Le Gendre en surveillance (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
Comédie en un acte, mêlée de chants.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 11 décembre 1857.
Personnages
BARADUC
EDMOND DARESSY
BERNADOUX
JEAN, domestique
ZÉMIRE, femme de Daressy
VIRGINIE, femme de Bernadoux
La scène est à Paris chez Daressy.
Le théâtre représente un salon : porte au fond, portes latérales, porte dans l’angle droit, cheminée dans l’angle gauche, guéridon au milieu.
Scène première
JEAN, puis BARADUC
Au lever du rideau il fait nuit. La scène est vide. On entend un violent bruit de sonnette à la porte extérieure.
JEAN paraît à moitié habillé, un bougeoir à la main, deuxième porte à droite. Demi-jour à la rampe ; nuit au dehors.
Voilà !... voilà !... Qui est-ce qui peut sonner à six heures du matin ?...
Allant ouvrir la porte du fond.
Est-ce que le feu serait à la maison ?...
BARADUC entre vivement et très agité.
Où est mon gendre ? Je veux parler à mon gendre !
JEAN, effrayé.
Ah ! mon Dieu !... monsieur Daressy ?... il dort !
BARADUC.
Réveille-le !... il faut que je lui parle ! Je ne peux pas vivre comme ça ! il le faut !
JEAN, allumant une bougie sur le guéridon.
Tout de suite ! tout de suite ! Je vais frapper à la porte de la chambre à coucher.
À part, entrant à droite, première porte.
Il est arrivé un malheur, bien sûr.
Il disparaît.
Scène II
BARADUC, seul
C’est affreux ! c’est révoltant ! mon gendre trompe Zémire !!! ma fille unique... un ange... une fleur... le misérable ! après ses promesses, après ses serments... car je lui en ai fait faire trois... un à la mairie, un autre avant d’y entrer, et le troisième en sortant... Je voulais que Zémire fût heureuse... je le voulais ! C’est pour cela que j’avais toujours refusé de la marier ; au moins je ne l’aurais pas trompée, moi ! tandis que lui, le brigand l il a une maîtresse... peut-être deux... peut-être trois... peut-être... comme les Turcs !... Ah ! si ma fille venait à se douter... elle en mourrait... et moi aussi !... et ma femme aussi !... Je n’ai pas ! fermé l’œil de la nuit, je me retournais, j’étais agité, c’est au point que ma femme... je lui ai dit que j’avais pris du café ! je me suis levé, je me suis habillé, et me voici !...
JEAN, rentrant.
Monsieur se lève.
Il sort par le fond et ferme la porte.
BARADUC.
Il se lève !... à six heures ! il devrait être levé ! mais l’homme ! débauché se lève tard ! Oh ! je vais lui demander une explication.
Air d’Aristippe.
Je viens à lui, plein d’indulgence,
Lui tendre la main d’un ami...
Pourvu qu’il n’ait pas l’impudence
De nier ses torts aujourd’hui.
Oh ! s’il niait... malheur à lui
Mais si, dans un aveu sincère,
Il courbe un front humilié...
Je me connais, je suis bon père...
Avec force.
Je le massacre sans pitié ! (bis.)
Scène III
BARADUC, EDMOND, en robe de chambre, avec ses pantoufles et sans cravate
EDMOND, avec empressement, entrant par la droite, premier plan.
Pardon, beau-père... j’étais couché... qu’y a-t-il ? parlez !
BARADUC.
Personne ne peut nous entendre ?
EDMOND.
Non !... vous m’effrayez !... est-ce que votre femme serait malade ?
BARADUC.
Ma femme se porte à merveille... Asseyons-nous.
Ils s’asseyent au guéridon.
EDMOND.
Ah ! mon Dieu ! quelle solennité !
BARADUC.
Monsieur, vous êtes sorti hier soir ?
EDMOND.
Je crois que oui...je sors presque tous les soirs...
BARADUC.
Vous êtes rentré tard ?
EDMOND.
Mais, dame !...
BARADUC.
Vous êtes rentré à onze heures trente-cinq !
EDMOND.
C’est possible ; mais je ne devine pas...
BARADUC.
À neuf heures, vous vous êtes promené dans le passage de l’Opéra jusqu’à neuf heures quarante-deux.
EDMOND.
Eh bien ! où est le mal ?
BARADUC.
Un homme marié... qui se promène dans le passage de l’Opéra jusqu’à neuf heures quarante-deux ! Ah ! Monsieur !
EDMOND.
Pardon, beau-père... est-ce pour me dire ça que vous êtes venu me réveiller ?...
BARADUC.
Je continue... À neuf heures quarante-deux, vous êtes entré, chez la marchande de fleurs...
EDMOND.
Ah çà ! vous étiez donc dans ma poche !
BARADUC.
Vous y avez acheté un bouquet quinze francs, qu’on vous faisait dix-huit.
EDMOND.
C’est vrai !... j’ai marchandé... cela prouve que j’ai de l’ordre.
BARADUC.
Je continue... Après, vous vous êtes rendu rue Taitbout, n° 22... N’essayez pas de le nier !
EDMOND.
Mais je ne le nie pas !
BARADUC.
Vous êtes monté au second... avec votre bouquet, vous avez sonné, on vous a ouvert... et vous êtes entré...
EDMOND.
Naturellement... puisqu’on m’ouvrait !
BARADUC.
À onze heures huit, vous êtes sorti de cette maison.
EDMOND.
Parfaitement exact !
BARADUC.
Et vous n’aviez plus votre bouquet ! qu’aviez-vous fait de votre bouquet ?
EDMOND.
Mais...
BARADUC, l’interrompant.
Donc vous trompez Zémire ! vous trompez Zémire !
Ils se lèvent.
EDMOND.
Ah ! je l’attendais ! Que diable ! beau-père, vous n’êtes pas charitable... me faire sortir d’un lit bien chaud, à six heures du matin... pour me répéter ce que vous m’avez dit hier, et ce que vous me direz probablement demain.
BARADUC.
Mais, Monsieur...
EDMOND.
Dans le jour, passe encore... mais la nuit... je demande grâce.
BARADUC.
Ne rions pas, Monsieur...
EDMOND.
Je le veux bien... parlons sérieusement... Tenez, beau-père, vous êtes un excellent homme, plein de droiture, de loyauté... en quittant le notariat, vous avez emporté l’estime de tous vos confrères...
BARADUC.
Je m’en flatte !
EDMOND.
Mais vous avez un défaut... je me trompe... une protubérance !
BARADUC.
Monsieur Edmond !
EDMOND.
Vous avez la protubérance paternelle beaucoup trop développée : vous aimez votre fille jusqu’à l’adoration.
BARADUC.
Un ange !
EDMOND.
Je dirai plus, vous l’aimez jusqu’à la jalousie...
BARADUC.
Assez !
EDMOND, regardant la pendule.
Pourquoi ?... nous avons le temps... six heures un quart !... et puisque vous avez eu la bonté de me réveiller... causons !
Il s’assied à la place qu’a quittée Baraduc.
BARADUC.
Soit !
Il s’assied à la place qu’a quittée Edmond.
EDMOND.
Vous avez toujours été convaincu que personne ne pourrait faire le bonheur de votre fille !... vous ne vouliez pas la marier ; vous avez résisté jusqu’au dernier moment en lui prédisant qu’elle serait malheureuse...
BARADUC.
Parbleu !
EDMOND.
Et maintenant qu’elle est ma femme... pour ne pas en avoir le démenti... vous voulez absolument qu’elle soit trompée !
BARADUC.
Moi ?
EDMOND.
Prenez-y garde... à force de me répéter : « Vous trompez Zémire !... » vous pourriez m’en donner la pensée !
Il se lève.
BARADUC, se levant.
Comment !
EDMOND.
Air nouveau de Couder.
I.
Écoutez ce récit Vulgaire :
Quand j’étais un jeune écolier,
Dans le jardin de mon grand-père
S’élevait un très beau prunier ;
Et, dans ses craintes importunes,
Grand-père, toujours sur mes pas,
Me criait : « Tu manges mes prunes ;
« Malheureux ! tu manges mes prunes ! »
Moi, vraiment, je n’y pensais pas. (bis.)
BARADUC, parlé.
Il n’est pas question de prunes.
EDMOND, parlé.
Attendez !
II.
Mais ces reproches monotones
Devaient finir par m’allécher :
Ces prunes-là sont donc bien bonnes,
« Puisqu’on me défend d’y toucher ? »
J’en croquai soudain quelques-unes...
Voilà comment les grands-papas,
Par leurs défenses importunes,
Font que leurs fils croquent les prunes...
Auxquelles ils ne pensaient pas. (bis.)
BARADUC.
Ah ! vous l’avouez donc !
EDMOND.
J’avoue que j’ai mangé des prunes dans le jardin de mon grand-père !... mais tromper ma femme... jamais !
BARADUC.
Et ce bouquet... de quinze francs ?...
EDMOND.
C’était hier la Sainte-Marguerite... Ma tante Foubert s’appelle Marguerite, et...
BARADUC.
Et vous avez été lui souhaiter sa fête ?
EDMOND.
Voilà !
BARADUC.
Jusqu’à onze heures huit ?
EDMOND.
Mon Dieu, oui !
BARADUC.
Avec un bouquet de quinze francs... pour une tante !... et vous croyez me faire avaler ça ?... Ça coûte six francs, les bouquets de tante !
EDMOND.
Permettez...
BARADUC.
J’ai vécu, Monsieur !... moi aussi, j’ai souhaité la fête à des tantes Marguerite... qui ne m’étaient nullement parentes !...
EDMOND.
Depuis votre mariage ?
BARADUC.
Oui, Monsieur !
EDMOND.
Ah ! beau-père !...
BARADUC.
C’est-à-dire... non ! avant !... Vous me faites dire des sottises !
EDMOND.
C’est entre nous... je n’en dirai rien à madame Baraduc !
BARADUC.
Pas de pantalonnades, je vous prie§... Voyons, Edmond... un bon mouvement... Je suis votre père... votre beau-père... avouez-moi tout...
EDMOND.
Quoi ?
BARADUC.
N’est-ce pas, que vous trompez Zémire ?
EDMOND.
Ah ! encore !... c’est une infirmité !
BARADUC.
Mon gendre !
EDMOND.
Quand vous aurez des preuves... très bien !... mais jusque là... Le froid me gagne... le sommeil aussi... et comme nous n’avons plus rien à nous dire... je vous demande la permission de me recoucher...
BARADUC.
Cependant, Monsieur...
EDMOND.
Quand vous aurez des preuves... Bonsoir, beau-père !
Il rentre dans sa chambre.
Scène IV
BARADUC, puis JEAN
BARADUC, seul.
Des preuves !... mais, malheureux !...
Par réflexion.
La vérité est que je n’en ai pas... mais j’en aurai... j’en chercherai... quand je devrais...
Apercevant un habit sur une chaise.
Tiens, son habit... voyons donc !... C’est peut-être mal ; mais je suis responsable du bonheur de ma fille... et puis on ne me voit pas.
Il fouille.
Un mouchoir... La Patrie... des gants... de femme, sans doute !...
Regardant la marque.
8 3/4... Non, c’est une patte d’homme... une patte de gendre !... Dire qu’elles nous quittent pour épouser du 8 3/4 !...
Fouillant.
Un papier !... une lettre... à la vanille !...
Cachant vivement la lettre.
Oh ! du monde !...
JEAN, rentrant par la deuxième porte à droite, avec un bougeoir.
Tiens, vous êtes encore là, Monsieur ?
BARADUC.
Oui... tu vois... je me promène... je prends le frais !
JEAN.
Pardon, Monsieur... c’est que...
BARADUC.
Quoi ?
JEAN, lui bâillant au nez.
Est-ce que vous n’avez pas envie de dormir ?
BARADUC.
Si... éclaire-moi.
À part.
Je vais savoir ce qu’il y a dans cette lettre...
La flairant.
C’est bien de la vanille... oh !
Il remonte.
Ah ! brigand !
JEAN, le reconduisant.
Moi, Monsieur ? Bonsoir, Monsieur, bonsoir !
Baraduc sort. Seul.
Ah ben !... il peut se flatter de m’avoir coupé un fameux rêve avec sa sonnette.
Il éteint la bougie et la met sur la cheminée.
Je rêvais que j’allais manger du melon au mois de janvier !... on le coupait... c’était un monsieur bien mis... sourd, mais bien mis.
Bâillant.
Je vais me recoucher... mais je ne retrouverai plus ça... je suis capable de rêver épinards... et je ne peux pas les souffrir !
Au moment où il va sortir, la sonnette de l’extérieur s’agite avec violence.
Scène V
JEAN, puis BARADUC
JEAN, reparaissant avec son bougeoir.
Voilà ! voilà !... on ne peut donc pas dormir aujourd’hui ?
Il ouvre la porte.
BARADUC, se précipitant dans le salon.
Où est mon gendre ?
JEAN.
Encore lui !
BARADUC.
Je veux parler à mon gendre !
JEAN.
Il vient de se recoucher !
BARADUC.
Dis-lui de se relever !... il le faut ! il le faut !
JEAN.
On y va !
Il sort à droite, première porte, et laisse le bougeoir sur le guéridon.
Scène VI
BARADUC, seul
Cette fois... j’en ai... des preuves !... cette lettre... à la va nille... que je viens de lire sous un bec de gaz... c’est horrible !
Il prend le bougeoir sur le guéridon, et lit.
« Cher trésor, dans quelques jours je serai à Paris, près de toi... j’ai décidé mon croquemitaine de mari à m’accompagner... »
Parlé.
Elle est mariée, et elle traite son mari de croquemitaine !
Reprenant sa lecture.
« Tu sais qu’il n’est pas gênant... »
Parlé.
Parbleu !
Lisant.
« Nous pourrons donc passer ensemble quelques-unes de ces bonnes journées... qu’on n’oublie pas... »
Parlé.
Et allez donc !
Lisant.
« À bientôt ! je t’embrasse bien fort... bien fort... bien fort !... »
Parlé.
Trois fois bien fort !... c’est trop fort.
« Signé VIRGINIE. »
« Post-scriptum. J’ai fait monter tes chevaux... » Hein ? ah ! non ! « tes cheveux... en bracelet, et toi ? qu’as-tu fait des miens ? »
Parlé.
Je crois que c’est clair...
Il souffle : le bougeoir ; jour en scène et au dehors.
Ils se tutoient !... ils échangent des chevaux...
Se reprenant.
des cheveux... et il y a un mari qui n’est as gênant !
Avec triomphe.
Ah ! j’espère qu’on trompe Zémire !
Il se frotte les mains avec joie et s’arrête tout à coup en disant.
C’est horrible !
Scène VII
BARADUC, EDMOND, puis ZÉMIRE
EDMOND, entrant habillé, première porte à droite, précédé par Jean, qui sort par le fond et ferme la porte.
Encore vous, beau-père ?... ce n’est pas un reproche, mais...
BARADUC, froidement.
Oui, Monsieur ; vous avez tenu à ce que j’apportasse des preuves...
EDMOND.
Eh bien ?
BARADUC.
Eh bien ! j’en apporte... d’irrécusables !
EDMOND.
Ah bah !
BARADUC, tirant la lettre de sa poche.
Vous allez m’expliquer, sans doute...
ZÉMIRE, entrant vivement, première porte à droite.
Bonjour, papa !...
BARADUC, cachant la lettre.
Ma fille ! pas devant elle !., elle en mourrait !
EDMOND.
Voyons, beau-père ?
BARADUC.
Chut ! taisez-vous donc !...
ZÉMIRE.
Qu’y a-t-il ?
BARADUC.
Rien !... nous causions du boulevard de Sébastopol.
ZÉMIRE.
Vous êtes déjà venu ce matin ?
EDMOND.
C’est-à-dire, cette nuit !
ZÉMIRE.
Il s’agissait donc d’une affaire bien importante ?
BARADUC.
Du tout... je venais simplement savoir des nouvelles de votre santé... en sortant de la Bourse...
EDMOND.
À six heures du matin !
BARADUC.
C’est-à-dire... Mais taisez-vous donc !
ZÉMIRE.
Comment pourrions-nous être malades, nous sommes si heureux !
À Edmond.
Tu ne m’as pas encore embrassée.
BARADUC, arrêtant sa fille au moment où Edmond va l’embrasser, et l’embrassant avec effusion.
Ah ! pauvre enfant ! pauvre enfant !
ZÉMIRE.
Qu’avez-vous donc... vous soupirez ?... est-ce que vous doutez encore de notre bonheur ?
EDMOND.
Oui, beau-père... est-ce que vous doutez ?...
Il embrasse Zémire.
BARADUC.
Moi ! oh ! grand Dieu !
Bas à Edmond, au-dessus de la tête de Zémire.
Monsieur, nous causerons tout à l’heure !
ZÉMIRE.
Hein ?
BARADUC.
Rien... Je dis : Nous causions tout à l’heure.
ZÉMIRE.
Mon mari est si bon pour moi !
BARADUC, d’un air contraint.
Oui... sans doute,... ce brave Edmond !... je l’aime comme un fils.
ZÉMIRE.
C’est pour cela que vous ne l’embrassez jamais.
BARADUC.
Moi ?... oh ! nous ne nous embrassons pas... parce qu’entre hommes...
ZÉMIRE, faisant passer Edmond.
Voyons !... embrassez-le ! je le veux... pour me faire plaisir !
EDMOND, à part.
Comme ça se trouve !
Ouvrant les bras.
Allons ! beau-père !
BARADUC.
Comment donc !... ce brave Edmond !
Bas à Edmond, en l’embrassant.
Nous causerons tout à l’heure.
À part.
Il sent le patchouli !
Embrasant sa fille. À part.
Ma fille ne le sent pas ! pauvre enfant !
ZÉMIRE.
C’est que vous ne pouvez pas vous figurer la douceur de notre ménage... c’est tous les jours une surprise, ou une fête nouvelle...
Air : Dans un amoureux délire (Joconde).
Je ne vis que pour lui plaire !
EDMOND.
Sa tendresse est tout pour moi !
ZÉMIRE.
Son bonheur est ma chimère !
EDMOND.
Et le sien, ma seule loi !
ENSEMBLE.
Ah ! c’est le bonheur suprême
De se dire nuit et jour :
Le cœur de { celui que j’aime
{ celle
Sait me rendre amour
Pour amour !
BARADUC, à part.
A-t-elle un bandeau, la malheureuse !
EDMOND, prenant les mains de sa femme.
Ah ! si vous saviez comme nous nous aimons !
BARADUC, passant entre eux.
Oui... comme Paul
Appuyant.
et Virginie !
EDMOND et ZÉMIRE...
Virginie !
BARADUC, à part.
Il a tressailli !
Haut.
C’est un livre de M. Bernardin de Saint-Pierre... qui finit malheureusement !... très malheureusement !
ZÉMIRE.
Ah ! mon Dieu ! quel air tragique !
BARADUC, vivement.
Du tout ! je suis très gai !
Bas à Edmond.
Nous causerons tout à l’heure !
Scène VIII
BARADUC, EDMOND, ZÉMIRE, JEAN, puis BERNADOUX et VIRGINIE
JEAN, entrant par le fond ; à Edmond.
Monsieur...
EDMOND.
Quoi ?
JEAN.
C’est un monsieur et une dame avec des bagages... voici leur carte...
EDMOND, lisant.
Bernadoux !
ZÉMIRE.
Eux ! oh ! quel bonheur !
EDMOND, à Jean.
Qu’ils entrent ! vite !
BARADUC.
Qu’est-ce que c’est que Bernadoux ?
EDMOND.
Un négociant de Lyon...
ZÉMIRE.
Sa femme est une de mes meilleures amies de pension.
Bernadoux et Virginie entrent.
EDMOND, allant au-devant d’eux.
Madame... Ah ! les voici ! Ce cher-Bernadoux...
Saluant Virginie.
Madame...
ZÉMIRE, à Virginie.
Que c’est aimable à toi !
Ils s’asseyent.
BERNADOUX.
Vous le voyez... nous descendons chez vous sans façon...
VIRGINIE.
Et pour quinze jours encore !
ZÉMIRE.
Un mois ! deux mois si tu le veux... je te présente mon père...
BARADUC, saluant.
Madame...
EDMOND, à Bernadoux.
Et comment se portent le Rhône et la Saône ?
BERNADOUX.
Parfaitement... Cette année, ils gardent le lit...
BARADUC, riant.
Ah ! ah ! le lit !
À part.
Il est spirituel ce Lyonnais !
ZÉMIRE, à Virginie.
Ce soir nous allons à l’Opéra... mon mari prendra une loge...
EDMOND.
C’est convenu...
BERNADOUX.
Chose convenue, chose due...
BARADUC, riant.
Ah ! ah !...
Sérieux.
Ah ! mais... non...
BERNADOUX.
Mais...
ZÉMIRE.
Oh ! vous nous appartenez, nous ne vous ferons grâce d’aucune fête, d’aucune curiosité... d’aucun monument...
BERNADOUX.
Mille fois trop bonne... je vous demanderai seulement quelques heures pour aller consulter un notaire sur une affaire de succession qui m’intéresse...
EDMOND.
Un notaire ! mais nous en avons un attaché à l’établissement depuis six heures du matin jusqu’à...
BERNADOUX.
Comment ?
EDMOND.
Voilà ! Monsieur Baraduc, mon beau-père !
On se lève.
BARADUC, allant à Bernadoux.
J’ai vendu... mais pour vous... j’exerce toujours pour mes... pour nos amis...
BERNADOUX.
Ah ! Monsieur ! que de remerciements !
Allant à lui.
C’est assez compliqué... Figurez-vous que Isidore-Étienne Cornuau, petit-fils de...
ZÉMIRE et VIRGINIE.
Plus tard ! plus tard !
ZÉMIRE.
Votre chambre est prête... permettez-moi de vous installer.
Ensemble.
Air de Couder.
ZÉMIRE.
De te revoir je suis ravie !
Quel bonheur longtemps souhaité,
D’offrir à ma meilleure amie
Une franche hospitalité !
VIRGINIE.
De te revoir je suis ravie !
Quel plaisir longtemps souhaité,
D’accepter d’une tendre amie
Une franche hospitalité !
BERNADOUX.
Ah ! dans cette maison amie,
On trouve tout à volonté,
Accueil charmant, table choisie,
Même un notaire retraité.
EDMOND.
Ici, point de cérémonie !
Usez de tout à volonté,
De vous obliger, je parie,
Mon beau-père sera flatté !
BARADUC, à part.
Tu crois masquer ta perfidie,
Sous ces airs d’aimable gaîté !
Mais ce voile d’hypocrisie
Cache mal ta perversité.
Malgré la visite imprévue
Qui vient envahir ta maison,
Je ne te perdrai pas de vue,
Époux déloyal et félon !
Reprise de l’ensemble.
Bernadoux, virginie et Zémire sortent ; deuxième porte à droite.
Scène IX
EDMOND, BARADUC, puis ZÉMIRE
BARADUC, à part.
Enfin ! nous voilà seuls !... du calme et de la fermeté !
EDMOND, prenant son chapeau.
Je cours à l’Opéra pour retenir une loge !
BARADUC, arrêtant Edmond au milieu de la scène.
Monsieur, je suis arrivé à un âge où l’homme comprend toutes les faiblesses...
EDMOND.
Oh ! pardon ! je suis pressé !
BARADUC.
Où allez-vous donc ?
EDMOND.
Je vous l’ai dit, à l’Opéra...
BARADUC.
Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça.
EDMOND.
Comment ?
BARADUC.
J’ai vécu !... Voyons, dites-moi tout.
EDMOND.
Je n’ai rien à vous dire.
BARADUC.
Mais moi, j’ai à vous parler ; asseyez-vous.
Il lui avance un siège, le fait asseoir et s’assied lui-même ; Edmond s’esquive en riant.
Monsieur, je suis arrivé à un âge où l’homme comprend toutes les faiblesses...
Il se retourne et s’aperçoit qu’Edmond est parti. Se levant.
Comment ! il est parti !... il me plante là !... où va-t-il ! chez cette créature sans doute !... oh ! je le saurai !... c’est mon de voir !... Il croit m’échapper, mais j’ai mon moyen !
Il tire de sa poche une paire de moustaches qu’il s’applique et des lunettes bleues qu’il met.
Quel métier je fais depuis huit jours ! un ancien notaire de Seine-et-Oise !
Il remonte vers là porte de sortie.
ZÉMIRE, paraissant et appelant.
Jean ! Jean !
Apercevant Baraduc avec ses lunettes et ses moustaches.
Hein ? mon père ! qu’est-ce que cela signifie ?
BARADUC, avec exaltation.
Rien ! c’est pour ton bonheur ! moi, vivant, on ne te trompera pas ! je ne le veux pas.
ZÉMIRE.
Hein ?
BARADUC.
Je ne le veux pas !...
Il sort vivement à la suite d’Edmond.
ZÉMIRE, seule.
Me tromper ! mais qui donc ?... depuis mon mariage, je me sais ce qu’à mon père... il m’embrasse et pousse des soupirs... Ah ! mon Dieu ! est-ce que mon mari ? Oh ! non !... c’est impossible ! Edmond m’aime, et puis c’est un honnête homme.
Scène X
ZÉMIRE, VIRGINIE, puis EDMOND, puis BARADUC
VIRGINIE, entrant par la droite, deuxième porte.
Ma chère amie, tu nous as fait meubler un petit palais... des tapis, des bronzes, des fleurs !... je ne pourrai plus retourner à Lyon !
ZÉMIRE.
Cette bonne Virginie ! je le voudrais bien !... Mais où est donc ton mari ?
VIRGINIE.
M. Bernadoux ?... je ne sais pas... je crois qu’il se fait la barbe... tu sais qu’il n’est pas gênant...
ZÉMIRE.
Oui, tu me l’as dit dans ta lettre... une question... tu n’as jamais été jalouse, toi ?
VIRGINIE, gaiement.
De M. Bernadoux ? ma foi ! non !... je lui garde cela pour ses vieux jours... quand il prendra du ventre... pour le faire maigrir !
ZÉMIRE.
Toujours rieuse !
VIRGINIE.
Pourquoi me demandes-tu cela ?
ZÉMIRE.
Oh ! pour rien !
VIRGINIE.
Tiens ! voilà le bracelet que je me suis fait faire avec tes cheveux...
ZÉMIRE.
Oh ! il est charmant !... mieux que le mien !... sais-tu qu’on travaille bien à Lyon !
VIRGINIE.
À Lyon ? par exemple !
Air de Madame Favart.
À ce bijou, gage de la tendresse,
J’ai voulu donner plus de prix.
Vois ce travail ! quelle délicatesse !
Art merveilleux de notre cher Paris !
Plus modeste en ses industries,
Lyon pourtant à tort serait jaloux :
Je lui prends... pour moi ses soieries,
Et ses marrons... pour monsieur Bernadoux.
EDMOND, rentrant par le fond, avec un coupon de loge.
Voici !... une première loge de face... on donne Guillaume-Tell.
VIRGINIE.
Bravo ! c’est toujours nouveau.
ZÉMIRE.
Voyons ! qu’allons-nous faire de notre journée ?
VIRGINIE.
Oh ! ne vous inquiétez pas de nous ! je compte prendre le bras de M. Bernadoux, et aller voir l’exposition de peinture...
EDMOND.
Monsieur votre mari est amateur de tableaux ?
VIRGINIE.
Lui ! il ne regarde que les étoffes... après ça, en sa qualité de fabricant de tissus...
BARADUC entre vivement par le fond. Il a oublié d’ôter ses lunettes et ses moustaches, à part.
Il m’a échappé !
ZÉMIRE.
Papa !
EDMOND.
Le beau-père ! en moustaches !
VIRGINIE.
Et en lunettes !
BARADUC, ôtant vivement ses lunettes et ses moustaches.
Ils m’ont vu !...
EDMOND, à part.
Il devient fou !
BARADUC, ahuri.
Je me suis trompé... j’ai suivi un autre fiacre... à pied.
ZÉMIRE.
Mais pourquoi suivre un fiacre ?
BARADUC.
Oh ! pour rien ! machinalement !... il s’est arrêté devant Vachette... le restaurateur... je me suis jeté sur la portière... je l’ai ouverte !... et je me suis trouvé nez à nez avec un militaire... et une dame !... ils m’ont donné deux sous !...
EDMOND.
Vous les avez acceptés ?
BARADUC.
Machinalement !
TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah !
BARADUC, bas, à Edmond.
Bien joué, Monsieur !... mais je vous repincerai !
EDMOND.
Plaît-il ?
Scène XI
ZÉMIRE, VIRGINIE, EDMOND, BARADUC, BERNADOUX
VIRGINIE, à Bernadoux qui entre par la droite, deuxième porte.
Arrivez donc, mon ami, on n’attend plus que vous !
BERNADOUX.
Mille pardons... mais quand on descend de chemin de fer...
VIRGINIE, devant la glace, mettant son chapeau.
J’ai disposé de votre bras...
BERNADOUX.
Vraiment ?
VIRGINIE.
Pour toute la journée... Nous allons à l’exposition de peinture...
BERNADOUX.
Oh ! oh !... c’est que les tableaux... je ne suis pas très amateur... Si nous remettions ça à la semaine prochaine ?
VIRGINIE.
Comment ! Monsieur !... vous refusez ?
BERNADOUX.
Non ! mais...
BARADUC, à part.
Oh ! quelle idée !
Haut.
Pardon !... j’ai un moyen de tout concilier... Monsieur ne peut sortir ; je le garde pour causer de cette affaire de succession...
BERNADOUX.
Ah ! oui !
BARADUC.
Et je vous remets aux mains d’un charmant cavalier... qui vous expliquera tous les sujets de tableau... avec les noms des peintres... c’est un livret !
VIRGINIE et ZÉMIRE.
Qui ça ?
BARADUC.
Mon gendre !
EDMOND.
Moi !
BARADUC.
Il est libre ! il n’a absolument rien à faire...
EDMOND, bas.
Permettez...
BARADUC, le faisant passer.
Et il se fera un vrai plaisir...
EDMOND, à Virginie.
Certainement, Madame... trop heureux !...
VIRGINIE.
J’accepte de grand cœur, Monsieur...
BARADUC, à part.
Comme ça, il n’ira pas ailleurs !...
Ensemble.
Air de Couder.
BARADUC.
Le guide qu’on vous donne,
Je vous le garantis
Pour un bon cicérone
Et des plus érudits.
ZÉMIRE.
Le guide qu’on te donne, etc.
EDMOND.
Du titre qu’on me donne,
Madame, je rougis,
Car votre cicérone
Est des moins érudits.
VIRGINIE.
Le guide qu’on me donne
Est des plus érudits :
Un pareil cicérone
N’a vraiment pas de prix.
BERNADOUX.
Le guide qu’on te donne
Est des plus érudits :
Un pareil cicérone
N’a vraiment pas de prix.
BARADUC, à part.
Oui, cette promenade
Le vexe et lui déplaît,
Et de quelque incartade
Déroute le projet.
Reprise de l’ensemble.
Edmond et Virginie sortent par le fond. Zémire rentre à gauche.
Scène XII
BARADUC, BERNADOUX
BARADUC, à part se frottant les mains.
Il doit être furieux !... Il faudra que je lui trouve autre chose pour demain... Tiens ! je le ferai monter sur la colonne !
BERNADOUX, qui a tiré des papiers de sa poche ; il s’est assis au guéridon.
Voici l’affaire... c’est assez compliqué... Figurez-vous qu’Isidore-Étienne Cornuau...
BARADUC.
Qui ça ? Quoi ?
BERNADOUX.
Eh bien ! ma consultation !
BARADUC.
Ah ! c’est vrai !
À part.
Je l’avais oublié.
Haut.
Nous disons qu’Isidore-Étienne Cornuau...
Il s’assied.
BERNADOUX.
Était petit-fils de Jean-Louis Cornuau, décédé à Beaucaire...
BARADUC, distrait et préoccupé.
Oui... très bien !... c’est une bonne idée...
BERNADOUX, continuant.
Lequel laissa trois enfants... le premier Charles Cornuau... le second Victor Cornuau... vous comprenez ?...
BARADUC.
C’est-à-dire... je comprends que ça fait bien des Cornuau ?
BERNADOUX.
Le troisième Stéphanie-Madeleine Cornuau, aïeule maternelle de Virginie, ma femme...
BARADUC.
Hein ? Virginie ! votre femme s’appelle Virginie ?
BERNADOUX.
Oui.
BARADUC, se levant, à part et tirant de sa poche la lettre qu’il a prise dans l’habit d’Edmond.
Ah ! mon Dieu ! est-ce que ce serait...
BERNADOUX.
Isidore Cornuau mourut sans enfants...
BARADUC, à part.
Elle parle d’un mari qui n’est pas gênant !
BERNADOUX.
Mais il laissa un testament... dont voici la copie de la main de ma femme...
BARADUC, vivement.
De la main de votre femme ! donnez !
Il le lui arrache. À part.
Juste ! la même écriture que la lettre !
BERNADOUX, étonné.
Quoi ?
BARADUC.
Et vous les laissez aller au musée !
BERNADOUX.
Qui ça ?
BARADUC.
Lui et elle !... et vous croyez qu’ils y sont ? Allons donc !... allons donc !...
BERNADOUX.
Qu’est-ce que vous avez ?
BARADUC.
Ah çà ! vous ne voyez donc rien, malheureux Cornuau !...
BERNADOUX.
Hein ?
BARADUC.
Non... Bernadoux ! vous ne voyez donc pas qu’on fait la cour à votre femme ?
BERNADOUX.
À Virginie ! qui ça ?
BARADUC.
Quelqu’un de cette maison... elle lui a donné de ses cheveux ! elle lui écrit des lettres !...
BERNADOUX, se levant.
Nommez-le, Monsieur ! je vous somme de le nommer !
Scène XIII
BARADUC, BERNADOUX, ZÉMIRE
ZÉMIRE, entrant.
Quel bruit ! qu’y a-t-il ?
BARADUC, terrifié.
Ma fille ! silence !
BERNADOUX, très animé.
Il y a qu’on se permet de faire la cour à ma femme, à mon nez et à ma barbe !
BARADUC.
Mais non !
Bas.
Taisez-vous donc !
ZÉMIRE, à Bernadoux.
À Virginie ? vous n’y pensez pas ! C’est impossible !
BERNADOUX.
C’est monsieur votre père qui vient de me le dire !
BARADUC.
Moi ?... je n’ai pas ouvert la bouche...
ZÉMIRE.
C’est une folie...
BARADUC.
Oui... Monsieur est absurde ! spirituel, mais absurde !
BERNADOUX.
Absurde ! ne m’avez-vous pas dit à l’instant... quelqu’un de cette maison...
ZÉMIRE.
De cette maison ?... Ah ! mon Dieu !
BARADUC, bas à Bernadoux.
La !... vous voilà bien avancé !
ZÉMIRE, à Bernadoux.
Qui ça, Monsieur ?... parlez !
BERNADOUX.
Est-ce que je le sais !... ou plutôt je ne le devine que trop !
ZÉMIRE.
Oh ! moi aussi !
BARADUC.
Mais non ! c’est faux !
BERNADOUX, exaspéré.
Aussi je ne veux pas rester une minute de plus ici... je vais faire mes malles... et dès que ma femme sera revenue... nous verrons !
Il entre dans sa chambre.
Scène XIV
BARADUC, ZÉMIRE
ZÉMIRE.
Eh bien ! mon père ?
BARADUC.
Eh bien ! quoi ?... il est fou cet homme !... Est-ce que tu n’as pas remarqué qu’il avait la cervelle un peu... comme tous les Lyonnais du reste... C’est un Lyonnais !... voilà !
ZÉMIRE.
Oh !ce non !... que vous-même il a raison... je le sens... là !... et en me rappelant ce que vous-même m’avez dit tantôt...
BARADUC.
Moi ?
ZÉMIRE, se jetant dans ses bras.
Oui !... c’est Edmond qui...
Éclatant en sanglots et se jetant dans ses bras.
Ah ! que je suis malheureuse !
BARADUC, à part.
Allons, bon ! ça y est !...
Avec indignation.
Il la fait pleurer, le misérable !!!
Haut.
Mais tu te trompes !... ton mari est un modèle... Je lui disais encore ce matin ! Edmond, vous êtes un modèle !
ZÉMIRE.
Oui, Paul... et Virginie !
BARADUC.
C’est une citation !
ZÉMIRE.
Il est certain que quelqu’un... quelqu’un de cette maison fait a cour à Virginie... et comme il n’y a que lui ici...
BARADUC.
Que lui ! par exemple !
ZÉMIRE.
Qui ? voyons, qui ?
BARADUC.
Mais, dame !... D’abord, il y a moi !
À part, illuminé.
Tiens !
ZÉMIRE.
Vous ! allons donc !...
Scène XV
BARADUC, VIRGINIE, ZÉMIRE
VIRGINIE, entrant par le fond.
Ah ! quelle foule ! quelle cohue !
ZÉMIRE, à part.
C’est elle !
Elle remonte.
BARADUC, à part.
Allons ! il le faut !
Il court à un vase de fleurs et en arrache une fleur.
VIRGINIE.
Je me suis abîmé les yeux à regarder le Mamelon-Vert.
BARADUC, avec galanterie.
Ah ! Madame !... voilà un mamelon qui a dû faire bien des jaloux !
Regardant sa fille et offrant galamment la fleur à virginie.
Voulez vous permettre...
VIRGINIE, après avoir regardé Baraduc, très étonnée, prenant la fleur et remerciant.
Monsieur...
À part, riant.
C’est égal, c’est une drôle d’idée.
ZÉMIRE.
Où est donc mon mari ?
VIRGINIE.
Il règle avec le cocher... Edmond est un cavalier charmant, d’une complaisance...
BARADUC, toussant pour l’avertir.
Hum ! hum !
VIRGINIE.
Quoi ?
BARADUC.
Rien !
VIRGINIE.
Demain nous allons à Versailles...
BARADUC, à part.
Ah ! saprelotte !
Il remonte.
ZÉMIRE.
À Versailles ?... je ne crois pas.
VIRGINIE.
Pourquoi ?
ZÉMIRE, froidement.
J’ai besoin de lui pour quelques visites indispensables... et il lui sera tout à fait impossible... de vous offrir son bras.
Elle salue et sort à gauche.
Scène XVI
VIRGINIE, BARADUC, puis BERNADOUX, à la porte de droite, puis EDMOND
VIRGINIE.
Qu’est-ce qu’elle a donc ?
BARADUC.
Dame ! c’est votre faute... vous lui dites que son mari est charmant... c’est maladroit !...
VIRGINIE.
Je le dis comme je le pense !
BARADUC, à part, montrant la porte de gauche.
Hein ?... on dirait que la porte a remué... Zémire est là... qui nous écoute ! Il faut lui donner le change... Allons, du feu ! de la passion !...
À Virginie, avec feu et très haut.
Ah ! Madame, que vous êtes belle et splendide !
VIRGINIE, étonnée.
Hein ! qui ça ?
BARADUC.
Vous !... on a bien raison de dire que celui qui n’a pas aimé de Lyonnaise n’a jamais aimé !
VIRGINIE.
Mais qu’est-ce qu’il vous prend ?
BARADUC.
Chut ! laissez-moi faire !
VIRGINIE.
Mais non !
BARADUC, avec exaltation.
Il le faut ! il le faut !... Tant de grâce, de beauté, de majesté !...
VIRGINIE.
Il est fou !
BARADUC, à part, regardant la porte de gauche.
Elle n’en perd pas un mot !
À Virginie, avec feu.
L’heure a sonné... le volcan s’ouvre un passage !...
Très froidement.
Fuyons, fuyons !
VIRGINIE, criant.
Oh ! monsieur Baraduc, à votre âge !
BARADUC.
L’âge n’y fait rien !
Avec précipitation.
Une chaise de poste nous attend à la grille du parc !...
VIRGINIE, riant.
La grille du parc !... rue Mogador !
BARADUC.
La rue n’y fait rien... qu’importe la rue, quand on aime !...
Bernadoux paraît à la deuxième porte à droite.
VIRGINIE.
Voyons, qu’est-ce que vous me voulez ?
BARADUC, avec exaltation.
Pour un de vos regards, pour un de vos sourires... je quitterais tout : patrie... famille... honneur... drapeau !... drapeau !...
VIRGINIE.
C’est une manie !
BERNADOUX, à part.
Hein ! qu’est-ce que j’entends là ?
Il referme à demi la porte et écoute.
BARADUC, à part.
Elle écoute toujours !
Haut.
Virginie ! ma vie ! mon sang !... Voulez-vous que je me perce sous vos yeux ?
VIRGINIE.
Ah ! mais, finissez !
BARADUC, se jetant à ses genoux.
Tiens, à tes genoux ! à tes genoux !
EDMOND, entrant par le fond et l’apercevant.
Ah ! le beau-père !
BERNADOUX, entrant.
Monsieur !...
VIRGINIE, poussant un cri et se sauvant par la gauche.
Ah ! mon mari !
Baraduc est resté à genoux.
Scène XVII
BARADUC, BERNADOUX, EDMOND
BERNADOUX.
Monsieur ! c’est une infamie !
EDMOND.
Et chez moi, encore !
BARADUC, à part, se relevant.
Ce n’est pas elle qui écoutait... c’est le mari !... Comment me tirer de là ?
EDMOND.
Un ancien notaire !... marié !
BERNADOUX.
Vous comprenez, Monsieur, que ça ne peut pas se terminer comme ça !
BARADUC.
Quoi ? que voulez-vous
BERNADOUX.
Je ne suis pas homme à passer sous silence une pareille injure !
BARADUC.
Comment ! un duel à présent !
EDMOND.
Beau-père, voilà une vilaine affaire !
BARADUC, s’exaltant, à Bernadoux.
Ah ! mais, vous m’ennuyez, à la fin ! je ne connais pas votre femme ! je ne l’ai jamais aimée !
BERNADOUX.
Cependant vous étiez à ses genoux ! pourquoi ?
EDMOND.
Oui, pourquoi ?
BARADUC, à Edmond.
Tu me le demandes, effronté !... Mais pour donner le change à ta femme... qui te soupçonne et que tu trompes !
BERNADOUX.
Hein ?
EDMOND.
Moi ?
BARADUC, à Bernadoux.
Car c’est à lui qu’elle écrit ! qu’elle donne de ses cheveux ! il la tutoie !... tuez-le ! massacrez-le !
Il fait passer Edmond.
Je m’en · lave les mains ! je reprendrai ma fille !
EDMOND.
Mais c’est faux ! ne croyez pas...
BARADUC, à Edmond.
Monsieur, vous trompez Zémire !
Zémire entre avec virginie.
Scène XVIII
BARADUC, BERNADOUX, EDMOND, ZÉMIRE, VIRGINIE
ZÉMIRE, à part.
Hein ?
BARADUC, tirant la lettre de sa poche.
Et voici la preuve !
Il la donne à Edmond.
ZÉMIRE, descendant.
Mon père, je veux la voir !
BARADUC.
Ma fille !
Bas à Edmond.
Mangez la lettre !!!
EDMOND jette un coup d’œil sur la lettre.
Comment ! c’est ça ?...
Il la montre à Zémire, et tous deux partent d’un grand éclat de rire.
Ah ! ah ! ah !
BARADUC.
Ils rient !
Edmond la montre à Bernadoux et à Virginie.
BERNADOUX et VIRGINIE, regardant la lettre.
Ah ! ah ! ah !
BARADUC, à part.
Le mari aussi ! qu’est-ce que ça signifie ?...
VIRGINIE.
Cela signifie que cette lettre a été adressée par moi à votre fille pour lui annoncer notre arrivée...
BARADUC, pétrifié.
Ah bah !... vous êtes bien sûre ?
ZÉMIRE.
Eh ! tenez, voici encore l’enveloppe !
BARADUC, lisant.
« À Madame, Madame... » Timbrée de Lyon !... je l’ai trouvée dans l’habit de mon gendre, alors j’ai cru...
EDMOND.
Comment ! vous fouillez dans les poches... un notaire !
BARADUC, avec dignité.
Monsieur, j’ai vendu !
Éclat de rire général.
EDMOND.
Voyons ! êtes-vous convaincu maintenant ?
ZÉMIRE.
Croyez-vous enfin à sa fidélité ?
BARADUC.
Moi ? je n’en ai jamais douté !... ce brave Edmond !... un modèle !
Il lui serre les mains.
TOUS.
À la bonne heure !
BARADUC, à part.
C’est égal, je parie qu’il trompe Zémire ! Je reviendrai demain matin.
CHŒUR.
Air de Couder.
Dans le mariage
Veut-on être heureux ?
Jamais en ménage
De soupçons fâcheux.
Si quelque nuage
Jette un jour douteux,
Il est bien plus sage
De fermer les yeux.
BARADUC, au public.
Air de Couder (dans la scène III).
C’est en bon père de famille,
Messieurs, que je m’adresse à vous,
Car sur le bonheur de ma fille
Je veille avec un soin jaloux :
Tout bas je viens de lui prédire
Pour nous tous un succès flatteur...
Si vous ne confirmez mon dire,
Hélas ! j’aurai trompé Zémire !...
Daignez m’épargner ce malheur ! (bis.)
Reprise du chœur.