Le Major Cravachon (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC - Paul JESSÉ)
Comédie-Vaudeville.
Représentée pour la première fois, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 15 février 1844.
Personnages
CRAVACHON
DERVIÈRES
ANTONIN, domestique de Cravachon
OLYMPE, fille de Cravachon
AMÉLIE, amie de pension d’Olympe (rôle travesti)
UN NOTAIRE
La scène se passe à Saumur, en 1813.
Le théâtre représente un salon. Ameublement simple, fleurets suspendus. Porte principale au fond. À droite, au premier plan, une porte et une table garnie. Au second plan, une cheminée avec glace et pendule. À gauche, deux portes, l’une au premier, l’autre au second plan.
Scène première
LE NOTAIRE, CRAVACHON
Tous deux sont assis au milieu de la scène, au lever du rideau.
CRAVACHON, se levant.
Ça suffit, monsieur... vous n’aurez pas ma fille.
LE NOTAIRE, se levant.
Comment... mais songez donc que je suis...
CRAVACHON, brusquement.
Quoi ? que voulez-vous dire ?... Que vous êtes notaire impérial, que vous êtes honnête homme, que votre étude est payée... Eh bien ! après ?
LE NOTAIRE.
Il me semble que ces avantages...
CRAVACHON.
Ce ne sont pas là des avantages... Moi, monsieur, je suis le major Cravachon, je suis un honnête homme aussi ; j’ai vu l’Allemagne, la Prusse et l’Italie, et je ne m’en vante pas, moi, monsieur... Et aujourd’hui, je suis commandant de la forteresse de Saumur, une prison d’État, monsieur, et je n’en suis pas plus fier pour ça. Parbleu !... notaire, voilà-t-il pas le diable !
LE NOTAIRE, avec calme.
J’ai suivi avec attention le fil de votre raisonnement, et je ne comprends pas...
CRAVACHON.
Ce n’est pas nécessaire... Vous n’aurez pas ma fille Olympe, c’est clair, c’est net... Ainsi, monsieur...
LE NOTAIRE, cérémonieusement.
Monsieur, j’ai bien l’honneur d’être avec une profonde considération...
CRAVACHON, le reconduisant.
Serviteur, monsieur, serviteur, de tout mon cœur.
Le notaire sort.
Scène II
OLYMPE, CRAVACHON
CRAVACHON, revenant.
J’ai cru qu’il n’en finirait pas avec ses salamalecs.
OLYMPE, entrant.
Eh bien ! papa, ce jeune homme... ce notaire...
CRAVACHON.
Je l’ai remercié poliment.
OLYMPE.
Encore !... Vous êtes trop difficile aussi.
CRAVACHON.
Tiens ! je donne cent mille francs !
OLYMPE.
Songez donc, mon petit papa, je me fais vieille... dix-neuf ans !... Et voilà le sixième que vous congédiez... Six ! qui en épousent d’autres ! si ce n’est pas affreux !... Il n’en restera plus !
CRAVACHON.
Puisque je donne cent mille francs, sois donc tranquille. Quand on a un père qui a vu le monde, vois-tu, qui a détrôné des rois... qui a mangé du cheval...
OLYMPE.
Oh ! là-dessus, vous savez bien que tous les jours j’écoute et j’admire... Mais...
Câlinant.
dites donc, petit papa, si vous me les présentiez, peut-être que mes avis...
CRAVACHON.
Une entrevue !... il ne manquerait plus que ça !...
OLYMPE.
Alors, tâchez qu’ils vous plaisent... Toutes mes amies de pension ont des maris.
CRAVACHON.
Tu appelles ça des maris, toi !... tu t’y connais... ce sont des... Ça fait pitié !... Un peu de patience, et nous t’en aurons un... comme je l’entends.
OLYMPE.
Et comment l’entendez-vous ?
CRAVACHON.
Comment ? sacrebleu !... Je voudrais là... un... morbleu !... Voilà l’homme qui te rendrait heureuse !... et je le trouverai...
OLYMPE.
Sera-ce bien long ?
CRAVACHON.
Est-ce que je sais, moi ?... Tiens, au fait, j’en attends un ce matin de Paris... et tu sais que Paris est le centre des lumières.
OLYMPE.
Oui, et des coups d’épée... Vous souvenez-vous, il y a trois mois...
CRAVACHON.
Si je me souviens !... Je crois bien, une blessure superbe ! ça me fait encore mal !... mais c’est égal, quel beau coup !... On a bien raison de dire : il n’y a qu’un Paris !
OLYMPE.
Je suis sûre que c’est encore vous qui aviez tort.
CRAVACHON.
Oh ! non... cette fois, j’avais été insulté !... mais insulté !... Ah ! le digne jeune homme ! je ne pense jamais à lui sans plaisir.
OLYMPE.
Que vous avait-il fait ? car vous ne m’avez jamais dit...
CRAVACHON.
Ce qu’il m’avait fait, le brigand ! Tu vas voir. Je sortais du théâtre Feydeau... Il faisait un brouillard à ne pas distinguer une vivandière d’un tambour-major... je descendais la rue Vivienne en ruminant à part moi le morceau d’Elleviou que je venais d’applaudir... Elleviou, tu sais ? c’est mon idole !... quand j’entends sur le trottoir, à trois pas devant moi, une voix dans le brouillard, qui écorchait le même morceau. J’avais beau ralentir le pas, ou marcher plus vite, je ne pouvais pas me dépêtrer de ce maudit chanteur ! Dame ! moi, ça commençait à m’échauffer les oreilles... Il était évident que le particulier y mettait de la méchanceté... Il s’était dit : voilà un bourgeois qui sort de Feydeau... Elleviou est son idole, bon ! je vais le taquiner...
OLYMPE.
Oh ! pouvez-vous croire...
CRAVACHON.
Laisse faire, on connaît son monde... Alors, moi, je lui crie : Holà ! hé ! monsieur ! monsieur ! chantez autre chose, vous m’ennuyez... Il me répond par un grand éclat de rire !... puis il entame avec son infernal fausset... quoi ? le morceau de Martin... Martin, tu sais ? c’est mon idole !... Mille tonnerres ! je n’y tenais plus !... Ah ! pour le coup, mon oiseau, lui criai-je en le rejoignant, nous allons changer de musique !... Un duel ! ça me va, j’ai froid aux doigts, qu’il me répond sans ostentation... Voilà un armurier, je vais chercher des outils... Et il part en chantant :
Malbrough s’en va-t-en guerre,
Mironton, ton, ton...
Et faux ! toujours faux ! le gueux !
OLYMPE.
Il ne pouvait peut-être pas chanter autrement.
CRAVACHON.
Ça ne me regarde pas... J’arrête deux fiacres, chacun le nôtre, il revient avec des épées, nous nous embarquons, et bientôt nous voilà hors Paris, dans la campagne, au milieu d’une belle route, ma foi ! mais il faisait noir... noir !... Mon inconnu fait en un clin d’œil ranger les sapins sur les bas-côtés, il en décroche lui-même les lanternes, et, bon gré mal gré, nos cochers immobiles nous servent à la fois de candélabres et de témoins... à quarante sous l’heure... Nous croisons le fer... Oh ! je vis tout de suite que j’avais affaire à forte partie...
S’animant.
Aussi, comme nous nous comprenions, c’était un plaisir ; tous nos coups étaient mutuellement portés et parés... Sans presque nous voir, nous nous devinions dans l’obscurité, et...
OLYMPE.
Et vous êtes resté sur la place avec une blessure !
CRAVACHON.
Oui, ce cher ami, il m’a désossé l’épaule...
Vivement.
Mais, je ne m’en plains pas, oh ! Dieu !
OLYMPE.
Vous lui devez des remerciements, peut-être.
CRAVACHON.
Pourquoi pas ? car tous les jours on est blessé... Qu’est-ce qui n’est pas blessé ?... Mais pas comme ça ! oh ! non ! pas comme ça !
Tristement.
Ah ! je ne regrette qu’une chose...
OLYMPE.
Quoi donc ?
CRAVACHON.
Tu ne le croiras pas... je ne sais pas encore comment il m’a touché... il faisait si noir... Je donnerais dix napoléons pour connaître ce coup-là... car, enfin, je ne me découvre jamais, c’est connu. Est-ce en quarte ? Est-ce en tierce ?
OLYMPE.
La belle avance.
CRAVACHON.
Tu n’es pas artiste, toi... Ah ! si tu l’avais vu, ce brave jeune homme ! avec quelle modestie il s’est dérobé à mes félicitations... Il est parti, là, tout bonnement comme le premier venu... Je l’ai à peine vu, ce garçon-là, il me serait impossible de le reconnaître...
Regardant la pendule.
Diable ! déjà dix heures ! et moi qui suis témoin dans une affaire !
OLYMPE.
Encore !
CRAVACHON.
Oh ! presque rien... des commerçants, des mazettes ! des pékins !
OLYMPE.
C’est toujours la même chose ; quand vous ne vous battez pas, vous faites battre les autres !
CRAVACHON.
Il faut bien s’occuper... et prouver à l’Empereur que je ne suis pas encore un invalide, bien qu’il ne me juge plus bon qu’à faire un geôlier... Oh ! je lui en veux !... Moi, le major Cravachon, moi qui l’ai aidé à gagner la bataille de Marengo, m’employer à garder des prisonniers d’État, des conspirateurs !
OLYMPE.
De mauvaises têtes comme vous... et que pourtant vous traitez avec une rigueur...
CRAVACHON.
Ah ! dame ! je ne connais que ma consigne, c’est vrai.
OLYMPE.
Jusqu’à empêcher ces pauvres détenus de communiquer avec leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs... Si ce n’est pas affreux !
CRAVACHON.
C’est l’ordre de l’Empereur... il ne veut pas que les femmes entrent ici... faut croire qu’il a ses raisons pour ça... Pour lors, bon, très bien, assez causé...
Allant décrocher les fleurets.
Voyons, mes fleurets... Toi, tu vas rentrer dans ton appartement... Si le prétendu en question arrivait, je veux l’examiner le premier... Allons, sois bien raisonnable.
Air : Adieu, tâche de distraire.
Adieu, rentre chez toi, ma chère,
Je m’en vais au plus tôt régler cette affaire !
Après ce rendez-vous d’honneur,
Je ne veux m’occuper que de ton bonheur.
Ensemble.
CRAVACHON.
Adieu, etc.
OLYMPE.
Oui, je rentre chez moi, mon père,
Quant à vous, terminez vite cette affaire ;
Après ce rendez-vous d’honneur,
Il ne faut s’occuper que de mon bonheur.
Scène III
OLYMPE, seule
Oui, sois bien raisonnable... Il me dit ça chaque fois... ou bien il s’en va, sans rien dire... boutonné jusqu’en haut... Alors j’ai encore plus peur... et pourtant, c’est la bonté même... Mais il a toujours été comme ça... il faisait trembler ma pauvre mère.
Scène IV
ANTONIN, OLYMPE
ANTONIN.
Mademoiselle, c’est un jeune homme qui demande à parler à Monsieur.
OLYMPE, à part.
Un jeune homme !... le futur, sans doute.
ANTONIN.
Je lui ai dit que Monsieur était sorti.
OLYMPE, à part.
Ah ! mon Dieu ! encore un que je ne verrai pas...
Haut.
Est-ce qu’il est parti ?
ANTONIN.
Non, il est là.
OLYMPE, avec joie.
Ah ! il est là.
ANTONIN.
Oui, il dit comme ça que Monsieur, ça lui est égal, qu’il aime mieux causer avec Mademoiselle.
OLYMPE.
Ah ! mon Dieu ! que c’est désagréable !... Ce qu’il a à me dire est peut-être important... je ne peux pas le renvoyer.
ANTONIN.
Oh ! que ça ne vous chagrine pas, je vais lui dire que vous êtes sortie.
Fausse sortie.
OLYMPE, le rappelant.
Antonin ! Antonin !... Comment ! vous savez donc mentir ?
ANTONIN.
Dame ! puisque ça vous ennuie de le voir.
OLYMPE.
Certainement... Surtout en l’absence de mon père... mais un mensonge... Ah ! Antonin... faites entrer ce jeune homme.
ANTONIN, sortant.
Tout de suite, mademoiselle.
Scène V
OLYMPE, puis AMÉLIE
OLYMPE, s’arrangeant vivement devant une glace.
Il va venir... vite ! vite... Bon ! mes cheveux qui s’en vont ! Ah ! mon Dieu ! il ne voudra jamais m’épouser dans cet état-là... Le voici... tenons-nous droite.
AMÉLIE, en uniforme de lieutenant de hussards.
Mademoiselle.
OLYMPE, à part.
Je rougis, je rougis, comment faire ?
Ils se saluent tous les deux.
Monsieur...
À part.
Un militaire !... tenons-nous encore plus droite.
AMÉLIE.
Excusez, mademoiselle, la liberté que j’ai prise...
OLYMPE.
Il n’y a pas de mal... Croyez, au contraire, monsieur que... je suis flattée...
AMÉLIE, riant aux éclats.
Ah ! ah ! ah !
OLYMPE, à part.
Il rit !
AMÉLIE.
Ah çà ! tu ne veux donc pas me reconnaître ?
OLYMPE.
Amélie !... Ah ! quel dommage !
AMÉLIE.
Comment ?
OLYMPE.
Quel bonheur ! veux-je dire !... Comment, c’est toi... tu m’as fait une peur... Embrasse-moi donc !...
AMÉLIE, l’embrassant.
Cette chère petite Olympe !... Nous ne nous sommes pourtant pas revues depuis la pension. Mais je suis loin de t’avoir oubliée ! Tiens, cette bague qui me vient de toi, je ne l’ai jamais quittée.
OLYMPE.
Bonne Amélie ! mais pourquoi ce déguisement ?
AMÉLIE.
Pourquoi ? oh ! c’est un grand secret... une bien grande audace... mais tu ne me trahiras pas... tu m’aideras au contraire... M. Cravachon peut-il nous entendre ?
OLYMPE.
Non... Mais d’où vient ce mystère ?
AMÉLIE.
Écoute... Mon mari... car je suis mariée...
OLYMPE, à part.
Encore une !
AMÉLIE.
Mon mari, M. Doffin, compromis dans une prétendue conspiration contre l’Empereur, a été arrêté, il y a huit jours, et conduit ici, dans la citadelle commandée par ton père.
OLYMPE.
Ah ! mon Dieu !... tu as un mari sous clé !
AMÉLIE.
Et tu sais qu’un ordre impitoyable, mais motivé par quelques abus, ferme depuis un certain temps l’entrée de cette forteresse, de cette prison, à toutes les femmes quelles qu’elles soient... Pourtant, je ne pouvais abandonner ainsi mon mari.
OLYMPE.
Je crois bien !
AMÉLIE.
Pendant que des amis puissants sollicitent à Paris son élargissement, j’ai voulu à toute force le voir, lui parler...
OLYMPE.
C’est si naturel !
AMÉLIE.
Mais comment faire ? J’espérais d’abord que le titre de ton ancienne amie pourrait aplanir la difficulté... mais bientôt la réputation de l’inflexible commandant vint m’ôter tout espoir...
OLYMPE.
Alors ?
AMÉLIE.
Alors j’ai pris un parti extrême, violent... j’ai pris les habits de mon frère l’officier, et, sous cette enveloppe, je viens affronter la consigne du major et solliciter mon laissez-passer.
OLYMPE.
Pourvu que papa Cravachon se laisse prendre à la ruse... Voyons, tourne-toi, que je t’examine.
Elle la fait tourner autour d’elle.
Là... marche un peu... encore... Eh bien ! ce n’est pas trop mal... tu peux faire illusion.
AMÉLIE.
Ma foi, j’ai confiance. Ton père ne m’a jamais vue, et pour peu que je fasse honneur à mon uniforme...
OLYMPE, confidentiellement.
Entre nous, je t’avouerai que je n’en suis pas contente du tout de papa Cravachon... mais du tout, du tout !
AMÉLIE.
Que veux-tu dire ?
OLYMPE.
Enfin, ma chère, en me regardant, certainement on le voit tout de suite, je suis bien d’âge... Eh bien, pourtant, je crois qu’il ne veut pas me marier.
AMÉLIE.
Quel enfantillage !
OLYMPE.
Je parle très sérieusement... car, enfin, je suis demandée de tous côtés ; c’est incroyable... chacun veut m’épouser.
AMÉLIE, souriant.
Ça ne m’étonne pas du tout.
OLYMPE.
Moi, je ne demande pas mieux... mais lui ne veut pas... Mes prétendus, on me les cache... ensuite, mon père s’enferme avec eux... là...
Elle montre la première porte à gauche.
Je ne sais pas ce qui se dit... mais ce doit être affreux !... car ils partent tous, et l’on n’entend plus parler d’eux.
AMÉLIE.
Au fait, c’est étrange !
OLYMPE.
C’est abominable ! Quelquefois, j’écoute à la porte... c’est mal, mais c’est par raison.
AMÉLIE.
Eh bien ?
OLYMPE.
Je n’entends rien... Seulement, papa fait la grosse voix comme un bourdon, l’amoureux disparaît et je continue à rester fille.
AMÉLIE.
Pauvre enfant !... Ça ne peut pourtant pas durer ainsi !
OLYMPE.
Je crois bien que ça ne peut pas durer ainsi !...
AMÉLIE.
Il faudrait savoir... Mais j’y pense... je ne peux voir mon mari que demain... après deux heures on n’entre plus... d’ici là, je puis m’occuper de toi, de ton bonheur... Je vais demander ta main à ton père.
OLYMPE.
Toi !... mais pas du tout !
AMÉLIE.
Eh bien ! voyons, n’as-tu pas peur que je t’épouse ? De cette façon, j’aurai avec lui cette entrevue si mystérieuse, si redoutable, et...
OLYMPE.
Eh bien ! oui... mais comment ?
AMÉLIE.
Le meilleur moyen de prouver que je suis un homme, c’est de vouloir épouser une jolie personne comme toi... Je suis ton nouveau prétendu.
OLYMPE.
Toi ? Mais prends bien garde !
AMÉLIE.
Moi prendre garde !...
Elle s’avance menaçante sur Olympe, qui recule effrayée.
Un militaire, un officier, un hussard ! Maintenant, du papier, une plume...
Elle va à la table placée à droite.
OLYMPE.
Que vas-tu faire ?
AMÉLIE.
Je vais écrire à ton père... J’ai mon idée... ce sera court, mais nerveux !
Elle écrit.
OLYMPE.
Comme nous allons nous amuser !
Elle sonne. Antonin entre.
Antonin, préparez tout de suite pour Monsieur la chambre verte.
ANTONIN.
Oui, mademoiselle.
Il sort à droite.
AMÉLIE.
Tiens, voici ma lettre... Trois lignes d’éloquence.
Lisant.
« Monsieur, je suis gentil, bien tourné, jeune et hussard ; j’aime Mlle votre fille, je vous demande sa main... Causons-en ! Nota. Je suis pressé, corbleu ! »
ANTONIN, rentrant.
Mademoiselle, la chambre est prête.
OLYMPE.
C’est bien.
AMÉLIE, à Antonin.
Mon garçon, tu vas remettre cette lettre à M. Cravachon.
ANTONIN.
Ça suffit.
AMÉLIE.
Tout de suite, entends-tu ?
ANTONIN, se rangeant pour la laisser passer et saluant militairement.
Oui, mon lieutenant.
AMÉLIE, passant.
À la bonne heure, corbleu !
OLYMPE, passant à son tour devant Antonin.
À la bonne heure, corbleu !
Scène VI
ANTONIN, seul
Eh ben !... ils entrent... tous les deux... Ne vous gênez pas. Avec ça qu’il a l’air mauvais sujet, le hussard... il vous a un petit œil !... J’ai bien vu des œils, mais jamais, au grand jamais... Après ça, c’est peut-être un mari... Imprudent ! s’il avait, comme moi, réfléchi sur la matière... il se garderait bien...
Air : Je loge au quatrième étage.
Tout le drame du mariage
Dans ma main est représenté.
Il montre sa main les doigts en l’air.
La femme, premier personnage,
Il indique le pouce.
Se place sur le côté,
Avec fortune,
Il indique l’index.
Et jeunesse,
Il indique le médium.
Et beauté ;
Il indique l’annulaire.
Puis un mioche d’humeur folâtre,
Il indique le petit doigt.
Mais le temps disperse tout cela !
Parlé.
À son approche la fortune s’esquive par la droite,
Il baisse l’index.
la beauté par la gauche
Il baisse l’annulaire.
et la jeunesse par le fond,
Il baisse le médium.
de façon qu’au dénouement...
Il ne reste sur le théâtre
Que ces deux petits acteurs-là.
Le pouce et le petit doigt restent levés et forment deux cornes.
Scène VII
ANTONIN, DERVIÈRES
DERVIÈRES.
Holà ! hé ! personne !...
Apercevant Antonin, brusquement.
M. Cravachon ?
ANTONIN, à part.
Ah ! un monsieur...
Haut.
Vous demandez ?
DERVIÈRES.
M. Cravachon ? Est-ce que vous êtes sourd ?
ANTONIN, niaisement.
Oh ! que non, monsieur, je ne suis pas sourd...
S’approchant.
Par exemple, j’ai un oncle qui l’est, sourd, mais qui l’est...
DERVIÈRES.
M. Cravachon ?
ANTONIN, sans l’écouter.
Comme un pot, sauf votre respect.
DERVIÈRES, s’emportant.
Ah ! çà ! veux-tu me répondre ?
ANTONIN.
Il est sorti.
Reprenant.
Ça lui est arrivé bien drôlement, allez...
DERVIÈRES.
Mlle Cravachon ?
ANTONIN.
Elle est occupée... elle cause avec un hussard.
DERVIÈRES, à part.
Un hussard !
ANTONIN.
Oui.
Reprenant.
Il ne s’attendait à rien, le pauvre cher homme... quand, tout à coup...
DERVIÈRES, le poussant violemment.
Ah çà ! vas-tu te taire, imbécile !
ANTONIN.
Oui, monsieur.
DERVIÈRES.
Va-t’en ! j’attendrai !
ANTONIN, s’en allant.
Oui, monsieur.
DERVIÈRES, traversant le théâtre de droite à gauche.
Un hussard !...
Plus haut.
Ici.
ANTONIN, revenant.
Voilà, monsieur.
DERVIÈRES, traversant de gauche à droite.
Un parent, sans doute... Je suis bien bon de m’inquiéter...
ANTONIN, qui l’a suivi.
Voilà, monsieur.
Dervières se retourne, ils se trouvent face à face.
DERVIÈRES.
Quoi ? que veux-tu ? Tu ne me laisseras donc pas tranquille ? mille tonnerres ! Va-t’en ! mais va-t’en donc !
ANTONIN.
Oui, monsieur.
Dervières le pousse dehors par les épaules.
Scène VIII
DERVIÈRES, seul
Par tous les diables !... Allons, bon ; voilà que j’oublie déjà mes recommandations... On m’a pourtant assez sermonné, à Paris... Si vous voulez plaire à la jeune personne, soyez doux, calme, conciliant ; ils croient que c’est facile, quand on a été toute sa vie emporté, brutal, querelleur... vingt-cinq millions !... Bien ! voilà que je rejure ! Allons, c’est dit, il faut que l’on me prenne ici pour un modèle d’aménité... On dit la demoiselle jolie, ça mérite bien quelques sacrifices... Quelqu’un !... attention !...
Scène IX
DERVIÈRES, OLYMPE
OLYMPE, sortant de la chambre de droite, et parlant à la cantonade.
Un peu de patience, donc ! il va rentrer !
À elle-même.
Est-elle pressée !
Apercevant Dervières.
Ah ! un jeune homme !...
DERVIÈRES, s’inclinant.
Mille pardons... C’est sans doute Mlle Olympe Cravachon que j’ai l’honneur de saluer ?
OLYMPE, faisant la révérence.
Oui, monsieur.
DERVIÈRES.
Excusez ma curiosité... mais elle vous paraîtra naturelle quand vous connaîtrez les espérances que M. votre père m’a permis de concevoir.
OLYMPE.
Comment, monsieur, vous seriez...
DERVIÈRES.
Un prétendu... oui, mademoiselle.
OLYMPE, à part, après l’avoir regardé.
Ah ! en voilà un !... un vrai !
Même jeu.
Eh bien ! quel mal ça fait-il ?
DERVIÈRES.
Mon nom ne vous est sans doute pas tout à fait inconnu... Dervières.
OLYMPE, à part.
Ah ! le joli nom... pour une femme !
Haut, avec embarras.
Monsieur, je suis très honorée... de l’honneur que... et je vous en... remercie...
À part.
Oh ! non, on ne remercie pas...
Haut.
Mais mon père est absent...
DERVIÈRES.
Je le sais, mademoiselle, et je bénis l’heureux hasard qui me permet de causer un moment avec vous.
À part.
Elle n’a encore rien dit, mais elle est charmante.
OLYMPE.
Puisque vous voulez m’épouser
Étourdiment.
mon intention n’est certainement pas de vous décourager, monsieur, mais je dois vous prévenir que c’est très difficile.
DERVIÈRES.
Quand on vous a vue, mademoiselle, les obstacles ne comptent plus.
À part.
Eh bien ! mais ça, ça va.
OLYMPE.
Ah ! c’est qu’il s’agit d’abord de plaire à mon père... et mon père... il refuse tout le monde.
DERVIÈRES, à part.
Comme c’est encourageant !... Mais j’étais prévenu.
Haut.
Eh bien ! mademoiselle, j’ose vous l’avouer, ce père inflexible, m’effraierait beaucoup moins s’il m’était permis d’espérer que vous ne m’êtes pas tout a fait contraire.
OLYMPE, vivement.
Moi ? par exemple !
DERVIÈRES.
Il y aurait bien encore un moyen de s’entendre plus vite... Si vous étiez assez bonne, assez confiante, pour me donner un petit aperçu du mari que vous avez rêvé... car vous avez dû en rêver un,
Olympe fait un oui de tête.
je m’efforcerais alors de lui ressembler.
OLYMPE.
Comment, monsieur, vous voulez...
DERVIÈRES.
Je conçois votre embarras... Mais n’est-ce pas le chemin le plus court, le plus sûr pour juger de la sympathie des caractères et ne s’engager qu’avec connaissance de cause ?
OLYMPE, à part.
Il raisonne très bien !
DERVIÈRES.
Ainsi, mademoiselle, parlez sans crainte.
OLYMPE.
C’est que je ne sais guère faire les portraits... Cependant, puisque vous insistez...
Air de l’Herbagère.
Je veux d’abord qu’il ait beaucoup d’esprit,
Qu’il ait bonne tournure ;
Je veux encor qu’il soit assez instruit
Et d’aimable figure ;
Je veux aussi qu’il soit d’excellent ton,
Qu’il ne parle pas politique,
Qu’il n’aime pas jouer au boston,
Et qu’il fasse un peu de musique.
DERVIÈRES.
Vraiment, il vous faut tout cela ?
OLYMPE.
Oui, j’ai rêvé ce mari-là,
Vraiment il me faut cela,
Car j’ai rêvé ce mari-là.
DERVIÈRES, parlé.
Mais... je tâcherai...
OLYMPE.
À la rigueur je pourrais me passer
D’une haute naissance,
Mais je voudrais qu’il sût un peu valser,
Et qu’il chérît la danse ;
Pourvu qu’il fasse enfin ma volonté,
Qu’il soit toujours d’humeur joyeuse,
Et qu’il n’aime pas trop sa liberté,
Je sens qu’il peut me rendre heureuse.
DERVIÈRES.
Vraiment, il vous faut tout cela ?
OLYMPE.
Oui, j’ai rêvé ce mari-là... etc.
DERVIÈRES, à part.
Elle est ravissante !
OLYMPE.
Ah ! j’oubliais une condition... oh ! mais très importante. Je ne pourrais jamais me résoudre à épouser un homme emporté, querelleur, qui eût des duels enfin !
DERVIÈRES.
Fi donc !
À part.
Comme ça se trouve.
OLYMPE.
Voilà tout, monsieur.
DERVIÈRES.
C’est extraordinaire, tout ce que vous aimez, je l’aime, tout ce que vous détestez, je le déteste.
OLYMPE, avec joie.
Vraiment ? Ah ! qu’on a bien raison de s’expliquer franchement !... voilà ce que les parents ne veulent pas comprendre... Si mon père savait que je vous ai vu... que je vous ai parlé... Ah ! mon Dieu ! je l’entends !... il ne faut pas qu’il se doute...
Saluant solennellement.
Monsieur, je vous permets d’aspirer à ma main.
Elle sort par la seconde porte de gauche.
Scène X
DERVIÈRES, puis CRAVACHON, puis AMÉLIE
DERVIÈRES, la regardant sortir.
Et j’userai de la permission, je vous prie de le croire... Quelle bonne petite nature : franche, naïve, aimante... Je l’ai bien un peu trompée... mais je me corrigerai... c’est décidé, plus de querelles, plus d’affaires d’honneur... Je veux rivaliser de douceur avec le papa Cravachon, qui doit être, d’après les principes qu’il a donnés à sa fille, l’invalide le plus pacifique... On le dit un peu original... j’éviterai de le froisser...
Air de Julie.
Pour enjôler ce père de famille,
Adoptons des mœurs de couvent,
Je ferais des travaux d’aiguille,
Je consens même à jouer au volant.
Pour ta douceur, beau-père, on te renomme,
De patience, eh bien faisons assaut :
Pour épouser ta fille, s’il le faut,
J’oublierais que je suis un homme.
Parlé.
Ah ! le voici !
CRAVACHON, entrant sans voir Dervières, une lettre à la main, à part.
Les poltrons !... ils ont arrangé l’affaire... et maintenant ils déjeunent... N’ont-ils pas eu le front de m’inviter !... « Messieurs, je ne déjeune jamais entre mes repas. »
DERVIÈRES, à part.
Il a l’air bon diable ! mais il ne me voit pas...
Toussant.
Hum ! hum !
CRAVACHON, l’apercevant.
Hein ?
DERVIÈRES, saluant.
Monsieur...
CRAVACHON.
Vous êtes enrhumé.
DERVIÈRES.
Nullement.
CRAVACHON.
Que voulez-vous ?
DERVIÈRES, à part.
Diable ! il est brusque !
Haut.
Monsieur, je m’appelle Dervières et je pense que mon nom...
CRAVACHON.
Ah ! très bien, très bien.
AMÉLIE, entrouvrant la porte de droite.
Hein ? quelqu’un !...
Pendant toute cette scène elle écoute, à moitié masquée par la porte.
DERVIÈRES.
J’ose prétendre à l’honneur...
CRAVACHON.
Vous voulez épouser ma fille ?
AMÉLIE.
Comment, j’ai un rival ?
CRAVACHON.
Je suis enchanté que nous soyons seuls !...
Avec intention.
J’ai l’habitude de causer en particulier avec les prétendus.
DERVIÈRES.
C’est trop juste.
AMÉLIE, à part.
Enfin je vais connaître ce grand secret.
CRAVACHON, remontant la scène.
Vous permettez...
Il ferme la porte du fond.
On ne saurait trop prendre de précautions pour n’être pas dérangé.
DERVIÈRES, à part.
Voilà un singulier préambule.
CRAVACHON, présentant un fauteuil.
Asseyez-vous.
Il va chercher un autre fauteuil pour lui et voyant Dervières encore debout.
Asseyez-vous donc.
Ils s’asseyent.
DERVIÈRES, après un temps, à part.
Soyons insinuant.
Haut.
C’est en tremblant, monsieur...
CRAVACHON.
Permettez...
Il tousse.
Monsieur, je suis le major Cravachon, j’ai brûlé l’Allemagne, la Prusse et l’Italie, j’ai détrôné des rois, monsieur, j’ai mangé du cheval...
DERVIÈRES, gaîment.
Sans sel ?
CRAVACHON.
Il n’en avait pas... Enfin je suis un honnête homme et je donne cent mille francs à ma fille... À vous maintenant... Allez.
Il s’enfonce dans son fauteuil et allonge les jambes.
DERVIÈRES, à part.
Il est drôle, le beau-père.
Haut.
Ma foi, monsieur, je n’ai encore brûlé ni l’Allemagne, ni la Prusse, ni l’Italie ; et je vous avouerai que l’occasion ne m’a jamais été présentée de consommer du quadrupède en question... mais...
CRAVACHON.
Pardon... dites-vous ça pour vous moquer de moi ?
DERVIÈRES.
Ah ! pouvez-vous croire...
CRAVACHON, reprenant sa première question.
Allez.
DERVIÈRES.
J’allais ajouter que je n’en crois pas moins posséder les qualités nécessaires au bonheur d’une femme...
Une pause. Cravachon reste dans la même attitude. À part.
Eh bien ! il ne répond pas.
Haut.
Monsieur...
CRAVACHON.
Allez, j’écoute.
DERVIÈRES, à part.
Allons.
Haut.
Vous ne me connaissez que par quelques recommandations toutes bienveillantes, et vous désirez sans doute que j’entre dans quelques détails sur ma position et sur ma fortune... Orphelin fort jeune et seul héritier d’une famille...
CRAVACHON, immobile.
La fortune ne fait pas le bonheur... passons.
DERVIÈRES, avec étonnement.
Ah ! la fortune ne fait pas...
Se ravisant.
Vous venez de dire là une bien grande vérité, monsieur, car enfin qu’est-ce que la fortune ? Mon Dieu ! la fortune !... c’est un fait... une... comment dirai-je ?... Ah ! monsieur... bien peu de pères comprennent cela ! tandis que... l’éducation, par exemple... certainement il ne m’appartient pas de vanter la mienne, mais...
CRAVACHON.
L’éducation ne fait pas le bonheur... passons.
DERVIÈRES, étonné.
Ah ! l’éduc...
Se ravisant.
J’allais le dire... l’éducation ! qu’est-ce que ça prouve ? qu’on a été bien élevé, pas autre chose... Ce qu’il faut pour faire le bonheur d’une femme, c’est une âme tendre, c’est un cœur brûlant, c’est un amour...
CRAVACHON.
Oh ! l’amour !... l’amour ne fait pas le bonheur... passons.
DERVIÈRES.
Comment !... l’amour non plus ?...
À part.
C’est un logogriphe que ce beau-père-là.
AMÉLIE, à part.
Ah çà ! qu’est-ce qui fait donc le bonheur ?
DERVIÈRES.
Alors, monsieur, pour être véritablement heureux, quelles sont, je vous prie, les qualités...
CRAVACHON.
Ah ! là-dessus, jeune homme, j’ai des idées... des idées à moi, et...
Dervières tend l’oreille.
Et je les garde... Mais vous ne m’avez pas encore dit un mot de votre existence de garçon.
Il se lève.
DERVIÈRES, à part, en se levant.
Diable !
Haut.
Je ne vous cacherai pas que, comme tous les jeunes gens, je me suis un peu amusé.
AMÉLIE, à part.
Je ferais peut-être bien de m’en aller.
CRAVACHON.
Vrai ? eh bien ! vous avez bien fait... bah ! la jeunesse n’a qu’un temps ! Mais, il ne s’agit pas de cela... Voyons, là... franchement... un gaillard comme vous doit avoir la tête chaude... vive... rien qu’à vos oreilles ça se voit...
DERVIÈRES, à part.
Ah ! mon Dieu !
CRAVACHON.
Pour un mot, flamberge au vent !
DERVIÈRES.
Mais...
À part.
D’où sait-il ?
CRAVACHON.
Voyons, combien avez-vous eu de duels ? contez-moi ça ; je suis un vieux loup, moi.
DERVIÈRES, à part.
C’est un piège.
Haut.
Moi, monsieur, je ne me suis jamais battu.
CRAVACHON, brusquement.
Ce n’est pas vrai.
DERVIÈRES, avec vivacité.
Monsieur...
CRAVACHON.
Ah ! vous voyez bien que vous vous êtes battu ?
DERVIÈRES, à part.
Quelle faute !
Haut.
J’ai bien eu quelques petites altercations...
CRAVACHON.
À la bonne heure !
DERVIÈRES, froidement.
Mais j’ai toujours arrangé l’affaire.
CRAVACHON.
Hein ?
DERVIÈRES.
Le duel est un préjugé barbare !... Avez-vous lu Jean-Jacques, monsieur ?...
CRAVACHON, fièrement.
Je n’ai lu ni l’un ni l’autre, monsieur.
DERVIÈRES, avec une feinte exaltation.
Quel dommage ! vous auriez vu flétrie, dans ces pages immortelles, cette coutume à jamais sanglante, vous auriez vu...
CRAVACHON.
Est-ce que vous avez été curé, monsieur ? Ah çà ! vous qui parlez, si on vous insultait ?
DERVIÈRES, après un mouvement réprimé.
Je mépriserais l’insulte, monsieur.
CRAVACHON, à part.
C’est ce que nous allons voir.
DERVIÈRES.
Mais ce n’est là pour nous qu’un simple sujet de conversation... et je crois que, sur les points essentiels, nous sommes à peu près d’accord.
CRAVACHON.
D’accord ! d’accord ! comme vous y allez, vous... mais, je ne vous connais pas.
DERVIÈRES.
Il me semble pourtant vous avoir donné des détails assez précis...
CRAVACHON.
Et qui vous dit que je les crois, vos détails ?
DERVIÈRES.
Comment ?
Se calmant tout à coup.
Je pense pourtant que vous ne doutez pas de ma loyauté !
CRAVACHON.
Votre loyauté, votre loyauté... c’est un mot qu’on trouve tous les jours dans la bouche des...
DERVIÈRES, vivement.
Assez, monsieur.
CRAVACHON, à part.
Très bien.
AMÉLIE, à part.
Il l’insulte, à présent.
DERVIÈRES, à part.
Qu’allais-je faire !
Haut, avec beaucoup de calme.
Mais à quoi bon nous emporter ?... je suis persuadé, monsieur, que vous n’avez pas eu l’intention de m’offenser...
CRAVACHON, à part, avec un geste de dédain.
Incurable !
DERVIÈRES.
Et j’espère que ce mariage...
CRAVACHON.
Vous ! épouser la fille du major Cravachon... j’aimerais mieux la marier... à un Anglais.
AMÉLIE, à part.
Jolie conclusion !
DERVIÈRES.
Mais...
CRAVACHON.
Voulez-vous me laisser tranquille !... Je ne vous écoute plus.
Il appelle.
Antonin ! Antonin !...
À part.
Maintenant, il s’agit de voir l’autre.
ANTONIN, entrant.
Voilà !
CRAVACHON.
Dès que la personne qui t’a remis cette lettre sera venue, tu l’introduiras dans mon cabinet.
À Dervières en lui tendant la main.
Je peux vous dire une chose... c’est que vous ne serez jamais mon gendre.
Goguenard.
Serviteur, monsieur, serviteur.
Près de sortir.
Ah ! pouah !
Il sort par la première porte à gauche.
Scène XI
DERVIÈRES, ANTONIN, AMÉLIE
DERVIÈRES.
Je n’y comprends rien... Je rêve sans doute.
ANTONIN, à la porte de droite, appelant Amélie.
Hé ! monsieur ! lieutenant !
AMÉLIE, sortant.
À mon tour maintenant, s’il croit que je vais me laisser comme l’autre... ah ! mais non ! mon uniforme me le défend.
ANTONIN.
Le major vous attend dans son cabinet.
AMÉLIE, traversant le théâtre.
C’est bien.
DERVIÈRES, en l’apercevant.
Un officier ! D’où sort-il ?
Il passe à droite et échange un salut avec Amélie.
AMÉLIE.
Pauvre jeune homme ! il me fait de la peine !
Elle entre par la première porte à gauche.
Scène XII
ANTONIN, DERVIÈRES
DERVIÈRES, à Antonin.
Quel est cet officier ?
ANTONIN.
Cet officier ? c’est un militaire... Pour vous achever l’histoire de mon oncle...
DERVIÈRES.
Laisse là ton oncle, et dis-moi...
ANTONIN, poursuivant son idée.
Le vétérinaire a prétendu que c’était le serein qui lui était tombé...
DERVIÈRES, à part.
Maudit homme !
ANTONIN.
Sur les oreilles... Faut se méfier du serein !
DERVIÈRES, le prenant au collet.
Mais cet officier... cet officier... dis-moi donc...
ANTONIN.
Eh bien ! quoi ? un hussard qui vient pour épouser Mademoiselle...
Reprenant.
Pour lors, quand mon oncle a vu...
DERVIÈRES.
Comment... es-tu sûr ?
ANTONIN.
Parbleu ! puisque Monsieur le demande dans son cabinet... Pour lors...
DERVIÈRES, se promenant avec agitation.
Mais en ce cas, on s’est joué de moi ! Ah ! je me vengerai, oui, je me vengerai !
ANTONIN.
Pour vous achever l’histoire de mon oncle.
DERVIÈRES.
Eh bien ! que fais-tu là ? Va-t’en donc, imbécile !
ANTONIN.
Merci, monsieur.
À part.
Décidément ce n’est pas le moment de lui conter l’histoire de... ça se retrouvera.
Haut.
Monsieur, ça se retrouvera.
DERVIÈRES.
Eh ! va donc te promener, animal !
Antonin sort.
Pendant que je m’étudiais là à flatter ce vieux maniaque... il y avait ici un autre tout prêt qui écoutait sans doute, et qui a été témoin de... et un militaire encore ! Oh ! ce que j’ai été insulté, méprisé, conspué et je n’ai rien dit ! j’ai fait de la philosophie avec ce traîneur de sabre, quand j’aurais dû le... Moi qui me suis battu vingt fois sans motifs, il n’y a pas quinze jours encore, pour un carambolage... on me le contestait... et, maintenant qu’on m’insulte... Oh ! ce n’est pas fini... je vais trouver le major, il est encore d’âge à tenir une épée et... quant à sa fille, j’y renonce... c’est dommage pourtant... Ah ! au diable le sentiment ! nous allons voir... je redeviens moi, je me retrouve, je me reconnais... Qu’on me reprenne à faire le moraliste, vingt-cinq millions de tonnerres ! Ah ! ça fait du bien de jurer... morbleu !... sacrebleu !...
Il frappe du pied.
Scène XIII
OLYMPE, DERVIÈRES
OLYMPE, entrant.
Ah ! mon Dieu !
DERVIÈRES, à part.
La petite... je crois qu’elle m’a entendu.
OLYMPE.
Eh bien ! monsieur, c’est joli... Qu’est-ce que vous faites donc là ?
DERVIÈRES, embarrassé.
Moi ! je... je... je m’épanchais !
OLYMPE.
Ils sont gracieux vos épanchements... Avez-vous vu mon père ?
DERVIÈRES.
Je l’ai tellement vu, que je le cherche pour me couper la gorge avec lui !
OLYMPE.
Comment, avec mon père ?
DERVIÈRES.
N’essayez pas de m’arrêter... c’est impossible... Voyez-vous, il m’a insulté, il m’a outragé !
OLYMPE.
Lui !
DERVIÈRES.
Lui-même ! aussi, adieu... J’en suis fâché pour vous, qui êtes bien bonne, bien douce, mais...
Fausse sortie.
OLYMPE, pleurant.
Je le vois bien... vous ne voulez plus m’épouser...
DERVIÈRES, revenant.
Moi !... c’est-à-dire...
À part.
Est-elle gentille, mon Dieu !
Haut.
Au contraire, je veux bien vous épouser... mais... après.
OLYMPE.
C’est ça, quand vous aurez tué mon père.
DERVIÈRES.
Mais non... soyez donc tranquille... on ne sait pas... c’est peut-être lui qui me tuera.
OLYMPE, pleurant.
Alors, ce sera encore plus difficile.
DERVIÈRES.
C’est juste... je ne sais plus ce que je dis... Comment faire ?
OLYMPE.
Moi qui vous croyais si doux, si paisible... Tenez, je vois bien que vous m’avez trompée... et que votre caractère...
DERVIÈRES.
Justement, c’est que je n’y suis pas dans mon caractère, j’en suis sorti !...
OLYMPE.
Alors, rentrez-y, monsieur, rentrez-y.
DERVIÈRES.
C’est bien ce que je demande.
Bruit dans la chambre à droite.
OLYMPE.
Ciel ! j’entends la voix de mon père.
DERVIÈRES.
Ah ! grâce au ciel.
OLYMPE.
Qu’allez-vous faire ?
DERVIÈRES.
Je vous en prie, laissez-nous.
OLYMPE.
Je vous devine... je reste !
DERVIÈRES.
Je l’entends !... Je ne réponds plus de moi !
OLYMPE, effrayée.
Oh ! mon Dieu ! cachez-vous !
DERVIÈRES.
Moi, le fuir !
OLYMPE.
Ah ! je vous en supplie... dans l’état d’exaspération où vous êtes...
DERVIÈRES.
Je n’ai plus rien à ménager... il m’a refusé votre main... il l’avait peut-être accordée d’avance à cet officier de hussards.
OLYMPE, à part.
Amélie.
Haut.
Le hussard, mais je n’en veux pas.
DERVIÈRES.
Il serait possible ?
OLYMPE.
À une condition... partez.
DERVIÈRES.
Et vous m’aimerez ?
OLYMPE.
Oui, oui, dépêchez-vous !
DERVIÈRES.
Et vous m’épouserez ?
OLYMPE.
Je ferai mon possible, allez, allez.
DERVIÈRES.
Mais où ?... Ah ! cette chambre ?
Il se dirige à gauche, deuxième plan.
OLYMPE.
La mienne, non, non.
DERVIÈRES, allant à droite.
Celle-là ?
OLYMPE, à part.
La chambre d’Amélie !
Haut.
Monsieur !
DERVIÈRES, entrant.
Voyez ce que je fais pour vous !
Scène XIV
CRAVACHON, AMÉLIE, OLYMPE
OLYMPE, voyant entrer Amélie à gauche.
Ah ! Dieu soit loué !
CRAVACHON.
Allons, allons, jeune homme, du calme !
AMÉLIE.
Morbleu ! ventrebleu ! sacrebleu !
OLYMPE, à part.
Dieu ! Comme elle jure !
CRAVACHON.
Monsieur !
AMÉLIE.
Je ne veux rien entendre !
CRAVACHON.
Mais...
AMÉLIE, frappant du pied.
Tête-bleue !
CRAVACHON.
Puisque je vous dis que c’est une ruse...
AMÉLIE.
Je n’aime pas les ruses.
CRAVACHON.
Une plaisanterie.
AMÉLIE.
J’abhorre les plaisanteries... vous m’avez insulté !
OLYMPE, à part.
Comment ! elle aussi !
AMÉLIE.
Ça ne se passera pas comme ça, mille bombes !
CRAVACHON.
À la fin, voilà un homme.
Haut, avec effusion.
Mon ami, je vous dois une réparation...
OLYMPE, à part.
Encore un duel !
CRAVACHON.
Touchez là : vous êtes mon gendre.
OLYMPE.
Hein ?
AMÉLIE.
Vrai ?... Eh bien ! j’accepte !...
OLYMPE, à part.
Par exemple !...
Haut.
Mais, papa...
CRAVACHON.
Te voilà... avance ici...
Il la prend par la main et la présente à Amélie avec cérémonie.
Monsieur, voilà ma fille... c’est jeune, c’est timide, ne faites pas attention à elle...
À Olympe.
Voici l’époux que je t’ai choisi... il réunit toutes les qualités...
OLYMPE.
Pourtant, papa...
CRAVACHON.
Pas d’observations... je connais Monsieur, je l’ai étudié, je l’ai éprouvé...
OLYMPE.
Si vous vous trompez...
CRAVACHON.
Je ne me trompe jamais.
OLYMPE, à part.
Là ! laissez donc faire les grands parents.
AMÉLIE, à part.
J’ai une envie de rire !...
Elle remonte la scène, en se donnant un air décidé.
CRAVACHON, à Olympe.
Regarde donc quel air décidé ! quelle tournure martiale !... C’est un héros que je t’ai donné là, ma fille... et un jour... qui sait ? il deviendra peut-être maréchal.
OLYMPE.
Oui, papa.
CRAVACHON.
Et toi on t’appellera Mme la maréchale.
OLYMPE.
Oui, papa.
CRAVACHON, à Amélie.
Alors, vous avez vu le feu ?
AMÉLIE.
Si j’ai vu le feu ! j’en ai vu plus d’un.
CRAVACHON.
Ah ! bah !
AMÉLIE.
Air connu :
Oui, mon vieux,
Courageux,
En tous lieux,
J’ai vu, par mes yeux,
Un peu tous les feux.
De retour,
En ce jour,
Je viens pour
Connaître, à son tour,
Celui de l’amour ;
J’ai vu le feu du canon,
Feu de peloton,
Feu de bataillon,
Feu de bastion,
Le feu du bivouac,
Le feu du tillac.
Même celui... du cognac !
Si je vous disais que le gouvernement a eu trois chevaux tués sous moi, monsieur.
CRAVACHON.
Et si je vous disais, moi, que j’en ai mangé, monsieur !
AMÉLIE.
De quoi, monsieur ?
CRAVACHON.
Du cheval, monsieur, et vous ?
AMÉLIE.
Moi,
Mon vieux, etc.
CRAVACHON, enthousiasmé.
Ah ! vous serez mon gendre ! vous serez mon gendre !
OLYMPE, à part.
Elle va tant faire, qu’elle va faire renvoyer l’autre.
CRAVACHON.
Je vais écrire au notaire.
AMÉLIE.
À la bonne heure !... j’aime qu’on mène les choses rondement.
CRAVACHON.
Et quant à cette permission que vous m’avez demandée pour voir le capitaine Doffin, je vais vous la donner.
Il va à la table à droite.
AMÉLIE, à part.
Ah ! enfin !
CRAVACHON, écrivant.
Demain, à dix heures, les portes vous seront ouvertes.
AMÉLIE.
Merci, major.
OLYMPE, bas à Amélie.
Tu n’y penses pas... Il y a ici un autre prétendu auquel tu nuis !
AMÉLIE, bas.
Ah ! bah ! tu l’aimes ?
OLYMPE, bas.
Dame ! tu ne peux pas le remplacer.
AMÉLIE, à part.
A-t-elle peur !
Elle indique par signes à Olympe qu’elle va tâcher d’arranger cela.
CRAVACHON, présentant un papier à Amélie.
Là, voilà la chose...
Amélie prend le papier.
Et ce soir, le contrat.
AMÉLIE et OLYMPE, à part.
Ce soir.
AMÉLIE.
Major, je suis on ne peut plus flatté de votre alliance, mais je n’ai pu encore m’expliquer avec Mademoiselle, et j’ignore si son cœur...
CRAVACHON.
Laissez donc ! elle vous adorera... un homme qui a eu trois chevaux tués sous le gouvernement !
À sa fille.
N’est-ce pas que tu...
OLYMPE.
Mais non, papa.
CRAVACHON, bas à Olympe.
Veux-tu te taire !...
Haut à Amélie.
Et puis, vous me plaisez, ça suffit... Vous avez de ça... c’est tout dire... Au moins, vous, vous saurez protéger votre femme ; et si une figure lui déplaît dans la rue, elle n’a qu’un mot à dire... vous mettez le particulier à l’infirmerie, vous... et vous croyez que ça ne flatte pas une demoiselle ?
AMÉLIE.
Cependant...
CRAVACHON.
Je vous dis que vous êtes mon homme et qu’elle vous chérira... Quant à moi, je suis si heureux de vous avoir pour gendre, que si vous n’épousez pas ma fille, je me bats avec vous... voyez...
Scène XV
OLYMPE, CRAVACHON, AMÉLIE, DERVIÈRES
DERVIÈRES, à Amélie.
Et si vous l’épousez, moi, je vous tue ! voyez !
AMÉLIE, à part.
Ah ! mon Dieu ! à l’autre maintenant !
CRAVACHON, à part.
Le poltron ! d’où sort-il ?
DERVIÈRES.
Décidez-vous bien vite... je veux en finir.
OLYMPE.
Un duel ! mais c’est impossible.
CRAVACHON, à Olympe.
Le hussard va lui appliquer son affaire.
DERVIÈRES, à Amélie.
J’attends votre réponse.
CRAVACHON, à Amélie en faisant le geste de donner un soufflet.
Comment, vous ne répondez pas...
AMÉLIE.
Si... si... Eh bien ! monsieur, c’est très bien !
Résolument.
Nous nous battrons ! Cinq minutes, et je suis à vous ! Major, ce jeune homme m’appartient, vous m’en répondez.
CRAVACHON.
Bravo !
Chœur.
AMÉLIE et DERVIÈRES.
Air de la Prova.
Pour laver cet outrage,
Je reviens à l’instant.
Revenez à l’instant.
Craignez tout de ma rage,
Car il me faut du sang !
CRAVACHON.
Comme il ressent l’outrage !
Son rival n’est pas blanc !
Pour apaiser sa rage,
Il lui faudra du sang !
OLYMPE.
Pourquoi tout ce tapage ?
On peut heureusement
Apaiser tant de rage
Sans répandre le sang.
Amélie sort, Dervières reste un instant au fond comme pour accompagner Amélie de ses menaces.
OLYMPE, revenant, à Cravachon.
Allez, papa, c’est affreux, toujours des querelles, des affaires d’honneur ; mais, cette fois, ce duel ne s’accomplira pas, car, puisqu’il faut vous le dire depuis ce matin vous guerroyez avec une femme, une de mes camarades de pension, ma meilleure amie.
Elle sort.
Scène XVI
CRAVACHON, DERVIÈRES, puis ANTONIN
CRAVACHON, à part.
Une femme... comment...
Examinant Dervières.
Il se pourrait... Au fait, cette poltronnerie n’était pas naturelle, et j’aurais dû me douter...
Il s’approche de Dervières en riant.
Eh ! eh ! eh !
DERVIÈRES.
La drôle de figure !
CRAVACHON, mignardement.
Eh bien ! nous voulons nous battre... avec ces petites menottes-là !... et les petits petons que voici ?
DERVIÈRES, à part.
Qu’est-ce qui lui prend ?
CRAVACHON.
Ah ! vous croyez qu’on a les yeux dans sa giberne ?
Lui frappant doucement sur la joue.
Petit lutin !
DERVIÈRES.
Eh ! morbleu, monsieur !
CRAVACHON, étonné.
Morbleu !
DERVIÈRES, avec emportement.
Ces plaisanteries... Si je ne respectais votre âge...
CRAVACHON, à part.
Comment ! elle me cherche querelle, à présent ? Ah çà ! mais, ce n’est donc pas...
Haut.
Vous êtes donc brave, vous ?...
DERVIÈRES.
Je ne crains personne.
CRAVACHON.
Vous vous êtes donc déjà battu ?
DERVIÈRES.
Vingt fois !
CRAVACHON.
Je n’y suis plus...
Haut.
Où ça ?
DERVIÈRES.
Partout !... Dernièrement encore, à Paris, à onze heures du soir, entre deux fiacres.
CRAVACHON, faisant un bond en arrière.
Entre deux fiacres !... vous avez dit : entre deux fiacres ! Chantez ! ou plutôt non, non, ne chantez pas !
DERVIÈRES.
C’est ça ! comment savez-vous ?...
CRAVACHON.
C’était moi, mon ami ! c’était moi !
DERVIÈRES, à part.
Lui !... je suis perdu !
CRAVACHON.
Enfin je vous retrouve... Embrassez-moi donc...puisque je vous dis que c’était moi !...
DERVIÈRES.
Vraiment ! Monsieur, je suis désolé !... j’espère du moins que vous êtes entièrement guéri ?
CRAVACHON.
Du tout ! ça me fait encore mal ! et c’est ce qui en fait le charme... Une égratignure, je l’aurais oubliée tout de suite avec son auteur, mais vous, ce n’est plus ça, aussi :
Air : Connaissez-vous le grand Eugène.
Je vous aimais sans vous connaître !
Enfin, Dieu merci, vous voilà !
Vous vous étiez montré mon maître,
Votre souvenir était là ;
Il était gravé là,
Il montre son cœur.
Puis là.
Il montre son épaule.
Vraiment la circonstance est drôle :
Quand vous m’avez porté ce coup vainqueur
Vous n’en vouliez qu’à mon épaule,
Et vous m’avez touché le cœur.
Ah çà ! vous dînez avec nous, n’est-ce pas ? Voyons, veux-tu prendre quelque chose ?
DERVIÈRES.
Merci mille fois.
À part.
Quel homme singulier !
Haut.
Je n’ose plus maintenant me présenter devant Mlle votre fille.
CRAVACHON.
Ma fille... mais, au contraire, plus que jamais, puisque le hussard... Je suis fixé sur le hussard.
Appelant.
Antonin !
ANTONIN, entrant.
Monsieur...
CRAVACHON.
Où est-elle ?
ANTONIN.
Qui ça ?
CRAVACHON.
Le lieutenant !
DERVIÈRES, à part.
Le lieutenant.
ANTONIN.
Il monte l’escalier... Je ne sais pas ce qu’il a, mais il est d’une joie...
CRAVACHON, à part.
Eh bien ! à la bonne heure ! nous allons rire.
Scène XVII
CRAVACHON, AMÉLIE, DERVIÈRES, puis OLYMPE et ANTONIN
AMÉLIE, à Dervières.
Eh bien ! petit, sommes-nous prêt ?
DERVIÈRES.
Je suis à vos ordres, monsieur.
CRAVACHON, goguenard.
Ah çà ! nous allons donc nous massacrer, nous tailler en pièces ?
DERVIÈRES.
Les témoins ?
AMÉLIE.
Je viens de prévenir le mien, et dans un instant...
CRAVACHON.
Oh ! sans le connaître, j’ai mieux que cela à lui offrir... un gaillard solide qui, une fois sur le terrain...
Il appelle.
Olympe ! Olympe !
Il monte la scène.
AMÉLIE, à Dervières.
Monsieur, entre deux rivaux on se doit de la franchise... me voilà prêt à vous donner toute satisfaction... Mais, avant tout, j’ai un aveu à vous faire...
À Cravachon qui s’est approché.
Pardon.
À Dervières.
Apprenez que depuis longtemps,
Avec fatuité.
je suis au mieux avec Mlle Olympe... depuis longtemps, je porte à ce doigt le gage d’une affection...
DERVIÈRES.
Monsieur ! c’est une infâme calomnie, et tout votre sang...
CRAVACHON et OLYMPE, qui entre.
Qu’y a-t-il donc, messieurs ?
DERVIÈRES.
Votre témoin ?
AMÉLIE.
Le capitaine Doffin.
CRAVACHON.
Le prisonnier !... impossible !
AMÉLIE.
Silence dans les rangs !... et lisez.
Elle lui présente un papier.
CRAVACHON.
Que vois-je !... « Ordre de mettre en liberté le capitaine Doffin, reconnu innocent. » Le capitaine !
DERVIÈRES.
C’est encore un nouveau prétexte... Finissons !
AMÉLIE.
Je ne me bats jamais sans son consentement.
CRAVACHON.
Et pourquoi ça ?
AMÉLIE.
Parce que...
CRAVACHON et DERVIÈRES.
Parce que ?...
AMÉLIE.
Parce que... c’est mon mari.
DERVIÈRES.
Son mari !
CRAVACHON.
Comment, vous seriez...
OLYMPE.
Mme Amélie Doffin, une de mes bonnes amies. Tu n’aurais pas deviné celui-là, toi, qui as vu le monde !
AMÉLIE.
Et mangé du cheval !
CRAVACHON.
Ah ! vieux quinze-vingts... Si je m’appelais Napoléon, je donnerais des lunettes à la garde impériale.
DERVIÈRES, à Amélie.
Ah ! madame, que d’excuses !
CRAVACHON.
Oui ! je comprends... vous vouliez voir votre mari à toute force, et...
À Olympe.
Elle est très espiègle, ton amie, très espiègle.
Prenant Dervières à part.
Ah çà ! dites-moi donc, mon cher... il y a une chose qui m’intrigue depuis longtemps... Quel diable de coup m’avez-vous donc porté ?
DERVIÈRES, de même.
Oh ! mon Dieu ! un coup bien simple... un coup de seconde.
CRAVACHON, de même.
Ah ! que c’est bête ! j’aurais dû parer cercle.
Avec solennité, haut.
Ma fille, voici l’époux que je vous ai choisi.
OLYMPE, à part.
Ah ! enfin !
CRAVACHON.
Et j’espère cette fois avoir eu la main heureuse.
ANTONIN, à Dervières.
Pour vous achever l’histoire de mon oncle... vous savez bien qu’il avait perdu l’ouïe...
DERVIÈRES, avec complaisance.
Eh bien ?
ANTONIN.
Eh bien ! il ne l’a pas retrouvée.
CRAVACHON, à Dervières.
Dites donc, Dervières, si vous étiez bien gentil, vous me feriez répéter ce coup-là, hein ? Avant la nuit, nous avons bien le temps de faire un petit assaut.
DERVIÈRES.
Avec plaisir !
Antonin remet à Cravachon ses fleurets ; celui-ci en donne un à Dervières, et se met en garde. En ce moment, Olympe, qui a causé bas avec Amélie, se retourne.
OLYMPE.
Mais, que faites-vous donc ?
CRAVACHON.
Ne t’inquiète pas, nous réglons les clauses du contrat.
Air final des Gants jaunes.
Il faut bien que je reconnaisse,
Avant tout, son identité...
Le coup qu’il m’a déjà porté ;
Il me doit cette indemnité.
Au public.
Soyez, messieurs, de cette affaire
Les témoins désintéressés
Grâce à votre concours, j’espère,
Que nous n’aurons pas de blessés.
TOUS.
Grâce à votre concours, etc.