Les Malefilâtre (Georges de PORTO-RICHE)
Comédie en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Renaissance, le 28 avril 1904.
Personnages
PHILIPPE
MALEFILÂTRE, père de Gratien et de Philippe
LELIÈVRE, maire de Bargeville
GRATIEN
CORNET, garde-champêtre
JACQUELINE, femme de Philippe
CHARLOTTE, femme de Gratien
ROSALIE, mère de Philippe et de Gratien
ROSINE, enfant de Charlotte
ROSETTE, enfant de Charlotte
GENDARMES
PAYSANS
MARINS, etc.
De nos jours, à Bargeville, au bord de la mer.
À MARCEL DE PORTO-RICHE
Mon cher Marcel,
Je te dédie ce drame un peu sommaire, que j’ai composé en quelques jours pour obliger une direction. Il fut bâti, écrit et joué en moins de trois semaines ; je l’ai presque livré page par page, comme un article de journal ; à peine en ai-je vu une répétition.
Tel qu’il est, avec ses défauts et malgré le voisinage d’Amoureuse, il a fort bien réussi. Mais, je peux l’avouer, jamais aventure ne m’a fait plus peur.
Ton père et ton ami,
G de P.-R.
ACTE I
Un atelier de menuiserie. Établis, outils, étaux, planches, copeaux. Une enclume ; à côté, une forge portative encore allumée. Dans un enfoncement de la muraille... un banc sur lequel Jacqueline et Rosalie sont assises. Jacqueline garnit de fleurs un chapeau Rosalie raccommode des bas de laine noire. Rosine, sur un tabouret, aux pieds de Rosalie, feuillette un livre de classe. Gratien travaille à une roue. Malefilâtre rabote une planche Rosette aide son grand-père, qui est manchot. Une porte vitrée, en pan coupé, laisse voir une boutique d’épicerie et de mercerie communiquant à l’atelier la famille exerce deux commerces. Tout au fond, au-dessus d’une autre porte fermée seulement à hauteur d’appui, on distingue la rue, le village et la mer. Sept heures du soir, au mois d’août.
Scène première
ROSALIE, ROSINE, JACQUELINE, GRATIEN, ROSETTE, MALEFILÂTRE.
ROSALIE.
Rosine, ramasse-moi mon peloton.
ROSINE.
Voici, grand’mère.
JACQUELINE.
Mon chapeau sera joli, n’est-ce pas ?
ROSALIE.
Tu as des doigts de fée.
GRATIEN.
Elle s’entend comme une parisienne à ces bêtises-là.
La musique d’un orgue de barbarie arrive du dehors.
ROSINE, à Jacqueline.
Tante, voilà Papillon avec son orgue.
MALEFILÂTRE.
Rosette, tiens ferme, ou la planche va basculer.
ROSETTE.
Pousse, bon-papa, je suis forte.
MALEFILÂTRE.
Quelle pitié de n’avoir qu’un bras !
ROSETTE.
Je ne suis donc plus ton bras droit ?
GRATIEN.
Et tu oublies les deux miens, père.
MALEFILÂTRE.
Si seulement son frère lui ressemblait !
ROSALIE.
Allons, Malefilâtre, ne sois pas sévère, Philippe a bon cœur.
GRATIEN.
Trop peut-être.
JACQUELINE.
Bah ! ne faut pas non plus que tout le monde se ressemble dans une famille.
MALEFILÂTRE, vivement.
Tout le monde doit se ressembler dans une famille, entendez-vous ? ma bru. Tout le monde doit être de la même espèce, garder les mêmes principes, et l’honneur de chacun doit être défendu par la maison entière.
ROSALIE, à Jacqueline.
Ne crains rien, je suis pour toi.
ROSINE.
C’est la polka, tante, fais-nous danser comme hier.
JACQUELINE.
Une autre fois, il y a trop de copeaux.
ROSETTE.
Viens dans la rue alors.
JACQUELINE.
Non, je ne suis pas habillée.
ROSALIE.
Tu peux bien sauter un peu, voyons.
Jacqueline, Rosette et Rosine dansent.
MALEFILÂTRE.
Ma planche est à la mesure. Assez travaillé pour aujourd’hui.
Il sort et passe dans le magasin.
JACQUELINE.
Pas si vite, vous allez tomber.
ROSETTE.
Plus vite, plus vite.
ROSINE, à Gratien.
Ôte-toi de là, papa.
GRATIEN, sortant.
Je manque de boulons ; si le père me demande, je suis chez Goumy.
ROSETTE.
Encore, encore.
JACQUELINE.
Non, reposez-vous.
MALEFILÂTRE, du fond.
Eh ! la mère, on te réclame au magasin.
ROSALIE.
Bon.
ROSINE.
Tu ne veux pas recommencer ?
JACQUELINE.
Voilà deux sous. Porte-les à Papillon.
ROSETTE.
Et moi ? Je ne lui porte rien ?
JACQUELINE.
En voilà deux aussi.
Seule, se regardant à une petite glace de poche tandis que les enfants sortent en commit.
Oh ! je suis toute rouge...
Scène II
JACQUELINE, CHARLOTTE
CHARLOTTE, du fond, avec aigreur.
Où sont les petites ?
JACQUELINE.
Elles sont en train de donner deux sous à Papillon.
CHARLOTTE.
Deux sous chacune ?
JACQUELINE.
Oui.
CHARLOTTE.
Qu’est-ce qui les a déboursés, ces quatre sous ?
JACQUELINE.
Moi.
CHARLOTTE.
Ton argent t’embarrasse donc beaucoup ? Tu rendras mes enfants dépensières avec ta générosité...
JACQUELINE.
Ou je les rendrai pitoyables.
CHARLOTTE.
On voit bien que ton mari ne s’échine pas. Tu serais plus regardante, s’il peinait davantage.
JACQUELINE.
Philippe travaille autant que les compagnons.
CHARLOTTE.
Depuis un mois.
JACQUELINE.
Il gagne sa vie comme Gratien.
CHARLOTTE.
Et tout son gain passe en robes et en chapeaux.
JACQUELINE.
Que veux-tu ? Il aime que je sois jolie.
CHARLOTTE.
Pour les autres.
ROSETTE, du dehors.
Maman, maman.
Charlotte sort.
Scène III
JACQUELINE, LELIÈVRE
LELIÈVRE, du dehors.
Madame Malefilâtre, est-ce que Philippe est sorti ?
JACQUELINE.
Mon mari est en ville, monsieur le maire.
LELIÈVRE.
Ah !
JACQUELINE.
Mais vous pouvez entrer tout de même.
LELIÈVRE, entrant.
Je ne vous dérange pas ?
JACQUELINE.
Çà dépend.
LELIÈVRE.
Quelle chance pour un homme d’âge de se trouver en tête à tête avec une si jolie personne !
JACQUELINE.
Taisez-vous, monsieur Lelièvre, vous allez encore m’embarrasser.
LELIÈVRE.
Chaque fois que je vous parle d’une certaine façon ou que mon regard s’appuie sur le vôtre, vous avez l’air de ne pas comprendre.
JACQUELINE.
Je suis la femme de Philippe. Et c’est vous qui m’avez mariée, monsieur le maire.
LELIÈVRE.
La loi n’empêchait pas vos amoureux de vous serrer la taille, avant-hier.
JACQUELINE.
À la fête de Cricquebœuf ?
LELIÈVRE.
Oui.
JACQUELINE.
Mes amoureux étaient plus jeunes que vous, voilà l’explication.
LELIÈVRE.
Le petit Coutet, surtout.
JACQUELINE.
Je préfère le fils à Lamidey.
LELIÈVRE.
Vous ne faisiez pas non plus la dégoûtée avec Grainville.
JACQUELINE.
Comme il cause bien !
LELIÈVRE.
Moi aussi.
JACQUELINE.
Mais vous, vous ne dansez plus.
LELIÈVRE.
Alors, vous me trouvez ridicule ?
JACQUELINE.
Dame, si vous pensez à ces choses-là.
LELIÈVRE.
Quelle autre idée pourrait-on avoir auprès de vous ?
JACQUELINE.
Vous m’offensez, monsieur Lelièvre. C’est mal à vous de profiter de l’absence de mon mari.
LELIÈVRE, prêt à sortir.
Eh bien je reviendrai quand il sera là.
JACQUELINE.
La conversation sera encore plus difficile.
LELIÈVRE, malicieusement.
Ce ne sera pas la même, mon enfant.
Il sort.
Scène IV
JACQUELINE, PHILIPPE
Philippe entre par une porte de côte, des planches sur l’épaule, la pipe a la bouche. Jacqueline au fond, est en train de farce des pieds de nez a Lelièvre.
JACQUELINE, seule encore.
Ce petit bout de femme ne sera pas pour toi, mon vieux.
PHILIPPE.
À qui fais-tu des pieds de nez ?
JACQUELINE.
Au père Lelièvre, qui sort d’ici.
PHILIPPE.
Il t’a encore dit des bêtises ?
JACQUELINE.
Toujours.
PHILIPPE.
Qu’est-ce qu’il vient faire chez nous, ce paillard-là ?
JACQUELINE.
Il doit avoir besoin de te parler.
PHILIPPE.
À moi ?
JACQUELINE.
Il va revenir.
PHILIPPE.
Il ne t’a rien expliqué ?
JACQUELINE.
Il a préféré m’entretenir d’autre chose.
PHILIPPE.
Il se fera casser les reins, s’il continue.
JACQUELINE.
Laisse-le donc roucouler, Un vieux, çà n’a pas d’importance.
PHILIPPE.
Ah ! je devine le motif de sa visite. Madame Cornu m’a menacé du juge de paix si je ne payais pas tout de suite ton corsage. Le père Lelièvre n’est pas méchant homme au fond, et il veut peut-être nous épargner des tracas.
JACQUELINE.
Pourquoi ne demandes-tu pas l’argent à ta mère ?
PHILIPPE.
Je n’ose pas. Elle ne dit jamais non.
JACQUELINE.
Tu as fait une bonne journée ?
PHILIPPE.
On a été raisonnable ?
JACQUELINE.
Pour sûr.
PHILIPPE.
Tu n as pas lu trop de romans ?
JACQUELINE.
Pas même un chapitre.
PHILIPPE.
On ne t’a pas lancé de méchancetés ?
JACQUELINE.
Ni plus ni moins qu’à l’ordinaire.
Un silence.
PHILIPPE.
Je n’aime pas que tu fasses des blagues sur le seuil, comme tout à l’heure. Tu donnes prise à la médisance. Si les Dubos t’ont aperçue de leur boutique, demain on ira encore clabauder partout que lu as de mauvaises façons.
JACQUELINE, plaisantant.
Quitte-moi alors.
PHILIPPE.
Sais-tu ce que Boudeseuil m’a glissé tantôt dans l’oreille, chez madame Aumont où je travaille avec lui ?
JACQUELINE.
Quoi ?
PHILIPPE.
Rien.
JACQUELINE.
Eh bien ! Tant mieux.
PHILIPPE.
Il paraît que dimanche, à la Saint-Martin, le petit Coutet n’a pas quitté tes jupes d’une semelle.
JACQUELINE.
Je peux bien m’amuser pendant que tu t’absentes.
PHILIPPE.
Il faut donc toujours qu’on te courtise ?
JACQUELINE.
Je suis ravie, lorsqu’on s’occupe de moi mais je suis encore plus contente, quand c’est mon mari qui me cajole.
PHILIPPE.
Un peu plus, et Boudeseuil allait me dire que tu étais rentrée toute seule avec l’autre à Bargeville. Heureusement que je suis venu te chercher et que je n’accepterai pas une pareille calomnie
JACQUELINE.
Tu vois toi-même comme on est malicieux !
Un silence.
PHILIPPE.
C’est égal, tu devrais surveiller ton langage et fringuer un peu moins.
JACQUELINE.
Tu ne veux plus que je sois gaie ? J’aime rire, moi.
PHILIPPE.
Ils sont si méchants, tous ces gens-là ; sans compter que mes fautes passées nous ont mis sous leur coupe.
JACQUELINE.
Pour le quart d’heure.
PHILIPPE.
Tu ne grandiras donc jamais, ma petite gosse ?
JACQUELINE.
Je ne suis pas pressée.
PHILIPPE.
Mais tu es mariée, Seigneur Dieu ! songes-y davantage. Tu portes, depuis trois ans, le nom des Malefilâtre. Je te demande de ne plus te montrer avec les autres. Et si tu tiens à notre réputation, tu changeras ta mise.
JACQUELINE.
M’enlaidir ?
PHILIPPE.
Oui. Tu t’habilleras plus modestement. Tuas toujours des corsages trop ouverts.
JACQUELINE.
Donne-moi la broche que tu m’as promise, et je fermerai ma guimpe avec.
PHILIPPE.
De quelle broche parles-tu ?
JACQUELINE.
Tu sais bien, cette belle médaille en argent que nous avons regardée ensemble, près de la poste ?
PHILIPPE.
À la devanture de Baudère ?
JACQUELINE.
Oui.
PHILIPPE.
Tu ne penses qu’à ta parure.
JACQUELINE.
Dame...
PHILIPPE.
Alors, ce sont les ennemis qui ont raison ?
JACQUELINE.
Ne dis pas ça.
PHILIPPE.
En attendant, je m’épuise à te défendre, et tout au fond du cœur, je suis de l’avis de ceux qui t’attaquent. Je suis découragé. Comment faire pour t’amender ?
JACQUELINE.
Eh bien, il faut me gronder encore, ce soir, demain, sans cesse ; mais tendrement, comme aujourd’hui, et m’accorder le plus d’heures que tu peux. Il ne faut pas me quitter une minute de la journée, il faut me câliner de temps en temps, et me faire des petits signes pendant que tu rabotes. Je ne sais pas rester toute seule je me détache, je me sens un tas de défauts, quand tu n’es pas là.
PHILIPPE.
Tu me fais peur.
JACQUELINE.
Ne crains rien.
PHILIPPE.
N’empêche que désormais je ne travaillerai plus en ville, je ne bouge plus de l’atelier.
JACQUELINE.
Oh ! que je suis contente !
PHILIPPE.
Et je vais le déclarer au père.
JACQUELINE.
Merci.
PHILIPPE.
J’amaigrirai mes pièces de bois, et tu raccommoderas le linge sur ce banc, sans souffler mot.
JACQUELINE.
Je serai ta servante fidèle... J’ai ta promesse ?
PHILIPPE.
Parole de païen... Oh ! le magnifique petit chapeau
JACQUELINE.
C’est mon ouvrage.
PHILIPPE, maniant le chapeau.
Le jardin est moins bien arrangé.
JACQUELINE.
Tu ne me réprimandes pas ?
PHILIPPE.
Il est trop réussi pour que je te fasse de la morale. Dis donc, Jacqueline ? Tes cheveux blonds en supportaient un pareil, le jour où je t’ai rencontrée sur le vieux port de Honfleur.
JACQUELINE.
Il y a trois ans.
PHILIPPE.
Quatre à la Chandeleur.
JACQUELINE.
Tu n’étais pas si gras alors.
PHILIPPE.
J’avais pâti.
JACQUELINE.
Je me rappelle la misère de ton visage, tes joues étaient creuses, tes yeux plus brillants.
PHILIPPE.
Et quels pauvres habits !... Je débarquais du Havre. J’étais encore fâché avec les parents, mais je revenais quand même au pays. Je rentrais après avoir roulé de ville en ville, de Rouen à Calais, de Calais à Dunkerque. J’avais travaillé dans cinquante endroits et dans pas un seul. Ce que j’ai pu me battre dans les cabarets et les réunions publiques ! J’avais plusieurs années de malchance sur le dos, quand je t’ai rencontrée. J’étais bien malheureux, ma petite.
JACQUELINE.
Çà m’a plu.
PHILIPPE.
Tiens ! Tu es gaspilleuse et tu es légère. Tu es fainéante et probablement menteuse, mais tes caresses me consolent de tes défauts, et je déteste tous ceux qui ne t’aiment pas !
Scène V
JACQUELINE, PHILIPPE, ROSALIE, puis GRATIEN
ROSALIE, à Philippe.
Te voilà revenu, mon garçon ?
PHILIPPE, l’embrassant.
Bonjour, maman.
ROSALIE.
Tu es encore entré chez Hourtoulle ?
PHILIPPE.
Non.
ROSALIE.
Tu sens le café.
PHILIPPE.
Je m’y suis arrêté deux minutes avec les camarades.
ROSALIE.
Tu as eu tort.
GRATIEN.
Est-ce que tu as fini au château ?
PHILIPPE.
Il reste encore une cloison à poser, mais je ne retournerai plus chez madame Aumont.
ROSALIE.
Est-ce qu’on t’a fait des misères ?
PHILIPPE.
Ça m’ennuie de me trimballer. Je préfère travailler à la maison, penché sur l’établi, avec la petite sous la main.
GRATIEN.
À ton aise. Demain j’irai à ta place à la Tourelle normande.
PHILIPPE.
Merci.
ROSALIE.
Jacqueline, les Bardot soupent ce soir avec nous. Va donc au jardin me couper quatre ou cinq artichauts.
JACQUELINE.
Oui, mère.
ROSALIE.
Le panier est derrière toi.
PHILIPPE, bas à Gratien.
J’ai besoin de dix francs. Gratien, pourrais-tu me les prêter ?
GRATIEN.
Tu veux encore faire un cadeau à Jacqueline ?
PHILIPPE.
Ne me questionne pas.
GRATIEN.
Voici, mais pas un mot à ma femme.
PHILIPPE.
À personne.
GRATIEN.
Maman. Viens par ici.
PHILIPPE, bas à Jacqueline.
Tiens.
JACQUELINE.
Dix francs ?
GRATIEN, à Rosalie.
J’ai besoin de toi pour inscrire des heures.
ROSALIE.
Tu as la plume ?
Ils s’installent à une table.
JACQUELINE, bas à Philippe.
Dix francs !
PHILIPPE.
Pour ta broche.
JACQUELINE.
Je vais l’acheter tout de suite.
PHILIPPE.
File.
JACQUELINE.
Tu es vraiment gentil.
Elle s’échappe par une porte de côté, le panier à son bras.
Scène VI
PHILIPPE, ROSALIE, GRATIEN
ROSALIE.
Combien a-t-on fait d’heures chez la baronne de Raunay ?
GRATIEN.
Huit hier.
PHILIPPE.
Et cinq vendredi.
GRATIEN, à Rosalie.
Serre dans le grand porte-monnaie ces deux cent vingt francs.
ROSALIE.
D’où proviennent-ils ?
GRATIEN.
De monsieur Thévenin.
ROSALIE.
Il a enfin payé !
GRATIEN.
J’ai tenu bon, et le bonhomme s’est exécuté.
ROSALIE.
Au moins, toi, tu t’entends au commerce.
PHILIPPE.
Et moi ?
ROSALIE.
Toi, tu n’es pas un vrai normand, tu aimes trop la lecture.
PHILIPPE.
Puisqu’on remue de l’or, j’en voudrais bien un peu.
ROSALIE.
Tu as touché ta dernière semaine avant-hier, mon garçon.
PHILIPPE.
La dernière, oui, mais pas celle qui commence.
GRATIEN.
Ni les autres qui suivront.
ROSALIE.
Laisse-nous terminer, mon garçon, on verra.
Elle l’embrasse.
GRATIEN.
Mange-le de baisers, ton préféré.
ROSALIE.
Je n’ai pas de préférence.
GRATIEN, incrédule.
Çà !
Scène VII
PHILIPPE, ROSALIE, GRATIEN, CHARLOTTE
CHARLOTTE.
Qu’est-ce que çà signifie, beau-frère ? Une des petites me rapporte que monsieur Lelièvre est venu tout à l’heure, pendant votre absence.
PHILIPPE.
Puisque je n’étais pas là, je ne peux pas le savoir. Allez lui demander.
GRATIEN.
Tu n’as pas besoin de la brusquer.
CHARLOTTE.
Ce genre de visites me déplaît, à moi.
PHILIPPE.
Mêlez-vous donc de vos affaires.
ROSALIE.
Tes affaires sont les nôtres, mon enfant.
GRATIEN.
Tu as frayé avec de si mauvais gars qu’elle est peut-être en droit de s’inquiéter.
PHILIPPE.
Le maire n’est pas le juge d’instruction, sapristi.
ROSALIE, soucieuse.
Qu’as-tu fait de ce Renaud que tu ne quittais pas au moment de la grève du Havre ? Tu n’en parles plus.
PHILIPPE.
Je déteste les questions.
CHARLOTTE.
Pourvu que ce communard ne nous amène pas d’ennuis !
PHILIPPE.
Quel est donc ce vacarme dans la rue ?
Tumulte sur le seuil de la porte. Gendarmes, paysans, marins, enfants.
Scène VIII
PHILIPPE, ROSALIE, GRATIEN, CHARLOTTE, ROSETTE, MALEFILÂTRE, LELIÈVRE, CORNET, ROSINE
ROSETTE.
Maman, maman, voici monsieur Lelièvre avec le garde-champêtre.
GRATIEN.
Un gendarme à notre porte, qu’est-ce que ça veut dire ?
CHARLOTTE.
Je savais bien qu’un malheur se préparait.
MALEFILÂTRE, entrant.
Une descente de justice ? tonnerre de Dieu !
PHILIPPE, avec colère.
S’ils franchissent le seuil, je ne réponds de rien.
ROSALIE.
Philippe, sois prudent.
CHARLOTTE.
Nous voilà tarés dans le pays.
LELIÈVRE.
Mes amis, je vous demande pardon de la triste mission que j’ai à remplir.
ROSALIE.
Vous venez arrêter quelqu’un de chez nous, monsieur le maire ?
LELIÈVRE.
Ne t’effare pas, Rosalie, il s’agit d’une simple perquisition.
MALEFILÂTRE.
Une perquisition ? Est-ce que tu es détraqué par hasard, père Lelièvre ?
LELIÈVRE.
Malefilâtre, je représente la justice.
PHILIPPE.
Eh bien elle est belle.
MALEFILÂTRE, hors de lui.
Je ne cache aucun papier condamnable, et je te défends de toucher à mes meubles.
LELIÈVRE.
Je vous requiers de me laisser instrumenter et de m’écouter en silence. D’ailleurs, sache-le, Malefilâtre, l’ordre dont je suis porteur ne vise pas ta personne.
CORNET.
Il touche un de tes fils.
GRATIEN.
Ce n’est pas moi, je suppose ?
LELIÈVRE.
C’est Philippe.
CHARLOTTE.
J’en étais sûre.
MALEFILÂTRE.
Que ton ordre vise Philippe ou Gratien, peu m’importe. Je suis le maître de la maison et je n’entends pas qu’on fouille dans mes affaires.
LELIÈVRE, solennel.
J’ai le droit d’user de tous les moyens nécessaires à la manifestation de la vérité.
PHILIPPE.
La justice et la vérité, çà fait deux.
CORNET.
Obtempérez, voyons, la boite n’est pas grande, et vous serez débarrassés en cinq minutes.
MALEFILÂTRE.
Je refuse.
PHILIPPE.
Non.
Philippe, Gratien et Malefilâtre entourent Lelièvre et le menacent du poing.
MALEFILÂTRE.
D’abord, Lelièvre usurpe un rôle qui n’est pas le sien.
CORNET.
Obtempérez.
GRATIEN.
Le père a raison, une besogne aussi méchante n’entre pas dans vos attributions, monsieur le maire.
PHILIPPE.
Vous n’êtes pas commissaire de police ni officier de gendarmerie, que je sache.
LELIÈVRE.
Vous ignorez la loi, mes enfants. En ma qualité de maire et en vertu d’une commission rogatoire, je suis investi provisoirement de pouvoirs judiciaires.
PHILIPPE.
Prouvez-le.
LELIÈVRE, montrant une lettre à Philippe.
Voici le mandat de perquisition délivré par le juge d’instruction de Pont-l’Évêque.
PHILIPPE.
L’ordre est en règle.
LELIÈVRE.
Maintenant que nous sommes d’accord, procédons à l’opération.
MALEFILÂTRE.
Tu n’entreras pas dans les chambres
CORNET.
Si vous contrariez l’action de la justice, je vous dresse procès-verbal.
ROSALIE.
Soumets-toi, père.
MALEFILÂTRE.
Soit.
LELIÈVRE, à Cornet.
Instrumentons.
PHILIPPE.
Une minute encore. Puis-je savoir auparavant le motif de cette visite domiciliaire ?
LELIÈVRE.
J’ai le devoir de t’en instruire.
GRATIEN.
Il s’en va temps.
LELIÈVRE.
On a arrêté la semaine dernière à Dunkerque, pour faits de grèves, un certain Renaud qui a déjà eu maille à partir avec la justice, et dont tu es l’ami, paraît-il.
PHILIPPE.
Je n’en rougis pas.
CHARLOTTE.
L’effronté !
LELIÈVRE.
L’instruction a établi que le prévenu a été recueilli et caché par toi dans cette maison, il y a environ dix-huit mois.
PHILIPPE.
J’en conviens.
CHARLOTTE.
Quel toupet !
LELIÈVRE.
Tu ne seras donc plus étonné si je suis chargé de rechercher et de saisir tous les papiers politiques de cet homme, que tu peux avoir gardés en ta possession.
PHILIPPE.
J’ai perdu Renaud de vue depuis un an. Et je vous défie de trouver une seule lettre de lui dans mon armoire. Ma chambre est là. Voici mes clés.
Il jette ses clés sur une table.
LELIÈVRE, à Cornet, après avoir pris les clés.
Commençons par le bas.
Lelièvre et Cornet, escortés de presque toute la famille, se dirigent vers le fond. On ouvre les meubles, on inspecte les tiroirs.
MALEFILÂTRE, bas à Philippe.
Alors, canaille, tu as osé abriter un gredin sous mon toit ?
PHILIPPE.
C’était un camarade.
MALEFILÂTRE.
Nom de nom !
Radouci.
Tu as bien fait.
Il se mêle au groupe du fond.
LELIÈVRE, furetant dans les meubles.
Des mémoires, des factures...
GRATIEN.
Ceci est le livre de comptes.
LELIÈVRE.
Rien pour nous là-dedans.
ROSINE, bas à Rosette, désignant l’écharpe de Lelièvre.
As-tu vu ? monsieur Lelièvre a mis une ceinture de dame.
CHARLOTTE, à Philippe.
Vous n’êtes pas honteux de nous attirer des affronts pareils ?
PHILIPPE.
Ce n’est pas vous, hein ? qui cacheriez un fugitif !
CHARLOTTE.
Vous et votre femme, vous êtes des propres à rien.
PHILIPPE.
Un mot de plus, et je cogne.
LELIÈVRE.
Nous montons, Philippe, indique-moi le chemin.
ROSALIE.
Ne le suis pas, mon garçon, tu vas t’emporter.
CHARLOTTE.
Je vais vous guider, monsieur le maire.
Lelièvre et Cornet puisent dans une pièce voisine, précédés de Charlotte.
PHILIPPE.
Ma présence est nécessaire, maman.
ROSALIE.
Puisqu’ils ont tes clés, tu peux bien demeurer.
GRATIEN.
Calme-toi, je saurai te remplacer.
ROSINE, à Rosette.
Viens, Rosette.
Gratien sort, suivi de Rosette et de Rosine.
Scène IX
MALEFILÂTRE, ROSALIE, PHILIPPE, puis CHARLOTTE
MALEFILÂTRE.
Et combien de temps est-il resté à la maison, ton Renaud ?
PHILIPPE.
Une quinzaine de jours.
Désignant l’habitation.
Il entrait et sortait par la porte du verger.
ROSALIE.
Où le couchais-tu ?
PHILIPPE.
Dans la soupente. Jacqueline le nourrissait en cachette.
ROSALIE.
Comme elle a gardé le secret !
MALEFILÂTRE.
Sainte-nitouche.
Rumeurs et tapage en haut.
PHILIPPE.
Quand finiront-ils leur charivari, ces bougres-là ?
CHARLOTTE, d’une fenêtre intérieure, presque de dos.
À droite, monsieur Lelièvre, à droite.
Elle disparaît.
MALEFILÂTRE, à Philippe.
Et à quel moment, cette affaire-là ?...
PHILIPPE.
En janvier 1902... Laisse-moi les rejoindre.
ROSALIE.
Mais tu t’es absente deux ou trois fois, à cette époque ?
PHILIPPE.
Jacqueline a monté la garde.
Scène X
MALEFILÂTRE, ROSALIE, PHILIPPE, ROSETTE, puis GRATIEN, LELIÈVRE, CORNET, CHARLOTTE, ROSINE
ROSALIE, joyeuse.
Ils ne trouvent rien, grand’mère.
PHILIPPE.
En voilà un tintamarre
GRATIEN.
C’est une malle que Cornet a dénichée sous l’escalier, et qu’il roule jusqu’ici.
PHILIPPE.
Une malle ?... Ah je me souviens. Il s’agit du coffre où Jacqueline enferme ses vieux habits.
Cornet traîne la caisse au milieu de l’atelier.
LELIÈVRE.
Amène la caisse devant nous, Cornet.
MALEFILÂTRE.
Voici qu’on nous déménage maintenant.
PHILIPPE, hors de lui.
Pourquoi trimballez-vous ce coffre dans l’atelier ?
LELIÈVRE, avec autorité.
Pour en faire sauter le couvercle.
PHILIPPE.
Je vous interdis de briser cette caisse.
LELIÈVRE.
La loi me le permet.
PHILIPPE.
Et moi je le défends.
LELIÈVRE.
Veux-tu m’en donner la clé ? Impossible de l’ouvrir avec ce trousseau.
CORNET.
Nous avons essayé dix fois.
PHILIPPE.
Jacqueline est sortie, et elle a la clé dans sa poche.
ROSALIE.
Attendez son retour.
LELIÈVRE.
Je n’ai pas le temps.
PHILIPPE.
Cette caisse ne contient que des hardes sans importance. À quoi bon la maltraiter ?
LELIÈVRE.
Mon devoir me commande de fouiller dedans. Cornet, prends un ciseau.
PHILIPPE, à Cornet.
Je saurai bien t’en empêcher.
CORNET.
La rébellion est prévue et réprimée par le Code.
PHILIPPE.
Je m’en f... de ton Code.
CORNET.
Article 209.
LELIÈVRE, à Cornet.
Exécute mes ordres.
PHILIPPE, violemment à Lelièvre.
Ah ! vieux satyre ! tu viens me tracasser parce que ma femme n’a pas voulu de toi. Mais j’ai assez de poigne pour te flanquer dehors.
CORNET.
Faut-il quérir les gendarmes ?
LELIÈVRE, impassible.
De pareilles imputations ne peuvent m’atteindre.
PHILIPPE.
Voilà six mois qu’il reluque Jacqueline, et il s’imagine que je vais me laisser cocufier !
MALEFILÂTRE, à Lelièvre, avec indignation.
Tu veux nous déshonorer, cochon ?
LELIÈVRE
Malefilâtre, tu outrages un magistrat dans l’exercice de ses fonctions. Si tu récidives, je requiers contre toi.
ROSALIE.
Retire-toi. Malefilâtre, tu vas nous causer des histoires.
GRATIEN.
Maman a raison. Viens, père.
PHILIPPE, aux autres.
Suivez le père. J’ai assez de maman avec moi.
LELIÈVRE, à Philippe.
Au nom de la loi, je te somme une dernière fois de nous laisser ouvrir ce coffre.
PHILIPPE, tranquillement.
Faites.
MALEFILÂTRE, sur le seuil, prêt à sortir, d’une voix tonnante.
Saleté de loi !
L’atelier se vide peu a peu. Cornet, qui a déjà pris un ciseau sur un établi, fait sauter la serrure de la, caisse. Au moment précis où il soulève le couvercle, il ne reste présents que Philippe, Rosalie, Lelièvre et Cornet.
Scène XI
CORNET, LELIÈVRE, PHILIPPE, ROSALIE
CORNET, agenouillé devant la caisse.
Çà y est.
LELIÈVRE, fouillant dans le coffre.
Rien... Des rubans... un tas de chiffons...
PHILIPPE, goguenard.
Eh bien ?
LELIÈVRE.
Des nippes de femme. si ! des lettres.
PHILIPPE, étonné.
Ah !
LELIÈVRE, parcourant les lettres.
Et même ce que nous cherchons, je crois.
PHILIPPE.
Farceur !
LELIÈVRE.
Je comprends ta résistance.
PHILIPPE, avec colère.
Tu mens.
LELIÈVRE, tendant les lettres.
Veux-tu que je te prouve ?...
ROSALIE, d’une voix anxieuse.
Lelièvre
Un silence.
LELIÈVRE, à Philippe, s’excusant.
Non. non. je me trompe.
Avec un sourire, rejetant les lettres dans la caisse.
Ceci ne regarde pas la justice.
Rosalie referme précipitamment le coffre.
PHILIPPE, à Lelièvre.
Que signifie ton mauvais visage ?
LELIÈVRE, prêt à sortir.
Tu aurais dû réfléchir avant de calomnier mes mœurs mais je te pardonne ton incartade.
PHILIPPE, à Rosalie.
Pourquoi as-tu refermé ce coffre ?
LELIÈVRE, à Cornet.
Continuons nos investigations.
Ils disparaissent et pénètrent dans le magasin.
Scène XII
ROSALIE, PHILIPPE
ROSALIE.
N’ouvre pas cette caisse.
PHILIPPE.
Pour quelle raison ?
ROSALIE, lui barrant le chemin.
J’ai peur.
PHILIPPE.
Écarte-toi.
Il la repousse
À mon tour d’examiner ces lettres
Il rouvre le coffre.
ROSALIE.
Mon garçon !
PHILIPPE, retirant les lettres de la caisse et les parcourant.
L’écriture de Renaud ?... Sa signature... des phrases d’amour.
Poussant un cri de douleur et tombant dans les bras de Rosalie.
Ah ! maman, maman ! Il a couché avec la petite ?...
ROSALIE.
Mon enfant, mon Philippe !
PHILIPPE, avec rage.
Un homme que j’ai sauvé de la police !
ROSALIE.
La malheureuse
PHILIPPE, fou de désespoir, culbutant les meubles.
Les misérables... La coquine... Je les étranglerai.
Avec douleur, apercevant Gratien.
Gratien ! Gratien ! Si tu savais !
Il se jette en pleurant dans ses bras.
Scène XIII
ROSALIE, PHILIPPE, GRATIEN
GRATIEN.
Qu’est-ce qu’il y a ?
ROSALIE, bas à Philippe, lui poussant le coude.
Tais-toi, ne dis pas ça.
PHILIPPE, à Gratien.
Si tu savais !... Jacqueline a été la maîtresse de Renaud.
GRATIEN.
Jacqueline t’a trahi ?
PHILIPPE.
Trahi honteusement.
GRATIEN.
En es-tu bien sûr ?
PHILIPPE, désignant les lettres qu’il a jetées sur la table.
J’ai toutes les preuves. Ah ! comme vous aviez raison de la mépriser ! Comme vous aviez tous raison !
GRATIEN, pleurant aussi.
Mon pauvre petit !
ROSALIE, bas à Philippe.
Pourquoi as-tu parlé ?
PHILIPPE, sans écouter Rosalie.
J’entends se refermer la porte du jardin. C’est elle qui revient sans doute.
ROSALIE.
Je reconnais son pas.
PHILIPPE.
Allez rejoindre monsieur Lelièvre et faites-le sortir par le magasin.
ROSALIE.
Pas de violence.
PHILIPPE, résolu.
Je vais la chasser, tout simplement.
GRATIEN, gravement.
Il faut la retrancher de la famille.
PHILIPPE, avec violence.
Ah ! oui, par exemple !
Gratien et Rosalie sortent.
Scène XIV
PHILIPPE, seul, prêtant l’oreille
Ce n’est pas elle.
Il se promène avec rage, envoie dans la caisse un coup de pied qui lance celle-ci sous un meuble, puis il tombe assis à une table et pleure. Il froisse dans ses mains les lettres qu’il a trouvées. Un silence. Avec amour.
Oh ! je voudrais la voir et l’entendre encore deux minutes, sans rien lui dire, afin de ne pas perdre tout de suite mon bonheur. Tant qu’elle ne sait pas mon horrible découverte, il ne m’est pas défendu de l’aimer !
La porte s’ouvre, Jacqueline paraît. En l’entendant rentrer, le visage de Philippe exprime plus d’effroi que de colère. Il détourne la tête et prend l’attitude d’un homme qui écrit. La table devant laquelle il est assis est encore surchargée de paperasses qu’on a retirées des tiroirs au début de la perquisition.
Scène XV
JACQUELINE, PHILIPPE
Jacqueline entre joyeusement, dépose sur un meuble son panier rempli d’artichauts, puis s’approche de Philippe.
JACQUELINE, à Philippe, lui montrant une broche attachée à son corsage.
Regarde. Je viens de l’acheter. Elle est ravissante, n’est-ce pas ?
PHILIPPE, contraint.
Je la reconnais.
JACQUELINE, avec enfantillage.
C’est une véritable occasion, paraît-il, Baudère m’a raconté qu’il en avait refusé quinze francs l’autre jour.
PHILIPPE.
Pas possible ?
JACQUELINE.
Oh ! je suis bien contente et tu es bien bon.
Elle s’avance pour l’embrasser, Philippe se détourne.
Tu me tournes le dos ?
PHILIPPE.
Une seconde. Je vérifie ce compte pour maman et je n’en sors pas. Les chiffres et moi.
JACQUELINE.
Tu sais, j’ai réfléchi à ton sermon de tout à l’heure, et je suis décidée à changer.
PHILIPPE.
Çà t’est venu vite.
Haineux et subjugué tout à la fois, il se lève pour dérober l’expression de son visage, va à un meuble, prend des papiers, retourne à sa place, se rassied et se lève de nouveau.
JACQUELINE.
Ce bijou est ma dernière folie ? Je prends de bonnes résolutions, hein ? quand tu me fais des cadeaux. À partir d’à présent, je deviens avaricieuse et sage. Je ne danse plus qu’avec mon mari, et je ne porte que des corsages fermés.
Désignant son menton.
fermés jusque-là.
PHILIPPE
À la bonne heure.
JACQUELINE, tournant autour de lui.
J’ai même l’idée d’une petite robe grise avec des volants dans le bas – quelque chose de pas cher – qui réjouira tes yeux.
PHILIPPE.
Çà, j’en suis sûr.
JACQUELINE.
J’y ai pensé tout le long du chemin.
PHILIPPE.
Ne m’interromps pas.
JACQUELINE.
Achève tes calculs. Je t’expliquerai, quand tu auras terminé. Elle aura l’air un peu sévère ma robe, mais on me trouvera très jolie dedans. D’abord, on peut plaire beaucoup avec des habits honnêtes. Il y a des religieuses qu’on regarde.
PHILIPPE, assis à la table.
Et malgré tes beaux projets, tu ne seras pas fâchée qu’on te remarque.
JACQUELINE.
Non, non, je suis décidée à me corriger complètement. Je veux être tout à fait selon ton cœur. Désormais je serai tellement à ton goût que la journée, quand tu seras là, ta varlope à. la main, ou chez Dubos, en train de faire ta partie, tu seras aussi heureux que le soir quand tu me serres dans tes bras.
PHILIPPE.
Voyons.
JACQUELINE.
Tu sais ?... très fort.
PHILIPPE.
Cesse tes câlineries, ou je vais me tromper dans mon addition.
JACQUELINE.
Je m’en moque.
Elle lui arrache sa plume des mains.
PHILIPPE.
Rends-moi ma plume.
JACQUELINE, par-dessus son épaule, fredonnant.
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot.
PHILIPPE, ému.
Jacqueline !
JACQUELINE.
Ma chandelle est morte,
Je n’ai plus de feu,
Outre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu !...
Lui restituant sa plume.
Voici votre plume, monsieur, et quelque chose par-dessus le marché.
Elle l’embrasse.
PHILIPPE, bouleversé.
Jacqueline !
JACQUELINE.
Ton épaule est trop haute, je ne peux pas t’embrasser à mon aise.
PHILIPPE.
C’est ton chapeau qui t’embarrasse.
JACQUELINE.
Je l’enlève.
PHILIPPE, à part, la regardant à la dérobée.
Quel bonheur je vais perdre !
JACQUELINE, à genoux, avec effusion.
Et maintenant je continue ma déclaration.
PHILIPPE, avec effroi.
Mon compte ne sera jamais fini, si tu m’enjôles
JACQUELINE.
Je te permets de ne pas écouter. Mon Philippe, je te remercie des contentements que tu me donnes. Je te remercie de ta patience et de ta compassion infatigables.
PHILIPPE.
Tais-toi. Je m’embrouille dans mes chiffres.
JACQUELINE.
Je t’aime pour ta bonne nature, et aussi parce que je ne peux pas faire autrement. Tu es beau, robuste et savant, et je n’ai pas grand mérite à t’adorer. Oh ! comme je te voudrais chétif, incapable et sans agrément, afin de te préférer encore une fois à tous les autres ! Je regrette le temps où tu étais persécuté.
PHILIPPE, avec égarement.
Tu n’as pas l’air de mentir.
JACQUELINE.
Comment ! Tu ne sens pas que je suis de bonne foi ?
PHILIPPE, éclatant.
Mais, si tu m’aimes tant, pourquoi m’as-tu trompé ?
Il la repousse.
JACQUELINE, debout, épouvantée.
Ce n’est pas vrai
PHILIPPE, désignant les lettres.
J’ai ses lettres.
JACQUELINE.
C’est lui qui est entré dans ma chambre, une semaine où tu travaillais en campagne. Je ne voulais pas... Il m’a presque violentée.
PHILIPPE.
Tu mens. Tu as été son plaisir pendant quinze jours. Il ne t’a pas violentée tous les soirs.
JACQUELINE.
J’avais peur de lui. Ce n’est pas ma faute. Je n’ai jamais forme de desseins contre toi.
PHILIPPE.
Tu mens, tu mens. Si tu n’avais pas été sa complice, tu n’aurais pas conservé ses lettres, tu aurais refusé ses présents.
JACQUELINE.
Je n’ai plus la bague qu’il m’avait donnée.
PHILIPPE.
Parce que tu l’as perdue.
JACQUELINE.
Je ne croyais pas mal faire en l’acceptant.
PHILIPPE.
Elle ne se rend même pas compte de son vice !
JACQUELINE.
Si, si, je me repens, pardonne-moi !
PHILIPPE.
Tu vas décamper de la maison et retourner chez ton père.
JACQUELINE.
Tu me renvoies ?
PHILIPPE.
Tu n’es plus ma femme.
JACQUELINE.
Mais mon père va me chasser aussi
PHILIPPE.
Tu n’auras que ce que tu mérites.
JACQUELINE.
Que vais-je devenir ?
PHILIPPE.
Tu feras la gueuse.
JACQUELINE.
Tu veux que j’appartienne à tout le monde ?
PHILIPPE.
Quand on a eu deux hommes, on peut en avoir dix.
JACQUELINE.
Je t’en supplie, Philippe, ne me jette pas dehors. Prends plutôt un outil, et tue-moi.
PHILIPPE.
J’ai trop de cœur pour frapper une enfant. Va faire ton paquet. Moi, je vais commander la voiture.
ACTE II
Le jour baisse ; toute la famille, à l’exception de Jacqueline, est groupée au milieu de l’atelier, dans une attitude douloureuse. Malefilâtre semble accablé. Un long silence. Les uns et les autres se regardent sans avoir le désir de se parler. Philippe paraît, grave, l’air résolu. Il entre par le fond.
Scène première
MALEFILÂTRE, GRATIEN, ROSALIE, CHARLOTTE, ROSINE, ROSETTE, PHILIPPE
PHILIPPE.
Je viens de chez Morin commander la voiture.
ROSALIE.
C’est décidé ?
PHILIPPE.
Je l’expédie.
MALEFILÂTRE, embrassant Philippe.
Mon pauvre gros.
CHARLOTTE.
Philippe, j’ai toujours été si peu d’accord avec votre femme que me voilà gauche pour vous plaindre.
PHILIPPE.
Merci, Charlotte.
CHARLOTTE, à Rosette et à Rosine.
Embrassez votre oncle.
PHILIPPE, les écartant.
Tout à l’heure.
GRATIEN.
Est-ce que tu as dit à Morin d’amener sa voiture à la porte du jardin ?
PHILIPPE, nettement.
J’y ai pensé. On n’a pas besoin de savoir tous nos déshonneurs dans le pays.
MALEFILÂTRE, avec une colère sourde.
C’est déjà bien assez de la visite de Lelièvre.
PHILIPPE.
Pardonne-moi, père.
MALEFILÂTRE.
Il a dévasté la maison, le misérable, il a fouillé dans tous les tiroirs, mais il n’a rien trouvé contre un vrai Malefilâtre.
PHILIPPE.
Il a trouvé seulement les papiers de Jacqueline.
MALEFILATBE
On voit bien qu’elle n’était pas de la famille, celle-là. Si tu avais épousé une parente comme ton frère, nous ne serions pas tous si malheureux aujourd’hui.
ROSALIE.
Sois indulgent, père.
GRATIEN.
Et qu’a-t-elle répondu pour sa défense ?
PHILIPPE, avec une haine amoureuse.
À l’entendre, ce brigand aurait abusé d’elle. La menteuse ! Je me souviens qu’à l’un de mes retours à la maison, je les ai rencontrés tous les deux sur le chemin du Breuil. Ils riaient dans la campagne. D’ailleurs, elle a presque toujours faussé la vérité. Sa bouche, en dehors des baisers, ne pratique que le mensonge ; et pour un colifichet elle oublie ses serments.
MALEFILÂTRE.
Ne remâche pas ta rancune, allons.
PHILIPPE.
Elle ne s’est pas contentée d’une bague de cet homme. Il a encore fallu qu’elle lui soutirât une boucle de ceinture. Je ne lui donne pas huit jours pour se vendre à un bourgeois riche. C’est une âme perdue.
ROSALIE.
Tu exagères.
PHILIPPE.
Dieu sait si vous l’avez décriée, Charlotte. Eh bien ! elle est cent fois pire que vous ne pensez. Il n’y a que moi qui connaisse à fond sa rouerie. Allez ! je pourrais vous en fournir des armes contre elle.
CHARLOTTE.
Elle est assez punie, n’en disons plus de mal.
PHILIPPE.
Je l’exècre, je la maudis et je regrette de ne pas l’avoir assommée.
Il s’empare d’un marteau.
GRATIEN, lui ôtant le marteau des mains.
Puisque tu l’as épargnée, demeure généreux.
PHILIPPE.
La trainée !
ROSALIE.
Plus bas, Jacqueline n’est pas encore partie.
MALEFILÂTRE, moins haineux.
Jacqueline est morte ! Je défends qu’on prononce son nom.
PHILIPPE, moins haineux.
Elle est morte. Tu as raison. Mais j’éprouve le besoin de parler d’elle.
MALEFILÂTRE.
Fais comme ton père lorsqu’il eut le coude fracassé à Gravelotte. Le lendemain la pourriture s’était fichue dans ma plaie. J’ai dit au major « Coupe mon bras. » Et l’amputation faite, je n’y ai plus pensé.
PHILIPPE.
Ce n’était pas ton cœur. tu as pu vivre.
Un silence.
MALEFILÂTRE, avec bonté.
Il faut te remettre tout de suite à la besogne, mon garçon. Quand on travaille dix heures par jour, il reste peu de temps pour souffrir. PHILIPPE.
Il reste toujours les heures de la nuit, qui sont les plus douloureuses.
Un silence.
MALEFILÂTRE.
Dans ce cas, prends la mer pour quelques mois. Le pont du bateau te semblera peut-être moins triste que l’atelier.
PHILIPPE.
Je préfère ne pas quitter la maison. Oui, j’aime encore mieux ce bâtiment où elle tournait autour de moi. D’abord, rien ne me dit maintenant. Je me sens retomber dans la guigne et la fainéantise.
GRATIEN, sincèrement.
Je t’aiderai, frère. Et si le chagrin te rend lâche, je travaillerai pour toi.
CHARLOTTE.
Je vous soignerai comme une sœur, Philippe, et mes enfants seront les vôtres.
ROSALIE.
Tu me raconteras ta peine, à moi, et je la comprendrai.
PHILIPPE, fondant en larmes.
J’en ai beaucoup, maman.
Un silence.
ROSALIE.
Du courage, allons.
GRATIEN.
Je t’aime bien, frère.
CHARLOTTE.
Voyons, Philippe.
ROSINE.
Pleure pas, mon oncle.
MALEFILÂTRE.
Un peu de sang dans les veines, nom de D... ? Tu n’es donc pas un homme ?
PHILIPPE.
Maintenant que j’ai fait ce que le devoir réclamait, je peux vous le dire, je l’ai aimée de tout mon cœur.
MALEFILÂTRE.
Tu l’oublieras, que diable
PHILIPPE.
Ne l’espérez pas.
ROSALIE.
À ton âge, les chagrins ne sont pas éternels.
GRATIEN.
Il n’y a pas que cette femme au monde, heureusement. Et quand tu seras consolé, tu en aimeras une autre.
CHARLOTTE.
Nous vous choisirons une brave fille, Philippe, qui vous plaira autant et qui sera plus fidèle.
PHILIPPE.
Laissez-moi tranquille.
Importuné, Philippe change de place et va s’asseoir dans un coin. La famille s’écarte de lui. Un silence.
MALEFILÂTRE, allant à lui.
Tu veux donc y penser tout le temps ?
PHILIPPE.
Si c’est mon plaisir à moi !
MALEFILÂTRE.
Je te commande d’arrêter tes sanglots, mon garçon, et de m’essuyer ces yeux-là. Tu t’occupes trop de ton amour et pas assez de ton honneur endommagé.
PHILIPPE.
Eh mon amour m’est peut-être aussi cher que mon honneur.
MALEFILÂTRE, indigné.
Tu n’as pas honte d’exprimer des lâchetés pareilles ?
PHILIPPE, révolté.
Mais aussi, vous êtes tous à me traquer dans ma peine J’ai bien le droit, de pleurer à mon aise, nom de nom !
GRATIEN.
Ce n’est pas nous qui avons provoqué tes jérémiades.
MALEFILÂTRE.
Je ne t’empêche pas de geindre après tout.
PHILIPPE, entre les dents, presque à lui-même.
En attendant, si je n’avais pas raconté la faute de ma femme à Gratien et si dare-dare, celui-ci n’avait pas communiqué cette bonne nouvelle à toute la famille, vous ne seriez pas en ce moment témoins de ma faiblesse.
MALEFILÂTRE.
Évidemment.
PHILIPPE.
À l’heure qu’il est, je serais probablement tout seul, en train de pleurer dans ma chambre. Et mon malheur ne me paraîtrait pas si grand.
GRATIEN.
Tu es un ingrat, Philippe.
PHILIPPE.
C’est possible. N’empêche que maman avait raison de me pousser le coude, quand je me suis jeté dans tes bras tout à l’heure.
ROSALIE.
Tais-toi. Le chagrin te rend injuste.
PHILIPPE, s’animant.
On a toujours tort de raconter ses humiliations, même à ses parents.
GRATIEN.
Ce n’est pas moi qui t’ai questionné.
PHILIPPE.
Tant que le monde ne connaît pas votre déshonneur, il n’existe pas.
MALEFILÂTRE.
Pardon, il existe tout de même.
PHILIPPE.
Sans doute, mais les choses peuvent s’arranger. Le mal est réparable. Maintenant me voilà prisonnier de la confidence que je vous ai faite. Je suis bouclé.
MALEFILÂTRE.
Tant mieux pour toi, peut-être.
GRATIEN. ·
Qu’est-ce qui te travaille, au bout du compte ?
PHILIPPE, avec une fureur de faible.
Dieu m’est témoin que je ne songe pas à pardonner à ma femme ; mais je voudrais retarder son départ d’une seconde, que vous m’en empêcheriez
CHARLOTTE.
Voilà le fin mot de la chose.
PHILIPPE.
Je ne dis pas que je vais la retenir, je dis seulement que, le cas échéant, vous me feriez tous de l’opposition.
MALEFILÂTRE.
Pour sûr.
GRATIEN.
Et nous aurions rudement raison.
PHILIPPE.
Le soin de ma dignité me regarde cependant ?
MALEFILÂTRE.
Pas tout à fait.
PHILIPPE.
En vérité ?
MALEFILÂTRE.
Tu as la surveillance de ton honneur, je ne le conteste pas. Néanmoins si tu en devenais le mauvais gardien, nous aurions le devoir de le protéger, fût ce contre toi-même.
GRATIEN.
Je suis de l’avis du père.
PHILIPPE.
Elle est raide, celle-là.
MALEFILÂTRE.
Oui, contre toi-même. Car ton honneur personnel est à nous tous aussi bien qu’à toi ; car tu portes notre nom, le nom intact de ton père, de ton frère et des anciens. Et en le compromettant, tu salirais toute la famille.
PHILIPPE.
Je comprends. Mon honneur est à nous tous, mais ma souffrance est à moi seul.
MALEFILÂTRE.
Tu dois sacrifier ta souffrance à ton honneur, et à celui de la communauté.
PHILIPPE.
J’avais donc raison de dire que je n’étais plus libre.
MALEFILÂTRE, éclatant
Libre, libre ! De quoi faire ? Tu veux garder ta femme, n’est-ce pas ?
PHILIPPE.
Et si je voulais la garder ?
Jacqueline entre. Sans dire une parole, sans jeter un regard sur les Malefilâtre, elle va droit à un meuble, prend son chapeau déposé dessus et sort tranquillement. Un silence.
GRATIEN, indigné.
Elle a du toupet d’oser entrer ainsi.
PHILIPPE.
Puisque je l’ai chassée, elle peut bien prendre ses affaires.
MALEFILÂTRE.
Elle a sans doute entendu tes doléances, et elle vient te repêcher.
PHILIPPE, avec énergie.
Sa venue n’est pour rien dans ma décision.
MALEFILÂTRE, stupéfait.
Dans ta décision ?
PHILIPPE.
Oui, dans ma décision nouvelle. J’ai résolu de ne pas la renvoyer et je vais décommander la voiture.
MALEFILÂTRE, lui barrant la route.
Tu as perdu la raison !
PHILIPPE, violemment.
Je souffre trop. Je n’ai pas le courage de la quitter, et je veux qu’on lui pardonne, comme moi je lui pardonne.
MALEFILÂTRE.
Tu demandes l’impossible.
GRATIEN.
Tu as la mémoire courte.
PHILIPPE.
Oui, j’ai la mémoire courte. Mon cerceau ne garde plus aucun souvenir mauvais. Et je réclame du vôtre la même bonté. Oubliez tout ce que je vous ai raconté, tout ce que vous savez.
MALEFILÂTRE, tranquillement.
Il est trop tard, mon garçon. Maintenant nous connaissons les choses, et il ne dépend pas de nous de ne pas les savoir.
GRATIEN.
Ce qui est dit est dit.
ROSALIE.
Hélas !
CHARLOTTE.
On sait ce qu’on sait.
PHILIPPE, désespéré.
Ah comme vous justifiez bien mes appréhensions de tout à l’heure.
MALEFILÂTRE.
Rappelle-toi donc la trahison de ta femme, au lieu de gémir sur les confidences que tu as faites.
GRATIEN.
Qu’est-ce que ton bavardage, à côté de sa faute ?...
MALEFILÂTRE.
Et de sa faute ineffaçable.
PHILIPPE.
Tout s’efface avec de la pitié.
MALEFILÂTRE.
Tu te trompes. Un fait est un fait, et rien ne saurait le détruire. Tu as beau oublier l’inconduite de ta femme et j’aurais beau vouloir l’oublier, elle n’en existerait pas moins. Jacqueline n’en serait pas moins une créature indigne que tous deux nous avons le devoir, toi, de chasser ; et moi, de t aider à flanquer à la porte.
PHILIPPE, de plus en plus révolté.
Non, non, je ne jetterai pas cette petite dans la rue, mon devoir n’est pas là.
MALEFILÂTRE.
Songe à notre premier entretien, ici même, et tu sentiras mieux la nécessite de son départ. J’ai dit.
PHILIPPE.
Tu es vraiment trop dur.
MALEFILÂTRE.
Je suis conséquent.
GRATIEN.
Ne t’obstine donc pas, voyons.
PHILIPPE.
Tu penses comme le père ?
GRATIEN.
Tu le sais bien.
PHILIPPE.
Comment ! Quand tu me vois si triste, tu ne penses pas autrement ?
GRATIEN.
Ta femme n’est pas ma femme et je n’ai pas les mêmes raisons que toi de changer d’idée.
CHARLOTTE.
Ni moi non plus.
PHILIPPE.
Bien sûr, ce n’est pas vous qui prêcherez l’indulgence. Vous êtes trop jalouse de Jacqueline pour parler en sa faveur et nous savons tous que vous lui en voulez encore plus de sa beauté que de ses fautes.
CHARLOTTE.
Je suis aussi jolie qu’elle.
PHILIPPE.
Les jours où elle n’est pas là.
GRATIEN.
Trêve de bêtises ! Charlotte est une honnête femme et je ne lui imposerai pas le voisinage d’une coquine
PHILIPPE, avec menace.
Tu vas trop loin.
MALEFILÂTRE.
Ce sont tes expressions de tout à l’heure.
CHARLOTTE.
Il n’en dira jamais autant que vous en avez dit.
PHILIPPE.
Vous n’avez pas le droit de vous emparer de tout ce que la colère a fait sortir de ma bouche.
MALEFILÂTRE.
La colère ne remue que de la vérité, mon garçon.
GRATIEN.
Tu renverras ta femme, ou moi je partirai.
CHARLOTTE.
Je ne supporterai pas un jour de plus cette brebis galeuse à côté de mes enfants.
ROSETTE, vivement.
Et moi je ne veux pas que tante s’en aille.
CHARLOTTE, à Rosette.
Vas-tu démarrer d’ici, punaise.
MALEFILÂTRE.
Voilà maintenant les enfants qui soutiennent les coureuses.
PHILIPPE, hors de lui.
Mon père !
ROSALIE.
Ne l’exaspérez donc pas. Comment voulez-vous qu’il renonce à sa femme, quand vous vous acharnez tous sur cette malheureuse ?
GRATIEN.
Tu vas imiter la gosse à présent, et défendre Jacqueline ?
ROSALIE.
Je ne la défends pas, je la plains, voilà tout. En somme, elle n’a que vingt ans, c’est une enfant.
MALEFILÂTRE.
Une enfant ! Mais si, à vingt ans, tu m’avais trahi, je t’aurais tordu le cou.
ROSALIE.
Tu aurais bien fait.
MALEFILÂTRE.
Tu entends ? Ta mère elle-même prononce la condamnation de ta femme.
PHILIPPE.
Je connais mieux que toi le cœur de maman. Elle a parlé pour son propre compte, et non pour celui de Jacqueline.
Un silence.
GRATIEN, d’un ton catégorique.
Ne causons plus honneur, puisque tu ne comprends pas et causons affaires. Sais-tu bien que si ta femme restait dans la maison, la ruine s’abattrait sur nous tous ?
PHILIPPE.
La ruine ?
GRATIEN.
Oui, la misère, les créanciers, la faillite.
PHILIPPE.
Je me demande en quoi la présence de Jacqueline pourrait nuire à notre commerce ?
GRATIEN.
En quoi ? Mais aussitôt que le pays apprendrait notre indulgence et notre complicité, les clients abandonneraient le magasin.
CHARLOTTE.
On irait chez Dubos.
PHILIPPE.
Vous n’avez qu’à garder le secret sur cette histoire. Et vos mauvaises prophéties ne s’accompliront pas.
GRATIEN.
Et le père Lelièvre, crois-tu qu’il se taira, lui ?
PHILIPPE.
La loi lui défend de parler.
MALEFILÂTRE.
Nous l’avons insulté, et il se vengera.
CHARLOTTE.
Il a déjà jasé, je parie.
GRATIEN.
Et si Jacqueline ne file pas ce soir, avant huit jours nous serons mis en quarantaine.
CHARLOTTE.
Autant fermer boutique alors.
PHILIPPE.
Fichez-moi donc la paix ! La saison bat son plein et ce n’est pas votre pitié qui empêchera les parisiens de se fournir chez nous.
GRATIEN.
Les parisiens ? parbleu ! Qu’est-ce que ça peut leur faire que tu sois cocu ? Ils le sont tous à Paris. Mais il y a les vipères de Bargeville que tu ne comptes pas. Tu oublies Hourtoulle, Ragaru, Fréminet.
CHARLOTTE.
Malandin, Rocagel...
MALEFILÂTRE.
Madame Pâtu...
ROSETTE.
La mère Oseille.
ROSALIE.
Tous les Châlot...
ROSINE.
Et monsieur le curé !
MALEFILÂTRE, chassant Rosette et Rosine.
Débarrassez le plancher, vous autres !...
À Philippe, reprenant.
Un tas de rivaux qui vont se gausser de notre honte et se dépêcher de nous tourner casaque.
Rosette et Rosine sortent et pénètrent dans le magasin.
GRATIEN.
Dans un mois les étrangers seront partis, et il nous restera toute l’année pour crever de faim.
MALEFILÂTRE.
Vas-tu encore nous mettre sur la paille après tous les dommages que tu nous as causés ?
PHILIPPE, avec exaltation.
Je ne veux pas qu’elle s’en aille !
MALEFILÂTRE.
Tu ne veux pas ?
PHILIPPE.
Vous inventez des calamités pour me séparer de ma femme. C’est parce que vous la détestez que vous trouvez sa présence si désastreuse !
GRATIEN.
Je t’ai trop de fois secouru et consolé, tu n’as pas le droit de me porter préjudice.
PHILIPPE.
Je ne veux pas qu’elle s’en aille !
CHARLOTTE.
Faudra-t-il que mes pauvres enfants paient pour les fautes d’une autre ?
PHILIPPE.
Je ne veux pas qu’elle s’en aille !
On entend un roulement de voiture.
ROSALIE.
J’entends la voiture qui monte, obéis, mon garçon.
PHILIPPE, désespéré.
Non, non, je ne me soumets pas. Je ne peux pas être privé de Jacqueline et je vous supplie tous de ne pas me forcer à choisir entre elle et mes parents.
MALEFILÂTRE.
Tu irais jusque-hi ?
Un silence. La famille qui, depuis quelques minutes, était ameutée contre Philippe, se radoucit tout à coup et s’écarte de lui. Rosalie échange un regard d’intelligence avec les autres.
ROSALIE.
Admettons qu’on te cède et qu’on dise à la voiture de s’en retourner. Mais demain, tout à l’heure, quand tu traverseras le bourg, les compagnons, les voisins, des gens, qui ne sont pas nous et qui sont déjà renseignés, vont te montrer au doigt et plaisanter à ton passage.
PHILIPPE.
Qu’importent les autres, quand le cœur est satisfait J’aurai ton indulgence, maman, et le soir, je tiendrai Jacqueline dans mes bras.
MALEFILÂTRE, indigné.
Mais tu n’as donc épousé ta femme que pour la nuit !
PHILIPPE.
Çà vous étonne ?
MALEFILÂTRE.
À ce compte-là, ramasse une drôlesse dans la rue, et tu seras aussi content.
PHILIPPE.
Ce ne sera pas elle.
GRATIEN.
Elle lui a jeté un sort en entrant tout à l’heure.
PHILIPPE, éperdument.
Je l’aime, je l’aime, et pour elle je marcherais sur tous les devoirs. Il n’y a qu’elle au monde, entendez-vous ? qui puisse me consoler du mal qu’elle m’a fait. Et d’ailleurs je lui dois encore plus de joies que de souffrances. En dépit de sa faute, elle m’a. donne des mois et des mois de bonheur ; et même l’année où je fus dupe a été aussi douce que les autres. J’étais heureux, puisque je croyais l’être.
Il tombe assis, comme épuisé.
MALEFILÂTRE.
Tu es en démence.
Un silence.
GRATIEN, adroitement.
Alors, pauvre ensorcelé, ça ne te fait rien qu’un homme ait possédé ta femme ?
PHILIPPE, subitement jaloux.
Gratien !...
GRATIEN.
Tu ne souffres pas à la pensée que là-haut ils se sont roulés tous les deux dans ton lit ? Et que l’autre a reçu d’elle les mêmes joies qu’elle t’a données ?.
PHILIPPE, saisissant un outil.
Tais-toi, ou je te tue.
GRATIEN.
Maintenant que tu sais les choses, il en sera comme au temps où tu ne les savais pas ?
PHILIPPE.
Je l’aime, tout m’est égal !...
MALEFILÂTRE.
Dieu me pardonne ! Il te manquait peut-être les restes de Renaud pour être complètement heureux. Et sans doute le soir, ton sang sera fouetté, quand tu reliras ses lettres d’amour, en compagnie de ta femme ?
PHILIPPE, affolé.
Ses lettres !... ses lettres... Je veux les oublier... et je vais les jeter dans la forge...
Il les tire de sa poche et fait le mouvement de les jeter.
Non, non, je ne peux pas... Mon Dieu... elles me brûlent les mains comme si déjà elles flambaient !
Les relisant.
La gueuse !... la coquine !... Quand je pense qu’elle lui a cédé. me voilà guéri d’elle... il faut qu’elle disparaisse !...
Dans son égarement, il oublie ses lettres sur la table.
MALEFILÂTRE.
Je te retrouve. Enfin !
ROSALIE, à Philippe qui se dispose à sortir.
Tu montes à sa chambre ?
PHILIPPE.
Si elle n’a pas terminé ses préparatifs, je lui conseille de se dépêcher.
GRATIEN, désignant les lettres.
Ne perds pas tes lettres surtout, ton divorce est dedans.
PHILIPPE, revenant sur ses pas.
Tu as raison, au fait.
Scène II
LES MÊMES, ROSINE
ROSINE.
Grand’mère, voilà les Bardot qui arrivent.
MALEFILÂTRE.
Les Bardot ?
ROSINE.
Ils sont là.
ROSALIE.
Ils soupent ce soir avec nous, tu sais bien.
MALEFILÂTRE.
Ah !
GRATIEN, prêt à sortir.
Ne les faisons pas attendre, ils se douteraient de quelque chose.
PHILIPPE, avec autorité.
C’est cela, mettez-vous à table. Pendant ce temps-là je vais embarquer l’autre.
La famille s’éloigne lentement.
ROSALIE, restée un peu en arrière.
Je te dois de l’argent, Philippe.
PHILIPPE.
Je n’en ai plus besoin.
ROSALIE, déposant son porte-monnaie sur une table.
Prends toujours.
Elle sort avec la famille.
Scène III
PHILIPPE, JACQUELINE
PHILIPPE, brutalement.
Qu’est-ce que tu réclames encore ?
JACQUELINE.
Je n’ai pas d’argent et je viens t’en demander.
PHILIPPE.
Adresse-toi à ton père.
JACQUELINE.
Il m’en faut bien pour le voyage.
PHILIPPE, désignant le porte-monnaie déposé sur la table.
Maman y a pensé, voici.
Jacqueline prend le porte-monnaie.
JACQUELINE, gravement.
Adieu, Philippe.
PHILIPPE.
Bonsoir, mais avant que tu décampes, je tiens à te le déclarer une fois de plus, je te méprise et je te rejette. Maintenant bon voyage, je te souhaite un amant riche.
JACQUELINE.
Puisque je m’en vais, ce n’est pas la peine de me maltraiter. Quand l’arrêt est prononcé, on n’insulte pas le condamné.
PHILIPPE.
On ne t’en dira jamais assez, coureuse que tu es ! Heureusement qu’avec ces papiers-là, je vais t’ôter mon nom.
JACQUELINE, indignée.
Je ne m’en soucie guère de ton nom, et encore moins de ta personne. Pour un homme de perdu, dix de retrouvés. Quand on est belle et rusée comme je le suis, on ne traîne pas longtemps dans la misère. Et puisque tu veux que je sois une dévergondée, eh bien ! j’en serai une. Et avant quinze jours, je passerai en équipage devant la baraque de ton père.
PHILIPPE.
Tu ne feras que suivre ta nature, voilà tout.
JACQUELINE, se défendant.
Je n’ai pas la nature que je dis, tu le sais bien.
PHILIPPE.
Avec çà !
JACQUELINE, sincèrement.
Je ne pense pas un mot de mes bravades, et tu es un lâche de me pousser à bout.
PHILIPPE.
Tu n’as pas besoin d’être en colère pour m’apprendre tes mauvais désirs. Il y a beau jour que je les connais. Que de fois, quand tu te sentais en confiance, à l’heure où je te passais tout, tu as laissé voir tes instincts de fille, tes impatiences de plaisirs et d’argent. Toutes tes espiègleries renfermaient ton vice. Hélas ! tu étais déjà celle qui m’avait trompé, et qui me trompera encore.
JACQUELINE.
On n’est pas forcément vouée à toutes les folies parce qu’un coquin vous a séduite.
PHILIPPE.
Tu as l’infidélité dans les moelles.
JACQUELINE.
Pauvre homme ! depuis une heure, tu me regardes avec les yeux de ta famille.
PHILIPPE, malgré lui.
J’aurais souhaité qu’elle eût tort.
Un silence.
JACQUELINE, sincèrement.
Philippe, je regrette le mal que je t’ai fait ; je t’aime beaucoup, malgré ma mauvaise action et quoi qu’il arrive, même séparée de toi, je te promets de vivre honnêtement.
PHILIPPE.
Je voudrais te croire.
JACQUELINE.
Mon repentir a pourtant précédé la découverte de ma faute. Rappelle-toi. Tout à l’heure encore, à cette place, sans me douter que tu savais les choses, je te jurais de m’améliorer.
Un silence.
PHILIPPE, avec peur.
Va-t’en, Jacqueline.
JACQUELINE.
Tu me renvoies quand tu as envie de me garder !
PHILIPPE.
Tu te trompes sur mes sentiments.
JACQUELINE, tendrement.
Allons donc ! Tes regards démentent tes paroles, tu ne demandes qu’à oublier mes torts, et tu voudrais me serrer dans tes bras.
PHILIPPE.
Tu ne parviendras pas à m’enjôler, je t’avertis.
JACQUELINE.
Je ne cherche pas à t’enjôler. J’ai beaucoup de chagrin de te quitter et j’essaye de te fléchir, tout simplement.
PHILIPPE.
Ce n’est pas la peine d’essayer. Délivre-moi de ta présence.
JACQUELINE.
Tu l’exiges ?
PHILIPPE.
J’ai hâte que tu disparaisses.
JACQUELINE.
Tu n’oses pas me le dire en face.
PHILIPPE.
Jacqueline !...
JACQUELINE.
Tu m’aimes, je le sens, et si tu me repousses, c’est que tu as peur des autres.
PHILIPPE, se jetant sur cette idée.
Ils te détestent trop, tu ne peux pas rester dans la maison.
JACQUELINE.
Tu ne seras donc jamais ton maître ?
PHILIPPE, violemment.
Je ne dépends que de moi-même, et je te commande de t’en aller.
JACQUELINE, prenant son parti.
J’obéis, mais tu me regretteras.
PHILIPPE.
Moins que tu ne supposes.
JACQUELINE, prête à sortir, avec ironie.
C’est vrai, tu es trop le fils de tes parents pour pleurer longtemps une femme exécrée par ta famille. Et je suis bien sûre que tu te consoleras vite de mes baisers avec l’honneur des Malefilâtre !
Elle ouvre la porte et sort brusquement.
Scène IV
PHILIPPE, seul, avec un cri de révolte
L’honneur des Malefilâtre ? je m’en f...
Il va au fond et regarde à travers le vitrage du magasin.
Ils sont en train de souper.
Il revient sur ses pas et rouvre la porte par où Jacqueline est sortie. Avec amour, avec folie.
Jacqueline, Jacqueline, je pars avec toi, ne m’abandonne pas !
Il sort précipitamment. Un silence. On entend un roulement de voiture, puis un tintement de grelots. Rosalie paraît au fond, sur le seuil du magasin.
Scène V
ROSALIE, seule
Partis ?
Avec résignation.
Puisque son bonheur est là.