Le Plaisir de rompre (Jules RENARD)
Comédie en un acte, dédiée à Edmond Rostand.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Cercle des Escholiers, le 16 mars 1897.
Personnages
BLANCHE
MAURICE
À Paris. Un petit salon au cinquième. Ce qu’une femme qui a beaucoup aimé et ne s’est pas enrichie peut y mettre d’intimité, de bibelots offerts, de meubles disparates. Cheminée au fond. Porte-tenture à gauche. Table à droite. Pouf au milieu. Un piano ouvert. Fleurs à bon marché. Quelques cadres au mur. Feu de bois. Une lampe allumée.
BLANCHE, puis MAURICE
Blanche est assise à sa table. Robe d’intérieur. Vieilles dentelles, c’est son seul luxe, tout son héritage. Elle a fouillé ses tiroirs, brûlé des papiers, noué la faveur d’un petit paquet, et pris dans une boîte une lettre ancienne qu’elle relit. Ou, plutôt, elle n’en relit que des phrases connues. Celle-ci l’émeut, jusqu’à la tristesse. Une autre lui fait hocher la tête. Une autre, enfin, la force à rire franchement. On sonne. Blanche remet, sans hâte, la lettre dans sa boîte, et la boîte dans le tiroir de la table. Puis elle va ouvrir elle-même. Maurice entre. Dès ses premières phrases et ses premiers gestes, on sent qu’il est comme chez lui.
MAURICE appuie sur les mots.
Bonjour, chère et belle amie.
BLANCHE, moins affectée.
Bonjour, mon ami.
Maurice veut l’embrasser par habitude, politesse, et pour braver le péril. Elle recule.
Non.
MAURICE.
Oh ! en ami.
BLANCHE.
Plus maintenant.
MAURICE.
Je vous assure que ça ne me troublerait pas.
BLANCHE.
Ni moi ; précisément : c’est inutile... Avez-vous terminé vos courses ?
Maurice pose son chapeau et sa canne sur un meuble et s’assied à gauche de la cheminée, tend ses mains au feu, le ravine, tâche de ne pas paraître gêné. Blanche s’est assise près de sa table, du côté opposé à celui où elle lisait la lettre.
MAURICE.
Toutes, et je m’assieds éreinté. Que ne peut-on s’endormir garçon et se réveiller marié ? Je suis allé d’abord à la mairie : m’adressant ici, puis là, puis à droite, puis à gauche, puis au fond, j’ai questionné divers messieurs ternes que mon mariage n’a pas l’air d’émouvoir beaucoup... De là, je suis allé chez le tailleur, essayer mon habit. Il me conseille décidément un peu d’ouate ici. J’ai, en effet, une épaule plus basse que l’autre.
BLANCHE.
Je n’avais pas remarqué.
MAURICE.
Je peux l’avouer, aujourd’hui que ça vous est égal.
BLANCHE.
Je ne le dirai à personne.
MAURICE.
De là, je suis allé à l’église. Il paraît qu’il va falloir me confesser !
BLANCHE.
Sans doute, il faut remettre votre âme à neuf.
MAURICE.
Les uns m’affirment que le billet de confession s’achète, et les autres que je puis tomber sur un prêtre grincheux qui me dira, si je pose pour l’homme du monde et l’esprit fort : « Il ne s’agit pas de ça, mon garçon. Êtes-vous chrétien, oui ou non ? Si vous êtes chrétien, agenouillez-vous et faites votre examen de conscience. » Je me vois grotesque, frappant les dalles de mes bottines vernies. Agréable quart d’heure !
BLANCHE.
Il vous faudra, je le crains, plus d’un quart d’heure. Pauvre ami, votre fiancée vous saura gré d’un tel sacrifice !
MAURICE se lève et s’adosse à la cheminée.
Je suis très embêté... Et dites-moi.
Avec hésitation.
Ma chère amie, vous ne songez pas à vous dérober, vous assisterez sûrement à mon mariage ?
BLANCHE.
Vous m’invitez toujours ?
MAURICE.
Naturellement. À la cérémonie religieuse.
BLANCHE.
J’irai.
MAURICE.
Je compte sur vous.
Froidement.
On s’amusera.
Plus gaiement.
Vous surtout. Vous me verrez descendre les marches de l’église, avec la petite en blanc.
BLANCHE.
Vous ferez très bien.
MAURICE.
Malgré moi, je pense, faut-il le dire ? Oh ! je peux tout dire à vous...
Il vient s’asseoir sur le pouf, en face de Blanche.
Je pense à des histoires de vitriol.
BLANCHE.
Ah ! vous me sondez ! Eh bien ! mon ami, quittez vos idées. Elles vous donnent l’air candide. Est-ce assez vilain, un homme qui a peur ! Car vous avez peur, et vous vous tiendrez sur la défensive, le coude en bouclier. Les saints riront dans leur niche. Vous mériteriez !... mais je craindrais de brûler ma robe.
MAURICE.
Taquine ! Vous vous trompez, vous ne m’effrayez pas, et j’ai même l’intention de vous présenter à ma femme, comme une parente.
BLANCHE.
Ou comme une institutrice pour les enfants à naître. Plus tard je les garderais, et vous pourriez voyager.
MAURICE.
Déjà aigre-douce ! Ça débute mal.
BLANCHE.
Aussi vous m’agacez avec votre système de compensations.
Elle se lève et remet à Maurice la carte de la fleuriste et la carte de Mme Paulin.
Moi, je suis allée chez la fleuriste. Elle promet de vous fournir, chaque matin, un bouquet de dix francs.
MAURICE.
Dix francs ?
BLANCHE.
Oh ! j’ai marchandé. Par ces froids, ce n’est pas cher.
MAURICE.
Non, si les fleurs sont belles, et si on les porte à domicile.
BLANCHE.
On les portera. J’ai prié Mme Paulin de vous chercher une bague, un éventail, une bonbonnière et quelques menus bibelots. J’ai dit que vous vouliez être généreux, sans faire de folies, toutefois.
MAURICE.
Évidemment.
Avec une légère inquiétude.
Et ce sera payable ?
BLANCHE.
À votre gré ; plus tard, après le mariage.
MAURICE, rassuré.
Je vous remercie.
Il se lève ; tous deux sont séparés par la table.
Vraiment, vous n’êtes pas une femme comme les autres.
BLANCHE.
Aucune femme n’est comme les autres. Quelle femme suis-je donc ?
MAURICE, prenant la main de Blanche.
Une femme de tact.
BLANCHE.
Puisque tout est convenu, arrêté.
MAURICE.
D’accord. Oh ! jusqu’à cette dernière visite, nous avons été parfaits. Mais c’est ma dernière visite. Nous ne nous reverrons plus.
BLANCHE.
Nous nous reverrons en amis. Vous le disiez tout à l’heure.
MAURICE.
Oui, mais plus autrement. Et, dans l’escalier, j’avais de vagues transes.
BLANCHE.
Pourquoi ?
MAURICE.
Parce que...
BLANCHE.
Rien ne gronde en moi. Quand je me suis donnée à vous, ne savais-je pas qu’il faudrait me reprendre ? Si le décrochage a été pénible...
MAURICE.
Nous n’en finissions plus. Nos deux cœurs tenaient bien.
BLANCHE.
Ils sont aujourd’hui nettement détachés. J’ai mis dans ce petit paquet les dernières racines : quelques photographies, votre acte de naissance que j’avais eu la curiosité de voir... comme vous êtes encore jeune !
MAURICE.
On ne vieillit pas avec vous.
BLANCHE.
...Et un livre prêté. Voilà.
MAURICE.
À la bonne heure ! c’est un plaisir de rompre avec vous.
BLANCHE.
Avec vous aussi.
MAURICE.
C’est bien, ce que nous faisons là, très bien. C’est tellement rare de se quitter ainsi ! Nous nous sommes aimés autant qu’il est possible, comme on ne s’aime pas deux fois dans la vie, et nous nous séparons, parce qu’il le faut, sans mauvais procédés, sans la moindre amertume.
BLANCHE.
Nous rompons de notre mieux.
MAURICE.
Nous donnons l’exemple de la rupture idéale. Ah ! Blanche, soyez certaine que, si jamais quelqu’un dit du mal de vous, ce ne sera pas moi.
BLANCHE.
Pour ma part, je ne vous calomnierai que si cela m’est nécessaire...
Elle s’assied à droite et Maurice à gauche de la table.
Me rendez-vous mon portrait ?
MAURICE.
Je le garde.
BLANCHE.
Il vaudrait mieux me le rendre ou le déchirer que de le jeter au fond d’une malle.
MAURICE.
Je tiens à le garder et je dirai : c’est un portrait d’actrice qui était admirable dans une pièce que j’ai vue.
BLANCHE.
Et mes lettres ?
MAURICE.
Vos deux ou trois lettres froides de cliente à fournisseur...
BLANCHE.
Je déteste écrire.
MAURICE.
Je les garde aussi. Elles me défendront au besoin.
BLANCHE.
Ne vous énervez pas, et causons paisiblement de votre mariage. Avez-vous vu la petite aujourd’hui ?
MAURICE.
Cinq minutes à peine. Elle est tellement occupée par son trousseau ! et le grand jour approche !
BLANCHE.
Aime-t-elle les belles choses ?
MAURICE.
Oui, quand elles sont bien chères.
BLANCHE.
Dites-lui que le bleu est la couleur des blondes. J’ai là une gravure de mode très réussie que je vous prêterai. A-t-elle du goût ?
MAURICE.
Elle a celui de la mode.
BLANCHE.
Vous devez l’intimider.
MAURICE.
Je l’espère.
BLANCHE.
Quelle est, en votre présence, son attitude, sa tenue, quelles sont ses manières ?
MAURICE.
Celles d’une chaise sous sa housse.
BLANCHE.
Sérieusement, la trouvez-vous jolie ?
MAURICE.
C’est vous qui êtes jolie.
BLANCHE.
C’est d’elle que je parle : la trouvez-vous jolie ?
MAURICE.
Jolie et fraîche comme le titre : Au Printemps.
BLANCHE.
Enfin vous plaît-elle ?... Oh ! ne me ménagez pas !
MAURICE.
Elle me déplaît de moins en moins.
BLANCHE.
Souvenez-vous que c’est moi qui vous l’ai indiquée.
MAURICE.
La piste était bonne.
BLANCHE, découpant un livre.
Je m’en félicite. A-t-elle des caprices ?
Maurice, distrait, ne répond plus. Blanche lui touche le bras.
Qu’est-ce que vous regardez ?
MAURICE.
Je m’emplis les yeux. Je fais provision de souvenirs. Toutes ces fleurs donnent à votre petit salon un air de fête.
BLANCHE.
A-t-elle des caprices, des préférences ?
MAURICE.
Elle aime tout ce que j’aime.
BLANCHE.
Ce sera commode.
MAURICE.
Nous n’aurons pas besoin de faire deux cuisines.
BLANCHE.
Vous avez de l’esprit, ce soir.
MAURICE.
C’est le bouquet de mon dernier feu d’artifice.
BLANCHE.
Et cela ne vous gêne pas de parler ainsi d’une jeune fille qui sera votre femme ?
MAURICE.
Est-ce à vous de me le reprocher ? Vous savez bien que je parle sur ce ton un peu pour vous être agréable.
BLANCHE.
Ne nous attendrissons pas.
MAURICE.
Je ne m’attendris pas. Nous devisons de nos petites affaires. Et M. Guireau lui-même pourrait écouter.
BLANCHE.
Laissez donc M. Guireau tranquille.
Elle se lève, fait quelques pas lentement.
MAURICE.
Permettez, chère amie, votre mariage m’intéresse autant que le mien ; je ne veux pas avoir l’air plus égoïste que vous, et, puisque mon avenir vous préoccupe, c’est le moins que je m’inquiète du vôtre. Nous nous casons mutuellement.
BLANCHE.
Oui... mais parlons d’autre chose.
Elle s’assied à gauche de la cheminée.
MAURICE.
Du tout ! Du tout ! Je vous renseigne sur ma future femme, j’exige d’être renseigné sur votre futur mari. Sinon, je croirai que vous avez des pensées de derrière la tête. Cette inquisition réciproque est la meilleure preuve de notre bonne foi. Non seulement je n’ai aucune raison d’être jaloux de M. Guireau, mais encore je voudrais le connaître. Je l’ai aperçu et il m’a produit une excellente impression. Vient-il vous voir souvent ?
BLANCHE.
Une fois par quinzaine, régulièrement.
MAURICE.
Bon signe ! c’est un homme périodique et rangé. Comment s’appelle-t-il ?
BLANCHE.
Guireau.
MAURICE.
Son petit nom ?
BLANCHE.
À son âge, on n’a plus de petit nom.
MAURICE.
Mais vous, comment l’appelez-vous ?
BLANCHE.
Moi, je l’appelle M. Guireau.
MAURICE.
Toujours ?
BLANCHE.
Oui, toujours. Avez-vous fini de jouer au juge d’instruction ?
MAURICE.
Ça m’amuse. Vous pouvez me laisser me divertir un brin.
BLANCHE.
À votre aise.
MAURICE.
Et que faites-vous ?
BLANCHE.
Que voulez-vous qu’on fasse ?
MAURICE.
Il ne vous baise que le bout des doigts ?
BLANCHE.
À peine. Nous causons. Il parle bien. Il me donne des conseils ; il me met en garde contre les mauvaises relations. De plus, c’est un musicien de premier ordre, et, quelquefois, il apporte son violon.
Maurice cherche des yeux.
Il le remporte.
MAURICE.
Et après, quand la conversation tombe et que la musique se tait ?
BLANCHE.
Vous allez trop loin.
Elle se lève.
J’ai le droit de ne plus répondre.
MAURICE.
Vous préférez que je devine ?
BLANCHE.
Deviner quoi ? Vous pensez tout de suite... Il y a autre chose dans la vie, et, dès aujourd’hui, je veux être sérieuse et pratique. Oh ! il ne m’en coûtera guère. J’ai aimé ma part, je peux renoncer à l’amour.
MAURICE.
Oh ! Oh !
BLANCHE.
Mais si. D’ailleurs, M. Guireau sait se tenir. C’est un ami paternel, qui m’aime pour moi, non pour lui, et, sachez-le, il m’inspire une durable sympathie dont il se contente.
Elle s’est assise sur le pouf.
MAURICE.
C’est un adorateur frugal.
BLANCHE.
J’ai de la chance. Les hommes bien élevés se font rares. M. Guireau conserve les manières du siècle dernier. Il me prévient de ses visites deux jours d’avance.
MAURICE.
Et il ne vous adresse pas un seul mot plus enflammé que les autres ?
BLANCHE.
Cela vous étonne qu’il me respecte ? Sûr de vivre en compagnie d’une femme point désagréable, qui lui montrera gai visage, l’écoutera avec complaisance, tiendra sa maison, recevra ses amis, le soignera et ne l’ennuiera jamais, M. Guireau ne demande pas que je lui promette davantage.
MAURICE, soupesant le petit paquet.
Et s’il apprenait notre passé ?
BLANCHE.
Il n’en laisserait rien voir...
MAURICE, se lève.
Le brave homme ! Il fait une fin. Moi aussi, je fais une fin, et vous aussi, vous faites une fin. Trois personnes finissent d’un seul coup. C’est une catastrophe.
BLANCHE.
Sans victime.
MAURICE.
Encore une question. Mais je la pose pour rire, comme on dit à une fillette : lequel aimes-tu mieux, ton papa ou ta maman ?
Avec gravité.
Si je vous priais, renonceriez-vous à M. Guireau ?
BLANCHE.
Je trouve qu’au point où nous en sommes cette question n’a aucun sens.
MAURICE, s’assied en face de Blanche.
Puisque je la pose pour rire, répondez en riant.
BLANCHE.
Rappelez-vous qu’un soir, très excité, vous m’offriez de m’épouser, de partir avec moi, de vivre dans une cabane de cantonnier, avec le pain quotidien, d’aller en Algérie où la vie est si bon marché ! Que vous ai-je répondu ?
MAURICE, très lentement.
Que la misère vous épouvantait, que le pain sec vous répugnait, même s’il était de ménage, que vous aviez horreur des déplacements, que vous manquiez de génie colonisateur et ne saviez rien faire de vos dix doigts que des caresses : voilà ce que vous m’avez répondu.
BLANCHE.
Vous êtes donc fixé depuis longtemps. Est-ce tout ?
MAURICE.
C’est tout.
Blanche se lève et va vers la cheminée.
À quand le mariage ?
BLANCHE.
Lequel ?
MAURICE.
Le vôtre.
BLANCHE.
Oh ! rien ne nous presse.
MAURICE.
À votre place, je retiendrais une date, par prudence.
BLANCHE.
C’est remis à l’année prochaine.
MAURICE.
Vous faut-il un hiver pour aérer votre cœur ? Vous avez tort.
Il se lève et va vers la cheminée, en faisant le tour de la table.
Une fois décidé au mariage, on doit sauter dedans la tête la première, comme moi.
Ils sont adossés à la cheminée, Blanche à gauche, Maurice à droite.
BLANCHE.
Le rêve, ce serait peut-être de nous marier tous les deux le même jour.
MAURICE.
Pourquoi pas ? Il résulte de mon enquête que j’estime beaucoup M. Guireau.
BLANCHE.
De son côté, il vous apprécierait.
MAURICE.
C’eût été piquant de nous présenter, de nous confronter.
BLANCHE.
Je n’en chercherai pas l’occasion, mais je ne l’éviterai pas. M. Guireau connaît la vie.
MAURICE.
C’est comme la mère de ma fiancée. Elle aussi connaît la vie. Elle comprend que j’aie eu des maîtresses, que je sois éprouvé au feu, et il lui suffit que je rompe au moins la veille de mon mariage.
BLANCHE.
Tant pis si sa fille est jalouse du passé !
MAURICE.
La mère lui expliquerait que ça ne peut pas se comparer.
BLANCHE.
C’est une femme supérieure.
MAURICE.
C’est une femme de bon sens, simple et gaie, très gaie. Elle marierait sa fille tous les jours.
Il va s’asseoir à la place qu’occupait Blanche au lever du rideau.
BLANCHE.
Vous l’avez conquise ?...
MAURICE.
Pleinement.
BLANCHE.
Pourvu que ça dure !
MAURICE.
Oh ! si je ne réponds pas de la fille, je suis sûr de la mère. Quand elle regarde ma photographie, elle dit : « C’est impossible que ce garçon soit un malhonnête homme ; ou je ne suis pas physionomiste, ou il rendra Berthe heureuse. »
BLANCHE.
Elle a raison, et je suis persuadée que vous ferez un mari modèle. Vous avez les qualités nécessaires.
MAURICE.
Mais, ma chère amie, vous ferez une excellente épouse. Il sera très heureux avec vous.
BLANCHE.
Avec vous Berthe sera très heureuse... Pauvre petite !
Un long temps. Puis Blanche se rapproche de Maurice. Ils se trouvent assis face à face, séparés par la table.
Je voudrais vous voir lui faire la cour.
MAURICE.
Je ne suis pas trop emprunté.
BLANCHE.
Vous vous y prenez bien ?
MAURICE.
Exactement comme je m’y prenais avec vous.
BLANCHE.
Et vous avancez ?
MAURICE.
J’ai lieu d’espérer que ça marche. Il me semble même qu’elle me donne moins de peine que vous.
BLANCHE.
Vous êtes plus habile, c’est la deuxième fois.
MAURICE.
Et vous m’avez mieux résisté.
BLANCHE.
Ce n’était pas coquetterie. Je croyais ma vie de femme finie et j’hésitais à me lancer dans une nouvelle aventure de cœur. Les précédentes ne m’avaient pas enrichie. Sans le faire exprès, je n’avais aimé que des pauvres...
MAURICE.
Et ce n’était pas avec mes deux mille quatre...
BLANCHE.
Aussi, je pensais déjà à quelque mariage raisonnable, et il ne me manquait, je l’avoue, que l’occasion. Voilà pourquoi je vous résistais. Et puis, vous paraissiez si jeune ! Vous aviez encore l’air gauche d’un petit soldat. Et vous étiez maigre ! maigre !
MAURICE.
J’ai gagné dans ce sens.
BLANCHE.
Je m’en flatte. Vous avez engraissé sous mon règne, et je vous passe à une autre en bon état.
MAURICE.
En bon état de réparations locatives !
BLANCHE.
Oh !
MAURICE.
Je veux dire que le signerais bien un second bail.
BLANCHE.
Moi pas. Vous n’êtes plus le même. J’ai accueilli presque un enfant, et c’est un homme qui s’en va. J’aimais mieux l’enfant. Vous étiez plutôt laid et l’âge vous...
MAURICE.
L’âge m’embellit ?
BLANCHE.
Non, vous affadit. Vous avez moins de saveur, de lyrisme. Vous disiez poétiquement des choses de l’autre monde. Je vous affirme qu’on aurait cru quelquefois que vous parliez en vers.
MAURICE.
Et quelquefois c’en était, mais d’un autre que moi ; je ne faisais que citer, par précaution. Il y en avait, je me souviens, de Musset, dans la déclaration d’amour que je vous ai écrite et que vous avez lue à mon prédécesseur.
BLANCHE.
Comment ! vous me croyez capable de cette indélicatesse ?
MAURICE.
Je le crois, parce que vous me l’avez dit, plus tard, dans un aveu à l’oreille.
BLANCHE.
Vous m’étonnez.
MAURICE.
Je vous assure. Il paraît qu’il riait, mon prédécesseur, et vous aussi, vous riiez. Comme c’était mal !
BLANCHE.
Très mal. J’ai commencé par me moquer de vous : c’est la règle. Et vous auriez fini par vous moquer de moi, si je n’avais pris les devants.
MAURICE.
C’est la règle.
BLANCHE.
D’ailleurs, il y a toujours eu un peu de gaieté dans mes sentiments pour vous. Je m’amusais à vous façonner. Sans me vanter, si vous étiez intelligent, vous êtes devenu, grâce à moi, distingué. Vous avez de la tournure. Vous ne jurez jamais. Vous parlez poliment aux femmes et vous ne gardez plus votre cigarette à la bouche. Vous mettez des gants. Vous soignez vos mains. Vous rangez vos affaires. C’est moi qui vous ai enseigné l’usage des jarretelles et vos chaussettes ne tombent plus sur le soulier.
MAURICE.
En échange de ces menus profits, moi, je vous ai appris à mettre les adresses, à mouler un chiffre. Vos trois ressemblaient à des dromadaires.
BLANCHE.
Et moi, j’ai changé votre coupe de cheveux, supprimé la raie, et je vous ai appris à faire votre nœud de cravate.
MAURICE.
Et vous m’avez appris bien d’autres choses encore.
BLANCHE.
Oh ! vous n’aviez pas la tête dure.
MAURICE.
Je m’appliquais tant !
BLANCHE.
Et vous n’étiez pas un ingrat. J’ai de votre gratitude une preuve qui m’est chère et que je garde.
MAURICE.
Une preuve ?
BLANCHE.
Vous savez que chaque fois que je recevais une lettre de vous, car il m’a été impossible de vous faire passer cette dangereuse manie d’écrire, je la brûlais.
MAURICE.
Sans la lire ?
BLANCHE.
Je la lisais, mais je la brûlais aussitôt.
MAURICE.
La postérité vous jugera.
BLANCHE.
Eh bien, je conserve une de ces lettres. Je n’ai pu m’en séparer. J’y tiens trop. C’est le témoignage du bonheur que vous me devez, quelque chose comme le brevet de notre amour et de votre reconnaissance.
MAURICE.
Elle doit être longue.
BLANCHE.
Elle a quatre pages serrées.
MAURICE.
Les grandes lettres viennent du cœur.
BLANCHE.
Oh ! celle-là vient de votre cœur. Je la relisais quand vous êtes entré, et je ne pouvais m’empêcher de la lire.
MAURICE.
Où est-elle ? Montrez-la...
BLANCHE.
Je ne montre jamais mes lettres.
MAURICE.
Puisque c’est moi qui l’ai écrite.
BLANCHE.
C’est juste. Je veux bien ; ôtez-vous !
Elle se lève, se met à la place de Maurice, ouvre le tiroir et y prend la boîte qu’elle montre à Maurice qui reste debout.
MAURICE.
Nougatines de Nevers !
BLANCHE.
Je vous défends de rire.
MAURICE.
C’est dans cette boîte que vous cachez vos lettres ?
BLANCHE.
Je n’y cache que votre lettre, avec deux ou trois bijoux de famille.
MAURICE.
Je la reconnais à cette enveloppe jaune, à ce papier gratuit. Je l’ai écrite dans un café. Je sortais de chez vous, de vos bras. J’avais aux doigts, qui venaient de courir le long de votre beauté, un reste de frémissement. Je n’ai pas dû soigner mon écriture.
BLANCHE.
Le meilleur de vous est là.
MAURICE.
Oui, je me rappelle que j’ai éprouvé sur cette table de marbre froid, où mes mains achevaient de s’éteindre, le besoin de vous rendre des actions de grâces, de vous les chanter.
BLANCHE.
Il n’y a ni date, ni nom, ni petit nom.
MAURICE.
Je me rappelle, je me rappelle. Ça commence tout de suite, comme un hymne.
BLANCHE lit.
« Vous êtes belle et vous êtes bonne. Je vous adore tout entière, le corps, le cœur et l’âme avec les dépendances... »
Elle rit.
MAURICE, interrompt.
Quel beau livre on écrirait sur nos amours !
BLANCHE, désignant la lettre.
Il n’y aurait qu’à copier.
Elle lit, en ayant l’air de ne détacher que des passages de la lettre.
« Vous êtes si indulgente pour les défauts d’autrui, qu’on aime les vôtres ; vous ne vantez point votre esprit. Vous souhaitez qu’on dise de vous : c’est une femme exquise, et non : c’est une femme de mérite. » Et ça ! « Vous ne médisez des autres que s’ils ont commencé les premiers. S’il vous arrive quelquefois de mentir... » Cela m’arrive ?
MAURICE.
Oh ! très peu, et innocemment comme on se teint les cheveux, parce que vous croyez que c’est une grâce de plus.
BLANCHE lit.
« Vous aimez la toilette parce que vous lui allez, le théâtre lorsqu’on y rit, et le monde, car une femme de votre âge ne peut pas vivre comme un loup... » Oh ! ça ! « Vous êtes paresseuse, en toute justice, parce qu’il vous semble que le rôle d’une belle femme consiste à rester belle et qu’on lui doit, sans même qu’elle le demande, les habits, l’argent de poche, la nourriture et le logement... »
Elle rit.
MAURICE.
Il y a ça ?
BLANCHE lui passe la lettre.
Tenez.
MAURICE.
C’est vrai... « Vous ne vous mettez jamais en colère ; vous craignez comme la foudre les explosions d’amour, et vous céderiez tout de suite, sans discussion, pour avoir la paix, à l’homme qui s’avancerait sur vous, les yeux injectés de sang, tandis que son visage émettrait une lumière verte... »
Ils rient tous les deux.
BLANCHE.
Ça, c’est exagéré. Je prierais poliment le monsieur de prendre la porte. Mais c’était aimable de me l’écrire. Après ?
MAURICE continue de lire la lettre, appuyé au fauteuil de Blanche.
« Et vous aimez qu’on vous aime finement, qu’on vous offre parfois deux sous de violettes, un baba au rhum, un bout de dentelle, une promenade en voiture et qu’on ait pour vous ces petites attentions sans prix qui font plus chaud au cœur des femmes que le duvet à leur cou... »
BLANCHE.
Oui, j’aime qu’on m’aime ainsi.
MAURICE lit avec une émotion croissante et Blanche peu à peu se détourne.
« À peine ai-je eu le temps, cette nuit, de vous embrasser. Je n’ai pas assez, pas comme je désirais, pris possession de vous. De même qu’un visiteur timide repasse, une fois dehors, ce qu’il devait dire, je vous parcours des cheveux aux pieds et je me dis : c’est là spécialement que j’aurais dû poser mes lèvres, là aussi, là encore, et je n’aurais pas dû, belle et bonne amie, relever un seul instant la tête... »
Il laisse tomber sa lettre.
Vous êtes la femme que je rêvais... Et je vous quitte !
BLANCHE, se lève.
Maurice, Maurice, vous vous écartez du texte de la lettre.
MAURICE, prenant les mains de Blanche.
Blanche, Blanche, je vous ai aimée de toute mon ardeur, et je crois qu’en ce moment même vous êtes ma seule, ma vraie femme.
BLANCHE.
Là ! Là ! Je vous en prie, mon ami, vous vous échauffez. Vous allez dire des bêtises, et, comme je ne vous permettrai pas d’en faire, à quoi bon ?
MAURICE.
Blanche, un mot, et j’envoie promener la petite et sa fortune, les convenances et mon avenir : je lâche tout.
BLANCHE.
Vous feriez ça, vous ?
MAURICE.
Tout de suite, essayez...
BLANCHE, met ses deux mains sur les épaules de Maurice.
Merci. Ça fait toujours plaisir. Mais je ne veux pas dire le mot. Je me tais. Je me tairai obstinément.
MAURICE.
Tes yeux.
BLANCHE.
Pas même mon front.
MAURICE.
Tes lèvres, vite.
BLANCHE.
Rien.
MAURICE.
Alors, j’aurai tout.
BLANCHE.
Faut-il sonner ?
MAURICE.
Sonner qui ? Tes serviteurs sont absents ; ta femme de ménage ne vient que le matin.
BLANCHE.
Je me défendrai donc toute seule.
MAURICE.
Contre moi !
BLANCHE.
Vous ne me faites pas peur.
MAURICE.
J’ai soif de te reprendre.
BLANCHE.
Je vous jure que vous vous en irez avec la soif.
MAURICE.
Blanche, je te désire une dernière fois. Ce serait délicieux. Ce serait original ; ce serait comique.
BLANCHE.
Ce serait tordant.
MAURICE.
Blanche, écoute !
BLANCHE.
Oui, j’entends, ça aurait une saveur fine, un petit goût d’adultère avant la lettre, avant la lettre de faire-part de nos mariages. Vous m’offrez bonnement la belle en amour, puis nous nous donnerions la main, comme des camarades, et, d’un bond, vous passeriez d’une femme à l’autre. C’est une trouvaille, cette idée-là.
MAURICE.
C’est une idée comme une autre.
BLANCHE.
Ah ! tenez, vous êtes ridicule... vous êtes malpropre.
MAURICE.
Ah ! flûte ! C’est vous qui êtes ridicule ! En voilà des façons ! Je vous demande à qui nous ferions du mal et qui le saurait.
BLANCHE.
Moi !
MAURICE.
Oui, ridicule et mauvaise ! Vous reculez par orgueil puéril, pour avoir l’air digne et parce que vous êtes vexée.
Blanche hausse les épaules.
Certainement vexée de mon mariage... comme s’il n’était votre œuvre ! Car vous m’y avez poussé, malgré moi. Ainsi vous excusiez le vôtre préparé sournoisement. Il fallait m’éloigner, M. Guireau attendait à la porte.
BLANCHE.
Maurice, je vous en supplie !
MAURICE.
La preuve que je dis la vérité, c’est que moi je vous sacrifierais sur l’heure, sans regret, une fortune dont je me moque, et que vous !...
BLANCHE.
Cela prouve seulement que vous vous égarez, Maurice, et que j’ai de la raison pour nous deux.
MAURICE.
Oh ! bien, bien, cessez de pleurer...
BLANCHE.
Je ne pleure pas.
MAURICE.
...De vous tordre les bras ; puisque je vous choque, je me retire. Après tout, j’y tenais, parce que je croyais que vous ne demandiez pas mieux. Mais je n’y tenais pas tant que ça. Enfin, je n’y tiens plus. Bonjour, au revoir, bonne nuit, adieu. Bien des choses à M. Guireau.
Il fait ces préparatifs de faux départ qui consistent à prendre son chapeau et sa canne et à les poser pour les reprendre encore et les reposer.
BLANCHE, avec une mélancolie douloureuse, sans regarder Maurice.
Fallait-il finir si misérablement ! C’est avec des insultes que vous me quittez, quand vous êtes venu, ce soir que rien ne vous y forçait, en bon garçon désireux d’être loyal et tendre jusqu’au bout. Nous étions fiers l’un de l’autre. Les amants ne valent que par les souvenirs qu’ils se laissent et nous tâchions, c’était un joli effort, de nous laisser des souvenirs précieux. Ah ! maladroit !
MAURICE, revient lentement.
Oui, maladroit. Je gâte tout. Vous ne cessez pas d’être une adorable amie et moi je ne réussis qu’à vous révolter. Je me reconnais bien là. Je me fais toujours de grandes promesses que je ne peux jamais tenir. Rien ne me changera. Je prévois que je ne tourmenterai pas qu’une femme dans ma vie, et pour continuer, dès que je vous aurai quittée, j’irai, comme vous le disiez tout à l’heure, retrouver l’autre, celle qui m’attend là-bas, et si elle n’est pas un ange de docilité, sincèrement, je la plains.
BLANCHE.
Voilà que vous vous noircissez. Au fond, vous n’êtes pas méchant, mais quelquefois vous éprouvez du plaisir à dire des choses dures.
MAURICE.
Si vous croyez que ça m’amuse toujours !
BLANCHE.
Je sais que vous ne les pensez pas.
MAURICE.
Non. Malgré moi, elles me passent toutes seules par la tête.
BLANCHE.
Jusqu’à présent, votre conduite était irréprochable. Tout allait si bien ! Qu’est-ce qui vous a pris ?
MAURICE.
Je ne sais pas... Un accès.
BLANCHE.
Allons, vous n’avez eu que ce petit instant d’erreur, et je vous pardonne.
Elle lui tend la main.
MAURICE.
Vous pardonnez toujours ! Mais votre pardon ne m’excuse pas.
Lui tenant les mains.
Manquée à cause de moi ; ratée, notre rupture !... Malin, va ! Il ne me reste qu’à vous débarrasser de ma piteuse personne. Pourvu que je ne revienne pas machinalement demain !... Où en étions-nous ? Tout est réglé ? Vous ne me devez rien, je ne vous dois rien ?
BLANCHE.
Oh ! voulez-vous un reçu ?
MAURICE.
Ah ! un reçu daté et signé que je jetterais galamment le jour des noces dans la corbeille de mariage...
BLANCHE.
Faites attention !
MAURICE.
Oui, je sens que chaque parole que je prononce maintenant ne peut être qu’une maladresse de plus. Tantôt j’ai l’air de quitter une compagne de voyage : moi, je suis arrivé, je descends et je salue, correct et banal ; et tantôt je voudrais dire quelque chose de très profond, de très doux, de décisif, le mot de la fin ; je ne trouve pas. Je ne peux cependant pas sortir à l’anglaise. Mon Dieu, inspirez un pauvre homme, et vous-même, ma triste et généreuse amie, aidez-moi.
BLANCHE.
Vous me faites peine et pitié ! Ne vous torturez pas. Ne cherchez rien. Ne dites rien et allez-vous-en.
MAURICE.
Je m’en vais. Si au moins j’étais sûr que vous êtes calmée.
BLANCHE.
Je suis calme. Allez et soyez heureux... Et votre petit paquet sur la table ?
MAURICE, qui s’en allait, revient.
Oui, j’y pense... Si vous pouviez reposer vos nerfs fatigués, dormir.
BLANCHE.
J’essaierai. Je suis lasse. Laissez-moi, je voudrais être seule.
MAURICE.
Appuyez-vous sur ce coussin. Voulez-vous que je baisse la lampe ?
BLANCHE.
Non. Ce serait lugubre. Arrangez le feu ; je frissonne.
Maurice se précipite pour arranger le feu, puis il va, sur la pointe du pied, baiser la main de Blanche.
Vous êtes encore là ?
MAURICE.
Chut ! ne vous occupez pas de moi, je suis parti. Il n’y a plus personne près de vous.
BLANCHE.
Quel vide ! Que de choses vous emportez !
MAURICE, soulevant la tenture.
Il vous reste le beau rôle.
Il sort. La tenture se referme. Blanche regarde.