Les Époux réunis (Michel GUYOT DE MERVILLE)

Sous-titre : la veuve fille et femme

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 31 octobre 1738.

 

Personnages

 

DAMIS, autrement Dorimon

LUCRÈCE, autrement Lucile

FLORISE

LISIMON, amant de Florise

FRONTIN, valet de Damis

LISETTE, suivante de Lucrèce

DORINE, suivante de Florise

 

La Scène est à Bordeaux, dans la maison de Lucrèce et de Florise.

 

 

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

 

Quelque ample matière que mes Époux réunis puissent me fournir pour une Préface, j’ai été tenté plus d’une fois de la supprimer tout à fait. Je repassais dans mon esprit la fuite d’une conversation que j’eus, il y a quelque temps, avec un de mes amis. Il ne serait pas impossible, me disait-il, de rétablir la Scène Française dans sa première splendeur, si nos Poètes, en permettant de relever leurs défauts, aussi bien que leurs beautés, voulaient encore se prêter docilement à cette utile liberté. Mais lorsque la plupart des hommes abhorrent la critique, autant qu’ils idolâtrent la louange, le moyen de rendre une décision saine et solide sur leurs plus chères productions ? Un Écrivain, que sa destinée, ou son zèle, entraîne dans cette carrière, marche entre deux précipices,

Sur des charbons couverts d’une cendre trompeuse.

S’il censure avec une noble hardiesse, il s’attire la haine des Auteurs et de leurs Partisans. S’il loue avec une molle complaisance, il compromet son jugement, et se fait siffler des Connaisseurs.

Telles étaient mes réflexions, lorsque une personne, dont je respecte les avis, aussi précieux pour moi que son estime, a fait entièrement pencher la balance. On prétend que je me suis fait des ennemis par mes préfaces, quoique je n’y aie jamais cherché que l’intérêt de mes confrères et l’avantage du théâtre. En effet, j’aurais pu dire,

...Veniam petimusque damusque vicissim ;

Et je proteste ici que je ne trouverai point mauvais qu’on use de représailles. Je dis plus on me fera plaisir. Si la critique est frivole, elle tombera d’elle-même, et je l’abandonnerai à son sort[1] ; et si elle est fondée, je n’y répondrai qu’en me corrigeant[2]. Personne, j’ose le dire, n’a moins de penchant à dissimuler ses fautes, et n’est plus disposé à profiter des lumières d’autrui. Et puisque l’occasion s’en présente naturellement, je vais donner une preuve de ma sincérité à cet égard, en copiant ce que m’écrit dans sa dernière lettre le Maître de tous les Poètes de notre temps, et le mien[3].

Après avoir donné à mon Achille à Scyros des éloges que je me garderai bien de rapporter, voici ce qu’il dit du Consentement forcé. « Pour la petite Pièce en prose, elle est sur le vrai ton de la comédie ; et quoiqu’elle se sente encore un tant soit peu de l’air que vous avez respiré chez nos Italiens francisés, où le comique languissant et les sentiments alambiqués dominent si absolument, depuis que la fausse subtilité y a pris la place du naturel et du vrai plaisant, je ne laisse pas d’y voir des semences de ce que vous êtes capable de produire dans la suite, avec l’heureux talent que vous possédez d’écrire en vers et en prose. »

 Il me donne ensuite les leçons que j’exige de son amitié. « Ne craignez donc point, Monsieur, continue-t-il, de faire rire à la Comédie, non plus que de faire pleurer dans le tragique, et moquez-vous de ces petits esprits qui, avec le seul mot de bouffonnerie, croient avoir suffisamment instruit le procès des meilleures Pièces, quand elles ne les ont point fait bâiller. Songez que Racine n’est pas moins Racine dans les Plaideurs que dans Andromaque, ni Molière moins Molière dans Pourceaugnac que dans le Misanthrope. »

Je reviens à ma justification sur un point peut-être encore plus essentiel, et c’est à quoi je bornerai cette préface. Plusieurs personnes m’ont accusé d’avoir copié les Époux réunis sur la Fausse antipathie. Il n’est pas vraisemblable, en effet, que je n’aie vu qu’après ma pièce achevée, la première Comédie d’un Auteur qui s’est fait en si peu de temps une réputation égale à son mérite. Cependant rien n’est plus vrai. J’étais à plus de deux cents lieues de Paris, lorsqu’elle fut représentée, et je n’y suis revenu que depuis trois ans, après vingt années d’absence. Je ne la connaissais que de nom ; et si l’on peut rendre probable une négligence par des exemples, j’avouerai, à ma honte, que des pièces nouvelles jouées pendant mon éloignement, il y en a encore plusieurs dont je ne connais que le titre. Je n’ose espérer que l’on me croira. Mais c’est une déclaration que je dois à la vérité, et à ma conscience. Ce qui est incontestable, et ce qu’il me serait plus aisé de prouver, c’est que j’ai pris le sujet des Époux réunis dans les nouvelles Lettres Persanes, où il me fut indiqué par un jeune Avocat de ma connaissance, chez le sieur Chaubert, Libraire, témoin de cette espèce de confidence, et qui, sur le champ, me procura le livre même.

D’ailleurs je n’aurais pas beaucoup de peine à montrer que la ressemblance entre la Domédie de M. de la Chaussée et la mienne n’existe que dans une partie de ce qui est hors de nos deux pièces. Mais encore une fois, c’est une discussion où je n’entrerai point, pour éviter (comme je tâcherai de le faire dorénavant) de donner de moi les idées les plus opposées à mon caractère.

 

 

PRÉFACE DE CETTE ÉDITION

 

Le sort de cette Comédie a été singulier à sa naissance. Je l’avais d’abord faite en cinq Actes[4], et il n’y en avait que quatre de prêts quand je la fis lire à la Mlle Quinaut. Elle en fut très contente, et m’exhorta à l’achever. Mais il y a ici, ajouta-t-elle, un contretemps fâcheux, c’est que le sujet de vos Époux réunis a déjà été traité dans la Fausse antipathie de M. de la Chaussée. Je lui répondis que je n’avais jamais vu cette dernière Pièce. Je le vois bien, reprit-elle, et vous avez traité ce sujet beaucoup mieux que lui ; mais il n’est pas moins certain que c’est un malheur pour vous qu’on vous ait prévenu. Je lui dis que je verrais par la Comédie de M. de L. C. si effectivement cette conformité avec lui était malheureuse pour moi. Elle me promit cette Pièce, et me l’envoya le lendemain. Voici la réponse que je lui fis.

« J’ai lu deux fois la Fausse antipathie, Mademoiselle ; et il est vrai, pour ne rien dire de plus, que ce sujet, qui est si beau, n’y est pas traité aussi bien qu’il le méritait. Je ne m’arrêterai point sur l’explication brusque, confuse, et peu vraisemblable ; sur le dialogue sec, haché, étranglé, où les interlocuteurs s’arrachent presque toujours la parole, et où quelquefois la réponse n’est pas conforme à la question ; sur les situations, les caractères, les sentiments avortés ou étouffés ; sur la reconnaissance commencée par des étourderies, et manquée maladroitement dans la Scène III du troisième Acte où les Acteurs intéressés ne font pas semblant de prendre garde qu’elle est faite ; sur le dénouement qui, après cela, devient très languissant, et qui d’ailleurs est fait sans aucun art ; sur le rôle poétique d’Orphise, qui est absolument inutile à l’intrigue, de même que celui de Frontin, qui n’est là que pour entendre l’explication ; sur l’inutilité des lettres que Damon et Léonore s’écrivent, et qui n’étant point lues, ne servent qu’à produire un jeu de théâtre fort froid ; enfin, sur le défaut du comique, et de ce ridicule moral, si essentiel à une vraie Comédie, et dont il n’y a pas un grain dans toute la Pièce. Je ne dirai rien non plus de la versification lâche, molle, prosaïque, ni du style quelquefois obscur, et souvent peu correct. Toutes ces fautes ont dû être remarquées dans le temps, aussi bien que d’autres que je pourrais relever, et que je relèverai peut-être, du moins en partie, dans le cours de cette Lettre. Il est donc visible qu’il n’y a que la bonté du fond qui en ait fait passer la forme.

Il n’est question, Mademoiselle, que d’examiner si la Pièce de M. de L. C. et la mienne sont la même chose. Mais avant d’entrer dans cette discussion, il faut établir un principe, et nous le trouvons dans la décision d’un des Maîtres de l’Art dramatique[5]. Il me semble, dit-il, qu’il n’est pas juste de prétendre qu’une Pièce est la même qu’une autre, ou quelle est différente, lorsque le sujet est le même, ou qu’il est différent. Il est, à mon avis, plus raisonnable de dire cela des Pièces qui ont le même nœud et le même dénouement, ou dont le nœud et le dénouement sont tout autres. Sur quoi un habile Critique[6] dit, pour expliquer cette règle : Il ne faut pas regarder au sujet des Pièces, pour juger si elles sont semblables ou différentes ; mais il faut regarder au nœud et au dénouement ; car deux Pièces sur des sujets tout différents, seront pourtant semblables, si le nœud et le dénouement des deux sont les mêmes ; et au contraire, deux Pièces faites sur le même sujet seront différentes, si le nœud et le dénouement sont différents.

J’ajoute à cela que les Poètes tragiques ayant été de tout temps en possession de traiter de nouveau des sujets déjà traités, comme il y en a tant d’exemples, et comme M. de L. C. la fait lui-même[7], je ne vois point pourquoi les Poètes comiques n’auraient pas le même privilège.

Voyons à présent, Mademoiselle, en quoi M. de L. C. et moi nous nous ressemblons, et en quoi nous différons. Voici le sujet de nos deux Pièces. Un jeune homme épouse une jeune fille : ils se séparent après le mariage, qu’ils ne consomment point ; ils changent de pays et de nom, se retrouvent, s’aiment, se reconnaissent et se réunissent. J’avoue que nous nous ressemblons parfaitement, quant à ce fond-là. Mais combien de différences dans les circonstances qui l’accompagnent ! Selon M. de L. C... deux personnes d’un âge compétent s’épousent pour des intérêts qui ne sont pas expliqués, et cela par force, sans s’aimer et sans presque se voir ; c’est-à-dire, contre toutes les règles de la vraisemblance, qui n’est pas mieux observée dans leur séparation, que cause une aventure romanesque, et qu’entretient une antipathie en vérité bien monstrueuse. Selon moi, des intérêts de famille clairement développés, produisent un mariage entre deux enfants, qui consentent à s’unir, qui se séparent par une raison très naturelle, et qui ont ensemble, pendant onze ans, un commerce de lettres et d’estime réciproque, que le mari rompt enfin par le seul effet de son caractère ; et voilà un nœud tout différent.

Dans la Comédie de M. de L. C... si c’en est une, la femme croit son mari mort, et ils se sont vus et s’aiment avant que la Pièce commence. Dans la mienne, ils se regardent comme vivants, se voient pour la première fois, après quinze ans d’absence, et viennent à s’aimer l’un après l’autre. Chez M. de L. C... c’est le mari qui apprend froidement son mariage à sa femme, lorsqu’il est sur le point de la quitter. Deux choses qu’il fait sans la moindre raison, puisqu’il attend à tout moment l’acte par lequel elle doit consentir à leur séparation. Chez moi, c’est la femme qui, pour éprouver son mari, lorsqu’elle le connaît, lui reproche avec vivacité qu’il est marié ; ce qui le jette dans la surprise et dans la confusion, et remplit parfaitement le but que l’Actrice et l’Auteur à la fois se sont proposé. De plus, les deux Pièces sont conduites si différemment, qu’il n’y a pas une Scène, une situation, un vers même qui se ressemblent. Enfin, ma Pièce est une vraie Comédie, puisqu’elle roule sur un défaut dont elle offre au Spectateur la punition et la correction ; et rien, à mon avis, n’est plus plaisant, et en même temps plus intéressant, que de voir un homme à tomber dans le piège qu’il a dressé lui-même ; en un mot, un mari badiné et joué par sa femme, qu’il a voulu lui-même jouer et badiner. Or il n’y a pas l’ombre de tout cela dans la Fausse antipathie.

Quant au dénouement, s’il se ressemble dans les deux Pièces, ce n’est qu’à cause qu’il se fait par une reconnaissance, et que toutes les reconnaissances se ressemblent ; j’entends par le fond : car pour la forme, elle varie suivant l’art et le génie du Poète. Jai déjà dit un mot de celle de M. de L. C... et cela suffit. Pour ce qui est de la mienne, ou plutôt quant à mon dénouement, il naît du nœud même de la Pièce. Il dépend uniquement de Lucrèce, qui se fait connaître lorsqu’elle na plus rien à risquer ; et voilà un motif puissant et raisonné, et non pas un coup de hasard, comme dans la Fausse antipathie, où le nom de Silvie, et quelques autres mots lâchés à l’aventure, et même indiscrètement, font deviner à Damon que Léonore est sa femme.

Il résulte de tout cela, que la ressemblance entre M. de L. C. et moi, n’existe, que dans une partie de ce qui est hors de nos pièces mêmes ; et il me semble que quand j’aurais vu la Fausse antipathie avant de composer mes Époux réunis, je ne peux guère prendre une meilleure route pour ne le point copier : ce que je me garderai bien de faire jamais. Je suis, etc.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LISIMON, DORINE

 

DORINE.

Quoi ! Monsieur, si matin ! Florise, en ce moment,

Dans son lit bien fermé dort très profondément.

LISIMON.

Qu’elle est heureuse, hélas !

DORINE.

Sans affaires, sans maître,

Jeune et fort riche, elle est telle qu’elle doit être.

LISIMON.

J’ai le même destin, et ne suis point heureux.

DORINE.

Vous avez plus encore ; vous êtes amoureux.

LISIMON.

Et c’est ce doux penchant, c’est cette ardeur extrême,

Qui, loin d’être le sceau de mon bonheur suprême,

Ne fait qu’empoisonner tous mes autres plaisirs.

DORINE.

Quels obstacles fâcheux traversent vos désirs ?

Florise contre vous s’est-elle déclarée ?

LISIMON.

Nullement.

DORINE.

Dans ces lieux vous avez libre entrée.

LISIMON.

Oui.

DORINE.

Vous ne trouvez point de rivaux en chemin.

LISIMON.

Non.

DORINE.

Que vous manque-t-il ?

LISIMON.

Son cœur avec sa main.

DORINE.

Rien que cela, Monsieur ? C’est une bagatelle !

LISIMON.

Tu railles. Mais, dis-moi, puis-je exiger moins d’elle ?

Quand l’amour dans notre âme a répandu ses feux,

Voilà, voilà les biens où tendent tous nos vœux ;

Nous aspirons sans cesse à ce double avantage.

L’amour chez les Humains est né pour le partage.

Il cherche à tout moment, par l’obstacle animé,

À regagner l’objet dont les yeux l’ont formé.

Vainement voudrait-on l’arrêter dans sa course,

Cette flamme toujours remonte vers sa source ;

Et lorsque d’un amant l’heureuse passion

Sur la Beauté qu’il aime a fait impression,

Il n’est point satisfait, qu’une chaîne constante

N’assure le bonheur qui comble son attente,

Et dont, entre deux cœurs, l’un pour l’autre attendris,

Un retour mutuel augmente encore le prix.

DORINE.

Je sais qu’en pareil cas c’est l’usage ordinaire.

Mais Florise s’est fait un système contraire.

Non, qu’après un profond et solide examen,

Elle ose condamner ni l’amour, ni l’hymen.

Mais elle dit qu’étant à la fleur de son âge,

Elle a du temps de reste, avant qu’elle s’engage ;

Qu’en l’amoureux Empire on court plus d’un hasard ;

Qu’on ne saurait jamais se marier trop tard ;

Et, puisqu’à ce destin nous sommes condamnées,

Qu’elle y pourra penser dans dix ou douze années.

LISIMON.

Le terme est fort honnête !

DORINE.

Il me paraîtrait long.

Mais chacun a son goût. Qu’y faire ?

LISIMON.

Comment donc !

Hé ! Ne suffit-il pas encore à la cruelle,

Que du sincère amour qu’il a conçu pour elle,

Mon cœur deux ans entiers ait brûlé constamment,

Sans avoir pu gagner jusqu’à ce moment

Par mes ardents soupirs et mes regards avides,

Qu’un silence barbare et des douceurs perfides ?

DORINE.

Ah ! Que cette constance est louable en ce temps,

Monsieur !

LISIMON.

Déjà deux ans, Dorine !

DORINE.

Encore dix ans.

LISIMON.

Dix ans ? Non. Je veux faire expliquer ta maîtresse.

DORINE.

Vous, Monsieur ?

LISIMON.

Oui. Je vais en parler à Lucrèce.

Cette veuve, qui fut avec tant de douceur

Lui tenir lieu deux ans et de mère et de sœur,

Peut exercer sur elle un pouvoir légitime,

Que l’amitié lui donne, et que soutient l’estime.

Je commets mon amour et mon sort à sa foi ;

Et veux qu’elle soit juge entre Florise et moi.

DORINE.

Ce projet est fort bon, pourvu qu’il réussisse.

LISIMON.

Seconde-nous.

DORINE.

Je suis toute à votre service.

Et si vous connaissiez...

 

 

Scène II

 

LISIMON, DORINE, FRONTIN

 

DORINE.

Mais quel est ce garçon ?

Que voulez-vous ?

FRONTIN.

Parler à Monsieur Lisimon.

LISIMON.

C’est moi.

DORINE.

Je vais, Monsieur, où mon devoir m’appelle.

Je ne vous promets rien ; mais comptez sur mon zèle.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LISIMON, FRONTIN

 

FRONTIN.

Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous trouble ainsi :

Vos gens m’ont dit chez vous que vous étiez ici.

LISIMON.

Que voulez-vous de moi ?

FRONTIN.

Rien, Monsieur ; mais mon maître,

Votre ami, je vous jure, autant qu’on le peut être,

Et qui pour vous exprès à Bordeaux est venu...

LISIMON.

Il se nomme ?...

FRONTIN.

Damis.

LISIMON.

Ce nom m’est inconnu.

FRONTIN.

Attendez. Autrefois il en avait un autre.

LISIMON.

Quel est-il ?

FRONTIN.

Je le cherche... Il approche du vôtre...

Je le tiens presque.

LISIMON.

Enfin ?

FRONTIN.

C’est... Laissez-moi rêver.

LISIMON.

Dépêche...

FRONTIN.

C’est...

LISIMON.

Hé bien ?

FRONTIN.

Je ne peux le trouver.

LISIMON.

Peste soit du butor ! Quel qu’il soit, pour mieux faire,

Va lui dire qu’il vienne.

FRONTIN.

Il ne tardera guère.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LISIMON, DAMIS

 

LISIMON.

Quel contretemps ! Faut-il que, pour me déranger,

Un importun ami vienne encore me troubler ?...

Que vois-je ? Dorimon ! Oui, vraiment, c’est lui-même.

DAMIS.

Viens-çà, que je t’embrasse.

LISIMON.

Ah ! quel bonheur extrême !

C’est toi que je revois ! C’est toi, cher Dorimon !

DAMIS.

Appelle-moi Damis.

LISIMON.

Pourquoi changer de nom ?

DAMIS.

Mon repos le demande, et ma femme m’y force.

LISIMON.

Quoi ! vous vivez encore dans un triste divorce !

DAMIS.

Sans doute ; et si l’on peut compter sur l’avenir,

Ce divorce si long n’est pas prêt à finir.

Tu sais, lorsque courant toute l’Europe ensemble,

Nous cherchions les beautés que la France rassemble,

Et que, pour profiter de nos heureux loisirs,

En changeant de climats, nous changions de plaisirs ;

Tu sais que, m’éclairant par des amis fidèles,

Lucile me donnait souvent de ses nouvelles.

Moi-même à la pitié quelquefois je cédais.

J’écoutais le devoir, et je lui répondais :

Accordant ce commerce au penchant légitime

D’une femme, après tout, digne de mon estime,

Tes conseils, cher ami, me rendaient tout aise ;

Mais, séparé de toi, ce fardeau m’a pesé.

J’ai voulu m’arracher à cette servitude ;

Et ne me sentant pas propre à la solitude,

Pour dérouter Lucile, et tromper ses amis,

J’ai pris un autre nom, et ce nom est Damis.

De cet expédient la réussite est telle,

Qu’en quatre ans je n’ai point entendu parler d’elle.

Enfin las des pays où l’ennui m’a porté,

Amoureux du repos et de la liberté,

Je viens, loin de Paris, d’où ma femme m’exile,

Avec toi, dans Bordeaux choisissant un asile,

Goûter de l’amitié les charmes ingénus,

Charmes d’autant plus doux qu’ils sont presque inconnus.

LISIMON.

En vérité, Damis, (et je ne peux m’en taire,)

J’admire, avec chagrin, cet étrange mystère.

Après les faibles traits que tu m’en as contés,

Je n’ai point, jusqu’ici, cherché d’autres clartés ;

Et ma tendre amitié, de peur d’être importune,

Respectant ton secret, plaignait ton infortune.

Mais quelle source, enfin, d’erreur ou de raison,

Chez toi de la discorde a versé le poison ?

Quel coup de ton hymen a désuni la chaîne ?

D’où naît, à cet égard, ta froideur, ou ta haine ?

Daigne m’ouvrir ton cœur, mon cher, explique-toi :

Parle. Qui t’a plongé dans cet abîme ?

DAMIS.

Moi.

LISIMON.

Toi !

DAMIS.

Moi, te dis-je. Apprends, dans le nœud qui mêle,

Ma peine, ou si tu veux, Lisimon, ma folie.

D’anciens démêlés, fondés sur de grands biens,

Divisaient les parents de Lucile et les miens ;

Lorsque un ami commun, sûr de leur confiance,

Entre nos deux maisons propose une alliance.

On l’écoute, on s’assemble, on s’accorde, on conclut.

Lucile ayant douze ans, moi seize, on résolut,

Que jusqu’à l’âge habile aux droits du mariage,

Aux pays étrangers j’irais faire un voyage.

Tous deux nous consentons à nous donner la main ;

J’épouse cette enfant, et pars le lendemain.

Cinq ans ainsi passés, enfin on me rappelle.

De mon destin alors une image nouvelle,

Les soins de mon état, trop sujet aux regrets,

Mon enfance immolée à de vils intérêts,

À des devoirs gênants ma jeunesse enchaînée,

Avec l’aversion que j’ai pour l’hyménée,

Frappèrent sur mon esprit par l’absence abusée,

Et j’eus horreur du joug qu’on m’avait imposé.

Tu le sais, sur mon cœur le sexe a peu d’empire.

La liberté tranquille est le bien où j’aspire,

Et je vois tous les maux unis et cimentés

Dans des nœuds éternels sans amour contractés.

Ne pouvant les briser, j’appris à m’y soustraire.

Mon père n’était plus, rien ne m’était contraire.

Maître de tous mes biens, aucun frein n’arrêtait

Les effets d’un dépit, dont l’appas me flattait.

La jeunesse fougueuse aime l’indépendance,

Et la raison s’oublie au sein de l’abondance.

Voilà comment j’errai dix ans de tous côtés,

Arbitre de mon sort et de mes volontés,

Résolu, quoique époux, à vivre sans ma femme,

La plaignant néanmoins dans le fond de mon âme ;

Mais, malgré les efforts que tu pourrais tenter,

L’esclave d’un penchant que je ne puis dompter.

LISIMON.

Tu le dis fort bien, mon ami ; c’est folie.

DAMIS.

Tout comme il te plaira.

LISIMON.

Mais folie accomplie.

DAMIS.

Soit.

LISIMON.

Avec grand sujet tu prends un autre nom ;

Et tu ne saurais trop te cacher ; ma foi, non.

DAMIS.

Il n’est pas étonnant, mon cher, que tu me blâmes,

Toi, partisan juré de l’hymen et des dames.

LISIMON.

Rien n’est-il plus charmant que l’amour et des nœuds

Qui nous livrent l’objet de nos plus tendres vœux ?

DAMIS.

Justement. Oh ! je sais que tu n’es pas trop sage.

LISIMON.

Si je suis fou, du moins, ma folie est d’usage.

DAMIS.

Quelque beauté te tient sans doute sous ses lois ?

LISIMON.

Qu’en crois-tu ?

DAMIS.

J’en suis sûr. Dis-moi, quel est ton choix ?

LISIMON.

Florise, fille riche, ici même logée

Chez Lucrèce, une veuve extrêmement rangée.

DAMIS.

T’aime-t-on ?

LISIMON.

Je ne sais, et je ne le crois pas.

Depuis deux ans je rends hommage à ses appas,

Et je n’ai point encore vaincu sa résistance.

DAMIS.

Ton malheur me surprend bien plus que ta constance.

LISIMON.

Cette constance aussi tire à l’extrémité.

DAMIS.

Qu’est devenue en toi cette noble fierté,

Dont jadis tu payais tes maîtresses rebelles ?

Dans un si beau séjour n’est-il point d’autres Belles ?

Ne t’a-t-on pas ailleurs traité plus doucement ?

N’as-tu fait en ces lieux qu’un seul attachement ?

LISIMON.

Lucrèce, avant Florise, a reçu les prémices

De mes feux nés ici sous de mauvais auspices.

Cette veuve adorable, à qui le ciel fit part

De vertus sans orgueil, et de charmes sans art,

En subjuguant le cœur, asservit l’esprit même ;

Et l’effet en est prompt : dès qu’on la voit, on l’aime.

Geste, port, voix, discours simples, mais gracieux,

Tout seconde et répand le charme de ses yeux.

Mais combien par degrés on sent croître sa flamme,

À mesure qu’on voit les beautés de son âme,

Présents de la nature avec soin cultivés ;

Sa raison dominant sur ses sens captivés,

Cette pudeur austère, à tant de cœurs funeste,

Et cette fierté douce, obligeante, modeste,

Qui fait à ses amants, confus et désolés,

Adorer sa vertu dont ils sont accablés !

DAMIS.

Aux traits dont à mes yeux ta bouche la décore,

Je vois, mon cher ami, que tu l’aimes encore.

LISIMON.

Non, ma raison a fait succéder sans retour

Un respect éternel à ce frivole amour.

DAMIS.

Cette veuve à tes feux n’a point été sensible ?

LISIMON.

Jamais je n’ai trouvé de cœur plus inflexible.

DAMIS.

Mais vraiment, mon ami, tu n’es pas trop heureux.

LISIMON.

C’est le bizarre effet d’un astre rigoureux.

DAMIS.

Des folles visions ne va pas te repaître.

Si tu réussis mal, c’est ta faute, peut-être.

LISIMON.

À moi ?

DAMIS.

Dans un amant, tout bien considéré,

Les Dames n’aiment point un air évaporé.

Il faut avec adresse (et c’est là la science)

Pour mériter leur cœur, gagner leur confiance.

C’est la solidité de l’humeur, de l’esprit,

C’est la discrétion qu’on cherche et qu’on chérit.

La conduite fait tout, et le secret de plaire

Dépend, non de l’amour, mais de l’art de le faire.

LISIMON.

Qui t’en a tant appris ?

DAMIS.

Le monde et le bon sens.

LISIMON.

Va, cette théorie...

DAMIS.

Est propre à bien des gens.

LISIMON.

Un novice en amour veut en faire un système !

DAMIS.

Je n’ai jamais aimé ; mais je fais comme on aime.

LISIMON.

Toi ? Je voudrais bien voir comment tu t’y prendrais.

DAMIS.

Peut-être à mon honneur à la fin j’en viendrais.

LISIMON.

Oui, près de quelque Agnès, de quelque fille neuve.

Mais pour certaines... tiens, par exemple, la veuve...

DAMIS.

La veuve ?

LISIMON.

Oui.

DAMIS.

Mais...

LISIMON.

Plaît-il ?

DAMIS.

Comme une autre.

LISIMON.

Elle ! Quoi !

Tu la ferais un jour t’écouter ?

DAMIS.

Je le crois.

LISIMON.

Céder aux faux brillants de ta philosophie ?

DAMIS.

Oui.

LISIMON.

T’aimer ?

DAMIS.

Pourquoi non ?

LISIMON.

Parbleu, je t’en défie.

DAMIS.

Je ris. Je ne veux pas augmenter tes chagrins.

LISIMON.

Ah ! tu fais le plongeon.

DAMIS.

C’est tout ce que je crains.

LISIMON.

Défaite.

DAMIS.

Mon succès te ferait trop de peine.

LISIMON.

Le Gascon !

DAMIS.

Point.

LISIMON.

Tu fuis une entreprise vaine.

DAMIS.

Nullement.

LISIMON.

Chimérique. Elle m’a résisté.

DAMIS.

Par ma foi, je devrais punir ta vanité.

LISIMON.

Punis, mon cher, punis.

DAMIS.

J’en aurais grande envie.

LISIMON.

Courage.

DAMIS.

Tout de bon ?

LISIMON.

C’est moi qui t’en convie.

DAMIS.

J’accepte le défi.

LISIMON.

J’en suis charmé pour toi.

DAMIS.

À d’autres.

LISIMON.

Tu seras bien mieux reçu que moi.

DAMIS.

Nous verrons.

LISIMON.

Nous verrons... Mais j’aperçois Florise.

DAMIS.

Est-ce là la Beauté dont ton âme est éprise ?

LISIMON.

Elle-même.

DAMIS.

Il suffit : songe à notre projet.

Je vais, pour m’avertir, te laisser mon valet.

 

 

Scène V

 

LISIMON, FLORISE, DORINE

 

FLORISE.

Dois-je croire, Monsieur, ce que m’a dit Dorine ?

Ai-je donné matière à votre humeur chagrine ?

Quel prétexte avez-vous de vous plaindre de moi ?

Je ne vous ai promis ni mon cœur, ni ma foi.

LISIMON.

Non ; et pendant deux ans d’amour et de souffrance,

Je vois que vos refus et votre indifférence

N’ont point autorisé l’espoir que j’en avais.

FLORISE.

Je n’ai pas cru, Monsieur, que je vous les devais.

LISIMON.

Voilà comme toujours parle l’ingratitude.

Mais enfin, tirez-moi de mon incertitude,

Madame. Quel sera le succès de mes soins ?

Me haïssez-vous ?

FLORISE.

Non.

LISIMON.

M’aimez-vous ?

FLORISE.

Encore moins.

LISIMON.

C’est parler clairement : la haine est la plus forte.

FLORISE.

Faut-il sur ce qu’on dit pointiller de la sorte ?

LISIMON.

Je vous entends, Madame, et je vois désormais

Qu’il faudra me résoudre à vous fuir pour jamais.

FLORISE.

Permis à vous, Monsieur.

LISIMON.

Permis à moi, sans doute,

Et ce jour expiré, quelque prix qu’il m’en coûte ;

Ne vous attendez pas que je revienne ici.

FLORISE.

Vous voulez bien encore me donner ce jour-ci ?

LISIMON.

Encore ! Vous voudriez que l’on vous en fît grâce.

FLORISE.

Je ne dis pas cela.

LISIMON.

Mais, avant qu’il se passe,

Cruelle, sur mon sort vous vous expliquerez ;

Et peut-être qu’un jour vous vous repentirez

D’avoir pu me forcer à pareille rupture.

FLORISE.

Qui ? moi, je vous y force ! Ô ciel ! quelle imposture !

LISIMON.

Comment ! Ce n’est pas là ce que vous désiriez ?

FLORISE.

En aucune façon.

LISIMON.

Quoi ! vous consentiriez

Qu’à l’avenir chez vous j’osasse reparaître ?

FLORISE.

Si c’est votre dessein, vous êtes fort le maître.

LISIMON.

Vous en seriez bien aise ?

FLORISE.

Et mais... Hé ! pourquoi pas ?

LISIMON.

Oui, pour me faire perdre et mes soins et mes pas ;

Pour me tenir captif sous un joug tyrannique ;

Me railler, et jouir de ce plaisir inique,

Que vous cause l’aspect d’un amant qui pâtit :

N’est-ce pas ?

FLORISE.

Franchement, cela me divertit.

LISIMON, vivement.

Tout de bon ? Et sur moi votre plaisir se fonde ?

Oh bien ! je n’aime point à divertir le monde.

Vous me faites, Madame, un joli compliment.

FLORISE.

Par exemple, en ceci je vous trouve charmant.

LISIMON.

Fort bien, continuez.

FLORISE.

Dorine, que t’en semble ?

DORINE.

Au fond, vous le poussez un peu trop, et j’en tremble.

Je crois que vous devez ménager le courroux

D’un amant qui pourrait devenir votre époux.

FLORISE.

Mon époux ! Quoi ! Monsieur parle de mariage !

LISIMON.

Vous n’y pensez pas, vous ?

FLORISE.

Moi, Dorine, à mon âge !

DORINE.

Songez-vous bien, Monsieur, qu’elle n’a que vingt ans ?

LISIMON.

Adieu. Pour vous parler, je prendrai mieux mon temps.

FLORISE.

Où voulez-vous aller ?

LISIMON.

Mon aspect vous dérange.

FLORISE.

En vérité, Monsieur, votre humeur est étrange.

Je veux que vous restiez... Ah ! vous êtes piqué !

LISIMON.

Point du tout.

FLORISE.

De quoi donc êtes-vous si choqué ?

LISIMON.

La demande est plaisante.

FLORISE.

Elle est fort naturelle ;

Et c’est vous, Lisimon, qui me cherchez querelle.

LISIMON.

Moi ?

FLORISE.

J’ai cru mériter un traitement plus doux.

LISIMON.

Madame...

FLORISE.

Et que j’avais plus de pouvoir sur vous.

LISIMON.

Vous n’en avez que trop, cruelle que vous êtes.

FLORISE.

Vous le prouvez fort bien par tout ce que vous faites.

LISIMON.

Hé ! qu’est-ce que je fais ?

FLORISE.

Vouloir rompre avec moi !

LISIMON.

Mais enfin...

FLORISE.

Me gronder, et me faire la loi !

Il s’embarrasse peu des chagrins qu’il me donne.

DORINE.

Il a tort.

LISIMON.

Hé bien ! oui, j’ai tort.

FLORISE.

Je vous pardonne ;

Mais...

LISIMON.

Quoi ?

FLORISE.

Si vous voulez me faire votre cour ;

Lisimon, ne parlons ni d’hymen, ni d’amour.

LISIMON.

Toujours mon cœur succombe aux desseins qu’il médite.

FLORISE.

Un Cavalier, dit-on, vous a rendu visite ?

LISIMON.

C’est un de mes amis, qui vient de voyager.

Mais à propos, vraiment vous m’y faites songer :

Quel projet il a fait ! Voyez sa hardiesse.

L’entretien, par hasard, est tombé sur Lucrèce ;

J’ai vanté sa vertu, j’ai loué sa beauté.

Cet étonnant récit l’a si fort enchanté,

L’a surpris tellement, qu’il s’est mis dans la tête

De lui plaire ; en un mot, d’en faire la conquête.

FLORISE.

Lui ? Quel extravagant !

FLORISE.

Il attente à son cœur ?

À Lucrèce ? Il prétend s’en rendre le vainqueur ?

LISIMON.

Oui.

FLORISE.

S’il y réussit, je deviens votre femme.

LISIMON.

Vous raillez.

FLORISE.

Je le dis du meilleur de mon âme.

LISIMON.

S’il s’en faisait aimer, quoi ! vous m’épouseriez ?

FLORISE.

Dans l’instant.

LISIMON.

Je suis sûr que vous vous dédiriez.

FLORISE.

Non.

DORINE.

Vous manquer de foi ! Cela serait énorme.

Oh ! c’est de mariage une promesse en forme ;

Et m’en voilà témoin, et caution.

LISIMON.

Fort bien.

FLORISE.

Mais ta maîtresse fait qu’elle ne risque rien.

FLORISE.

Que fait-on ? Mais enfin la parole est lâchée.

LISIMON.

Si je réussissais, vous en seriez fâchée.

FLORISE.

Qu’importe ?

LISIMON.

Je m’y tiens. Que fait-on, en effet ?

Point de détour, au moins.

FLORISE.

Oh ! non.

DORINE.

C’est fort bien fait.

LISIMON.

Il suffit, et je cède au devoir qui me presse,

Madame, de donner le bonjour à Lucrèce.

 

 

Scène VI

 

FLORISE, DORINE

 

FLORISE.

Qu’en dis-tu ?

DORINE.

Je le plains, Madame, et vous aussi.

FLORISE.

Pourquoi ?

DORINE.

Par quelle erreur votre cœur endurci

dédaigne-t-il l’amour, et fuit-il l’hyménée ?

FLORISE.

Quoi ! Dorine, tu veux que, pour vivre enchaînée,

Je m’arrache aux douceurs, je renonce aux plaisirs,

Que l’état où je suis prodigue à mes désirs !

Sais-tu bien ce que c’est qu’un mari ? c’est un maître.

D’ailleurs, moi femme ! Hélas ! suis-je digne de l’être ?

L’hymen, que je respecte, autant que je le crains,

Se forme du concours des devoirs les plus saints.

Tous ces jeux que mon âge inspire et justifie,

Ces vains ajustements dont il se glorifie,

Ces hommages si chers à nos sens enivrés,

Ne sauraient convenir à des nœuds si sacrés.

Trop heureux, qui bientôt les quitte et les abhorre !

Pour moi, que leur appas frappe et séduit encore,

J’attends qu’un âge mûr, et mes réflexions,

Chassent de mon esprit de folles passions ;

Et je veux, pour remplir dignement ma carrière,

Porter à mon époux ma raison toute entière.

DORINE.

Fort bien. Ah ! je prévois que ces beaux sentiments

Dans peu nous conduiront à d’heureux changements.

Après tout, Lisimon que le sort vous destine...

FLORISE.

Lisimon ?

DORINE.

Vous l’aimez. Convenez-en.

FLORISE.

Dorine !

DORINE.

Soit, vous ne l’aimez pas. Mais vous souffrez ses feux.

FLORISE.

Quel est donc ce discours ?

DORINE.

Rendez-vous à ses vœux.

FLORISE.

Moi !

DORINE.

Flattez-les, du moins.

FLORISE.

Cesse de le prétendre.

DORINE.

Madame...

FLORISE.

Laisse-moi. Je ne veux plus t’entendre.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

DORINE

 

Je crains que quelque jour Lisimon révolté

N’échappe enfin au joug dont il est rebuté.

Cependant tout en lui convient à ma maîtresse :

Âge, condition, caractère, richesse.

Pour leur bonheur, allons, par de nouveaux efforts,

De ses justes désirs seconder les transports.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISIMON, LUCRÈCE, LISETTE

 

LUCRÈCE.

Oui, tout m’engage à faire une union si belle ;

Mon amitié pour vous, ma tendresse pour elle,

Et l’espoir que je sens, et que je me suis fait,

Du bonheur mutuel d’un couple si parfait.

LISIMON.

Quelle bonté, Madame ! Ah, mon âme est ravie

De voir entre vos mains le bonheur de ma vie ;

Ce bonheur, qui, pour moi, sera d’autant plus doux,

Que vous y prenez part, et qu’il viendra de vous.

Mais, sans trop exiger d’un cœur comme le vôtre,

J’ose, après cette grâce, en demander une autre.

Un ami, qu’autrefois j’ai pratiqué longtemps,

Et que je n’ai pas vu depuis plus de quatre ans,

Pour jouir désormais d’un destin plus tranquille,

Près de moi dans ces lieux a choisi son asile.

Voulez-vous bien le voir, et puis-je me flatter

Qu’il me sera permis de vous le présenter ?

LUCRÈCE.

Pour me faire, Monsieur, un honneur de la sorte,

Votre ami n’a besoin que du titre qu’il porte.

LISIMON.

Rien n’est plus obligeant. Mais du reste, Damis,

Madame, est digne d’être au rang de vos amis.

Et sans vous prévenir sur sa figure aimable,

Qualité qui, dans l’homme, est la moins estimable ;

Sans même relever les dons plus précieux,

Dont est orné l’esprit qu’il a reçu des cieux ;

Quoiqu’il n’ait point passé la fleur de sa jeunesse,

Il est, je vous réponds, d’une extrême sagesse.

Exempt de préjugés, fidèle à son devoir,

Les passions sur lui n’ont presque aucun pouvoir.

Des autres, de lui-même, il juge sans caprice,

Connaissant le mérite, et lui rendant justice.

Il est doux, généreux, sincère, plein d’honneur,

Dans la seule vertu mettant tout son bonheur,

Méprisant la fortune, heureux et sachant l’être,

Toujours libre, et n’ayant que sa raison pour maître.

LUCRÈCE.

Vous me peignez un homme accompli de tout point.

LISETTE.

C’est un homme, en un mot, comme on n’en trouve point.

LISIMON.

Enfin, je ne lui vois qu’un défaut, mais bizarre,

Et qui semble altérer un mérite si rare.

Heureuse la Beauté qui pourra l’en guérir !

Insensible au penchant qui, loin de nous flétrir,

Sert de montre et de lustre aux plus sublimes âmes,

D’un œil indifférent il voit toutes les femmes.

LUCRÈCE.

Je ne lui ferai pas son procès là-dessus.

LISETTE.

Et moi, je l’entreprends. Quels dégoûts mal conçus

Contre un sexe charmant révoltent sa cervelle ?

Il ne nous aime point ! La folie est nouvelle !

Qu’il apprenne, Monsieur, (et vous le savez bien)

Que sans notre secours les hommes ne sont rien.

Oui, c’est nous qui de l’Art effaçant la teinture,

Versons en eux les dons que nous fit la Nature.

Corrigeant leurs défauts, nous polissons leurs mœurs,

Nous leur formons l’esprit, en épurant leurs cœurs.

L’amour qu’ils ont pour nous, le désir de nous plaire,

Est l’utile flambeau qui sur eux les éclaire ;

Et qui de leurs erreurs découvrant le poison,

Joint, pour les en tirer, la honte à la raison.

Leur mérite est, enfin, le fruit de leurs services ;

Et leurs vertus, sans nous, seraient autant de vices.

LUCRÈCE.

Lisette parle, au moins, très sérieusement.

LISIMON.

Je suis de son avis.

LISETTE.

Vous faites sagement.

LUCRÈCE, à Lisimon.

Elle est folle.

LISIMON.

Je vais...

LISETTE.

Ne point aimer les femmes !

LISIMON.

Damis a tort, Lisette, et lorsque tu le blâmes,

Je fais des vœux ardents, moi, pour sa guérison.

LISETTE.

Si j’étais son égale, oh, j’en aurais raison.

LISIMON.

Satisfais ta vengeance, et qu’à cela ne tienne.

LISETTE.

Non pas.

LISIMON, à Lucrèce.

Je vais bientôt vous l’amener.

LISETTE.

Qu’il vienne.

 

 

Scène II

 

LUCRÈCE, LISETTE

 

LUCRÈCE.

Tu prends la chose à cœur.

LISETTE.

Je ne peux digérer

Que contre notre sexe on ose conspirer.

Pour ne nous point aimer, il faut n’avoir point d’âme,

Être un monstre. D’ailleurs, à vrai dire, Madame,

L’ami de Lisimon réveille le courroux

Qu’excite dans mon cœur votre cruel époux.

LUCRÈCE.

Ah ! ne les confonds pas ainsi dans ta colère.

LISETTE.

Le dernier est fort digne, en effet, de vous plaire !

Un homme qui vous fuit, qui méprise vos pleurs,

Qui vous fait loin de lui sécher dans les douleurs,

Qui vous laisse passer tant de jours... Quelle épreuve !

Ciel ! avoir un époux, et vivre comme veuve !

LUCRÈCE.

Que veux-tu ? Non, malgré ma honte et mon ennui,

Je ne peux le haïr, ni me plaindre de lui.

Il n’est point criminel. Une aveugle puissance

Sous un joug inconnu fit plier notre enfance ;

Osant nous imposer, sous des trompeurs appas,

Des noms et des devoirs que nous n’entendions pas.

Sans doute, Dorimon partage mes misères,

Et nous portons tous deux les fautes de nos pères.

LISETTE.

Que dites-vous ? Quoi donc ! loin de le condamner,

Lorsque c’est trop encore que de lui pardonner,

Vous le justifiez, et j’ai tout lieu de craindre

Qu’en secret votre cœur ne soit prêt à le plaindre.

Vous vous imaginez qu’il partage avec nous

Les chagrins que lui seul a répandus sur vous.

Allez, s’il veut garder son état, c’est qu’il l’aime,

Madame, et l’on n’est point ennemi de soi-même.

LUCRÈCE.

Il y prend part, te dis-je. Un funeste pouvoir,

Lisette, malgré lui l’arrache à son devoir.

Ses lettres en font foi ; mais surtout la dernière,

Lorsqu’ayant résolu notre rupture entière,

Sa main, hélas ! traçait à mes humides yeux

Ses regrets vifs, mêlés à d’éternels adieux.

LISETTE.

Eh bien ! soit ; j’avouerai que je me suis méprise.

Cependant, dites-moi, quelle est votre entreprise ?

Prétendez-vous toujours songer à votre époux ?

C’est trop vivre pour lui, vivez enfin pour vous.

Allons, et pour chasser cette mélancolie,

Oubliez-le, Madame, ainsi qu’il vous oublie.

LUCRÈCE.

Aussi, pour accomplir ce dessein que j’ai pris,

Tu sais que j’ai quitté ma famille et Paris.

J’ai plus fait, et pour fuir tout commerce inutile,

J’ai même abandonné jusqu’au nom de Lucile.

J’espérais enfin acquérir cette paix,

Seul objet des efforts et des vœux que j’ai faits.

Cependant, t’avouerai-je aujourd’hui ma faiblesse ?

Ces lettres d’un époux, dont le nom seul te blesse,

D’un époux que je dois oublier pour toujours,

Je les garde, Lisette, et les lis tous les jours.

LISETTE.

Ah ! que m’apprenez-vous ?

LUCRÈCE.

Tantôt je me figure

Qu’elles adouciront le chagrin que j’endure ;

Et tantôt irritée, et blâmant mon ennui,

J’y cherche imprudemment des armes contre lui.

Vain espoir !... Leur lecture, après tout, me soulage.

Je l’entends, je le vois. Une trompeuse image

Me le peint sous un air d’autant plus enchanteur,

Qu’il le doit à l’esprit, et peut-être à mon cœur.

Enfin, pour te montrer mon âme toute nue,

M’avoir vue à douze ans, c’est ne m’avoir point vue.

Ma raison me suggère, et me prouve, en effet,

Que sa fuite n’est point un affront qu’il me fait.

Je vais plus loin encore... Aveuglement extrême,

Condamnable à tes yeux, condamné par moi-même !

Oui, j’ose me flatter que, si nous nous voyions,

Que s’il me connaissait, nous nous réunirions ;

Et jusqu’à l’amour-propre, ennemi redoutable,

Qu’a toujours surmonté ma raison équitable,

Et qui me porte alors les plus sensibles coups,

Tout dans mon cœur troublé combat pour mon époux.

LISETTE.

Une telle conduite est, sans doute, exemplaire.

Suffit : ce qui vous plaît, ne saurait me déplaire.

LUCRÈCE.

Oui, laissons un sujet qui m’entraîne trop loin.

Je me dois en ce jour à tout un autre soin.

Lisimon, respirant un heureux hyménée,

Lisette, dans mes mains remet sa destinée.

Florise en vain m’oppose une fausse froideur.

Je vais, en dépit d’elle, assurer son bonheur,

Et me livrer moi-même à ce plaisir intime,

Que goûte un cœur qui suit un penchant légitime,

S’il peut, quelques revers dont il soit combattu,

Protéger le mérite, et servir la vertu.

 

 

Scène III

 

LUCRÈCE, FLORISE, LISETTE

 

LUCRÈCE.

Bonjour, chère Florise.

FLORISE.

Ah ! ma chère Lucrèce,

C’est vous ! Je vous cherchais, pour une affaire pressée.

Le plaisir de vous voir à la fin m’est permis.

Hé bien ! Madame, hé bien ! avez-vous vu Damis ?

LUCRÈCE.

Pas encore ; je l’attends.

FLORISE.

Le hasard dans la rue

(Car je viens de sortir) m’a procuré sa vue ;

Et nous avons même eu le temps de nous parler.

Il est... En vérité, je commence à trembler.

LUCRÈCE.

Comment donc ?

FLORISE.

Apprenez une étrange nouvelle.

C’est pour vous et pour moi que je vous la révèle.

Mais gardez le secret.

LUCRÈCE.

Fort bien.

LISETTE.

Comptez sur nous.

FLORISE.

Mon amie, on a fait un complot contre vous.

LUCRÈCE.

Contre moi !

LISETTE.

Quel complot ?

FLORISE.

Armez-vous de courage,

Dont vous avez besoin, pour soutenir l’orage.

LISETTE.

Expliquez-vous.

LUCRÈCE.

Parlez.

FLORISE.

Damis, le beau Damis,

Qui va vous venir voir d’un air doux et soumis...

LISETTE.

Hé bien ?

LUCRÈCE.

Quoi ?

FLORISE.

N’est au fond qu’un trompeur et qu’un traître.

LUCRÈCE.

Qui ? lui ! Sous d’autres noms on nous l’a fait connaître.

LISETTE.

Bon ! des honnêtes gens on voit en lui la fleur.

FLORISE, à Lucrèce.

Hé bien ! cet honnête homme en veut à votre cœur.

LISETTE.

Quelle idée ! Il nous hait.

LUCRÈCE.

Vous vous moquez, Florise.

FLORISE.

Je ne me moque point. Telle est son entreprise.

Lisimon me l’a dit. Je vous connais trop bien,

Pour craindre que de vous l’Amour obtienne rien.

C’est dans cette pensée, et sur cette assurance,

Qu’en vain de Lisimon j’ai flatté l’espérance,

Lui promettant tantôt qu’il sera mon époux,

Si Damis peut jamais se faire aimer de vous.

Cependant ce Damis (je ne sais par quel charme)

Me paraît redoutable, et son aspect m’alarme.

LISETTE.

Il n’aime point le Sexe, et prétend le charmer !

C’est un homme qui joue à se faire admirer.

LUCRÈCE, à Florise.

J’ignore quel penchant Lisimon vous inspire,

Et j’aurai là-dessus quelque chose à vous dire.

Mais je vois son amour malheureux à l’excès,

Si le mien pour Damis en règle le succès.

Qu’à cet égard, Florise, aucun soin ne vous trouble.

FLORISE.

Me voilà plus tranquille.

LISETTE.

Ah ! mon dépit redouble.

À Lucrèce.

Madame, voulez-vous suivre mon sentiment ?

Vous voyez où Damis porte l’acharnement,

Et que, s’il le pouvait, il aurait le courage

D’accumuler pour nous outrage sur outrage.

M’en croirez-vous ? Usez des droits que vous avez,

Sans doute à nous venger vos yeux sont réservés.

Que par vous la Beauté de toutes parts assiège,

Et perde un ennemi pris dans son propre piège ;

Et bravant cet amour où tendront tous ses soins,

Donnez-en d’autant plus que vous en prendrez moins.

Qu’il en devienne fou, je dis fou frénétique,

Au point que, pour donner un exemple authentique

Du respect qu’on nous doit, et de notre pouvoir,

Il s’aille, en vous quittant, se pendre de désespoir.

FLORISE, à Lucrèce.

Le voici ; c’est à vous qu’il vient rendre visite,

Et je sors.

LISETTE.

Moi, je fuis son aspect qui m’irrite.

 

 

Scène IV

 

DAMIS, LISIMON, LUCRÈCE

 

LISIMON.

Madame, en remplissant vos ordres et vos vœux,

Je crois tout à la fois vous obliger tous les deux.

Il doit naître entre vous une amitié solide...

Pardon ; auprès du Sexe il est un peu timide.

DAMIS.

Madame, avec raison je demeure interdit,

Et j’en vois plus encore que l’on ne m’en a dit.

N’attendez pas cependant qu’à l’aspect de vos charmes,

Feignant avec transport de vous rendre les armes,

Pour vous faire goûter des desseins indiscrets,

J’ose vous éblouir de vos propres attraits.

Ma bouche est de mon cœur l’interprète fidèle.

Je rends à la Beauté des respects dignes d’elle ;

Mais aussi la Nature, à ne vous point mentir

M’a fait pour l’admirer, et non pour la sentir.

LISIMON.

Le compliment est fier. Qu’en dites-vous, Madame ?

Oh ! vous l’en punirez, ou vous n’êtes pas femme.

LUCRÈCE.

Je ne le suis donc point, ne pouvant qu’estimer

De pareils sentiments, bien loin de les blâmer.

LISIMON.

Vous me causez, Madame, une surprise extrême.

Comment ! vous vous joignez à lui contre vous-même !

DAMIS.

Madame, ne voulant se démentir en rien,

Soutient son caractère, en défendant le mien.

LUCRÈCE.

Oui, j’approuve, Monsieur, la noble indifférence

Où vous vous maintenez au milieu de la France.

Moins à notre pouvoir on peut se dérober,

Plus il est glorieux de n’y point succomber ;

Et sans doute il est beau, dans le siècle où nous sommes

De secouer un joug que portent tous les hommes.

Après tout, quel écueil n’est-ce pas que l’amour,

Même dans les accords d’un mutuel retour !

Que de troubles nourris d’espérance, ou de crainte !

Quels débats qu’entretient le reproche et la plainte !

Que de soins, de travaux et de soucis cruels,

Pour de faux biens payés par des chagrins réels !

Et si j’ose en tracer des images légères,

Qui doivent à vos yeux, Monsieur, être étrangères,

Les hommes, si flattés du nom de nos vainqueurs,

Peuvent-ils s’assurer qu’ils possèdent nos cœurs ?

D’un secret précieux, quels témoins leurs répondent ?

Ces frivoles égards sur lesquels ils se fondent,

Ces bontés qu’on accorde à d’importuns respects,

Sont souvent de nos feux des garants bien suspects.

Que dis-je ? Notre aveu, cependant nécessaire,

Notre aveu, croyez-vous qu’il soit toujours sincère ?

Fût-il accompagné d’un favorable accueil,

Tantôt c’est politique, et tantôt c’est orgueil.

Ou l’on veut conserver la conquête incertaine

D’un homme dont l’hommage enfle une âme hautaine,

Ou l’on cherche à cacher le succès et les pas

D’un amant que l’on aime, et qui ne le fait pas.

DAMIS, à part.

Que peut signifier cette étrange peinture ?

LISIMON.

Ce portrait me paraît tiré d’après Nature.

DAMIS.

Doucement : c’est à tort qu’il te rend glorieux.

Hélas ! penses-tu qu’au fond les hommes vaillent mieux ?

LISIMON.

Ah ! les hommes ! Quel mal, mon cher, peut-on en dire ?

LUCRÈCE.

Monsieur Damis aussi ne le dit que pour rire.

DAMIS.

Non, je dis vrai, Madame, et vous loue à mon tour

De votre résistance au pouvoir de l’Amour.

Malheur à qui se fie à tous tant que nous sommes.

L’infortune du Sexe est l’ouvrage des hommes.

Nés pour vous attaquer, ils sont vos ennemis ;

Et pour vous conquérir, tout leur paraît permis.

Ils mettent leur honneur à détruire le vôtre,

Toujours prêts à quitter un objet pour un autre ;

Prenant, dans les accès d’un amoureux désir,

La vanité pour guide, et pour but le plaisir ;

Et souvent enivrés d’une honteuse gloire,

Estimant le triomphe autant que la victoire,

Ils ne sont point contents de leurs succès heureux,

Que l’univers entier n’en soit instruit comme eux.

LISIMON.

Halte-là, mon ami ; tu charges la peinture.

LUCRÈCE.

Ce portrait me paraît tiré d’après Nature.

DAMIS.

Sans doute, et des complots où leur fureur s’étend,

Je vois en vous, Madame, un exemple éclatant.

Que diriez-vous, hélas ! si, loin de vous connaître,

Sans avoir à vos yeux eu l’honneur de paraître,

Quelqu’un avait conçu, d’un fol espoir flatté,

Le projet d’attenter à votre liberté ?

LUCRÈCE.

Expliquez-vous, Monsieur.

LISIMON, à part.

Que lui va-t-il apprendre ?

DAMIS.

L’entreprise est étrange, et je vais vous surprendre.

En vain un peu d’orgueil me porte à la cacher.

La honte et les remords m’obligent de parler.

Oui, Damis envers vous est lui-même coupable

De la plus grande erreur dont l’homme soit capable.

Étonné, mais jaloux (je ne m’en cache pas)

De tant d’indifférence unie à tant d’appas,

J’affrontais sans respect votre juste colère ;

Enfin, j’avais formé le dessein de vous plaire.

LUCRÈCE.

Qui ? vous ?

LISIMON, à part.

Assurément il a perdu l’esprit.

DAMIS.

Déjà sur votre front mon arrêt est écrit.

Déjà je m’aperçois que mon aspect vous gêne.

Mon audace, en effet, mérite votre haine.

Hé bien ! je m’abandonne à tout votre courroux,

Et je veux expier mon crime à vos genoux.

Il se met à ses pieds.

LUCRÈCE.

Que faites-vous ?

LISIMON, à part.

Ma foi, sa cervelle est blessée.

DAMIS.

Je suis au désespoir d’avoir eu la pensée...

LUCRÈCE.

C’en est assez.

LISIMON.

Damis !

DAMIS.

Madame, écoutez-moi.

LUCRÈCE.

Monsieur...

LISIMON.

Finis.

DAMIS.

Souffrez...

LUCRÈCE.

Levez-vous.

LISIMON.

Lève-toi.

DAMIS.

De grâce...

LUCRÈCE.

Juste ciel ! il vaut mieux que je sorte.

DAMIS, se levant.

Ah ! Madame, arrêtez.

LISIMON.

Que le diable t’emporte.

 

 

Scène V

 

DAMIS, LISIMON

 

LISIMON.

Es-tu devenu fou ?

DAMIS.

Moi ! non, certainement.

LISIMON.

J’enrage, et je gémis de ton égarement.

Quelle fureur te porte à te trahir toi-même ?

DAMIS.

Hé quoi ! tu ne vois pas que c’est un stratagème ?

LISIMON.

Comment ! un stratagème ?

DAMIS.

Oui.

LISIMON.

Raillerie à part,

Il est beau !

DAMIS.

Ce sont là des finesses d’un art,

Où je m’aperçois bien que tu n’es pas habile.

LISIMON.

Tout de bon, mon ami, tu m’échauffes la bile.

DAMIS.

Voici le nœud. Je pense, et j’en suis fort surpris,

Que Lucrèce est au fait du parti que j’ai pris.

Et voulant prévenir son courroux légitime,

Je me suis accusé, pour gagner son estime,

Pour ne point m’écarter du seul but où je tends,

Et parvenir, peut-être, au succès que j’attends.

N’as-tu pas remarqué son désordre et sa fuite ?

LISIMON.

Sur quoi de ton projet te paraît-elle instruite ?

DAMIS.

Ses discours où le Sexe était si maltraité,

Les traits dont elle a peint notre crédulité,

Et ses regards malins, qui ne pouvaient se taire,

M’ont assez clairement dévoilé ce mystère.

Elle fait mon dessein, j’en suis sûr. Mais, dis-moi,

N’as-tu pas trop parlé ?

LISIMON.

Qui ? moi, Damis ?

DAMIS.

Oui, toi.

LISIMON, à part.

Se pourrait-il ?...

DAMIS.

Je vois ton trouble et ta surprise.

LISIMON.

Mais...

DAMIS.

Quoi ?

LISIMON.

Je ne l’ai dit, par ma foi, qu’à Florise.

DAMIS.

Et Florise l’a dit à toute la maison.

LISIMON.

Oh ! point.

DAMIS.

As-tu perdu le sens et la raison ?

LISIMON.

J’ai manqué de prudence, il est vrai. Mais, peut-être,

D’un petit mal, Damis, un grand bien pourra naître.

Florise... Quelqu’un vient.

DAMIS.

Ah ! c’est Frontin.

 

 

Scène VI

 

DAMIS, LISIMON, FRONTIN

 

FRONTIN.

J’accours

Vous annoncer, Messieurs, que tout prend un bon cours.

DAMIS.

Qu’est-il donc arrivé ?

FRONTIN.

Vous avez vu Lucrèce ?

DAMIS.

Tout à l’heure...

FRONTIN.

Avez-vous mis en jeu la tendresse ?

DAMIS.

Oui.

FRONTIN.

Vous réussirez.

LISIMON.

Comment cela ?

DAMIS.

Pourquoi ?

FRONTIN.

Lisette, avec un air qui m’a glacé d’effroi,

Fait contre vous, Monsieur, un vacarme terrible.

Sa maîtresse a, dit-elle, un mal de tête horrible ;

Et c’est de vous que vient ce joli présent-là.

Tant mieux ; car franchement l’état où la voilà,

Est, pour l’indifférence, une fâcheuse crise ;

Et son cœur est bien mal, puisque sa tête est prise.

DAMIS.

Belle conclusion !

LISIMON.

Il n’a pas tort, vraiment.

Et je crois qu’elle t’aime.

DAMIS.

À l’autre !

FRONTIN.

Assurément.

LISIMON.

L’apparence, du moins, est pour toi.

DAMIS.

Bagatelles.

FRONTIN, à Lisimon.

Vous allez par Florise en savoir des nouvelles.

DAMIS, à Lisimon.

Sans doute elle te cherche.

LISIMON.

Elle approche, en effet.

Peut-être ses discours vont-ils me mettre au fait.

Laissez-moi.

FRONTIN.

Servez-vous de toute votre adresse.

DAMIS.

Pour moi, je vais tâcher de voir encore Lucrèce.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

LISIMON, FLORISE

 

FLORISE, à part.

Si Lucrèce me tient ce qu’elle m’a promis

J’ai lieu de m’égayer sur le sort de Damis.

Mais lui, ni Lisimon, n’auront pas de quoi rire.

LISIMON, à part.

Elle est un peu confuse, et ne fait que me dire...

Vous riez ! Avez-vous sujet de rire ?

FLORISE.

Moi !

Mais...

LISIMON.

Ce n’est pas, Madame, agir de bonne foi.

FLORISE.

Comment !

LISIMON.

Je vous confie un secret d’importance :

J’y vois même attacher le prix de ma confiance ;

Et vous allez partout l’éventer à l’instant,

Pour détruire à jamais le fruit qu’on en attend.

Caressant d’une main, vous poignardez de l’autre,

Oh ! c’est un procédé fort joli que le vôtre !

FLORISE.

Pourquoi sur de tels soins me faire mon procès ?

Ils n’ont point de Damis empêché le succès.

Vous triomphez.

LISIMON.

Ah ! ah ! vous en êtes instruite ?

FLORISE.

Je m’en doute, du moins.

LISIMON.

Fort bien. Votre conduite

Méritait d’éprouver ce petit châtiment.

Souvent qui veut tromper, se trompe.

FLORISE.

Assurément.

LISIMON.

Et Lucrèce avec vous n’en a pas fait mystère ?

FLORISE.

Oh ! ce sont là, Monsieur, des choses qu’on fait taire.

LISIMON.

Il est sûr cependant que Damis est aimé.

FLORISE.

Très sûr.

LISIMON.

Cela vous fâche ?

FLORISE.

Et vous êtes charmé ?

LISIMON.

Sans doute.

FLORISE.

Je prends part à votre douce ivresse.

LISIMON.

Il faudra que l’on songe à tenir sa promesse.

FLORISE.

Nous n’en sommes pas là.

LISIMON.

Non ; mais nous y viendrons.

FLORISE.

Vous vous le figurez ?

LISIMON.

Nous nous le figurons.

FLORISE.

Il faut auparavant que Lucrèce s’explique.

LISIMON.

Que l’explication soit claire et sans réplique ?

FLORISE.

Rien n’est plus juste.

LISIMON.

Hé bien ! elle s’expliquera.

FLORISE.

Et peut-être plutôt que quelqu’un ne voudra.

LISIMON.

Et qui ?

FLORISE.

Je dis quelqu’un.

LISIMON.

Vous, selon l’apparence.

FLORISE.

La suite pourrait bien tromper votre espérance.

LISIMON.

On doit patiemment attendre son destin.

FLORISE.

Allez, Monsieur, rejoindre à Damis et Frontin,

Tous les trois là-dessus épanouir votre âme.

LISIMON.

C’est fort bien dit.

FLORISE.

Adieu, Monsieur.

LISIMON.

Adieu, Madame.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DAMIS, LISIMON, FRONTIN

 

LISIMON.

Mon ami, tout va bien, et mes présomptions

Tournent de plus en plus en démonstrations.

Un succès éclatant suivra ton entreprise.

DAMIS.

Que fais-tu de nouveau ?

FRONTIN.

Que vous a dit Florise ?

LISIMON.

Rien de fort positif. Mais j’ai cru remarquer

Le dépit qu’à mes yeux elle voulait masquer.

Tout est pour toi, te dis-je, et notre veuve t’aime.

DAMIS.

Il s’en faut bien, mon cher, que j’en juge de même.

LISIMON.

Pourquoi donc ?

FRONTIN.

Bagatelle il cherche à s’aveugler.

LISIMON.

Voyons.

DAMIS.

En ce moment j’ai voulu lui parler.

Mais avec promptitude elle s’est échappée,

Me disant d’un ton sec, qu’elle était occupée.

FRONTIN.

Voyez le grand malheur !

LISIMON.

Elle a fui brusquement ?

DAMIS.

Brusquement.

LISIMON.

Ne t’a point écouté ?

DAMIS.

Nullement.

LISIMON.

A détourné la vue ?

DAMIS.

Oui.

LISIMON.

D’un air fier encore ?

DAMIS.

Juste.

LISIMON.

Elle t’aime.

FRONTIN.

Et oui ?

DAMIS.

Quel conte !

LISIMON.

Elle t’adore.

DAMIS.

Quoi ! sa sévérité serait...

LISIMON.

Un vain détour.

DAMIS.

Cette mauvaise humeur marquerait de l’amour ?

LISIMON.

Mais un amour, mon cher, d’une espèce parfaite ;

Et, puisqu’elle te fuit, elle craint sa défaite.

FRONTIN.

La chose vue aux yeux, et rien n’est moins suspect.

DAMIS, à Lisimon.

C’est ton seul intérêt qui me rend circonspect.

Tout ton bonheur dépend du succès de ma feinte,

Et les plus grands désirs sont joints à plus de crainte.

LISIMON.

Cesse, cesse, mon cher, d’être si défiant.

FRONTIN.

Lisette vient à nous.

LISIMON, à Damis.

Vois-tu son air riant ?

Ai-je tort ? Quand je parle, il faut que l’on me croie.

 

 

Scène II

 

DAMIS, LISIMON, FRONTIN, LISETTE

 

LISIMON.

Pour le coup ta présence inspire de la joie,

Lisette, et tu n’as pas un visage grondeur.

LISETTE.

On ne saurait toujours avoir la même humeur ;

Et l’esprit, malgré lui, souvent change comme elle.

DAMIS.

Rien n’est plus assuré.

FRONTIN.

Surtout l’esprit femelle.

LISETTE.

À quelque emportement s’ils ont pu m’entraîner,

Je vous supplie, au moins, de me le pardonner.

DAMIS.

De tout mon cœur, Lisette.

LISIMON.

Oui, parlons d’autre chose.

LISETTE.

Mon zèle pour Lucrèce en est l’unique cause.

LISIMON.

Hé bien ! de quelle humeur se sent-elle pour nous ?

DAMIS.

A-t-elle pris pour moi des sentiments plus doux ?

LISETTE.

Soyez sûr qu’envers vous, Monsieur, elle s’acquitte

Des devoirs que l’on rend au plus rare mérite.

FRONTIN, bas à Damis.

Entendez-vous ?

LISIMON, bas à Damis.

Sait-on juger solidement ?

DAMIS, à Lisette.

Cette extrême bonté me flatte infiniment.

LISETTE.

Son estime pour vous, en effet, est extrême.

Mais je viens en sa place, et par son ordre même,

Vous supplier, Monsieur, d’abandonner ces lieux,

Et de ne jamais vous montrer à ses yeux.

FRONTIN.

Comment ?

DAMIS.

Qui ? moi ?

LISIMON.

Damis ?

LISETTE.

Oui, lui.

LISIMON.

Badinerie.

LISETTE, à Damis.

Non, non, encore un coup, Monsieur, elle vous prie

De ne mettre jamais le pied dans sa maison.

FRONTIN.

En voilà bien d’une autre !

LISIMON.

Et par quelle raison ?

DAMIS.

D’où naît cette rigueur, que je ne peux comprendre ?

LISETTE.

Ma maîtresse n’a point de comptes à vous rendre,

Et s’attend que Monsieur saura se conformer

À l’ordonnance dont ici je viens de l’informer ;

Qu’en un mot il serait fâché de lui déplaire,

Et qu’il ne voudra pas mériter sa colère.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DAMIS, LISIMON, FRONTIN

 

Damis jette fur Lisimon et fur Frontin un coup d’œil qui les déconcerte.

LISIMON.

Ciel !

FRONTIN.

Quel revers !

DAMIS, à Lisimon.

Sait-on juger solidement ?

Tu fais avec éclat briller ton jugement !

FRONTIN.

Il jugeait comme moi.

LISIMON.

Cette tracasserie,

Sans doute, sert de voile à quelque diablerie.

DAMIS.

En tiens-tu, mon cher, toi dont les présomptions

Se changeaient à tes yeux en démonstrations ?

À tort ma défiance empoisonnait ta joie !

Lorsque tu dis un mot, il faut que l’on te croie !

D’un masque séducteur Florise se couvrait !

À t’entendre parler, Lucrèce m’adorait !

Elle avait un amour d’une espèce parfaite,

Et sa fuite marquait la peur de sa défaite !

Voilà comme toujours, ardent à se leurrer,

Ton esprit dans l’erreur se plaît à s’égarer ;

Et c’est ton fol orgueil qui seul t’y précipite.

FRONTIN.

La vanité sied bien quand on a du mérite.

LISIMON.

J’en conviens, mon ami ; j’ai trop fait l’entendu.

Mais aussi-bien que moi te voilà confondu.

Ne t’es-tu pas vanté de réduire Lucrèce ?

N’as-tu pas en amour exalté ton adresse ?

Elle est incomparable, à te parler sans fard,

Et tu possèdes bien les finesses de l’art !

DAMIS, rêvant.

Je fais, pour la toucher, l’action la plus belle ;

L’ingrate cependant me chasse de chez elle.

Ce procédé me pique.

LISIMON.

Allons, prends un parti.

DAMIS.

Parbleu, je n’en veux pas avoir le démenti.

LISIMON.

Quel dessein formes-tu ?

FRONTIN.

Que prétendez-vous faire ?

DAMIS.

Il faut adroitement ménager cette affaire.

LISIMON.

Moi, malgré sa défense, au lieu de m’en aller,

J’irais dans le moment la voir et lui parler.

FRONTIN.

Oui, moquez-vous de l’ordre.

DAMIS.

Oh ! non pas.

LISIMON.

Pour excuse,

Tu feindras de penser que Lisette t’abuse.

FRONTIN.

Ou que vous ne venez que pour vous expliquer.

DAMIS.

La démarche est hardie, et pourrait la choquer.

L’ordre est clair et précis, et je dois y souscrire.

Je ne la verrai point ; mais je lui veux écrire.

FRONTIN.

Bon.

LISIMON.

C’est bien dit.

DAMIS.

Dorine est dans tes intérêts ?

LISIMON.

J’ai lieu de me flatter qu’ils la touchent de près.

DAMIS.

Tu n’as qu’à l’engager à rendre cette lettre,

Qu’à l’instant par Frontin je lui ferai remettre.

LISIMON.

Fort bien.

DAMIS.

Et même il faut, de crainte d’un refus,

Que de sa main Dorine écrive le dessus.

Adieu.

LISIMON.

Repose-toi sur mon exactitude.

 

 

Scène IV

 

LISIMON

 

Rien ne suspend le cours de mon inquiétude.

Dans ces lieux déformais mon crédit est détruit,

Et de Damis confus l’exil en est le fruit.

Sans doute que Florise...

 

 

Scène V

 

LISIMON, LISETTE

 

LISIMON.

Ah ! te voilà, Lisette.

LISETTE.

Hé bien ! est-il parti ?

LISIMON.

Florise est satisfaite :

Elle est de ce complot le mobile secret.

Lucrèce, j’en suis sûr, s’y prête avec regret.

LISETTE.

Pouvez-vous l’accuser de cette perfidie ?

LISIMON.

Elle a trahi Damis ; elle le congédie.

Ce double châtiment part de la même main.

Elle convient de l’un, et nierait l’autre en vain.

J’en viens de voir la preuve, et sur ce bel ouvrage

Tout à l’heure elle a joint l’ironie à l’outrage...

Lucrèce vient. Je vais savoir d’elle...

LISETTE.

Arrêtez ;

Elle est chagrine.

LISIMON.

Il faut...

LISETTE.

Non.

LISIMON.

Rien qu’un mot.

LISETTE.

Sortez.

 

 

Scène VI

 

LUCRÈCE, LISETTE

 

LISETTE.

Ne me direz-vous point quelle douleur subite

Depuis quelques instants, vous presse et vous agite ?

Vous poussez des soupirs. Vos yeux, que vous baissez,

Vos yeux sont obscurcis des pleurs qu’ils ont versés.

Madame, hâtez-vous de calmer mes alarmes.

LUCRÈCE.

Lisette, n’es-tu pas encore faite à mes larmes ?

LISETTE.

Non, pour votre époux même eussent-elles coulé.

Mais d’un nouveau chagrin votre esprit est troublé.

Cessez de vous contraindre, et tirez-moi de peine.

LUCRÈCE.

Tu te formes, Lisette, une chimère vaine.

Ce n’est rien.

LISETTE.

Vous craignez de vous fier à moi !

LUCRÈCE.

Oh ! point.

LISETTE.

Vous avez lieu de soupçonner ma foi !

LUCRÈCE.

Ce n’est pas là-dessus que tu dois m’entreprendre.

LISETTE.

Je vous trahirais !

LUCRÈCE.

Non. Mais à quoi bon t’apprendre

Ce que moi-même, hélas ! je voudrais oublier ?

LISETTE.

Vous faites bien. Partout j’irais le publier.

LUCRÈCE.

Quelle humeur est la tienne ?

LISETTE.

Oui, j’ai tort : de mon zèle,

Madame, en vérité, la récompense est belle.

LUCRÈCE.

Laisse-moi mon chagrin.

LISETTE.

Je dois le partager.

LUCRÈCE.

Je crains qu’il ne t’afflige.

LISETTE.

Et je veux m’affliger...

LUCRÈCE.

Si tu savais combien un tel aveu me coûte.

LISETTE.

Encore !

LUCRÈCE.

Mais tu le veux : il faut parler.

LISETTE.

J’écoute.

LUCRÈCE.

Cet homme, que le sort contre moi déchaîné,

Dans ces lieux, pour me perdre, a sans doute amené ;

L’ami de Lisimon, Damis...

LISETTE.

Hé bien ! Madame ?

LUCRÈCE.

Est le funeste auteur du trouble de mon âme.

LISETTE.

Vous l’aimez ?

LUCRÈCE.

À ce mot mon esprit confondu...

Je sens qu’en frémissant mon cœur t’a répondu.

LISETTE.

Ô ciel ! votre raison, votre honneur, votre gloire,

N’ont-ils pu vous préserver... Je ne saurais vous croire.

LUCRÈCE.

Je dis vrai. Mon malheur à son comble est monté,

Et le ciel me punit de ma sécurité.

Des rigueurs d’un époux victime infortunée,

Je pouvais avec toi plaindre ma destinée ;

Je pouvais condamner son obstination,

Et je trouvais en moi ma consolation ;

Opposant à l’abus qu’il fait de sa puissance,

L’acquit de mon devoir, joint à mon innocence.

Il ne me doit plus rien ; ses vœux sont satisfaits.

Je mérite aujourd’hui tous les maux qu’il m’a faits.

LISETTE.

Ô fâcheuse aventure ! ô disgrâce imprévue !

Se peut-il que Damis, à la première vue,

Ait trouvé le secret de vaincre vos rigueurs ?

Hé ! quel charme a-t-il donc pour séduire les cœurs ?

LUCRÈCE.

Hélas ! je me croyais tout-à-fait garantie

Du succès d’un projet dont j’étais avertie ;

Et déjà je mêlais, pour en rompre le cours,

Quelques secrets avis à de vagues discours.

Je ne sais si Damis a percé ce mystère,

Ou si c’était l’effet d’un remords volontaire :

Mais au seul repentir soudain s’abandonnant,

Il m’a de son dessein fait l’aveu surprenant ;

Paraissant pénétré d’une douleur extrême,

Honteux de son audace, et s’avouant lui-même

Digne de ressentir ma haine et mon courroux,

Et demandant, enfin, sa grâce à mes genoux.

Ce noble procédé, cette action touchante,

Dont, sans doute, à ton tour la peinture t’enchante,

Malgré moi m’a saisie en ce fatal moment,

Et d’admiration, et de ravissement.

Cependant de ses mains je me suis échappée,

Interdite du coup dont il m’avait frappée,

Succombant à mon trouble, et surtout à la peur

D’un penchant, qui déjà tyrannisait mon cœur.

LISETTE.

Vous disiez bien, Madame. Oui, je suis affligée

Du malheureux état où je vous vois plongée.

Mais ce n’est pas un coup qui vous puisse accabler.

Damis, que de ces lieux vous venez d’exiler,

Sur un frivole amour vous donne la victoire,

Et votre erreur ne fait qu’illustrer votre gloire.

 

 

Scène VII

 

LUCRÈCE, LISETTE, DORINE, une lettre à la main

 

DORINE, à part.

Peste foi du Facteur et de son compliment.

Est-ce ma faute, à moi, s’il vient si rarement ?

Quel griffonnage ! on voit l’ouvrage d’une femme.

LUCRÈCE.

Qu’est-ce que c’est, Dorine ?

DORINE.

Ah ! ah ! c’est vous, Madame !

Je parlais du Facteur, qui m’a mise en courroux.

Pardonnez. C’est, Madame, une lettre pour vous.

LUCRÈCE.

Pour moi !

DORINE.

Pour vous, Madame ; ou je ne fais pas lire.

Tenez.

LUCRÈCE.

Donne... Il est vrai.

DORINE.

Suffit ; je me retire.

 

 

Scène VIII

 

LUCRÈCE, LISETTE

 

LUCRÈCE, ouvrant la lettre.

Lisette... Ô jour heureux !

LISETTE.

Comment donc ! Qu’avez-vous ?

LUCRÈCE.

C’est...

LISETTE.

Parlez.

LUCRÈCE.

Une lettre...

LISETTE.

Hé bien ?

LUCRÈCE.

De mon époux.

LISETTE.

Une lettre de lui ! Faut-il que je vous croie ?

LUCRÈCE.

Oui, c’est de mon époux ; et pour comble de joie,

D’un époux repentant, de qui les premiers mots

M’annoncent ses bontés, et la fin de mes maux.

LISETTE.

Se peut-il qu’il renonce à son indifférence ?

LUCRÈCE.

Écoute... Mon bonheur passe mon espérance.

Elle lit.

Si la mort pouvait expier mon crime, ma main aurait déjà tranché mes jours. Mais vous ignorerez le motif de mon désespoir. Votre vengeance ne serait point satisfaite, et vous perdriez le fruit de mon sacrifice. C’est à vos yeux, c’est à vos genoux que je dois mourir, si vous voulez que je meure. Et vous le voulez. Sans doute, si vous ne me pardonnez pas l’offense que je vous ai faite. Cependant j’en éprouve un supplice assez cruel. Vous avez cru que je ne vous aimais point, et je sens pour vous l’amour le plus sincère et le plus violent, et en même temps le plus malheureux, s’il n’est payé d’aucun retour, et si je n’obtiens pas grâce à vos pieds. Parlez, répondez, expliquez-vous. Mon sort est entre vos mains.

Ô tendresse charmante ! Ô transports pleins d’appas !

Est-il bien vrai ? Mes yeux, ne me trompez-vous pas ?

Non, j’en crois cette lettre ; elle est sans signature ;

Mais elle est d’un époux ; c’est bien son écriture.

Dorimon à Bordeaux ! Dorimon en ces lieux !

Va le chercher ; qu’il vienne, et paraisse à mes yeux.

Va donc, Lisette, pars, dépêche-toi, cours, vole.

LISETTE.

Bon ! vous me chargez-là d’une peine frivole.

Moi, chercher votre époux ! Eh ! mais, pour le trouver,

Il faut auparavant le laisser arriver.

Par la poste, en un mot, cette lettre est venue.

LUCRÈCE.

Par la poste ?

LISETTE.

De joie et d’amour prévenue,

Vous avez oublié que Dorine l’a dit.

Elle a même au Facteur témoigné du dépit,

Pour un sot compliment sur ce qu’à notre porte

Il ne vient pas souvent se présenter.

LUCRÈCE.

N’importe.

Questionne Dorine, et même le Facteur...

Je ne sais ; mais, Lisette, un soupçon séducteur,

Un tendre espoir me dit que dans ce jour encore

Mon bonheur va me rendre un époux que j’adore.

Cours, ne perds point de temps ; hâte l’instant heureux,

Qui doit finir mes maux, et combler tous mes vœux.

LISETTE.

Il suffit ; et je vais, à vos ordres fidèle,

Vous prouver, par mes soins, tout l’excès de mon zèle.

LUCRÈCE.

Va, je connais ton zèle et ta fidélité,

Et je te ferai part de ma félicité.

 

 

Scène IX

 

LUCRÈCE

 

Ciel, qui m’accordez un sort si favorable,

Achevez votre œuvre, en le rendant durable.

Je retrouve un époux, après l’avoir perdu :

Conservez moi le bien que vous m’avez rendu.

Des dons que je vous dois, augmentez la puissance,

Réparez ces appas, qu’à flétri son absence.

Qu’à mes vœux mon époux consacrant tous ses jours,

S’il commence à m’aimer, puisse m’aimer toujours.

Si la possession, si la rigueur de l’âge

Me ravit à ses yeux un mérite volage,

Que de mon tendre amour tous les charmes secrets,

Que ma vertu supplée à mes faibles attraits,

Et qu’au gré de son cœur mon âme généreuse

Le rende heureux autant qu’il peut me rendre heureuse !

 

 

Scène X

 

LUCRÈCE, FRONTIN, LISETTE

 

LUCRÈCE, à Lisette.

Quoi ! déjà ?

LISETTE.

Nous avons besoin de cet Acteur.

Je l’ai trouvé là-bas ; Monsieur est le Facteur.

LUCRÈCE.

C’est de vous que je tiens cette lettre ?

FRONTIN.

Oui, Madame.

À part.

Je sens que le frisson se glisse dans mon âme.

LISETTE, à part.

Il tremble.

LUCRÈCE, à Frontin.

Hé ! qui vous a chargé d’un tel billet ?

FRONTIN.

Mais, Madame...

LUCRÈCE.

Plaît-il ?

FRONTIN.

Je... je suis un valet.

J’obéis.

À part.

C’est un coup de grâce singulière,

Si j’en puis échapper pour vingt coups d’étrivières.

LISETTE.

Tu parais avoir peur.

FRONTIN, à part.

La coquine !

LUCRÈCE.

Pourquoi ?

LISETTE.

Il craint votre colère.

FRONTIN, se jetant à genoux.

Ah ! pardon.

LUCRÈCE.

Et de quoi ?

FRONTIN.

De vous avoir, Madame, apporté cette lettre.

LUCRÈCE.

Je ne vous veux nul mal ; vous pouvez vous remettre ;

Levez-vous.

FRONTIN, se levant.

Quel bonheur, que je n’attendais pas !

Quoi ! vous me pardonnez, Madame ? Dans ce cas,

Mon maître n’a donc plus à craindre aucun orage.

Il le mérite bien ; il vous aime à la rage.

LUCRÈCE.

Il m’aime à ce point ?

FRONTIN.

Lui ? L’état où je le vois,

M’est si neuf, que j’en pleure et ris tout à la fois.

Il est tantôt fougueux, tantôt mélancolique.

Il gronde, mord ses doigts, fait un bruit diabolique ;

Il regarde le ciel, rêve et marche à grands pas ;

S’agite, soupirant tout haut, parlant tout bas.

LISETTE.

Il est... Oui, fou d’amour ; la conséquence est claire ;

Ou bien il fait des vers ; mais il n’en fait pas faire.

LUCRÈCE.

Hé ! depuis quand sent-il cet amour furieux ?

FRONTIN.

Depuis qu’il vous a vue.

LUCRÈCE.

Il m’a vue ? En quels lieux ?

FRONTIN.

Ici, chez vous, Madame.

LUCRÈCE.

En quel temps ?

FRONTIN.

Ce jour même,

Où vient de l’en bannir votre rigueur extrême.

LISETTE, à part.

Qu’entends-je !

LUCRÈCE, à part.

Juste ciel !

FRONTIN, à part.

Que veut dire ceci ?

De ma peur, qui renaît, j’ai le cœur tout transi.

LUCRÈCE, à part.

Damis est mon époux ! Quelle heureuse aventure !

Mais peut-être mes yeux, trompés par l’écriture...

Ce garçon peut m’instruire ; il faut l’interroger.

FRONTIN, à part.

Je sens mon dos frémir de ce nouveau danger.

LUCRÈCE.

Vous servez donc Damis ?

FRONTIN.

Madame...

LISETTE.

Oui, c’est son maître,

Je les ai vus ensemble, et je dois le connaître.

Par lui, s’il ne ment point, vous pouvez tout savoir.

FRONTIN.

Moi, mentir ! Je suis franc, et m’en fais un devoir.

Vous n’avez qu’à parler ; que vous plaît-il, Madame ?

Je soumets à vos lois mon cœur et mon âme.

LUCRÈCE.

L’action de Damis, son billet amoureux,

Tout me prouve que c’est un amant dangereux.

Ses soins me sont suspects ; enfin j’ai lieu de croire

Qu’à courtiser le Sexe il met toute sa gloire ;

Et qu’il est dans cet art un homme consommé.

FRONTIN.

Que dites-vous ? Mon maître ! il n’a jamais aimé.

LISETTE.

Lui ?

LUCRÈCE.

Non ?

FRONTIN.

À nulle femme il n’a rendu les armes.

La gloire de le vaincre était due à vos charmes...

LUCRÈCE.

Il n’a jamais aimé ?

FRONTIN.

Ce n’est pas qu’en passant,

Plus d’un minois fripon, plus d’un œil agaçant,

Pour faire dans son cœur de dangereuses brèches,

N’ait fait voler sur lui des millions de flèches.

Mais toutes s’émoussaient, et quel que fût le choc,

Il est toujours resté ferme et dur comme un roc.

LUCRÈCE.

Quoi ! jamais nul lien, jamais aucune chaîne,

Près du Sexe n’a pu faire échouer sa haine ?

Il est garçon encore ? Il n’est point marié ?

FRONTIN.

Marié ?

À part.

Tenons ferme.

Haut.

Ah ! s’il était lié

Par le moindre chaînon des nœuds du mariage,

Loin de joindre à ces nœuds le plus mince alliage,

Il a trop de vertu, de sagesse et d’honneur,

Pour goûter de l’Amour le charme empoisonneur.

Pour d’autre que sa femme un fantôme d’estime,

Une ombre d’amitié lui paraîtrait un crime.

Il a sur ses devoirs un scrupule excessif,

D’un homme unique en tout, privilège exclusif.

LUCRÈCE.

De quel pays est-il ?

FRONTIN.

Il est... de Picardie.

LISETTE.

Ne seriez-vous pas, vous, natif de Normandie ?

FRONTIN.

Non, je suis Champenois.

LUCRÈCE.

Depuis combien de temps

Êtes-vous avec lui ?

FRONTIN.

Depuis près de vingt ans.

LISETTE.

Vingt ans !

LUCRÈCE.

Sur ce pied-là vous devez le connaître.

FRONTIN.

Oh ! si jamais valet a mieux connu son maître,

Je veux bien encourir votre indignation.

Je vous réponds de lui.

LISETTE.

La bonne caution !

LUCRÈCE.

J’en veux courir le risque.

À Frontin.

Oui, sur votre parole,

Mais sans autoriser une flamme frivole,

Je fais grâce à Damis, et mon cœur adouci

Consent qu’en ce jour même il reparaisse ici.

Vous pouvez lui porter cette bonne nouvelle.

FRONTIN.

Il va mourir de joie. Au moins la mienne est telle,

Que dans le doux transport des soins que je lui dois,

Je ne fais que vous dire, et suis tout hors de moi.

Pour hâter son bonheur, je cours en diligence.

 

 

Scène XI

 

LUCRÈCE, LISETTE

 

LISETTE.

Quel parti prenez-vous ? Quelle est votre espérance ?

Ce valet, éprouvé de toutes les façons,

N’a-t-il pas sur Damis dérangé vos soupçons ?

L’en croirez-vous, Madame ; et pensez-vous encore

Que Damis ?...

LUCRÈCE.

N’aigris point le soin qui me dévore.

Permets que je me livre aux transports les plus doux.

Mon cœur l’a reconnu. Damis est mon époux.

J’en crois ce cœur encore plus que son écriture.

Quel frein peut étouffer la voix de la Nature ?

Les rapports d’un valet peut-être mal instruit,

Ou qui, par politique, et me trompe, et me nuit ?...

Ah ! sous mes lois, enfin, la Fortune se range.

Damis est Dorimon.

LISETTE.

L’Aventure est étrange,

Madame. Puissiez-vous ne vous point tromper.

LUCRÈCE.

Non.

Comme moi, mon époux aura changé de nom.

Voilà pourquoi, malgré mes recherches fidèles,

On ne m’en pouvait point apprendre des nouvelles.

Sans un pareil moyen eût-il pu se cacher,

Pendant près de deux ans que je l’ai fait chercher ?

C’est lui-même. Le ciel, dont la rigueur se lasse,

Prend pitié de mon sort, et veut me faire grâce.

Oui, c’est lui... Cependant, pour plus de sûreté,

Je veux de Lisimon savoir la vérité.

Il attend tout de moi ; je puis tout en attendre.

Sans doute il m’apprendra... Mais lui ferai-je entendre

Pour quel intérêt ?... Non, modérons nos transports.

Tremblons de faire un pas qui conduit aux remords.

Enfin, n’en croyons plus une vaine écriture.

N’en croyons plus mon cœur. Quelquefois l’imposture

A fasciné les yeux, ébloui tous les sens.

Portons dans ce chaos les yeux les plus perçants.

Viens. Je fais un moyen de sonder cet abîme :

Dans un tel embarras la ruse est légitime ;

Et pour un stratagème, où j’ai besoin de toi,

Viens dans mon cabinet t’enfermer avec moi.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LISIMON, LISETTE

 

LISIMON.

Je trouve à propos. Ah ! ma chère Lisette,

Mon triomphe s’approche, et ma joie est parfaite.

LISETTE.

Qu’avez-vous donc ?

LISIMON.

Jamais je ne fus plus content.

Lucrèce, à qui je viens de parler à l’instant,

A eu dans mon esprit, honteux de sa méprise,

Sur l’exil de Damis justifier Florise.

Florise en ce complot n’a point du tout trempé.

LISETTE.

Je vous le disais bien.

LISIMON.

Oui, je me suis trompé :

Je l’accusais à tort ; mon plaisir est extrême.

LISETTE.

Quel charme de trouver innocent ce qu’on aime !

LISIMON.

Et ce n’est pas là tout, Lisette. Mais j’ai peur,

Après avoir donné dans un piège trompeur,

De me repaître encore d’une chimère vaine.

C’est un bonheur si grand que je le crois à peine.

Ta maîtresse m’a dit que, depuis un moment,

Elle avait pour Damis changé de sentiment ;

Qu’elle voulait avoir l’honneur de le connaître,

Et qu’ici, par son ordre, il allait réapparaître.

LISETTE.

Elle vous l’a dit vrai.

LISIMON.

Tout de bon ?

LISETTE.

Tout de bon.

LISIMON.

Tu ne me trompes point ?

LISETTE.

Non, non, et cent fois non.

On l’est allé chercher.

LISIMON.

Qui ?

LISETTE.

Frontin.

LISIMON.

Ah ! Lisette,

Que d’un tel changement mon âme est satisfaite !

Mon esprit, occupé d’un amour enchanteur,

En conçoit tout-à-coup l’espoir le plus flatteur.

Je te laisse ; je crains que Frontin ne s’amuse,

Ou que Damis, d’ailleurs, ne pense qu’on l’abuse,

Et je vais là-dessus l’instruire et le presser.

LISETTE.

Vous faites bien...

À part.

Et mieux encore de me laisser.

Ma maîtresse déjà, sans doute, est inquiète,

Et je vais... Justement, c’est elle.

 

 

Scène II

 

LUCRÈCE, LISETTE

 

LUCRÈCE.

Hé bien ! Lisette,

Viendra-t-il ?

LISETTE.

Tout à l’heure, et pour hâter ses pas,

J’ai renvoyé Frontin, qui l’attendait là-bas.

Le désir de le voir, maintenant légitime,

À cet empressement m’autorise et m’anime.

Mes scrupules sur lui s’évanouissent tous,

Et je ne doute plus qu’il ne soit votre époux.

Sa lettre, confrontée avec toutes les autres,

Confirme évidemment mes soupçons et les vôtres.

Ainsi que par les traits communs au genre humain,

On peut se ressembler par les traits de la main.

Mais, pour avoir formé ce rapport incroyable,

Il faudrait que Damis fût, ou sorcier, ou diable.

C’est de son caractère un exemple parfait ;

C’est le même partout ; mot pour mot, trait pour trait.

C’est Dorimon, vous dis-je ; oui, votre époux lui-même.

Son amour à mon cœur cause un plaisir extrême,

Et, comme vous, je sens votre félicité,

À l’approche d’un bien par nous tant souhaité.

Mais avec ce pouvoir sur un époux rebelle,

Croyez-moi, vengez-vous ; l’occasion est belle :

Et de votre dépit rappelant tous les traits,

Madame, rendez-lui les maux qu’il vous a faits.

LUCRÈCE.

Me préserve le ciel de cette erreur extrême !

Pourrais-je le punir, sans me punir moi-même ?

Quelque peu qu’à ses yeux je montre de rigueur,

Le moindre de mes coups me va percer le cœur.

Hélas ! ne suis-je point trop malheureuse encore,

Lorsqu’il faut que j’afflige un époux que j’adore ?

Si mon destin cruel me force à l’éprouver,

Je ne dois point le perdre, et je veux le sauver.

Je vais par les détours d’une adresse innocente

M’assurer pour toujours sa tendresse naissante ;

Et refusant son cœur, pour le mieux obtenir

Éterniser les nœuds qui doivent nous unir...

Ô toi, qui me combats, et que j’ai seul à craindre,

Mon cœur, dans tes transports, tâche de te contraindre.

Si tu t’es soutenu dans mon adversité,

Jouis, sans t’oublier, de ma félicité.

Dérobe à mon époux le bonheur que je goûte ;

Et pour le ménager, songe au prix qu’il me coûte ;

Songe qu’à ce bonheur est attaché le sien :

Assurons, à la fois, son triomphe et le mien ;

Et feignant d’ignorer s’il me hait ou s’il m’aime,

Travaillons à le rendre heureux, malgré lui-même.

LISETTE.

Vous y réussirez, Madame, et vos projets

Vous conduiront, sans doute, au plus heureux succès.

Non, avec le plus d’art jamais ruse inventée,

Pour atteindre à son but, ne fut mieux concertée.

LUCRÈCE.

Oui, mais le tout dépend de l’exécution.

J’ai bien pris là-dessus ma résolution.

Seconde-moi cependant ; prends bien ton temps, Lisette ;

Épie avec grand soin l’instant de sa défaite ;

Et que ma lettre alors remise dans sa main,

Puisse aux coups les plus sûrs me frayer le chemin...

Quelqu’un vient... Ah ! c’est lui. Va, laisse-nous ensemble.

LISETTE.

Adieu. Profitez bien du sort qui vous rassemble.

 

 

Scène III

 

DAMIS, LUCRÈCE

 

DAMIS.

Ah ! Madame, est-il vrai qu’en m’offrant à vos yeux,

Je doive à vos bontés un bienfait précieux ?

Est-il vrai que, sensible au chagrin qui m’accable,

Vous ne me gardiez point un courroux implacable ?

LUCRÈCE.

Je veux que, travaillant à votre guérison,

Ma vue et mes conseils vous rendent la raison.

Votre écrit, que je crois dénué d’artifice,

Présente à ma vengeance un trop grand sacrifice.

De votre désespoir mes sens sont effrayés,

Et je ne prétends point, Monsieur, que vous mouriez.

DAMIS.

Je vous le dis encore. C’est de vous que dépendent

Mon bonheur et mes jours, que vos ordres suspendent.

Je meurs, si vos rigueurs condamnent mon amour :

Je vis, et vis heureux, s’il obtient du retour.

LUCRÈCE.

Vous m’aimez !

DAMIS.

D’autant plus que jamais dans mon âme

Je n’ai senti régner une amoureuse flamme.

LUCRÈCE.

N’ayant jamais aimé. Monsieur, distinguez-vous

Par quels traits dans nos cœurs l’Amour porte ses coups ?

Et savez-vous comment se font sentir, et naissent

Des feux souvent cachés à ceux qui les connaissent ?

Ah ! sortez d’une erreur indigne de nous deux.

DAMIS.

Je ne vous dirai point que j’aperçois mes feux

À leur impression inconnue et nouvelle.

Leur effet que je vois, leur effet les révèle.

D’où naîtrait la douleur d’être éloigné de vous ;

L’ardeur de recouvrer un bien qui m’est si doux ;

Votre image sans cesse à mes yeux retracée,

Et revenant toujours, quoique toujours chassée ?

Qui produirait le trouble où flottent mes désirs ;

Ma crainte, mon espoir, mes chagrins, mes plaisirs ?

Que dis-je ? En ce moment, tandis que votre vue

Prodigue à mes regards le poison qui me tue,

D’un objet enchanteur les charmes trop puissants,

D’agréables transports agitent tous mes sens ;

Et plein de mon amour, dont je deviens la proie,

À mille mouvements de plaisir et de joie

Mon cœur et mes esprits se laissent entraîner,

Et, pour voler vers vous, semblent m’abandonner.

 

 

Scène IV

 

DAMIS, LUCRÈCE, LISETTE, un papier à la main

 

LISETTE.

Madame, excusez-moi... Monsieur, c’est une Lettre,

Que pour vous à l’instant on vient de me remettre.

Elle presse, dit-on.

DAMIS.

Pour moi ? De quelle part ?

LISETTE.

On ne me l’a point dit ; mais, à parler sans fard,

Le porteur s’est sauvé, s’obstinant à se taire,

Et tout cela m’y fait soupçonner du mystère.

Vous verrez ce que c’est.

Elle lui donne la lettre.

J’ai cru vous obliger.

Pardonnez, si mon zèle a pu vous déranger.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

DAMIS, LUCRÈCE

 

DAMIS, à part, lisant le dessus de la lettre.

Que vois-je ? juste ciel !

LUCRÈCE.

Quelle est votre surprise ?

A-t-on trompé Lisette, ou s’est-elle méprise ?

Cette Lettre, Monsieur, n’est-elle pas pour vous ?

DAMIS.

Pardonnez-moi, Madame.

À part.

En des moments si doux,

Quel funeste incident vient soudain me confondre !

LUCRÈCE.

Sans doute sur le champ vous devez y répondre.

Lisez-la donc, Monsieur ; lisez, je le permets,

Et je n’aspire point à troubler vos secrets.

DAMIS.

Des secrets, dites-vous ? Ce n’en sont point, Madame.

Il referme la lettre.

J’y répondrai demain.

LUCRÈCE.

Peut-être quelque femme

Daigne vous y tracer ses amoureux soupirs.

Quelque femme !

DAMIS.

Pourquoi différer vos plaisirs ?

LUCRÈCE.

Lisez, Monsieur, lisez.

DAMIS.

Madame, rien ne presse.

LUCRÈCE.

En vain à vous cacher vous mettez votre adresse.

Je pénètre, à travers ces frivoles efforts,

Vos moindres mouvements, et vos moindres transports.

Oui, je lis malgré vous dans le fond de votre âme.

J’en suis sûre à présent ; la Lettre est d’une femme.

DAMIS.

Ah ! Madame !

LUCRÈCE.

Oui, Monsieur. Osez me démentir.

Je vous verrais bientôt en proie au repentir.

Agissez franchement ; parlez, cessez de feindre,

Et ne me donnez point des sujets de me plaindre.

DAMIS.

Hé bien ! accordez donc à ma sincérité

Le prix, le juste prix qu’elle aura mérité.

Je ne peux m’empêcher de vous ouvrir mon âme.

Il est vrai, j’en conviens, la Lettre est d’une Dame.

Je vous dirai bien plus, (et n’allez pas penser

Qu’un vain et fol orgueil me pousse à m’enfermer.)

Jouet d’un ascendant, qu’en secret je déplore,

Depuis longtemps, hélas ! cette Dame m’honore

De sentiments d’estime, et peut-être d’amour.

Mais mon cœur ne lui peut accorder du retour :

Et voilà d’où sont nés le trouble et la surprise,

Dont vos yeux sur sa Lettre ont vu mon âme éprise.

J’en suis au désespoir ; mais libre en pareil cas,

Madame, un cœur se donne, et ne s’arrache pas.

LUCRÈCE.

Je vous plains tous les deux ; mais plus elle vous aime,

Quand votre indifférence, en revanche, est extrême,

Et plus vous lui devez d’indulgence et d’égards.

Allons, cessez, Monsieur, de craindre mes regards.

Suivant ce qu’on a dit, cette Lettre est pressante.

Hâtez-vous d’adoucir une flamme innocente.

Décachetez, lisez cette Lettre ; il le faut,

Et ne négligez point d’y répondre au plutôt.

DAMIS.

Quoi !...

LUCRÈCE.

Vous savez sur vous quels droits l’amour me donne.

DAMIS.

Madame...

LUCRÈCE.

Je le veux, Monsieur, et vous l’ordonne.

Ne me la montrez point ; je ne l’exige pas.

Je confesse qu’à mes yeux vous la lisez tout bas.

DAMIS.

Mais, Madame !...

LUCRÈCE.

Songez, Monsieur, à me complaire.

Lisez, ou pour jamais comptez sur ma colère.

DAMIS.

C’en est assez, Madame, et je dois obéir.

À part.

Gardons que mes transports ne puissent me trahir.

LUCRÈCE, à part.

Sur tous les mouvements de son âme captive,

Portons, d’un air distrait, une vue attentive,

DAMIS, à part, lisant tout bas.

Lucile est à Bordeaux ! Elle fait que j’y fuis !

LUCRÈCE, à part.

Il soupire et se trouble.

DAMIS, à part.

Hélas ! je ne le puis.

LUCRÈCE, à part.

Son désordre s’accroît.

DAMIS, à part.

Par quel moyen a-t-elle

Découvert le secret d’une ardeur si nouvelle ?

LUCRÈCE, à part.

Je vois avec plaisir sa sensibilité

Sur le reproche amer d’une infidélité.

DAMIS, à part.

Ah ! si sans nul espoir mon âme est engagée,

Lucile, plaignez-moi ; vous êtes trop vengée.

LUCRÈCE, à part.

Il s’attendrit ; ses yeux, qui se mouillent de pleurs,

En dépit de lui-même, exhalent ses douleurs.

DAMIS, à part.

Lucrèce me regarde ; il faut cacher mes larmes.

LUCRÈCE.

Cette lettre, Monsieur, vous fait rendre les armes.

Pour votre amante en vain vous feignez des rigueurs ;

Ce qu’elle vous écrit vous arrache des pleurs.

Son sort vous fait pitié ; mais il fait plus encore :

Pour elle un feu secret, malgré vous, vous dévore.

Vous ne le voyez pas, Monsieur, et je le vois :

On aime d’autant plus, qu’on aime malgré soi ;

On aime d’autant plus, qu’on l’ignore soi-même.

Oui, vous l’aimez.

DAMIS.

Qui ? moi, Madame ! Moi, je l’aime !

LUCRÈCE.

Oui, vous l’aimez, vous dis-je ; et jouet en ce jour

D’une fausse froideur, comme d’un faux amour,

Votre cœur qui se trompe, ou qui du moins s’ignore,

Sans doute l’idolâtre, et peut-être m’abhorre.

Injuste cependant envers toutes les deux,

Vous dédaignez sa flamme, et m’adressez vos vœux.

Puis-je les accepter, quand je ne puis y croire ?

Puis-je m’enorgueillir de la coupable gloire

De frustrer, avec vous, un cœur infortuné,

Des biens dus à ce cœur, que l’on vous a donnés ?

Non, pour votre repos, Monsieur, et pour le nôtre,

Changez de sentiments, qui blessent l’un et l’autre ;

Et qu’enfin votre cœur lui porte, avec sa foi,

L’amour qu’il sent pour elle, et qu’il n’a pas pour moi.

DAMIS.

Vous me croyez injuste, et vous l’êtes, Madame.

Aux vœux d’une autre, hélas ! vous imputez ma flamme,

Qui de vous seule attend le bonheur le plus doux !

Non, je ne l’aime point, non ; je n’aime que vous.

Je la plains, je l’estime, et la respecte même.

Mais pour vous de mes feux telle est l’ardeur extrême,

Que loin qu’à mes regards son cœur ait quelque appas,

J’achèterais le vôtre au prix de son trépas.

LUCRÈCE.

Ah ! qu’est-ce que j’entends ? Puis-je et dois-je vous croire ?

Profanez-vous ainsi votre honneur et ma gloire ?

Comptant sur la vertu dont vous vous prévaliez,

Je me persuadais que seul vous vous trompiez :

Et c’est vous qui, croyant la mienne aussi fragile,

Usez, pour me tromper, d’une adresse inutile.

DAMIS.

Quoi ! vous me soupçonnez, Madame ?...

LUCRÈCE.

Écoutez-moi.

Vous voulez me tromper. Je le sais, je le vois.

Vous m’aimez ! Mais enfin quelle est votre pensée ?

Quel projet forme ici votre ardeur insensée ?

Lorsque vos yeux, aidés d’un langage flatteur,

En exposent aux miens le tableau séducteur ;

Lorsque, sur votre exemple, agitée et craintive,

Je prête à ce récit une oreille attentive ;

Lorsque votre état même excite ma pitié,

Perfide, qui l’eût cru ?... Vous êtes marié.

DAMIS.

Moi, Madame !

LUCRÈCE.

Oui, vous.

DAMIS, à part.

Ciel !...

Haut.

Quelle bouche indiscrète

A pu...

LUCRÈCE.

Me nierez-vous cette union secrète ?

Parlez. Est-ce un mensonge ? Est-ce une vérité ?

Répondez ; j’en appelle à votre probité...

Vous vous taisez ! Damis n’est pas né pour la feinte,

Et sa confusion sur son visage est peinte...

Et voilà donc l’abîme où vous me conduisez !

Voilà le triste sort que vous me prépariez !

Vous vouliez m’inspirer une ardeur dangereuse,

Barbare ; vous vouliez me rendre malheureuse :

Hélas ! et je le suis. Votre amour, vos fureurs

Ont produit en ce jour mes coupables erreurs.

Vous avez réussi ; mon malheur est extrême.

Ah ! vous ne m’aimez pas, peut-être, et je vous aime.

Posséder votre cœur, vous avoir pour époux,

Eût enfin mis le comble à mes vœux les plus doux...

Mais je m’égare, ô ciel ! qu’ai-je dit ? où m’entraîne

D’un pouvoir inconnu l’impression soudaine ?

Surmontons ses efforts, fuyons ; et dans mes pleurs

Allons ensevelir ma honte et mes douleurs.

 

 

Scène VI

 

DAMIS

 

Quels autres revers dois-je m’attendre encore ?

Elle sait qui je suis, et m’aime, et je l’adore.

Je suis tout à la fois heureux et malheureux.

Quel Mortel eût jamais un destin plus affreux ?

Elle sait qui je suis ! Par quelle étrange voie

A-t-elle ?...

 

 

Scène VII

 

DAMIS, FRONTIN

 

FRONTIN.

Vous voilà, Monsieur, comblé de joie ;

Et j’en ai, comme vous, le cœur tout réjoui.

DAMIS.

Ah ! maraud !

FRONTIN.

Comment donc !

DAMIS.

C’est toi qui m’as trahi.

FRONTIN.

Moi, Monsieur ?

DAMIS.

Oses-tu te montrer à ma vue ?

FRONTIN.

Mais que voulez-vous dire ?

DAMIS, tirant son épée.

Il faut que je te tue.

FRONTIN, s’enfuyant.

Au secours, au secours.

 

 

Scène VIII

 

DAMIS, LISIMON, FRONTIN

 

LISIMON, à Frontin.

Qu’as-tu ?

FRONTIN.

Je n’ai pas tort,

Et sans vous cependant j’étais un homme mort.

LISIMON, à Damis.

Quelle fureur te prend ? Qu’est-ce que cela peut être ?

DAMIS.

Je suis au désespoir, et Frontin est un traître.

LISIMON.

Comment ?

DAMIS.

Lucrèce dit que je suis marié.

FRONTIN :

En vérité, Monsieur, je l’avais oublié ;

Et par cette raison je ne pouvais le dire.

LISIMON.

Hé ! qui d’un tel secret a pris soin de l’instruire ?

DAMIS.

Frontin, te dis-je.

FRONTIN.

Et non.

LISIMON.

Mais pour le condamner,

Du moins auparavant il faut l’examiner.

Viens, Frontin...

À Damis.

Quand ta tête est une fois frappée...

FRONTIN.

Faites-lui, s’il vous plaît, remettre son épée.

LISIMON.

Allons ; ce n’est pas lui qui l’a dit.

DAMIS, remettant son épée.

C’est donc toi.

LISIMON.

Tu rêves, mon ami.

DAMIS.

Parbleu, ce n’est pas moi ;

Et le fait n’était su que de nous trois. J’enrage.

LISIMON.

Frontin, apparemment, ce sera ton ouvrage ?

FRONTIN.

Que je puisse mourir, Monsieur, si j’ai parlé.

DAMIS.

Cependant on le sait, et je suis désolé.

FRONTIN.

Il faudrait là-dessus questionner Lisette.

LISIMON.

Il a, ma foi, raison.

FRONTIN.

Oui ; c’est une gazette.

DAMIS.

Ce n’est pas encore là le plus grand de mes maux.

En tout je suis trahi. Ma femme est à Bordeaux.

FRONTIN.

Votre femme ?

LISIMON.

Lucile ? Eh ! qui t’a pu l’apprendre ?

DAMIS.

Elle-même...

Il lui donne la lettre de Lucile.

Voici ce qu’elle m’a fait rendre.

Tiens, lis, cher Lisimon, et que ton amitié

S’exerce sur un sort si digne de pitié.

LISIMON, lit.

« Je suis à Bordeaux, Monsieur, et je sais que vous y êtes. Quel bonheur, si le hasard amenait notre réunion ! mais je ne puis m’en flatter. Quel malheur, au contraire ! J’apprends que vous m’êtes infidèle. L’amour que votre femme n’a pu vous inspirer, malgré la violence de celui qu’elle ressent pour vous, ingrat, vous en brûlez pour une inconnue, qui, peut-être, ne vous aime point. Il faut terminer enfin mes tourments et vos cruautés. Voyons-nous au plus tôt. Il vous sera aisé de me découvrir, si je puis espérer d’obtenir ma grâce entre vos bras, ou de mourir à vos pieds. Adieu.

LUCILE. »

FRONTIN.

Cela me fend le cœur.

LISIMON.

Cela me perce l’âme.

DAMIS.

Quoi ?

LISIMON.

Je frémis, mon cher, du destin de ta femme,

Et du sort qu’en ce jour m’annonce ton devoir.

Tu ne peux, mon ami, refuser de la voir.

Je ne le sens que trop, et tu le sens toi-même.

C’est peu ; tu dois aimer une épouse qui t’aime,

Lui remettre ta foi, revoler dans ses bras,

Et quitter une intrigue, où s’égarent tes pas.

Mais si tu perds tes droits sur le cœur de Lucrèce,

Que devient mon espoir auprès de ma maîtresse ?

Que devient mon bonheur, sa promesse et nos nœuds ?

DAMIS.

Ah ! mon cher, le succès s’accorde avec tes vœux.

Lucrèce m’aime.

LISIMON.

Ciel ! qu’entends-je ?

DAMIS.

Est-il possible ?

Mon amour a rendu notre veuve sensible.

Enfin reprends courage, ami ; tout est pour toi.

FRONTIN.

Ah ! fort bien !

LISIMON.

Quoi ! le cœur de Lucrèce ?...

DAMIS.

Est à moi.

LISIMON.

T’a-t-elle déclaré son amoureuse flamme.

DAMIS.

Oui, si j’étais garçon, elle serait ma femme.

LISIMON.

Mon bonheur est donc sûr. Cependant j’ai grande peur

Qu’elle ne veuille pas avouer son ardeur.

DAMIS.

L’amour est un sujet de gloire à qui le dompte,

Et qui fait le dompter, peut l’avouer sans honte.

LISIMON.

Portes-la donc à faire un aveu si charmant ;

Mais devant ma maîtresse, et si formellement,

Que, pour rompre un accord, où j’ai mis mon refuge,

Il ne lui reste pas le moindre subterfuge ;

Et qu’enfin je parvienne au comble de mes vœux.

DAMIS.

Te rendre heureux, mon cher, est tout ce que je veux.

LISIMON.

Que n’attendais-je point d’un ami si fidèle !

DAMIS.

Adieu. Va voir Florise, et compte sur mon zèle.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LISIMON, FLORISE, DORINE

 

FLORISE.

Vous voulez donc, Monsieur, continuellement

Me donner des sujets de mécontentement ?

LISIMON.

Moi, Madame !

FLORISE.

Pour moi, malgré mon indulgence,

Vous n’avez nul égard et nulle déférence.

LISIMON.

Je n’ai point mérité ce reproche odieux.

FLORISE.

Damis, plus raisonnable, avait quitté ces lieux.

Mais vous avez tant fait, pour qu’il nous tyrannise,

Qu’à votre exemple, ici, Monsieur s’impatronise,

On ne voit plus que lui.

LISIMON.

Quoi ! vous me soupçonnez ?...

FLORISE.

Oui, c’est vous seul, Monsieur, qui nous le ramenez.

Votre zèle pour lui plus fort que pour moi-même...

LISIMON.

Vous me faites, Madame, une injustice extrême.

Votre amie a tout fait, sans qu’on s’en soit mêlé.

Elle a banni Damis, elle l’a rappelé.

FLORISE.

Lucrèce ?

LISIMON.

Demandez.

DORINE.

Rien n’est plus véritable.

FLORISE.

Vous avez en Dorine un témoin respectable !

LISIMON.

Ne nous en croyez pas. À quoi bon se fâcher ?

Mais vous croirez Lucrèce.

DORINE.

Oui, je vais la chercher.

 

 

Scène II

 

LISIMON, FLORISE

 

FLORISE.

Damis serait rentré par l’ordre de Lucrèce ?

LISIMON.

Comptez que ma franchise égale ma tendresse.

FLORISE.

Quelle étrange raison, dans le cours d’un moment,

A pu produire en elle un si grand changement ?

LISIMON.

Je vous en instruirais ; mais ce rapport sincère

Vous paraîtrait suspect, et pourrait vous déplaire.

FLORISE.

Au contraire, Monsieur, et vous m’obligerez.

LISIMON.

Vous ne me croirez point. Non, vous vous figurez,

Qu’au gré de mes transports, réputés pour vertiges,

Mon esprit se nourrit d’ombres et de prestiges ;

Et la discrétion fait part de mon devoir.

FLORISE.

Puisque vous le savez, je prétends le savoir.

LISIMON.

Cela ne servirait qu’à vous mettre en colère.

FLORISE.

Ce n’est qu’en vous taisant que vous m’allez déplaire.

LISIMON.

Mais ne pensez donc point que, prompt à m’abuser,

Je me fasse un plaisir de vous en imposer ;

Ni que trop prévenu pour ce qui m’intéresse,

Je goûte dans l’erreur une flatteuse ivresse.

Tantôt sur des soupçons assez mal affermis,

Je vous ai peint Lucrèce éprise de Damis.

Madame, ces soupçons n’en font point, je vous jure :

Le plus faible de tous est la vérité pure.

FLORISE, vivement.

Encore ! Allez, Monsieur, ce sont des faussetés.

LISIMON.

Hé ! n’est-il pas que vous vous emportez ?

FLORISE.

Elle aimerait ! Et qui ? Damis ! Quelle apparence ?

LISIMON.

Cet amour, il est vrai, choque la vraisemblance,

Sa vertu, sa fierté, son cœur si froid, si dur,

Tout y répugne, et rien cependant n’est plus sûr.

FLORISE.

Damis, pour vous flatter, se donne cette gloire.

LISIMON.

Point du tout, et d’abord il n’en voulait rien croire

Mais elle vient d’en faire un aveu sérieux

Qui doit le préserver d’un doute injurieux.

FLORISE.

Plaît-il ? Que dites-vous ?

LISIMON.

Je dis que Lucrèce

Vient de faire à Damis l’aveu de sa tendresse.

FLORISE.

Dites-moi donc aussi que vous extravaguez.

LISIMON.

Ce serait un mensonge.

FLORISE.

Ah ! vous me fatiguez.

LISIMON.

J’en suis au désespoir.

FLORISE.

Elle aurait fait paraître

Un amour prétendu !... Cela ne peut pas être.

 

 

Scène III

 

LISIMON, LUCRÈCE, FLORISE

 

LISIMON, à Lucrèce.

Madame, pardonnez si, plus que je ne dois,

J’abuse des égards que vous avez pour moi.

Florise, récusant tous les faits que j’avance,

M’impute de Damis le retour qui l’offense.

Je fais qu’en vos bontés je puis me confier.

Employez-les, de grâce, à me justifier.

Pour moi, de vos discours bannissant la contrainte,

Avec elle en ces lieux je vous laisse sans crainte ;

Et plaise au ciel qu’usant de cette liberté,

Vous prononciez l’arrêt de ma félicité.

 

 

Scène IV

 

LUCRÈCE, FLORISE

 

LUCRÈCE.

Ne m’avouerez-vous pas que c’est un homme aimable,

Florise ? En vérité je vous trouve blâmable

De ne le pas traiter avec plus de douceur,

Lui qui de vos bontés attend tout son bonheur.

FLORISE.

Craignez de mériter, en voulant le défendre,

Les bruits que, contre vous, l’ingrat ose répandre.

LUCRÈCE.

Quels bruits ? Je n’ai pas lieu de m’en formaliser ;

Et c’est à moi, ma chère, à vous désabuser.

De l’exil de Damis il vous croyait complice.

En le tirant d’erreur, je vous ai fait justice.

Souffrez que Lisimon la reçoive à son tour ;

Damis à son ami ne doit point son retour.

J’ai tout fait ; l’ordre même a passé leur attente ;

Et j’en ai des raisons dont vous serez contente.

FLORISE.

Vous m’étonnez. Suffit. Je n’y dois point entrer ;

Et ce sont des secrets que je veux ignorer.

Mais vous ne savez pas avec quelle licence

Leur indiscrétion flétrit votre innocence.

C’est un mensonge affreux, un reproche insolent,

Qui fait à votre honneur un outrage sanglant.

Madame, vous devez les forcer à se taire.

LUCRÈCE.

Parlez donc. Je verrai ce qu’il me faudra faire.

FLORISE.

Lisimon, qui se croit maintenant tout permis,

Persiste à soutenir que vous aimez Damis.

Ce n’est pas tout. Poussé par une audace extrême,

Il prétend qu’à Damis vous l’avez dit vous-même.

Hé bien ! Qu’en pensez-vous ? Ce sont-là de beaux traits !

LUCRÈCE.

Oh ! vous avez raison. Ils sont bien indiscrets.

FLORISE.

Vous répondez, Madame, avec indifférence !

LUCRÈCE.

Que voulez-vous qu’on dise en pareille occurrence ?

Puisque l’on a pris soin de vous en informer,

Il ne me reste plus qu’à vous le confirmer.

FLORISE.

À me confirmer ! Quoi, Madame ?

LUCRÈCE.

Que je l’aime ;

Oui, Damis : et qu’enfin il le sait de moi-même.

FLORISE.

Voilà donc la vertu que j’admirais en vous !

LUCRÈCE.

L’amour peut avec elle habiter parmi nous.

FLORISE.

Vous, qui contre ses feux, si longtemps prévenue...

LUCRÈCE.

Tôt ou tard il l’emporte, et mon heure est venue.

FLORISE.

Lisimon à présent me persécutera.

Sur ma folle promesse il se retranchera.

Ce n’est pas qu’en effet, pour un accord frivole,

Je me croie obligée à tenir ma parole.

Non, rien à la remplir ne pouvait m’entraîner,

Que l’exemple fatal que vous m’osez donner.

Quel parti puis-je prendre ?

LUCRÈCE.

Un parti raisonnable ;

Vous l’épouserez.

FLORISE.

Moi !

LUCRÈCE.

Rien n’est plus convenable.

À quoi sert, contre lui, cette feinte rigueur,

Qu’à tout moment condamne et dément votre cœur ?

Vous l’aimez... Plaît-il ?

FLORISE.

Mais...

LUCRÈCE.

Nous voilà quittes à quitte.

FLORISE.

Faut-il que pour cela je l’épouse au plus vite ?

LUCRÈCE.

Le plutôt vaut le mieux... Quelqu’un vient. Permettez...

FLORISE.

Adieu...

À part.

Je suis trahie, hélas ! de tous côtés.

 

 

Scène V

 

LUCRÈCE, LISETTE

 

LISETTE.

Damis me fuit, Madame ; évitez sa présence.

Dans votre cabinet, fuyez en diligence.

LUCRÈCE.

Moi ! Pourquoi donc ?

LISETTE.

Il a, dit-il, à me parler.

Il est plein d’un secret, qu’il veut me révéler.

Retirez-vous, vous dis-je.

LUCRÈCE.

Eh bien ! pour te complaire,

Je sors ; mais prends bien garde...

LISETTE.

Allez, laissez-moi faire.

 

 

Scène VI

 

LISETTE

 

Lucrèce de Damis  veut éprouver l’amour;

Mais je crois qu’elle prend un fort mauvais détour.

Il l’aime. Nous n’avons rien de plus à prétendre,

Et risquons de le perdre, en voulant trop attendre.

Je veux parer ce coup, et pour la secourir,

La forcer de parler et de se découvrir.

 

 

Scène VII

 

DAMIS, LISETTE

 

DAMIS.

Lisette, as-tu pitié de l’ennui qui me ronge ?

Vas-tu calmer le trouble où Lucrèce me plonge ?

Compte sur mes bienfaits, et pour commencer, tiens,

Voilà ma bourse, prends.

LISETTE.

Je m’en garderai bien.

Lorsqu’à vous obliger un pur zèle m’invite,

Je ne veux point, Monsieur, en perdre le mérite.

DAMIS.

Prends, te dis-je.

LISETTE.

Non pas.

DAMIS.

Il faut te contenter.

Mais envers toi bientôt je saurai m’acquitter.

Hé bien ! apprends-moi donc, sans tarder davantage,

Par quel moyen Lucrèce a su mon mariage.

LISETTE.

Sur un simple soupçon, que trop bien exprimé,

Votre embarras tantôt a d’abord confirmé ;

Et c’était un soupçon né de votre écriture.

DAMIS.

De mon écriture !

LISETTE.

Oui.

DAMIS.

Quelle étrange aventure !

Ne me trompes-tu point ? À peine je te crois.

Comment la connaît-elle ?

LISETTE.

Elle en a vu cent fois,

Quand, pour se consoler de ses démarches vaines,

Lucile lui montrait vos lettres et ses peines.

DAMIS.

Elle a connu Lucile ?

LISETTE.

Une tendre amitié,

Qu’entre elles cimentaient l’estime et la pitié,

Rendit pendant longtemps leur union parfaite.

DAMIS.

Ciel !... Où l’a-t-elle vue ?

LISETTE.

À Paris.

DAMIS.

Ah ! Lisette,

Mon malheur, je le vois, ne peut être plus grand.

Le sensible intérêt qu’en ma femme elle prend,

Les vertus de Lucile en butte à mes caprices,

Toutes mes cruautés, toutes mes injustices,

Contre moi de Lucrèce excitent la fureur,

Et je dois à ses yeux être un objet d’horreur.

LISETTE.

Non, non ; elle vous plaint, et vous estime, même

Vous dirai-je encore plus, Monsieur ? Elle vous aime.

Ses transports, ses discours m’empêchent d’en douter.

DAMIS.

Il est vrai qu’elle-même a daigné m’en flatter.

LISETTE.

Vous avez son aveu ?

DAMIS.

La charmante Lucrèce

D’un secret mouvement n’a pas été maîtresse.

LISETTE.

Vous le voyez, Monsieur ; je dis la vérité.

DAMIS.

Hé ! quel sera le fruit de ma félicité ?...

Dans quel état, enfin, as-tu laissé Lucile ?

Parlait-elle de moi ? Vivait-elle tranquille ?

LISETTE

Votre épouse, Monsieur, pour le dire entre nous,

Chagrine, mais pourtant sans se plaindre de vous,

Accusant de ses maux sa seule destinée,

Consumait en langueur sa vie infortunée.

DAMIS.

Malheureux ! J’en ai seul empoisonné le cours,

Et ma rigueur, peut-être, a retranché des jours

Qu’à présent je voudrais racheter de ma vie.

Cependant à l’Amour mon âme est asservie,

Et je sens, à la voix de ce cruel vainqueur,

Un espoir séduisant s’élever dans mon cœur.

Ah ! lorsque j’envisage un destin si bizarre,

Que je suis criminel ! et combien je m’égare !

Que faire ?... C’est, Lisette, à toi que j’ai recours.

Donne-moi des conseils, prête-moi tes secours.

Que la compassion pour moi te sollicite.

Sauve-moi de l’abîme où je me précipite.

Pour tâcher d’étouffer mon amoureuse ardeur,

L’espoir que je conçois, mon crime et mon erreur ;

Dis-moi, fais-moi sentir que, quand par l’hyménée

Ma main ne serait plus désormais enchaînée,

Lucrèce à mes désirs refuserait sa foi,

Et n’épouserait pas un monstre tel que moi.

Parle, ta cruauté me devient nécessaire.

LISETTE.

Puisque vous l’ordonnez, je dois être sincère.

Quand Lucile, en effet, Monsieur, ne vivrait plus,

Non, vous ne formeriez que des vœux superflus ;

Et loin qu’à votre amour sa mort fût favorable,

Votre sort en serait encore plus déplorable.

Je vais vous révéler un important secret.

Prête à vous chagriner, je m’explique à regret.

Vous le voulez, c’est vous qui m’en avez priée.

DAMIS.

Achève, enfin.

LISETTE.

Lucrèce...

DAMIS.

Hé bien ?

LISETTE.

Est mariée.

DAMIS.

Juste ciel !... À ce coup me sera-t-il attendu ?

Ah ! tu m’as mieux servi que je n’ai prétendu.

Ce revers me confond, m’accable, et le remède

Est aussi violent que le mal qui m’obsède.

Mais quel secret motif, qu’on peut lui reprocher,

Sous un titre trompeur la force à se cacher ?

LISETTE.

Une raison, dont seule elle peut vous instruire,

Et qu’un devoir sacré me défend de vous dire.

J’ai trop parlé, peut-être. Il n’importe. En tout cas,

Vous en profiterez ; mais ne me nommez pas.

De vos bontés, Monsieur, j’attends cette justice,

Pour prix de mon ardeur à vous rendre service.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

DAMIS

 

Lucrèce est mariée, et m’aime ! Je souffrais,

Parce que je le suis, et que je l’adorais.

Confus, triste, agité d’une frayeur mortelle,

Je ne levais les yeux qu’à peine devant elle.

Oh ! j’ai tort maintenant de me désespérer.

Tout a changé de face, et je puis respirer.

Au milieu du dépit, dont mon âme est la proie,

Je sens un mouvement de plaisir et de joie...

Marmonnant.

Mais Lucrèce à propos se présente à mes yeux.

Je vais donc pour toujours lui faire mes adieux.

 

 

Scène IX

 

DAMIS, LUCRÈCE

 

DAMIS.

Avant qu’à mon égard votre bonté ne se lasse,

Puis-je de vous, Madame, obtenir une grâce ?

Vous savez à quel prix, regardé comme loi,

Tantôt pour Lisimon Florise a mis sa foi.

Daignez devant tous deux me confirmer encore

Le généreux penchant dont votre cœur m’honore.

Ce n’est pas que le mien cherche avec vanité

Des témoins d’un bonheur qu’il n’a pas mérité.

Non, faites seulement que l’hymen les unisse,

Et laissez-moi le soin de me rendre justice.

LUCRÈCE.

La vérité, mes vœux, leur bonheur, nos plaisirs,

Tout répond sur ce point à vos justes désirs ;

Et me voilà, Monsieur, prête à leur faire entendre

Que je brûle pour vous de l’amour le plus tendre.

DAMIS.

Vous remplirez ainsi mes souhaits les plus doux.

C’est tout ce que j’attends, pour m’éloigner de vous.

LUCRÈCE.

Vous partez ?

DAMIS.

Pour vouloir conserver votre estime,

C’est la loi que m’impose un hymen légitime.

Je vous en vois instruite, et ne puis le nier.

J’ai même là-dessus à vous remercier.

Mon amour criminel, vos reproches utiles,

D’un heureux changement font les premiers mobiles ;

Et je vais, dans les bras de mon épouse en pleurs,

Finir mes cruautés, et calmer ses douleurs.

LUCRÈCE.

Je ne sais quel dessein votre cœur se propose ;

Mais à votre départ, moi, Monsieur, je m’oppose.

DAMIS.

Vous voulez m’arrêter ?

LUCRÈCE.

Ah ! de tout mon pouvoir.

DAMIS.

Vous prétendez combattre et trahir mon devoir ?

J’espérais, en suivant la vertu qui m’inspire,

Que sur vous mon exemple aurait eu plus d’empire.

Vous voyez quel parti j’oppose à mon erreur.

Il est vrai, je vous aime, et même avec fureur.

Mais, quoique plein encore de l’ardeur qui m’enflamme,

Je vous laisse, en partant, mon cœur et mon âme ;

Frappé de tant de coups, sans en être abattu,

J’écoute cependant les cris de la Vertu.

Et vous qui, la prenant pour unique modèle,

Sûtes toujours lui rendre un culte si fidèle,

Lorsque vous vous livrez à votre amour pour moi,

Que vous me le peignez, que vous tentez ma foi,

Interdite, craintive, et presque humiliée,

Madame, qui l’eût cru ?...vous êtes mariée.

LUCRÈCE.

Qui vous a fait, Monsieur, un semblable rapport ?

DAMIS.

Vous ne m’avez point dit par quel secret ressort

Vous avez en ce jour appris mon mariage.

Ne m’en demandez pas, de grâce, davantage.

Mais me soutiendrez-vous que je suis mal instruit ?

Ce récit est-il vrai ? Parlez. Est-ce un faux bruit ?

LUCRÈCE.

La vérité par moi ne peut être niée.

Oui, Monsieur, je conviens que je suis mariée.

DAMIS.

Vous l’avouez sans honte et sans saisissement !

Ma surprise, Madame, augmente à tout moment.

LUCRÈCE.

Si vous saviez, Monsieur, à quel sort déplorable

M’a livrée un époux cruel, inexorable !...

DAMIS.

Peut-on l’être pour vous ?

LUCRÈCE.

Et combien ses rigueurs

M’ont coûté de tourments, de soupirs et de pleurs !

DAMIS.

Le courroux règne donc dans son âme offensée ?

LUCRÈCE.

Moi, l’offenser ! Jamais je n’en eus la pensée.

DAMIS.

Quel sujet envers vous le rend si criminel ?

LUCRÈCE.

L’impitoyable arrêt d’un divorcé éternel.

DAMIS.

Et quel prétexte, enfin, causa cette injustice ?

LUCRÈCE.

Ses voyages, d’abord ; ensuite son caprice.

DAMIS.

Depuis quand séparés ?

LUCRÈCE.

Quand je reçus sa main,

J’avais douze ans...

DAMIS.

Douze ans !

LUCRÈCE.

Et dès le lendemain

Il partit, et depuis...

DAMIS.

Qu’entends-je ?... En quelle ville ?

LUCRÈCE.

À Paris.

DAMIS.

Ciel !... Son nom ?

LUCRÈCE.

Dorimon.

DAMIS.

Ah ! Lucile !

LUCRÈCE.

Cher époux !

DAMIS.

Mon bonheur a passé mes désirs.

LUCRÈCE.

Mes chagrins aujourd’hui cèdent à mes plaisirs.

 

 

Scène X

 

DAMIS, LISIMON, LUCRÈCE, FLORISE, LISETTE

 

DAMIS.

Enfin j’ai surmonté la fortune jalouse,

Lisimon ; je triomphe, et voilà mon épouse.

LISIMON.

Est-il possible ? Ô ciel ! Votre félicité

Redouble le bonheur dont je me suis flatté.

FLORISE, à Lucrèce.

Vous épousez Monsieur !

LISETTE.

Il n’est pas nécessaire.

Depuis plus de quinze ans ils ont conclu l’affaire.

FLORISE.

Comment ?

LUCRÈCE.

J’avais, Florise, un époux ; et c’est lui.

Le Sort, sous d’autres noms, nous rejoint aujourd’hui.

LISIMON, à Florise.

C’est à nous que convient cette cérémonie.

FLORISE.

Lucrèce par l’hymen à Damis est unie !

Ceci change la thèse, et notre accord est nul.

Leur amour est compté pour rien.

LISIMON.

Mauvais calcul.

Cet amour fait pour moi, parce qu’il est plus rare.

LUCRÈCE, à Florise.

Rendez-vous.

FLORISE.

Je ne peux.

LISIMON.

Le refus est bizarre.

DAMIS, à Florise.

Satisfaites nos vœux.

LISIMON.

Vous me devez la foi.

LUCRÈCE.

Finissez.

FLORISE, tendant la main à Lisimon.

Je vois trop que tout est contre moi.

Je ne me rends pourtant que parce que je l’aime.

LISIMON.

Cet aveu met le comble à mon bonheur extrême.

Allons donc, et prenons pour modèle, en ce jour,

Deux époux réunis par les mains de l’Amour.


[1] C’est celui que doit avoir l’opinion de l’Auteur du Pour et Contre qui dit que mon Achille à Scyros est une traduction.

[2] C’est ce que j’ai fait dans le Consentement forcé.

[3] Rousseau.

[4] C’est ainsi que je la donne dans cette Édition ; mais avec des changements et des corrections considérables.

[5] Aristote, dans sa Poétique.

[6] Dacier dans ses Commentaires sur la Poétique d’Aristote.

[7] Dans son Maximien, déjà traité par Th. Corneille.

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