Le Nabab (Alphonse DAUDET - Pierre ELZÉAR)

Pièce en sept tableaux.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 30 janvier 1880.

 

Personnages

 

JANSOULET

MARQUIS DE MONPAVON

DE GÉRY

JOYEUSE

HÉMERLINGUE, banquier

CANILHAC, directeur de théâtre

GOËSSARD, rédacteur du Messager

PASSAJON

JENKINS, médecin irlandais

BOISLHÉR

IBRAHIM, colonel tunisien

PIEDIGRIGGIO, gouverneur de la Caisse territoriale

ALEXANDRE, valet de chambre du duc de Mora

NOËL, valet de chambre de Jansoulet

BOMPAIN, intendant de Jansoulet

FRANCIS, domestique

TOM, groom de Boislhéry

BARREAU, cuisinier du Nabab

JOSEPH

WILLIAMS, suisse chez le duc de Mora

UN SERGENT DE VILLE

UN EMPLOYÉ DU TÉLÉGRAPHE

UN HUISSIER DE LA CHAMBRE

FÉLICIA RUYS.

FRANÇOISE, mère de Jansoulet

LA BARONNE HÉMERLINGUE

ALINE JOYEUSE

ÉLISE JOYEUSE

YAÏA JOYEUSE.

CONSTANCE CRENMITZ

ADÈLE

ROSA

JUSTINE

AMY FÉRAT

ROSE FÉRAT

 

Second Empire.

 

 

Premier Tableau

 

Chez les Joyeuses

 

Petit salon très simple, au cinquième étage, aux Ternes : aspect très propre et très soigné. Des petits tapis de pied devant les fauteuils ; des petites housses au crochet sur les meubles. Au milieu une table à ouvrage ; des travaux d’aiguille, broderies, etc., sur la table. Au fond, fenêtre avec balcon, entourée de plantes grimpantes. Au pan coupé de droite et au premier plan de gauche, portes intérieures. Au pan coupé de gauche, porte donnant sur le palier.

 

 

Scène première

 

ALINE, ÉLISE, YAÏA

 

Aline travaille à l’aiguille. Élise étudie, près de la table, son histoire de France. Yaïa regarde à la fenêtre, au fond.

ÉLISE, apprenant ses dates.

Louis, dit le Hutin : 1314-1316... Philippe V, dit le Long : 1316-1322...

S’interrompant tout à coup.

Quand je serai mariée, je n’aurai jamais plus de trois enfants : un garçon pour le nom, et deux filles pour les habiller pareilles.

ALINE, sévère.

Eh bien, Élise ? Est-ce de l’histoire de France, cela ?

ÉLISE, confuse.

Non, bonne maman. Philippe V...

ALINE.

Dit le Long : 1316-1322... Après ?

ÉLISE.

Charles IV, dit le Bel : 1322... Oh ! bonne maman, je suis perdue jamais je ne saurai.

ALINE.

1322-1328.

ÉLISE.

Ah ! oui. Valois : Philippe VI. – Pourquoi M. Paul de Géry ne vient-il plus nous voir ?

ALINE, sans lui répondre.

Philippe VI ?

ÉLISE.

1328-1350.

ALINE.

M. de Géry ne peut pas venir ; il est allé passer un mois dans le Midi. – Après Philippe VI ?

ÉLISE.

Il est avocat, M. de Géry ?

ALINE.

Mais certainement il est avocat, et même excellent avocat.

ÉLISE, pointe de malice.

Ah !... Il a déjà plaidé ?

ALINE.

S’il a plaidé !... C’est même ce qui nous a fait faire sa connaissance. Ayant à défendre un malheureux comptable, il voulait se renseigner près de quelque employé d’une grande maison de banque ; on lui a indiqué notre père.

ÉLISE.

Je l’aime bien, moi, M. de Géry.

Petit regard en dessous.

Et toi ?

ALINE.

Nous en sommes à Philippe VI.

ÉLISE.

Ah oui, c’est vrai... Philippe VI. C’est si difficile, les dates !

ALINE.

Quand papa rentrera de son bureau et qu’il me demandera si Élise a bien travaillé, que lui répondrai-je ?

ÉLISE, se levant.

Ne gronde pas, bonne maman : aujourd’hui je suis un peu troublée, parce que c’est la fête de papa.

ALINE.

Tu ne l’as pas oublié ?

ÉLISE.

Oh ! non. Le dix mars, voilà une date que je sais par cœur.

YAÏA, de la fenêtre.

Comment ! Vous saviez ? Et moi qui voulais être la première à lui souhaiter sa fête !

ALINE.

Voilà pourquoi tu l’attendais à la fenêtre ?

YAÏA, descendant.

Oui : j’avais caché mon bouquet, et retourné le calendrier contre le mur, pour que vous ne voyiez pas la date.

ALINE.

C’est très mal, cela, Yaïa.

YAÏA, pleurant presque.

Oh ! bonne maman...

ALINE.

C’est un mauvais sentiment. Allons, ne pleure pas : je te pardonne, parce que tu aimes bien notre père... Et il faut bien l’aimer, vois-tu, en ce moment surtout.

ÉLISE.

On monte l’escalier... C’est lui.

On sonne. Avec désappointement.

Non, on sonne : une visite.

YAÏA.

Ah ! quel malheur !

Elle va ouvrir. Avec un joyeux sourire.

M. de Géry !

ALINE.

Ah !

 

 

Scène II

 

ALINE, ÉLISE, YAÏA, DE GÉRY

 

DE GÉRY.

Oui, mademoiselle, c’est bien moi. M. Joyeuse n’est pas ici ?

ALINE, vivement.

Papa n’est pas encore rentré de son bureau.

DE GÉRY, étonné.

De son bureau ?

ALINE, embarrassée.

Vous soyez bien qu’il est employé de la maison de banque Emberlingue et Cie.

Gaiement.

Faut-il qu’une absence de quinze jours vous ait fait perdre la mémoire ? Vous avez fait un bon voyage ?

DE GÉRY.

Le meilleur des voyages. J’ai passé ces quinze jours dans mon pays natal, à Saint-Romans. Je suis revenu hier soir, et ma première visite est pour vous. Comment allez-vous ? Comment va M. Joyeuse ?

À Élise.

Et cet examen ?

ÉLISE.

Dans trois semaines. J’ai une peur !

ALINE.

Nous étions en train de réciter notre Histoire de France quand vous êtes entré.

DE GÉRY.

Si je dérange, je m’en vais.

TOUTES.

Ah ! mais non... Ah ! mais non !

ALINE.

Élise va finir de réciter dans sa chambre Yaïa me remplacera.

YAÏA, avec importance.

Je m’en charge.

ÉLISE.

Vous ne partirez pas sans nous dire adieu, monsieur de Géry ?

DE GÉRY.

Non, certainement.

YAÏA.

Il faudra être là quand nous souhaiterons la fête à papa.

DE GÉRY.

Ah ! C’est aujourd’hui la fête de M. Joyeuse ?

ÉLISE.

Mais oui.

YAÏA.

Mais oui mon bouquet est prêt.

Se reprenant.

Nos bouquets sont prêts.

ÉLISE, bas à Yaïa.

Va demander pardon à bonne maman.

YAÏA.

Tu ne m’en veux plus, bonne maman ?

ALINE.

Non, Yaïa, non. Je t’ai dit que je t’avais pardonné.

DE GÉRY, à part, les regardant et un peu ému.

Est-il rien de plus charmant ?

ÉLISE, à Aline.

Cela ne te fâche pas que nous t’appelions bonne maman devant les étrangers ?

ALINE, gaiement.

Oh ! Dieu non, par exemple !

ÉLISE, à de Géry.

C’est un nom que nous lui donnions déjà quand elle était petite fille, et nous pas plus hautes que ça... Avec son bonnet à ruches, son air sérieux, elle avait une drôle de petite figure si raisonnable, si bonne !... À tout à l’heure, bonne maman.

DE GÉRY, à lui-même.

C’est adorable !

Élise et Yaïa sortent par la gauche.

 

 

Scène III

 

ALINE, DE GÉRY, puis ÉLISE et YAÏA

 

ALINE, à de Géry.

Vous m’avez effrayée... Vous avez failli apprendre à ces enfants que notre père n’était plus chez Hémerlingue.

DE GÉRY.

Elles ne le savent pas ?

ALINE.

Non, elles ne le savent pas moi aussi je suis censée l’ignorer ; mon père nous le cache.

DE GÉRY.

Comment ?

ALINE.

De peur de nous inquiéter. Il est si bon ! Il part tous les matins à l’heure habituelle, sa serviette sous le bras, et il rentre comme autrefois, exactement. Il est en retard aujourd’hui, par extraordinaire. Il nous parle de son bureau, comme s’il en revenait, toujours gai, toujours souriant. Par moments même il se figure qu’il en vient... Il a l’imagination si vive, si féconde... Tout ce qu’il invente, tout ce qu’il suppose, tout ce qu’il bâtit de romans dans sa tête à la journée, il se le représente... Vous le connaissez bien... c’est le dormeur éveillé.

DE GÉRY.

Mais enfin... depuis trois semaines qu’il est sans place, comment ?...

ALINE, le devinant avec un sourire.

Comment vivons-nous ? Je le trompe un peu je lui explique que tout diminue en ce moment, qu’on vit pour rien, et je fais, en m’amusant, des travaux d’aiguille, que je vends très cher.

DE GÉRY.

Oh ! très cher !

ALINE.

Très cher. Et je vous prie de ne pas me plaindre. Je n’ai jamais été si heureuse je vois que je peux être utile à mon père et à mes sœurs.

DE GÉRY.

Oh ! quelle charmante jeune fille vous êtes ! Et qu’il va bien à votre jeunesse ce nom de bonne maman ! Je venais aussi, moi, pour essayer d’être utile à votre cher père.

ALINE, souriant.

Vous voyez bien que je ne suis pas à plaindre.

Lui tendant la main.

On ne nous abandonne pas.

DE GÉRY, avec chaleur.

Non certes. Malheureusement mon pouvoir n’est pas grand. Je ne compte guère dans cet immense Paris. J’y ai des relations, quelques amis influents... Mais s’il fallait tout de suite en nommer un sur lequel je pourrais compter, j’aurais quelque embarras.

ALINE.

Ah ! le vilain qui doute de ses amis !

DE GÉRY.

Hélas !

ALINE.

Eh bien, moi, j’ai meilleure opinion de l’espèce humaine. Aujourd’hui même, il y a quelques heures, j’ai tenté une démarche... Vous me promettez de ne pas le dire à papa ?

DE GÉRY.

Je vous le jure.

ALINE.

Je suis allée chez une amie de pension qui était ma voisine de pupitre à l’institution Belin... et que je n’avais jamais revue.

DE GÉRY, souriant.

Ce n’est pas très compromettant.

ALINE.

J’y suis allée toute seule.

DE GÉRY, de même.

Ce n’est pas encore très grave.

ALINE.

Oh ! mais maintenant ce n’est plus une petite personne comme moi. Elle est dans une grande situation, elle est belle, elle est fêtée ; voilà où a été mon audace.

DE GÉRY.

Et elle vous a bien reçue ?

ALINE.

Oh ! on ne peut mieux. Malheureusement il y avait là beaucoup de monde ; nous n’avons pas pu causer.

DE GÉRY, avec un sourire.

Ah !

ALINE, fâchée.

Je vous dis qu’elle a été excellente. Elle m’a promis de faire tout ce qu’elle pourrait pour mon père, et comme elle a beaucoup de relations, des amis très haut placés, très puissants...

DE GÉRY.

Comment se nomme-t-elle ?

ALINE, le regardant.

Vous me demandez son nom avec un air de méfiance.

DE GÉRY.

Pas du tout.

ALINE.

Si vous la jugez mal d’avance, je ne vous la nommerai pas.

DE GÉRY.

Je la juge très bien au contraire.

ALINE.

C’est Félicia Ruys.

DE GÉRY.

Félicia !

ALINE.

Vous la connaissez ?

DE GÉRY.

Oui ; je lui ai été présenté il y a un mois.

ALINE.

Une grande artiste, n’est-ce pas ?

DE GÉRY.

Vous êtes allée chez Félicia Ruys, vous ?

ALINE.

Oui, moi.

DE GÉRY.

Dans son atelier ?

ALINE.

Oui ; elle travaillait au buste d’un personnage...

DE GÉRY.

Qui était là ?

ALINE.

Non, il n’y était pas. Une grosse tête avec des cheveux crépus. J’ai entendu un monsieur qui disait à un autre : c’est le Nabab.

DE GÉRY.

M. Bernard Jansoulet ?

ALINE.

Il paraît que l’année dernière elle a eu un très grand succès avec le buste du duc de Mora.

DE GÉRY.

Vous savez cela ?

ALINE.

On le racontait devant moi. Il a suffi de ce buste pour la placer au premier rang de nos sculpteurs. C’est beau, le talent !

DE GÉRY.

Oui... oui...

ALINE.

Vous avez l’air de m’en vouloir de ce que je suis allée chez Félicia ?

DE GÉRY.

Vous en vouloir ? Eh bien oui, peut-être.

ALINE, très étonnée.

Pourquoi donc ? Nous nous aimions beaucoup à la pension, quoiqu’elle fût dans les grandes et moi dans les petites... Une nature un peu folle, un peu décousue, mais si bonne ! si supérieure à nous toutes ! Oh ! quand elle me parlait de son art, comme j’étais heureuse de l’entendre ! Que de choses j’ai comprises par elle, dont je n’aurais eu aucune idée ! Encore maintenant, quand nous allons au Louvre le dimanche, avec mon père, devant une belle sculpture ou un beau tableau, je songe tout de suite à Félicia. Je l’ai toujours admirée, moi.

DE GÉRY.

Je comprends qu’on l’admire. Je comprends que vous ayez gardé d’elle ce charmant souvenir. On n’est pas plus artiste que Félicia Ruys, et dans le laisser aller de son existence, il n’y a pas un reproche sérieux à lui adresser. Mais elle a été élevée dans l’atelier de son père, un grand sculpteur aussi...

ALINE, gaiement.

Oh ! oui. Elle nous en parlait sans cesse, et quand elle avait passé un jeudi chez lui, elle revenait avec une fièvre, une animation qui nous amusait toutes.

DE GÉRY.

Elle est toujours dans cet état de surexcitation nerveuse qui lui donne un attrait de plus. Mais ce n’est pas là ce qui est dangereux pour vous. Ce n’est pas elle, c’est l’atmosphère de son atelier, c’est le monde qu’elle y reçoit, c’est ce milieu qui n’est pas le vôtre. Vous êtes si bien ici dans votre cadre, bonne maman... Me permettez-vous de vous appeler bonne maman ?

ALINE.

N’est-ce pas mon nom ? Je suis très contente, parce que malgré votre petit sermon...

DE GÉRY.

Oh !

ALINE.

Je vois que vous aussi vous admirez Félicia... Nous causerons d’elle.

DE GÉRY.

Non, nous causerons de vous.

ÉLISE, entrant avec Yaïa.

Aline, Aline... voici papa !

YAÏA.

Il monte ; vite nos bouquets...

À Aline.

C’est toi qui l’embrasseras la première.

ALINE.

Non, ma petite Yaïa, ce sera toi.

 

 

Scène IV

 

DE GÉRY, JOYEUSE, ALINE, ÉLISE, YAÏA

 

JOYEUSE, entrant par le pan coupé de gauche, une serviette sous le bras.

Cet Hémerlingue n’en finit pas. Ah ! mon bon monsieur de Géry, vous voilà de retour. Hémerlingue m’a retenu dans son cabinet pour une affaire importante.

ALINE, gaiement.

Et puis, avoue que tu n’étais pas fâché d’être en retard aujourd’hui.

JOYEUSE.

Pourquoi aujourd’hui ?

ALINE.

Pour nous donner le temps de...

YAÏA, poussée par Aline.

Papa, je vous souhaite une bonne fête.

ALINE et ÉLISE.

Et nous aussi, papa.

JOYEUSE.

Ah ! mes chères petites ! Ah ! mes mignonnes chéries ! Venez là toutes les trois, mes trésors... Vous me pardonnez, monsieur de Géry ?

Il embrasse ses trois filles.

DE GÉRY.

Mais je suis resté, parce qu’on m’a permis de vous souhaiter aussi une bonne fête.

JOYEUSE, allant à lui.

Mon cher ami ! J’avais absolument oublié que c’était aujourd’hui ma fête. J’oublie tout maintenant.

Vivement.

Ce sont les affaires. Cet Hémerlingue m’accable. Ordinairement, le jour de ma fête, j’apportais une petite friandise.

ÉLISE, bas.

Nous l’avons.

JOYEUSE.

Ah !

ΥΑΪΑ.

Une surprise...

JOYEUSE.

Ne me dites rien.

ÉLISE.

C’est bonne maman qui l’a préparée.

JOYEUSE.

Elle n’oublie rien, bonne maman.

YAÏA, bas.

Un gâteau à la reine. Chut !

JOYEUSE.

Chut ! Vous êtes des anges.

ALINE, du fond.

Maintenant vous allez vous occuper un peu du ménage.

Elle se dirige à droite.

ÉLISE.

Oui.

YAÏA, revenant, à son père.

Et, tu verras, il y a encore autre chose que tu aimes bien.

ALINE, bas à Joyeuse.

Tu n’invites pas M. de Géry à dîner ?

JOYEUSE.

Si, si !

D’un ton cérémonieux.

Monsieur de Géry, bonne maman vous invite...

ALINE, bas.

Mais non... c’est toi.

JOYEUSE.

Ah ! oui. Voulez-vous me faire l’honneur de dîner avec mes filles ?

ALINE, bas.

Ce n’est pas encore ça...

JOYEUSE, gaiement.

Tu penses bien qu’il ne resterait pas pour moi.

DE GÉRY.

Si, monsieur Joyeuse, je resterai pour vous.

ÉLISE et YAÏA, qui écoutaient au fond, redescendant.

M. de Géry accepte !

DE GÉRY.

Et croyez bien que jamais invitation ne m’a été plus agréable.

ALINE.

Vous restez ?

DE GÉRY.

Eh bien ! oui, je reste.

ALINE, bas.

Viens vite, Élise ; nous allons nous surpasser.

Elle sort la première.

YAÏA, de même.

C’est moi qui vais battre les œufs à la neige.

Élise et Yaïa sortent, derrière Aline, par la porte de droite.

 

 

Scène V

 

DE GÉRY, JOYEUSE

 

JOYEUSE.

Vous comprenez, monsieur de Géry, qu’on ne peut jamais se dire malheureux quand on a trois filles comme les miennes.

DE GÉRY, avec effusion.

Non, mon bon monsieur Joyeuse, non...

JOYEUSE.

Élise et ma petite Yaïa sont parfaites ; mais si vous connaissiez comme moi mon Aline...

DE GÉRY.

Oh ! je la connais.

Baissant la voix.

Je suis passé aujourd’hui chez Hémerlingue pour vous voir.

JOYEUSE, effrayé.

Et vous avez appris ?

Vivement.

Vous n’avez rien dit à mes filles ?

DE GÉRY.

Rien, absolument rien.

JOYEUSE.

Elles seraient inquiètes, et je ne veux pas les inquiéter, mes pauvres chéries. Je les trompe ; oui, monsieur de Géry, le baron Hémerlingue m’a renvoyé.

DE GÉRY.

Vous, l’employé modèle ?

JOYEUSE.

Comme un simple valet, sans pitié pour mes trois petites mignonnes que mon emploi faisait vivre, sans penser que je suis vieux, et qu’il n’est pas facile de se caser à mon âge...

S’animant.

Oh ! il y a des hommes bien méchants ! Justement, ce jour-là, le jour ou l’on m’a renvoyé, j’allais au bureau plein d’espérance... Je me figurais – vous savez, quand on marche, la tête travaille – je me figurais que j’allais recevoir une gratification : je ne sais pourquoi... une idée... je me voyais revenant le soir en triomphe à la maison, annonçant la nouvelle à mes chéries : « Vite habillez-vous... nous allons au théâtre. » Dieu qu’elles étaient jolies sur le devant de leur loge, les chères petites ! un bouquet de têtes vermeilles !... et puis, le lendemain, voilà l’aînée demandée en mariage.

DE GÉRY, vivement.

En mariage ?

JOYEUSE.

Oui ; dans mon rêve... et il faut croire que je rêvais tout haut, selon mon habitude, car dans la rue les gens me regardaient avec un drôle d’air... J’arrive au bureau. « Joyeuse, le baron vous demande, » me dit notre caissier en me voyant entrer. Il est un peu souffrant : allez le voir dans sa chambre ; il veut vous parler de nos dernières opérations sur la place de Tunis. » J’en rêvais, moi, de ces opérations ; j’y avais vu vaguement des manœuvres frauduleuses contre un autre grand financier, M. Jansoulet.

DE GÉRY.

Celui qu’on appelle le Nabab.

JOYEUSE.

Oui ; cette idée me poursuivait pendant que je traversais les riches salons d’Hémerlingue. Je me croyais chez le Nabab je lui prends le bras, et je lui dis : « On vous vole, M. Jansoulet ! »

DE GÉRY, riant.

C’était Hémerlingue !

JOYEUSE.

Non, c’était sa femme.

DE GÉRY.

Madame Hémerlingue !

JOYEUSE.

Oui.

DE GÉRY.

N’allez pas plus loin, pauvre dormeur éveillé... Il n’en fallait pas tant pour vous perdre. La baronne Hémerlingue exècre Bernard Jansoulet.

JOYEUSE.

Pourquoi ?

DE GÉRY.

Parce qu’il l’a connue à Tunis. C’était une ancienne esclave arménienne vendue au bey... Hémerlingue l’a épousée à sa sortie du sérail. Elle est venue en France avec son mari, s’est enfermée quelques mois dans un couvent, et s’est fait baptiser en grande pompe : ce qui lui a ouvert tous les salons du faubourg Saint-Germain. Très séduisante d’ailleurs, et menant son mari à l’assaut de la colossale fortune du Nabab qu’elle hait d’une haine sauvage. Vous ne rentrerez pas aisément en grâce auprès d’elle. Mais le malheur qui vous arrive peut devenir pour vous une source de fortune. Vous êtes renvoyé par Hémerlingue : voulez-vous entrer chez Jansoulet ?

JOYEUSE.

Non, non. – Comment m’y présenter d’ailleurs ?

DE GÉRY.

Je m’en charge.

JOYEUSE.

Vous ?

DE GÉRY.

Je ne connais pas Bernard Jansoulet, mais nous sommes du même pays, du même village, de Saint-Romans je voyais tous les jours sa brave vieille mère qui garde encore sa coiffe de paysanne. Elle m’a offert de me donner une lettre pour son fils. Je n’ai pas osé refuser, mais je ne songeais guère à me servir de cette lettre. Il fallait une occasion. J’irai voir Jansoulet ; je lui parlerai de vous.

JOYEUSE.

Non, non, monsieur de Géry : je vous remercie.

DE GÉRY.

Vous avez donc une place en vue ?

JOYEUSE.

J’ai un ami, M. Passajon, qui s’occupe de me chercher quelque chose je l’attends. Ah ! si j’étais seul... La vie est à si bon compte maintenant, à ce que dit Aline.

DE GÉRY.

Pourquoi ne pas profiter de l’occasion que je vous offre ?

JOYEUSE.

Parce que... on parlait beaucoup de Jansoulet chez Hémerlingue. J’ai des histoires sur lui qui me hantent la cervelle, et puis il me vient des manies de vieillard. Je veux que l’argent que je gagne soit de source pure ; c’est pour mes fillettes.

DE GÉRY.

Mais si le Nabab est un honnête homme ?

JOYEUSE.

Il est si riche ! Il s’est enrichi si vite ! Si loin !

DE GÉRY.

Comme Hémerlingue.

JOYEUSE.

Aussi j’aurais quitté Hémerlingue.

À de Géry.

Oui, je t’aurais quitté, misérable !

Revenant à lui.

Oh ! pardon, monsieur de Géry : c’est toujours ma maudite imagination qui m’emporte.

DE GÉRY.

J’ai entendu parler de Bernard Jansoulet par sa mère, qui est la plus droite et la plus scrupuleuse des femmes. Je ne puis pas croire que ce soit un coquin. J’irai lui porter cette lettre, je le verrai de près, je l’étudierai, et si je vous affirme que vous pouvez entrer chez lui...

JOYEUSE.

Je vous croirai... mais je le verrai toujours comme on me l’a dépeint, et je ne pourrai pas... c’est plus fort que moi.

DE GÉRY.

Eh bien ! cela ne fait rien... je vais chez lui tout de même. Ce n’est plus pour vous, c’est pour moi. Voilà une heure qu’il me prend l’envie d’être riche. Je ne l’ai jamais eue, cette envie, mais aujourd’hui je l’ai, et je l’ai résolument.

JOYEUSE.

Cela vous sera facile ; vous ferez un riche mariage.

DE GÉRY.

Non, précisément, ce n’est pas un riche mariage que je veux faire.

JOYEUSE.

Ah !

On sonne à la porte.

Sans doute mon ami Passajon qui m’apporte peut-être une bonne nouvelle.

DE GÉRY.

Ah !

JOYEUSE, allant ouvrir.

Passajon est garçon de bureau à la Caisse territoriale.

DE GÉRY.

Oh ! en voilà une caverne par exemple !

JOYEUSE.

Oui, je sais... Mais cela n’empêche pas Passajon d’être un très brave homme... Un peu solennel... vous comprenez ; il a été appariteur à la Faculté de Dijon.

Ouvrant.

Entrez, mon cher monsieur Passajon.

 

 

Scène VI

 

DE GÉRY, JOYEUSE, PASSAJON, costume de garçon de bureau, un parapluie à la main, puis ALINE

 

PASSAJON, entrant.

Monsieur Joyeuse, mon respect.

JOYEUSE.

Je vais vous présenter à M. de Géry, avocat.

PASSAJON, s’inclinant profondément.

Ah ! maître de Géry, mon respect.

JOYEUSE, avec anxiété.

Eh bien ? Cette place de quinze cents francs dans une fabrique ?

PASSAJON.

Vous l’aurez si vous voulez.

JOYEUSE.

Si je le veux ! vous n’avez pas conclu ?

PASSAJON.

J’ai demandé à réfléchir jusqu’à ce soir sept heures.

JOYEUSE.

Pourquoi ?

PASSAJON.

Parce que j’ai mieux à vous proposer.

JOYEUSE.

Ah !

PASSAJON.

Être caissier vous siérait-il ?

JOYEUSE.

Où ?

PASSAJON.

À la Caisse territoriale.

DE GÉRY, riant.

Ah ! la Territoriale... Le coffre-fort a toujours été vide.

PASSAJON.

Oui, cela m’était même commode... J’y serrais les reliefs de mon repas, mon fromage de Gruyère, ou mon veau à la vinaigrette, mais maintenant qu’on y met de l’argent...

Il soupire. À Joyeuse.

Vous siérait-il huit mille francs d’appointements ?

DE GÉRY.

Qu’on ne paye pas...

PASSAJON, avec dignité.

On paie depuis ce matin, monsieur.

JOYEUSE.

On paie... Alors vous êtes remboursé de vos avances pour voitures, cigares, grogs américains ?...

PASSAJON.

La Compagnie m’a tout payé ; mais je lui laisse mes fonds, puisqu’elle devient solide.

DE GÉRY, à part.

Pauvre bonhomme !

PASSAJON.

M. Piedigriggio, le gouverneur, a trouvé une nouvelle combinaison...

DE GÉRY.

Encore une et voilà ce qui nous inspire de la confiance...

PASSAJON.

Non ; ce qui me rassure, c’est que notre caissier a a appelé M. le gouverneur : « Fleur de Mazas. »

DE GÉRY.

Ah !...

PASSAJON.

Et qu’on a flanqué notre caissier à la porte

Appuyant.

en lui réglant son compte. Je me suis dit tout de suite : Il y a du nouveau. Je ne me trompais pas. Bernard Jansoulet entre dans l’affaire.

DE GÉRY.

Jansoulet ?

JOYEUSE, à de Géry.

Vous voyez ? Votre Nabab... cet homme intègre.

PASSAJON.

Oui, celui qu’on appelle le Nabab. J’ai l’honneur de connaître M. Noël, son premier valet de chambre. Il m’a fait visiter l’hôtel de Jansoulet, et je m’explique à présent qu’on l’appelle le Nabab. Chez lui tout est en or.

JOYEUSE.

Eh bien, mon cher Passajon... Allons arrêter tout de suite la petite place de quinze cents francs.

PASSAJON.

Vous avez tort, monsieur Joyeuse, mais cela vous regarde... Je suis nonobstant à vos ordres.

JOYEUSE, à de Géry.

Vous nous attendez là ?

DE GÉRY.

Non ; j’ai justement une course à faire.

À part.

Il m’intéresse, moi, le fils de la vieille Françoise.

JOYEUSE, appelant à la porte de droite.

Aline ?

Aline se montre à demi avec un tablier blanc de ménagère.

Nous sortons pour un instant.

ALINE.

Qu’est-il arrivé ?

JOYEUSE.

Rien... rien... c’est ce bon Passajon...

PASSAJON.

Mademoiselle Aline, mon respect.

JOYEUSE.

Qui a besoin de nous pour un moment. Il lui faut deux témoins, pas pour un duel, non... pour un passeport.

ALINE.

Mais le dîner ?

JOYEUSE.

Nous allons rentrer tout de suite ; tu le retarderas un peu.

ALINE.

Dépêchez-vous alors.

DE GÉRY, la regardant.

Comme ce petit tablier blanc lui va bien ! Ah ! si je pouvais apporter la joie dans cette maison, la vraie joie ! et les vrais sourires !

PASSAJON.

Mademoiselle Aline, mon respect...

DE GÉRY, serrant la main d’Aline.

À tout à l’heure.

Ils sortent tous les trois.

 

 

Scène VII

 

ALINE, puis YAÏA

 

ALINE, seule.

Tant mieux ! j’aurai le temps de faire un peu de toilette. C’est la fête de papa, et puis nous avons un étranger.

À la porte de gauche.

Élise, ralentis le fourneau ; nous dinerons un peu plus tard.

ÉLISE, à la cantonade.

Bon.

YAÏA, paraissant à la porte en battant des œufs.

Eh bien ! et mes œufs à la neige ?

ALINE, riant.

Dame, tu les battras plus longtemps.

YAÏA, les battant.

Mais je ne peux plus m’arrêter maintenant.

ALINE.

Oh ! ma pauvre Yaïa, que tu es à plaindre !

YАЇА.

En voilà un exercice !

Elle rentre.

ALINE, à elle-même.

Je mettrai M. de Géry à ma droite ; non, je le mettrai à la droite de papa ; c’est la première fois qu’il dîne à la maison. Moi, je serai en face.

On sonne.

Qui est-ce qui peut bien nous arriver maintenant ?

Elle va ouvrir, et se trouve en face d’un monsieur très élégamment vêtu.

 

 

Scène VIII

 

ALINE, JENKINS

 

JENKINS, léger accent irlandais.

M. Joyeuse ?

ALINE.

Il est absent, monsieur.

JENKINS.

Mademoiselle Aline Joyeuse ?

ALINE.

C’est moi, monsieur.

JENKINS.

Mademoiselle, ma visite qui pourrait vous surprendre un peu, ne vous étonnera plus tout à l’heure. Vous ne savez pas qui je suis ? Le docteur Jenkins. Vous ne me connaissez pas ? J’ai pourtant quelque renom à Paris et en Angleterre. L’inventeur des perles Jenkins.

ALINE.

Nous sommes si loin de Paris dans ce faubourg des Ternes, à notre cinquième étage ; il faut m’excuser.

JENKINS.

Vous avez eu pour amie de pension mademoiselle Félicia Ruys ?

ALINE.

Oui, monsieur, je suis allée chez elle aujourd’hui.

Elle offre un siège à Jenkins.

JENKINS, avec un geste de refus.

Je le sais... Félicia – elle a conquis une telle célébrité en quelques mois qu’on peut maintenant l’appeler ainsi – Félicia s’intéresse beaucoup à vous...

ALINE.

J’en étais sûre.

JENKINS.

Très sincèrement, je m’y connais, et je suis certain de lui être agréable en faisant quelque chose pour monsieur votre père.

ALINE.

Oh ! monsieur, laissez-moi vous dire d’abord que mon père est le meilleur des hommes, le plus honnête, le plus loyal, le plus scrupuleux !

JENKINS.

C’est bien quelque chose.

On sonne.

ALINE, étonnée.

Ah ! vous permettez...

Elle va ouvrir, et se trouve en face d’une dame en grande toilette de ville.

 

 

Scène IX

 

ALINE, JENKINS, LA BARONNE HÉMERLINGUE

 

LA BARONNE.

M. Joyeuse ? –

Apercevant Jenkins.

Tiens ! le docteur !

JENKINS, lui serrant la main.

Baronne...

LA BARONNE.

Vous venez de la part de Félicia ?

JENKINS.

Vous aussi, baronne ?

LA BARONNE, s’approchant de lui, sans plus faire attention à Aline, qui reste à l’écart, stupéfaite.

Certainement. Félicia Ruys est en train de devenir une puissance que l’on cherche à flatter de toutes les façons. Elle m’a recommandé la fille de M. Joyeuse. Je suis très contrariée, mon cher... Figurez-vous que le bonhomme était employé chez mon mari. C’est moi qui l’ai fait renvoyer. Je le crois un peu fou.

JENKINS, bas, montrant Aline.

C’est sa fille.

LA BARONNE, changeant de ton immédiatement.

Ah ! mademoiselle, je vous demande pardon. Je vais prier mon ami Jenkins de me présenter, puisqu’il a l’avantage et le plaisir de vous connaître.

JENKINS.

La baronne Hémerlingue.

ALINE, très surprise, indiquant un siège.

Madame...

LA BARONNE, s’asseyant.

Félicia m’a fait de vous un éloge mérité, je le vois déjà.

ALINE.

Nous étions très bonnes amies à la pension.

LA BARONNE.

Et pour lui prouver tout l’intérêt que je prends à sa recommandation, je suis venue moi-même.

ALINE.

C’est beaucoup d’honneur pour moi... Chère Félicia, j’irai la remercier.

LA BARONNE.

Vous lui ferez certainement le plus grand plaisir. Quant à la rentrée de votre père chez M. Hémerlingue, avec de l’avancement, c’est chose faite.

ALINE.

Oh ! madame, que vous êtes bonne !

JENKINS.

Je venais proposer à M. Joyeuse une situation beaucoup plus avantageuse, je crois, à la villa Bethléem, dans l’établissement que je fonde avec Jansoulet.

ALINE.

Monsieur...

LA BARONNE, se levant, féroce, les lèvres pincées.

Avec Jansoulet ! Ah ! docteur, prenez garde ; il faut choisir et choisir vite entre Jansoulet et Hémerlingue : ami ou ennemi, je ne connais pas d’indifférents.

JENKINS, la main sur le cœur.

Même pour faire le bien ?

LA BARONNE.

Même pour faire le bien.

On sonne.

Je parie que c’est Monpavon.

JENKINS.

Monpavon ?

LA BARONNE.

Il entrait chez Félicia comme j’en sortais.

JENKINS.

Il est incapable de monter ces cinq étages.

LA BARONNE.

Quel âge a-t-il donc ?

JENKINS.

C’est le secret de ses cosmétiques.

Aline va ouvrir la porte ; Monpavon paraît, essoufflé et pouvant à peine parler.

LA BARONNE, à Jenkins.

Que vous disais-je ?

 

 

Scène X

 

ALINE, JENKINS, LA BARONNE, MONPAVON, un instant ÉLISE et YAÏA

 

MONPAVON.

C’est ici monsieur... chose... comment donc ?

JENKINS, allant à Monpavon.

M. Joyeuse ? Il est absent, Monpavon.

MONPAVON.

Jenkins !

JENKINS.

Toujours jeune, marquis...

MONPAVON.

Oui, grâce à vos perles, docteur... effet prodigieux.

Apercevant la baronne.

La baronne ! Étonnant... tout le monde ici... tout le monde...

LA BARONNE, présentant Aline.

C’est mademoiselle Aline Joyeuse qui vous reçoit.

JENKINS, à Aline.

Le marquis de Monpavon.

MONPAVON.

Mademoiselle Félicia Ruys... parlé de vous... vif intérêt... piqué ma curiosité...

À part.

Très gentille... de la saveur...

ALINE.

Je vous remercie, monsieur, pour mon père.

MONPAVON.

Ah ! oui, votre père, M. Machin. Félicia m’a expliqué. Parlerai au duc... pour la prochaine fournée... Préfet...

LA BARONNE.

Vous n’y êtes pas du tout, Monpavon.

MONPAVON.

Ou conseiller d’État... Le duc n’a rien à me refuser.

ALINE.

Le duc ?

MONPAVON.

Oui, Son Excellence le duc de Mora... Connaissez pas Mora ?... Prodigieux, baronne. Tout-puissant le duc, mon enfant ; personne au-dessus de lui, personne !

Élise et Yaïa se précipitent en scène toutes les deux, venant de droite.

ÉLISE.

Le rôti sera brûlé !

YAÏA.

Mes œufs à la neige ne tiendront pas !

TOUTES LES DEUX, interdites.

Ah !

ALINE, les présentant.

Mes sœurs...

JENKINS.

Elles sont charmantes.

MONPAVON, à Jenkins.

N’est-ce pas ?... de la saveur.

LA BARONNE.

Ne soyez pas intimidées, mesdemoiselles ; vous n’avez devant vous que des amis.

ÉLISE et YAÏA, confuses.

Madame...

Elles rentrent précipitamment à droite.

LA BARONNE.

Allons, bon !... elles se sauvent.

ALINE.

Pardonnez-leur, madame ; nous voyons si peu de monde...

LA BARONNE.

Elles sont ravissantes, dans ces petites robes simples.

JENKINS.

Vous avez l’air stupéfait, Monpavon.

MONPAVON.

Stupéfait, docteur. Ces jolies figures-là, à un cinquième étage...

JENKINS.

Vous ne vous doutiez pas qu’il existait de par le monde de jolies fillettes comme celles-ci, occupées seulement à faire le ménage de leur vieux bonhomme de père ?

MONPAVON.

Très singulier. Connaissons pas notre Paris... Raconterai ça au duc. Très singulier.

 

 

Scène XI

 

ALINE, JENKINS, LA BARONNE, MONPAVON, JOYEUSE

 

Joyeuse entre et s’arrête stupéfait.

ALINE.

Voici papa.

Très embarrassée.

Mon père, madame la baronne Hémerlingue.

JOYEUSE, ahuri.

Ah !

ALINE.

M. le docteur Jenkins.

JOYEUSE.

Ah !

LA BARONNE.

Je regrette beaucoup, mon cher monsieur Joyeuse, le malentendu qui vous a fait quitter la maison Hémerlingue.

JENKINS.

Nous cherchons, mon ami Jansoulet et moi, pour notre Œuvre de Bethléem, un comptable intelligent.

MONPAVON.

M’êtes très recommandé, mon cher. Parlerai pour vous au duc de Mora... Rien à me refuser.

JOYEUSE.

Je suis confus, madame... Je ne sais, messieurs, à qui je suis redevable de tant de bienveillance, mais je n’ai besoin de rien, de rien absolument. J’ai une place dont je suis très satisfait.

TOUS.

Ah !

JOYEUSE.

Je ne vous en suis pas moins reconnaissant de vos bonnes intentions.

JENKINS, à Monpavon.

S’il croit que c’est pour lui...

LA BARONNE, à Aline.

S’il n’y a rien à faire en ce moment, j’espère, mademoiselle, que vous ne m’oublierez pas.

ALINE.

Oh ! non, madame

Elle reconduit la baronne.

JENKINS, à Monpavon.

Voilà un homme qui n’a rien et qui est satisfait de ce qu’il a.

MONPAVON.

Étrange ! Tout étrange, ici ! Connaissons pas notre Paris. Raconterai ça à Mora.

À Joyeuse.

Au revoir, mon cher. Si vous avez besoin du duc... Marquis de Monpavon... Tout le monde me connaît.

JOYEUSE.

Vous êtes trop bon, monsieur le marquis.

La baronne, Monpavon et Jenkins sortent.

 

 

Scène XII

 

JOYEUSE, ALINE, puis DE GÉRY, puis ÉLISE et YAÏA

 

JOYEUSE.

Qui m’a envoyé tous ces gens-là ?

ALINE.

C’est une personne qui s’intéresse à nous.

JOYEUSE.

Mais nous n’avons pas besoin de tout ce beau monde. Nous sommes si bien ensemble, rien qu’entre nous...

ALINE.

C’est ma faute, vois-tu, mon petit père. J’avais écrit à une amie de pension pour te faire obtenir une place.

JOYEUSE.

Tu savais donc que j’avais perdu la mienne ?

ALINE.

Depuis trois semaines.

JOYEUSE.

Et tu me trompais ?

ALINE.

Tu me trompais bien, toi !

JOYEUSE, la serrant dans ses bras.

Mon Aline ! Ma bonne Aline ! Voilà mon bien, voilà ma fortune !

De Géry paraît.

M. de Géry... Ne lui dis rien.

ALINE.

Oh ! non.

JOYEUSE.

Mon cher monsieur de Géry, vous nous trouvez dans la joie. J’ai une place, une place excellente... vous savez, celle dont me parlait Passajon.

DE GÉRY, à part.

Quinze cents francs...

Haut.

Moi, je n’ai pas trouvé M. Jansoulet.

JOYEUSE.

Ah ! Vous y êtes allé ?

DE GÉRY.

Mais je le verrai ce soir. Il paraît qu’il donne un grand dîner, pour fêter sa croix.

JOYEUSE, naïvement.

On décore le Nabab ! Mais alors c’est un honnête homme ! Enfin, puisque j’ai ma place...

ÉLISE, arrivant de droite, une serviette à la main.

C’est servi.

YAÏA, entrant derrière Élise.

À table !

JOYEUSE.

Allons, à table !

ALINE, à part.

Il faudra pourtant que j’aille remercier Félicia.

JOYEUSE.

Aline, prends le bras de M. de Géry ; moi, j’aurai celui de ma petite Yaïa... comme dans le grand monde.

ÉLISE, à part, regardant de Géry.

Quel joli mari cela ferait pour Aline !

JOYEUSE, faisant passer Aline et de Géry.

Allons... Allons... avec cérémonie.

Ils se dirigent vers la salle à manger, à droite.

 

 

Deuxième Tableau

 

Chez le Nabab, place Vendôme

 

Un riche salon très éclairé attenant à d’autres salons. Luxe de mauvais gout ; trop d’or. Grande baie au fond avec des tentures relevées. Porte au fond à droite et au fond à gauche. Une petite porte au premier plan à droite. Au milieu du théâtre une grande table chargée de liqueurs, tasses, cigares, etc. À gauche, cheminée. À droite, vers le fond, un riche piano. Divans à droite et à gauche. Vautré sur un pouf, devant la table, Ibrahim fume une pipe turque. Les autres boivent, fument et causent près de la cheminée et autour du piano.

 

 

Scène première

 

CANILHAC, AMY FÉRAT, ROSE FÉRAT, BOISLHÉRY, PIEDIGRIGGIO, GOËSSARD, IBRAHIM, BOMPAIN

 

CANILHAC, cherchant.

Qu’est donc devenu le patron ? on demande le patron.

BOMPAIN, coiffé d’un fez rouge, accent du Midi.

M. Jansoulet cause dans la galerie de tableaux avec M. Schwalbach.

CANILHAC.

Qui est en train de lui colloquer quelque merveilleuse croûte... Inouï, ce Schwalbach... il ne prend même pas la peine de digérer les diners qu’on lui offre ; sitôt la dernière bouchée, vite le trafic... Pourtant on dîne bien chez le Nabab.

AMY FÉRAT, prenant son café, à gauche.

Je te crois, ma biche, qu’on dîne bien.

CANILHAC.

Voyons, Amy Férat, je te prie d’être distinguée.

AMY FÉRAT.

Distinguée !... Dans une maison où l’on dine sans savoir pourquoi.

CANILHAC.

Comment ça ! sans savoir pourquoi ?

AMY FÉRAT.

Tu ne m’as même pas présentée.

CANILHAC.

C’est comme cela que cela se passe ici. C’est plus commode. Si l’on présentait ces gens-là les uns aux autres, ils ne voudraient pas dîner ensemble.

Ibrahim se lève.

AMY FÉRAT.

Très joli. Tu sais qu’il ne m’a pas dit un mot, ton Nabab...

CANILHAC.

Il ne parle pas à table. Monpavon, qui aime à dîner tranquille, lui a dit que c’était mauvais genre. Mais après le café, tu vas l’entendre. Compte les bêtises.

AMY FÉRAT.

Voilà un plaisir !

ROSE FÉRAT, au fond à droite, à Piedigriggio.

Finissez donc, vous êtes insupportable.

CANILHAC, montrant Rose.

Et prends modèle sur ta sœur. Quelle décence ! Vois-moi cette décence !

AMY FÉRAT.

Je crois bien. Elle veut jouer les grues.

CANILHAC, d’un ton régence.

S’il ne faut que du naturel...

BOISLIÉRY, s’avançant.

Mon cher Canilhac, voulez-vous me présenter à votre jolie pensionnaire ?

CANILHAC.

À mon étoile, dites à mon étoile.

Le présentant.

Le comte de Boislhéry.

Amy Férat salue à peine.

Un ami du duc de Mora.

Amy Férat salue avec un sourire. Présentant Rose.

Mademoiselle Rose Férat, qui passera étoile l’année prochaine.

À Rose.

Le comte de Boislhéry.

ROSE, faisant la révérence, en baissant les yeux.

Monsieur...

BOISLHÉRY.

Si ces demoiselles voulaient se faire entendre chez le duc de Mora ?

CANILHAC.

Comment, si elles veulent... Elles ne veulent que ça, mais c’est déjà convenu.

BOISLHÉRY.

Ah ! oui, j’oubliais... vous connaissez Son Excellence...

CANILHAC.

Nous sommes intimes... Mais en attendant Mora, je les ai fait dîner chez le Nabab. Il faut avoir passé dans le salon du Nabab ; ça pose une femme.

BOISLHÉRY, à mi-voix.

Ça la pose mal.

CANILHAC.

Mal ou bien ; l’important, c’est qu’elle soit posée.

Il va remettre sa tasse sur la table.

PIEDIGRIGGIO, accent corse, allant à Boislhéry.

Quel est ce monsieur qui paraît ici comme cez loui ?

BOISLHÉRY.

Canilhac, le directeur des Fantaisies.

PIEDIGRIGGIO.

Ah ! oui, Je sais... très bien... illoustre director...

BOISLHÉRY.

Pas de sens moral... bon garçon tout de même, quand il a le temps.

PIEDIGRIGGIO.

Il est très occoupé, n’est-ce pas ? Je vous remercie.

Il s’éloigne.

GOËSSARD, à Boislhéry.

Quel est ce monsieur avec qui vous causiez ?

BOISLHÉRY.

Je ne le connais pas ; il doit être Italien ou Corse ; Canilhac va nous le dire.

Appelant.

Canilhac !

CANILHAC.

Mon cher comte ? – Ah çà, Goëssard, vous m’en voulez donc toujours, vous ?

GOËSSARD.

Pourquoi, cher ami ?

CANILHAC.

Vous m’avez éreinté ce matin dans votre journal.

GOËSSARD.

Permettez, comme critique, je ne dois de compte qu’à ma conscience.

CANILHAC, se tordant.

Ah ! ah ! la conscience de Goëssard... très joli !...

GOËSSARD, sans avoir l’air d’entendre.

Nous voulions vous demander...

CANILHAC.

Mon cher, vous êtes tous les mêmes. Vous me reprochez de ne plus jouer que de l’opérette, de ne pas jouer de bonnes comédies... je n’en joue pas parce qu’il n’y en a plus... il faudrait les faire, et je n’ai pas le temps...

GOËSSARD, continuant.

Nous voulions vous demander quel est ce monsieur décoré de trente-six ordres étrangers, là-bas, devant la cheminée...

CANILHAC.

Vous ne connaissez pas ? Piedigriggio.

GOËSSARD.

Le gouverneur de la Caisse territoriale ?

CANILHAC.

Parfaitement. C’est Monpavon qui l’a amené ici.

BOISLHÉRY.

Parbleu ! Monpavon est membre du conseil d’administration.

CANILHAC.

Il l’avait déjà présenté au duc, mais Mora, qui a le nez fin, n’a pas gobé le Piedigriggio... Bon pour le Nabab, qui a toujours quelques millions à perdre.

BOISLHÉRY.

Alors Piedigriggio ? Un coquin ?

CANILHAC.

Ah ! coquin... vous savez... tout est relatif.

GOËSSARD.

Vous me présenterez ?

CANILHAC.

Volontiers.

Ibrahim, qui depuis quelque temps faisait la cour à Amy Férat, la quitte, et va à Goëssard.

AMY FÉRAT.

Est-il ennuyeux, ce vieux Tunisien !

IBRAHIM, vieux colonel tunisien, figure rouge, moustache blanche en brosse ; petits yeux éraillés, démarche automatique, léger tremblement. À Goëssard.

Pardon, monsieur, quel est le personnage avec qui Vous causiez tout à l’heure ?

GOËSSARD, montrant Canilhac.

Celui-ci ?

IBRAHIM.

Non.

Il désigne Boislhéry.

GOËSSARD.

Ah ! le comte de Boislhéry, du cercle des Trompettes. Un maquignon du grand monde.

IBRAHIM.

Il m’a dit à table qu’il était l’ami du premier ministre.

GOËSSARD.

Cela vous étonne parce que vous êtes étranger. Mais en France tout le monde est toujours l’ami d’un ministre.

IBRAHIM.

Ah !

Il s’éloigne.

CANILHAC, allant à Goëssard, et désignant Ibrahim.

Vous connaissez ce militaire exotique ?

GOËSSARD.

Ma foi ! non.

CANILHAC.

Les soirs de première, c’est très utile d’avoir de ces gens-là... on les colle dans une avant-scène ; c’est pittoresque. Je vais demander à Bompain.

GOËSSARD, souriant.

Bompain ?...

CANILHAC, montrant Bompain.

Voilà l’intendant que j’aurai quand je serai millionnaire. Assez de tenue pour faire honneur à la maison, et plus idiot qu’il ne faut pour être honnête... Bompain, quel est ce Turc ?

BOMPAIN.

Monsieur Canilhac, c’est un colonel tunisien qui revient de Tunis ; je me suis laissé dire que M. Jansoulet l’avait chargé d’une mission importante pour le bey et qu’il rapporte sa réponse.

CANILHAC.

Vous êtes très bien renseigné aujourd’hui.

BOMPAIN.

C’est un bruit d’antichambre ; sans ça je ne me serais pas permis de le répéter.

CANILHAC.

Si vous vouliez jouer les confidents d’opérette, je vous engagerais tout de suite.

BOMPAIN.

Monsieur me flatte.

Il remonte.

CANILHAC, se retournant vers Goëssard.

Vous n’avez pas salué Amy Férat ?

GOËSSARD.

Nous sommes fâchés.

CANILHAC.

Allons donc !

GOËSSARD.

Parole !

Il va s’asseoir sur le canapé à droite.

CANILHAC.

Je vais voir ça.

Allant à Amy Férat qui depuis un instant roule une cigarette, près de la table.

Tu es brouillée avec Goëssard, toi ?

AMY FÉRAT.

Je crois bien... je l’ai mis à la porte de chez moi.

CANILHAC.

Ah ! si tu mets à la porte les journalistes !

AMY FÉRAT.

Un journaliste, ça ? Allons donc ! Et puis tu ne sais pas ce qu’il m’a demandé ?

CANILHAC.

Je m’en doute.

AMY FÉRAT.

Eh bien ! mais... tu m’as dit cent fois qu’au théâtre le public aimait la vertu.

CANILHAC.

Quand la vertu signifie quelque chose ; mais tu n’en es pas là.

AMY FÉRAT.

Insolent !

CANILHAC.

Je vais te raccommoder avec Goëssard ; je veux bien t’aider à réussir, moi, mais je ne peux pas tout faire.

Il prend le bras d’Amy Férat.

Oh ! le marquis de Monpavon, de la tenue.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MONPAVON

 

MONPAVON, allant vivement à Goëssard.

Goëssard !

GOËSSARD.

Marquis !

MONPAVON.

Me dites pas que chose... machin... est décoré ?

GOËSSARD.

Jansoulet ?

MONPAVON.

Oui. J’ai l’air de ne pas m’y intéresser.

GOËSSARD.

D’abord ce n’est pas fait. On disait à cinq heures que le décret était signé et que les journaux de neuf heures l’annonceraient. Ils n’ont pas encore paru : la séance a été longue. Et puis, mon cher marquis, je vous ai parfaitement dit qu’on songeait à décorer Jansoulet.

MONPAVON.

Vous croyez ?

GOËSSARD.

À propos de l’œuvre de Bethléem.

MONPAVON.

Ah ! oui, l’idée de Jenkins... allaitement par les chèvres... Diable de docteur ! Il n’est pas là ?

GOËSSARD.

Il viendra apporter la bonne nouvelle. Le docteur ménage ses effets. Vous imaginez-vous la joie de notre Nabab ?

MONPAVON.

Et moi, j’ai l’air indifférent... Très contrarié... Vous croyez que vous m’avez prévenu ?

GOËSSARD.

Ce matin encore.

MONPAVON.

Je deviens distrait... petites filles qui me trottent... et pourtant une mémoire !... Sais par cœur le nom des sept sages de la Grèce, et je peux vous les dire dans l’ordre chose... machin... comment donc ? et les quatre autres... Très curieux... petites filles qui me trottent...

GOËSSARD.

Comment ça ?

MONPAVON.

Figurez-vous... j’ai découvert à un cinquième étage des fillettes... inouï... Connaissons pas notre Paris, mon cher.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, JANSOULET

 

JANSOULET, entrant par le fond, épanoui et expansif.

Ah ! me voilà ! me voilà !

Tout le monde se lève.

Je vais donc pouvoir prendre mon café. Pardonnez-moi, mes bons amis, Schwalbach me montrait un tableau pas plus grand que cela... que le duc voulait pour sa galerie... un Nobbema superbe, paraît-il. Je l’ai enlevé au duc... ça me coûte cher, mais j’ai le Nobbema.

GOËSSARD, railleur, à Boislhéry.

Oh ! le Nobbema ! Il a le Nobbema !...

CANILHAC, à Jansoulet.

Rien ne vous résiste.

JANSOULET.

Rien, c’est vrai, rien, mais j’y mets le prix.

MONPAVON, à Jansoulet.

Peux vous féliciter maintenant, cher ami... vous l’avez, la... le... le petit machin rouge...

JANSOULET.

La croix !

Avec transport.

Vous êtes sûr que je l’ai ?

MONPAVON.

Mora m’a dit tantôt : Eh bien... vous êtes content... Fait ce que vous vouliez... votre ami Jansoulet est décoré...

TOUS.

Ah !

JANSOULET, à Monpavon.

C’est à vous que je le devrai !

MONPAVON.

Tout naturel, mon cher ; il faut servir ses amis...

GOËSSARD, à part.

Il a de l’aplomb, le marquis !...

BOISLHÉRY.

Voilà une décoration, mon cher Jansoulet, qui comble de joie tous ceux qui vous aiment.

CANILHAC.

Et ils sont nombreux.

PIEDIGRIGGIO.

Oune joie ouniverselle...

IBRAHIM.

À Paris et à Tunis !

JANSOULET.

Mon bon Ibrahim !

GOËSSARD, à part.

Il sera toujours décoré un jour ou l’autre.

Haut, avec effusion.

Mon article est prêt !

JANSOULET.

Votre article ?

GOËSSARD.

Pour le Messager. – Ce n’est pas vous que je félicite, c’est le gouvernement qui sait enfin rendre justice aux hommes supérieurs, aux vastes intelligences, aux natures d’élite...

JANSOULET.

Ah ! mon bon Goëssard ! c’est trop !

Distribution de poignées de main.

Mes amis, mes chers amis, quand je me regarde là, dans ce grand Paris, entouré de tout ce qu’il contient de noms illustres, d’esprits distingués, et puis que je me souviens de l’échoppe paternelle, car je suis né dans une échoppe, monsieur de Monpavon.

Geste de Monpavon, très contrarié.

Mon père vendait des vieux clous au coin d’une borne, au Bourg-Saint-Andéol, et nous n’avions pas de fricot tous les dimanches. Ah ! oui, pécaïre ! J’en ai fait de la misère, j’en ai fait, et de la vraie, et pendant longtemps ! J’ai eu faim, j’ai eu froid, j’ai passé des journées au lit faute d’un paletot pour sortir ; heureux encore quand j’avais un lit ! À Marseille j’ai demandé mon pain à tous les métiers, et ce pain m’a coûté tant de mal, il était si noir et si dur que j’en ai encore un goût amer et moisi dans la bouche. Et comme ça jusqu’à trente ans... Oui, mes amis, à trente ans – et je n’en ai pas cinquante – j’étais encore sans le sou, sans avenir, avec le remords de la pauvre maman devenue veuve, qui crevait la faim, là-bas, toute seule, au pays... Ah ! tonnerre !

MONPAVON.

Vous manquez de tenue, Jansoulet, vous manquez de tenue.

JANSOULET, continuant, vautré sur un canapé.

Un jour, mes bons amis, je flânais sur le port avec un camarade aussi gueux que moi, qui s’est enrichi chez le bey, lui aussi... mais, après avoir été mon copain, il est arrivé à me détester... affaires de femmes... Oh ! je peux vous dire son nom, pardi !... Il est assez connu... Hémerlingue !

Mouvement.

Oui, messieurs, le chef de la grande maison de banque Hémerlingue et fils n’avait pas, en ce temps-là, de quoi se payer deux sous de moules.

MONPAVON, très choqué.

Ah !

CANILHAC, à part.

Des moules maintenant.

JANSOULET, continuant.

Un matin... là-bas, voyez-vous, sur le quai, il souffle comme un air voyageur... Un matin, l’idée nous vint de partir, d’aller chercher notre vie dans quelque pays de soleil... Mais où aller ? Nous fîmes comme font les marins pour savoir dans quel bouge manger leur paye. On colle un bout de papier sur le bord de son chapeau. On fait tourner le chapeau sur une canne ; quand il s’arrête, on prend le point. Pour nous, l’aiguille en papier marquait Tunis ! Huit jours après, je débarquais à Tunis avec deux écus dans ma poche, et j’en reviens aujourd’hui avec cinquante millions.

Sensation.

AMY FÉRAT.

Cinquante millions !

CANILHAC.

Mazette !

JANSOULET, se levant.

Oui, mes enfants, cinquante millions liquides, sans parler de tout ce que j’ai laissé à Tunis, de mes deux palais du Bardo, de mes deux navires dans le port de la Goulette, de mes diamants et de mes pierreries. Et, vous savez, quand il n’y en aura plus, té ! il y en aura encore.

TOUS.

Bravo ! ah ! bravo !

IBRAHIM.

Superbe !

CANILHAC.

Très chic ! – Très chic !

AMY FÉRAT.

Ça, c’est envoyé.

GOËSSARD.

Un homme comme celui-là devrait être à la Chambre.

BOISLHÉRY.

Il y sera.

AMY FÉRAT.

Député ! allons donc ! c’est ministre qu’il devrait être.

JANSOULET.

Mademoiselle...

ROSE, avec extase.

Oh oui, ministre !

CANILHAC.

En voilà un qui met les pieds dans ses plats d’argent !

MONPAVON, prenant Jansoulet à part.

Cher, je m’intéresse à vous... fond du cœur. Vous me faites de la peine.

JANSOULET.

Moi ?

MONPAVON.

De la tenue, mon cher... Cet étalage de votre ancienne misère... goût déplorable... Affligé sincèrement.

JANSOULET, honteux.

Que voulez-vous ? Je suis du Midi, moi !

MONPAVON, sévère.

Vous avez tort. On ne doit pas être du Midi.

GOËSSARD, à Jansoulet.

Voulez-vous que je vous lise mon article ?

CANILHAC.

Non, non, plus tard.

JANSOULET.

Pourquoi ?

CANILHAC.

Après le thé.

JANSOULET, à Canilhac.

Ah ! mon ami, quand je pense que je suis décoré, moi, le fils de la vieille Françoise !

CANILHAC, à part.

Il va encore dire des bêtises.

Haut.

Mon cher Jansoulet, si vous ne dédaignez pas de faire attacher votre ruban par la main des Grâces, voici Amy Férat et sa jeune sœur.

JANSOULET.

Ah ! oui les petites Férat. Dites donc, Canilhac, je suis gauche avec les femmes, moi.

CANILHAC.

Jamais gauche, Jansoulet, quand on a des diamants plein les poches – fourrez-vous ça dans la tête. Vous êtes en ce moment l’homme le plus séduisant de Paris.

JANSOULET.

C’est qu’il me le ferait croire, ce serpent de Canilhac.

À Amy et à Rose Férat.

Je tiens à vous remercier, mesdemoiselles, du plaisir que vous m’avez fait en venant dîner sans façon...

AMY FÉRAT.

Le plaisir est pour nous.

Regardant une bague de Jansoulet.

Ah ! c’est très curieux ce que vous avez là ?

JANSOULET.

Un cadeau du bey.

Il retire la bague de son doigt et l’offre à Amy Férat.

Un peu grande... Vous en ferez une ceinture.

AMY FÉRAT.

On n’est pas plus galant.

ROSE FÉRAT, remarquant une autre bague.

Tiens... c’est gentil, ça !

JANSOULET, ôtant une autre bague pour la donner à Rose.

Encore un cadeau du bey.

ROSE.

Oh ! monsieur.

AMY FÉRAT, bas à Canilhac.

Il est joliment bien, ton bonhomme.

CANILHAC.

Quand je te le disais.

À Jansoulet.

Comment les trouvez-vous ?

JANSOULET.

Très bien, mon bon Canilhac.

MONPAVON, bas à Jansoulet, derrière le canapé de droite.

Laissez pas pincer par les petites Férat... mangerez de l’argent sans chic... Très bête...

JANSOULET.

N’ayez pas peur, mon cher marquis, je suis pris, et sérieusement, encore.

MONPAVON.

Allons donc.

Il s’assied près de Jansoulet.

JANSOULET.

Mais oui, je suis amoureux fou !

MONPAVON.

De la tenue, Jansoulet, de la tenue, je vous en prie.

JANSOULET.

C’est plus fort que moi. – Je ne connaissais pas vos femmes de Paris. – Mais aujourd’hui je donnerais des millions...

MONPAVON.

M’inquiétez, Jansoulet, m’inquiétez sérieusement.

JANSOULET, se levant.

Et que voulez-vous, marquis, c’est votre faute, c’est vous qui m’avez présenté...

MONPAVON, descendant.

Félicia ?

JANSOULET.

Oui ! – la belle Félicia ! – Elle a consenti à faire mon buste pour l’Exposition.

MONPAVON.

Piquant, très piquant ! vous voilà rival de... chose... machin... le duc !

JANSOULET.

Oui, elle a fait le buste du duc de Mora l’année dernière. – Est-ce qu’il l’a aimée ?

MONPAVON.

Autant que vous... inouï !

JANSOULET.

Et dites-moi, elle lui a cédé ?

MONPAVON.

Mais non... puisqu’il l’aime encore...

JANSOULET.

Ah !

MONPAVON.

Cédera pas... jamais... Pauvre duc... je n’ose pas lui dire ça.

JANSOULET.

Alors, elle est vertueuse ?

MONPAVON.

Oh ! oh ! vertueuse... un mot bête... s’emploie plus. Capricieuse !... s’estime trop pour qu’on puisse l’acheter. – C’est égal, Jansoulet ; faites-lui la cour... très bien porté... Ah ! mon cher Nabab, si vous pouviez la compromettre... cette femme-là vous ferait beaucoup d’honneur, comme la... le petit machin rouge... dans un autre ordre d’idées.

JANSOULET.

Que m’importerait de la compromettre ? je la voudrais... à moi !

MONPAVON.

Pas dégoûté, vous. Ah ! vous êtes mordu...

JANSOULET.

Songez que je passe des heures entières, quand je pose, en face d’elle... mes yeux dans ses yeux, et quelquefois ses petites mains effleurent mon visage... Ah ! c’est à rendre fou !

MONPAVON.

De la tenue, allons, de la tenue !

JANSOULET.

Oui, vous avez raison, je dois lui paraître gauche, n’est-ce pas ?

MONPAVON.

Dame ! vous ne suivez pas mes conseils.

JANSOULET.

Oui, conseillez-moi ; marquis ; vous êtes ma Providence. – À propos j’ai su que vous aviez perdu hier au club...

MONPAVON.

Oh ! non, cher, laissons cela. – Assez fait pour moi... m’adresserai au duc.

JANSOULET.

Pas du tout, pas du tout.

Appelant.

Bompain !

MONPAVON.

Si, si.

JANSOULET.

Ah ! je vais croire que vous m’en voulez. Bompain ! Le carnet de chèques !

Bompain s’approche avec un livre de chèques. Jansoulet, qui a griffonné, tendant le chèque à Monpavon.

Voilà.

MONPAVON, empochant le chèque avec une dignité sévère.

De la tenue, je vous en supplie, de la tenue.

PIEDIGRIGGIO, à Monpavon.

Avez-vous parlé de moi ?

MONPAVON.

C’est vrai... oubliais.

À Jansoulet.

Vous avez causé avec chose... machin... la Territoriale ?

JANSOULET.

Pas encore.

MONPAVON, à Piedigriggio.

Gouverneur, expliquez donc votre affaire.

Il va vers la cheminée.

PIEDIGRIGGIO.

Oh ! oune souperbe combinazione ! Oune affaire colossale ! Nous monopolisons l’exploitation de toute la Corse... mines de fer, de soufre, de couivre, marbres, houitrières, eaux soulfoureuses et ferrouzineuses... immenses forêts de thouyas...

JANSOULET.

Le marquis m’a dit tout cela.

PIEDIGRIGGIO.

De plous grande sitouation politique à prendre... Conseiller zénéral ! Dépouté...

JANSOULET.

Député !

PIEDIGRIGGIO.

Oui, dépouté ! Sur oun signe de moi, toute la Corse il se lève comme oun seul homme !

JANSOULET.

Je pourrais toujours vous faire un premier versement.

PIEDIGRIGGIO.

Comment ! tout de souite ?

JANSOULET.

Tout de suite si vous voulez.

Appelant.

Bompain !

Il donne un chèque à Piedigriggio, qui lui baise la main avec effusion.

CANILHAC.

La scène du carnet... La curée commence.

PIEDIGRIGGIO.

Oh ! grand homme ! grand homme !

Il remonte.

JANSOULET.

Ces Corses sont enthousiastes ! J’aime ça, moi !

CANILHAC.

À mon tour maintenant.

BOISLHÉRY, prévenant.

Mon cher Jansoulet...

CANILHAC.

Ah ! il est en main.

BOISLHÉRY.

Vous avez remarqué mes deux chevaux, hier ?

JANSOULET.

Ils sont très beaux ; je m’y connais.

BOISLHÉRY.

Je me résigne à m’en défaire trente mille francs.

JANSOULET.

Diable ! c’est pas pour rien.

BOISLHÉRY.

Mon cher, il faut être Parisien pour apprécier ces bêtes-là. Je les cède à Hémerlingue qui en a envie.

JANSOULET.

À Hémerlingue ! Donnez-moi la préférence.

BOISLHÉRY.

Je ne peux pas, je me suis presque engagé.

JANSOULET.

Trente-deux mille.

BOISLHÉRY.

Pour qui me prenez-vous ? Au même prix, cher ami.

JANSOULET.

C’est fait.

Appelant.

Bompain !

Il prend le carnet de chèques et en donne un à Boislhéry.

C’est très délicat, ce qu’il fait là...

Apercevant Ibrahim.

Ibrahim, mon cher Ibrahim, nous avons à causer.

IBRAHIM.

On ne peut pas vous approcher ; ils sont tous là autour de vous comme des chacals.

JANSOULET.

Des amis, tous des amis. Comment vont nos affaires là-bas ?

IBRAHIM.

Mal.

JANSOULET.

Allons donc !

IBRAHIM.

Hémerlingue vous a calomnié auprès du bey.

JANSOULET.

Nous empêcherons ça. J’irai plutôt à Tunis.

IBRAHIM.

J’ai trouvé mieux... Je veux que ce soit le bey qui vienne en France.

JANSOULET.

Cher ami ! Ah ! mon bon Brahim, si tu obtenais ça !

IBRAHIM.

C’est une question à traiter avec les ministres.

JANSOULET.

Avec les ministres ?

Appelant.

Bompain ! Hémerlingue et sa femme en crèveraient.

Remettant un chèque à Ibrahim.

À la turque.

IBRAHIM.

C’est la diplomatie de là-bas.

CANILHAC, à Jansoulet.

Mon cher ami, je voudrais vous parler un peu de la situation de mon théâtre.

JANSOULET.

Très volontiers, mon cher.

CANILHAC.

Ce sera un peu long. Asseyons-nous.

Jansoulet et Canilhac vont s’asseoir sur le divan à gauche près de la cheminée.

AMY FÉRAT, poursuivie par le colonel, à Rose.

Oh ! il m’assomme, le colonel. Mets-toi au piano, et dis-lui de tourner les feuillets.

ROSE.

Colonel, voulez-vous tourner les pages ?

IBRAHIM.

Volontiers, mais je ne suis pas musicien.

ROSE.

Je vous ferai signe.

IBRAHIM.

Alors...

Il avait une tasse de café dont il était embarrassé ; après un moment d’hésitation, il la met dans la main d’Amy Férat pour aller tourner les feuillets.

AMY FÉRAT.

Il n’est pas gêné, le militaire.

À Goëssard qui vient de s’approcher d’elle.

Tenez, Goëssard, débarrassez-moi de ça.

Elle lui donne la tasse d’Ibrahim. Goëssard, avec un regard tendre, porte la tasse à ses lèvres.

Vous êtes galant, mais c’est la tasse du colonel. –

À Piedigriggio.

Gouverneur, si nous faisions un bésigue ?

Elle va à la table de jeu. Rose joue du piano.

AMY FÉRAT.

À qui fera ?

GOËSSARD, près du piano.

C’est du Chopin.

CANILHAC, à Jansoulet à gauche.

J’ai le plan sur moi.

MONPAVON, au milieu, à Boislhéry.

Courses dimanche ?

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, DE GÉRY

 

DE GÉRY, entrant et paraissant chercher une figure de connaissance.

Personne pour m’annoncer ? Quel drôle de salon ! Quel drôle de monde !

MONPAVON, l’appelant.

Ps... ps...

DE GÉRY.

Monsieur de Monpavon !

MONPAVON.

Tiens, vous aussi, jeune homme, chez le Nabab ?

DE GÉRY.

Je n’ai pas l’honneur de le connaître.

MONPAVON.

Je vous présenterai.

DE GÉRY.

Non, merci. Je crois que je me suis trompé en venant ici la maison a un drôle d’air ; je préfère me retirer.

MONPAVON.

Restez donc ; très amusant... très curieux.

PIEDIGRIGGIO, jouant, au fond à gauche.

Cinq cents...

CANILHAC, à Jansoulet, sur le canapé.

Voilà le plafond du théâtre...

MONPAVON, à de Géry.

Asseyez-vous donc. Jansoulet est entrepris par Canilhac ; ce sera long. Tout disposé à vous servir, mon cher.

DE GÉRY.

Vous êtes trop bon.

MONPAVON.

M’avez été recommandé très chaleureusement.

DE GÉRY.

Moi ?

MONPAVON.

Par qui donc ? – Attendez... une femme.

DE GÉRY.

Une femme ?

MONPAVON.

Ah ! oui... oui... chose... notre grande artiste... Félicia !

DE GÉRY.

Mademoiselle Ruys ?

MONPAVON.

M’a prié de parler de vous au duc.

DE GÉRY.

Mais je n’ai autorisé personne à faire cette démarche : je suis très contrarié.

MONPAVON.

Béta !... Pardonnez ce terme de sympathie. Vous plaisez à Félicia... mes compliments. Plus de chance que Mora et que Jansoulet... Jansoulet... donnerais cinquante louis pour entendre une déclaration de Jansoulet... mais... mettrais dans votre jeu.

DE GÉRY.

Je ne suis pas amoureux de mademoiselle Ruys.

MONPAVON.

Oh ! oh ! vous ai vu devant elle.

DE GÉRY.

Vous vous trompez, monsieur... C’est vrai, j’éprouve pour mademoiselle Ruys une sympathie très vive, très sérieuse. Je m’intéresse à cette pauvre enfant restée seule dans la vie et s’y débattant comme un homme. J’admire sa beauté, son courage, son génie. De mon côté, je crois que je lui plais, parce que je ne suis pas de son monde et que je ne la flatte pas. Mes façons la changent un peu des coups de pouces en zigzag de ses camarades d’atelier ou des fadeurs complimenteuses dont la gratifient tous les gandins qui viennent l’après-midi chez elle mâchonner la pomme de leur canne. Mais de l’amour ! Entre nous il ne saurait y en avoir. Félicia Ruys n’aime que son art, et moi je n’aime pas Félicia Ruys.

MONPAVON.

Vous avez tort... faut aimer toutes les femmes. Si gentil ce petit animal-là... comme dit chose... et toujours nouveau. Connaissez-vous Paris, vous ? Non, vous ne le connaissez pas, mon cher. Découvert aujourd’hui trois jeunes filles... ravissantes... une saveur... une succulence... qui s’occupent de leur vieux père à un cinquième étage.

DE GÉRY.

Ah !

MONPAVON.

Comme si nous n’existions pas nous autres... Très singulier.

DE GÉRY.

Vous savez le nom de ces trois jeunes filles ?

MONPAVON.

Parfaitement... Mesdemoiselles... machin... Je ne trouve plus. Mon cocher a l’adresse.

DE GÉRY.

Ah !

MONPAVON.

Elles me trottent par la cervelle, ces petites. – Très singulier... Attendez donc... un nom gai... Content... Rieuse...

DE GÉRY.

Joyeuse ?

MONPAVON.

Précisément.

DE GÉRY.

Vous connaissez mesdemoiselles Joyeuse ?

MONPAVON.

Suis allé de la part de Félicia... y retournerai... mon cocher...

DE GÉRY.

C’est inutile. Mesdemoiselles Joyeuse ne reçoivent personne, et j’ai l’honneur de connaître beaucoup leur père.

MONPAVON.

Ah ! vraiment ? Dites-moi, cher, qu’est-ce que ça devient, de jolies demoiselles comme celles-là ?

DE GÉRY.

Cela devient d’honnêtes femmes.

MONPAVON.

Oh ! bien dommage.

JANSOULET, qui causait avec Canilhac.

Bompain !

MONPAVON.

Ah ! Jansoulet va être libre.

CANILHAC.

Les arts à encourager...

Jansoulet lui donne un chèque.

Et une clef de communication pour les coulisses.

JANSOULET, avec exaltation.

Oh ! oui, les coulisses, les comédiennes !

Il regarde les petites Férat. Goëssard joue du piano.

Voyez-vous, moi, cette atmosphère, ce mouvement, cette musique, tout cela me. grise, m’électrise...

CANILHAC.

Encore un accès !

JANSOULET.

La vie élégante... la grande fièvre de la capitale !... c’était mon rêve à moi !

AMY FÉRAT, à Jansoulet.

Voulez-vous nous permettre de vous offrir une avant-scène ?

ROSE, de l’autre côté.

Pour le bénéfice de ma sœur.

AMY FÉRAT.

On la paie le prix qu’on veut.

JANSOULET.

Ah !

AMY FÉRAT, appelant.

Bompain !

ROSE, appelant.

Bompain !

Bompain arrive.

JANSOULET.

Elles appellent Bompain : elles sont drôles !

Il donne un chèque à Rose.

Voilà, mademoiselle... est-ce assez ?

ROSE.

Oh !

JANSOULET.

Elles sont étonnées... ça m’amuse.

AMY FÉRAT.

Ma chère, il ne faut pas rire... c’est un vrai nabab.

MONPAVON.

Mon cher Jansoulet, voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes amis ? monsieur... trouve pas le nom.

DE GÉRY, le soufflant.

Paul de Géry.

MONPAVON.

Paul de Géry.

Il les laisse.

JANSOULET.

Enchanté, monsieur, de vous recevoir.

DE GÉRY.

Je suis chargé, monsieur, de vous remettre une lettre.

JANSOULET, appelant.

Bompain !

Mouvement de de Géry. Jansoulet regardant l’enveloppe.

Té ! c’est de maman !

Il déchire l’enveloppe.

CANILHAC, à Monpavon.

Qui diable avez-vous encore présenté à Jansoulet ?

MONPAVON.

Chose... machin... sans importance.

CANILHAC.

Vous présentez trop de monde au Nabab ; on nous le dévorera.

MONPAVON.

Il vous restera bien un os à ronger.

CANILHAC.

Il a des moments, le marquis, où il est presque insolent.

JANSOULET, à de Géry, après avoir lu quelques lignes.

Vous êtes le fils du juge de paix du Bourg-Saint-Andéol, qui a été si bon pour nous. Et vous allez voir maman quelquefois quand vous êtes au pays. C’est gentil ça.

Lisant.

« Il me cause de ton grand Paris où tu es si heureux – que tu m’oublies un peu, méchant garçon. » Oh ! non, va, je ne t’oublie pas, bonne chérie.

Lisant.

« Et toi, est-ce que je ne t’embrasserai pas bientôt, mon cher petit ? – Ta mère qui se languit de toi, Françoise ». Pécaïre ! Pauvre femme ! Donnez-moi votre main. – Vous avez vu maman, vous lui avez parlé, elle vous a pris la main aussi. Vous et votre lettre, c’est comme une bonne odeur de lavande qui me vient de là-bas. – Voyons, monsieur de Géry, qu’est-ce que je peux...

À Bompain planté devant lui.

Va-t’en, toi.

À de Géry.

Voyons, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

DE GÉRY, embarrassé.

Mais rien, monsieur.

JANSOULET.

Cependant vous êtes amoureux ?

DE GÉRY, étonné.

Mais, monsieur...

JANSOULET.

Maman me le dit dans sa lettre.

DE GÉRY, stupéfait.

Comment ?

JANSOULET, lisant.

« Je crois qu’il a un grand amour, le pauvret, et il n’est pas assez riche, sans doute, pour celle qu’il aime. »

DE GÉRY.

Je n’ai jamais parlé de cela à madame votre mère.

JANSOULET.

Elle l’a deviné, pardieu ! Les femmes comprennent ces choses-là. Cela m’est si facile à moi de faire des heureux ; je peux, sans qu’il m’en coûte un sou, vous attacher à ma fortune.

DE GÉRY.

Que vous apporterais-je ?

JANSOULET.

Rien... je n’ai besoin de rien. Vous serez mon secrétaire.

DE GÉRY.

Je ne peux pas accepter dans de pareilles conditions.

JANSOULET.

On voit bien que vous n’êtes pas de Paris, vous. Je donne de l’argent à tout le monde ; ça n’embarrasse personne. Allez, nous avons des millions à remuer. Restez avec moi.

DE GÉRY.

J’ai la conscience que je vous serais inutile.

JANSOULET.

Vous refusez ?

DE GÉRY.

Mon Dieu, monsieur, je ne refuse pas ; je vous avoue même que je songeais peut-être à vous demander une situation – mais je suis un peu dérouté ; je ne me sens pas dans mon milieu...

JANSOULET.

On m’a calomnié près de vous... on vous a dit que ma fortune... Eh bien, vous allez voir !

À Bompain.

Le Moniteur du soir a paru. Donne-le-moi donc. – Il ne voit pas que j’ai la fièvre !

Prenant vivement le journal des mains de Bompain.

Voici ma réponse à toutes les calomnies, monsieur. Le gouvernement vient de me décorer, moi Bernard Jansoulet... Voici le Moniteur.

TOUS.

Ah !

On se rapproche.

MONPAVON.

Ah ! quelle joie, cher ami...

CANILHAC, à Goëssard, pendant que Jansoulet déplie le journal.

Organisons un peu la claque.

GOËSSARD, à Canilhac.

Pas si vite il n’y est pas. :

CANILHAC.

Bah !

JANSOULET, lisant.

Ah ! Je vois au bas de la page... Légion d’honneur... Œuvre de Bethléem, ça doit être ça.

Il retourne le journal.

Services exceptionnels.

MONPAVON.

Parfaitement, c’est ça.

TOUS.

Oui, c’est ça.

JANSOULET, lisant.

« M. le docteur Jenkins, président fondateur de l’œuvre de Bethléem. » Jenkins !

CANILHAC.

Elle est bonne celle-là.

GOËSSARD.

Elle est excellente.

JANSOULET.

Et je n’y suis pas ! – Marquis ?

MONPAVON.

Abominable. Comprends pas.

CANILHAC, à Goëssard.

Et votre article ?

GOËSSARD.

Il servira pour Jenkins.

JANSOULET.

Je n’y suis pas. Non, non ! Voilà leur liste tout entière !... Je n’y suis pas !

JENKINS, à la cantonade.

Où est-il ?

CANILHAC.

C’est Jenkins.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, JENKINS

 

JENKINS, entrant précipitamment.

Où est-il ? Où est-il ?

Jansoulet contient sa colère et ne bronche pas.

C’est une infamie ! une infamie épouvantable ! – Cela ne peut pas être ! – Cela ne sera pas ! – Voilà ma croix et mon brevet ; je ne saurais les conserver !

Il présente une grande enveloppe et un petit écrin à Jansoulet.

JANSOULET.

Comment !

JENKINS.

C’est pour vous que je l’ai demandée, cette croix ; elle devrait vous appartenir.

JANSOULET.

Je suis de votre avis, elle devrait... mais elle ne m’appartient pas.

JENKINS.

Eh bien ! je ne la porterai que lorsque j’aurai vu le ruban rouge à votre boutonnière.

MONPAVON.

Pour le 15 août.

JENKINS.

Oh ! ça, j’en prends l’engagement sacré !

JANSOULET.

Vrai ?

JENKINS.

Sur l’honneur.

JANSOULET.

Portez-la, Jenkins, portez-la... je ne vous en veux pas.

MONPAVON.

Très fort, ce Jenkins. S’en défier.

On remonte vers le fond.

DE GÉRY, à part.

Pauvre homme ! il me fait pitié !

À Jansoulet.

Monsieur, vous m’avez offert d’être votre secrétaire ; j’hésitais tout à l’heure ; maintenant j’accepte.

JANSOULET, très ému.

Oh ! merci, monsieur de Géry, merci !

AMY FÉRAT, au piano.

Une valse !

PIEDIGRIGGIO, à la table de jeu.

Un bac ?

MONPAVON.

Un bac ? cinq cents louis en banque.

JANSOULET, à gauche, près de la cheminée, à de Géry.

Asseyons-nous, nous autres, et causez-moi un peu de maman.

Canilhac joue une valse. On danse. Chant, tapage.

 

 

Troisième Tableau

 

Chez Félicia

 

Atelier élégant, rue François Ier. Un buste commencé et recouvert. Des groupes, des tableaux, des objets d’art, des étoffes. Bibelots japonais. Grande cheminée Louis XIII. L’atelier est éclairé à droite par un vitrage devant lequel se trouve un grand marchepied. Au fond quatre ou cinq marches tenant toute la largeur du théâtre : sorties sur l’estrade à droite et à gauche. Porte au premier plan à droite. Du même côté, un divan. En face du buste, vers la gauche, une petite estrade avec un fauteuil. Au premier plan à l’extrême gauche, une petite table. Au lever du rideau Félicia, debout près du divan à droite, joue avec Kadour son grand lévrier.

 

 

Scène première

 

FÉLICIA, CONSTANCE

 

FÉLICIA, à son lévrier.

Allons, Kadour... assez... laisse-moi travailler.

Elle renvoie le chien, et va au buste.

Pas de jour...

Elle monte sur le marchepied pour tirer un rideau, regarde au dehors par le vitrage, et reste pensive.

CONSTANCE, qui brode près de la petite table à gauche.

Que regardes-tu, Félicia ?

FÉLICIA.

Rien, la pluie. Voilà bien le temps qu’il me fallait aujourd’hui. Si tu les voyais patauger... Sont-ils vilains... Sont-ils sales !... Que de fange ! Il y en a partout, dans les rues, sur les quais, jusque dans la Seine, jusque dans le ciel. Oh ! c’est bon la boue quand on est triste... je voudrais tripoter là dedans, faire de la sculpture avec ça, une statue de cent pieds de haut qui s’appellerait : « mon ennui. »

Elle descend du marchepied.

CONSTANCE se lève sans quitter sa broderie, et va vers Félicia.

Mais pourquoi t’ennuies-tu, ma chérie ? N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour être heureuse ?

FÉLICIA.

Oui, tout ce qu’il faut. – Il paraît que cela ne suffit pas.

CONSTANCE.

Tu as le talent, la gloire ; tu as la beauté. Tous les hommes sont à tes pieds, les plus riches, les plus puissants...

Insistant.

les plus puissants...

FÉLICIA, avec violence.

Tais-toi, tu m’agaces.

Constance baisse la tête et reprend tranquillement sa broderie.

Pardon, ma bonne Crenmitz, je suis folle, tu le sais, je te récompense bien mal de ton sacrifice ; cela doit te coûter d’abandonner pour moi ton petit coin de Fontainebleau.

CONSTANCE, avec douceur.

Je songeais à me fixer près de toi.

FÉLICIA.

Tu ferais cela ?

CONSTANCE.

Tu sais, je ne suis pas gênante. Tu feras ta sculpture, je mènerai ta maison. – Ça te va-t-il ?

FÉLICIA.

Ah ! marraine, que tu es bonne... Oui, oui, ne me quitte plus, reste toujours avec moi. La vie me fait peur.

CONSTANCE.

C’est pourtant une bien douce chose que la vie, même quand elle s’achève.

FÉLICIA.

Oh ! toi...

CONSTANCE.

J’ai été malheureuse quelquefois, rarement. Je ne m’en souviens plus. Je vieillis maintenant, mais que m’importe ? Je suis toujours, pour moi – pour moi seule – la Crenmitz aînée, l’illustre danseuse que l’Europe entière a applaudie.

FÉLICIA.

Et tu revis dans ton bonheur d’autrefois, sans un regret ?...

CONSTANCE, souriant.

Ah !

FÉLICIA.

Sans une pensée d’amertume ?...

CONSTANCE.

J’ai vu à mes pieds des princes, des rois. Un soir, je venais de danser Giselle. – Mais je t’ai déjà raconté cette histoire-là. – Sais-tu quand l’idée m’est venue de te proposer de tenir ta maison ? Ce matin, quand tu as reçu ce billet du duc de Mora.

FÉLICIA.

Cela t’a étonnée, n’est-ce pas, ce sans-façon de grand seigneur ? « Nous avons à causer de cette exposition ; il nous faut la grande médaille ; j’irai dîner chez vous demain. » Que veux-tu ? je suis artiste, moi ; j’ai accepté. Et tu as pensé ?...

CONSTANCE.

J’ai pensé que, seule, tu n’aurais jamais su recevoir le duc...

FÉLICIA.

Ah !

CONSTANCE.

Moi, j’ai déjà tout préparé sans que tu t’en aperçoives. Ce sera un peu dépareillé, mais ça aura grand air. Un soir, je revenais de danser La Sylphide ; on me fait dire qu’un prince me demande à souper. – Que devenir ? On ne refuse pas sa porte à un prince, surtout à cette heure là – et je n’avais rien. – Je lui ai fait faire des crêpes à lui-même. – Ç’a été le plus beau jour de sa vie. – Mais sois tranquille ; ce n’est pas le cas. – Le duc sera ravi... Je lui ai préparé un plat de pâtisserie dont il raffolera, ton duc, si c’est un homme de goût. Je vais surveiller ça.

FÉLICIA.

Va, ne te gêne pas, ma bonne.

CONSTANCE.

Des gâteaux viennois, mignonne, faits par la Crenmitz aînée ! Ah ! autrefois, lors de mes débuts là-bas, on se serait battu pour en avoir un.

Elle sort légèrement, en danseuse, par la petite porte de droite.

 

 

Scène II

 

FÉLICIA, seule

 

Voilà ce que j’ai eu de meilleur, de plus sérieux dans la vie... ma seule amitié, ma seule sauvegarde... C’est ce papillon qui m’a servi de mère.

Elle s’approche du buste, se prépare à travailler et s’arrête énervée.

Ah ! non.

En allant s’étendre sur un canapé.

Je l’envie, cette pauvre Crenmitz, qui passe des journées entières sur sa chaise, souriant toute seule à son passé. Je n’ai même pas cela moi, de bons souvenirs à ruminer.

De Géry entre doucement. Elle ne se retourne pas.

Qui vient là ? je ne reçois pas.

 

 

Scène III

 

FÉLICIA, DE GÉRY

 

DE GÉRY.

J’aurais bien voulu vous parler cependant.

FÉLICIA.

Tiens, c’est vous ! Depuis quand êtes-vous revenu ?

DE GÉRY.

Depuis deux jours.

FÉLICIA.

Deux jours... c’est beaucoup. Je suis heureuse de vous voir. Vous venez du Midi ?

DE GÉRY.

Je viens de mon pays, du village où je suis né ; mais je vais vous dire tout de suite ce que j’ai à vous dire. Dans un moment je ne pourrai plus... Vous n’êtes jamais seule.

FÉLICIA.

Attendez.

Elle va vivement au fond.

Je n’y suis pour personne.

Revenant.

Là ; maintenant causons.

Elle le fait asseoir près d’elle.

DE GÉRY.

J’ai rencontré hier le marquis de Monpavon.

FÉLICIA.

Ah ! oui...

L’imitant.

Chose... machin... ps... ps...

DE GÉRY.

Il m’a confié qu’en mon absence vous aviez bien voulu vous occuper de moi.

FÉLICIA.

C’est un indiscret.

DE GÉRY.

Et que vous m’aviez recommandé au duc de Mora.

FÉLICIA.

Cela vous a déplu ?

DE GÉRY.

Je vous l’avoue.

FÉLICIA.

On vous a raconté qu’il m’aimait ?

DE GÉRY.

Oh ! ce n’est pas cela.

FÉLICIA.

Si, si, dites-moi que c’est cela... vous avez raison. Moi, cela me paraissait si naturel de recommander un ami à un ami. Je ne pense jamais à toutes vos petites susceptibilités. J’ai tort.

DE GÉRY.

Je voulais vous apprendre seulement que j’ai maintenant une très belle situation.

FÉLICIA.

Vous ? Vraiment ? Oh ! la bonne nouvelle ! Que faites-vous ?

DE GÉRY.

Je suis secrétaire de Bernard Jansoulet.

FÉLICIA.

Du Nabab ?

DE GÉRY.

Oui.

FÉLICIA.

Tenez, le voilà.

Elle découvre le buste.

DE GÉRY.

Ah ! oui... vous faites son buste.

FÉLICIA.

C’est Monpavon qui me l’a présenté. Il m’a plu tout de suite... Ce masque d’Éthiopien blanc sera superbe en marbre... et pas banal au moins, celui-là.

Allant au buste.

N’est-ce-pas ?... Ce sera bien, avec quelques retouches là et là... Ce n’est pas fini, vous savez ?

 

 

Scène IV

 

FÉLICIA, DE GÉRY, CONSTANCE

 

CONSTANCE, entrant de droite, avec une assiette de pâtisserie.

Je crois, ma mignonne, qu’il serait bon de songer à ta toilette. Ah ! pardon. Tiens, c’est M. Paul ! Je vais vous faire goûter un de mes gâteaux.

FÉLICIA, tranquillement.

Laisse-le donc ; tu lui en offriras à dîner.

CONSTANCE, stupéfaite.

À dîner ?

FÉLICIA.

Mais, oui ; je le garde à dîner avec nous.

À de Géry.

Oh ! je vous en prie, ne me dites pas non. C’est un service véritable que vous me rendez, en restant ce soir.

DE GÉRY.

On a parlé de toilette. C’est un dîner où vous aurez du monde ?

CONSTANCE, naïvement.

Oui.

FÉLICIA.

Mon dîner ? Mais je le décommande.-Voilà comme je suis... Nous serons seuls, tous les trois, avec Constance.

CONSTANCE.

Félicia, mon enfant, tu n’y songes pas. Eh bien ! Et le personnage qui va venir tout à l’heure ?

FÉLICIA.

Je vais lui écrire de rester chez lui, parbleu !

CONSTANCE.

Mais il est trop tard.

FÉLICIA, écrivant sur un coin de table.

Pas du tout. Tu vas lui faire porter ça.

CONSTANCE.

Quelle étrange fille ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

DE GÉRY.

J’ai, ce soir, de graves occupations.

FÉLICIA.

Vous êtes libre jusqu’à sept heures et demie.

DE GÉRY.

Mais...

FÉLICIA.

Oh ! je n’admets pas d’excuse.

Pliant sa lettre.

Là. La migraine n’a pas été inventée pour Kadour... La bonne soirée que nous allons passer ! – Embrasse-moi donc, Constance. Cela ne nous empêchera pas de faire honneur à tes gâteaux.

À de Géry.

Vous ne trouvez pas cela très correct, n’est-ce pas ? Vous êtes un affreux bourgeois, mon cher de Géry. Mais c’est ce qui me plaît en vous... par opposition, sans doute, parce que je suis née sous un pont, dans un coup de vent.

CONSTANCE.

Oh ! ma fille, est-ce que tu vas faire croire à M. Paul que tu es née sous un pont ?

FÉLICIA.

Laisse-le croire ce qu’il voudra. Ma lettre n’est pas partie ?

CONSTANCE.

Ah ! je l’oubliais. Moi aussi, un soir, je venais de danser La Péri ; j’écrivis à un prince du sang que j’avais la migraine, pour souper seule, avec un étudiant. Il était charmant.

Elle sort par le fond, à droite.

 

 

Scène V

 

FÉLICIA, DE GÉRY

 

FÉLICIA.

Oh ! que je suis contente !

DE GÉRY.

C’est le duc de Mora qui devait dîner ici ?

FÉLICIA.

Oui... Je m’ennuyais... Un jour de pluie... Ces journées-là sont mauvaises pour moi.

DE GÉRY.

Est-ce que la duchesse devait venir ?

FÉLICIA.

La duchesse ? Non. Je ne la connais pas.

DE GÉRY.

Eh bien, à votre place, je ne recevrais jamais chez moi, à ma table, un homme marié dont je ne verrais pas la femme. Vous vous plaignez d’être une abandonnée. Pourquoi vous abandonner vous-même ? Quand on est sans reproche, il faut se garder du soupçon. Est-ce que je vous fâche ?

FÉLICIA.

Non, non, grondez-moi. Je veux bien de votre morale ; elle est droite et franche, celle-là. Voyez-vous, j’ai besoin qu’on me conduise.

Elle lui tend la main. Jansoulet paraît au fond, à gauche.

 

 

Scène VI

 

FÉLICIA, DE GÉRY, JANSOULET

 

FÉLICIA, stupéfaite, se levant.

Qui est là ? Qui se permet ?

JANSOULET, un peu interdit.

Je supposais que la consigne n’était pas pour moi.

FÉLICIA.

Ah ! Vraiment ?

JANSOULET.

N’est-ce pas l’heure de la séance ?

FÉLICIA, très contrariée, nerveusement.

Oui, vous avez raison.

Allant au fond.

J’y suis pour tout le monde.

JANSOULET, apercevant de Géry.

Té ! Vous ici ! Vous connaissez donc mademoiselle Ruys ?

FÉLICIA, ironique.

M. de Géry a cet honneur.

DE GÉRY.

Mais je vous laisse...

FÉLICIA.

Oh : vous pouvez rester ; je travaillerai devant vous ; cela ne me dérange pas.

DE GÉRY.

J’ai quelques affaires urgentes.

JANSOULET.

Pour moi.

Reprenant son aplomb.

M. de Géry vous a-t-il appris, mademoiselle, que je lui faisais une situation superbe ?

DE GÉRY.

Oui, monsieur, j’ai fait part à mademoiselle Ruys de la bonne chance qui m’arrivait.

JANSOULET.

Il m’a été recommandé par ma pauvre bonne femme de mère, et il peut dire que sa fortune est faite.

FÉLICIA, à Jansoulet.

C’est vous que je félicite, monsieur.

JANSOULET, à de Géry.

Vous avez vu mon buste ? Est-ce beau ? Hein ? Est-ce beau ? Ah ! mademoiselle, je le couvrirais d’or et de pierreries, il ne serait pas encore payé ce qu’il vaut.

FÉLICIA.

Il vaut ce que je l’estime : pas davantage.

JANSOULET.

Et l’honneur que vous me faites. C’est tout pour moi. Quand on a ma fortune, l’argent ne compte plus.

À de Géry.

À propos, j’ai une bonne nouvelle. Le bey viendra en France, et il s’arrêtera chez moi, à mon château de Saint-Romans.

DE GÉRY.

C’est décidé ?

FÉLICIA.

C’est un grand honneur qu’il vous fait.

JANSOULET.

Immense... Hémerlingue en crèvera de jalousie. Je ferai au bey une réception grandiose.

À de Géry.

Et je vous prie, cher ami, de passer chez Canilhac ou à son théâtre ; c’est lui qui organisera ça.

FÉLICIA.

Vous voulez un metteur en scène ?

JANSOULET.

Comment ferais-je, moi ? J’inviterai Monpavon. J’inviterai Boislhéry.

FÉLICIA.

Comme figuration.

JANSOULET.

Goëssard...

FÉLICIA.

Pour le compte rendu aux journaux.

JANSOULET, naïvement.

Il le faut bien.

FÉLICIA, à de Géry prêt à partir.

Au revoir, monsieur de Géry.

DE GÉRY.

Au revoir, mademoiselle.

JANSOULET.

N’oubliez pas de passer chez Canilhac.

DE GÉRY.

Je crois qu’il suffira de lui écrire.

JANSOULET.

Si vous voulez.

FÉLICIA, bas à de Géry.

À sept heures et demie ; soyez exact.

De Géry sort par le fond, à gauche.

 

 

Scène VII

 

FÉLICIA, JANSOULET

 

JANSOULET, posant son chapeau, quittant ses gants.

Il est très bien, ce jeune homme.

FÉLICIA.

Mais ne lui faites pas trop sentir qu’il est votre obligé.

JANSOULET, montant sur la petite estrade.

Oui, je ne sais pas dire les choses, moi. Il a une nature fière, ce Géry.

FÉLICIA.

Très fière.

JANSOULET s’assied et cherche sa pose.

Je l’ai bien vu, et c’est ce qui m’a plu en lui. Je voudrais ne blesser personne, moi ; mais il est si simple de donner quand on est riche.

FÉLICIA.

Oubliez donc quelquefois votre fortune.

JANSOULET.

Je n’ai que ça.

FÉLICIA.

Vous êtes mal posé.

JANSOULET.

Il nous est difficile à nous autres méridionaux de nous tenir en place.

FÉLICIA.

Essayez pourtant.

Jansoulet change de pose.

Là... c’est mieux.

JANSOULET.

Oh ! ce sont les meilleurs moments de ma vie que je passe là, en face de vous.

FÉLICIA, souriant.

Et de mon ébauchoir.

JANSOULET.

Oui, de votre ébauchoir. – Je trouve cela poétique, moi.

FÉLICIA.

Ne parlez plus ; j’en suis à la bouche.

JANSOULET, après une pause.

C’est que j’aurais tant de choses à vous dire.

FÉLICIA.

Eh bien, vous me les direz plus tard.

JANSOULET.

Il va venir des indifférents, comme toujours. Je ne vous vois jamais seule.

FÉLICIA.

Heureusement qu’il vient des indifférents ; ils vous occupent ; vous ne parlez pas, et je peux travailler.

JANSOULET.

Je ne parlerai plus.

Une pause.

Quand vous faisiez le buste du duc de Mora...

FÉLICIA.

Ah ! Ah ! Il était beaucoup plus sage que vous, M. de Mora.

JANSOULET.

On raconte pourtant...

FÉLICIA.

On raconte tant de choses... Je prends le coin de la lèvre.

JANSOULET.

Il vous aime, n’est-ce pas ?

FÉLICIA, impérieusement.

Taisez-vous.

Elle travaille.

Là... maintenant, vous pouvez parler tout à votre aise.

JANSOULET.

Je ne saurai plus...

FÉLICIA.

Si... parlez... mais ne faites pas de sentiment. – Cela ne vous va pas... Je veux vous avoir gai, vivant... votre nature.

JANSOULET, embarrassé.

Bon... très bien... ma nature. – Ah ! vous ne voudriez pas venir à Saint-Romans, assister aux fêtes du bey ?

FÉLICIA.

Quelle partie de plaisir me proposez-vous là ?

JANSOULET.

Cela vous amuserait.

FÉLICIA, sérieuse.

Oh ! moi, rien ne m’amuse. Ah ! mon Dieu ! quelle cravate m’avez-vous apportée aujourd’hui ?

Elle va à lui.

Défaites-moi donc ça.

Elle lui arrange sa cravate, rabattant la chemise autour du cou, Jansoulet ferme les yeux, extasié, au contact de la main de Félicia, puis brusquement lui saisit le poignet, et l’embrasse.

Eh bien !

 

 

Scène VIII

 

FÉLICIA, JANSOULET, HÉMERLINGUE, LA BARONNE

 

LA BARONNE, entrant vivement, suivie d’Hémerlingue, qui souffle.

Ma chère Félicia...

S’arrêtant en voyant Jansoulet.

Ah !

JANSOULET, déconcerté.

Té ! té ! Les Hémerlingue !

FÉLICIA.

Entrez donc, madame. L’atelier d’une artiste est un terrain neutre.

LA BARONNE.

Mais je ne suis pas le moins du monde embarrassée, ma chère ; le baron non plus.

HÉMERLINGUE.

Je suis heureux au contraire de cette rencontre...

LA BARONNE, bas.

Taisez-vous.

Haut.

Je venais, ma chère Félicia, vous présenter le baron ; il n’a qu’un désir, c’est d’avoir, lui aussi, son buste à l’Exposition par Félicia Ruys.

FÉLICIA.

Vous avouerez, madame, que vous venez bien tard.

LA BARONNE.

Je l’ai compris en entrant, et c’est là ce qui vous explique mon petit mouvement de désappointement.

Examinant le buste.

C’est très bien ce que vous avez fait là.

FÉLICIA.

Vous trouvez, madame ?

HÉMERLINGUE.

Oui, c’est très ressemblant.

LA BARONNE.

C’est d’une vérité... cruelle. Vous voyez, monsieur Hémerlingue, vos rêves ne peuvent pas se réaliser ; vous n’êtes plus nécessaire. Je vous laisse aller à la Bourse. Je veux parler à Félicia d’une petite protégée qu’elle m’a recommandée hier...

JANSOULET.

Au revoir, Hémerlingue.

HÉMERLINGUE, retenu par le regard de la baronne, cachant sa main, et très froidement.

Au revoir, Jansoulet... au revoir.

Hémerlingue sort.

 

 

Scène IX

 

FÉLICIA, LA BARONNE, JANSOULET

 

LA BARONNE.

Au fait... je vous dérange peut-être ?

FÉLICIA.

Mais du tout, madame... je peux causer en travaillant.

LA BARONNE, s’asseyant.

Savez-vous que les artistes ont de bien grands privilèges ? Vous étiez là en tête-à-tête...

FÉLICIA, riant.

Mon Dieu ! oui, et nous causions même des choses les plus indifférentes.

LA BARONNE.

C’est vous qui le dites.

FÉLICIA, avec un peu de malice.

M. Jansoulet m’invitait à aller assister à Saint-Romans, aux fêtes qu’il donne en l’honneur du bey.

LA BARONNE.

Comment ?

JANSOULET.

Oui, le bey vient en France.

LA BARONNE.

Et mon mari ne le sait pas !

JANSOULET.

Et il s’arrête à mon château de Saint-Romans.

LA BARONNE.

Chez vous ?

JANSOULET.

Chez moi.

LA BARONNE.

Il n’ira pas.

JANSOULET.

Pourquoi ?

LA BARONNE.

Parce que je ne veux pas qu’il y aille.

JANSOULET, bondissant.

Vous ne voulez pas ?

LA BARONNE.

Je vous demande pardon, ma chère Félicia, si je vous expose aux emportements de M. Jansoulet.

FÉLICIA.

Oh ! moi, je ne vous entends pas. Je travaille, je m’occupe des vêtements. Je n’ai pas besoin de mon modèle. Prenez-le.

JANSOULET, descendant de l’estrade, et s’approchant de la baronne.

Vous voyez bien que je suis calme, Yamina. Hémerlingue avait un bon mouvement tout à l’heure ; c’est vous qui l’avez retenu.

LA BARONNE.

Moi... j’ai retenu... Avez-vous remarqué, ma chère Félicia, que j’aie retenu M. Hémerlingue ?

Silence de Félicia.

JANSOULET.

Enfin, voyons... expliquons-nous une bonne fois... Qu’est-ce que je vous ai fait ?

LA BARONNE, à Félicia.

Il vous a raconté, n’est-ce pas, que je sortais du harem ? que j’avais été esclave ?

JANSOULET.

Jamais, Yamina.

LA BARONNE.

Et tu m’appelles encore par mon nom d’esclave !

JANSOULET.

Jamais je n’ai parlé de cela à âme qui vive.

LA BARONNE.

Et comment tout Paris le sait-il ? Qui aurait pu le dire ? Est-ce moi ou le baron ?

Assise sur le divan à droite. À Félicia.

La vraie histoire, la voici. Je l’ai aimé, moi, ce Jansoulet. Je le voyais au palais, chez le bey. Au milieu de cette indolence africaine, ce Français remuant, audacieux, ce Père du bonheur, comme on l’appelait là-bas, m’avais pris le cœur. Je savais qu’il me trouvait belle. J’obtins l’affranchissement, et un soir je vins trouver cet homme et je lui dis : Épouse-moi. Il me regarda comme si j’étais folle, éclata de rire, et me jeta en arabe une injure grossière.

JANSOULET.

Mais, Yamina, vous connaissez maintenant nos mœurs et nos préjugés.

LA BARONNE.

Il a été mieux avisé que vous, votre ami Hémerlingue.

JANSOULET.

Ne me pardonnerez-vous jamais ?

LA BARONNE.

Jamais. Je suis devenue chrétienne, mais je n’ai pas appris le pardon...

Plus bas.

Vous ne connaissez que Yamina, vous connaîtrez la baronne Marie.

JANSOULET, menaçant.

Oh ! ne me regardez pas avec ces yeux mauvais...

LA BARONNE, d’une voix sourde.

Je te poursuivrai de ma haine, et je ne m’arrêterai que lorsque je t’aurai vu humilié, ruiné, déshonoré...

JANSOULET, menaçant.

Taisez-vous, ou j’oublie que vous êtes une femme !

LA BARONNE, sans s’émouvoir, ironique.

Vous voyez le portefaix de Marseille.

JANSOULET.

Ah ! vipère !

FÉLICIA.

Voulez-vous me permettre de reprendre mon modèle ?

LA BARONNE.

Je vous demande pardon, Félicia ; je me suis laissée aller à mon ancienne nature. Vous venez de voir la baronne avant sa conversion, mais vous me comprenez, n’est-ce pas ? toute Parisienne que vous êtes ?

FÉLICIA.

Non, nous n’avons pas, nous, de ces haines-là.

Il remonte sur l’estrade. À Jansoulet.

Allons. La tête un peu plus à gauche.

Monpavon entre. Félicia ne tourne même pas la tête.

 

 

Scène X

 

FÉLICIA, LA BARONNE, JANSOULET, MONPAVON

 

JANSOULET, encore ému.

Ah ! c’est vous, marquis ; vous voyez, je pose : je ne peux ni parler, ni remuer, ça me gêne un peu.

MONPAVON.

Oui, le Midi.

JANSOULET.

Vous m’excusez ?

MONPAVON.

Ne vous dérangez pas... Parlerai tout seul. Ça va bien ? Tant mieux. Bonjour, Félicia.

FÉLICIA.

Asseyez-vous.

MONPAVON, apercevant la baronne.

Madame Hémerlingue... Oh ! pardon, pardon : j’arrive trop tard, moi. – La baronne vous a raconté notre visite chez... Vous savez ? vous vous intéressez... chose... machin... les petites... mon cocher a l’adresse.

LA BARONNE.

Les demoiselles Joyeuse.

FÉLICIA.

Vous avez vu Aline ?

MONPAVON.

On ne vous l’a pas dit ?

LA BARONNE.

Pas encore, marquis ; j’arrive.

MONPAVON.

Adorable !

FÉLICIA, travaillant.

N’est-ce pas qu’elle est charmante ?

MONPAVON.

Robes de dix sous, cheveux à la diable, et une saveur... à un cinquième étage...

À Jansoulet.

Mon cher... j’ai raconté ce matin au duc... Pas étonné lui... il sait tout, ce diable d’homme.

JANSOULET.

Vous avez vu le duc de Mora ce matin ?

FÉLICIA.

Avez-vous pu faire quelque chose pour le père d’Aline ?

MONPAVON, se retournant vers la baronne.

Avons-nous fait quelque chose ? Me souviens plus.

LA BARONNE.

M. Joyeuse a froidement accueilli nos offres.

MONPAVON.

Ah ! oui... Joyeuse... c’est ça : mon cocher a l’adresse.

LA BARONNE.

Il venait de trouver une place de commis à quinze cents francs.

FÉLICIA.

Par mois ?

LA BARONNE.

Par an.

MONPAVON.

Et il y a des gens qui vivent très bien avec ça... Tout à fait singulier.

JANSOULET.

Mais envoyez-le-moi donc. Je lui donnerai ce qu’il voudra sans le connaître. Je ne lui demanderai même pas de travailler.

FÉLICIA.

Il refuserait peut-être.

JANSOULET.

Lui ? Pourquoi ? J’ai beaucoup d’employés qui ne font rien.

LA BARONNE.

Mais oui, Félicia, puisque vous avez le Nabab, qu’avez-vous besoin de simples mortels comme nous ?

MONPAVON.

Je voulais lui donner une Préfecture, moi ; un père qui a trois filles comme ça, voilà des choses que le gouvernement devrait encourager.

FÉLICIA.

Un intérieur bien modeste, n’est-ce pas ?

LA BARONNE.

Plus que modeste.

MONPAVON.

Oui, mais particulier ; pas de meubles lourds, pas de rideaux épais. Chose... machin... le soleil pas gêné pour entrer ; de l’air, du jour... une saveur de... de printemps... Très curieux... il faut voir ça.

FÉLICIA.

Voilà l’émotion qu’il en rapporte, lui.

LA BARONNE.

Monsieur Jansoulet ira... le Père du bonheur, et tout sera transformé. Au revoir, ma chère Félicia.

Bas, au fond, à Félicia qui la reconduit.

Vous savez, ce buste, il vous portera malheur.

FÉLICIA, souriant.

Oh ! je ne suis pas superstitieuse.

LA BARONNE.

Vous avez tort. Au revoir, marquis.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

FÉLICIA, JANSOULET, MONPAVON

 

MONPAVON, à Jansoulet, qui est descendu de l’estrade.

Vous êtes donc bien maintenant avec la... comment donc ? qui sort d’ici ?

JANSOULET.

Oui, très bien.

MONPAVON.

Ah ! ah ! Tant mieux, très forte... cette petite femme-là. On dit qu’elle a été chose... machin... comment donc ? odalisque... Ça me monte l’imagination, moi, ces choses-là. Je le dirai à Mora. On n’aime pas tous les jours une esclave arménienne.

FÉLICIA.

Heureusement pour nous, marquis.

MONPAVON.

Oh ! vous, Félicia, c’est vous qui faites des esclaves.

Bas.

Je vous jure que Mora en deviendra fou.

FÉLICIA.

Laissez-moi donc tranquille avec votre duc.

Elle fait signe à Jansoulet, qui reprend sa place.

 

 

Scène XII

 

FÉLICIA, JANSOULET, MONPAVON, CANILHAC et GOËSSARD

 

CANILHAC, entrant avec Goëssard.

J’ai rencontré Goëssard qui venait vous demander pour son journal des notes sur le buste...

S’arrêtant comme pétrifié.

Oh ! admirable !

GOËSSARD.

Extraordinaire !

CANILHAC, extasié.

Un mouvement !

MONPAVON.

Un... oui, c’est cela... une... Comment donc ?

FÉLICIA.

Ne cherchez pas, marquis.

CANILHAC.

Ma chère Félicia, tout ce que vous avez fait jusqu’ici, c’était bien... mais ça... prodigieux.

GOËSSARD.

Le succès du salon. Je l’écrirai demain dans mon journal.

JANSOULET, ravi.

Ah ! mon cher Goëssard !

FÉLICIA, qui travaille, à Canilhac et à Goëssard.

Vous avez des cigares.

CANILHAC, s’asseyant.

Dites donc, mon cher Jansoulet, j’ai rencontré M. de Géry ; il m’a parlé de Saint-Romans. Bravo ! Bravo !

JANSOULET.

Oui !

FÉLICIA.

Chut !

CANILHAC.

Je m’occuperai de tout, c’est entendu. Vous viendrez, marquis ? et vous aussi, Goëssard ?

À Félicia.

À propos, avez-vous vu le second article de Goëssard sur ma nouvelle pièce ?

MONPAVON.

Un chef-d’œuvre.

CANILHAC.

Et Amy Férat la plus grande comédienne des temps modernes.

GOËSSARD.

C’est ma conviction.

CANILHAC.

La mienne aussi.

FÉLICIA.

Elle n’est pas amusante, votre pièce...

CANILHAC.

Très amusante pour moi, si elle fait de l’argent.

MONPAVON.

Amusante... non, pas amusante, mais honnête. On ne peut pas, comme dit chose... être amusant et honnête... Une pièce honnête... voyez-vous... c’est bon... ça repose...

FÉLICIA, toujours à sa sculpture.

Ah ! oui. Ç’a été le cri général, un frémissement d’aise, une pâmoison de bien-être ! Oh ! c’est bon ! ça repose ! Ça le reposait, ce gros Hémerlingue, soufflant dans son avant-scène de rez-de-chaussée, comme dans une auge de satin cerise.

JANSOULET, avec joie.

Oh oui... oui... c’est bien cela... une auge...

FÉLICIA.

Ça la reposait, la grande Suzanne, coiffée à l’antique, avec des frisons dépassant son diadème d’or ; et près d’elle, mademoiselle je ne sais qui, tout en blanc, comme une mariée, des brins d’oranger dans ses cheveux à la chien ça la reposait bien, allez. Ça reposait Monpavon, Goëssard, et vous aussi, n’est-ce pas, mon cher Nabab ? mon Dieu ! comme ça vous reposait !

CANILHAC.

Je vous prie de ne pas blaguer ma pièce tant qu’elle est sur l’affiche.

 

 

Scène XIII

 

FÉLICIA, JANSOULET, MONPAVON, CANILHAC, GOËSSARD, ALINE, YAÏA

 

Aline et Yaïa viennent d’entrer et s’arrêtent stupéfaites devant tant de monde.

FÉLICIA.

Aline ! Entre donc, ma bonne Aline. Ah ! que c’est bien de revenir. Une amie de pension, messieurs.

Appelant.

Constance !

MONPAVON.

Les petites Machin... habillées ! Ça ne les gâte pas.

CANILHAC.

Très gentilles, ces deux fillettes-là.

GOËSSARD.

Voulez-vous que nous les lancions ?...

CANILHAC.

Si elles avaient de la voix...

GOËSSARD.

Le Messager dira qu’elles en ont.

 

 

Scène XIV

 

FÉLICIA, JANSOULET, MONPAVON, CANILHAC, GOËSSARD, ALINE, YAÏA, CONSTANCE

 

CONSTANCE, entrant avec cérémonie.

Ah ! monsieur le marquis...

FÉLICIA.

Ma bonne Crenmitz, voici Aline Joyeuse dont je t’ai si souvent parlé. Et sa sœur Henriette... Yaïa, n’est-ce pas ?... Je vous demande pardon, messieurs... Je voudrais bien rester un moment seule avec Aline... Marraine, veux-tu reconduire ces messieurs ?

JANSOULET.

Mais notre séance n’est pas terminée, et je m’étais arrangé pour vous donner toute ma journée.

FÉLICIA.

Eh bien ! restez dans le salon, avec marraine. Elle vous racontera ce qui lui est arrivé à Vienne, un soir où elle dansait Giselle.

CONSTANCE.

Nous pourrons causer de choses plus actuelles.

FÉLICIA, aux autres.

Maintenant, n’est-ce pas ? nous supprimons les formules. Au revoir.

CANILHAC.

Elle vous a une façon de renvoyer les gens en tas. Je noterai ça pour le théâtre ; ça simplifiera bien les sorties.

MONPAVON, regardant Aline et Yaïa.

M’ont reconnu. – Charmantes.

Camille, Monpavon et Goëssard sortent par le fond à gauche.

JANSOULET, faisant passer Constance.

Comment font-ils, eux, pour dire à cette femme-là : « Je vous aime ? »

Jansoulet et Constance sortent par le fond à droite.

 

 

Scène XV

 

FÉLICIA, ALINE, YAÏA

 

FÉLICIA, avec un soupir de soulagement.

Ah ! nous sommes seules.

YAÏA, regardant l’atelier.

Ah ! bien ! c’est beau ici.

ALINE.

Comment as-tu renvoyé tous ces messieurs pour moi ?

FÉLICIA.

Ces messieurs ! mais ce n’est rien, ces messieurs ; un Monpavon, un Jansoulet...

ALINE.

Le Nabab... C’était le Nabab...

FÉLICIA.

Tout cela ne compte guère pour moi, va. Hier, j’étais en plein travail... un peu nerveuse... je t’ai mal reçue.

ALINE.

Mais non, au contraire.

YAÏA, regardant le buste.

Bonne maman, vois donc le gros monsieur ! Comme il est ressemblant !

FÉLICIA, l’embrassant.

Ah ! tiens, tu me fais plaisir, toi !

ALINE.

Quel talent tu as ! Comme tu dois être heureuse !

FÉLICIA.

Heureuse surtout de te retrouver, petite Aline. Il y a si longtemps.

ALINE.

Je crois bien.

FÉLICIA.

Qu’as-tu fait toi, mignonne ?

ALINE.

Oh ! moi, toujours la même chose ; rien dont on puisse parler.

FÉLICIA.

Oui, oui. Nous savons ce que tu appelles ne rien faire, petite vaillante ; c’est donner ta vie aux autres, n’est-ce pas !

YAÏA.

Oh ! oui, bonne maman est si bonne.

FÉLICIA.

Bonne maman... c’est vrai, on t’appelait bonne maman. À quinze ans, toi, tu avais déjà cet air de douceur et de gravité qui m’imposait un peu. Tu comprenais déjà la vie, une tâche à remplir gaiement. Hélas ! toujours un peu folle, tu sais, ta Félicia. – Ah ! ma chérie, quelle joie de te retrouver ! C’est ma jeunesse qui refleurit... Te les rappelles-tu, nos rondes du pensionnat ?

Elle fredonne.

Ma sœur aînée est mariée...
C’est à mon tour de garder l’âne.
Mais quand mon tour viendra
Gardera, gardera, gardera, garde
Mais quand mon tour viendra
Gardera l’âne qui voudra.

Embrassant Aline.

Ah ! comme ça me fait du bien de te revoir !

ALINE.

Moi, je suis comme étourdie de joie, et depuis que je suis entrée, je ne t’ai pas encore remerciée.

FÉLICIA.

Pour quelques personnes qui sont allées te voir de ma part, cela ne vaut vraiment pas la peine. Il paraît, d’ailleurs, que ton père avait déjà une place.

ALINE.

Oui, ma démarche était inutile, mais je ne la regrette pas, puisqu’elle m’a prouvé que tu étais toujours la bonne Félicia d’autrefois.

FÉLICIA.

Regarde donc les albums, Yaïa...

Se rapprochant d’Aline.

Mais cette place, ce n’est pas la fortune, ce n’est même pas l’aisance.

ALINE.

C’est bien assez pour nous. Ah ! si tu savais comme notre vie de famille est douce, et comme il suffit d’un sourire du père pour rendre toute la maison heureuse !

FÉLICIA.

Ah ! chère petite !

Plus bas.

Mais toi, tu ne songes donc pas à te marier ?

ALINE, souriant.

Moi, je suis la bonne maman.

FÉLICIA.

Oh ! que tu es jolie ainsi. Attends... trois coups de crayon.

 

 

Scène XVI

 

FÉLICIA, ALINE, YAÏA, CONSTANCE

 

CONSTANCE, revenant.

Ma chère, tu oublies que M. Jansoulet est là. Il est très bien, ce Nabab, mais il ne soutient pas du tout la conversation, et à moins de lui dicter mes mémoires...

FÉLICIA.

Eh ! mais c’est une idée, cela. – Ramène-le moi.

CONSTANCE.

Je te remercie. Je ne savais plus que dire. Autrefois ce n’était jamais moi qui faisais les frais de la conversation.

En sortant.

Sauf une fois seulement, avec un prince étranger...

FÉLICIA.

Nous savons... Va, marraine.

ALINE.

Nous nous en allons.

FÉLICIA.

Comment ! déjà ?

ALINE.

Oui, mon père nous attend. Mais je suis bien contente de t’avoir revue...

FÉLICIA.

Et moi donc ! J’irai te voir chez toi ; je m’en fais une fête ! Adieu, ma petite Yaïa.

Au fond, les reconduisant.

Et Élise ? Vous ne m’avez pas parlé d’Élise.

YAÏA.

Elle a été refusée pour l’histoire. Chut ! il ne faut pas le dire.

Aline et Yaïa sortent.

 

 

Scène XVII

 

FÉLICIA, puis JANSOULET

 

FÉLICIA, après la sortie d’Alice et de Yaïa.

Aline... le doux visage, si chaste... si fier... si bon.

Elle est revenue à son dessin.

JANSOULET, entrant du fond, à droite.

Nous reprenons la séance ?

FÉLICIA, dessinant.

Non, c’est fini : assez pour aujourd’hui.

JANSOULET.

Ah !... mais je croyais... on vient de me dire...

FÉLICIA.

Oh ! avec moi, vous savez ?... les caprices...

JANSOULET.

C’est que je vais partir pour Saint-Romans.

FÉLICIA.

À votre retour alors ?

JANSOULET.

Il faut que je m’en aille ?

FÉLICIA.

Dame !

Jansoulet très ému, hésitant, a rajusté sa cravate devant une petite glace, repris son chapeau, etc. Félicia dessine toujours. Un silence.

JANSOULET, à part.

Nous sommes seuls... si j’osais...

S’approchant de Félicia.

Je m’en vais... je m’en vais.

Bas.

C’est pour me punir, n’est-ce pas ?

FÉLICIA.

Vous punir ?

JANSOULET.

Oui, tout à l’heure... un mouvement dont je n’ai pas été le maître.

FÉLICIA.

Ah ! vous êtes bien bon de vous en excuser. Une fille comme Félicia... élevée à l’atelier, pêle-mêle avec les modèles, les maîtresses de son père... Quelles maîtresses mon Dieu ! Est-ce qu’on a besoin de se gêner ?

JANSOULET.

Pardonnez-moi... je... je vous aime.

FÉLICIA.

Ah ! oui... je sais... Comme tout le monde.

JANSOULET.

Non... non... pas comme tout le monde... mais depuis que je vous ai rencontrée, le premier jour... quand je suis entré dans cet atelier... vous n’avez pas vu ?

FÉLICIA.

Je vous croyais plus honnête que Mora, vous.

JANSOULET.

Vous ne m’avez pas compris ? Je suis bien bête et bien maladroit, décidément... Félicia, voulez-vous être ma femme ?

Mouvement de Félicia.

Oui, ma femme. Écoutez. Voilà trente ans que je ne vis que pour l’argent. J’en suis las, de la vie de mercanti. Il y a quelque chose de meilleur que l’argent, c’est vous qui me l’avez appris. Je ne suis ni beau, ni jeune, parbleu ! mais à Félicia Ruys, la grande artiste, il faut une existence splendide, luxueuse, à la taille de son génie et de ses caprices ; il faut à ses côtés une ambition qui double la sienne ; à nous deux, que ne ferions-nous pas ? Vous avez la beauté et la gloire ; moi, les millions et la volonté. Oh ! si tu m’aimais, vois-tu, je te mettrais si haut, si haut que nulle femme au monde...

FÉLICIA.

Si haut que ça ? Vous allez me donner le vertige.

JANSOULET, changeant de ton.

Vous riez ? Je suis donc bien ridicule en vous parlant de mon amour ?

FÉLICIA.

Monsieur Jansoulet...

JANSOULET, très ému.

Oh ! je vous en prie... ne me répondez pas encore ! Si vous me disiez non, je serais capable de pleurer devant vous comme une bête. Attendez... vous réfléchirez quand je serai parti, et vous me répondrez à mon retour de là-bas... Adieu... adieu.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

FÉLICIA, seule

 

De temps à autre elle donne nerveusement un coup de crayon à son dessin.

Pauvre homme ! Il me fait cet honneur... Il m’élève jusqu’à lui... Sa femme... Madame Jansoulet ! Félicia Ruys vendue pour des millions ! Oh ! non, non... donnée, donnée quand je voudrai, à celui que j’aimerai !

Paraît de Géry.

 

 

Scène XIX

 

FÉLICIA, DE GÉRY

 

DE GÉRY.

Je ne suis pas en retard ?

FÉLICIA.

Ah ! je regrette que vous ne soyez pas revenu plus tôt ; vous auriez vu une vraie jeune fille, la jeune fille, celle que nous ne voyons pas assez, ni moi, ni vous peut-être.

Présentant son dessin.

Tenez... regardez.

DE GÉRY, très bas.

Ah !

FÉLICIA.

N’est-ce pas ravissant ?

DE GÉRY.

Oui... cette jeune fille ?

FÉLICIA.

Une amie de pension à moi.

DE GÉRY, très ému.

Voulez-vous me donner ce croquis ?

FÉLICIA.

Très volontiers. J’en ferai un autre.

Montrant son front.

Elle est là.

Elle donne le dessin à de Géry.

DE GÉRY, à part, regardant le dessin.

Chère Aline... Oh ! non, je ne t’oublierai pas.

FÉLICIA.

Elle est gentille, n’est-ce pas ?

DE GÉRY.

Oui, oui... Ah çà ! qu’est-ce qu’il est arrivé à mon pauvre Nabab ? Je viens de le rencontrer tout ému.

FÉLICIA.

Je crois bien, il m’a fait une déclaration...

DE GÉRY.

Vous deviez bien vous y attendre.

FÉLICIA.

Oh ! mais lui, c’est pour le bon motif ; il m’offre d’être sa femme.

DE GÉRY.

Et vous hésitez ?

FÉLICIA.

Si j’hésite ?

DE GÉRY.

Dame ! un honnête homme ! Une fortune colossale !...

FÉLICIA, le regardant en face.

Ah ! vous pensez que sa fortune... C’est là l’opinion que vous avez de moi, vous ? Alors ce buste, je l’ai fait pour plaire à ce Nabab ! Eh ! bien, tenez !

Elle va au buste et le renverse. Il s’écrase en un tas de boue.)

 

 

Scène XX

 

FÉLICIA, DE GÉRY, CONSTANCE

 

CONSTANCE, entrant de droite.

Ah ! mon Dieu ! qu’as-tu fait, mignonne ?

FÉLICIA.

Rien, c’est un accident. Le dîner est prêt, n’est-ce pas ? Votre bras, monsieur de Géry.

 

 

Quatrième Tableau

 

Chez le Nabab

 

Décor du deuxième tableau.

 

 

Scène première

 

NOËL, PASSAJON, un instant BARREAU

 

Noël, en grande tenue de soirée, avec un gardénia à la boutonnière, allume le lustre.

PASSAJON, entrant.

Personne pour m’annoncer... Monsieur Noël, mon respect.

NOËL.

Oh ! monsieur Passajon... excusez-moi.

PASSAJON.

J’ai été très surpris agréablement d’ailleurs – en recevant votre gracieuse invitation : « M. Noël prie M. Passajon de venir dîner chez lui, hôtel Jansoulet. » Ah çà, mais c’est donc dans le salon des maîtres que vous recevez ?

NOËL, allumant toujours.

Je crois bien... Ils en ont bien vu d’autres, nos salons... Il y a ici un gâchis.

PASSAJON.

Je vais vous aider, mon cher monsieur Noël... Quand j’étais appariteur à la faculté de Dijon, c’était toujours moi qui allumais les bougies de M. le Doyen.

Il monte sur une chaise, et allume les candélabres sur la cheminée à gauche.

Je vous croyais à Saint-Romans. J’ai lu dans mon journal que M. Jansoulet devait recevoir en son château de Saint-Romans le bey de Tunis.

NOËL.

C’est l’exacte vérité. Il est parti avec toute la bande, Canilhac, Boislhéry, Goëssard... mais il n’a pas emmené ses gens.

PASSAJON.

Pas même vous, son valet de chambre ?

NOËL.

Il a ses raisons ; sa mère est une simple paysanne, et vous comprenez que pour nous... la position serait embarrassante... une femme en bonnet...

PASSAJON.

Je comprends, monsieur Noël.

NOËL.

D’ailleurs j’aimais mieux rester... j’avais à rendre quelques invitations...

BARREAU, entrant, par le pan coupé de gauche, en grande tenue de soirée, sauf qu’il porte son habit sous le bras et qu’il a un tablier blanc.

J’ai été obligé de mettre la main à la pâte. Oh ! quelqu’un !

Il enlève vivement son tablier.

NOËL, à Passajon.

M. Barreau, notre cuisinier en chef.

PASSAJON, saluant.

Monsieur, mon respect...

NOËL.

M. Passajon, employé à la Caisse territoriale.

BARREAU.

Oh !

Il salue.

PASSAJON.

Ancien appariteur à la faculté de Dijon.

BARREAU.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’aller faire un tour dans mon laboratoire.

NOËL.

Vous deviez vous en rapporter à l’homme de génie qui vous remplace.

BARREAU.

Un idiot – pas d’initiative – pas d’idées – pas de main – une cuisine de cochers. Et je tiens à faire bien dîner, moi, les gens que j’invite.

NOËL.

Mieux que les amis du patron.

BARREAU.

Je t’écoute. Sapristi ! j’ai taché mon plastron en fignolant ma genevoise : ah ! au fait, où met-il ses chemises, votre Jansoulet ?

NOËL.

Vous n’avez pas sa taille.

BARREAU.

C’est égal, je couperai un devant.

NOËL.

Dans l’armoire de son cabinet de toilette.

Barreau sort.

PASSAJON.

Il est très bien.

NOËL.

N’est-ce pas ? On est heureux de trouver dans sa carrière des collaborateurs aussi distingués.

PASSAJON.

Aurez-vous beaucoup de monde ?

NOËL.

Quelques amis de choix-Monpavon.

PASSAJON.

M. le marquis vous fait l’honneur ?...

NOËL.

Je parle de son valet de chambre, M. Francis.

PASSAJON.

Comment ?

NOËL.

C’est un usage du grand monde : les gens de maison prennent les noms et qualités de leurs maîtres.

PASSAJON.

Ah ! vraiment ?

NOËL.

Et ils y perdent souvent, monsieur Passajon.

PASSAJON.

Vous êtes mordant, monsieur Noël. – Vous aurez donc M. Monpavon...

NOËL.

Hémerlingue – le petit Boislhéry – la petite Hémerlingue – la petite Jenkins – la petite Ruys... très gentille, vous verrez...

 

 

Scène II

 

NOËL, PASSAJON, JOSEPH, ADÈLE

 

Joseph et Adèle paraissent à la porte. Joseph se campe immédiatement dans la position d’un valet qui annonce avec une exagération comique.

JOSEPH.

Le baron et la baronne Hémerlingue !

ADÈLE.

Mais ne m’annoncez donc pas comme ça ; j’ai l’air d’être votre femme.

JOSEPH.

Eh bien, Adèle ?

NOËL, présentant.

M. Passajon, de la Caisse territoriale.

On se salue.

PASSAJON.

Mademoiselle, mon respect.

NOËL, serrant la main de Joseph.

Ce bon Hémerlingue... Je désespérais de vous voir.

JOSEPH.

Le patron est parti pour Marseille.

NOËL.

Bah !

ADÈLE.

Il est allé couper l’herbe sous le pied à votre Nabab.

NOËL.

Quelle herbe ?

ADÈLE.

C’est le mot de Madame. Il ne voulait pas partir, le gros bonhomme, mais Madame l’avait mis dans sa tête, et elle est forte, Madame, cristi ! qu’elle est forte ! Elle fait quelquefois semblant d’aimer Monsieur. Il y a de quoi rire ! Elle...

NOËL.

Adèle, ne racontez pas. M. Passajon est un homme chaste.

PASSAJON.

Je le fus, mais l’air de Paris, les relations... Je sens que l’atmosphère enfiévrée de la moderne Babylone me déprave.

NOËL.

Oh ! père Passajon !

PASSAJON, à Adèle.

Vous disiez, ma belle enfant ?

ADÈLE, en minaudant.

Polisson !

 

 

Scène III

 

NOËL, PASSAJON, JOSEPH, ADÈLE, FRANCIS

 

FRANCIS, à la porte, s’annonçant.

Le marquis de Monpavon.

NOËL.

Ah ! voici Monpavon.

FRANCIS, imitant Monpavon.

Bonjour, cher... Chose... Machin... Cuisinier en chef... Barreau... Va bien ?

Changeant de ton.

Je l’ai envoyé à Saint-Romans, le patron.

NOËL.

Lui aussi. – Ils y sont tous.

FRANCIS.

Il voulait m’emmener, mon bonhomme. Va te faire fiche. – Je lui ai collé une blague ; je lui ai dit que je mariais ma sœur.

Il prend la taille d’Adèle.

ADÈLE, avec dignité.

Marquis, nous sommes dans le monde.

FRANCIS.

Je l’oubliais.

Il l’embrasse sur le cou.

Rosa paraît à la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

NOËL, PASSAJON, JOSEPH, ADÈLE, FRANCIS, ROSA

 

ROSA.

On peut entrer ?

NOËL, annonçant.

Mademoiselle Ruys.

FRANCIS.

Oh ! la petite Félicia. – Tu vas bien ?

ROSA.

Je vous prie, Monpavon, de ne pas me tutoyer.

PASSAJON, à Noël.

Voulez-vous me présentez ?

ROSA.

Bonjour, Hémerlingue.

NOËL.

M. Passajon.

PASSAJON.

Ancien appariteur à la faculté de Dijon. Trente-deux années de services académiques.

ADÈLE, à Rosa.

Plus que ça de chic ! Ta maîtresse se met mieux que la mienne.

ROSA.

Elle n’a que cette robe-là d’un peu distingué. – Mes enfants, j’ai failli ne pas venir...

TOUS.

Oh !!

ROSA.

La patronne a eu une crise de nerfs.

TOUS.

Félicia ?

ROSA.

Elle est pincée, vous savez. – Elle se met à rire toute seule comme une toquée. – Et puis tout à coup : Vlan, Oh la la... Oh ! la la... de l’air... de l’eau... des sels...

Passajon saisit une carafe.

Mais non, mais non, vieux serin, ce n’est pas moi.

À Noël.

Dites donc, Jansoulet, il est amoureux de nous, votre patron ?

NOËL.

Qui ne le serait, bel astre ?

ROSA.

À bas les pattes ! je ne parle pas de moi.

NOËL.

Vous avez cassé son buste, la semaine dernière. – Il est navré, le pauvre bonhomme.

ROSA.

Ne dites rien, nous le refaisons en cachette.

NOËL.

Bah !

ROSA.

C’est une surprise que nous vous ménageons pour l’Exposition.

NOËL.

Alors vous nous aimez ?

ROSA.

Non, mais nous aimons votre amour de secrétaire.

NOËL.

Le petit de Géry ?

ROSA.

Qui ne s’en aperçoit pas. – Il n’aurait qu’à dire un mot. Mais il a peur, le chérubin ! Bonté du ciel ! que les hommes sont bêtes !

NOËL.

À qui le dis-tu, Rosa ?

ROSA.

Je vous prie, Jansoulet, de ne pas me tutoyer.

 

 

Scène V

 

NOËL, PASSAJON, JOSEPH, ADÈLE, FRANCIS, ROSA, JUSTINE

 

JUSTINE, à la porte.

Personne pour m’annoncer ? Vous êtes polis, vous autres.

FRANCIS.

Oh ! la petite Jenkins !

Noël va prendre le troisième bouquet.

JUSTINE.

Ma chère Adèle, j’ai une lettre pour vous.

JOSEPH.

Pour nous ?

JUSTINE.

Les concierges m’ont remis ça en passant.

ADÈLE, prenant la lettre.

Donnez, ma chérie.

JUSTINE, à Noël.

Ils ne sont pas gênés, vos concierges.

NOËL.

Oh madame... des mufes.

Il lui donne le bouquet.

ADÈLE, qui a ouvert la lettre.

Tiens ! C’est de la cuisinière.

JOSEPH.

De Gertrude ?

ADÈLE, lisant.

« Venez vite. Il y a du nouveau. »

TOUS.

Oh !

PASSAJON.

Voilà un fâcheux contretemps.

ADÈLE.

Dites donc une fichue guigne, homme respectable.

ROSA.

Moi, à votre place, je n’irais pas.

JUSTINE.

Moi non plus.

ADÈLE.

Oh ! si, ma chère, oh ! si. La maison est bonne ; madame a deux robes à donner. Sapristi ! j’ai renvoyé la voiture.

JOSEPH.

Prenons un fiacre.

ADÈLE.

Soit. – Je reviens.

JUSTINE.

Nous ne vous attendons pas. Ça vous fera revenir plus tôt.

ADÈLE, en sortant.

Gardez-moi des truffes.

Elle sort avec Joseph.

 

 

Scène VI

 

NOËL, PASSAJON, FRANCIS, ROSA, JUSTIN, puis BARREAU, puis TOM

 

PASSAJON.

Elle est très bien, cette jeune personne.

BARREAU, revenant en mettant son habit.

J’ai été obligé de remettre la main à la pâte.

TOUS.

Monsieur Barreau...

BARREAU.

Mais vous aurez un dîner ! je ne vous dis que ça ; ne craignez pas de prendre quelques apéritifs.

NOËL.

Absinthe, vermouth, bitter ; tout est prêt.

BARREAU.

On trouve ça commun dans le monde, parce qu’on n’a pas confiance dans son cuisinier.

À Francis.

Mais tu peux t’ouvrir l’appétit, ma vieille, je réponds de tout.

FRANCIS, buvant l’absinthe.

Est-ce que le vin est bon chez vous ?

BARREAU.

Je vous ferai boire de ma réserve.

FRANCIS.

C’est que je suis habitué, moi, à boire le vin du patron.

TOUS.

Parbleu !

FRANCIS.

Mais ça ne lui coûte pas un sou de plus... Je lui fais boire le mien.

TOUS.

Ah !

FRANCIS.

Avec des eaux minérales, tout passe. – Quand je le voyais avaler comme ça un Médoc de premier ordre, moi, vrai, ça me faisait de la peine. Il y a des choses qu’il faut respecter.

PASSAJON.

Oui, monsieur, oui, c’est le respect qui manque le plus à notre époque. Quand j’étais appariteur à la faculté de Dijon...

Rires.

NOËL, à Rosa.

Un peu de bitter ?

ROSA, minaudant.

Volontiers !

TOM, entrant vivement par le fond.

Après vous, messeigneurs...

NOËL, présentant.

Tom Boislhéry.

TOM.

Du vermouth, sans vous commander. Je crève de soif.

FRANCIS.

De la tenue, jeune homme.

TOM.

On en aura, Monpavon. À la santé des dames...

JUSTINE.

Il est gentil, ce crapaud.

TOM, l’embrassant.

Tu trouves, toi ?

JUSTINE.

Monsieur, nous ne sommes pas seuls.

TOM.

Je viens de me faire flanquer à la porte.

NOËL.

Tu quittes les Boislhéry ?

TOM.

Je me le demande, si je les lâche ! J’en ai assez de leur baraque.

JUSTINE.

J’ai toujours rêvé d’être chez un comte.

ROSA.

Poseuse, va...

TOM.

Je t’en souhaite... comte et comtesse de Boislhéry !... Je la connais celle-là... Les journaux ne parlent que des robes de madame et du chic épatant de monsieur ! Tout ça, mes enfants, c’est du flafla, c’est du plaqué ! Madame est une lanceuse ; la couturière lui fournit ses robes à l’œil. Quant à monsieur... pas le sou... il se nourrit de carottes. Les Boislhéry... Oh ! la, la !

Il s’allonge sur un divan, une jambe sur les genoux de Passajon.

PASSAJON, se levant, son verre d’absinthe et sa carafe à la main.

Jamais à la Faculté...

ROSA.

Aurons-nous M. Alexandre ?

NOËL.

Non ; une déception. Il soupe à l’ambassade.

TOUS.

Oh !

TOM.

À l’ambassade ? Oh ! chaleur ! fait-il sa tête !

PASSAJON.

M. Alexandre ?

NOËL.

Le valet de chambre du duc de Mora.

ROSA.

Un gaillard qui, avec douze cents francs d’appointements s’est fait trente mille livres de rente.

BARREAU.

Il aura craint de se compromettre en venant chez un parvenu.

FRANCIS.

Je vous crois ; un homme qui a été portefaix à Marseille.

NOËL, à Francis.

Eh, eh ! Monpavon, vous êtes bien content de l’avoir pour payer vos cuites de bouillotte, le portefaix de la Cannebière... On t’en collera, des parvenus comme nous, qui prêtent des millions aux rois et qui reçoivent des beys...

PASSAJON.

Parvenu ne saurait être une injure dans ce siècle d’égalité.

TOM, à mi-voix.

Jobard !

PASSAJON, qui n’a entendu qu’à moitié.

C’est la seconde fois de la journée qu’on me compare à ce marin célèbre.

JUSTINE.

Quel marin ?

PASSAJON.

Jean-Bart. Je ne sais quel rapport...

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, ADÈLE

 

ADÈLE, revenant brusquement du fond.

Me revoilà.

TOUS, avec joie.

Ah !!!

ADÈLE, prenant des mains de Passajon le verre d’absinthe qu’il vient de se préparer pour la seconde fois, et buvant.

Je vais vous en raconter une bonne... Madame est revenue de Marseille.

TOUS, se rapprochant.

Ah !

ADÈLE.

Avec le bey. Il ne s’est pas arrêté à Saint-Romans.

NOËL.

Allons donc !

ADÈLE.

Il faut voir la joie de madame... Non, vrai, ça fait plaisir. Votre Nabab avait mis son château à l’envers. La vieille maman, avec sa coiffe, était sur les dents. On avait caché l’idiot.

À Noël.

Vous savez bien ? Le frère aîné.

TOUS.

Le frère aîné ?

ADÈLE.

Oui, le frère aîné est idiot. Branle-bas général. Canilhac avait organisé des arcs de triomphe, avec des lampions. Monpavon commençait à déteindre. Il faut entendre raconter ça à madame... On avait habillé des danseuses en Arlésiennes. Jansoulet s’était fait fabriquer un discours par Goëssard... On siffle. C’est le train. Frou, frou, frou, frou... Il ne s’arrête pas !

TOUS.

Oh !

ADÈLE.

Quel nez, mes enfants ! Et par là-dessus, une averse... une averse du Midi. – Non, non : il faut entendre raconter ça à madame.

NOËL.

A-t-il dû être embêté, le patron ! J’aurais voulu y être.

BARREAU.

Et moi donc ?

ADÈLE.

Ce n’est pas tout. Jansoulet s’est brouillé avec Goëssard.

NOËL.

Ah ! bah !

ADÈLE.

Qui lui a flanqué un article dans le Messager. Je vous l’apporte. Lisez-nous ça, monsieur Passajon.

À Noël.

Eh bien, il est joli, votre patron ! Il en a fait de belles, à Paris, il y a dix ans.

NOËL.

Mon maître n’a jamais mis le pied à Paris avant cette année. De Marseille à Tunis, de Tunis à Marseille... voilà tous ses voyages.

ADÈLE.

Lisez vous verrez.

NOËL.

Je ne verrai pas autre chose.

ADÈLE, à Passajon.

Lisez donc, homme d’âge !

JUSTINE.

Mais oui.

PASSAJON, qui regarde l’article.

Je ne le puis devant des dames.

ADÈLE.

Est-il bégueule !

ROSA.

Alors passez-nous le journal.

PASSAJON.

On y parle d’un mandarin chinois qui tenait un bateau de fleurs, près d’une barrière fréquentée par les guerriers.

JUSTINE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Passajon impose silence aux hommes.

ROSA, à Passajon.

Ah ! bien, si ça vous fait rougir, donnez donc le journal !

Elles lui arrachent le journal des mains.

FRANCIS.

Mais oui, oui... Quand j’étais au 9e dragons, j’ai connu, près de l’École militaire, le bal Jansoulet – un sale bastringue...

NOËL.

Je vous dis, moi, que c’est de la blague ! Mon patron n’est jamais venu à Paris. Jamais ! Jamais ! Jamais !

FRANCIS.

Prouve donc ça, ma vieille.

BARREAU.

Ces dames sont servies.

TOUS.

Ah !

NOËL, montrant Rosa.

Monsieur Passajon, voulez-vous offrir le bras à une de ces dames ?

PASSAJON.

Volontiers.

Il est devancé près des trois femmes par Francis, Barreau , etc. À part, vexé.

Il me semble que mon titre d’ancien appariteur et mes cheveux blancs...

TOM, à Passajon.

Allons, Jean-Bart, donnez-moi votre bras.

PASSAJON, en sortant.

Je vous affirme qu’à la Faculté de Dijon... quand il y avait des dames...

Tous, sauf Noël, sont entrés au pan coupé gauche. Coup de timbre.

NOËL.

C’est le secrétaire ; n’ouvrons pas.

Plusieurs coups de timbre.

C’est le patron !

À Barreau, qui passe la tête, à gauche.

C’est le patron !

BARREAU.

Il est donc revenu ?

NOËL.

Il va entrer... Il a sa clef... Dépêchez-vous de filer.

TOUS.

Oh !

Débâcle générale. Ils sortent de la salle à manger en désordre, emportant au hasard un pâté, des bouteilles, des cigares, etc. Noël les

pousse vers la petite porte de droite, souffle précipitamment les bougies et enlève le plateau d’absinthe, bitter, etc.

TOM, enlevant la boîte de cigares.

Sauvons la caisse !

PASSAJON, passant le dernier avec une bouteille de champagne qui lui part à la figure.

Jamais à la Faculté de Dijon !...

Noël sort à son tour par le pan coupé de droite. La scène est vide.

 

 

Scène VIII

 

JANSOULET, seul, puis NOËL

 

Jansoulet entre par le fond et va sonner à la cheminée.

JANSOULET.

Quel voyage ! Enfin, me voici chez moi. Chez moi ! C’est ça, chez moi, c’est ça ! Ces meubles neufs déjà fanés, ces taches sur les tapis, la poussière, le désordre, une horrible odeur d’absinthe et de tabac... Un salon de paquebot, un grand wagon de première classe, avec des coussins où tous les voyageurs ont essuyé leurs bottes ! C’est là mon intérieur, mon foyer... Une halle ! Le voilà, le Nabab. Le voilà ! Quel écœurement !

Il sonne encore, et casse le cordon de la sonnette.

On n’entend donc pas ! Il n’y a donc plus personne !

NOËL, paraissant du pan coupé de droite ; il a remplacé en hâte son habit par une vareuse.

Monsieur...

JANSOULET.

Ah ! C’est vous !

NOËL.

Je m’étais couché. Je n’attendais pas monsieur ce soir.

On entend un coup de timbre.

JANSOULET.

Qui peut venir à cette heure ?

À Noël.

Je n’y suis pas. Allez ! Mais allez donc !

NOËL, sortant.

Mais on m’a changé mon Nabab !

Il va pour sortir. De Géry paraît à la porte.

 

 

Scène IX

 

JANSOULET, DE GÉRY

 

JANSOULET.

Vous, mon cher de Géry !

Noël sort.

DE GÉRY.

J’ai reçu une dépêche de Bompain. Je sais ce qui s’est passé.

JANSOULET, éclatant.

Ah ! mon ami... J’ai été bafoué, humilié ! Ils ont tous été témoins de ma honte... Monpavon, Boislhéry, Canilhac, Goëssard...

DE GÉRY.

Goëssard y était ?

JANSOULET.

Tous, tous ! Et ils me consolaient ! Et leurs consolations banales me levaient le cœur.

Un silence.

Vous ne me dites rien, vous ; je vous remercie.

Il serre la main à de Géry.

DE GÉRY.

Qu’est-ce que vous avez eu avec Goëssard ?

JANSOULET, cherchant.

Goëssard ? Il est venu m’apporter un article ignoble contre la baronne, et m’a demandé cinquante mille francs pour cela. Les Hémerlingue sont mes ennemis, et ils viennent de me porter un coup terrible ; mais je ne me sers pas de ces armes-là. Goëssard est une canaille !

DE GÉRY.

Et vous le lui avez dit ?

JANSOULET.

Oui, je le lui ai dit.

DE GÉRY.

C’est un ennemi dangereux que vous vous êtes fait là.

JANSOULET.

Eh ! que m’importe Goëssard ? On le paye pour parler ; on le payera pour se taire.

DE GÉRY.

On a si vite lancé une calomnie...

JANSOULET.

Je n’ai peur de rien. Sans le sou, ou de l’or plein les poches, à Tunis comme sur le quai de Marseille, j’ai toujours vécu au grand jour.

DE GÉRY, vivement.

Vous n’étiez jamais venu à Paris ? Et vous pourriez le prouver, n’est-ce pas ?

JANSOULET.

Est-ce donc nécessaire ?

DE GÉRY.

Tenez... Lisez.

JANSOULET.

Quoi ?

DE GÉRY.

Le Messager de ce soir. Lisez. Lisez jusqu’au bout.

Un silence.

JANSOULET, après avoir lu, se lève.

Tonnerre de Dieu ! Les misérables ! Qui a écrit cela ?

DE GÉRY.

Ce n’est pas signé, mais c’est dans le journal de Goëssard, et je jurerais...

JANSOULET.

Je l’étranglerai.

DE GÉRY.

Ce ne sera pas une réponse.

JANSOULET.

Ce sera la mienne, la seule !

DE GÉRY.

Il vaudrait mieux vous justifier... Cela vous est si facile.

JANSOULET.

Pardieu ! à cette époque dont on parle là, je ne quittais pas Tunis ; mais pour me justifier, mon cher de Géry, il faudrait... Non, je ne peux pas... et il sait bien que je ne peux pas, le misérable... Ah ! c’est une infamie ! une infamie !

Il froisse et jette le journal.

DE GÉRY.

Ah ! Monsieur Jansoulet, voilà qui devrait vous ouvrir les yeux. – Vous voyez où vous êtes, en plein bois : vous êtes entouré d’embûches, de mensonges, de trahisons... Tout le monde vous vole, et quand on ne peut plus vous voler, on vous diffame... On vous compromet dans des spéculations véreuses... Cette Caisse territoriale...

JANSOULET.

Oui, vous avez raison... Et savez-vous ce que je leur reproche le plus ? c’est de me rendre méchant ; oui, méchant et soupçonneux...

DE GÉRY.

Tenez, laissez-moi vous donner un conseil d’ami sûr et désintéressé... Retirez-vous de ce guêpier ; liquidez votre situation. – Elle est encore superbe. – Renoncez à Paris, à ce monde pour lequel vous êtes si peu fait...

JANSOULET.

Quitter Paris ? Je ne peux pas.

DE GÉRY.

Vous ne pouvez pas ?

JANSOULET.

Je ne peux pas parce que j’aime... Oui, j’aime... et au moment où je sens tout crouler autour de moi, cet amour seul reste debout. Je ne partirai pas.

DE GÉRY.

Je suis trop votre ami, et je vois le danger trop grand pour ne pas insister...

JANSOULET.

Ils m’ont dit que je pourrais faire ma maîtresse de Félicia. – Ma maîtresse... Je n’ai pas su... Je veux en faire ma femme.

DE GÉRY.

Vous ?

JANSOULET.

Oui, c’est pour elle que je veux lutter encore, pour elle que je veux être quelque chose dans mon pays. Quand je lui ai offert de l’épouser, elle n’a pas répondu. Si je réussis, elle cédera peut-être, à moins qu’elle en aime un autre plus jeune... Et pourtant, je ne peux pas renoncer à cette femme... Puis-je y renoncer, je vous le demande ? vous qui savez ce qu’elle est, vous qui la connaissez, car vous la connaissez... je vous ai vu chez elle...

Changeant de ton.

Oui, je me souviens, je vous ai vu chez elle, la porte fermée pour tout le monde... Et vous me conseillez de partir !... Mais le jour où mon buste a été brisé, vous étiez là...

DE GÉRY.

Oui, j’y étais.

JANSOULET.

Comment cela s’est-il fait ?

DE GÉRY.

Un accident...

JANSOULET, le regardant dans les yeux.

Êtes-vous bien sûr que c’est un accident ?

DE GÉRY, embarrassé.

Mais...

JANSOULET, avec éclat.

Allons donc ! Elle l’a brisé pour vous plaire ! Vous l’aimez, et elle vous aime !!

DE GÉRY.

Il n’a jamais été question d’amour entre nous.

JANSOULET, sans l’écouter.

Mais c’est bien évident qu’elle vous aime ! Comment ne vous aimerait-elle pas ? Vous êtes jeune, vous êtes beau, vous ! et vous me conseillez de partir, vous voulez que je disparaisse ! vous voulez me la prendre !

DE GÉRY.

Monsieur...

JANSOULET, avec une violence croissante.

Vous me la prendrez, et je vous enrichis pour que vous me la preniez !...

DE GÉRY.

Assez, monsieur ; je n’aurais qu’un mot à dire pour me justifier, mais je ne m’abaisse pas jusque-là. Il est grand temps que je vous quitte, en effet. Je vous remercie de me le rappeler. – Depuis longtemps déjà ma conscience d’honnête homme me reproche de rester inutile à mon poste. – J’assiste à un désastre, à un pillage contre lesquels je ne puis rien. Je donne à vos parasites des poignées de main qui me déshonorent. J’étais votre ami, et je pouvais paraître leur complice. Le ciel m’est témoin, monsieur Jansoulet, que je désirais ardemment vous être utile. Vous êtes injuste envers moi. Je vous pardonne. Adieu.

Il sort.

 

 

Scène X

 

JANSOULET, puis NOËL, puis UN FACTEUR DU TÉLÉGRAPHE

 

JANSOULET.

Non... il n’est pas parti... c’est impossible. Je l’aimais comme un fils, et il s’en va ainsi tranquillement ! Sa fierté... Allons, c’est bien, il n’a pas de cœur... Il ne vaut pas mieux que les autres.

Il tombe sur sa table, accablé.

Seul ! me voilà bien seul cette fois !

Avec fureur, à Noël qui paraît au fond.

Qui vient là ?

NOËL.

Une dépêche, monsieur.

Paraît un employé du télégraphe.

JANSOULET.

Qu’est-ce que c’est encore ? Ah ! mon Dieu ! quelque malheur...

Regardant la signature de la dépêche.

Le duc de Mora ? « Il y a une élection en Corse ; vous êtes candidat officiel venez causer avec moi demain matin. Duc de Mora. » Le duc ! Le duc qui refusait de me voir ! c’est le duc qui a écrit cela ? Ô mon duc ! mon sauveur ! Tiens, toi !...

Il fouille dans ses poches et remplit d’or la casquette du facteur ahuri.

Député ! je serai député ! Tiens, toi, prends encore.

Il lui donne encore de l’or à poignées.

NOËL.

Il est fou !...

JANSOULET.

Député ! ministre peut-être ! Et j’aurai Félicia ! Tonnerre de Dieu !

 

 

Cinquième Tableau

 

À l’Exposition

 

Un coin du jardin du Palais de l’Industrie, le jour de l’ouverture du  Salon. Grands massifs de plantes exotiques et de fleurs ; allées sablées. Plâtres et bronzes. Le buste du Nabab en terre cuite, par Félicia. Du côté opposé une grande figure drapée. Vers le centre le groupe de Carpeaux, en plâtre : Les quatre parties du monde. Au fond le grand vitrail. Bancs et sièges. De temps à autre, pendant tout le tableau, des visiteurs, plus nombreux vers la fin.

 

 

Scène première

 

GOËSSARD, AMY FÉRAT, ROSE FÉRAT, puis LA BARONNE, par instants, CONSTANCE, rôdant parmi les groupes

 

Goëssard prend des notes, près du buste du Nabab. Amy Férat et Rose Férat passent.

ROSE FÉRAT.

C’est assommant les jours d’ouverture... On ne regarde que ce qui est exposé.

AMY FÉRAT.

Tiens ! Goëssard.

Regardant le buste du Nabab.

Décidément il n’y a que ça de chic pour une femme, la sculpture ;

À Goëssard.

Je m’en vais faire ton buste.

GOËSSARD, prenant toujours des notes.

Ça sera du propre...

Les deux femmes passent. La baronne entre de gauche.

GOËSSARD, l’apercevant.

Madame la baronne...

LA BARONNE.

Ah ! c’est vous ?...

GOËSSARD.

Vous venez de bonne heure au Salon.

LA BARONNE.

Oui, les jours d’ouverture, l’après-midi est tellement cohue... et puis je voulais m’assurer...

Montrant le buste du Nabab.

Ah ! on me l’avait bien dit. Le voilà. Est-il laid !

GOËSSARD.

Horrible ! un Kalmouck !

LA BARONNE.

Ce n’était donc pas vrai, cette histoire de ce buste brisé ?

GOËSSARD.

Et refait en huit jours... Allons donc... une réclame... De la banque d’artiste... Ça empoigne toujours les bourgeois, ces choses-là. Mais je m’en vais vous l’éreinter.

LA BARONNE.

Éreinter qui ? Le buste ou le modèle ?

GOËSSARD.

Tous les deux... Le Nabab surtout je ne le lâche pas. Vous avez été contente de mon article de l’autre jour ?

LA BARONNE.

Oui, pas mal... mais ce n’est pas encore ça... vous le rendez odieux... je le voudrais ridicule... ridicule par la boutique paternelle... par sa mère, la vieille paysanne...

GOËSSARD.

Le fait est qu’elle a un bon petit bonnet, la mère Françoise... Je l’ai vue à Saint-Romans...

LA BARONNE, souriant.

Il n’y a que les femmes qui s’entendent à faire de ces piqûres-là. Je vous donnerai des notes.

GOËSSARD.

Mais vous m’en donnez...

LA BARONNE.

Quant à son passé parisien... le bal Jansoulet...

GOËSSARD.

Une trouvaille...

LA BARONNE.

Ne l’escomptez pas trop... Ce sera bon à la Chambre, pour faire annuler son élection, s’il est nommé.

GOËSSARD.

Il sera nommé.

LA BARONNE.

Est-ce que vous savez ?

GOËSSARD.

Non. La dépêche n’est pas encore arrivée au journal, mais il a le duc pour lui.

LA BARONNE.

C’est vrai.

GOËSSARD.

Et quand on a le duc dans son jeu... Mora, voyez-vous, baronne, c’est la plus brillante incarnation du régime actuel. Ce qu’on voit de loin dans un édifice, ce n’est pas la base solide ou fragile ; c’est la flèche dorée et fine, brodée, découpée à jour, ajoutée pour la satisfaction du coup d’œil. Ce qu’on voit de l’Empire en France et dans toute l’Europe, c’est Mora.

LA BARONNE.

Un homme comme lui, faire son ami de ce marinier du Rhône...

GOËSSARD.

C’est Félicia Ruys qui...

LA BARONNE.

Vous le lui ferez payer, n’est-ce pas ?

GOËSSARD.

Attendez un peu. Vous allez lire mon article dans une heure. D’abord je la trouve infecte, cette sculpture : c’est flou...

Avec un coup de pouce en zigzag.

Ça manque de modelé...

CONSTANCE, s’approchant.

On parle d’elle !

GOËSSARD, apercevant près de lui Constance, et s’interrompant tout à coup.

Superbe ! superbe ! Prodigieux !

La figure de Constance s’épanouit.

LA BARONNE.

Qu’est-ce qui vous prend ?

GOËSSARD, bas.

La Crenmitz qui rôde pour savoir ce qu’on pense de sa filleule.

Haut.

Ce n’est pas du talent... c’est du génie !...

LA BARONNE, à Constance.

Ah ! c’est vous, ma bonne demoiselle Crenmitz ?

CONSTANCE.

Oui, j’attends Félicia qui cause là-bas avec des messieurs du jury. N’est-ce pas que c’est bien ?

GOËSSARD et LA BARONNE.

Merveilleux !

CONSTANCE.

Elle a tant de talent... Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce buste a été refait en huit jours.

GOËSSARD, jouant la stupeur.

En huit jours ?

LA BARONNE.

Cela tient du prodige.

CONSTANCE.

N’est-ce pas ?

Elle s’éloigne, et va vers un autre groupe.

GOËSSARD.

Elle est bien montée, la réclame... Ah ! Canilhac !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, CANILHAC

 

CANILHAC, entrant de droite.

Madame... mon cher Goëssard... Avez-vous vu la peinture ?

LA BARONNE.

Non, pas encore.

CANILHAC.

J’en viens... Il n’y a rien cette année.

GOËSSARD.

Comme toujours, du reste.

CANILHAC.

Le grand art est fini... Je m’en moque, mais je le constate...

Voyant le buste.

Ah ! Ah ! voilà notre Nabab !... Parfait... cette tête d’aventurier... Cette grosse lèvre retroussée... Ce sourire bon enfant... une vraie revanche du désastre de Saint-Romans.

LA BARONNE.

Vous trouvez cela bien, vous ?

CANILHAC.

Moi ? ça m’est égal.

Apercevant Constance.

Superbe ! superbe !

À Constance, feignant la surprise.

Ah ! c’est vous, mademoiselle Crenmitz ?

CONSTANCE.

Et figurez-vous, mon cher monsieur Canilhac, que le buste avait été brisé. En huit jours, Félicia l’a refait de mémoire.

CANILHAC.

C’est inouï.

LA BARONNE.

Inouï.

CANILHAG, à la baronne.

Je voudrais avoir une tante comme ça, moi, mes soirs de premières.

Constance va se mêler à d’autres groupes.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MONPAVON, BOISLHÉRY

 

MONPAVON, conduit par Boislhéry, qui lui montre le buste de Jansoulet.

Ah ! très bien, merci... Je le vois. Le Nabab...

Il regarde autre chose.

Très ressemblant... frappant...

BOISLHÉRY.

Mais non, marquis, par ici, par ici.

MONPAVON, regardant le buste.

Ah oui... frappant... très fort.

LA BARONNE.

Vous êtes connaisseur, marquis ?

MONPAVON.

Moi, pas du tout... suis comme le duc... plus commode d’admirer que de juger... Et ça ne blesse personne...

À Constance.

Ah ! ma chère demoiselle... Tous nos compliments à notre grande artiste... mais vous-même... grande artiste aussi.

CONSTANCE, modeste.

Marquis...

MONPAVON.

Je me souviens encore de vos jambes... dans le Corsaire. La première fois que je vous ai revue... chez Félicia... montiez un petit escalier... vous ai reconnue tout de suite.

BOISLHÉRY, à Canilhac.

Vous savez ? Félicia a aussi une grande machine en bronze...

Constance les rejoint.

C’est à voir.

CANILHAC.

Montrez-moi ça.

CONSTANCE.

Messieurs, je vais vous indiquer.

Elle s’éloigne avec eux.

LA BARONNE, à Goëssard.

Envoyez-moi donc mon mari.

GOËSSARD.

Mais où le trouverai-je ?

LA BARONNE.

Vous le trouverez devant une Vénus sortant de l’onde ou une Phryné devant ses juges. Pauvre homme !

GOËSSARD.

Je vous l’envoie, et je vais m’assurer si l’article a paru.

LA BARONNE.

Des nouvelles de l’élection surtout.

GOËSSARD.

Parbleu !

Il s’éloigne.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, MONPAVON

 

LA BARONNE, rejoignant Monpavon.

Marquis, je vous en veux, vous...

MONPAVON.

À moi, baronne ?

LA BARONNE.

Pourquoi n’avez-vous jamais demandé au duc de lui présenter M. Hémerlingue ?

MONPAVON.

Ah ! oui... Sans doute... Présenter Hémerlingue... C’est que, vous savez ? Le duc pas facile pour les présentations...

LA BARONNE, montrant le buste.

Eh bien ! Et celui-là ?

MONPAVON.

Jansoulet ? Mais ce n’est pas moi... Ce n’est pas moi, c’est Félicia... Diable de Mora !... Dès qu’il y a une jolie femme dans l’affaire...

LA BARONNE.

La baronne Hémerlingue n’est donc pas une jolie femme ?

MONPAVON, moment d’absence.

La baronne Hémerlingue ?...

Vivement.

Ah ! oui ! Mille pardons... femme charmante... adorable !

LA BARONNE, montrant le buste.

La duchesse me connaît... Nous sommes voisines de loges au Conservatoire... Il vous serait facile...

MONPAVON, sans conviction.

Parfaitement... Mais comment donc ? Enchanté...

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, MONPAVON, HÉMERLINGUE

 

Hémerlingue arrive en soufflant.

LA BARONNE.

Venez donc, baron ; venez donc ! Voilà M. de Monpavon.

HÉMERLINGUE.

Ah !

MONPAVON.

Mais oui... certainement, il faudra prendre jour.

LA BARONNE.

Demain, par exemple.

MONPAVON.

Pas demain, non. Mora un peu souffrant ce matin...

LA BARONNE.

Il sera guéri.

MONPAVON.

Eh ! eh !... Bien fatigué... Se surmène... Mais le docteur irlandais est là... les perles Jenkins...

LA BARONNE.

Quelles perles ?

MONPAVON.

Tous anémiques... gens du monde... Perles... donnent du montant. Nous en prenons tous... Le baron aussi.

LA BARONNE, à elle-même, regardant son mari.

Est-ce qu’il en prend ?

MONPAVON, à Hémerlingue.

En prend trop, le duc... Lui jouera un mauvais tour... Mais... mille pardons... prendrons jour... prendrons jour.

Il s’éloigne.

 

 

Scène VI

 

HÉMERLINGUE, assis, LA BARONNE, puis CONSTANCE, au fond

 

LA BARONNE.

Eh bien ! Vous restez là, vous ? Vous ne dites rien... Vous serez donc toujours le même ? Ah ! mon cher, que vous êtes lourd à remuer !

HÉMERLINGUE, se levant.

Ma bonne Yamina... Pardon, ma chère Marie... qu’est-ce qu’il fallait dire ?

LA BARONNE.

J’avais mis l’affaire en train... Il fallait l’achever, décider le marquis.

HÉMERLINGUE.

Mais comment ?

LA BARONNE.

Vous savez bien que Monpavon est criblé de dettes. Il y a des arguments. Soyez tranquille. Jansoulet sait en user, lui.

HÉMERLINGUE.

Vous tenez donc bien à ce qu’on me présente chez le duc ?

LA BARONNE.

Si j’y tiens ! Oui. Je me suis juré de vous faire parvenir. Oh ! je sais bien, vous, mon cher... pourvu qu’on vous laisse digérer tranquillement sur vos sacs d’écus... Mais j’ai fait d’autres rêves, moi... Je ne veux pas que ce mercanti vous écrase.

HÉMERLINGUE.

Tu lui en veux toujours, à ce pauvre Bernard. Ce n’est pas un méchant homme.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous avez donc dans les veines, vous ? Eh bien ! tenez, il va venir, votre Nabab. Il viendra jouir de son triomphe ; attendez-le, donnez-lui la main, et vous ne me reverrez jamais.

Elle s’éloigne. Constance paraît.

HÉMERLINGUE, suivant sa femme.

Yamina... Voyons... Yamina... Mais tu sais bien que je ferai tout ce que tu veux... Ah ! quelle femme, quelle femme !

Il s’en va derrière elle.

 

 

Scène VII

 

CONSTANCE, VISITEURS, au fond

 

CONSTANCE, qui suivait tout le temps le baron Hémerlingue des yeux.

Il n’a pas regardé le buste une seule fois. – Oh ! les banquiers ! Je ne me rappelle pas en avoir jamais aimé un. – Ah ! si... quand j’étais toute jeune. – Mais où est donc Félicia ?

Regardant au fond, à droite.

Ah ! la voilà au bras de cet excellent Jenkins.

 

 

Scène VIII

 

CONSTANCE, FÉLICIA, JENKINS

 

CONSTANCE, à Jenkins.

Hein ! docteur... Quel succès !

JENKINS.

Ah ! c’est divin ! C’est divin !

La main sur le cœur.

Depuis Michel-Ange...

FÉLICIA, quittant son bras.

Quel beau menteur que ce Jenkins !

CONSTANCE.

Mais je t’assure... C’est ce que tout le monde dit... je suis là, moi... je n’ai l’air de rien... j’écoute dans les groupes... Par exemple on en voit de drôles de figures... des chapeaux, des cheveux... des barbes...

JENKINS, dédaigneux.

Oui, les jours d’ouverture, toute la Bohème est dehors.

FÉLICIA, assise dans un grand fauteuil.

Ah ! çà, dites donc, Jenkins, qu’est-ce que vous appelez la Bohème ? Mais la vraie Bohème, aujourd’hui, c’est vous, c’est votre monde ; vraiment, je vous conseille d’en parler avec mépris. Toute votre clientèle de médecin à la mode n’est faite que de cela. Bohème de l’Industrie, de la Finance, de la Politique, des déclassés, des parvenus... et plus on monte, plus il y en a... Qu’est-ce que c’est que Canilhac ?... Et Boislhéry ?... Et Monpavon ?... Et les autres ?...

Elle hausse les épaules.

JENKINS.

Vous arrangez bien mes clients.

CONSTANCE.

Viens vite, ma fille. Écartons-nous un peu.

FÉLICIA.

Quoi donc ?

CONSTANCE.

Voilà M. Jansoulet. Il ne s’attend pas à voir son buste. Nous allons jouir de sa surprise.

Les deux femmes se tiennent un peu à l’écart.

 

 

Scène IX

 

CONSTANCE, FÉLICIA, JENKINS, JANSOULET, IBRAHIM, PIEDIGRIGGIO, MONPAVON, CANILHAC, BOISLHÉRY

 

JANSOULET, triomphant, une dépêche à la main.

Oui, messieurs, c’est fait... je suis député... une majorité de 2 000 voix !

BOISLHÉRY.

Bravo ! Bravo !

JENKINS, serrant avec effusion les mains de Jansoulet.

Ah ! mon ami !

JANSOULET, un peu protecteur.

Bonjour, mon bon Jenkins.

JENKINS.

Son élection l’a refroidi.

JANSOULET.

Piedigriggio m’a apporté la nouvelle à déjeuner... Pourquoi n’étiez-vous pas là pour boire avec nous à cette brave petite île de Corse ?

PIEDIGRIGGIO, très animé, criant.

Evviva la patria del gran Napoleone !

Il agite son chapeau.

MONPAVON, à Piedigriggio.

De la tenue, gouverneur...

À Jansoulet.

Mon bon, mon cher bon, suis heureux... peux pas dire.

CANILHAC, enthousiasmé.

Enfin on va voir un homme dans cette Chambre de mannequins !

JANSOULET.

À coup sûr, je tâcherai de me rendre utile... Mais je ne suis pas un orateur,

Gaiement.

et l’eau sucrée de la tribune...

PIEDIGRIGGIO, exalté.

De l’eau soucrée... Zamais !

IBRAHIM, rouge comme son fez, éclatant de nourriture et de vin.

Jamais !

MONPAVON.

Jansoulet mieux qu’un orateur... homme pratique... remueur d’affaires... le duc l’a bien dit.

JANSOULET.

Oh ! le duc ! quel homme, ce duc !... Avec un protecteur pareil, je n’ai rien à craindre... ni personne.

Apercevant Félicia.

Mademoiselle Ruys !

Il va vers elle.

Méchante ! Enfin je vous trouve... je suis allé chez vous, hier, avant-hier... vous ne m’avez pas reçu... ce n’est pas bien... Qu’est-ce que je vous ai fait ?

Félicia lui montre le buste.

Ah !

FÉLICIA, passant à gauche.

Voilà ma réponse.

JANSOULET, stupéfait.

Mon buste ! comment ! est-ce possible ? Mais alors ce qu’on m’avait dit ? Mon buste à l’Exposition... mon buste par Félicia Ruys... Oh ! c’est trop de bonheur ?

S’avançant vers le buste.

Le voilà donc ce Jansoulet, cet enfant de la rue, le voilà, cet ancien gueux, le fils du marchand de ferraille... Il est là, rayonnant, transformé par la puissance du génie... Et tout Paris vient pour le voir... Ah ! mademoiselle, comment m’acquitter envers vous ? Je voudrais vous dire ma reconnaissance et ma joie... je ne peux pas... je ne peux pas...

FÉLICIA.

Votre émotion me suffit, monsieur... elle est ma meilleure récompense... D’ailleurs ce n’est pas moi, c’est M. de Géry surtout que vous devez remercier.

JANSOULET.

De Géry ?

FÉLICIA.

Il était là quand l’accident est arrivé.

JANSOULET.

L’accident ? C était donc vrai ?

FÉLICIA.

Sans doute... Et ce travail à refaire si près de l’Exposition me semblait impossible... mais on m’a parlé si éloquemment du chagrin que vous auriez...

Regardant autour d’elle.

Il n’est donc pas ici, M. de Géry ? Je ne l’aperçois pas.

Elle s’assied.

JANSOULET.

Je ne l’ai pas revu depuis quelques jours.

FÉLICIA.

Est-il souffrant ?

JANSOULET.

Non... Il y a eu entre nous un malentendu ; j’ai dû me séparer de lui.

FÉLICIA.

Ah !

JANSOULET, s’approchant d’elle et s’asseyant, à voix basse.

J’ai cru qu’il vous aimait et que vous l’aimiez.

FÉLICIA, souriant, mais très émue.

M. de Géry, m’aimer ? moi ? Où avez-vous vu cela ?

JANSOULET.

On est inquiet de tout, quand on aime... et moi je vous aime, vous le savez, Félicia... Et voilà que maintenant l’admiration, la reconnaissance s’ajoutent à cet amour.

FÉLICIA, sourire.

Nous ne sommes pas seuls.

MONPAVON, regardant Jansoulet.

Une déclaration en plein jardin... pas idée de ça... aucune tenue...

FÉLICIA, à Jansoulet.

Alors vous croyez que M. de Géry ?...

JANSOULET.

Eh bien ! oui, je suis sûr qu’il vous aime... C’est pour cela qu’il a refusé de venir à Saint-Romans, pour cela qu’il m’engageait à partir, à m’éloigner de vous...

FÉLICIA, avec un intérêt marqué.

Vraiment ?

JANSOULET.

Mais qu’avez-vous à faire d’un amour pareil ? C’est un homme comme moi qu’il vous faut.

Depuis un instant, la famille Joyeuse a paru au fond. Félicia aperçoit Aline, qui hésite à s’approcher d’elle.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, ALINE, au fond JOYEUSE, ÉLISE et YAÏA

 

ALINE.

Félicia !

FÉLICIA.

C’est toi !

À Jansoulet.

Pardon, vous m’excusez... une amie, la meilleure de toutes.

JANSOULET.

Et ma réponse ? je l’attends toujours.

FÉLICIA.

Tout à l’heure ; je vous la promets.

JANSOULET.

Oh ! je ne m’éloigne pas.

Il va rejoindre Monpavon, Canilhac, etc.

FÉLICIA.

Ma bonne Aline !

ALINE.

Que c’est beau, ma chère ! quel succès ! Comme tu dois être fière ?

FÉLICIA.

Laisse donc cela m’est bien égal.

ALINE.

Qu’est-ce que tu dis ? Mais tous ces éloges, tous ces compliments, c’est la gloire, cela.

FÉLICIA.

La gloire ? Un bien grand mot pour une petite chose... Après quelques satisfactions d’amour-propre, combien de lendemains amers, d’heures lasses et vides... Mais ne parlons plus de moi. Qu’est-ce que tu as aujourd’hui, ma petite Aline ? tu es toute souriante, toute illuminée...

ALINE.

Moi ?

FÉLICIA.

Oh ! n’essaie pas de le cacher.

ALINE.

Mais je t’assure...

Sur un regard de Félicia.

Eh bien ! oui... C’est que, vois-tu, je vais me marier.

FÉLICIA.

Et tu ne me l’avais pas dit, sournoise !

ALINE.

Je ne le sais que depuis ce matin... On m’aime !... Comprends-tu cela ? Moi, la bonne maman ? Par exemple, il faudra attendre un peu... Il avait une position... il vient de la perdre... mais je serai patiente.

FÉLICIA.

Tu l’aimes, ce jeune homme ?

ALINE.

Oh ! de toute mon âme. Il est si bon... Il consent à rester avec nous, à ne pas me séparer de mes sœurs.

FÉLICIA.

Chère mignonne ! Comme tu vas être heureuse ! Ah ! s’épouser quand on s’aime ; vivre l’un près de l’autre, l’un pour l’autre...

ALINE.

Comme tu dis cela ! Et moi qui croyais que tu ne te marierais jamais.

FÉLICIA.

Qui sait ?

ALINE.

Comment ?

FÉLICIA.

Est-ce que tu crois que l’art suffit à une femme ? Est-ce que c’est sérieux seulement, cette existence que je mène ? On me fait un succès maintenant ; c’est une mode, un caprice, pour un jour, un an peut-être ou deux, et l’idée que cela finira m’en ôte toute satisfaction.

ALINE.

Je ne te reconnais plus.

FÉLICIA.

Et puis... Pourquoi n’aurais-je pas, comme toi, une bonne tendresse dans le cœur ?

ALINE.

Ainsi, tu songerais à te marier, toi, Félicia ? Avec un nomme très riche alors ?

FÉLICIA.

Oh ! non. À quoi bon ? Avec un homme qui m’aimerait comme on ne m’a jamais aimé encore, qui comprendrait...

ALINE.

Il existe, cet homme ?

FÉLICIA.

Peut-être. Oui, ce serait si bon, un mari qui me défende des autres et de moi-même ; quelqu’un qui m’aime pendant que je travaille et relève de faction ma pauvre vieille Constance qui n’en peut plus. Et puis le bruit du foyer, des rires et des petits pas d’enfants autour de moi, quand le soir tombe et que la mélancolie de l’artiste s’éveille devant l’œuvre inachevée... Oh ! que tout cela serait bon !

Elles continuent à causer.

 

 

Scène XI

 

FÉLICIA, ALINE, JOYEUSE, ÉLISE, YAÏA, puis DE GÉRY

 

Joyeuse, Élise et Yaïa se rapprochent.

ÉLISE.

C’est Félicia ! Oh ! je voudrais bien la voir de près.

YAÏA.

Viens... je la connais... je te présenterai.

ÉLISE.

Oh ! je n’ose pas.

YAÏA, d’un ton d’importance.

Viens donc... toi aussi, papa.

JOYEUSE.

Mais... mes enfants...

ALINE, à Félicia.

Dis-moi, comment s’appelle-t-il ?

FÉLICIA.

Et le tien ?

YAÏA, s’avançant.

Mademoiselle, voilà toute la famille Joyeuse qui vient vous présenter son compliment. Vous voulez bien, n’est-ce pas ?

FÉLICIA.

Comment donc ? Bonjour, monsieur Joyeuse.

Elle embrasse Élise et Yaïa. Apercevant de Géry.

M. de Géry !

DE GÉRY, désignant le buste.

Ah ! mademoiselle, c’est une belle œuvre et une bonne action.

FÉLICIA.

Vous êtes content ; c’est tout ce que je voulais...

Montrant Aline.

Mon amie Aline... Vous savez... dont je vous ai parlé...

YAÏA.

Oh ! il y a bien longtemps que ma sœur connaît M. Paul.

FÉLICIA.

Ah !

ALINE.

Mais oui... c’est lui...

Félicia frémissante se lève.

JOYEUSE.

Un beau jour pour vos amis, mademoiselle Ruys... Ah ! si votre père était là, comme il serait heureux !

DE GÉRY.

C’est un vrai triomphe.

FÉLICIA.

Oui, un vrai triomphe.

Elle retient ses larmes.

ALINE.

Félicia, qu’as-tu ?

FÉLICIA.

Rien, ce n’est rien...

ÉLISE, bas, à Joyeuse.

Aussi tu vas lui parler de son père !

FÉLICIA.

Je vous en prie, ne faites pas attention... la chaleur... les nerfs... tout ce monde.

ALINE.

Veux-tu ?...

FÉLICIA.

Non, laissez-moi.

À Aline.

Emmène-les, je t’en prie, je voudrais rester seule...

ALINE.

Allons, mon père, continuons... il faut voir le groupe maintenant.

ÉLISE.

Tiens ! Elle pleure... C’est drôle, ces artistes... pleurer un jour comme celui-ci...

Joyeuse s’éloigne avec Élise et Yaïa. De Géry prend le bras d’Aline et les suit.

 

 

Scène XII

 

FÉLICIA, puis MONPAVON et JANSOULET

 

FÉLICIA

Un silence. Elle suit des yeux la famille Joyeuse et de Géry qui s’éloignent.

Il a raison ! Est-ce que c’est fait pour moi, ce bonheur-là ? On vient de me l’apprendre ; on n’épouse pas Félicia Ruys. Allons, ma chère, il n’y a pas à dire, il faut que tu sois une fille, si tu veux être quelque chose.

Elle tire de sa poche un petit carnet, et se met à écrire.

MONPAVON, s’approchant.

Tiens ! Félicia ! Toute seule ?

FÉLICIA.

Ah ! c’est vous, Monpavon ?

MONPAVON.

Vous prenez des notes ?

FÉLICIA.

Non ; j’ai reçu un mot de votre duc ce matin. Eh ! tenez... vous voyez, je suis en train de lui répondre...

MONPAVON.

Je vous laisse.

FÉLICIA.

Il n’y a pas de mystère... C’est un rendez-vous que je lui donne pour demain.

MONPAVON.

Bonne nouvelle...

Il va s’éloigner.

FÉLICIA.

Non, non, Monpavon ; votre bras.

JANSOULET, s’approchant.

Je suis là, moi : j’attends.

FÉLICIA.

Ah ! vous voilà, vous ! Eh bien ! ne soyez plus jaloux de M. de Géry ; il épouse Aline Joyeuse.

JANSOULET.

Vraiment ? Eh bien ! et moi ?... Et mon mariage ?

FÉLICIA.

Comment ? C’est sérieux. D’où revenez-vous, grand naïf que vous êtes ! M’épouser ! Ah ! mon Dieu ! que c’est drôle ! Ah ! Ah ! Ah !

Rire nerveux. Elle sort avec Monpavon.

 

 

Scène XIII

 

JANSOULET, GOËSSARD, AMY FÉRAT, IBRAHIM, BOISLHÉRY, CANILHAC, PIEDIGRIGGIO

 

JANSOULET.

Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi me refuser ?

AMY FÉRAT, au fond, à Goëssard, un journal à la main.

Pauvre Nabab ! Ah ! que c’est amusant !

JANSOULET, apercevant Goëssard.

Goëssard ! Encore une calomnie !

Il s’élance sur lui.

Ah te voilà, canaille !

Il saisit brusquement Goëssard à la gorge.

AMY FÉRAT.

Eh ! dites donc, vous ?

JANSOULET, la repoussant.

Tais-toi, coquine !

Secouant Goëssard.

Je vais t’apprendre à traîner l’honneur d’un brave homme dans la boue.

GOËSSARD.

Au secours, j’étouffe ! au secours !

AMY FÉRAT.

À l’assassin

On arrache Goëssard à demi évanoui à Jansoulet. La foule s’amasse.

GOËSSARD, à Jansoulet.

Vous me rendrez raison.

JANSOULET.

Te rendre raison, canaille !

Il lui jette son journal au visage.

GOËSSARD, à Amy Férat.

Viens... viens... ce n’est rien...

Il l’entraîne.

CANILHAC, regardant Goëssard.

Eh bien ! vrai ! Il ne l’avait pas volé.

UN SERGENT DE VILLE, à Jansoulet.

Votre nom, monsieur ?

JANSOULET.

Bernard Jansoulet, député de la Corse.

Il donne sa carte au gardien.

 

 

Sixième Tableau

 

Vestibule du duc de Mora

 

Au fond, grand escalier. À droite, hautes portes-fenêtres, donnant sur le perron du parc. À gauche, grande porte donnant sur une autre pièce où se trouve l’escalier d’honneur. Au fond, à gauche, le suisse Williams, en grand costume, sa hallebarde auprès de lui, se tient debout près d’un grand registre ouvert sur une table : près du suisse un valet de pied en grande livrée. Un autre valet de pied se tient près de la porte-fenêtre donnant sur le perron. Ameublement de velours rouge.

 

 

Scène première

 

ALEXANDRE, FRANCIS, WILLIAMS, DOMESTIQUES en grande livrée, puis GOËSSARD

 

ALEXANDRE, montrant le registre.

Williams, voici le registre... On viendra s’inscrire.

FRANCIS, arrivant de droite.

Eh bien, mon cher Alexandre ?

ALEXANDRE.

Cela va mal... Le duc a passé une mauvaise nuit.

FRANCIS.

Fichu, n’est-ce pas ?

ALEXANDRE.

C’est probable.

FRANCIS.

Tous mes regrets, mon pauvre ami...

ALEXANDRE.

Ah ! moi, mon affaire est faite.

Goëssard entre.

Ça commence. Voilà Goëssard qui vient chercher des nouvelles pour jouer à la Bourse. Attends un peu...

GOËSSARD, affairé.

Ah ! Monsieur Alexandre ? Eh bien ? Quoi de nouveau ? Tout Paris ne parle que de cette maladie.

ALEXANDRE.

Le duc va beaucoup mieux. Il montera à cheval ce soir.

GOËSSARD.

Oh ! mais voilà une nouvelle inespérée.

WILLIAMS.

Monsieur veut-il s’inscrire ?

GOËSSARD.

Volontiers.

Il écrit sur le registre.

Je cours faire tirer une édition spéciale du Messager.

Il sort.

ALEXANDRE, regardant sur le registre.

« Goëssard, avec toutes ses félicitations. »

Il rit.

FRANCIS.

Pourquoi donc lui dites-vous ?...

ALEXANDRE.

Laissez donc c’est un filou. C’est moi qui lui donnais les nouvelles de la Bourse. Nous étions associés, et il gardait tout.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, CANILHAC, puis BOISLHÉRY

 

CANILHAC, à Alexandre.

Eh bien ? Ce n’était rien, j’espère.

Entrée de Boislhéry, qui va s’inscrire.

ALEXANDRE.

Son Excellence va beaucoup plus mal. Le marquis de Monpavon a passé la nuit.

CANILHAC.

Ah diable !... Le docteur Jenkins est là-haut ?

ALEXANDRE.

Oui. Il n’a pas encore donné son bulletin.

Williams est debout près du registre. Pendant les scènes suivantes, divers personnages entrent et s’inscrivent au fond, sur le registre.

CANILHAC, à Boislhéry, qui s’est inscrit.

Ah ! C’est vous, Boislhéry ?

BOISLHÉRY.

C’est donc vrai ? Comme cela l’a pris subitement ?

CANILHAC, après s’être inscrit.

Mon cher, il abusait des perles Jenkins... Ces derniers temps surtout.

BOISLHÉRY.

Diable ! Mais moi... j’en prends aussi.

CANILHAC.

Changez de régime.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, JENKINS, puis MONPAVON

 

Jenkins paraît au bas de l’escalier.

CANILHAC.

Voilà le docteur... Enfin, qu’est-ce qu’il a, ce pauvre duc ?

JENKINS.

Ce qu’il cherchait, parbleu ! On n’est pas impunément jeune, à son âge.

Changeant de ton.

Ah ! mes amis, je suis désespéré.

Il leur prend les mains.

CANILHAC.

Mon cher Jenkins, vous prenez une responsabilité terrible. Comment... Le duc est si mal que cela... vous ne voyez personne ? Vous ne consultez pas ?

JENKINS.

À quoi bon ?

CANILHAC.

Prenez garde.

Monpavon est entré, non maquillé, décrépit, affaissé, méconnaissable.

ALEXANDRE, qui était sorti un instant, à Jenkins.

Monsieur Jenkins...

JENKINS.

Qu’est-ce que c’est ?

ALEXANDRE.

On vous demande là-haut. MM. Jousselin et Bouchereau viennent d’arriver pour la consultation.

JENKINS.

Qui les a fait prévenir ?

MONPAVON, se redressant.

Moi.

JENKINS.

Vous ?

Il retient un mouvement de colère. À Alexandre.

J’y vais.

Ils sortent.

CANILHAC.

Il est dans ses petits souliers, l’homme aux perles...

IBRAHIM, entrant, à Canilhac.

Vous n’avez pas vu M. de Monpavon ?

CANILHAC.

Non.

Ibrahim va s’inscrire sur le registre.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, moins JENKINS, plus IBRAHIM

 

BOISLHÉRY, montrant Monpavon à Canilhac.

Qu’est-ce que c’est que ce vieillard ?

CANILHAC, lorgnant.

Je ne connais pas.

IBRAHIM, qui vient de s’inscrire, à Monpavon.

Pardon, monsieur. Vous n’avez pas vu M. de Monpavon ?

MONPAVON.

Ah çà ! Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, colonel ?

IBRAHIM.

Vous, marquis ?

CANILHAC, s’approchant.

Quoi, c’est vous !...

MONPAVON, la voix éteinte.

Eh bien ! oui... Un peu fatigué... J’ai veillé près de ce pauvre Chose...

CANILHAC.

Il est navrant, avec son pauvre Chose... Mais vous n’êtes pas présentable...

BOISLHÉRY.

Vous avez l’air de votre grand-père...

CANILHAC.

Allez vite vous arranger, mon cher. Et cette tenue...

MONPAVON.

Oui, j’ai oublié... Vous avez raison... Toujours sur la brèche... toujours... J’y vais, messieurs, j’y vais.

Redressant son plastron chiffonné, il se dirige vers le fond.

CANILHAC, le suivant des yeux.

Encore un qui s’écroulera avec le duc.

BOISLHÉRY.

Saprelotte ! Je ne l’avais jamais vu en négligé.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, JANSOULET

 

JANSOULET, entrant de droite.

Qu’est-ce que j’apprends ? Il est malade ?...

TOUS.

Chut !

JANSOULET.

Est-ce que je puis le voir ?

ALEXANDRE.

Demandez à M. le marquis.

MONPAVON.

Ah ! C’est vous, Jansoulet ?

JANSOULET, allant à Monpavon.

Je puis monter, n’est-ce pas ?

MONPAVON.

Impossible... Il ne peut voir personne.

JANSOULET.

Il est donc bien mal... Eh bien ! Et moi ?

CANILHAC.

C’est le cri du cœur !... Et moi ?

JANSOULET.

Et mon élection ? Elle sera cassée ! Avec ce rapport dicté par les Hémerlingue... Je n’avais que le duc pour me défendre.

Allant à Canilhac.

Mon cher Canilhac...

On entend trois coups de timbre.

Qui donc passe là-bas, à l’escalier d’honneur ?

Il regarde vers la gauche.

CANILHAC.

On vient de l’archevêché.

JANSOULET.

Ah ! Mon Dieu ! Quel désastre !

BOISLHÉRY, à Monpavon.

Je vois que Mora meurt en chrétien.

MONPAVON.

Question de convenance, cher... Mora est un Épicurien élevé dans les idées de chose... machin... Comment donc ? dix-huitième siècle... Mais très mauvais pour les masses, si un homme dans sa position... Ah ! notre maître à tous, celui-là... Tenue irréprochable.

Jenkins a paru au bas de l’escalier. Il va vers le fond.

JENKINS.

Monpavon... Il vous demande.

MONPAVON.

C’est bien.

Il sort par l’escalier.

 

 

Scène VI

 

JENKINS, JANSOULET, BOISLHÉRY, CANILHAC, IBRAHIM, ALEXANDRE, WILLIAMS, DIVERS PERSONNAGES, puis PIEDIGRIGGIO et HÉMERLINGUE

 

JENKINS.

Pauvre duc ! Quel courage ! Quel sang-froid ! Il a pensé à tout.

JANSOULET, s’approchant.

Vraiment ?

JENKINS.

Papiers secrets, lettres de femme, Monpavon et moi avons tout brûlé devant lui.

CANILHAC.

Il devait y en avoir.

JENKINS.

Des lettres d’amour ?... Plein une caisse... Et des couronnes, et des armoiries, et des banderoles à devises !... Tout a flambé d’un coup...

CANILHAC.

Comme les ruches d’une robe de bal.

JANSOULET.

Est-ce qu’il vous a parlé de moi ?

JENKINS.

De vous ? Oui... oui...

JANSOULET.

Ah !

JENKINS.

Il a dit tout à l’heure : « Et ce pauvre Nabab, où en est son élection ? »

JANSOULET.

C’est tout ?

JENKINS.

Oui, c’est tout.

JANSOULET.

Rappelez-vous bien... Il n’a dit que ça ?

JENKINS.

Pas autre chose.

CANILHAC, prenant Jenkins à part.

Mon cher docteur, si le malheur arrive... qu’on me prévienne tout de suite... À un deuil pareil, il faut une grande mise en scène... J’ai une idée qui ferait sensation...

Piedigriggio est entré et s’est inscrit.

PIEDIGRIGGIO.

Eh bien, mon cher Nabab, quelle perte pour le pays ! Mais vous ne vous êtes pas inscrit ?

JANSOULET.

Ah ! oui, c’est vrai.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, HÉMERLINGUE, DIVERS PERSONNAGES

 

Jansoulet va au registre, et signe. Hémerlingue est entré, et s’est approché du registre. Jansoulet lui offre la plume. Les deux hommes se reconnaissent. Sur un geste de Jansoulet, Hémerlingue signe. Nuit graduelle.

JANSOULET.

Lazare !

Hémerlingue cherche à fuir, effrayé, comme s’il craignait un coup de poing.

Oh ! Lazare, pourquoi te sauves-tu ?

Hémerlingue recule devant Jansoulet. Ils se trouvent seuls sur le devant de la scène.

Tu as peur que je te batte, que je t’étrangle, comme ce gueux de Goëssard ?... Malgré tout le mal que tu m’as fait, je ne pourrais pas... nous avons trop de bonnes choses entre nous... Pourquoi me détestes-tu ainsi ?

Ils s’asseyent sur une banquette.

HÉMERLINGUE.

Ce n’est pas moi.

JANSOULET.

C’est vrai... quand j’y songe, cela ne peut pas être toi... Voyons, Lazare, assez de mauvaises rancunes. C’est toi qui es le plus fort à cette guerre que nous nous faisons depuis si longtemps... je suis à terre... j’y suis... les deux épaules ont touché... maintenant sois généreux : épargne ton vieux copain.

HÉMERLINGUE.

Mais ce n’est pas à moi qu’il faut dire tout cela ; c’est à Yamina. C’est elle que tu as blessée... c’est elle qui t’a valu l’affront de Saint-Romans... c’est elle qui va faire casser ton élection. S’il n’y avait que moi...

JANSOULET.

Tu ne peux donc pas être le maître ?

HÉMERLINGUE.

Non. Vois-tu, c’est bon les souvenirs, c’est bon l’amitié, mais ce qui est encore meilleur que tout, c’est d’avoir la paix dans son ménage.

On apporte des lampes.

JANSOULET.

Dis donc, je nous vois encore flânant tous deux sans le sou, sur le port de Marseille... c’était peut-être notre meilleur temps, mon vieux. Et nos projets, nos rêves, notre départ pour là-bas... et cette couverture trouée où nous dormions tous deux sur le pont du Sinaï, est-ce que tu as oublié tout cela, dis, Lazare ? Moi, cela me traverse le cœur chaque fois que je te rencontre. C’est cela qui me rend lâche avec toi. Vois-tu des chutes terribles comme celles de Mora, cela vous émeut, cela vous remue...

HÉMERLINGUE.

Tu perds le duc, mais si tu me retrouves...

JANSOULET.

Vrai ? Tu me rendrais ton amitié !

HÉMERLINGUE.

Mais oui, tu me fais de la peine, à la fin. Vois-tu, mon vieux, tu ne te méfies pas assez de Paris. Ici, il n’y a qu’une chose qui compte, les apparences... Tiens, celui qui meurt là-haut, s’y entendait, lui, à garder les apparences...

JANSOULET.

Tu as raison. Moi, je n’y comprends rien, à votre Paris... C’est bon tout de même de se retrouver.

Il serre la main d’Hémerlingue. La baronne, qui est entrée, a été s’inscrire sur le registre.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LA BARONNE

 

LA BARONNE, à Hémerlingue.

Baron...

HÉMERLINGUE.

Ma femme !

Il quitte Jansoulet et prend le bras de la baronne, qui l’entraîne, sans prendre garde à Jansoulet.

JANSOULET, à lui-même.

Tant que j’aurai cette femme contre moi !...

On entend sonner de nouveau le gros timbre de la grande porte.

HÉMERLINGUE, comptant les coups.

Trois... quatre... cinq... mais on ne sonne ainsi que pour...

BOISLHÉRY, à Jansoulet.

Oui, on vient des Tuileries.

Le suisse a pris son chapeau et sa hallebarde et est sorti à gauche avec les valets de pied. On entend deux coups de hallebarde sonnant sur les dalles. Tout le monde regarde vers la gauche et salue. Hémerlingue et la baronne sortent.

 

 

Scène IX

 

JANSOULET, JENKINS, MONPAVON, CANILHAC, BOISLHÉRY, PIEDIGRIGGIO, IBRAHIM, FRANCIS, ALEXANDRE, WILLIAMS, puis FÉLICIA

 

JANSOULET, ému.

Oh ! mon duc ! mon pauvre duc ! Voyons, voyons, du calme... tout n’est pas terminé là-haut. Mora va mieux peut-être...

Allant à Canilhac, qui arrive par l’escalier.

Il y a de l’espoir encore, dites, mon cher Canilhac ?

Canilhac fait un geste, et montre Monpavon qui descend l’escalier.

MONPAVON, en grande tenue, maquillé, plastron irréprochable.

Fini... Plus rien à faire ici, mon vieux.

Saluant du bout des gants vers l’escalier, la main un peu tremblante, avec un petit sanglot.

Adieu, cher.

JANSOULET.

Oh ! je suis perdu !

Félicia paraît à gauche, en toilette élégante et claire. Elle s’arrête, étonnée.

MONPAVON.

Félicia !... Elle vient à son rendez-vous... elle ne sait pas...

FÉLICIA, regardant autour d’elle, à Monpavon.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

MONPAVON.

Vous venez pour le duc ?... Il est mort...

FÉLICIA.

Mort !

MONPAVON.

Voici votre lettre.

Il présente une lettre à Félicia.

FÉLICIA.

Je me suis donnée : je ne me reprends pas.

Un silence. Monpavon déchire la lettre.

JANSOULET, à Félicia.

Félicia !... où allez-vous ?

FÉLICIA.

Inscrire Félicia Ruys, la maîtresse du duc de Mora.

Elle va au registre.

 

 

Septième Tableau

 

Corps législatif

 

Salle des Pas-Perdus, au Corps législatif. Au fond, à droite et à gauche, portes avec tambours de velours rouge. Celle de droite conduit à la salle des séances, qu’on aperçoit ; celle de gauche aux tribunes. Grandes portes à droite et à gauche, donnant dans d’autres salles. Dallage en mosaïque. Trois statues colossales, en bronze noir : au fond Minerve, à droite le groupe de Laocoon, à gauche Aria et Pœtus. La séance est commencée.

 

 

Scène première

 

CANILHAC, PASSAJON, huissier de la Chambre

 

PASSAJON, assis près d’une petite table recouverte d’un tapis vert, à droite.

Votre carte ?

CANILHAC.

Voilà... Tiens... c’est Passajon.

PASSAJON.

Monsieur Canilhac, mon respect.

CANILHAC.

Vous êtes donc à la Chambre maintenant ?¨

PASSAJON.

Oui, monsieur Canilhac, à la Chambre. Grâce à mon ami, M. Alexandre, j’ai enfin une situation plus en rapport avec mes aptitudes.

CANILHAC, montrant la salle des séances.

Que fait-on ?

PASSAJON.

Rien encore d’important... des lois d’utilité publique.

CANILHAC.

Pourtant c’est bien pour aujourd’hui, l’élection Jansoulet ?

PASSAJON.

Certainement, c’est aujourd’hui qu’on vérifie les pouvoirs.

CANILHAC.

Il sera invalidé, n’est-ce pas ?

PASSAJON.

Je ne préjuge jamais le vote de la Chambre... En tout cas on s’attend à un grand scandale : les tribunes sont bondées.

CANILHAC.

Une belle recette, hein ?... Vous faites le maximum ?

PASSAJON.

Le maxi... ?

 

 

Scène II

 

CANILHAC, PASSAJON, HÉMERLINGUE, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Vite, vite, nous sommes en retard.

CANILHAC.

Non, non, madame ; ce n’est pas commencé.

LA BARONNE.

Ah ! monsieur Canilhac... Vous venez jouir du triomphe de votre ami Jansoulet.

CANILHAC.

Croyez-vous que ce soit un triomphe ? À propos, baron, vous savez le bruit de la Bourse de ce matin ?

HÉMERLINGUE.

Quoi donc ?

CANILHAC.

On dit que la Territoriale est poursuivie.

PASSAJON, qui entend.

Ah ! mon Dieu !...

CANILHAC.

Que Piedigriggio est en fuite...

PASSAJON.

Pardon, monsieur Canilhac, le gouverneur vient de passer. – Il est dans une tribune.

HÉMERLINGUE.

Il ne sait rien encore sans doute.

LA BARONNE.

Le rapport sur l’élection Jansoulet va tout lui apprendre.

HÉMERLINGUE, présentant les cartes.

Voilà.

PASSAJON.

Tribune diplomatique... Par ici, monsieur le baron.

Il se dirige vers la porte des tribunes.

CANILHAC, à la baronne.

On dit qu’il est très méchant, le rapport de votre ami Sarigues ?

LA BARONNE.

Vraiment ? si méchant que cela ?

CANILHAC, à part.

Bonne pâte... c’est elle qui l’a fait.

Il entre aux tribunes, derrière le baron et la baronne.

 

 

Scène III

 

CANILHAC, PASSAJON, HÉMERLINGUE, LA BARONNE, JOYEUSE, ALINE, ÉLISE, YAÏA, arrivant de droite, un instant IBRAHIM

 

PASSAJON.

Eh ! là-bas... Où allez-vous ?

JOYEUSE.

Nous allons...

ALINE.

Mais c’est M. Passajon.

PASSAJON.

M. Joyeuse... Mesdemoiselles, mon respect.

JOYEUSE.

Je viens assister à la séance avec mes filles.

YAÏA, venant s’appuyer à la chaise de Passajon.

On va parler de papa.

PASSAJON.

Comment ?... de vous ?...

JOYEUSE.

Oui, le juge d’instruction m’a désigné comme expert dans l’affaire de la Territoriale.

PASSAJON.

C’est donc vrai ? La Caisse territoriale... Est-ce qu’on poursuivra tout le monde ?...

JOYEUSE.

Non. Le Nabab n’a rien à craindre. Les livres prouvent son aveugle, mais parfaite honnêteté.

PASSAJON.

Oui... mais moi ?

JOYEUSE.

Rassurez-vous. Il n’y a réellement de compromis que le gouverneur et M. de Monpavon.

PASSAJON.

Le marquis aussi ?

JOYEUSE, s’animant.

Ah ! il a été bien léger. Vous comprenez... tous ces marquis, tous ces comtes qui vendent leurs blasons et leurs titres pour amorcer le gogo.

À Passajon, d’un air menaçant.

Oui, monsieur le marquis, il vous faut une leçon...

Il s’arrête, fait un geste d’excuse et va pour entrer.

PASSAJON, souriant.

Vous avez des cartes ?

JOYEUSE.

Non.

PASSAJON.

Alors, comment voulez-vous ?...

ÉLISE.

Oh ! vous nous trouverez bien un petit coin.

JOYEUSE.

Songez donc, mon ami... dans le rapport Sarigues, il y a des citations de mon expertise. Tous ces messieurs m’en ont fait compliment. Je veux que mes enfants entendent prononcer le nom de leur père à la tribune.

ÉLISE et YAÏA.

Oh oui ! Oh ! oui !

PASSAJON.

Mais c’est impossible... les règlements de la Chambre.

Ibrahim passe et présente sa carte.

Tribune des députés... à gauche. – Vous voyez... mon devoir me retient ici. Adressez-vous donc à mon collègue, là, dans la salle des Colonnes. Il vous conduira à M. le questeur.

JOYEUSE.

Eh bien, mes enfants, restez un instant avec Passajon.

Joyeuse sort à gauche.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, FRANÇOISE, UN HUISSIER

 

Françoise entre et va droit devant elle en saluant tout le monde. Un huissier la poursuit.

UN HUISSIER.

Madame... madame...

PASSAJON.

Votre carte... votre carte, ma bonne femme.

FRANÇOISE, accent provençal.

Ma carte ?

PASSAJON.

Vous n’avez pas de carte ? Alors vous ne pouvez pas entrer.

FRANÇOISE.

Mais je suis la maman...

PASSAJON.

La maman de qui ?

FRANÇOISE.

La maman du député.

PASSAJON.

Ils sont quatre cent cinquante.

FRANÇOISE.

Tant que ça ? – Mais il n’y a qu’un Bernard Jansoulet, et c’est moi, sa mère.

ALINE, s’approchant.

M. Jansoulet ?

FRANÇOISE, qui a entendu.

Vous connaissez mon fils, mademoiselle. Oh ! du reste, tout le monde le connaît.

ALINE.

M. de Géry nous a parlé de lui.

FRANÇOISE.

M. Paul ?... Mais alors nous sommes en pays de connaissance. – Voyez-vous, moi, je viens embrasser mon garçon... c’est une surprise... il ne sait pas que je suis à Paris... une envie de le voir qui m’a pris quand j’ai su qu’il était député... Il était parti si triste, là-bas, après l’histoire de son bey, vous savez, ce prince turc qui nous avait tous mis sens dessus dessous et puis qui n’est pas venu... Tout à l’heure, j’arrive à la maison de mon fils... Je trouve un grand caramantran de domestique qui me dit : « Ah ! mais il est à la Chambre, votre garçon, on juge son affaire. » Alors je me suis fait montrer la Chambre, et me voici. – Qu’est-ce que c’est que cette affaire qu’on lui juge ?

ALINE.

On décide aujourd’hui si M. Jansoulet sera ou non député.

FRANÇOISE.

Il ne l’est donc pas encore ? – Et moi qui l’ai dit partout dans le pays, moi qui ai tout illuminé Saint-Romans ?... C’est donc un mensonge qu’on m’a fait faire ?

Joyeuse revient.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, JOYEUSE

 

JOYEUSE, arrivant de gauche.

Ah ! mes enfants... je suis désolé... le questeur est à la buvette.

PASSAJON.

Tout le monde est entré : j’y vais moi-même.

YAÏA.

Vous serez bien gentil.

PASSAJON, à Françoise.

Je verrai pour vous, madame, en même temps.

Il lui offre sa chaise.

FRANÇOISE.

Faites, faites, mon garçon.

Passajon sort.

 

 

Scène VI

 

FRANÇOISE, JOYEUSE, ALINE, ÉLISE, YAÏA, puis MONPAVON, puis PASSAJON

 

FRANÇOISE, à Joyeuse.

Elles sont à vous ces jolies demoiselles ?

ALINE, à Joyeuse.

La mère de M. Jansoulet.

FRANÇOISE.

Je vous fais mon compliment... c’est gentil... c’est brave... c’est bien tenu, et ça a l’air de bien vous aimer. Ah ! c’est pareil à mon Bernard... Si vous saviez, monsieur, comme cet enfant est bon... pour moi... pour mon frère... Tout petit déjà il travaillait pour la maison... et le soir, quand il rentrait, savez-vous son repos, sa récompense ?... c’était de mettre sa grosse tête frisée sur mes genoux, quand celle de son frère ne tenait pas toute la place... Mon pauvre aîné ! Nous étions aveugles, nous l’aimions mieux, parce que c’était notre premier. Ah ! il faut que les parents soient justes, voyez-vous, autrement c’est Dieu qui fait la justice. Ceux qu’on a le plus choyés, dorlotés... c’est pitié, comme il vous les arrange !

À Joyeuse.

Croyez-moi, aimez-les toutes les trois de même.

JOYEUSE.

Oh ! soyez tranquille.

FRANÇOISE.

Mais il ne revient pas, ce brave garçon. – C’est que mon estomac commence à se creuser. Heureusement que j’ai mes petites provisions de voyage.

Elle ouvre son panier, et s’installe.

Une figue ?

Elle offre une figue à Yaïa.

YAÏA.

Merci.

Elle prend la figue. Élise en prend une aussi. Aline fait à ses sœurs un petit signe de gronderie.

FRANÇOISE, voyant entrer Monpavon.

Té monsieur le marquis... Je vous ai vu à Saint-Romans.

MONPAVON, à part.

La mère !

FRANÇOISE.

Vous ne me reconnaissez pas ?

MONPAVON.

Si, madame, si.

FRANÇOISE.

Vous voyez... je casse une croûte en attendant ma carte. Si le cœur vous en dit.

MONPAVON, à part.

Pitoyable... effet désolant... la fin de tout.

PASSAJON, revenant.

Voici. J’ai vos cartes. On commence le rapport Jansoulet.

FRANÇOISE.

Mon Dieu...

Elle referme son panier.

JOYEUSE.

Ah ! venez vite... Élise, Yaïa... mon nom prononcé à la tribune de mon pays ! Vous ne l’oublierez jamais, n’est-ce pas, mes enfants ?

Joyeuse et ses filles sortent. Passajon remet une carte à Françoise.

MONPAVON, à Françoise.

Vous entrez là ?... inutile... pas votre place... pouvez entendre choses... qui vous feront de la peine.

FRANÇOISE.

Des choses ?... On va dire du mal de mon Bernard ? Allez... allez... mon bonhomme... je sais ce que vaut mon petit... ce n’est pas ce qu’ils diront...

Elle passe devant Monpavon, qui la suit.

PASSAJON.

Pauvre marquis ! c’est lui qui va en entendre, des choses désagréables.

 

 

Scène VII

 

PASSAJON, puis GOËSSARD

 

GOËSSARD, arrivant de droite.

C’est commencé. Nous allons rire.

Il allume un cigare.

PASSAJON.

Vous n’entrez pas, monsieur Goëssard ? Vous n’êtes pas curieux.

GOËSSARD.

Oh ! merci... Je la connais, la tribune des journalistes.

À part.

Et puis, je sais ce qu’on va dire.

Passajon sort par la porte des tribunes. Rires et bruits dans la salle.

 

 

Scène VIII

 

JANSOULET, un instant GOËSSARD

 

JANSOULET, sortant par la porte des députés, tête nue, s’essuyant le front.

Ah ! c’est affreux d’entendre cela... je ne peux pas rester là plus longtemps... non...

GOËSSARD.

Bigre ! le Nabab !

Il disparaît.

JANSOULET.

Indigne !... Indigne de siéger avec eux, moi ! Indigne ! et tout ce Paris qui riait dans les tribunes ! Mais je vaux cent fois mieux que vous tous, misérables ! Et vous le savez bien ! Toi, compagnon lâche et traître, qui caches là-haut dans un coin ton obésité de pacha malade ; j’ai fait ta fortune avec la mienne, au temps où nous partagions en frères... je t’ai couverte de diamants, drôlesse, et je ne t’ai rien demandé en échange... Et toi, journaliste effronté, qui as toute la bourbe de ton encrier pour cervelle, tu trouves que je ne t’ai pas payé ton prix, et voilà pourquoi tes injures !

Rires au fond.

Oui, oui, riez canailles ! je suis fier ! je vaux mieux que vous !

Applaudissements.

Qu’est-ce qu’ils ont inventé encore ? Oh ! je ne peux pas... je ne peux pas... il faut que j’entende !

Il rentre dans la salle des séances.

 

 

Scène IX

 

PIEDIGRIGGIO, MONPAVON, puis PASSAJON

 

PIEDIGRIGGIO, sortant de la porte des tribunes, filant sur la pointe du pied.

En voilà oune histoire... la Caisse est poursouivie...

MONPAVON, sortant derrière lui.

Étonnant... très sérieux... m’en doutais pas.

PIEDIGRIGGIO, gesticulant.

Des gens d’honneur comme nous...

MONPAVON.

Pas gens d’honneur... grand mot... gens de tenue, cela suffit.

PIEDIGRIGGIO.

Vous venez, marquis ?

MONPAVON.

Оù ?

PIEDIGRIGGIO.

Eh ! Perdio ! En Belzique.

MONPAVON.

Ah ! fi !... j’ai mieux que cela...

PIEDIGRIGGIO.

Quoi ?

MONPAVON.

Pas pour vous.

Piedigriggio disparaît. Passajon entre.

Un Monpavon à la sixième chambre... Jamais... Passajon, vous préviendrez Francis, mon valet de chambre. Je ne rentrerai pas ce soir... ni demain... qu’il ne s’inquiète pas.

En sortant.

Mora perdu... Jansoulet par terre... finirai comme chose... machin... philosophes de l’antiquité... dans un bain... M’en irai crânement... à l’anglaise...

Un silence.

De la tenue... de la tenue... jusqu’à la mort.

Il se redresse, et sort par la gauche. De Géry arrive précipitamment par la droite.

 

 

Scène X

 

PASSAJON, DE GÉRY, puis CANILHAC

 

PASSAJON.

Ah ! monsieur de Géry...

DE GÉRY.

Où en est-on ?

PASSAJON.

On va terminer le rapport.

DE GÉRY.

J’arrive à temps. Vite Passajon, appelez M. Jansoulet.

Passajon sort par la porte du fond, à droite.

CANILHAC, qui est entré par la porte des tribunes.

Il est bien bas, notre pauvre Jansoulet.

DE GÉRY.

Je vais le relever, moi, et répondre d’un mot à toutes les accusations.

CANILHAC.

Comment cela ?

 

 

Scène XI

 

PASSAJON, DE GÉRY, CANILHAC, JANSOULET

 

Jansoulet paraît, amené par Passajon.

DE GÉRY, à Jansoulet.

Défendez-vous... voici de quoi faire taire la calomnie.

JANSOULET.

Quoi donc ?

DE GÉRY.

J’ai découvert et j’apporte la preuve qu’il y a eu à Paris un autre Jansoulet...

JANSOULET, vivement.

Malheureux !...

Bas.

C’est mon frère...

DE GÉRY.

Comment ! ce pauvre être que j’ai vu là-bas...

JANSOULET.

Hélas ! mon cher Géry, il y a dans les familles des solidarités cruelles... Mon frère aîné, l’enfant chéri du père et de la mère, a vécu à Paris pendant dix ans... Est-il descendu à ce point d’abjection où l’on m’a mis à sa place ? Je n’ai pas osé m’en convaincre... En tout cas, je ne pourrais me défendre qu’en l’accusant.

DE GÉRY.

Qu’en saura-t-il ?... À peine s’il existe encore...

JANSOULET.

Ma mère existe, ! elle, ma mère qui ne sait pas le déshonneur de l’aîné... Songez à la douleur de la pauvre femme !... Les deux enfants couverts de honte du même coup... le nom, seule fierté de la vieille paysanne, à tout jamais sali... Non, non, ce n’est pas possible.

De Géry lui serre la main.

Merci... Je n’oublierai jamais ce que vous avez voulu faire pour moi.

DE GÉRY.

Mais vous n’y songez pas... mais votre mère est là-bas à Saint-Romans... Elle ne lit pas les journaux...

JANSOULET.

C’est vrai.

DE GÉRY.

Et toute la France les lit. On ne vous invalide pas... On vous déshonore. Il faut parler, il le faut.

CANILHAC.

Pas de faiblesse, Nabab... Allons.

JANSOULET.

Eh bien ! oui, vous avez raison... oui, je vais demander la parole. Je suis un pauvre bègue, moi... Je ne sais pas dire trois mots de suite... mais j’aurai l’éloquence d’un honnête homme qu’on calomnie... et je ferai entrer la vérité dans leur cervelle. Je leur crierai : Mais ce n’est pas moi, ce n’est pas Bernard... c’est...

Apercevant Françoise.

Ma mère !

Il court à elle.

Toi ! ici !...

 

 

Scène XII

 

PASSAJON, DE GÉRY, CANILHAC, JANSOULET, FRANÇOISE

 

FRANÇOISE.

Oui, je suis là, et j’entends tout. Oh ! les méchants !... Qu’est-ce qu’ils ont inventé contre toi ? Toi, si bon, si courageux ?

Un pas vers le fond.

Ah ! vous ne le connaissez pas, mon enfant ! vous ne savez pas comme il a grand cœur, cet homme que vous insultez ! Mais on ne vous croit pas. Personne ne vous croit.

Très exaltée.

Vous mentez ! vous mentez ! vous mentez !

PASSAJON.

Madame, je vous en prie... les règlements de la Chambre...

JANSOULET, doucement.

Tais-toi.

FRANÇOISE.

D’abord, nous sommes honnêtes gens dans la famille ! et si je savais avoir mis au monde un enfant capable de pareilles infamies, je tomberais raide morte, ici, devant tous ! Va, mon fils, va leur dire ça !

CANILHAC.

Allez vite.

PASSAJON.

On va voter.

DE GÉRY.

Le temps presse.

JANSOULET, à de Géry.

Vous voulez donc que je la tue, alors ?

À Françoise.

Non, maman, non, vois-tu, je ne rentrerai plus là dedans. J’en ai assez de Paris, et de la Chambre, et de tout ce qui n’est pas toi... Tu sais que ce n’est pas vrai tout ce qu’ils disent ? Tu me sais honnête, toi... tu me sais un brave homme... tu sais que je ne t’ai jamais fait de mal... Eh bien, c’est tout ce que je demande.

PASSAJON, qui a ouvert la porte du fond.

L’élection Jansoulet est annulée.

FRANÇOISE.

Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il dit de toi encore ?...

JANSOULET.

Rien, rien... Ah ! tenez, messieurs, j’ai connu la misère... Je me suis pris corps à corps avec elle, et c’est une atroce lutte... je vous jure... mais lutter contre la richesse, défendre son repos, son honneur, mal abrité derrière des piles d’écus qui vous croulent sur la tête... Jamais aux plus sombres jours de ma détresse, je n’ai eu les peines, les angoisses, les insomnies, dont la fortune m’a accablé, cette horrible fortune qui s’acharne après moi, qui m’écrase, qui m’étouffe... Ah ! vous m’appelez le Nabab... Ce n’est pas le Nabab qu’il faudrait dire, mais le paria, un pauvre paria au cœur tendre, ouvrant ses bras tout grands à un monde qui ne veut pas de lui !...

 

 

Scène XIII

 

PASSAJON, DE GÉRY, CANILHAC, JANSOULET, FRANÇOISE, HÉMERLINGUE, LA BARONNE, JENKINS, BOISLHÉRY, IBRAHIM, JOYEUSE, ALINE, ÉLISE, YAÏA, DÉPUTÉS, PUBLIC, etc.

 

Mouvement dans la salle. Les portes de la salle et des tribunes se sont ouvertes ; les députés sortent, causent, saluent des dames. La séance est suspendue.

DE GÉRY, amenant le Nabab sur le devant de la scène.

Venez, monsieur, venez... ne restez pas là.

JANSOULET.

Ah ! mon cher... vous l’avez dit... je sors d’ici déshonoré.

DE GÉRY.

Non... non... ne dites pas cela. La vérité se fera un jour, malgré vous... et vous aurez une réhabilitation éclatante.

JANSOULET.

Vrai ? Eh bien, cette réhabilitation, c’est à vous que je la demande, à vous qui êtes l’honneur et la loyauté même. Vous connaissez ma vie... vous savez si j’ai travaillé... si ma fortune est légitimement acquise... si je suis l’homme qu’on vient de condamner... Eh bien... prouvez-le-moi... Acceptez...

ALINE, à son père, bas.

Pauvre homme...

JANSOULET, apercevant Aline.

Vous allez vous marier, je le sais... laissez-moi doter votre femme.

DE GÉRY.

Monsieur...

JANSOULET.

Je vous en supplie... cela me suffira pour me croire un honnête homme.

De Géry lui tend la main sans rien dire.

Merci, merci.

À Passajon.

Ma voiture...

PASSAJON, appelant vers la gauche.

La voiture de M. Bernard Jansoulet.

Tout le monde regarde Jansoulet et Françoise.

JANSOULET, bas à sa mère, dont il a pris le bras.

Maman... maman...

FRANÇOISE.

Mon petit...

JANSOULET, bas.

Oh ! comme je vais pleurer quand nous serons seuls...

Il sort avec Françoise au milieu de la foule qui s’écarte avec curiosité et respect.

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