j’y songe aussi.

DE LA PORCHERAIE.

Comment ! vous iriez sur mes brisées ?...

DUTRÉCY.

Pardon ! c’est vous, au contraire... D’abord l’affaire m’appartient.

DE LA PORCHERAIE.

Pourquoi ?

DUTRÉCY.

C’est dans ma loge que vous avez appris la nouvelle.

DE LA PORCHERAIE.

Allons donc ! Il est tombé un mot dans mon oreille, et mon oreille ne fait pas partie de votre loge.

DUTRÉCY.

C’est tout au moins une question de convenances...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! pas de phrases !... Nous parlons affaires...

DUTRÉCY.

Cependant... voyons... écoutez-moi... vous ne pouvez pas agir ainsi... vous ! un ami de dix ans... auquel je serre la main tous les jours !...

DE LA PORCHERAIE.

Eh bien, est-ce que je ne vous la serre pas aussi, la main ? Une poignée de main... qu’est-ce que cela prouve ?

DUTRÉCY.

Comment ?

DE LA PORCHERAIE.

Que nous nous connaissons... un peu. Nous vivons de la même vie, nous sommes du même cercle, vous aimez ce qui est bon... j’aime ce qui est exquis. Nous avons les mêmes goûts... et probablement les mêmes vices...

DUTRÉCY.

Bien obligé !

DE LA PORCHERAIE.

Vous êtes riche, j’ai quarante mille livres de rente... Nous sommes certains que nous ne nous emprunterons jamais d’argent... donc, poignée de main !

DUTRÉCY.

À la bonne heure !

DE LA PORCHERAIE.

Mais, si vous partez de là pour croire que je vais sacrifier une magnifique affaire sur l’autel de l’amitié... non, je ne suis plus votre homme... je retire ma main !

DUTRÉCY, à part.

Il a raison, au fond !

Haut.

Allons, mon cher, n’en parlons plus... Suivez l’affaire... portez-vous acquéreur...

DE LA PORCHERAIE.

Vous renoncez ?

DUTRÉCY.

Ah ! je ne dis pas cela !

DE LA PORCHERAIE.

Comment ?

DUTRÉCY.

Je me réserve le droit de vous faire concurrence... de surenchérir...

DE LA PORCHERAIE.

Eh bien, à la bonne heure ! voilà parler raison ! C’est sensé, ce que vous me dites là... Voyons... causons...

DUTRÉCY, s’asseyant.

Asseyez-vous donc.

DE LA PORCHERAIE.

Non, merci.

DUTRÉCY.

À votre aise.

DE LA PORCHERAIE.

Voyons... voulez-vous faire l’affaire ensemble ?

DUTRÉCY.

Franchement, j’aimerais mieux la faire tout seul.

DE LA PORCHERAIE.

Parbleu ! moi aussi !... Mais puisqu’il n’y a pas moyen...

DUTRÉCY.

C’est juste... allons ! j’accepte ! touchez là !..

DE LA PORCHERAIE.

Notre amitié se trouve d’accord avec notre intérêt... donc...

Ils se serrent la main.

DUTRÉCY.

Donc, poignée de main !

DE LA PORCHERAIE.

Poignée de main.

DUTRÉCY.

C’est étonnant comme nous nous entendons.

DE LA PORCHERAIE.

Nous sommes deux esprits justes... La première fois que je vous ai vu, je vous ai tout de suite apprécié... Nous étions dans un coupé de diligence...

DUTRÉCY.

Route de Toulouse... Il y avait encore des diligences dans ce temps-là...

DE LA PORCHERAIE.

Nous étions seuls... nous occupions chacun un coin.

DUTRÉCY.

Et votre sac de nuit était au milieu... ce qui me gênait passablement...

DE LA PORCHERAIE.

J’aime à étendre mes jambes... je suis comme vous... À un des relais, une dame monte... assez jolie pour le pays... vous ne bougez pas, vous fermez les yeux et vous gardez votre coin.

DUTRÉCY.

Vous aussi !

DE LA PORCHERAIE.

Moi ? parbleu ! Alors, je me suis dit : « Voilà un homme fort ! voilà un homme qui est dans le vrai ! » Et j’ai conçu pour vous une certaine estime.

DUTRÉCY.

Mon cher ami, vous vous trompez... je sais ce qu’on doit aux dames... mais j’étais souffrant... je dormais.

DE LA PORCHERAIE.

Allons donc ! moi, j’ai le courage de mon opinion ; si je n’ai pas cédé ma place à cette dame, c’est que j’étais très bien dans mon coin et que j’aurais été très mal au milieu !

DUTRÉCY.

Tenez, taisez-vous ! vous n’êtes qu’un égoïste !

DE LA PORCHERAIE.

Je crois que nous sommes un peu de la même famille...

DUTRÉCY.

Par exemple !... Je puis avoir des défauts... mais pas celui-là... je le trouve horrible !

DE LA PORCHERAIE.

Savez-vous la différence qu’il y a entre nous ?... Vous, vous êtes un égoïste timide... un égoïste peint en rose... Moi, j’ai économisé les frais de peinture, j’ai conservé ma couleur naturelle.

DUTRÉCY, à part.

Il est atroce !

Haut.

Vous déjeunez avec moi ?...

DE LA PORCHERAIE.

Impossible ! j’ai accepté une autre invitation.

DUTRÉCY.

Eh bien, vous la manquerez... je vous en prie...

DE LA PORCHERAIE.

Voyous... franchement... qu’est-ce que vous avez pour déjeuner ?

DUTRÉCY.

Gourmand !... Un perdreau truffé !... bien rebondi !

DE LA PORCHERAIE.

Là-bas, il y a un salmis de bécasse... Après ?...

DUTRÉCY.

Des asperges en branche... le 20 février !

DE LA PORCHERAIE.

Là-bas, des petits pois nouveaux... Je suis bien embarrassé.

DUTRÉCY.

Enfin, hier, en passant devant Chevet, j’ai aperçu un petit melon...

DE LA PORCHERAIE.

Tiens ! je n’en ai pas encore mangé de l’année... Je déjeune avec vous !

DUTRÉCY.

Alors, ce n’est pas pour moi... c’est pour le melon.

DE LA PORCHERAIE.

Soyons francs... Vous m’invitez, parce que ça vous ennuie de déjeuner seul...

DUTRÉCY, s’oubliant.

Oui...

Se reprenant.

C’est-à-dire non...

DE LA PORCHERAIE.

Moi, j’accepte... parce que votre déjeuner est le meilleur...

DUTRÉCY.

Il est gentil !

Il sonne. Aubin paraît.

Mettez un couvert de plus et dites qu’on serve à l’heure.

DE LA PORCHERAIE, lorgnant Aubin.

Où diable avez-vous été décrocher ce valet de chambre ?

DUTRÉCY.

Il est bien, n’est-ce pas ? C’est un Breton... un garçon honnête... dévoué... ça tient à la race.

DE LA PORCHERAIE.

Je m’en suis offert un autrefois... un cœur d’or !... malheureusement, il mettait mes bottes... c’est ennuyeux d’avoir un Breton dans ses bottes...

AUBIN, à Dutrécy.

Monsieur... j’ai dans ma poche une lettre pour vous...

DUTRÉCY.

Eh bien, donne-la !

AUBIN, la tirant de sa poche.

La voilà !

DUTRÉCY.

C’est bien... Le déjeuner à l’heure...

Aubin sort. Ouvrant la lettre.

Ah ! c’est d’Armand...

DE LA PORCHERAIE.

Votre neveu...

DUTRÉCY.

Un enfant que j’ai élevé... car j’élève des enfants, moi... pour un égoïste... ce n’est pas mal. Tiens, il est au Brésil.

DE LA PORCHERAIE.

Vous ne le saviez pas ?...

DUTRÉCY.

Ma foi, non !... les marins, on ne sait jamais où ils sont.

Lisant.

« Mon cher oncle, je vous écris sur le lit d’un de mes amis atteint de la fièvre jaune... »

Cessant de lire et éloignant la lettre.

Mon ami, je ne sais pas ce qu’il y a dans mon lorgnon... faites-moi donc le plaisir de continuer.

Il lui offre la lettre.

DE LA PORCHERAIE, la prenant.

Il n’y a rien à craindre... on les passe dans du vinaigre...

Lisant.

« Atteint de la fièvre jaune... Je suis seul à le soigner, c’est vous dire que j’irai jusqu’au bout. »

DUTRÉCY.

L’imprudent !

DE LA PORCHERAIE.

L’imbécile.

Lisant.

« Je ne sais quel sort m’attend... Si je ne vous revois pas... recevez mes remerciements pour les soins que vous avez pris de mon enfance et pour l’amitié que vous m’avez toujours témoignée. »

DUTRÉCY.

Ah ! oui, pauvre garçon !

DE LA PORCHERAIE, lisant.

« Dites à ma petite cousine Thérèse que mon dernier souvenir sera pour elle. »

DUTRÉCY.

La date ? la date de cette lettre ?

DE LA PORCHERAIE.

« À bord du navire brésilien la Fiorina, 25 septembre. »

DUTRÉCY.

Cinq mois !...

DE LA PORCHERAIE, lui rendant la lettre.

Dans du vinaigre !

DUTRÉCY.

Et pas de nouvelles depuis ! C’est fini, je ne le reverrai plus !...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! qui sait ?

DUTRÉCY.

Je vous dis que je ne le reverrai plus ! c’est affreux !

DE LA PORCHERAIE, à part.

Il va se croire obligé de pleurer... je regrette de ne pas avoir choisi l’autre déjeuner...

DUTRÉCY.

Un enfant dont je me suis toujours occupé... un enfant qui... Il devait me rapporter des cigares de la Havane !...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! la régie en vend d’excellents !...

DUTRÉCY.

Cela me fait une peine...

DE LA PORCHERAIE, prenant son chapeau.

Allons ! vous êtes dans le chagrin... décidément je ne déjeunerai pas avec vous.

DUTRÉCY.

Comment ! vous me quittez ?

DE LA PORCHERAIE.

Je reviendrai tantôt... les grandes douleurs demandent à rester seules !... Adieu !...

 

 

Scène V

 

DUTRÉCY, DE LA PORCHERAIE, CYPRIEN, puis FOURCINIER

 

CYPRIEN.

Monsieur... le docteur Fourcinier est au salon.

DE LA PORCHERAIE.

Fourcinier !

DUTRÉCY, vivement.

Le jardin ! Faites entrer.

Cyprien sort.

Ne vous en allez pas !...

DE LA PORCHERAIE.

Non... il vaut mieux que vous restiez seul avec le docteur... vous lui parlerez négligemment de son jardin, cela le distraira... puis on a confiance dans un homme sensible... Vous lui démontrerez que c’est un mauvais bien...

DUTRÉCY.

Oui... des impôts et pas de revenu !

DE LA PORCHERAIE.

Pour le reste, fiez-vous à moi... Silence ! le voici...

FOURCINIER, paraît.

Messieurs !

DUTRÉCY.

Eh ! c’est le docteur !

DE LA PORCHERAIE.

Bonjour, docteur !

DUTRÉCY.

Quel bon vent vous amène ?

FOURCINIER.

C’est aujourd’hui mercredi... Est-ce que je ne viens pas tous les mercredis constater l’état de votre santé ?

DUTRÉCY.

C’est juste. Je ne pensais pas au mercredi.

FOURCINIER.

Comment allons-nous ?

DUTRÉCY.

Pas trop mal.

DE LA PORCHERAIE.

Vous êtes en consultation... je vous laisse... Ah ! docteur, j’aurai aussi à vous consulter, l’estomac ne va pas.

FOURCINIER.

Pléthore... causée par une alimentation trop substantielle...

DE LA PORCHERAIE.

Quel coup d’œil ! Je vous attendrai aujourd’hui chez moi ?

FOURCINIER.

À quatre heures ?

DE LA PORCHERAIE.

À quatre heures !

Bas à Dutrécy.

Si vous jouez bien, la partie est à nous.

DUTRÉCY, bas.

Soyez tranquille !

DE LA PORCHERAIE, sortant.

À quatre heures.

 

 

Scène VI

 

DUTRÉCY, FOURCINIER, puis AUBIN

 

FOURCINIER.

Voyons... le pouls est bon... la main est fraîche... l’œil est vif.. Vous n’avez rien à me dire... À mercredi !

DUTRÉCY.

Attendez donc ! cela ne peut pas compter pour une visite !...

À part.

Et le jardin !

FOURCINIER.

À propos, avez-vous reçu celle de Fromental et de madame de Verrières ?

DUTRÉCY.

Non... Fromental... un barbiste !... Nous nous sommes rencontrés deux ou trois fois depuis notre sortie du collège... mais nous ne nous voyons pas... Que peut-il me vouloir ?

FOURCINIER.

Il vous le dira lui-même... Aujourd’hui, je suis pressé.

Voyant entrer Aubin avec un plateau servi.

Tenez, voici votre déjeuner... Je vous laisse.

DUTRÉCY.

Voyons, docteur... Sans façon, déjeunez avec moi.

FOURCINIER.

Oh ! non ! moi, je ne déjeune pas... une tasse de thé en courant...

DUTRÉCY, découvrant un plat.

Docteur, tenez, regardez-moi ça...

FOURCINIER.

C’est un perdreau.

DUTRÉCY.

Truffé !...

FOURCINIER, hésitant.

C’est que... on m’attend...

Regardant à sa montre.

Voyons... je ne puis vous donner que cinq minutes...

DUTRÉCY, à part.

Ça me suffit... je le tiens !

Haut.

Asseyons-nous.

Ils prennent place à table.

FOURCINIER.

Et mettons les bouchées doubles.

DUTRÉCY.

Docteur... voici le printemps... tout le monde me conseille la campagne... Qu’est-ce que vous en pensez ?

FOURCINIER, mangeant très vite.

Bonne chose ! très bonne chose !

DUTRÉCY.

On m’a parlé d’Auteuil... ou de Passy...

FOURCINIER.

Choisissez Passy... c’est mieux exposé.

DUTRÉCY, à part.

Naturellement.

Haut.

Est-ce que c’est un joli endroit ?

FOURCINIER.

Oh ! charmant ! charmant ! Ça gagne tous les jours... les terrains y prennent une valeur...

À Aubin.

Donnez-moi à boire.

AUBIN, bas à Dutrécy.

Monsieur... je ne me souviens plus... Est-ce le cachet vert qui est pour lui ?

DUTRÉCY, bas.

Oui, le vert !

Aubin, qui tient deux bouteilles, met la bouteille au cachet rouge sous son bras et verse du cachet vert au docteur.

FOURCINIER.

Merci...

Il boit et fait une légère grimace. Il aperçoit Aubin qui met le cachet vert sous son bras et verse du cachet rouge à Dutrécy. À part.

Tiens ! chacun sa bouteille !

DUTRÉCY, à part, après avoir bu.

C’est étonnant comme ce vin-là me réussit !

Haut.

Docteur, vous ne buvez pas...

À Aubin.

Verse donc !

Aubin reprend le cachet vert qui est sous son bras et se dispose à en verser à Fourcinier.

FOURCINIER, l’arrêtant.

Non ! pas celle-là...

Indiquant le cachet rouge.

L’autre !

AUBIN, à Dutrécy.

Monsieur, faut-il ?

DUTRÉCY.

Certainement...

À Fourcinier.

Mais vous n’aimerez pas ça.

FOURCINIER.

Donnez toujours.

DUTRÉCY.

C’est le vin que vous m’avez dit de prendre avec une infusion de quinquina...

FOURCINIER, déguste lentement le vin de la bouteille au cachet rouge et dit à Aubin.

Mon ami, à l’avenir, tu me serviras toujours du vin de quinquina.

DUTRÉCY.

Ah !

FOURCINIER.

Bien préparé.

DUTRÉCY.

Alors, vous me conseillez de choisir Passy ?...

FOURCINIER.

Certainement !... c’est un bosquet... une corbeille de fleurs...

DUTRÉCY.

J’hésitais, parce que... il est fortement question d’y établir un abattoir central...

FOURCINIER, cessant de manger.

Comment ! un abattoir ?

DUTRÉCY.

C’est une société sérieuse... on m’a offert de prendre des actions...

FOURCINIER.

Mais où ça ? dans quel quartier ?

DUTRÉCY, ayant l’air de chercher.

Attendez donc... rue... rue des Dames, je crois...

FOURCINIER.

Juste !... c’est là qu’est mon terrain !

DUTRÉCY.

Vous avez un terrain par là ?

FOURCINIER.

Trois arpents...

DUTRÉCY.

L’abattoir occupera le n° 9.

FOURCINIER.

Moi, j’ai le 10...

DUTRÉCY.

Alors, c’est en face... ça ne vous fera aucun tort.

FOURCINIER.

Aucun ! aucun !

DUTRÉCY.

Seulement, c’est ennuyeux d’entendre tuer les bœufs... pour les dames !... et puis l’été... il y a des miasmes !...

FOURCINIER, vivement.

Ce n’est pas malsain !

Il se lève.

DUTRÉCY.

Vous ne prenez pas d’asperges !

FOURCINIER.

Merci... j’ai fini.

À part.

Un abattoir !

DUTRÉCY, à part.

Il est touché !

FOURCINIER, prenant son chapeau.

Excusez-moi ! j’avais oublié... je n’ai vraiment pas le temps.

DUTRÉCY.

Oui... vos malades... c’est sacré.

FOURCINIER.

Précisément...

À part.

Je cours à la Ville... j’ai un client dans les bureaux.

CYPRIEN, paraissant.

Madame de Verrières et M. Fromental demandent si Monsieur veut bien les recevoir ?

DUTRÉCY, vivement.

Attendez ! je ne sais pas si j’y suis...

FOURCINIER.

Comment ?

DUTRÉCY.

Des solliciteurs !... vous ne le devinez pas !...

FOURCINIER.

Fromental !

DUTRÉCY.

Voyez-vous, il y a une calamité dans ma famille... c’est un arrière petit-cousin qu’on a eu la mauvaise pensée de nommer secrétaire général... alors, on se figure que je vais caser tous les barbistes !...

FOURCINIER.

Mais vous n’y êtes pas... la demande de Fromental ne vous coûtera ni un pas ni une démarche...

DUTRÉCY.

Ah ! vous en êtes bien sûr ?

FOURCINIER.

Très sûr !

DUTRÉCY.

Mais, dans un pareil costume, je ne sais si je puis recevoir.

FOURCINIER.

Rassurez-vous, on est prévenu... je vous ai fait malade...

DUTRÉCY.

Merci... Priez d’entrer...

FOURCINIER.

Je ne veux pas les rencontrer... cela me retarderait...

Indiquant une porte sur le côté.

Je passe par là.

DUTRÉCY.

Attendez donc ! dites-moi au moins ce qu’ils me veulent.

FOURCINIER.

Puisque vous voulez le savoir, il s’agit d’un mariage.

DUTRÉCY.

Pour Moi ?

FOURCINIER.

Pour votre nièce.

DUTRÉCY.

Quelle nièce ?

FOURCINIER.

Parbleu ! vous n’en avez qu’une... Thérèse... qui est en pension.

DUTRÉCY.

Ah ! c’est juste ! chère enfant !...

FOURCINIER.

Il l’avait oubliée ! quel homme !...

Il sort par le côté.

 

 

Scène VII

 

DUTRÉCY, AUBIN, puis FROMENTAL et MADAME DE VERRIÈRES, puis DE LA PORCHERAIE

 

DUTRÉCY, seul.

Un mariage ! Voilà les ennuis de la famille qui vont commencer... Mon déjeuner interrompu... cela me coupe l’appétit... Range ça... Les entrevues !... les présentations... D’abord, si ça se fait, je veux que ça se fasse tout de suite.

Fromental et madame de Verrières paraissent au fond, introduits par Cyprien, qui sort.

FROMENTAL.

Mon cher condisciple... depuis longtemps j’avais hâte de venir vous serrer la main.

DUTRÉCY.

Ce cher Fromental !

Ils se serrent la main.

FROMENTAL.

Permettez-moi de vous présenter ma fille... veuve du colonel de Verrières.

DUTRÉCY, saluant.

Madame, le docteur m’a dit que vous étiez prévenue... tenue de malade... Veuillez prendre la peine de vous asseoir...

Aubin offre des sièges et sort.

FROMENTAL.

Mon cher condisciple, nous ne nous voyons pas assez souvent...

DUTRÉCY.

C’est vrai ; nous nous rencontrons tous les dix ou quinze ans.

FROMENTAL.

C’est un peu votre faute... vous ne venez jamais à notre banquet de Sainte-Barbe...

DUTRÉCY.

Oh ! vous savez... ces banquets-là...

FROMENTAL.

Sont pleins de cordialité... on y lit des vers.

MADAME DE VERRIÈRES.

Mon père...

FROMENTAL.

C’est juste... J’arrive au but de notre visite... Mon cher condisciple... j’ai un fils... barbiste ! comme nous !... Georges... c’est son nom, est arrivé hier d’Amérique... Il avait entrepris ce voyage pour visiter les correspondants de notre maison de banque... et je puis dire qu’il a réussi au-delà de nos espérances... Il est fort intelligent en affaires...

MADAME DE VERRIÈRES.

Et ce qui vaut mieux, c’est un garçon de cœur... de relations sûres et honnêtes...

FROMENTAL.

Bref, avant son départ, il avait distingué mademoiselle Thérèse, votre nièce.

DUTRÉCY.

Vraiment ?... mais où a-t-il pu la voir ?... elle ne quitte jamais sa pension !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Chez une de nos amies communes, madame de Puysole, que vous aviez autorisée à faire sortir Thérèse les jours de fête.

DUTRÉCY.

En effet... moi, je ne pouvais pas m’en charger... Un garçon...

FROMENTAL.

Nous venons vous demander... franchement... si vous n’avez pas d’objections à élever contre une union que, mes enfants et moi, nous désirons depuis longtemps...

DUTRÉCY.

Mon Dieu !... vous me prenez un peu au dépourvu... J’aime beaucoup Thérèse... et je ne vous cache pas que l’idée de cette séparation... Cependant, si votre fils parvient à lui plaire...

MADAME DE VERRIÈRES.

Oh ! je crois que nous n’aurons pas de résistance de côté-là.

FROMENTAL.

La position de Georges est belle... Il est intéressé pour un tiers dans mes opérations... De plus, je lui donne quatre cent mille francs.

DUTRÉCY.

Thérèse a de son côté...

FROMENTAL.

Trois cent vingt-huit mille francs... je le sais...

DUTRÉCY, étonné.

Comment ?

FROMENTAL.

Nous avons le même notaire... Frémicourt... C’est un barbiste !...

DUTRÉCY.

Ah ! très bien !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Mon frère, monsieur, désire vivement vous être présenté... Si vous voulez nous permettre de revenir...

DUTRÉCY.

Quand il vous plaira... l’entrevue peut avoir lieu aujourd’hui même...

FROMENTAL.

Aujourd’hui ?...

MADAME DE VERRIÈRES.

Vers trois heures, cela vous convient-il ?...

DUTRÉCY.

Très bien !...

Se ravisant.

Ah ! diable !... c’est que... il faut que j’aille chercher Thérèse à sa pension... et elle est loin... sa pension...

MADAME DE VERRIÈRES.

Ne vous inquiétez pas de cela... Madame de Puysole est autorisée à la faire sortir... Elle ira la prendre de votre part et vous l’amènera...

DUTRÉCY.

Parfait !... c’est parfait !... Alors, je pense que ce mariage pourra marcher très vite.

MADAME DE VERRIÈRES.

Ce n’est pas mon frère qui apportera des retards.

DUTRÉCY.

Ni moi... parce que, quand une chose est décidée... et puis je ne peux pas garder une jeune fille chez moi... vous comprenez... un garçon !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Il faut toujours bien compter quinze jours.

FROMENTAL.

Mettons un mois.

DUTRÉCY.

Pourquoi, un mois ?...

FROMENTAL.

Le temps de faire les publications...

DUTRÉCY.

Ah ! oui... les publications... Il faudra se promener dans les mairies...

MADAME DE VERRIÈRES, vivement.

Mon père se charge des démarches...

DUTRÉCY.

Parfait !... c’est parfait !...

FROMENTAL.

Nous aurons ensuite à nous occuper d’un appartement...

DUTRÉCY.

Oui... un appartement.

MADAME DE VERRIÈRES, vivement.

J’en connais un délicieux... à notre porte... rue de Provence...

FROMENTAL.

Il faudra le meubler...

MADAME DE VERRIÈRES.

J’ai un tapissier qui passe les nuits...

FROMENTAL.

Enfin, nous aurons à acheter la corbeille, le trousseau...

MADAME DE VERRIÈRES.

Cela me regarde...

DUTRÉCY.

Parfait !... c’est parfait !... Au surplus, madame, si vous avez besoin de moi... je ne connais rien à tout cela... mais je me mets à votre disposition...

DE LA PORCHERAIE, entrant par le fond.

Ouf !... j’arrive de Passy !...

FROMENTAL.

Monsieur de La Porcheraie...

DE LA PORCHERAIE, entrant.

Monsieur... madame... C’est une bonne fortune pour moi de vous rencontrer !...

Bas à Dutrécy.

Renvoyez-les... j’ai à vous parler de notre affaire...

DUTRÉCY, à Fromental.

Allons !... voilà qui est convenu... nous nous sommes distribué le travail...

FROMENTAL, saluant.

Mon cher condisciple... à trois heures !

DUTRÉCY.

À trois heures... Quant à ce qui me concerne... je serais prêt...

Saluant madame de Verrières.

Madame...

Il les accompagne jusqu’à la porte du fond. Fromental et madame de Verrières sortent.

 

 

Scène VIII

 

DUTRÉCY, DE LA PORCHERAIE, puis ARMAND BERNIER

 

DUTRÉCY, revenant, à de La Porcheraie.

Eh bien ?...

DE LA PORCHERAIE.

J’ai vu le jardin... superbe !... Et Fourcinier ?... que lui avez-vous dit ?

DUTRÉCY.

Je l’ai anéanti... Je lui ai fait espérer la construction d’un abattoir en face de sa grille d’honneur...

DE LA PORCHERAIE.

Ah ! voyez-vous ça... Il faudra que nous passions un petit écrit pour régler nos conditions...

DUTRÉCY.

Je comptais vous le demander aussi.

DE LA PORCHERAIE, déroulant un papier.

Naturellement... je me suis fait accompagner d’un géomètre et nous avons levé le plan du jardin...

DUTRÉCY.

Déjà ?...

DE LA PORCHERAIE.

Regardez-moi ça...

DUTRÉCY.

Voyons la façade... c’est important...

DE LA PORCHERAIE.

Trois cent vingt-cinq mètres... Nous ouvrirons une rue au milieu et nous construirons des hôtels à droite et à gauche... Attendez !... j’ai un crayon... je vais les marquer...

Il va s’asseoir à une table.

AUBIN, entrant.

Monsieur... c’est une voiture qui s’arrête à la porte...

DUTRÉCY.

Qu’est-ce que ça me fait ?... je n’y suis pas !...

AUBIN, regardant par la fenêtre.

Avec des malles !...

DUTRÉCY.

Des malles !... Je n’attends personne !...

ARMAND, paraissant au fond.

Pas même moi ?...

DUTRÉCY.

Armand !...

S’arrêtant au moment de l’embrasser.

Tu es guéri, au moins ?...

DE LA PORCHERAIE, à part.

Cri du cœur !...

ARMAND.

Je n’ai pas même été malade...

Ils s’embrassent.

La fièvre jaune n’a pas voulu de moi !... et l’ami que j’ai soigné a débarqué avec moi, il y a deux jours, à Saint-Nazaire...

DUTRÉCY.

Ah ! tu ne peux te figurer l’inquiétude, le chagrin... Tu ne me rapportes pas de cigares ?...

ARMAND.

Si, et de fameux !... Des cigares de planteur... J’en ai six caisses !...

DUTRÉCY, indiquant de La Porcheraie.

Chut !... plus bas...

ARMAND, bas.

Il n’a pas entendu.

Haut.

Monsieur de La Porcheraie...

DE LA PORCHERAIE.

Bonjour, Armand...

Ils se serrent la main.

Vous pouvez vous vanter de nous avoir fait peur !...

Regardant le plan.

Vous permettez ?...

ARMAND.

Mon oncle, je vous demanderai l’hospitalité pour quelque temps ?

DUTRÉCY.

Tu as obtenu un congé ?...

ARMAND.

Non, j’ai donné ma démission...

DUTRÉCY.

Comment ?...

ARMAND.

Vous savez que j’avais pris du service sur un navire brésilien... Un matin, comme je vous l’ai écrit, on constate à bord un cas de fièvre jaune... le capitaine tient conseil et décide que le passager malade sera déposé sur la première plage que l’on rencontrera...

DE LA PORCHERAIE.

Comme je comprends ce capitaine !...

ARMAND.

J’étais indigné... je protestai... mais vainement... À la vue de ce malheureux qu’on descendait dans le canot, comme dans un cercueil... je ne pus me contenir... je rendis mes épaulettes et je le suivis !...

AUBIN, qui range la table au fond, à part.

Ah ! c’est bien, ça !...

DUTRÉCY.

Comment ! tu as fait cela, toi ?...

DE LA PORCHERAIE, à Dutrécy.

Si c’est comme cela que vous élevez les enfants !...

DUTRÉCY.

Mais c’est absurde !... donner sa démission pour s’accrocher à un homme qui a la fièvre jaune !...

ARMAND.

Il fallait donc l’abandonner, seul, sans secours, dans un pays inconnu ?... un compatriote ?... car je ne vous l’ai pas dit : c’était un Français !...

DUTRÉCY.

Parbleu ! c’est bien rare !... Tu en aurais retrouvé d’autres... Il n’en manque pas de Français !...

DE LA PORCHERAIE.

Armand, vous nous faites de la peine !...

ARMAND.

Moi ?...

DE LA PORCHERAIE.

Mon ami, laissez-moi vous le dire, vous êtes sur une pente déplorable... la pente du sacrifice qui illustra don Quichotte...

ARMAND.

Vous en eussiez fait autant à ma place !...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! non !...

DUTRÉCY.

Je réponds de lui !...

DE LA PORCHERAIE.

Dans les circonstance suprêmes, je songe à moi !

ARMAND.

Comment ?...

DE LA PORCHERAIE.

À ce joli petit moi... qui est tout notre univers...

ARMAND.

Qu’est-ce que c’est que votre moi ?...

DE LA PORCHERAIE.

Mais c’est un composé de tous les organes qui peuvent m’apporter une jouissance...

AUBIN, à part, écoutant.

Il s’exprime bien, l’ami de Monsieur...

DE LA PORCHERAIE.

C’est ma bouche... quand elle savoure une truffe mœlleuse, mes yeux lorsqu’ils se reposent sur une jolie femme...

AUBIN, à part, se passionnant.

Oh ! oh !

DE LA PORCHERAIE.

Mon oreille... quand elle m’apporte l’écho d’une musique... digestive et peu savante...

ARMAND.

Eh bien !... et le cœur ?...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! le cœur n’est pas de la maison... c’est un invité... un noble étranger qu’il est impossible de jeter à la porte, malheureusement... mais qu’il faut rigoureusement surveiller, sans quoi il nous ôte le pain de la bouche et jette, par toutes les fenêtres, notre argenterie aux passants.

ARMAND.

Mon oncle, vous ne dites rien ?...

DUTRÉCY.

Moi ?... je suis indigné !... Quand tu me parleras du cœur... je serai toujours avec toi... contre de La Porcheraie... Oui, le cœur est un noble organe... un présent du Ciel !... Nous devons le laisser régner...

DE LA PORCHERAIE.

Mais pas gouverner !...

DUTRÉCY.

C’est un roi constitutionnel...

À Armand.

Vois-tu, dans ce monde... il ne faut pas être égoïste !... mais il faut penser à soi, à sa fortune, à son bien-être... les autres n’y penseront pas pour toi, d’abord...

AUBIN, à part.

Il a raison, Monsieur...

DUTRÉCY.

Retiens bien cette maxime d’un sage... toute la science de la vie est là : On n’a pas trop de soi pour penser à soi !...

AUBIN, à part.

Tiens !... il reste du cachet rouge !... Monsieur a raison : On n’a pas trop de soi pour penser à moi !

Il cache la bouteille sous son habit et disparaît.

ARMAND.

Alors, si je vous comprends bien, vous faites de l’homme, de l’individu, une espèce de fort blindé et cuirassé, sur la porte duquel vous écrivez Moi !... moi seul !... Eh bien, nous autres, marins, c’est d’un autre œil que nous voyons les choses... Vous dites : moi... Nous disons : nous... De tous nos organes (je prends votre mot), celui que nous estimons le plus, c’est le cœur !... Et ce n’est pas un hôte que nous surveillons... mais un maître auquel nous sommes fiers d’obéir !... C’est ce maître qui nous enseigne la religion du dévouement, qui nous dit que Dieu ne nous a créés faibles que pour nous forcer à nous rapprocher, à nous aimer, à nous secourir !...

DUTRÉCY.

Oui... en mer, je ne dis pas !...

ARMAND.

Mais, mon oncle, les sauvages... les sauvages eux-mêmes, ont la conscience de cette solidarité humaine...

DUTRÉCY.

Les sauvages ?...

ARMAND.

Oui... jugez-en ! C’est au milieu d’eux que nous avons été débarqués, mon cher malade et moi... Accueillis d’abord avec défiance, quand ils virent que l’un de nous souffrait, poussés par la sainte loi de la compassion, ils s’approchèrent, ils vinrent à nous, ils nous ouvrirent leurs cabanes !...

DE LA PORCHERAIE.

Mais c’est une page des Incas !...

ARMAND.

Lorsque plus tard, enfin, je voulus remercier le chef de cette petite tribu...

DE LA PORCHERAIE.

Le cacique !...

ARMAND.

Il me répondit : « L’homme se doit à l’homme ; autrefois, nous vivions isolés et nous dormions sous le ciel. Un jour, l’un de nous voulut se bâtir une cabane... »

DE LA PORCHERAIE.

La chaumière indienne !...

ARMAND.

« Il abattit un chêne ; quand le chêne fut à terre, il s’aperçut qu’il était trop faible pour le soulever ; un autre homme passa, il l’appela et lui dit : – Aide-moi ; porte mon arbre... je porterai le tien !... »

DE LA PORCHERAIE.

Et la Société immobilière fut fondée... Capital social : un arbre !...

DUTRÉCY.

Vous direz ce que vous voudrez... je trouve cet apologue très beau... et j’ajoute que tous les hommes sont frères !...

DE LA PORCHERAIE, à part.

Nous allons le voir conclure.

DUTRÉCY.

Chacun, ici-bas, doit porter l’arbre de son voisin... oui !...

DE LA PORCHERAIE.

Dites donc, je trouve cinq hôtels à gauche et quatre à droite...

DUTRÉCY.

Pourquoi pas cinq de chaque côté ?...

DE LA PORCHERAIE.

Cela manquerait d’air... ce serait malsain !...

DUTRÉCY, étonné.

Malsain ?... puisque c’est pour vendre !...

DE LA PORCHERAIE, à part.

Voilà !... il lâche son arbre !...

DUTRÉCY.

Oui, l’humanité est une grande forêt... dont chaque arbre... n’est-ce pas votre avis ?...

DE LA PORCHERAIE.

Moi, je n’ai pas de forêt, je n’ai que du trois pour cent !

DUTRÉCY.

La Porcheraie, respectez mes convictions !...

DE LA PORCHERAIE.

Je vais chercher une règle, un compas...

À Armand.

Sans rancune !... On vous pardonne parce que vous rapportez des cigares !...

DUTRÉCY, à part.

Il a entendu !...

ARMAND.

Moqueur implacable !...

DE LA PORCHERAIE.

Excusez-moi... mais elle est si drôle, votre petite histoire de sauvages... Et vous venez nous conter ça à Paris, à l’heure de la Bourse !... Tenez, vous êtes un libertin... vous avez le libertinage de la fraternité.

Il entre à droite.

ARMAND.

Et vous, monsieur de La Porcheraie, la sobriété du dévouement !...

 

 

Scène IX

 

ARMAND, DUTRÉCY

 

DUTRÉCY.

Bien répondu !... je l’avais sur les lèvres !

ARMAND.

Maintenant, nous sommes seuls, donnez-moi des nouvelles de ma cousine ?

DUTRÉCY.

Thérèse ?... Elle va bien !

ARMAND.

Elle doit être bien grande, bien belle... depuis trois ans que je ne l’ai vue !... Elle avait seize ans quand je suis parti... c’était une enfant... mais quel charme déjà dans sa personne !... quelle gravité douce ! quelle mélancolie dans ses yeux !...

DUTRÉCY.

Elle n’est pas mal... Tu vas la voir !...

ARMAND.

Comment ?...

DUTRÉCY.

Aujourd’hui même... je la retire de pension !

ARMAND.

Vous la retirez... pour toujours ?...

DUTRÉCY.

Pour toujours !... je vais la marier...

ARMAND, ému.

Marier Thérèse ?... à qui ?...

DUTRÉCY.

À un jeune homme charmant... plein de cœur... qui arrive d’Amérique...

ARMAND, avec joie.

Ah ! mon Dieu !... est-il possible !... ce jeune homme !...

DUTRÉCY.

Ce jeune homme pense à Thérèse depuis longtemps... et je crois que Thérèse, de son côté... Ah ! tu ne t’attendais pas à cette nouvelle-là ?...

ARMAND.

Je vous avoue...

À part.

Moi qui l’accusais d’indifférence... d’égoïsme !... cher oncle !... il pensait à mon bonheur !... c’est un rêve !...

DUTRÉCY.

Qu’as-tu donc ?...

ARMAND.

Rien !... c’est la joie... j’aime tant Thérèse !...

DUTRÉCY.

Elle t’aime bien aussi, va...

 

 

Scène X

 

ARMAND, DUTRÉCY, AUBIN

 

AUBIN, entrant. Il porte des malles et six caisses de cigares.

Voilà les bagages de Monsieur...

À part.

Ouf !... c’est égal, la maison est lourde !...

ARMAND.

C’est bien !... Porte cela dans ma chambre...

AUBIN.

C’est que... il vient d’en arriver d’autres...

DUTRÉCY.

Comment ?...

AUBIN.

Oui... une demoiselle amenée par une dame... avec une grande caisse...

ARMAND.

C’est Thérèse !...

DUTRÉCY.

Ma nièce !...

ARMAND.

Quel bonheur !... Je cours la recevoir !...

AUBIN, à Armand.

Mais il y a aussi un jeune homme qui est déjà venu ce matin ; il vous attend dans votre chambre...

ARMAND.

Un jeune homme ?... Je ne peux pas le voir en ce moment... ma cousine arrive... Son nom ?...

AUBIN.

M. Georges !...

Il sort.

ARMAND.

Georges ?... c’est lui, mon oncle !...

DUTRÉCY.

Qui, lui ?...

ARMAND.

L’ami que j’ai sauvé !

DUTRÉCY.

Eh bien... va le recevoir...

ARMAND.

Mais ? ma cousine...

DUTRÉCY.

Tu as le temps de la voir, ta cousine, puisque je la garde ici...

ARMAND.

Vous avez raison... je cours embrasser Georges... et je reviens... Il semble qu’il arrive tout juste pour être témoin de mon bonheur !...

Il sort.

DUTRÉCY, à Aubin, qui rentre.

Toi, descends chercher les malles de ma nièce...

AUBIN.

Encore des malles ?...

À part.

Quelle maison !... le matin, je frotte Monsieur ; à midi, je frotte le salon... et maintenant on me fait monter des malles... Je finirai par tomber malade... et dame !... comme dit très bien Monsieur... on n’a pas trop de soi...

DUTRÉCY.

Eh bien... tu ne m’entends pas ?...

AUBIN.

Si, monsieur...

À part.

C’est trop !... ça ne peut pas durer comme ça !...

Il sort au moment où Thérèse paraît.

 

 

Scène XI

 

DUTRÉCY, THÉRÈSE, puis ARMAND

 

THÉRÈSE.

Bonjour, mon oncle !...

DUTRÉCY, l’embrassant.

Bonjour... bonjour... Seule ?...

THÉRÈSE.

Madame de Puysole n a pas voulu monter... Ah ! si vous saviez, mon petit oncle, comme c’est bon de sortir de pension !...

DUTRÉCY, l’embrassant.

Oui, oui... je comprends !...

À part.

Soyons le meilleur des oncles... c’est pour quinze jours.

THÉRÈSE.

Je ne retournerai donc plus chez mademoiselle Pinta ?...

DUTRÉCY.

Non !...

THÉRÈSE.

Quel bonheur !...

DUTRÉCY.

Pour te marier, il faut bien te faire voir...

THÉRÈSE.

Me marier ?...

DUTRÉCY.

Madame de Verrières ne te l’a-t-elle pas dit ?... Un parti superbe... M. Georges Fromental... un barbiste...

THÉRÈSE.

Ah !...

DUTRÉCY.

Tu le connais ?...

THÉRÈSE, baissant les yeux.

Mais... un peu...

DUTRÉCY.

Te plaît-il ?...

THÉRÈSE, hésitant.

Mais, mon oncle...

DUTRÉCY.

Ah ! ma chère enfant, il faut nous dépêcher, nous n’avons pas de temps à perdre... Te plait-il, oui ou non ?...

Thérèse baisse les yeux sans répondre.

Très bien !... fille qui se tait accepte... Tu vas rester quinze jours avec moi...

THÉRÈSE.

Quinze jours ?...

DUTRÉCY.

Il paraît qu’on ne peut pas se marier en moins de temps...

THÉRÈSE.

Oh ! que je vais être heureuse ici ! Et vous, mon oncle, êtes-vous content de m’avoir près de vous ?

DUTRÉCY.

Oui... oui... Mais, avant tout, il faut que je te mette au courant de mes petites habitudes !...

THÉRÈSE.

Il ne faut rien changer pour moi, mon oncle !...

DUTRÉCY.

C’est bien mon intention... Assieds-toi... voici ma vie : Je me lève à neuf heures... je prends ma douche... je déjeune à onze heures précises... on n’attend personne... tant pis pour ceux qui ne sont pas prêts !... Quand j’ai pris mon café, je m’étends dans ce fauteuil... et je fume mon cigare... Tu n’aimes peut-être pas l’odeur du cigare ?...

THÉRÈSE.

Oh ! cela ne me fait rien, mon oncle !...

DUTRÉCY.

Très bien !... Quand je fume, je ne parle pas !... et je désire qu’on ne m’adresse pas la parole !... Tu pourras t’occuper... à ne pas faire de bruit... À quatre heures, je vais au Bois, à cheval... Quand il pleut, je prends le coupé.. Tu me tiendras compagnie... On dîne à six heures très précises... Ah ! une recommandation !... pas de piano !... ça m’énerve !...

THÉRÈSE, souriant.

Tout cela est facile, mon oncle !...

DUTRÉCY.

Voilà notre petit programme... Cela ne t’amusera peut-être pas beaucoup ?...

THÉRÈSE.

Oh ! je ne m’ennuie jamais !...

DUTRÉCY.

Tu es bien heureuse !... Après cela, je vais te donner une bonne nouvelle... Armand est arrivé...

THÉRÈSE.

Mon cousin ?...

DUTRÉCY.

C’est un noble jeune homme... qui a perdu sa place... Ça va me faire deux personnes à loger... Il faudra que je le mette aussi au courant de mes habitudes...

Amand paraît.

THÉRÈSE.

Je l’entends !...

Bas à Dutrécy.

Puis-je, mon oncle, lui faire part de mon mariage ?...

DUTRÉCY.

Si tu veux !...

Apercevant les caisses de cigares.

Et mes cigares ?... Il ne faut pas laisser traîner ça !...

Il les prend.

Si La Porcheraie passait par là !...

À Thérèse.

Je te laisse avec ton cousin... Tu as raison... fais-lui part de ton bonheur... Il t’aime tant !... ça lui fera plaisir...

Il entre à droite avec les boîtes de cigares.

 

 

Scène XII

 

ARMAND, THÉRÈSE, puis GEORGES, puis AUBIN, MADAME DE VERRIÈRES et FROMENTAL, puis DUTRÉCY et DE LA PORCHERAIE

 

ARMAND, ému.

Bonjour, Thérèse !... bonjour, ma cousine !...

THÉRÈSE.

Eh bien, monsieur, on ne m’embrasse pas ?...

ARMAND.

Je n’ose pas... vous êtes si grande !...

THÉRÈSE.

Vous êtes si grande... vous ! Veux-tu bien me tutoyer tout de suite !

ARMAND, l’embrassant.

Comme te voilà belle maintenant !

THÉRÈSE.

Tu trouves ?... et cependant j’ai encore ma robe de pension ; mais tu ne sais pas, je ne retourne plus chez mademoiselle Pinta... c’est fini !...

ARMAND.

Je le sais !

THÉRÈSE.

J’ai une autre nouvelle à t’apprendre... une grande, celle-là... On va me marier !

ARMAND.

Je le sais encore !

THÉRÈSE.

Ah ! c’est ennuyeux... tu sais tout !... Mais je suis folle !... Je ne te demande pas si tu as fait un bon voyage ?...

ARMAND.

Excellent !... le retour surtout. Ce mariage ne t’effraye donc pas ?...

THÉRÈSE.

Pas du tout ! au contraire !...

ARMAND.

Que tu es bonne et que je suis heureux !...

THÉRÈSE.

Heureux ?...

ARMAND.

Oui... bien heureux ! Tous les bonheurs semblent m’arriver aujourd’hui... Je te revois... et mon meilleur ami... qui m’est rendu... car il est là... près de moi !...

THÉRÈSE.

Quel ami ?

ARMAND.

Tu ne le connais pas.

GEORGES, entrant.

Armand ! tu m’oublies.

ARMAND.

Justement, je vais te le présenter tout de suite... Georges !...

Le présentant.

Ma cousine !...

THÉRÈSE.

Monsieur Fromental !..

ARMAND.

Vous vous connaissez ?...

THÉRÈSE.

Mais certainement.

GEORGES.

Certainement.

ARMAND, riant.

Et moi qui comptais vous présenter l’un à l’autre...

Bas à Georges.

Ah ! mon ami ! si tu savais... Je vais me marier !...

GEORGES, de même.

Tiens ! moi aussi !...

ARMAND.

Vraiment ?... Ah ! quel bonheur !... tu seras mon témoin !... je serai le tien.

GEORGES.

Et tu es amoureux ?...

ARMAND.

Comme un fou !

GEORGES.

Moi aussi !

ARMAND.

Et qui épouses-tu ?...

AUBIN, paraissant avec des cartons et une grande caisse sur l’épaule, et annonçant avec mauvaise humeur.

M. Fromental ! Madame de Verrières !...

Il disparaît.

ARMAND, à Georges.

Ton père !...

GEORGES.

Et ma sœur !... Tu vas tout savoir !...

MADAME DE VERRIÈRES, embrassant Thérèse.

Chère enfant !...

FROMENTAL, saluant.

Mademoiselle...

GEORGES.

Ma sœur... mon père... M. Armand Bernier... le meilleur de mes amis !

FROMENTAL, saluant.

Monsieur est sans doute barbiste ?

ARMAND.

Je n’ai pas cet honneur !...

De La Porcheraie entre par la gauche.

DE LA PORCHERAIE, un plan à la main, à part.

C’est arrangé... J’ai trouvé cinq hôtels à droite et cinq à gauche... Par exemple, je ne sais pas où ils mettront leurs meubles !...

Haut.

Mademoiselle Thérèse ici ?... le feu a donc pris à votre pension ?...

THÉRÈSE.

Oh ! la pension... je n’y retournerai plus ! J’ai fini mes études... On va me marier...

DE LA PORCHERAIE.

Vraiment !... Je ne vous demande pas avec qui ?...

À part.

Cousin et cousine... Dutrécy se débarrasse de l’un par l’autre !

FROMENTAL.

Mais où est donc Dutrécy ?... Ah ! le voici !...

DUTRÉCY, entrant par la gauche.

Ah ! madame !... monsieur !... mille pardons de vous avoir fait attendre... mais un travail pressé...

FROMENTAL, à Dutrécy.

Mon cher condisciple... voici Georges, mon fils... barbiste comme nous.

GEORGES, saluant.

Monsieur Dutrécy...

DUTRÉCY.

Enchanté, monsieur...

À part.

Il est bien !...

FROMENTAL.

J’ai l’honneur de vous demander, pour lui, la main de mademoiselle Thérèse, votre nièce...

ARMAND, à part.

Qu’entends-je ? lui ?

Il s’appuie contre un meuble.

DE LA PORCHERAIE.

Ah bah !...

MADAME DE VERRIÈRES, à part, observant Amand.

C’est singulier !... ce jeune homme...

DUTRÉCY.

Mon cher Fromental... je ne ferai pas de phrases... nous sommes trop pressés... C’est une chose convenue...

ARMAND, tombant sur une chaise.

Ah !...

MADAME DE VERRIÈRES, le regardant et à part.

Il l’aime !...

 

 

ACTE II

 

Chez Fromental. Un salon disposé pour une soirée.

 

 

Scène première

 

FROMENTAL, GEORGES, MADAME DE VERRIÈRES

 

Ils sont en tenue de bal.

MADAME DE VERRIÈRES, devant une glace.

Je suis prête... je puis recevoir nos invités.

FROMENTAL.

Moi aussi....

MADAME DE VERRIÈRES, à Georges, qui est assis près d’une table.

Georges, comment trouves-tu ma toilette ?

GEORGES, sans la regarder.

Charmante !

MADAME DE VERRIÈRES.

J’ai voulu être très jolie pour présenter ma petite belle-sœur à nos amis... Tu es triste... qu’as-tu donc ?...

FROMENTAL.

C’est vrai... Depuis deux jours, depuis que nous avons fait la demande, tu n’ouvres pas la bouche.

GEORGES.

Je n’ai rien... Comprenez-vous que je n’aie pas revu Armand... je suis bien allé dix fois chez lui, et lui ne m’a pas fait une seule visite.

FROMENTAL.

Et c’est pour cela que tu te désoles ?... Je le comprendrais encore s’il s’agissait d’un condisciple... d’un camarade de collège... d’un...

GEORGES.

Armand est mieux que cela pour moi... c’est un ami.

MADAME DE VERRIÈRES.

En es-tu sûr ?

GEORGES.

Oh ! oui ! je puis compter sur lui... comme sur toi ! Et à ce propos, mon père, J’aurai une demande... une prière à vous adresser... dans un autre moment.

FROMENTAL.

Pourquoi pas dans celui-ci ? nous n’avons encore personne ?... Parle, je t’écoute.

GEORGES.

Armand est sans fortune... il n’a pas de position... et je voudrais lui en faire une... Je le dois... Verriez-vous de grands empêchements à l’intéresser dans nos opérations ?...

MADAME DE VERRIÈRES.

Comment ?

FROMENTAL.

Ah çà ! tu es fou ! Tu me dis qu’il n’a pas de capitaux !...

GEORGES.

Eh bien ?

FROMENTAL.

Eh bien, voyons, sommes-nous des banquiers, oui ou non ?

GEORGES.

Mais, mon père...

FROMENTAL.

Après tout, qu’est-ce que c’est que ce M. Armand dont tu es engoué ?... une connaissance de voyage ! Et s’il fallait associer toutes ses connaissances de voyage !

GEORGES.

Soit ! mon père, vous êtes le maître de ce qui vous appartient ; mais vous ne trouverez pas mauvais que je lui abandonne un intérêt sur ma part.

MADAME DE VERRIÈRES, à part.

C’est extraordinaire...

FROMENTAL.

C’est de la démence, c’est du délire... Mais quel si grand service t’a donc rendu M. Armand ?...

GEORGES.

Tenez, mon père, il y a une chose que je vous ai cachée... que je ne voulais pas vous dire pour ne pas augmenter votre profonde horreur pour les voyages... Pendant ma traversée, j’ai été atteint de la fièvre... d’une mauvaise fièvre...

MADAME DE VERRIÈRES.

Ah ! mon Dieu !

FROMENTAL.

Est-il possible ?

GEORGES.

Le capitaine réunit ses officiers... et il fut décidé, séance tenante, qu’on me débarquerait sur la première côte qu’on pourrait aborder.

MADAME DE VERRIÈRES.

Un malade !

FROMENTAL.

Comment ! et tu n’as pas protesté ! Tu ne leur as pas dit : « Je suis le fils de la maison Fromental de Paris ! On vous payera, lâches que vous êtes ! »

GEORGES.

Je crois que cela ne les eût pas convaincus... Un seul officier... un Français, mon père !... s’éleva énergiquement contre ce lâche abandon...

FROMENTAL.

À la bonne heure !

GEORGES.

Il offrit de partager sa cabine avec moi... tout fut inutile... J’avais à peine conscience de moi-même... Je sentis que deux matelots m’emportaient sur un matelas et me descendaient dans un canot... Bientôt le bruit des rames m’apprit que nous avions quitté le bâtiment.

FROMENTAL.

Voilà les voyages ! les voilà !

GEORGES.

Une vague, qui vint nous effleurer, me fit ouvrir les yeux... et quel fut mon étonnement en voyant assis au gouvernail ce même officier qui avait pris ma défense, il me serra la main et me dit : « Je ne vous quitte pas, moi ! »

MADAME DE VERRIÈRES.

Ah ! c’est bien !

FROMENTAL.

Le brave jeune homme !

GEORGES.

Nous abordâmes...

FROMENTAL.

Et il envoya tout de suite chercher un médecin à la ville voisine !

GEORGES.

Il n’y avait pas de médecin, il n’y avait pas de ville voisine... Ce fut alors que commença pour lui l’œuvre de dévouement et d’abnégation. Pendant six semaines, il s’est installé à mon chevet, il a dormi la tête sur mon lit, il m’a disputé au fléau avec le courage, avec la tendresse d’une mère qui lutte pour son enfant !

MADAME DE VERRIÈRES.

C’est admirable !

FROMENTAL.

C’est sublime !

GEORGES.

Eh bien, cet ami... ce frère...

FROMENTAL.

C’est Armand Bernier !

GEORGES.

Lui-même !

MADAME DE VERRIÈRES, à part.

Lui ! et il aime Thérèse !

FROMENTAL.

Oh ! mais c’est tout à fait différent... un homme qui t’a sauvé... Sois tranquille, nous lui ferons une position... une grande position...

GEORGES, lui serrant la main.

Je n’en ai jamais douté !

 

 

Scène II

 

FROMENTAL, GEORGES, MADAME DE VERRIÈRES, ARMAND, UN DOMESTIQUE

 

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Armand Bernier.

GEORGES, allant à lui.

Armand !

FROMENTAL.

Arrivez donc, mon ami... mon cher ami... Nous savons tout !

MADAME DE VERRIÈRES.

Monsieur Armand... je vous dois mon frère... voulez-vous me donner la main ?...

ARMAND, lui donnant la main.

Madame... si j’ai acquis l’amitié de Georges... et un peu de votre affection... je me trouve trop bien récompensé.

FROMENTAL.

Que vous le trouviez, c’est possible... mais nous, nous aimons à payer nos dettes... argent comptant...

GEORGES, bas.

Mon père...

FROMENTAL.

J’ai besoin d’un caissier... je vous prends.

ARMAND.

Permettez, monsieur.

FROMENTAL.

Huit mille francs d’appointements... et un intérêt de six pour cent.

ARMAND.

Je vous remercie, monsieur... mais je ne saurais m’astreindre à un travail de bureau.

FROMENTAL.

Eh bien, vous irez vous promener... c’est moi qui tiendrai votre caisse... et Georges m’aidera !

GEORGES.

Oh ! de tout mon cœur !

ARMAND.

Vraiment, je suis touché de l’offre que vous me faites... mais j’ai l’habitude de naviguer... J’aime la mer, et je venais vous faire mes adieux, car je repars demain pour New York.

FROMENTAL et MADAME DE VERRIÈRES.

Comment ?

GEORGES.

Tu pars ? ce n’est pas possible ! Et ce mariage dont tu me parlais ?

ARMAND.

Ce mariage, il ne faut plus y penser... il est rompu.

GEORGES.

Ah ! c’est singulier.

MADAME DE VERRIÈRES, à part.

Je comprends... Pauvre garçon !

ARMAND.

Georges, je te recommande bien ma petite Thérèse... aime-la... comme un honnête homme doit aimer sa femme.

GEORGES.

Oh ! sois tranquille !... Thérèse, c’est toute ma vie !

ARMAND.

Oui... je le sais... Aime-moi bien aussi... je crois que je le mérite.

GEORGES.

Pourquoi me dis-tu cela, Armand ?... Tu as quelque chose... qu’est-ce que je t’ai fait ?...

ARMAND.

Rien, mon ami... je t’assure...

GEORGES.

Oh ! si, il faut que nous causions... tu n’es plus le même... J’ai besoin de te parler.

FROMENTAL.

Va ! et empêche-le de partir.

ARMAND, saluant.

Madame... monsieur...

À Georges, en sortant.

Mais je te répète que je n’ai rien.

FROMENTAL, à part.

Il a quelque chose qui n’est pas naturel, ce jeune homme.

Georges et Armand sortent.

 

 

Scène III

 

FROMENTAL, MADAME DE VERRIÈRES, UN DOMESTIQUE

 

MADAME DE VERRIÈRES, à part.

Un pareil sacrifice... Oh ! non ! Georges ne l’accepterait pas !

Haut.

Mon père, M. Armand aime Thérèse...

FROMENTAL.

Ah ! bon Dieu ! qu’est-ce que tu me dis là ?

MADAME DE VERRIÈRES.

Je dis que vous devez prévenir Georges.

FROMENTAL.

Par exemple !

MADAME DE VERRIÈRES.

Il serait trop malheureux d’enlever la main de Thérèse à celui qui l’a sauvé !

FROMENTAL.

Voyons, pas d’exaltation ! pas d’exaltation ! et surtout ne parle pas à Georges... il serait capable de se monter la tête comme toi... D’abord tu peux te tromper !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Non, mon père.

FROMENTAL.

Alors, c’est un malheur... nous n’y pouvons rien.

MADAME DE VERRIÈRES.

Vous pouvez parler...

FROMENTAL.

Un mariage annoncé partout... une demoiselle charmante... que ton frère adore...

MADAME DE VERRIÈRES.

Mais si Georges y renonce de lui-même ?

FROMENTAL.

Mais puisqu’il est convenu que nous n’en parlerons pas à Georges.

MADAME DE VERRIÈRES.

Alors, vous le condamnez à être ingrat.

FROMENTAL.

Ingrat ! ingrat !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. de La Porcheraie !

FROMENTAL.

Nous reprendrons cette conversation... mais pas un mot à Georges.

 

 

Scène IV

 

FROMENTAL, MADAME DE VERRIÈRES, DE LA PORCHERAIE, INVITÉS, puis FOURCINIER, UN DOMESTIQUE

 

FROMENTAL, allant au-devant de La Porcheraie.

Bonjour, cher ami...

DE LA PORCHERAIE, donne la main à Fromental et salue madame de Verrières.

Madame... Est-ce que vous n’attendez pas le docteur ce soir ?

FROMENTAL.

Si... nous espérons le voir.

DE LA PORCHERAIE.

Il est insaisissable !... Je lui avais donné rendez-vous chez moi... il n’est pas venu... alors, je suis allé chez lui... Personne.

FROMENTAL.

Est-ce que vous êtes malade ?

DE LA PORCHERAIE.

Eh !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Alors, monsieur, nous avons deux fois à vous remercier d’avoir bien voulu oublier vos souffrances pour venir à notre petite réunion.

DE LA PORCHERAIE.

Comment donc, madame !... mais il y a des plaisirs pour lesquels on brave tout...

À part.

Ils sont superbes !... Si je n’avais pas besoin de voir le docteur, est-ce que je ne serais pas resté à mon cercle ?... je gagnais.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. et madame de Puysole.

Plusieurs invités paraissent. Fromental et madame de Verrières remontent pour les recevoir.

FROMENTAL, saluant une dame.

Madame...

Donnant la main à un petit collégien portant l’uniforme de Sainte-Barbe.

Mon cher condisciple...

DE LA PORCHERAIE, à part.

Tous barbistes, ici !

Fromental et madame de Verrières entrent dans les salons avec les invités.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. le docteur Fourcinier.

DE LA PORCHERAIE, à part.

Ah ! voilà mon homme !

 

 

Scène V

 

DE LA PORCHERAIE, FOURCINIER

 

DE LA PORCHERAIE, arrêtant Fourcinier qui se dispose à entrer dans le salon.

Pardon ! pardon ! il me faut ma consultation.

FOURCINIER.

Ah ! c’est vous !

DE LA PORCHERAIE.

Docteur, vous m’abandonnez... je vous ai attendu mercredi à quatre heures.

FOURCINIER.

Ah ! mon ami... il m’a été impossible d’aller chez vous... Figurez-vous que j’ai un jardin à Passy...

DE LA PORCHERAIE, à part.

Bon ! il y vient !...

FOURCINIER.

Un très grand jardin...

DE LA PORCHERAIE.

Oui, je sais...

FOURCINIER.

Et le bruit courait qu’on allait construire un abattoir juste en face de ma grille d’entrée.

DE LA PORCHERAIE.

J’en ai entendu parler... c’est positif !

FOURCINIER.

Non ! c’est faux !... ce jour-là, je suis allé à la Ville... il n’en a jamais été question.

DE LA PORCHERAIE.

Ah !

À part.

Un fusil qui rate !

Haut.

Ah çà ! qu’est-ce que vous faites de ce jardin-là ?

FOURCINIER.

Dame ! je vais m’y promener le dimanche... Le connaissez-vous ?

DE LA PORCHERAIE.

Oui... j’y suis entré une fois... par mégarde... c’est laid !

FOURCINIER.

Il y a sur la pelouse un cèdre du Liban !

DE LA PORCHERAIE.

Qu’est-ce que cela peut bien rapporter un cèdre du Liban... bon an, mal an ?

FOURCINIER.

Oh ! ce n’est pas une propriété de rapport... c’est une propriété d’agrément... et puis, entre nous, il se passe quelque chose... Mercredi matin, il est venu un monsieur avec un géomètre qui a levé le plan du jardin.

DE LA PORCHERAIE, à part.

C’est moi ! bonne idée !

FOURCINIER.

C’est évidemment une personne qui a des projets.

DE LA PORCHERAIE.

Non... c’est le cadastre !

FOURCINIER.

Comment, le cadastre ?

DE LA PORCHERAIE.

Oui, il s’agit de mieux répartir l’impôt... Tout le monde sera augmenté !

FOURCINIER.

Diable ! je paye déjà assez cher... pour un jardin qui ne rapporte...

DE LA PORCHERAIE.

Que des abricots... et ce n’est pas l’année ! Tenez, je vous l’achète, moi, votre jardin.

FOURCINIER.

Vous ? Quelle plaisanterie !

DE LA PORCHERAIE.

Sérieusement.

FOURCINIER.

Ah !

DE LA PORCHERAIE.

Je l’arrangerais à mon goût et j’y passerais l’été. Combien voulez-vous le vendre ?

FOURCINIER.

Mais... je ne veux pas le vendre.

DE LA PORCHERAIE.

Naturellement ! puisque j’en ai envie.

FOURCINIER.

Non... Cette propriété me rappelle des souvenirs... J’y ai joué quand j’étais enfant... mon père habitait la petite maison.

DE LA PORCHERAIE.

La bicoque ?

FOURCINIER.

Comment, la bicoque ?

DE LA PORCHERAIE.

Elle ne tient plus. Il ne faudrait pas tousser trop près du gros mur ! Voyons... en voulez-vous cent mille francs ?

FOURCINIER.

C’est dans cette petite maison blanche... à volets verts... que j’ai épousé ma femme...

DE LA PORCHERAIE, à part.

Ah ! ah ! du sentiment ! ça sera cher !

FOURCINIER.

C’est là... que plus tard... j’ai eu le malheur de la perdre...

DE LA PORCHERAIE.

Vous voyez bien... cette propriété vous attriste... revoir sans cesse l’endroit où l’on a été frappé !... Cent quinze !

FOURCINIER.

Non ! j’aime ma douleur ! j’éprouve un plaisir cruel... mais doux, à venir m’asseoir sous l’arbre où nous avons passé de si longues soirées.

DE LA PORCHERAIE, à part.

Il est très fort !

Haut.

Cent trente !

FOURCINIER.

Ce n’est pas assez...

DE LA PORCHERAIE.

Comment ?

FOURCINIER.

Ce n’est pas assez d’avoir aimé sa femme, il faut encore savoir conserver le petit coin de terre qu’elle emplit de son souvenir.

DE LA PORCHERAIE.

Alors, gardez-le... je ne vous en parlerai plus.

FOURCINIER, désappointé.

Ah ! tant mieux ! j’aurais peut-être fini par me laisser tenter.

DE LA PORCHERAIE.

Votre douleur est très respectable... mais c’est un gouffre... je serais peut-être allé jusqu’à cent cinquante mille francs.

FOURCINIER.

Vous dites ?...

DE LA PORCHERAIE.

Cent cinquante mille.

FOURCINIER.

Sans le mobilier ?

DE LA PORCHERAIE.

Je le vois d’ici, votre mobilier ! Six fauteuils cassés et un piano qui parle de loin en loin...

FOURCINIER.

Ce sont des souvenirs...

DE LA PORCHERAIE.

Oui, vous désirez les vendre à part.

FOURCINIER.

Jamais !...

DE LA PORCHERAIE.

Allons, je vous le laisserai, votre mobilier !... cent cinquante mille... c’est convenu.

FOURCINIER.

C’est que... je vous demande jusqu’à demain matin pour réfléchir.

DE LA PORCHERAIE.

Soit, je serai chez vous à dix heures !

FOURCINIER.

À dix heures ! je vous attendrai !... Ah çà ! et notre consultation ?... Voyons, qu’est-ce que vous avez ?

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! presque rien... je ne digère pas les écrevisses.

FOURCINIER.

Il ne faut pas en manger.

DE LA PORCHERAIE.

Merci... j’y pensais !

 

 

Scène VI

 

DE LA PORCHERAIE, FOURCINIER, UN DOMESTIQUE, DUTRÉCY et THÉRÈSE

 

Dutrécy est mis avec recherche et porte un col rabattu.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. et madame Dutrécy.

DE LA PORCHERAIE.

Comment, madame Dutrécy... Thérèse ?

DUTRÉCY.

C’est une erreur... mais il n’y a pas de mal... Bonjour, docteur !

FOURCINIER, saluant.

Mon cher ami... mademoiselle !...

DUTRÉCY, à Thérèse.

Eh bien, ma chère enfant ! nous voilà au bal ! Es-tu contente ?

THÉRÈSE.

Oui, mon oncle !

DUTRÉCY.

Tu n’as pas chaud ?

THÉRÈSE.

Non, mon oncle.

DUTRÉCY.

Tu n’as pas froid ?

THÉRÈSE.

Non, mon oncle...

DUTRÉCY.

Tu aurais dû garder ta fourrure... Veux-tu que j’aille la chercher ?

THÉRÈSE.

C’est inutile.

DUTRÉCY, bas à de La Porcheraie.

Est-elle jolie, avec sa robe de bal ?

DE LA PORCHERAIE, à part, étonné.

Qu’est-ce qu’il a ?...

Bas à Dutrécy.

J’ai presque conclu avec Fourcinier... il faut que je vous parle.

DUTRÉCY, regardant Thérèse.

Oui... demain...

DE LA PORCHERAIE.

Non... tout de suite !

DUTRÉCY.

Docteur ! voulez-vous avoir l’obligeance de conduire Thérèse auprès de madame de Verrières ?

FOURCINIER.

Comment donc !

Offrant son bras.

Mademoiselle...

DUTRÉCY, à Thérèse.

Dans cinq minutes... je te rejoins... ne t’impatiente pas ! Docteur, je vous la recommande !

Fourcinier et Thérèse sortent.

 

 

Scène VII

 

DUTRÉCY, DE LA PORCHERAIE

 

DE LA PORCHERAIE.

Je viens de traiter avec Fourcinier à cent cinquante mille... c’est pour ainsi dire conclu... il m’a demandé jusqu’à demain matin.

DUTRÉCY, distrait, regardant la porte du salon.

Allons, tant mieux ! j’en suis bien aise...

DE LA PORCHERAIE.

Mais qu’avez-vous donc ? vous ne m’écoutez pas...

DUTRÉCY.

Parfaitement... c’est que Thérèse est seule par là...

DE LA PORCHERAIE.

Eh bien, est-ce que vous comptez jouer le rôle de duègne ?...

DUTRÉCY.

Mon ami... cette jeune fille... c’est un ange ! plus je la connais, plus je l’apprécie.

DE LA PORCHERAIE.

Tiens !

DUTRÉCY.

J’appréhendais de la voir s’installer chez moi pour quinze jours ; je me disais : « Voilà mon existence changée, bouleversée... » Eh bien, pas du tout ! c’est à peine si on l’entend... Elle trottine dans l’appartement comme un petit oiseau... si j’ai besoin d’elle... elle est là ; quand je veux être seul... elle s’envole.

DE LA PORCHERAIE, à part.

Et il a rabattu son col !

DUTRÉCY.

C’est bien agréable d’avoir une compagnie... qui ne vous dérange pas... Vous savez que je n’aime pas à manger seul... Fourcinier me l’a défendu... Eh bien, elle me fait société... elle découpe... elle est très adroite !... elle parle, elle babille, elle gazouille... elle me raconte sa vie de pension. Je sais déjà le nom de toutes ses petites camarades... avec leurs défauts !

DE LA PORCHERAIE.

Vous voilà bien avancé !

DUTRÉCY.

Ah ! c’est charmant !

DE LA PORCHERAIE.

Papa Dutrécy... nous sommes amoureux !

DUTRÉCY.

Moi ? chut !

Confidentiellement.

J’en ai peur. Tout à l’heure quand ce domestique a annoncé M. et madame Dutrécy... J’ai senti le rouge me monter au visage... et ça m’a fait plaisir !

DE LA PORCHERAIE.

Vraiment ?

DUTRÉCY.

Cela m’a prouvé que ce ne serait pas ridicule...

DE LA PORCHERAIE.

Allons donc !... elle est trop jeune pour vous.

DUTRÉCY.

Vous ne la connaissez pas... Elle est jeune quand il le faut... et raisonnable, posée, quand cela est nécessaire.

DE LA PORCHERAIE.

Et comment ce mal vous est-il survenu ?

DUTRÉCY.

Je n’en sais rien... en la regardant ranger les armoires... elle a fait mettre son linge, mes habits en état. Ah ! on serait bien soigné avec une pareille femme ! Hier soir, elle m’a entendu tousser et elle m’a composé elle-même une petite tisane de violette, avec du miel... comme à la pension, et je ne tousse plus.

DE LA PORCHERAIE.

Ah ! vous m’en direz tant !

DUTRÉCY.

Elle m’a tenu compagnie toute la soirée... elle m’a lu l’Homme à l’oreille cassée... et elle prononce !... on entend tous les mots... Il fallait la voir rire... des dents charmantes... des perles.

DE LA PORCHERAIE.

Prenez garde !... Les perles recherchent le monde... l’éclat des lumières.

DUTRÉCY.

Oh ! pas Thérèse, elle n’aime que son intérieur ; avec une tapisserie, elle passe sa soirée.

DE LA PORCHERAIE.

Oui, elles sont toutes comme ça... avant d’être mariées... mais après !... J’y ai été pris, moi !

DUTRÉCY.

Vous, quand ça ?

DE LA PORCHERAIE.

Eh bien, et ma femme ?

DUTRÉCY.

Comment ! vous êtes marié ?

DE LA PORCHERAIE.

Mais certainement ! vous ne le saviez pas ?

DUTRÉCY.

Non !

DE LA PORCHERAIE.

J’ai cru que vous le saviez.

DUTRÉCY.

Voilà dix ans que je vous connais et c’est la première fois... Vous ne m’avez jamais présenté à Madame...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! par exemple ! du diable si je sais où elle est ! Voilà bientôt onze ans que nous nous sommes perdus de vue.

DUTRÉCY.

Séparés !

DE LA PORCHERAIE.

Nous sommes restés sept ou huit mois ensemble... je ne sais pas au juste.

DUTRÉCY.

Ah ! mon pauvre ami ! je comprends... une catastrophe !

DE LA PORCHERAIE.

Non, elle était très honnête... mais une femme impossible ! une mondaine ! Elle ne rêvait que fêtes et plaisirs ! Tous les jours, elle me traînait au bal, au concert... dans des endroits malsains... sans air... il fallait attendre notre voiture à la sortie... je m’enrhumais, et le lendemain... vous croyez qu’elle se reposait ? du tout ! Elle se mettait à son piano... à l’aube, elle me tapotait des polkas, des valses. Ce n’était pas tenable ! Enfin, un jour, je lui ai dit : « Madame, prenez votre fortune, moi la mienne, et faites-moi le plaisir d’aller danser ailleurs ! »

DUTRÉCY.

Je comprends cela... Et vous ne l’avez jamais revue ?

DE LA PORCHERAIE.

Si, une fois... sur le chemin de fer de Mulhouse.

DUTRÉCY.

Ah !

DE LA PORCHERAIE.

Nous nous sommes salués !... J’envoie quelquefois prendre de ses nouvelles et elle m’adresse sa carte au jour de l’an... nous ne sommes pas fâchés.

DUTRÉCY.

Oh ! moi ! avec Thérèse... je n’ai pas à craindre un pareil dénouement... Elle n’aime pas le bal... elle est habituée à se coucher de bonne heure... c’est une petite dormeuse... À la pension, nous l’appelions...

Se reprenant.

On l’appelait... mademoiselle Marmotte !

DE LA PORCHERAIE.

Précieuse disposition ! oh ! la femme qui dort !

DUTRÉCY.

Maintenant, mon ami, parlez-moi franchement... ne me flattez pas... j’ai cinquante-quatre ans...

DE LA PORCHERAIE.

Oh !

DUTRÉCY.

Pas beaucoup plus... je suis admirablement conservé ; me conseillez-vous d’épouser Thérèse ?

DE LA PORCHERAIE.

D’abord, voudra-t-elle de vous ?

DUTRÉCY.

Je suis plus riche qu’elle !

DE LA PORCHERAIE.

Et si elle aime Georges, son prétendu ?

DUTRÉCY.

Oh ! non, ce n’est pas le prétendu qu’elle aime... c’est le mariage.

DE LA PORCHERAIE.

Alors, voici mon opinion. Dans ce monde, il faut faire tout ce qui vous promet de la satisfaction... Raisonnons... vous êtes amoureux ?

DUTRÉCY, timidement.

Je crois que oui.

DE LA PORCHERAIE.

Donc, vous serez heureux de vivre avec Thérèse... Si plus tard vous l’ennuyez, si elle vous trompe...

DUTRÉCY.

Comment !

DE LA PORCHERAIE.

Vous ne le saurez pas ! et vous n’en serez que mieux soigné... Donc votre partie est belle dans les deux hypothèses, donc mariez-vous !

DUTRÉCY.

C’est que vous avez une manière d’envisager les choses...

DE LA PORCHERAIE.

Et puis le mariage, dit-on, vous crée un intérieur ; c’est un oranger sous lequel on place un banc pour se reposer... Je ne vois aucun inconvénient à s’y asseoir... si ça ne vous va pas, vous ferez comme moi, vous vous lèverez !

DUTRÉCY.

C’est que je ne me marie que pour m’asseoir !

DE LA PORCHERAIE.

Maintenant, quant à ce qui me concerne... si votre maison devient moins agréable... si votre femme m’impose de la gêne, de la contrainte... je ne viendrai plus chez vous, voilà tout !

DUTRÉCY.

Voilà tout ! Il y a une chose qui m’embarrasse un peu.

DE LA PORCHERAIE.

Quoi donc ?

DUTRÉCY.

J’ai donné ma parole à Georges...

DE LA PORCHERAIE.

Vous pouvez la retirer... Trouvez un prétexte !

DUTRÉCY.

J’ai bien cherché ; mais c’est très difficile... Il faudrait l’amener à renoncer de lui-même.

DE LA PORCHERAIE.

Tiens ! jetez-lui Armand dans les jambes.

DUTRÉCY.

Quoi, Armand ?

DE LA PORCHERAIE.

Il aime aussi Thérèse.

DUTRÉCY.

Lui ? pas possible !

DE LA PORCHERAIE.

Vous êtes trois. Ce nombre plaît aux dieux ! Comment ! vous n’avez pas flairé ça, un amoureux ?

DUTRÉCY.

Parbleu ! voilà une heureuse découverte ! Armand a sauvé Georges...

DE LA PORCHERAIE.

Il a porté son arbre !

DUTRÉCY.

C’est vrai ! Et si l’autre a un peu de cœur...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! ne comptez pas là-dessus !... En amour, le cœur se donne tout entier... Il n’en reste plus pour la galerie !...

DUTRÉCY.

Oh ! Georges est une nature d’élite !

DE LA PORCHERAIE.

Après ça... essayez ! Je vous laisse.

DUTRÉCY.

Vous partez ?

DE LA PORCHERAIE.

Cette réunion de famille n’est pas folâtre... Je vais fumer un cigare à mon cercle... Adieu... jeune homme !...

Il sort.

DUTRÉCY, seul.

Il est bien difficile que Georges ne se sacrifie pas à son tour. Il me semble que si j’étais à sa place... et si j’avais son âge !... C’est lui !

 

 

Scène VIII

 

DUTRÉCY, GEORGES

 

GEORGES, entrant, à part.

Impossible d’arracher un mot à Armand ! Monsieur Dutrécy... tout seul... Que faites-vous donc là ?

DUTRÉCY.

Mon ami... c’est plus fort que moi... ce bal... cette musique... quand on a du chagrin...

GEORGES.

Vous ?...

DUTRÉCY.

Je viens d’apprendre une nouvelle qui me désole. Vous savez si j’aime Armand !

GEORGES.

Il est triste... malheureux...

DUTRÉCY.

Ah ! vous vous en êtes aperçu ?

GEORGES.

Tout de suite ! mais la cause de sa tristesse, la connaissez-vous ?...

DUTRÉCY.

Oui... figurez-vous... mais non, je ne peux pas vous le dire... vous êtes la dernière personne...

GEORGES.

Oh ! parlez ! Il existe entre Armand et moi une affection... sans limites ! ma vie est à lui !

DUTRÉCY, lui prenant la main.

Georges ! vous êtes un noble cœur !

À part.

Ça va marcher !

Haut.

Apprenez donc... j’étais à cent lieues de m’attendre... apprenez qu’Armand est amoureux de sa cousine Thérèse !

GEORGES, stupéfait.

Comment ? qu’est-ce que vous dites ?

DUTRÉCY.

Il l’adore !

GEORGES.

Armand ! c’est impossible ! mais depuis quand ?

DUTRÉCY.

Un amour d’enfance... secret mais vivace ! Il espérait l’épouser à son retour d’Amérique... Vous vous êtes présenté avant lui... et ma foi !...

GEORGES.

Ah ! je n’ai pas de bonheur !

Il s’assoit près de la table et se met la tête dans ses mains.

DUTRÉCY, à part.

Il va retirer sa demande.

Haut.

Après ça, vous n’y pouvez rien, vous... Armand est jeune... il se consolera !...

GEORGES, vivement.

Ah ! vous croyez qu’il se consolera ?

DUTRÉCY.

C’est-à-dire... je n’en sais rien ! Il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre...

À part.

J’ai eu tort de dire cela.

Haut.

Il en mourra peut-être !

GEORGES, à lui-même, sans écouter Dutrécy.

Thérèse, Thérèse !

DUTRÉCY.

Ce brave Armand ! En voilà un qui sait aimer ses amis... Il n’hésite pas ! On dit qu’il a été très bien pour vous dans ce voyage ?

Il attend une réponse de Georges qui reste muet la tête dans ses mains. À part.

Qu’est-ce qu’il fait là ?... il dort !

Toussant.

Hum !

Haut.

On dit qu’il a été très bien pour vous dans ce voyage ?

GEORGES.

Oh ! parfait, monsieur ! Parfait !

DUTRÉCY.

Oui, parfait...

À part.

Il est froid...

Haut.

Quelle réponse faudra-t-il porter à ce pauvre garçon ?

GEORGES.

Eh ! monsieur, épargnez-moi... donnez-moi le temps... quand il faut s’arracher le cœur de ses propres mains...

DUTRÉCY.

C’est juste, prenez votre temps.

À part, en sortant.

Il est un peu personnel, le petit jeune homme... mais il y viendra !... Armand !... laissons-les ensemble !

Il sort.

GEORGES, seul.

Renoncer à Thérèse ! mais je ne peux pas ! je ne peux pas !

 

 

Scène IX

 

GEORGES, ARMAND

 

ARMAND, entrant.

Mon ami...

GEORGES.

Armand !

ARMAND.

Je te cherchais... Je voulais te demander la permission de me retirer !... As-tu eu l’obligeance d’écrire ces lettres de recommandation que je t’avais demandées pour New York ?...

GEORGES.

Non... J’espérais toujours que tu ne partirais pas.

ARMAND.

Ce départ est nécessaire...indispensable.

GEORGES.

Armand !

ARMAND.

Quoi ?

GEORGES.

Tu nous écriras, n’est-ce pas ?

ARMAND.

Oh ! souvent ! Et tu me répondras, tu me donneras de tes nouvelles... de celles de Thérèse...

Avec effort.

de ta femme...

GEORGES.

Oh ! si tu savais comme je souffre !

ARMAND.

En effet... tu es pâle...

GEORGES.

Je lutte... Je combats... contre une douleur...

ARMAND.

Une douleur ? laquelle ?

GEORGES, vivement.

Celle de te voir partir... D’un autre côté... Je comprends... parce que... Adieu !... je vais écrire ces lettres...

À part.

Oh ! je ne peux pas, je l’aime trop !

Il entre à droite.

 

 

Scène X

 

ARMAND, puis DUTRÉCY

 

ARMAND, seul.

Ce visage ému... ces paroles sans suite... Est ce que je me serais trahi ?... Oh ! non ! je connais Georges ; s’il avait eu seulement un soupçon, il ne serait pas allé écrire ces lettres !

DUTRÉCY, entrant.

Ça n’a pas le sens commun ! Ils ouvrent une fenêtre, juste au moment où Thérèse vient de valser ! Je vais chercher sa fourrure.

ARMAND.

Mon oncle...

DUTRÉCY.

Ah ! c’est toi, mon ami !... Eh bien, tu as vu Georges ?

ARMAND.

Il me quitte à l’instant.

DUTRÉCY.

Ah ! Eh bien ?

ARMAND.

Quoi ?

DUTRÉCY.

Il ne t’a rien dit ?

ARMAND.

Non... Que voulez-vous qu’il me dise ?

DUTRÉCY.

C’est bien étonnant ! Enfin, qu’est-ce que tu veux, mon pauvre garçon ! ce n’est pas ma faute... tu as parlé trop tard !

ARMAND.

Moi ?

DUTRÉCY.

C’était mon rêve !... Deux enfants que j’ai élevés !

ARMAND.

Mais de quoi me parlez-vous ?

DUTRÉCY.

De Thérèse, que tu aimes !

ARMAND, vivement.

Oh ! taisez-vous, si Georges vous entendait !

DUTRÉCY.

Lui : il sait tout ? je lui ai dit...

ARMAND.

Comment ! vous avez dit à Georges que j’aimais Thérèse ?

DUTRÉCY.

Parfaitement !

ARMAND.

Et qu’a-t-il répondu ?

DUTRÉCY.

Rien !

ARMAND.

Ah !...

DUTRÉCY.

Ah !... il a fait semblant de dormir.

ARMAND.

Oh ! c’est impossible !

DUTRÉCY.

C’est une âme sans élévation... après ce que tu as fait pour lui.

ARMAND.

Oh ! ne parlons pas de ça !

DUTRÉCY.

Au contraire ! parlons-en. Je crois que, si tu lui adressais quelques paroles véhémentes ! si tu lui disais : « Georges, j’ai porté ton arbre, porte le mien ! »

ARMAND.

À quoi bon ?

DUTRÉCY.

Tiens ! ça romprait tout...et je pourrais... et tu pourrais épouser Thérèse... cela vaut la peine d’y penser !... Où est le vestiaire ?... Ah ! je dis que ça vaut la peine d’y penser !...

À part.

Je ne suis pas mécontent de moi !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

ARMAND, GEORGES

 

ARMAND, seul.

Oh ! non ! je ne lui dirai pas un mot !

Apercevant Georges qui entre.

Lui, c’est lui !

GEORGES, entre avec ses lettres à la main, il est très pâle et très ému.

Voici les lettres que tu m’as demandées... Il y en a deux... je voulais en écrire plusieurs... mais ce soir... la main me tremble... L’une est pour notre correspondant à New York ; je le prie de t’ouvrir un crédit...

ARMAND.

C’est bien !

GEORGES.

L’autre est adressée à MM. Anderson et Blum, deux armateurs qui, sur mes instances...

ARMAND.

Merci !

GEORGES, s’approche d’Armand et déchire tout à coup les deux lettres.

Non, tu ne partiras pas, c’est impossible !

ARMAND.

Ah !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

GEORGES.

Tu aimes Thérèse... épouse-la... emmène-la ! mais que je ne la revoie plus !

ARMAND, lui tendant les bras.

Ah ! Georges !

GEORGES, s’y précipitant.

Mon ami, mon ami, pardonne-moi d’avoir hésité... mais je l’aimais tant !

ARMAND.

Cher enfant ! je n’accepte pas ton sacrifice... je le désirais... je l’attendais... mais je n’en veux pas... Eh bien, mon oncle !... et vous, monsieur de La Porcheraie, il y a encore sous le ciel des gens qui s’aiment et qui se dévouent ! Cher Georges ! je partirai tranquille... car je suis sûr maintenant que Thérèse épouse un brave cœur !

GEORGES.

Oh ! tais-toi ! ne me tente pas... je redeviendrais faible... lâche...

ARMAND.

Georges !

GEORGES.

Non ! je sais ce qu’il me reste à faire.

Il sort vivement.

 

 

Scène XII

 

ARMAND, puis THÉRÈSE

 

ARMAND, seul.

Où vas-tu ?... Ah ! fais ce que tu voudras... demain, je serai parti.

Apercevant Thérèse qui entre.

Thérèse !... Oh ! mon cœur !... non ! je ne veux pas la voir.

Il se dirige vers la porte du fond.

THÉRÈSE.

Eh bien, mon cousin, on se sauve quand j’arrive ?

ARMAND.

Pardon... je ne vous voyais pas...

THÉRÈSE.

Voilà plus d’une heure que je te cherche des yeux par tout le bal.

ARMAND, se rapprochant d’elle.

Vraiment ! vous pensiez à moi ?

THÉRÈSE.

Je crois bien !... Ton tour est arrivé...

ARMAND.

Quel tour ?

THÉRÈSE.

Je t’ai inscrit pour la huitième contredanse...

ARMAND.

Ah ! c’est pour cela ?... je vous demande pardon... mais ce soir... je ne suis pas disposé...

THÉRÈSE.

Comment ! vous ne voulez pas danser ?

ARMAND.

Excusez-moi...

THÉRÈSE.

Il fallait donc me le dire !... moi qui ai refusé trois invitations... Vous allez voir que je vais manquer la contredanse... Je retourne à ma place.

Fausse sortie.

ARMAND, la retenant.

Restez... je vous prie... Puisque vous avez bien voulu m’accorder une contredanse... occupons-la... à causer... voulez-vous ?

THÉRÈSE.

Ce n’est pas la même chose !

ARMAND, lui faisant signe de s’asseoir.

Thérèse...

THÉRÈSE, à part.

Il est ennuyeux.

ARMAND.

Je vous ai à peine vue depuis mon retour... n’avez-vous rien à me dire ?

THÉRÈSE.

Mais on ne vient pas au bal pour causer... il me semble que nous avons assez bavardé ce matin... et je ne vois pas... Ah si, une rencontre... tu sais bien, Lucie...

ARMAND.

Lucie ?... non !

THÉRÈSE.

Mais si... tu la voyais au parloir... Elle est mariée.

ARMAND.

Ah !

THÉRÈSE.

Elle est allée l’année dernière aux eaux d’Aix avec dix-sept robes ; est-elle heureuse !

ARMAND.

Oh ! oui ! de façon qu’une personne qui y serait allée avec dix-huit robes serait encore plus heureuse ?

THÉRÈSE.

Ce n’est pas cela que je veux dire.

On entend la musique à côté.

Entends-tu l’orchestre... on commence...

ARMAND.

Allez, je me reprocherais de vous retenir plus longtemps.

THÉRÈSE.

Oh ! il est trop tard maintenant... tout le monde est placé... Voyons, qu’avais-tu à me communiquer ?

ARMAND.

Oh ! rien de bien intéressant... je voulais vous parler de nos souvenirs... de notre amitié d’enfance. Nous étions séparés... mais quel bonheur quand nous pouvions nous réunir... quand mon oncle m’emmenait avec lui au parloir de votre pension... le cœur me battait !

THÉRÈSE.

Oh ! à moi aussi !

ARMAND.

Vrai ?

THÉRÈSE.

Tu m’apportais toujours un sac de marrons glacés !

ARMAND.

Ah !

THÉRÈSE.

Tu étais bien aimable de penser ainsi à moi...

ARMAND.

C’étaient mes pauvres petites économies d’un mois.

THÉRÈSE.

Je les aimais surtout à la vanille.

ARMAND.

Malheureusement ! Ceux-là coûtaient deux francs de plus que les autres.

THÉRÈSE.

Pauvre Armand ! étais-tu bon !...

Riant.

Mais étais-tu drôle avec ton habit de collégien... trop court.

ARMAND.

Hein ?

THÉRÈSE.

Ah ! tu nous faisais bien rire avec ces demoiselles ! Les grandes dessinaient ta caricature... Moi, je trouvais ça mal !

ARMAND.

Thérèse ! est-ce bien vous, vous si grave, si bienveillante... qui marchiez toujours les yeux baissés ?

THÉRÈSE.

Ça... c’est notre professeur de maintien qui me l’avait recommandé.

ARMAND.

Comment ! ces regards longs et tristes ?...

THÉRÈSE.

Ah ! j’ai eu bien de la peine à me les mettre dans la tête ! mais le professeur me disait toujours : « Mademoiselle Thérèse, vous riez trop ! ce n’est pas convenable... pensez à quelque chose de triste ! »

ARMAND.

Et à quoi pensiez-vous ?

THÉRÈSE.

Je pensais que Boboche, notre petit chat de la pension, allait mourir !... Qu’as-tu donc ?...

ARMAND.

Rien.

À part.

Boboche !...

Haut.

Continuez... j’ai besoin de forces... j’ai besoin de vous entendre !... Ainsi, je vous paraissais bien ridicule ?

THÉRÈSE.

Oh ! je n’ai pas dit cela !

ARMAND.

Avec mes habits trop courts...

THÉRÈSE, riant.

Et tes gros souliers... toujours dénoués.

ARMAND.

Et vous n’avez jamais remarqué autre chose ?

THÉRÈSE.

Non !... Quoi donc ?...

ARMAND.

Oh ! rien...

À part.

Oh ! les rêves ! les rêves !...

THÉRÈSE.

Armand !... tu souffres ?...

ARMAND.

Ne faites pas attention... c’est la fièvre qui s’en va... elle part... elle est partie ! Ah ! je me sens mieux !

THÉRÈSE.

Veux-tu que j’appelle mon oncle ?

ARMAND.

C’est inutile...

Lui prenant la main.

Vois, ma main serre la tienne et ne tremble pas... mon regard est ferme... Thérèse, je puis te faire danser maintenant... je ne crains plus rien...

THÉRÈSE.

Ah ! désolée ! mais ton tour est passé ! Je suis engagée pour la neuvième...

ARMAND.

C’est juste !

THÉRÈSE.

Cela t’apprendra à perdre ton temps...

ARMAND.

Oh ! je ne le regrette pas !

Lui tendant la main.

Adieu !

THÉRÈSE.

Au revoir !

ARMAND, l’examinant.

Ah ! est-ce singulier ! j’avais toujours cru que tu avais les yeux bleus !

THÉRÈSE.

Eh bien ?

ARMAND.

Ils sont gris !

THÉRÈSE, retirant sa main.

Hein ? Il faut avouer, monsieur, que vous n’êtes guère aimable au bal... Je ne t’en veux pas !

Elle sort.

ARMAND.

Va vite, tu vas encore manquer la contredanse !

 

 

Scène XIII

 

ARMAND, puis MADAME DE VERRIÈRES

 

ARMAND, seul.

Ah ! j’ai le cœur plus libre... je respire... et mon brave Georges !...

Madame de Verrières entre.

Madame...

MADAME DE VERRIÈRES.

Monsieur Armand !

ARMAND.

Ah ! madame, si vous saviez comme je suis heureux ! Je viens de voir Thérèse !

MADAME DE VERRIÈRES.

Et moi, je quitte mon frère... Pauvre garçon ! il fait peine à voir... mais il se conduira en galant homme...

ARMAND.

Il épousera Thérèse et je serai son témoin ! et je danserai à sa noce !

MADAME DE VERRIÈRES.

Ah ! mon Dieu !... monsieur... rappelez votre raison !

ARMAND.

C’est ce que j’ai fait... madame... elle est revenue...

MADAME DE VERRIÈRES.

Comment ?

ARMAND.

Pendant la huitième contredanse.

MADAME DE VERRIÈRES.

Je ne comprends pas...

ARMAND.

J’ai causé avec Thérèse... c’est un ange ! Elle n’a aucun de mes goûts !... Elle aime le monde, le bal, les robes, le chat de sa pension, Boboche... Cinq minutes lui ont suffi pour démolir mon roman de fond en comble.

MADAME DE VERRIÈRES.

Comment ! vous ne l’aimez plus ?

ARMAND.

Je ne l’ai jamais aimée... c’est une autre... c’est une Thérèse de fantaisie que j’aimais... les marins sont habitués à ces sortes de déceptions... Avez-vous navigué, madame ?...

MADAME DE VERRIÈRES.

Oh ! fort peu !

ARMAND.

Que de fois il m’est arrivé de m’éprendre à distance pour une de ces jolies petites villes qui fleurissent entre les rochers, au bord de la mer... Un rayon de lune... une disposition de l’esprit, vous les font apparaître douces, reposées, mélancoliques... C’est là qu’on voudrait finir ses jours dans le calme et le silence du cœur... On approche, on aborde... cette ville est pleine de violons, d’éclats de rire et de tambours ! Alors, on se rembarque au plus vite, pour se remettre à la recherche d’un idéal... qu’on ne rencontrera peut-être jamais.

MADAME DE VERRIÈRES.

Pourquoi donc ? il ne faut pas désespérer.

ARMAND.

Non, voyez-vous, je cherche l’impossible... je cherche une femme sans coquetterie...

MADAME DE VERRIÈRES, à part.

Il est galant !

ARMAND.

Mais ne parlons pas de moi... parlons de Georges.

MADAME DE VERRIÈRES.

Mon pauvre frère... va-t-il être heureux... quand je lui apprendrai qu’il peut aimer Thérèse sans crainte... sans remords !...

ARMAND.

Cher enfant... si vous aviez été témoin de son courage... Je refusais son sacrifice, mais avec quelle joie je le voyais se dévouer !

MADAME DE VERRIÈRES.

Ah ! quel ami vous faites !

 

 

Scène XIV

 

ARMAND, MADAME DE VERRIÈRES, FROMENTAL et FOURCINIER, puis DUTRÉCY, puis GEORGES, puis THÉRÈSE

 

FROMENTAL, entrant avec Fourcinier.

Comment ! docteur, vous nous quittez déjà ?

FOURCINIER.

Il le faut !

FROMENTAL.

À propos, vous avez un jardin à Passy ?

FOURCINIER.

Oui !

FROMENTAL.

Qu’est-ce que vous faites de ça ?

FOURCINIER.

Mais... je m’y promène...

À part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à me parler de mon jardin ?

GEORGES, entrant et à part.

M. Dutrécy est introuvable...

ARMAND.

Georges !...

GEORGES.

Mon ami...

ARMAND.

Cours vite récrire ces lettres de recommandation que tu as déchirées !

GEORGES.

Comment ?

ARMAND.

Mon départ est décidé ! Rien ne saurait l’empêcher.

GEORGES.

C’est bien. Compte sur moi.

À part.

Un éclat, c’est le seul moyen.

DUTRÉCY, entrant avec un mantelet de fourrure.

Le voilà, j’avais perdu le numéro !

GEORGES, à part.

Monsieur Dutrécy, pouvez-vous m’accorder un instant d’entretien ?

DUTRÉCY.

Je suis tout à vous, jeune homme.

GEORGES.

Je viens vous prier de reprendre la parole que nous nous sommes donnée mutuellement.

TOUS.

Comment ?

ARMAND, à Georges.

Malheureux ! que fais-tu ?

DUTRÉCY.

Monsieur... un pareil affront ! fait à moi et à ma famille !

ARMAND.

Mais, mon oncle...

DUTRÉCY.

Armand, je te défends de te battre !

ARMAND.

Eh ! je n’y songe pas ! mais...

DUTRÉCY.

Pas un mot de plus !

FROMENTAL.

Mon cher condisciple !

DUTRÉCY, apercevant Thérèse.

Thérèse !... Ah ! messieurs, ménageons la sensibilité de cette enfant.

THÉRÈSE.

Que se passe-t-il donc ?

DUTRÉCY.

Rien...

Embrassant Thérèse.

Ton oncle te reste.

Mouvement de Thérèse.

Partons !... quittons cette maison pour toujours.

TOUS.

Monsieur Dutrécy !

DUTRÉCY.

Je n’écoute rien... je suis indigné.. je suis... Prenons garde aux courants d’air...

MADAME DE VERRIÈRES, bas à Armand.

Restez !... il faut que je vous parle !

 

 

ACTE III

 

Chez Dutrécy. Même décor qu’au premier acte.

 

 

 

Scène première

 

DUTRÉCY, THÉRÈSE, AUBIN

 

Dutrécy et Thérèse déjeunent. Aubin les sert.

AUBIN, à part, sur le devant.

Je ne sais comment dire ça à Monsieur ?... J’ai trouvé une autre place... cent francs de plus et rien à frotter.

THÉRÈSE, à part.

Armand ne revient pas... Mon oncle, pourquoi avez-vous avancé le déjeuner d’une demi-heure ?

DUTRÉCY.

Je ne sais pas... ce matin, après ma douche, je me suis senti en appétit...

THÉRÈSE.

Mais mon cousin Armand arrivera quand nous aurons fini...

DUTRÉCY, à part.

Je l’espère bien !... il est gênant, ce neveu.

Haut.

Est-ce que cela t’ennuie de déjeuner en tête à tête avec moi ?

THÉRÈSE.

Oh ! par exemple ! Je suis au contraire très heureuse de me trouver avec vous.

DUTRÉCY.

Vraiment ?

THÉRÈSE, à part.

J’ai une peur terrible maintenant qu’il ne me renvoie chez mademoiselle Pinta !

Haut.

Je vais découper le poulet !

DUTRÉCY.

Non, laisse... je vais appeler Cyprien.

THÉRÈSE.

Oh ! ça me fait tant plaisir de m’occuper de vous !...

DUTRÉCY.

Cher trésor !

La regardant découper. À part.

Comme ses petites mains sont adroites... elle a l’air de chiffonner une broderie.

THÉRÈSE.

Tenez !... voici une aile !

DUTRÉCY.

Prends l’autre !

THÉRÈSE.

Oh ! non...

DUTRÉCY.

Pourquoi ?

THÉRÈSE.

Si par hasard vous vouliez manger les deux...

DUTRÉCY, à part, avec ravissement.

Elle pense à tout ! C’est un ange !

Appelant.

Aubin !

 

AUBIN, s’approchant.

Monsieur !

DUTRÉCY, bas.

Donne-lui du cachet rouge !

AUBIN.

Oui, monsieur...

Il met la bouteille au cachet vert sous son bras et verse du cachet rouge à Thérèse.

DUTRÉCY, à Thérèse.

Goûte-moi ça...

THÉRÈSE.

Attendez.

Elle se verse de l’eau.

DUTRÉCY.

Oh ! non !... pas d’eau !...

THÉRÈSE.

Je n’aime pas le vin pur !...

Après avoir bu.

C’est encore trop fort !...

Elle reprend la carafe et se verse.

DUTRÉCY.

Aubin !

AUBIN.

Monsieur ?

DUTRÉCY, bas.

J’ai réfléchi... puisqu’elle y met de l’eau, tu lui redonneras du cachet vert.

AUBIN.

Oui, monsieur.

À part.

Voici le moment de lui demander mon compte... Monsieur...

DUTRÉCY, à Thérèse.

Tantôt, je prendrai le coupé... et nous irons ensemble au Bois.

THÉRÈSE.

Est-ce qu’il va pleuvoir ?

DUTRÉCY.

Non ! mais il faut que tu sortes, que tu prennes des distractions... nous suivrons une allée déserte...

AUBIN.

Monsieur...

DUTRÉCY.

Quoi ?

AUBIN.

J’aurais une communication à faire à Monsieur.

DUTRÉCY.

C’est bien... Plus tard !

AUBIN.

C’est que...

DUTRÉCY.

Laisse-nous ! va-t’en !

THÉRÈSE.

Allez !... Je servirai moi-même le café !

Elle se lève.

AUBIN, sortant et à part.

Il faudra pourtant bien que je le prévienne.

Il disparaît.

DUTRÉCY.

C’est insupportable d’avoir toujours un grand escogriffe derrière soi !...

THÉRÈSE, apportant le café.

Voici votre café... Ne bougez pas !... je vais le verser...

Elle verse.

Il est bouillant... Maintenant, le sucre...

Elle va chercher le sucrier sur le buffet.

Combien de morceaux ?

DUTRÉCY.

Trois.

THÉRÈSE.

Un, deux, trois ! et ce petit-là par-dessus le marché.

DUTRÉCY, à part, béatement renversé dans son fauteuil.

Voilà... voilà le bonheur !... Tu as oublié l’eau-de-vie.

THÉRÈSE.

C’est exprès... cela vous fait mal.

DUTRÉCY.

Tu ne veux pas que j’en prenne ?

THÉRÈSE.

Non.

DUTRÉCY.

Eh bien, je n’en prendrai pas !

À part.

Cette enfant-là me fera vivre dix ans de plus !

THÉRÈSE, à part.

Il est bien disposé... Si j’osais lui parler de Georges...

DUTRÉCY, savourant sa tasse.

Je n’ai jamais pris de meilleur café !...

À part.

Après, je me ferai lire le journal.

THÉRÈSE.

Mon oncle...

DUTRÉCY.

Mon enfant ?...

THÉRÈSE.

N’est-ce pas que c’est bien inconcevable, ce que ce jeune homme a fait hier ?...

DUTRÉCY.

Quel jeune homme ?

THÉRÈSE.

Vous savez bien... M. Georges ?

DUTRÉCY.

C’est un petit drôle !... Refuser ta main !...

THÉRÈSE.

Tenez, mon oncle, ça ne me paraît pas possible ! Bien sûr, vous aurez mal entendu... et si j’avais été là...

DUTRÉCY.

Oh ! j’ai de bonnes oreilles !...

THÉRÈSE.

Mais quel motif ?

DUTRÉCY.

Qui sait ?... Il a peut-être un autre amour en tête ?

THÉRÈSE.

Oh ! pour cela, je suis bien sûre que non !...

DUTRÉCY.

Vois-tu, avec les jeunes gens, on ne peut compter sur rien... les idées de l’homme ne se fixent véritablement que de cinquante à cinquante-quatre ans...

THÉRÈSE, naïvement.

C’est bien la peine...

DUTRÉCY.

Mais, sois tranquille... nous te trouverons un autre mari...

THÉRÈSE.

Un autre !...

DUTRÉCY.

Eh ! mon Dieu !... il n’est peut-être pas aussi loin qu’on le croit... et, en l’attendant, nous ferons notre petit ménage ensemble.

Il lui embrasse la main.

THÉRÈSE.

Alors, je ne retournerai plus chez mademoiselle Pinta ?

DUTRÉCY.

Jamais !

THÉRÈSE.

Bien sûr ? bien sûr ?

DUTRÉCY.

Je te le jure !

THÉRÈSE.

Ah ! quel bonheur !

À part.

Je pourrai revoir Georges !

DUTRÉCY, à part.

Je crois qu’elle s’attache à moi !

Haut.

Où est mon journal ?

THÉRÈSE, sans se déranger.

Sur la table.

DUTRÉCY, sans bouger.

Allons !... je vais le chercher !...

Voyant que Thérèse ne se dérange pas, il se lève.

Je vais le chercher moi-même !...

À part.

Elle grignote son biscuit...

 

 

Scène II

 

DUTRÉCY, THÉRÈSE, AUBIN, DE LA PORCHERAIE

 

AUBIN, paraissant.

M. de La Porcheraie !

Il enlève la table.

DUTRÉCY, contrarié, à part.

Ah ! il vient nous déranger !...

DE LA PORCHERAIE, entrant. Il est très agité. À Dutrécy.

À l’heure du déjeuner, j’étais sûr de vous rencontrer...

DUTRÉCY.

Qu’y a-t-il ? vous avez la figure toute décomposée... vous si calme ordinairement...

DE LA PORCHERAIE.

Calme !... certainement, je suis calme pour les affaires des autres, mais si vous saviez ce qui m’arrive...

DUTRÉCY.

Quoi donc ?

DE LA PORCHERAIE.

Une chose extrêmement désagréable... une chose inouïe...

Saluant Thérèse.

Mademoiselle...

THÉRÈSE.

Je me retire.

DE LA PORCHERAIE, à Thérèse.

Pardon... c’est l’affaire d’une minute...

DUTRÉCY.

C’est l’affaire d’une minute...

Thérèse sort.

DE LA PORCHERAIE, à Dutrécy.

Figurez-vous, mon cher, qu’en rentrant tout à l’heure chez moi...

Apercevant Aubin.

Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

AUBIN.

J’attends que vous ayez fini... j’ai aussi à parler à Monsieur...

DUTRÉCY, à Aubin.

Veux-tu me laisser tranquille !...

AUBIN.

C’est que...

DUTRÉCY.

Je n’ai pas le temps de t’écouter... va-t’en !

AUBIN, à part.

Il faudra bientôt lui demander une audience !

Il sort.

 

 

Scène III

 

DUTRÉCY, DE LA PORCHERAIE

 

DUTRÉCY.

Voyons... parlez !

DE LA PORCHERAIE.

Eh bien, mon ami... voilà ma femme qui fait des siennes...

DUTRÉCY.

Quoi donc ?

DE LA PORCHERAIE.

Elle vient de me faire sommation par huissier d’avoir à la recevoir dans le domicile conjugal !

DUTRÉCY.

Comment ! une déclaration de guerre ?

DE LA PORCHERAIE, remettant un papier timbré à Dutrécy.

Tenez !... voilà son projectile !...

DUTRÉCY.

Voyons !...

Lisant.

« L’an 1864, le 23 février, à la requête de madame... »

DE LA PORCHERAIE.

Passez ! passez !

DUTRÉCY, lisant.

« J’ai dit et déclaré à mon dit sieur de La Porcheraie, que, si la requérante est demeurée pendant quelques années séparée de fait avec le dit sieur de La Porcheraie, c’était par suite d’un commun accord avec ce dernier et la dite requérante ; que madame de La Porcheraie entend aujourd’hui réintégrer le domicile conjugal... »

DE LA PORCHERAIE.

Qu’est-ce qui lui prend, après onze ans d’une séparation sans nuage ?

DUTRÉCY.

« Que cependant, si le sieur de La Porcheraie refuse de la recevoir, ce refus n’est pas fondé puisqu’il n’est appuyé sur aucun motif légitime ; qu’en effet, aucune séparation de corps n’a été prononcée entre les deux époux ; qu’aux termes de l’article 214 du code Napoléon, la femme a le droit d’habiter avec son mari et de le suivre partout où il jugera convenable de résider... »

DE LA PORCHERAIE.

C’est de l’arbitraire !...

DUTRÉCY, lisant.

« En conséquence, j’ai huissier susdit, soussigné, fait sommation à mon dit sieur de La Porcheraie... »

DE LA PORCHERAIE.

Passez ! passez !

DUTRÉCY, lisant.

« Et afin qu’il en ignore, je lui ai, en parlant comme ci-dessus, laissé la présente copie, dont le coût est de cinq francs, quatre-vingt-dix centimes. »

Parlé.

Ce n’est pas trop cher !... cinq francs, quatre-vingt-dix !...

DE LA PORCHERAIE.

Voyons, que me conseillez-vous ? D’abord, je refuse de recevoir la requérante !... Je n’en veux pour rien au monde, de la requérante !...

DUTRÉCY.

Cependant si l’article 214...

DE LA PORCHERAIE.

L’article 215 doit le détruire. Si ce n’est pas celui-là, c’est un autre... Il s’agit de le trouver... Quelle faute de se marier sans avoir fait son droit !...

DUTRÉCY.

C’est bien simple !... allez consulter un avoué.

DE LA PORCHERAIE.

Mais je n’en connais pas... Je n’ai jamais eu de procès !

DUTRÉCY.

Attendez !...

Allant chercher un livre.

J’ai là un annuaire du Palais... vous trouverez tous les renseignements.

DE LA PORCHERAIE, prenant le volume.

Merci !... J’étais si heureux !... Je sortais de chez Fourcinier...

DUTRÉCY.

À propos ! est-ce conclu ?

DE LA PORCHERAIE.

Oui !... nous sommes tombés d’accord à cent cinquante-cinq mille francs !

DUTRÉCY.

Comment ! il a encore augmenté de cinq mille francs ?

DE LA PORCHERAIE.

Qu’est-ce que vous voulez !... il a retrouvé un oncle...

DUTRÉCY.

Un oncle ?

DE LA PORCHERAIE.

Qui a habité aussi la maison blanche... à volets verts... Mais l’opération est magnifique !... je lui ai dit que vous étiez de moitié dans l’affaire, et il va venir tout à l’heure pour signer le sous-seing.

DUTRÉCY.

Mais il n’est pas prêt, le sous-seing !

DE LA PORCHERAIE.

Dépêchez-vous...

DUTRÉCY.

Je vais le rédiger pendant que vous allez choisir votre avoué...

Il entre à gauche.

 

 

Scène IV

 

DE LA PORCHERAIE, feuilletant l’annuaire, puis ARMAND

 

DE LA PORCHERAIE.

Lequel prendre ?

Lisant.

Bonniver... Bonivard... Boniveau...

Parlé.

Où est le bon ?

ARMAND, entrant par le fond.

Je viens de chez Georges... il était sorti... mais j’ai rencontré sa sœur... quelle adorable femme !

DE LA PORCHERAIE.

Ah ! c’est vous ?

ARMAND.

Que faites-vous donc là ?

DE LA PORCHERAIE.

Je cherche un avoué... à tâtons. Vous n’en connaîtriez pas un... célibataire... ou séparé... cela vaudrait encore mieux !

ARMAND.

Non.

DE LA PORCHERAIE, se levant.

Je suis bien bon... je vais aller au Palais... je questionnerai, je m’informerai...

À Armand.

Mon ami, ne vous mariez jamais !... on ne sait pas tout ce que le mariage cache de pièges... Article 214...

Il sort.

 

 

Scène V

 

ARMAND, THÉRÈSE, puis GEORGES

 

ARMAND, seul.

Quoi, article 214 ?...

THÉRÈSE.

Ah ! je te guettais ! je t’ai vu rentrer... Eh bien, as-tu vu M. Georges ?

ARMAND.

Non... il était sorti... mais j’ai causé avec madame de Verrières... Ah ! Thérèse, quel cœur ! quelle âme ! quel charme !...

THÉRÈSE.

Oui, mais Georges...

ARMAND.

Il était sorti ! Hier déjà, après le bal, j’ai passé plus d’une heure avec elle... on m’a raconté sa vie... une vie de sacrifice et de dévouement !

THÉRÈSE, impatientée.

Mais Georges ?

ARMAND.

Il va venir... dès qu’il sera rentré, elle le conduira elle-même ici... Elle est si bonne ! car il faut la connaître...

THÉRÈSE.

Alors, il m’aime toujours ?

ARMAND.

Certainement... Son abord paraît froid, sévère même...

THÉRÈSE.

Mais pourquoi a-t-il renoncé à ma main ?

ARMAND.

Qui ça ?

THÉRÈSE.

Georges !

ARMAND.

Ah ! parce que... non !... je ne puis te le dire... mais c’est l’homme le plus loyal et le plus dévoué que je connaisse... C’est le frère de sa sœur !... esprit, sensibilité, bienveillance !...

THÉRÈSE.

Georges ?

ARMAND.

Sa sœur ! Georges aussi !

THÉRÈSE.

Et il va venir ?

ARMAND.

Je les attends... il fera de nouveau sa demande, il s’excusera près de notre oncle... qui se laissera attendrir... Je compte beaucoup sur madame de Verrières...

THÉRÈSE.

Oh ! mon oncle fera tout ce que je voudrai !... Il est excellent pour moi... il me regarde avec une douceur toute paternelle... Hier soir, en rentrant, j’avais du chagrin... il me baisait les mains...

ARMAND.

Comment ! lui ?

THÉRÈSE.

Ça lui arrive souvent...

ARMAND.

C’est singulier... et qu’est-ce qu’il te dit en te baisant les mains ?

THÉRÈSE.

Oh ! je n’ose pas le répéter... Il me dit que je suis bien gentille... et que nous ferons très bon ménage ensemble.

ARMAND, à part, repoussant un soupçon.

Allons donc ! je suis absurde !

THÉRÈSE.

Par exemple, ce matin, il m’a fait de la peine... sans le vouloir... il soupçonne Georges...

ARMAND.

De quoi ?

THÉRÈSE.

D’avoir un amour dans le cœur pour une autre personne...

ARMAND.

C’est une calomnie !

THÉRÈSE.

Il prétend que les idées de l’homme ne se fixent véritablement que de cinquante à cinquante-quatre ans.

ARMAND, à part.

Juste ! son âge !... Parbleu ! j’éclaircirai ça !...

Georges paraît au fond.

THÉRÈSE, l’apercevant.

Ah ! voilà M. Georges !

GEORGES.

Mademoiselle... j’hésite à me présenter devant vous... Pardonnez-moi... je ne suis pas coupable... ce que j’ai fait, je devais le faire... mais je n’ai jamais cessé de vous aimer...

THÉRÈSE.

Ah ! je le savais, bien !...

ARMAND.

Tu es seul ? Je croyais que madame de Verrières...

GEORGES.

Elle est restée en bas, dans la voiture.

ARMAND.

Mais pourquoi ?... nous avons besoin de son appui... Je vais la chercher.

GEORGES.

Non... reste ! j’ai à te parler !

THÉRÈSE.

Je vais la faire prier de monter...

À Armand.

Toi, préviens mon oncle… il est dans son cabinet...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

ARMAND, GEORGES

 

GEORGES.

Armand, avant de tenter une nouvelle démarche près de M. Dutrécy, j’ai voulu t’adresser une question à laquelle je te prie de répondre loyalement et sincèrement.

ARMAND.

Parle.

GEORGES.

Est-ce bien vrai que tu n’aimes pas Thérèse ?

ARMAND, vivement.

Oh ! mon ami, je te le jure !... Certainement Thérèse est jolie !...

GEORGES.

Ravissante ! elle a les yeux d’un bleu...

ARMAND, à part.

Lui aussi, il les croit bleus !...

Haut.

Mais tu comprends... ses goûts ne sont pas les miens... son caractère...

GEORGES.

Il est charmant ! Je ne sais pas ce que tu peux lui reprocher ?...

ARMAND.

Je ne lui reproche rien... c’est une enfant, elle a les défauts de son âge, légère, étourdie !

GEORGES.

C’est une erreur, tu ne la connais pas... Thérèse est posée, réfléchie.

ARMAND.

Ah ! par exemple, je t’assure que non !

GEORGES.

Mais je t’assure que si !

ARMAND.

Je t’assure que non !

GEORGES.

Je t’assure que si !

ARMAND.

Voyons, ne vas-tu pas me chercher querelle parce que je ne suis pas amoureux de ta femme ?

GEORGES.

C’est que tu as l’air de dire que Thérèse est étourdie... Si elle avait un défaut, elle serait plutôt trop sérieuse... elle baisse les yeux...

ARMAND.

Ça... je sais pourquoi !

GEORGES.

Pourquoi ?

ARMAND.

Mais... par modestie apparemment...

GEORGES.

Ah !

ARMAND.

Tiens, veux-tu que je te donne une meilleure raison de mon indifférence pour Thérèse ?

GEORGES.

Oui... car celles-là sont pitoyables !

ARMAND.

Eh bien ! mon ami... je crois que j’aime une autre femme...

GEORGES.

Allons donc ! depuis quand ?

ARMAND.

Depuis hier...

GEORGES.

Diable !... tu vas bien, toi !... Et peut-on connaître l’objet de ta nouvelle passion ? Une femme très grave, sans doute.

ARMAND.

Ah ! mon ami, une femme... comme il n’en existe pas deux sous le ciel !...

GEORGES.

Je te remercie pour Thérèse.

ARMAND.

C’est une veuve... qui a juré de ne pas se remarier...

GEORGES.

Allons, bon ! alors, qu’est-ce que tu veux en faire ?

ARMAND.

Je veux l’aimer et ne pas le lui dire !

GEORGES.

Mon Dieu ! que vous êtes drôles dans la marine ! Si je parlais pour toi ?

ARMAND.

C’est inutile !... sa position de fortune me défend de penser à elle...

GEORGES.

Je la connais.

ARMAND.

Oui.

GEORGES.

Qui ?

ARMAND.

Je ne peux pas le dire...

GEORGES.

À moi ?...

ARMAND.

Je t’en prie... laisse-moi ce secret... le seul qu’il y aura entre nous.

GEORGES.

Tu as tort de refuser mes services, je suis très éloquent pour mes amis.

ARMAND.

Eh bien, tâche de l’être un peu pour toi... Je vais chercher mon oncle, et je prévois des difficultés.

GEORGES.

Lesquelles ?...

ARMAND.

Non... je ne suis pas assez sûr... D’ailleurs, nous verrons bien... attends-moi !...

Il entre à gauche.

 

 

Scène VII

 

GEORGES, MADAME DE VERRIÈRES, puis THÉRÈSE

 

MADAME DE VERRIÈRES, paraissant au fond en parlant à la cantonade.

Il est charmant ! c’est une merveille !

GEORGES.

À qui parles-tu ?

MADAME DE VERRIÈRES.

À Thérèse... Elle est en extase ! on lui apporte de la part de son oncle un magnifique mantelet de dentelles... C’est décidément un très bon homme que cet oncle-là...

GEORGES.

Je viens d’avoir mon explication avec Armand.

MADAME DE VERRIÈRES.

Eh bien, tu l’as trouvé radicalement guéri ?...

GEORGES.

C’est-à-dire... tu ne sais pas... il est amoureux d’une autre femme !

MADAME DE VERRIÈRES, tressaillant.

Ah !

GEORGES, à part.

Tiens ! elle a tressailli ! Est-ce que ?...

MADAME DE VERRIÈRES.

M. Armand, amoureux !... quelle plaisanterie !...

GEORGES.

C’est très sérieux. Il n’a pas voulu me nommer la personne. Je sais seulement qu’elle est veuve...

MADAME DE VERRIÈRES.

Ah !

GEORGES, à part.

Encore !

Haut.

Une veuve qui ne veut pas se remarier !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Vraiment ?

GEORGES.

Et qui d’ailleurs occupe une position telle...

MADAME DE VERRIÈRES.

Une position de fortune ?...

GEORGES, l’observant.

Oui... c’est la veuve... d’un amiral...

MADAME DE VERRIÈRES.

Ah ! mon Dieu !

GEORGES, vivement.

Non ! d’un colonel !... Tu l’aimes !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Tais-toi !... je n’ai rien dit !...

GEORGES.

Moi, j’ai entendu !... Tiens, embrasse-moi !...

THÉRÈSE, entrant.

Ah ! qu’il est bon, mon oncle ! il a choisi ce qu’il y avait de plus cher ! Le voici !

 

 

Scène VIII

 

GEORGES, MADAME DE VERRIÈRES,THÉRÈSE, DUTRÉCY, ARMAND

 

ARMAND.

Venez, mon oncle.

DUTRÉCY, saluant.

Madame... monsieur Georges... Je vous avoue que je ne m’attendais pas à recevoir votre visite après le scandale d’hier.

MADAME DE VERRIÈRES.

Mon frère, en effet, n’osait pas se présenter... c’est moi qui l’ai amené...

GEORGES.

Monsieur Dutrécy... veuillez recevoir mes excuses... J’avais un peu perdu la tête... je croyais remplir un devoir... heureusement, je me suis trompé... Je viens donc vous prier de me rendre vos bonnes grâces... et la parole que vous m’aviez donnée...

DUTRÉCY.

Mon cher monsieur Georges... vous me voyez désolé... mais, après votre refus... j’ai dû me croire libre... et j’ai promis la main de Thérèse à une autre personne.

TOUS.

Comment ?

THÉRÈSE, bas.

Un autre prétendu ? je n’en veux pas !...

DUTRÉCY, de même.

Thérèse, taisez-vous !...

THÉRÈSE, de même.

Vous m’aviez promis de m’accorder tout ce que je vous demanderais...

DUTRÉCY, de même.

Voulez-vous retourner chez mademoiselle Pinta ?

THÉRÈSE, de même.

Non !

DUTRÉCY, de même.

Alors, taisez-vous !

GEORGES.

De grâce, monsieur, ne brisez pas par un refus mes espérances les plus chères... il est impossible qu’en aussi peu de temps vous vous soyez engagé d’une façon irrévocable...

DUTRÉCY.

Irrévocable !

GEORGES.

Puis-je au moins connaître la personne ?

DUTRÉCY.

C’est un homme qui a toutes mes sympathies... qui rendra ma nièce heureuse, j’en suis certain... mais je ne puis encore le nommer...

ARMAND, à part.

C’est lui !...

Haut.

Mon oncle, puis-je vous dire deux mots en particulier ?

DUTRÉCY.

À moi ? Certainement, mon ami.

ARMAND, aux autres.

Vous permettez ?... une minute seulement...

MADAME DE VERRIÈRES, à part.

Que va-t-il faire ?

DUTRÉCY.

Thérèse... montez chez vous !

THÉRÈSE.

Oh ! comme vous êtes changé, mon oncle !...

Georges, Madame de Verrières entrent à gauche, Thérèse sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

ARMAND, DUTRÉCY

 

ARMAND, à part.

S’il aime Thérèse... je vais le savoir !...

DUTRÉCY, à part.

Que diable peut-il me vouloir ?...

ARMAND.

Ah ! mon oncle ! j’avais hâte d’être seul avec vous... et maintenant, je ne sais comment vous remercier... les expressions me manquent pour vous témoigner ma reconnaissance.

DUTRÉCY.

À moi ?... Pourquoi ?

ARMAND.

Je me souviens de ce que vous m’avez dit hier à ce bal... « Te marier à Thérèse... c’était mon rêve ! »

DUTRÉCY.

Permets !

ARMAND.

Oh ! je vous ai deviné... Ce mari qui doit rendre Thérèse heureuse... qui a toutes vos sympathies... c’est moi !

DUTRÉCY, vivement.

Non ! ne va pas te monter la tête !...

ARMAND.

Vous n’avez pas voulu vous jouer de moi... ce que vous me disiez hier...

DUTRÉCY.

Certainement tu es une bonne nature... je t’aime beaucoup... mais tu n’as pas de fortune... pas de position...

ARMAND.

Oh ! avec la dot de ma femme, je saurai m’en faire une..

DUTRÉCY.

Ta femme !... ta femme !... Je te dis de ne pas te monter la tête !...

ARMAND.

Est-ce qu’on peut résister à tant de charmes ? Si vous la connaissiez... car je suis sûr que vous ne l’avez pas regardée !...

DUTRÉCY.

Oh ! si.

ARMAND, à part.

Ah !...

Haut.

Elle est si belle !

DUTRÉCY.

Avec ses yeux bleus !...

ARMAND, à part.

Décidément l’amour porte des lunettes bleues !...

Haut.

Et sa voix ! quelle douceur ! et ses mains !

DUTRÉCY.

Oh ! oui !... et ses pieds !... On ne l’entend pas marcher... on la sent passer... comme un souffle ! comme une brise dont la fraîche haleine...

ARMAND, l’interrompant.

Allons, tranchons le mot, vous l’aimez !...

DUTRÉCY, vivement.

Moi ? je n’ai pas dit cela !...

ARMAND.

Vous en rougissez ! c’est déjà quelque chose !

DUTRÉCY.

Je n’en rougis pas !

ARMAND.

Alors, mon oncle, je le regrette pour vous... une pareille folie...

DUTRÉCY.

Monsieur Armand, je n’ai que faire de vos conseils.

ARMAND.

Permettez-moi cependant de vous les offrir... respectueusement... mais avec la ferme volonté de m’opposer à vos projets.

DUTRÉCY.

Comment ! je ne peux pas me marier si cela me fait plaisir ! et l’on viendra chez moi !...

Se calmant.

Non... je ne veux pas me mettre en colère... Fourcinier me l’a défendu... Et l’on viendra chez moi... mais vous trouverez bon que je me passe de vos avis... Je ferai ce que je croirai devoir faire, et je ne céderai ni devant vos prières, ni devant vos menaces...

ARMAND.

C’est ce que nous verrons...

DUTRÉCY.

Et, après ce que je viens de vous dire, je n’ai pas besoin d’ajouter que, me trouvant très petitement logé, vous pouvez dès aujourd’hui faire choix d’un autre appartement...

ARMAND.

Eh bien, puisque vous me rendez ma liberté, j’en profite... Vous voulez la lutte ? soit ! je l’accepte.

DUTRÉCY.

Hein ?

Georges et madame de Verrières paraissent.

ARMAND.

Entrez !... il faut que tout se passe au grand jour !...

 

 

Scène X

 

ARMAND, DUTRÉCY, GEORGES, MADAME DE VERRIÈRES, puis AUBIN

 

DUTRÉCY.

Que va-t-il faire ?

ARMAND.

Vous ne connaissez pas le prétendu de notre chère Thérèse ?

DUTRÉCY.

Plus tard !

ARMAND.

Permettez-moi de vous le présenter.

Il indique Dutrécy.

MADAME DE VERRIÈRES.

M. Dutrécy !

GEORGES.

Lui !

ARMAND, bas à Dutrécy.

Vous voyez l’effet !...

GEORGES.

Mais, monsieur, ce n’est pas possible.

DUTRÉCY.

Et pourquoi donc, monsieur, s’il vous plaît ?

GEORGES.

Vous ne l’aimez pas... vous ne pouvez pas l’aimer... à votre âge... tandis que moi... si vous me l’enlevez... j’en mourrai !

DUTRÉCY.

Eh bien, moi aussi, j’en mourrai ! et j’aime mieux que ce soit vous.

À part.

Il faut me débarrasser de tous ces gens-là !...

Aubin paraît.

Faites avancer une voiture... vous reviendrez prendre les malles de M. Armand qui part...

GEORGES, à Armand.

On te chasse... viens chez moi... chez toi !

AUBIN, à part.

Encore des malles !

À Dutrécy.

J’aurais quelque chose d’important à dire à Monsieur...

DUTRÉCY.

Plus tard ! Laisse-moi tranquille.

Aubin sort.

ARMAND, à Dutrécy.

Je ne vous dis pas adieu, mon oncle, nous nous reverrons !... Merci, Georges ! viens...

Il entre dans sa chambre avec Georges.

 

 

Scène XI

 

DUTRÉCY, MADAME DE VERRIÈRES

 

DUTRÉCY, à part.

C’est inimaginable ! venir me braver... dans ma maison !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Monsieur Dutrécy...

DUTRÉCY, à part.

Tiens, la sœur est restée...

Haut.

Madame...

MADAME DE VERRIÈRES.

J’espère encore vous faire renoncer à un projet... qui n’est pas raisonnable...

DUTRÉCY.

Permettez, madame, je suis d’âge à savoir ce que je fais...

MADAME DE VERRIÈRES.

Précisément... considérez votre âge et celui de Thérèse.

DUTRÉCY.

Je me porte très bien... et je me soigne merveilleusement !

MADAME DE VERRIÈRES.

Monsieur Dutrécy... veuillez m’écouter ! vous ne savez pas par quelles douleurs vous allez faire passer cette enfant. Moi aussi, je fus mariée jeune... à un galant homme... comme vous...

DUTRÉCY.

Madame !

À part.

Au moins elle est polie !

MADAME DE VERRIÈRES.

Le colonel de Verrières, mon mari, avait vingt-deux ans de plus que moi...

DUTRÉCY.

Il n’y a pas cette distance entre Thérèse et moi.

MADAME DE VERRIÈRES.

On vous donne cinquante-quatre ans.

DUTRÉCY.

À peine !

MADAME DE VERRIÈRES.

Thérèse en a dix-neuf.

DUTRÉCY.

Passés !

MADAME DE VERRIÈRES.

Cela fait trente-cinq ans...

DUTRÉCY, vivement.

Je n’en sais rien ! je ne sais pas calculer de tête !

MADAME DE VERRIÈRES.

Eh bien, monsieur, je vais vous avouer... ce que je n’ai dit encore à personne... Je ne fus pas heureuse avec mon mari...

DUTRÉCY.

Ah ! pardon, et lui ?

MADAME DE VERRIÈRES.

Oh ! lui ne le sut jamais... Je l’entourais de soins... d’attentions... de prévenances...

DUTRÉCY, à lui-même.

Eh bien, alors ?

MADAME DE VERRIÈRES.

Mais je ne trouvais pas dans son cœur ce qu’il y avait dans le mien... la jeunesse... lés élans... les aspirations...

DUTRÉCY.

Oh ! ça...

MADAME DE VERRIÈRES.

Les goûts de M. de Verrières n’étaient plus les miens... il finissait, et, moi, je commençais... Je sus néanmoins remplir mes devoirs... sacrifier mes penchants...

DUTRÉCY, à lui-même.

Eh bien, alors ?... Elle est très bien, cette dame !

MADAME DE VERRIÈRES.

Mon mari fut pris de la goutte !

DUTRÉCY.

Ah ! voilà !

MADAME DE VERRIÈRES.

Et, à l’âge des distractions et des plaisirs, je dus me résigner à partager son sort. Je passai les cinq plus belles années de ma vie à soigner un vieillard exigeant, morose... injuste souvent... Je ne le quittais pas, je souriais près de son chevet... sauf à pleurer quand je me trouvais seule...

DUTRÉCY.

Pauvre femme ! Et lui... il fut heureux ?

MADAME DE VERRIÈRES.

Oh ! jusqu’au dernier moment !...

DUTRÉCY, à lui-même.

Eh bien, alors ?

Haut.

Madame, je vous remercie de ces bonnes paroles... J’avais besoin de les entendre.

MADAME DE VERRIÈRES.

Ah ! je savais bien que je finirais par vous convaincre.

DUTRÉCY.

Oui, je suis convaincu... et je ne demande au ciel qu’une chose, c’est que Thérèse me soit une épouse aussi accomplie, aussi dévouée que vous l’avez été, madame...

MADAME DE VERRIÈRES.

Comment, monsieur, après ce que je viens de vous confier…

DUTRÉCY.

J’ai besoin d’un intérieur... Veuillez recevoir, madame, l’expression de ma sincère admiration et de ma profonde estime...

MADAME DE VERRIÈRES, sèchement.

Je vous remercie... Me permettez-vous de faire mes adieux à Thérèse ?

DUTRÉCY.

Comment donc ! Thérèse ne peut puiser que de bons exemples dans votre compagnie !

MADAME DE VERRIÈRES, à part.

Ah ! le vilain homme !

Elle entre chez Thérèse.

 

 

Scène XII

 

DUTRÉCY, puis DE LA PORCHERAIE

 

DUTRÉCY, seul.

Charmante femme ! Après tout, il a été heureux, ce colonel ! et je serai comme lui, à la barbe de M. Armand. Il est bien long à déménager... il conspire avec son ami... Nous voilà en guerre... ça me contrarie.... je n’aime pas la lutte, moi... ça trouble mon repos... mes habitudes... mes digestions... Il me faudrait trouver un moyen... doux...

DE LA PORCHERAIE, entrant vivement.

Ah ! vous voilà !

DUTRÉCY, à part.

De La Porcheraie, encore !

DE LA PORCHERAIE.

Ah ! mon ami, donnez-moi un siège.

Il s’assied.

DUTRÉCY.

Qu’est-il arrivé ?

DE LA PORCHERAIE.

Un sinistre ! un éboulement ! ma femme est revenue ! Elle a réintégré !

DUTRÉCY, à part.

Ah ! si ce n’est que ça !...

DE LA PORCHERAIE.

En rentrant, je l’ai trouvée installée chez moi avec ses domestiques, ses paquets et un petit chien... qui mord ! ils ont violé mon domicile !

DUTRÉCY.

Eh bien, le mal n’est pas si grand... J’ai bien d’autres inquiétudes, moi !... Quand vous conduiriez madame de La Porcheraie deux ou trois fois au bal... Figurez-vous que Thérèse...

DE LA PORCHERAIE.

Ah bien, oui !... le bal ! Ce n’est plus ça... elle est devenue dévote !...

DUTRÉCY.

Dévote !... Figurez-vous...

DE LA PORCHERAIE.

Ils lui ont persuadé qu’elle ne pouvait vivre honorablement que sous le toit conjugal.

DUTRÉCY.

On ne peut pas trop les blâmer... Figurez-vous que Thérèse...

DE LA PORCHERAIE, se levant.

Je vous demande un peu de quoi on se mêle !... il y a des gens qui ont la rage de troubler les ménages en y faisant rentrer les femmes !

DUTRÉCY.

Eh ! mon Dieu, calmez-vous !

DE LA PORCHERAIE.

Vous voulez que je me calme quand j’ai marché dans mon antichambre sur trois bedeaux et une loueuse de chaises. Voyons, connaissez-vous un moyen ?

DUTRÉCY.

J’en cherche un...

À part.

Si je pouvais réexpédier Armand en Amérique !

DE LA PORCHERAIE.

Et mes gravures ! c’est trop fort ! vous savez combien je suis amateur !

DUTRÉCY.

Oui.

DE LA PORCHERAIE.

Daphnis et Chloé... Diane au bain... Le jugement de Pâris...

DUTRÉCY.

Collection de célibataire...

À part.

Non... il refuserait.

DE LA PORCHERAIE.

Ma femme venait de les retourner... face au mur.

DUTRÉCY.

Ah ! et vous ?

DE LA PORCHERAIE.

Moi ? je les ai remises face au public !

DUTRÉCY.

Eh bien, qu’a-t-elle fait ?

DE LA PORCHERAIE.

Elle a levé les yeux au plafond, c’est son habitude maintenant, elle est toujours comme ça... aussi je vais le faire peindre à fresque... mon plafond... je vais lui camper un Enlèvement d’Europe et un Triomphe de Galathée.

DUTRÉCY.

J’irai voir ça... Ah ! j’ai trouvé !

DE LA PORCHERAIE.

Quoi ?

DUTRÉCY.

Le moyen !... un voyage !... je l’emmène !... je l’enlève !...

DE LA PORCHERAIE.

Ma femme !...

Le remerciant.

Ah ! cher ami !

DUTRÉCY.

Non ! ma nièce ! comme tuteur, j’en ai le droit !

DE LA PORCHERAIE.

Ah çà ! à quoi jouons-nous ? je vous parle de ma femme...

DUTRÉCY.

Et moi de Thérèse !...

DE LA PORCHERAIE.

Thérèse ! qu’est-ce que ça me fait ?

DUTRÉCY.

Ah bien ! qu’est-ce que ça me fait, votre femme ? Je ne peux pourtant pas continuellement m’occuper de vos affaires... il faut être raisonnable.

DE LA PORCHERAIE.

C’est juste... Vous avez aussi des préoccupations ?

DUTRÉCY.

Oui... Figurez-vous que Thérèse...

DE LA PORCHERAIE.

D’abord je veux épuiser avant de nous séparer tous les moyens de conciliation...

DUTRÉCY.

Mais je suis enchanté de mon idée... parce que un voyage...

DE LA PORCHERAIE.

On m’a indiqué un avocat qui est dans le mouvement... il plaide contre sa femme...

DUTRÉCY.

Nous partirons le soir...

DE LA PORCHERAIE.

Un homme étonnant pour séparer.

DUTRÉCY.

Mystérieusement... à la brune.

DE LA PORCHERAIE.

Il séparerait Philémon et Baucis.

DUTRÉCY.

Sans bagages, comme pour une promenade !

DE LA PORCHERAIE.

Je dois le voir à cinq heures.

DUTRÉCY.

Aubin nous rejoindra avec les malles.

DE LA PORCHERAIE, tirant sa montre.

Moins sept !

DUTRÉCY.

Et de cette façon...

DE LA PORCHERAIE.

Je me sauve...

Il sort vivement.

DUTRÉCY, seul, continuant.

Et de cette façon... en ne faisant part de notre itinéraire à personne... et en cachant notre adresse à tout le monde, je dépisterai les poursuites...

 

 

Scène XIII

 

DUTRÉCY, puis FOURCINIER, entrant par le fond et donnant la main à Dutrécy

 

DUTRÉCY, l’apercevant.

Tiens, c’est le docteur !

FOURCINIER.

Oui, c’est moi !

DUTRÉCY, à part.

Il arrive à propos.

FOURCINIER.

Je viens pour le sous-seing.

DUTRÉCY.

Le sous-seing ?

FOURCINIER.

Le jardin.

DUTRÉCY.

Ah ! le jardin ! vous faites là une bonne affaire !

FOURCINIER.

C’est à son prix.

DUTRÉCY.

Eh bien, en retour, je voudrais vous demander un petit service.

FOURCINIER.

Parlez !

DUTRÉCY.

C’est de voir ma nièce et de lui ordonner une saison aux eaux.

FOURCINIER.

Quelles eaux ?

DUTRÉCY.

Oh ! celles que vous voudrez... les eaux de Spa, par exemple... elles me réussissent assez !

FOURCINIER.

Elle est donc malade ?

DUTRÉCY.

Non... c’est moi qui les prendrai... mais je désire soustraire Thérèse à certaines poursuites qui m’inquiètent... enfin, il faut que nous partions !

FOURCINIER.

Rien n’est plus simple !

DUTRÉCY.

Je vous demanderai une ordonnance... cela a l’air plus sérieux..

FOURCINIER.

Très bien... je verrai Thérèse.

DUTRÉCY.

Merci ! Elle est dans sa chambre... moi, je vais chercher notre acte de vente !... Heureux docteur ! qu’est-ce qu’il fera de tout cet argent-là ?... À tout à l’heure... Les eaux de Spa, entendez-vous ?

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

FOURCINIER, GEORGES

 

FOURCINIER.

Soyez tranquille !... À quelles poursuites veut-il donc soustraire Thérèse ?... Après tout, ça ne me regarde pas... nous disons Spa !... le ferrugineux ne fait de mal à personne.

GEORGES, entrant.

Les malles sont faites !...

Appelant.

Aubin !

FOURCINIER.

Monsieur Georges !...

GEORGES.

Vous, docteur !... Est-ce qu’il y a quelqu’un de malade ici ?

FOURCINIER.

Non. Je viens pour affaire... je vends mon jardin de Passy à de La Porcheraie et à Dutrécy.

GEORGES.

Comment ! votre jardin situé rue des Dames ?...

FOURCINIER.

Trois arpents... cent cinquante-cinq mille francs... c’est un beau prix !

GEORGES.

Ne faites pas cela, c’est une sottise !

FOURCINIER.

Comment ?

GEORGES.

Vous ne savez donc pas qu’on doit percer une nouvelle rue qui traversera votre terrain dans toute son étendue ?... Cela vaut six cent mille francs.

FOURCINIER.

Six cent mille !... ah ! les coquins !... mais vous êtes bien sûr ?

GEORGES.

On est venu nous proposer l’affaire... J’ai refusé à cause de vous... J’allais vous écrire...

FOURCINIER.

Ah ! mon ami... un quart d’heure de plus... j’étais pris... Je comprends maintenant l’histoire de l’abattoir !

GEORGES.

Quelle histoire ?

FOURCINIER.

Ah ! je l’attends avec son sous-seing ! Il saura ce que je pense de lui !... un homme atroce !

GEORGES.

Oh ! oui ! qui s’avise d’aimer sa nièce !

FOURCINIER.

Comment ? Thérèse ?

GEORGES.

Et il veut l’épouser !

FOURCINIER.

Lui ! un monsieur qui cherche à me subtiliser mon terrain !... elle serait malheureuse en ménage !

GEORGES.

Certainement !

FOURCINIER.

Car vous ne le connaissez pas... moi, je l’ausculte tous les mercredis... c’est un maniaque, un despote, un égoïste qui ne pense qu’à sa personne... et à mon terrain... il vaut six cent mille francs, mon terrain !... et il a eu le courage de m’offrir...

GEORGES.

Je l’entends !

FOURCINIER.

Ah ! tant mieux ! Je vais lui dire ce que j’ai sur le cœur.

GEORGES, se retirant.

Du calme, docteur...

À part.

Ma foi, qu’ils s’arrangent !

Il sort.

 

 

Scène XV

 

FOURCINIER, DUTRÉCY

 

DUTRÉCY, entrant.

Voici notre petit sous-seing... nous allons collationner.

FOURCINIER, à part, le regardant.

Et ça veut se marier ! Ah ! quelle idée... oui !

DUTRÉCY.

« Entre les soussignés... »

FOURCINIER.

Attendez... je suis à vous...

Il se met à la table et écrit.

DUTRÉCY.

Vous faites l’ordonnance ?

FOURCINIER.

Oui...

À part, tout en écrivant.

Ah ! tu jettes des abattoirs dans le jardin des médecins ! nous allons voir...

DUTRÉCY.

Vous mettez Spa ?

FOURCINIER.

Soyez tranquille.

Se levant.

Mais avant tout, mon cher Dutrécy, donnez-moi la main... ce que vous faites est très bien.

DUTRÉCY.

Quoi donc ?

FOURCINIER.

Je viens d’apprendre votre mariage avec Thérèse.

DUTRÉCY.

Ah ! et vous ne me désapprouvez pas trop !

FOURCINIER.

Par exemple !

DUTRÉCY.

Et au point de vue de ma santé... vous ne voyez aucun inconvénient ?

FOURCINIER.

Aucun !

DUTRÉCY.

Très bien ! Du reste, je continuerai mon régime.

FOURCINIER.

Mon ami, pardonnez-moi, je vous avais méconnu... c’est beau ! c’est grand !... au nom de l’humanité, je vous remercie !

DUTRÉCY.

Pourquoi au nom de l’humanité ?

FOURCINIER.

Comme vous me l’avez recommandé, je viens de voir Thérèse... Je ne l’ai pas trouvée bien...

DUTRÉCY, étonné.

Quoi ?...

FOURCINIER.

Oh ! mais pas bien du tout !

DUTRÉCY.

Comment ?...

FOURCINIER.

Vous aviez raison, c’est une nature maladive... chétive... languissante...

DUTRÉCY.

Elle n’a jamais été malade !

FOURCINIER.

Pas d’illusions !... Dites-moi... est-ce qu’elle n’a pas éprouvé aujourd’hui une secousse, une contrariété ?...

DUTRÉCY.

Si !... nous avons eu une petite scène...

FOURCINIER.

Voilà ! mais, un peu plus tôt ou un peu plus tard, cela devait arriver...

DUTRÉCY.

Mais, enfin, qu’est-ce qu’elle a ?

FOURCINIER.

Mon ami, c’est tout l’organisme qui est à refaire !

DUTRÉCY.

Tant que ça !...

FOURCINIER.

Le cœur souffre, susceptibilité nerveuse... impressionnabilité de la muqueuse...

DUTRÉCY.

Mais elle n’a rien de bon alors ?...

FOURCINIER.

Ce sera long... très long.

DUTRÉCY.

Combien de temps à peu près ?

FOURCINIER.

Quatre ans... six ans... dix ans !... on ne sait pas ! c’est une femme qui traînera...

DUTRÉCY.

Oui, il faudra toujours la soigner !...

FOURCINIER.

Voici l’ordonnance... je reviendrai ce soir.

DUTRÉCY, prenant l’ordonnance.

C’est-à-dire que je vais être garde-malade !

FOURCINIER.

Ah !... j’oubliais... il faudra passer l’hiver à Malte, peut-être en Égypte...

DUTRÉCY.

En Égypte !... à mon âge !... Où est Georges ? Georges est-il parti ?...

 

 

Scène XVI

 

FOURCINIER, DUTRÉCY, GEORGES, ARMAND, MADAME DE VERRIÈRES, THÉRÈSE, puis AUBIN, puis DE LA PORCHERAIE

 

DUTRÉCY, voyant entrer Georges avec Armand.

Il n’est pas parti !... Entrez ! approchez… mon ami !... mon cher Georges !...

GEORGES.

Qu’y a-t-il, monsieur Dutrécy ?

DUTRÉCY.

Attendez !...

FOURCINIER.

L’effet de mon ordonnance !...

DUTRÉCY, allant à la porte de gauche.

Thérèse !... Madame !... on va me connaître.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce donc, mon oncle ?

DUTRÉCY.

Mes enfants, le cœur d’un onde est presque celui d’un père ! je ne veux pas plus longtemps contrarier une sympathie... Georges !... je vous rends ma parole !

TOUS.

Comment ?

GEORGES et MADAME DE VERRIÈRES.

Ah ! monsieur Dutrécy !...

ARMAND, à part.

On me l’a changé !

THÉRÈSE et ARMAND.

Ah ! mon oncle !...

On se groupe autour de Dutrécy et on le félicite.

FOURCINIER, à part, sur le devant.

Il devrait se faire peindre comme ça !... un Greuze !...

DUTRÉCY.

Je sais aussi me sacrifier quand il le faut...

MADAME DE VERRIÈRES.

Monsieur Dutrécy, vous avez reconquis mon estime.

DUTRÉCY.

Ah ! madame !...

Bas à Fourcinier.

Voilà la femme qui me conviendrait... bonne... dévouée... bien portante !...

À part.

Il faudra que j’en touche un mot à Fromental... comme barbiste...

Haut.

Madame...

ARMAND.

Adieu, mon oncle !

DUTRÉCY.

Quoi ?

ARMAND.

Georges est heureux... je puis partir...

DUTRÉCY.

Où vas tu ?...

ARMAND.

À New York !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Comment ?...

GEORGES.

Non... c’est défendu.

ARMAND.

Pourquoi ?

GEORGES.

Ma sœur ne veut pas que son mari voyage sans elle.

MADAME DE VERRIÈRES.

Georges !

ARMAND.

Que dis-tu ?

GEORGES.

Eh ! parbleu !... vous vous aimez !...

ARMAND.

Madame ?... Ah ! mon oncle !...

Il se jette dans les bras de Dutrécy.

DUTRÉCY, à part.

Trop tard ! je perds une femme délicieuse... mais il me reste une famille pour me soigner...

THÉRÈSE.

Ah ! mon bon oncle, soyez heureux et jouissez du bonheur que vous avez fait.

DUTRÉCY.

Oui, mon enfant !...

THÉRÈSE.

Après la cérémonie, nous partirons pour la Suisse... tous les quatre !

TOUS.

Oui ! oui ! c’est charmant !

DUTRÉCY.

La Suisse !...

MADAME DE VERRIÈRES.

Ma voiture est en bas... Allons vite annoncer cette bonne nouvelle à mon père.

Ils sortent.

DUTRÉCY, à Fourcinier.

Ils m’abandonnent... après ce que j’ai fait pour eux !...

FOURCINIER.

C’est affreux !

Aubin paraît.

DUTRÉCY.

Aubin ! le dévouement ! la Bretagne ! Approche, mon ami ; tu m’aimes, toi ?...

AUBIN, embarrassé.

Dame !... un petit peu...

DUTRÉCY.

Tu avais à me parler ; que veux-tu ?

AUBIN, embarrassé.

Je voulais demander à Monsieur... si c’était un effet de la bonté de Monsieur...

DUTRÉCY.

Quoi ?

AUBIN.

De me renvoyer de chez Monsieur !

DUTRÉCY.

Comment ! tu veux me quitter ?

AUBIN.

Je trouve une porte...

Il fait le geste de tirer le cordon.

une gérance... avec cent francs de plus...

DUTRÉCY, révolté.

Oh !

AUBIN.

Dans un quartier plus aéré, et dame ! comme l’a fort bien dit Monsieur... on n’a pas trop de soi...

DUTRÉCY, vivement.

Assez !... Je ne te retiens pas !...

À part.

La Bretagne s’en va !...

Entre de La Porcheraie en costume de voyage.

AUBIN, sortant.

M. de La Porcheraie !

DUTRÉCY.

De La Porcheraie !... Je ne resterai donc pas seul !...

DE LA PORCHERAIE.

Mon cher, je pars...

DUTRÉCY.

Comment ?

DE LA PORCHERAIE.

Ma femme a positivement le droit de vivre chez moi... Alors, je ne veux plus avoir de chez-moi.... je vais voyager... je me défendrai par la fuite.

DUTRÉCY.

Et vous venez me faire vos adieux ?

DE LA PORCHERAIE.

Non ! je viens pour le sous-seing...

DUTRÉCY.

Ah ! oui... le sous-seing !... signons toujours...

FOURCINIER.

Plus tard... quand la rue sera percée...

Il sort.

DE LA PORCHERAIE.

C’est un faiseur !...

DUTRÉCY.

Un homme sans bonne foi !

DE LA PORCHERAIE.

Voilà l’heure du chemin de fer, je m’en vais.

DUTRÉCY.

Nous nous écrirons...

DE LA PORCHERAIE.

Oh ! à quoi bon ? nous n’avons rien à nous dire !

DUTRÉCY.

Mais nous ne nous reverrons plus !

DE LA PORCHERAIE.

Eh bien, est-ce que cela vous fait quelque chose ?

DUTRÉCY.

Dame ! Et à vous ?

DE LA PORCHERAIE.

Moi !... ça ne me fait rien.

Il sort.

DUTRÉCY, seul.

Ah ! les hommes ! les hommes ! je finirai par ne plus aimer que moi ! 

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