J’invite le colonel ! (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
Comédie en un acte, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 16 janvier 1860.
Personnages
CARBONNEL
LE COLONEL BERNARD
JULES
ISIDORE, domestique de Carbonnel
ÉLISA, femme de Carbonnel
La scène se passe chez Carbonnel.
Un salon. Portes au fond ; portes latérales. Un guéridon au milieu. Une petite table à ouvrage à droite, premier plan. Un secrétaire entre les deux portes de droite. Cheminée entre les deux portes de gauche.
Scène première
ISIDORE, puis CARBONNEL
ISIDORE, comptant de l’or sur le guéridon.
Madame vient de me donner un billet de mille francs à changer... voyons si j’ai bien reçu mon compte... Trois et deux, cinq... cinq pièces d’or, ça fait cent francs... trois et deux, cinq... ça fait deux cents francs...
CARBONNEL, entrant par la gauche, première porte.
Ah ! c’est toi, Isidore... As-tu été chez le fumiste ?
ISIDORE, comptant.
Trois et deux... cinq...
CARBONNEL.
C’est intolérable ! Quand je fais du feu
Indiquant la porte à gauche.
là... dans mon cabinet... ça fume au-dessus... Tous mes locataires me donnent congé... impossible de louer mon second.
Au domestique.
Isidore !
ISIDORE.
Taisez-vous donc !
Il compte.
CARBONNEL.
Comment ! taisez-vous donc !
ISIDORE, comptant.
Trois et deux...
CARBONNEL.
Tiens ! tu as de l’argent ?
ISIDORE.
Oui, monsieur.
CARBONNEL.
Justement le tapissier est là avec sa note... Quatre cent soixante-quinze francs. Donne.
Il s’approche de la table.
ISIDORE, défendant vivement la table.
Ne touchez pas, monsieur ! ne touchez pas !
CARBONNEL.
Mais puisque le tapissier attend.
ISIDORE.
Je n’ai pas d’ordres de Madame.
CARBONNEL.
Voilà qui est trop fort ! Est-ce que l’argent de ma femme n’est pas le mien ?
ISIDORE.
Ça ne me regarde pas.
CARBONNEL.
Animal ! imbécile !
ISIDORE.
Ne touchez pas !
Scène II
CARBONNEL, ISIDORE, ÉLISA
ÉLISA, entrant par la droite.
Une dispute ! Qu’y a-t-il ?
ISIDORE.
C’est Monsieur qui veut prendre l’argent.
CARBONNEL.
Pour payer le tapissier... et ce drôle me refuse.
ÉLISA.
Isidore a raison... Je lui ai donné mille francs à changer, il doit me rendre mille francs.
ISIDORE, à Carbonnel.
Là !
CARBONNEL.
Mais le tapissier attend...
ÉLISA, prenant l’or sur la table.
C’est bien, je vais le payer moi-même.
CARBONNEL.
En vérité, Élisa, on dirait que tu n’as pas confiance en moi.
ÉLISA.
Non, monsieur, je n’ai pas confiance en vous.
Elle sort, deuxième porte à gauche.
ISIDORE, à Carbonnel.
Non, monsieur, on n’a pas confiance en vous !
Il sort à la suite d’Élisa.
Scène III
CARBONNEL, seul
C’est clair ! Voilà ce que c’est que d’aller au bal de l’Opéra ! Ah ! si jamais on m’y reprend ! Il y a quinze jours, je me promenais sur le boulevard... je m’amusais à compter les cafés.... Je rencontre Jules, un de mes amis... il me dit : « Vas-tu au bal de l’Opéra, ce soir ? - Non, je rentre... C’est dommage, j’ai un billet qui sera perdu... je vais en soirée. – Un billet perdu ! Donne ! j’irai un moment pour voir le coup d’œil... » J’achète des gants, je me fais donner un coup de brosse et j’entre... Je me promenais dans le foyer depuis cinq minutes, lorsqu’un domino me prend le bras. « Bonjour, Carbonnel ! – Tiens, tu me connais ? – Parbleu ! tu demeures rue de Trévise. – C’est vrai. – Ton salon est tendu en soie bleue, ta chambre à coucher en damas jaune... et ta cuisinière louche ! » Ce qui est parfaitement exact. Je me dis : « Plus de doute, c’est une dame de nos connaissances qui s’amuse à m’intriguer. » Alors, pour la mettre au pied du mur, je lui décoche cette phrase : « Beau masque, veux-tu souper avec moi ? » Elle me répond : « Impossible, mon chat ! Je suis avec quelqu’un... » Il était évident qu’elle reculait... Je riposte : « Un petit déjeuner au champagne ? – Quand ? – Demain à midi, chez Brébant. – J’y serai !... » Et elle me quitte. Je rentrai chez moi avec l’intention de tout raconter à ma femme... parole d’honneur... mais elle dormait !... Le lendemain, vers midi, je ne sais par quelle suite de circonstances je me trouvai à la porte de Brébant... je montai sans y penser... je pris un cabinet par mégarde... et je me fis servir une douzaine d’huîtres machinalement ! En les mangeant, je me disais : « Elle ne viendra pas, c’est une farce !... » Tout à coup la porte s’ouvre, une dame paraît... mon inconnue... elle lève son voile... patatras ! c’était la couturière de ma femme !... Une petite brune... pas bien distinguée... mais piquante ! J’avais invité la couturière de ma femme !... Que faire ? Pour cacher mon embarras, je fais venir deux biftecks, avec pommes, deux fricassées de poulet, deux civets de lièvre, deux gibelottes de lapin, et caetera ! et caetera !... enfin, un bon petit déjeuner. Nous allions attaquer la seconde bouteille de champagne... lorsque par la porte, restée entr’ouverte, j’aperçois une tête... la tête de Méduse ! celle d’Isidore, mon domestique !... Nous avions du monde à dîner, et ma femme l’avait envoyé chez Brébant pour commander un plat... L’animal entrait dans tous les cabinets pour chercher le chef de l’établissement. En m’apercevant, il s’écrie : « Tiens ! Monsieur, qui est avec une dame !... » Et il disparaît... Je demande l’addition, je cours sur ses traces et j’arrive... trop tard ! Il venait de tout raconter à ma femme !... Je m’attendais à une scène, à des cris, à des larmes !... Pas du tout ! je trouvai Élisa très calme, très digne, mais très sévère. Elle se contenta de me demander froidement la clef de la caisse... et depuis ce jour... elle l’a gardée ! Elle me donne vingt francs par semaine pour mes menus plaisirs... Vingt francs ! vraiment ; ce n’est pas assez, je suis dans la misère ! C’est au point que je regarde à prendre un omnibus, même en haut !... Ah ! si jamais je retourne au bal-de l’Opéra !
Scène IV
CARBONNEL, JULES
JULES, entrant par le fond.
Bonjour, Carbonnel.
CARBONNEL.
Tiens, c’est Jules !
JULES.
Que deviens-tu ? Je ne t’ai pas vu depuis le jour où je t’ai rencontré sur le boulevard...
CARBONNEL.
Ah oui ! ça m’a porté bonheur !
JULES.
Quoi donc ?
CARBONNEL.
Rien ! Seulement, quand tu auras des billets, je te prie de les garder pour toi !
JULES, à part.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Haut.
Je viens, de la part de nos amis, te rappeler que tu as parié, il y a deux mois, un déjeuner de huit couverts et que tu l’as perdu...
CARBONNEL.
Je le sais bien !
À part.
C’est du temps que j’avais les clefs !
JULES.
Ce n’est pas un reproche... mais voilà trois fois que tu le remets, ton déjeuner.
CARBONNEL, embarrassé.
J’ai été si occupé... j’ai fait construire...
JULES.
Eh bien, nous t’avons ménagé une surprise.
CARBONNEL.
Une surprise ?
JULES.
C’est pour aujourd’hui... chez Véfour...
CARBONNEL.
Hein ?
JULES.
Tout est commandé... tu n’auras qu’à payer !
CARBONNEL, à part.
Sapristi ! il me reste sept francs !... il n’y a qu’un moyen.
Haut.
Mon ami, j’ai un service à te demander ?
JULES.
Tiens ! moi aussi.
CARBONNEL et JULES, ensemble.
Pourrais-tu me prêter pour quelques jours seulement...
CARBONNEL, s’arrêtant.
Quoi ? te prêter quoi ?
JULES.
Un billet de cinq cents !
CARBONNEL.
Allons, bon ! j’allais te le demander.
JULES.
Comment ! toi ?
CARBONNEL.
J’ai fait construire.
JULES.
Alors, je n’insiste pas !
CARBONNEL.
Moi non plus !
À part.
Il n’a jamais le sou, celui-là !
JULES, à part.
Il fait toujours construire, celui-ci !...
Haut.
Allons, adieu ! le rendez-vous est pour midi... chez Véfour...
CARBONNEL.
Oui, oui, c’est entendu. Fais toujours ouvrir les huîtres.
Ensemble.
Air de Mangeant.
CARBONNEL.
Va bien vite,
Car j’invite
Tous mes amis chez Véfour.
Sans mystère,
Tu peux faire
Ouvrir les huîtres du jour !
JULES.
Je te quitte,
Mais viens vite
Nous retrouver chez Véfour.
Sans mystère,
Je vais faire
Ouvrir les huîtres du jour !
Jules sort.
Scène V
CARBONNEL, puis ÉLISA
CARBONNEL, seul.
Panier percé, va !... Que faire ? un déjeuner que j’ai déjà remis trois fois... Il me vient des envies de me révolter !... de reprendre les clefs... J’ai déjà essayé, mais, chaque fois que je veux me rebiffer, montrer les griffes de l’insurrection, Élisa m’arrête par un mot, un seul : « J’invite le colonel !... » Ça n’a l’air de rien, mais c’est énorme !... « J’invite le colonel... » le colonel Bernard... un ami de la maison... des moustaches... belle tenue militaire... nous le recevions autrefois, tous les jeudis, pour faire le whist... et il parait qu’il faisait la cour à ma femme... Je ne m’en serais jamais douté... c’est elle qui me l’a dit... Aussi, quand elle parle d’inviter le colonel...
Air : Du haut des cieux, ta demeure dernière.
À ce nom seul, échappé de sa lèvre,
Je sens, soudain, un frisson me saisir !
Mon cœur frémit, et j’éprouve la fièvre
Que Balthazar à son lunch dut sentir,
Et, comme lui, je vois mon front jaunir !
Ah ! si bientôt, terminant ta carrière,
Tu délivrais ce monde, en le quittant,
Du haut des cieux ta demeure dernière,
Mon colonel, tu me verrais content !
Ah ! que je serais content !
Dame, une femme qui se croit offensée, trahie, c’est très dangereux !... Mais ce déjeuner !... Il faut que j’attendrisse Élisa... Je vais lui avouer ma position... La voici !... De la douceur !... du moelleux !
ÉLISA.
Je viens de payer la note du tapissier.
CARBONNEL.
Tu as bien fait, parce que, quand on doit... Mon Dieu, que tu es donc fraîche et jolie ce matin !... une rose pompon !...
ÉLISA.
Qu’est-ce qui vous prend ?
CARBONNEL.
Moi ? rien... je te dis ça comme...
ÉLISA.
Comme vous diriez autre chose.
Elle va serrer le reste de l’argent dans le secrétaire, puis retire les clefs.
CARBONNEL.
Oh non, comme je le pense !
À part.
Elle n’est pas bien disposée.
Élisa s’assied à droite et met les clefs dans sa corbeille à ouvrage. Haut, tirant un carnet de sa poche.
Ma bonne amie, tu as désiré que j’écrivisse ma dépense... et, pour te plaire...
ÉLISA.
C’est aujourd’hui jeudi... vous savez bien que nous ne réglons que le samedi.
CARBONNEL.
Ah !... c’est jeudi aujourd’hui ?
ÉLISA.
Est-ce que par hasard vous n’auriez plus d’argent ?
CARBONNEL.
Oh si !... mais pas beaucoup !
ÉLISA.
Comment ?
CARBONNEL.
La semaine a été orageuse... Mardi nous avons fait beaucoup de visites... Tiens !
Lisant sur son carnet.
« Du 11... trois heures de coupé : six francs soixante-quinze... sans le pourboire... »
À part.
Il est vrai que je n’en ai pas donné.
Haut.
Mais ça fait une brèche !... les voitures, ça devrait te regarder... c’est pour toi.
ÉLISA, avec explosion, se levant.
Ainsi, monsieur, vous ne pouvez pas offrir une voiture à votre femme ?...
CARBONNEL.
Oh ! Dieu !... si j’avais les clefs !...
ÉLISA.
Jamais !
CARBONNEL.
Oui...je ne te les demande pas !...
ÉLISA, lui passant un écheveau de laine sur les bras.
Tenez-moi ça.
Elle dévide.
CARBONNEL.
Seulement, je trouve que vingt francs... c’est bien peu... ça ne paye pas mes cigares.
ÉLISA.
Vous ne fumez pas...
CARBONNEL.
C’est vrai, je ne fume pas... mais je pourrais fumer.
ÉLISA.
De quoi avez-vous besoin ? Vous êtes logé, nourri, habillé, chauffé, éclairé.
CARBONNEL.
Oui...
S’attendrissant.
Mais ce qui me fend le cœur, Élisa... c’est quand je rencontre un malheureux... un père de famille... cinq enfants... et ne pouvoir !... Ah ! c’est horrible !... Hier, j’ai été suivi par un petit ramoneur.
ÉLISA, ironiquement.
Il fallait me l’envoyer ! j’aime beaucoup les petits ramoneurs.
Elle remonte à droite du guéridon.
CARBONNEL.
Ah ! tu aimes ?
À part.
Ça ne prend pas.
Haut.
Mon Dieu, que tu es donc fraîche et jolie ce matin !... Une rose pompon !
ÉLISA.
Oh !... vous avez besoin d’argent !
CARBONNEL.
Moi ?... peux-tu penser... ?
Se ravisant.
Eh bien, oui, là !... tu sauras tout ! J’ai eu le malheur de perdre un déjeuner.
ÉLISA, avec intention.
Chez Brébant ?
CARBONNEL.
Non !... Allons donc ! Brébant... Chez Véfour... Un déjeuner d’hommes... pas de dames ! Voilà deux mois que je le dois... parce qu’il faut te dire que c’était avant...
ÉLISA.
Avant quoi ?
CARBONNEL, hésitant.
Avant... que tu m’eusses prié de te confier les clefs... et mes amis... tous hommes... ont pensé que, si ça se pouvait... sans te contrarier... ça, si ça te contrariait... enfin c’est pour aujourd’hui.
ÉLISA.
Ah !
CARBONNEL.
Et j’aurais besoin de quinze ou vingt louis...
ÉLISA.
Non, monsieur.
CARBONNEL.
Comment ?
ÉLISA.
Je ne crois pas aux déjeuners d’amis.
CARBONNEL.
Élisa, je te jure...
ÉLISA.
Ne jurez pas ! ce serait parfaitement inutile.
CARBONNEL, se montant.
Ah ! mais prends garde ! tu me traites comme un petit garçon !... Tu me donnes ma semaine ! Je puis me révolter à la fin ! je puis dire : Je veux !
ÉLISA.
Ah !... Eh bien, dites... C’est aujourd’hui jeudi, notre jour de réception, et... si vous me poussez à bout...
CARBONNEL.
Eh bien ?
ÉLISA.
J’invite le colonel !
CARBONNEL, à part.
Là ! qu’est-ce que je disais !... On ne l’enverra donc pas en Chine, celui-là ?
ÉLISA.
Je l’avais prié de cesser ses visites...
CARBONNEL.
Oui, mais il t’envoie des bouquets... des lettres...
ÉLISA.
Que je ne lis pas ! que je brûle !
CARBONNEL.
C’est vrai.
ÉLISA.
Mais, si vous continuez à m’opprimer, à me tyranniser... je les lirai, ses lettres ! je les apprendrai par cœur !...
CARBONNEL.
Non, je t’en prie !
ÉLISA.
Eh bien, soit !... mais surtout ne me parlez jamais de ces déjeuners...
CARBONNEL, vivement.
Jamais ! jamais !... Comme ça, tu me conseilles d’écrire à ces messieurs, pour les prier de remettre...
À part.
Ce sera la quatrième fois.
Haut.
Allons, je vais écrire à ces messieurs.
À part.
Si je sais ce que je vais leur dire, par exemple !... Oh ! le bal de l’Opéra !
Il entre à gauche.
Scène VI
ÉLISA, seule, après s’être assurée que son mai ne peut l’entendre, et s’avançant vers le public
Chut !... il n’y a pas de colonel ! Il est en garnison à Marseille depuis quinze mois ! Il ne m’a jamais fait la cour... Le pauvre homme a des rhumatismes ! Mais il me fallait un épouvantail pour maintenir mon mari dans le devoir... et j’ai choisi le 102e de ligne... c’est-à-dire... son colonel !... Je ne le reverrai jamais... ainsi ! De temps à autre, quand mon mari devient méchant... je m’achète un bouquet et je me l’envoie avec la carte du colonel... d’anciennes cartes que j’ai retrouvées... Alors, tout cède, tout plie !
Air de Mangeant.
Au régiment comme en ménage,
La discipline est de rigueur ;
Et l’on peut faire bon usage
D’un officier supérieur !
Si, mon mari dans certains cas,
À mes ordres dit pour réponse :
« Je ne veux pas ! »
Dès que le colonel s’annonce...
Tout marche au pas !
Ah ! monsieur Carbonnel, vous faites de petits déjeuners chez Brébant !... Je vous ai accordé votre grâce, c’est vrai... Mais je ne vous pardonnerai jamais !
Scène VII
ÉLISA, CARBONNEL
CARBONNEL, entrant, une lettre à la main.
Je viens d’écrire ma lettre... J’ai trouvé un prétexte...
ÉLISA.
Voyons.
CARBONNEL.
Il n’est pas bien fort... mais enfin !
Lisant.
« Mes chers amis... au moment de partir, je viens d’être pris d’une fluxion... foudroyante, qui m’empêche d’ouvrir la bouche... C’est vous dire qu’il me sera impossible de déjeuner avec vous aujourd’hui. mon excellente femme... »
Parlé.
Tu vois !... « Mon excellente femme ! »
Lisant.
« ... vient d’envoyer chercher le médecin. »
Parlé.
Je parle du médecin pour que ça ait l’air vrai !
Pliant sa lettre.
Eh bien, es-tu contente ?
ÉLISA.
C’est parfait.
Scène VIII
ÉLISA, CARBONNEL, ISIDORE
ISIDORE, entrant avec un bouquet.
Madame, on apporte un bouquet et cette carte.
CARBONNEL.
Une carte ? Donne...
ISIDORE.
C’est pour Madame...
CARBONNEL, lui arrachant la carte.
Donne donc !
Regardant.
Le colonel Bernard !... Encore lui !
ÉLISA, qui a fouillé le bouquet.
Tiens ! encore une lettre !
Elle pose le bouquet sur le guéridon.
CARBONNEL.
Une lettre ? je veux la lire !
Il s’approche pour la prendre.
ÉLISA, la jetant dans la cheminée. Avec dignité.
Et moi, je ne veux pas même la décacheter.
CARBONNEL.
Très bien !
ÉLISA, à part.
C’est du papier blanc !
CARBONNEL, prenant le bouquet.
Et le bouquet aussi ! au feu !
CARBONNEL, vivement, lui enlevant le bouquet.
Ah ! non, ces pauvres fleurs ne sont pas coupables.
À part.
Je n’ai pas envie de perdre mon bouquet !
CARBONNEL.
Je t’en aurais donné d’autres...
À part.
Après ça, mes moyens ne me le permettent pas !
Haut.
Isidore !
ISIDORE.
Monsieur ?
CARBONNEL.
Tu vas porter cette lettre chez Véfour... tout de suite...
ISIDORE, hésitant.
Mais... c’est que...
CARBONNEL.
Quoi ?
ISIDORE.
Je n’ai pas d’ordres de Madame.
CARBONNEL.
Hein !
ÉLISA.
Faites ce que Monsieur vous commande.
CARBONNEL, à part.
Suis-je assez petit garçon !
ISIDORE, à Carbonnel.
Véfour ! Où est-ce ça ?
CARBONNEL.
Au Palais-Royal... imbécile... Je t’en ai déjà fait porter une.
ISIDORE.
Ah ! oui, je me souviens... c’est le lendemain du jour où je vous ai pincé !
CARBONNEL, toussant très fort.
Hum ! hum !
ÉLISA.
Quoi donc ?
CARBONNEL.
Rien !
À Isidore.
Mais va donc, animal ! va donc !
Isidore sort.
Scène IX
CARBONNEL, ÉLISA
CARBONNEL, à part.
En voilà un que je mettrais à la porte avec plaisir !... Allons !... je sors... je vais passer un habit.
ÉLISA, assise à gauche du guéridon et prenant sa tapisserie.
Où allez-vous donc ?
CARBONNEL.
Je vais faire un tour sur le boulevard.
ÉLISA.
Y pensez-vous ? Vous ne le pouvez pas.
CARBONNEL.
Pourquoi ?
ÉLISA.
Vous venez d’écrire à vos amis que vous aviez une fluxion.
CARBONNEL.
Eh bien ?
ÉLISA.
Si l’on vous rencontrait... sans mentonnière.
CARBONNEL.
Ah ! sapristi ! je n’ai pas pensé à ça !
ÉLISA.
Les fluxions... ça dure neuf jours, mon ami.
CARBONNEL.
Comment ! me voilà cloîtré pour neuf jours ?
ÉLISA.
Eh bien, asseyez-vous, ici, près de moi.
Carbonnel s’assied avec humeur de l’autre côté du guéridon.
CARBONNEL, à lui-même.
Pour neuf jours !...
ÉLISA.
C’est donc un bien grand supplice pour un homme de rester une journée chez lui, près de sa femme...
CARBONNEL.
Je ne dis pas ça !... Cette chère Élisa !
ÉLISA, travaillant.
Allons, voyons... pendant que je travaille... causons... occupez-vous... faites quelque chose.
CARBONNEL.
Ah ! oui... Mais quoi ?
ÉLISA.
C’est votre faute aussi... vous ne savez pas vous créer des distractions... chez vous... Mon ami, vous devriez acheter un tour et apprendre à tourner...
CARBONNEL, à part.
Il ne manquerait plus que ça !
ÉLISA.
Il y a beaucoup de maris lui tournent aujourd’hui.
CARBONNEL, à part.
Il me semble que sous ce rapport je ne laisse rien à désirer.
Il prend du papier sur la table et fait machinalement des cocottes.
ÉLISA, se levant.
Où est donc ma laine bleue ? Ce serait charmant... vous me feriez des ronds de serviette... des petits encriers... des petites boîtes... J’irais travailler dans votre atelier.
CARBONNEL, se levant.
Ce serait délicieux ! Des petits ronds de serviette !...
Bâillant.
Délicieux !
Scène X
ÉLISA, CARBONNEL, JULES
JULES, entrant par le fond.
Mon pauvre ami, nous venons de recevoir ta lettre...
Saluant.
Madame...
Apercevant trois cocottes rangées sur la table.
Qu’est-ce que tu fais là ?
CARBONNEL.
Moi ? rien...
Apercevant les cocottes et étonné.
Tiens ! j’ai fait des cocottes ?
À part, se levant.
Ce que c’est que le tête-à-tête !
JULES.
Voyons, qu’a dit ton médecin ?
CARBONNEL.
Quel médecin ?
JULES.
Eh bien, ta fluxion... foudroyante !
CARBONNEL, à part.
Ah ! diable ! c’est vrai !
JULES, qui l’a examiné.
Mais je ne la vois pas, ta fluxion ?
ÉLISA, à part.
Comment va-t-il se tirer de là ?
Elle sort par la droite.
JULES, tournant derrière lui.
Où est-elle donc, ta fluxion ?
CARBONNEL.
Elle est interne... Ce sont les plus douloureuses !
JULES.
Mon cher Carbonnel... je commence à croire que tu te moques de nous...
CARBONNEL.
Comment ça ?
JULES.
C’est d’autant plus mal qu’Ernest, un de tes convives, part ce soir pour Marseille, où il doit rejoindre son régiment... le 102e de ligne, qui s’embarque mercredi pour la Chine.
CARBONNEL.
Hein ?... le 102e ?... Tu as dit le 102e ?...
JULES.
Qu’as-tu ?
CARBONNEL.
Colonel Bernard ?
JULES.
Oui... c’est un nom comme ça...
CARBONNEL, joyeux et serrant avec transport les mains de Jules.
Il s’embarque pour Pékin ?... Ah ! enfin !... le gouvernement me devait bien cela !
JULES, étonné.
Quoi ?
CARBONNEL.
Il s’embarque pour Pékin !... Mais, alors, je ne le crains plus ! je puis reprendre les clefs. Je n’ai plus de fluxion ! je suis guéri.
JULES.
Ah bah !
CARBONNEL, avec force.
Jules, va faire ouvrir les huîtres !
JULES.
Encore !... Mais c’est la quatrième fois que tu me dis de les faire ouvrir !
CARBONNEL.
Aujourd’hui, je serai exact !
JULES.
Arrange-toi !... D’abord, si tu ne viens pas, je t’apporte la note à payer !
CARBONNEL.
C’est convenu !... Va ! je te suis !
Jules sort.
Scène XI
CARBONNEL, seul et avec une joie folle
Ah ! il part pour Pékin !... Où sont les clefs ?... Dans le panier à ouvrage de ma femme...
Il fouille vivement dans le panier d’Élisa et en retire un trousseau de clefs.
La voilà ! la clef de la caisse !
Air de Mangeant.
Ah ! voilà la clef !
Oui, je tiens la clef !
Je l’ai !
Je tiens enfin la clef !
Libre, désormais,
Sans crainte, je fais
La loi !
Chez moi,
Je suis enfin le roi !
Magique talisman,
Ce petit instrument
M’ouvre des horizons
De plaisirs, à foisons !
Je secoue, en riant,
Un joug humiliant ;
Nargue du colonel !
J’entre au douzième ciel !
Oui, je tiens la clef, etc.
En palanquin
File à Pékin,
File même à Nankin
Colonel trop taquin !
File, mon vieux,
Car tes adieux
Vont laisser en ces lieux
Un Chinois très joyeux !
Ah ! je tiens la clef,
Etc.
Il danse de joie en agitant le trousseau de clefs.
Scène XII
CARBONNEL, ÉLISA
ÉLISA, rentrant avec sa tapisserie.
Hein ?... mes clefs ?
CARBONNEL.
Oui, madame, je secoue ma chaîne ! J’arbore le drapeau de l’insurrection !
ÉLISA.
Vous ? C’est impossible !
CARBONNEL, ouvrant le secrétaire.
Et je mets de l’or dans ma bourse !... huit cents francs d’or ! douze cents francs d’or ! tant qu’elle pourra en tenir !
ÉLISA.
Monsieur, je vous défends !...
CARBONNEL.
Et dorénavant, c’est moi qui vous donnerai de l’argent pour la dépense... et vous m’en rendrez compte... tous les samedis !... à midi !
ÉLISA, avec colère.
Prenez garde, monsieur !... prenez garde !
CARBONNEL.
Quoi ?
ÉLISA.
J’invite le colonel !
CARBONNEL, éclatant de rire.
Ah ! le colonel !... je m’en moque pas mal ! Invitez-le ! Invitez-en des régiments de colonels !... ça me fera plaisir !
Scène XIII
CARBONNEL, ÉLISA, ISIDORE, puis LE COLONEL BERNARD
ISIDORE, annonçant.
Le colonel Bernard !
CARBONNEL.
Hein ?
ÉLISA, à part.
Lui ! à Paris !
BERNARD.
Bonjour, mes bons amis... Vous ne m’attendiez pas...
CARBONNEL.
Non... j’avoue...
À part.
Il est donc venu par une trappe ?
BERNARD, lui serrant les mains.
Mon cher Carbonnel !
CARBONNEL, contraint.
Cher colonel !...
BERNARD, offrant un bouquet à Élisa.
Belle dame... permettez-moi... des fleurs de Marseille !
ÉLISA, embarrassée et n’osant prendre le bouquet.
Certainement... colonel... elles sont charmantes... d’une fraîcheur... et puis j’étais si loin de m’attendre...
Prenant le bouquet et à part.
Je ne sais plus ce que je dis !
CARBONNEL, à part.
Je suis sûr qu’il a encore fourré un billet là dedans !
Haut, prenant le bouquet des mains d’Élisa.
Oui, oui, charmantes !... d’une fraîcheur...
Il fouille le bouquet.
BERNARD, le regardant.
Eh bien ? qu’est-ce, que faites-vous donc ? vous les plumez ?
CARBONNEL.
Moi ?... du tout ! j’admire !
À part.
Il n’y a rien.
BERNARD, à Élisa.
Recevez mes compliments... je vous ai quittée jolie et je vous retrouve belle.
ÉLISA.
Colonel...
CARBONNEL, à part.
C’est ça ! flagorne !
ÉLISA, embarrassée, à part.
Quand il saura l’usage que j’ai fait de son nom !
BERNARD.
Quant à Carbonnel... il a engraissé... c’est une petite pelote !
CARBONNEL, à part.
Il m’abîme, moi !... le mari !
ISIDORE, sortant de la gauche.
La couturière est dans la chambre de Madame...
CARBONNEL, à part.
Hein ?
ISIDORE.
C’est la nouvelle.
ÉLISA.
Vous permettez, colonel ?
BERNARD, saluant.
Comment donc !...
Ensemble.
Air du Gendre en surveillance (Couder).
ÉLISA.
Mon mari va sans doute
Lui demander raison ;
Entre eux deux je redoute
Une explication.
CARBONNEL.
Je vois qu’elle redoute
Une explication,
Il faut, quoi qu’il m’en coûte,
Qu’on me rende raison !
BERNARD.
Allez, quoi que me coûte
Ma résignation ;
Vous reviendrez sans doute
Nous voir dans ce salon.
ISIDORE.
Il a pensé sans doute
Que j’annonçais le nom
De celle qu’il redoute
Dans sa perversion.
Élisa entre à droite, Isidore sort par le fond.
Scène XIV
CARBONNEL, BERNARD
BERNARD, serrant les mains de Carbonnel.
Mon bon et brave ami ! que je suis heureux de vous revoir !
CARBONNEL.
Comment donc ! croyez que, de mon côté...
À part.
Il est encore très bien, cet homme-là ! belle tenue militaire !
BERNARD.
Me voilà revenu et pour ne plus vous quitter, je l’espère !
CARBONNEL.
Comment ?
BERNARD.
Vous avez un appartement à louer au-dessus... Je le prends !
CARBONNEL, vivement.
Ah ! mais non ! permettez !
BERNARD.
Pourquoi ?
CARBONNEL.
Parce que... vous partez mercredi pour Pékin.
BERNARD.
Moi ?... Je ne pars pas, malheureusement !
CARBONNEL.
Ah bah !
BERNARD.
Il y a trois mois que j’ai fait la sottise de donner ma démission...
CARBONNEL.
Ah bah !
BERNARD.
Pour me consacrer à mes amis... à vous, Carbonnel...
CARBONNEL.
Merci.
BERNARD.
À votre femme, que j’aime sincèrement.
CARBONNEL.
Colonel !
BERNARD.
Vous n’êtes pas jaloux, j’espère ?
Il remonte prés de la cheminée, en lui tournant le dos.
CARBONNEL.
Non !... mais j’y vois clair !... j’y vois très clair !...
BERNARD.
Je ne vous ai jamais dit le contraire.
CARBONNEL, remontant.
Et j’ai remarqué qu’un monsieur se permettait de faire la cour à ma femme...
BERNARD.
Un de vos amis ?
CARBONNEL.
Vous penserez sans doute, comme moi, qu’il est inutile de le nommer ?
BERNARD.
Oh ! pardon !... j’ai été indiscret !
Il s’assied près de la cheminée.
CARBONNEL.
Ce... ce monsieur !... je ne le qualifierai pas autrement... ce monsieur adresse à Élisa des bouquets... et des lettres brûlantes...
Appuyant.
qu’on jette au feu !
BERNARD, riant.
Alors, elles sont d’autant plus brûlantes !
CARBONNEL, à part.
Hein ? il fait des jeux de mots, je crois !
Haut.
Bien plus, il s’introduit chez moi, ce...
BERNARD.
Ce monsieur ! c’est convenu !
CARBONNEL.
Il s’y établit, il s’y impose, il s’y carre dans les fauteuils, et, dans ce moment, je cherche à m’en débarrasser... Vous comprenez ?
BERNARD, se levant.
Parfaitement !... Eh bien, moi, à votre place, Carbonnel, j’aurais confiance en ma femme... je dormirais sur les deux oreilles.
CARBONNEL.
Vraiment ?
À part.
Il va me conseiller de fermer les yeux.
BERNARD.
Ou plutôt faites mieux... Vous m’invitez à dîner...
CARBONNEL.
Moi ?
BERNARD.
J’accepte, sans façon... c’est aujourd’hui votre jour... ce monsieur se présentera sans doute... je le verrai, je lui parlerai...
CARBONNEL, à part.
Ah çà ! il ne veut pas comprendre !...
Haut.
Colonel, la patience a des bornes !...
BERNARD.
Allons, du calme, Carbonnel, du calme !... Je monte voir votre appartement.
CARBONNEL.
Permettez...
BERNARD.
Non, restez !
Ensemble.
Air du Prophète.
BERNARD.
Non, il n’est pas nécessaire
Que vous dirigiez mes pas ;
Restez, cher propriétaire,
Et ne vous dérangez pas.
CARBONNEL.
De ce colonel je flaire
Les projets peu délicats ;
Et d’un pareil locataire,
Sacrebleu ! je ne veux pas !
Bernard sort par le fond.
Scène XV
CARBONNEL, puis ISIDORE
CARBONNEL, seul.
Son propriétaire ! mais je ne veux pas lui louer !... ce serait trop commode !... Comment pourrais-je bien le dégoûter de l’appartement ?... Il est charmant !... très bien distribué... il n’a qu’un défaut : quand j’allume du feu dans mon cabinet... ça fume dans le salon au-dessus...
Tout à coup.
Oh ! une idée !... si je l’enfumais !
Il sonne. Isidore paraît.
ISIDORE.
Monsieur ?
CARBONNEL.
Apporte-moi du bois vert et un fagot... mouillé !
ISIDORE.
Plaît-il ?
CARBONNEL, l’imitant.
Plaît-il ?... Il a toujours l’air de tomber de la lune, celui-là... Je te demande du bois vert et un fagot mouillé !
ISIDORE.
J’avais bien entendu !
À part, en sortant.
Qu’est-ce qu’il veut faire de ça ?
CARBONNEL, seul.
Ah ! colonel ! vous connaissez le feu... Eh bien, je vais vous faire connaître la fumée !
ISIDORE, rentrant avec trois bûches et un petit fagot.
Voilà, monsieur...
CARBONNEL.
C’est bien ! donne !
Il entre vivement à gauche, première porte.
Scène XVI
ISIDORE, puis ÉLISA
ISIDORE, regardant par la porte restée entrouverte.
Qu’est-ce qu’il fait ? Il allume du feu... ça ne prend pas !
ÉLISA, entrant et à elle-même.
J’ai laissé mon mari avec le colonel... Qu’ont-ils pu se dire ?
Appelant.
Isidore !
ISIDORE.
Madame ?
ÉLISA.
Où est le colonel Bernard ?
ISIDORE.
Je l’ai rencontré qui montait au-dessus.
ÉLISA.
Au-dessus !... pour quoi faire ?
ISIDORE.
Je ne sais pas.
ÉLISA.
Et mon mari ?
ISIDORE.
Monsieur ?... il est très agité... il s’est retiré dans son cabinet.
ÉLISA, à part.
Ah ! mon Dieu ! à la suite d’une explication, sans doute.
ISIDORE.
Il m’a demandé du bois vert... et un fagot mouillé.
ÉLISA.
Un fagot mouillé ?...
ISIDORE, regardant à gauche.
Il est là !... il souffle le feu... ça a pris !
Scène XVII
ÉLISA, ISIDORE, BERNARD
BERNARD, entrant en toussant.
Ah ! quelle fumée ! Mon Dieu, quelle fumée !
ÉLISA, à part.
Le colonel !
À Isidore.
Laissez-nous !
Isidore sort.
BERNARD.
J’ai vu l’appartement, il me convient... mais je prierai Carbonnel de faire arranger ses cheminées...
ÉLISA, à part.
Il faut absolument lui avouer...
Haut.
Colonel...
BERNARD.
Je suis bien heureux de vous trouver seule... j’ai une confidence à vous faire.
ÉLISA.
Comment ?
BERNARD.
Ne riez pas !... Malgré mes quarante-huit ans, mes rhumatismes, j’ai encore le cœur tendre.
ÉLISA, à part.
Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il va me faire une déclaration ?
BERNARD.
Je vais me marier !
ÉLISA.
Vous ? mais contez-moi donc cela !
Elle s’assied à droite.
BERNARD.
Vous riez déjà !...
S’asseyant près d’Élisa.
Mais rassurez-vous, je ne fais pas la folie d’épouser une toute jeune fille... j’épouse une veuve... qui n’a presque pas été mariée... une femme charmante... que je serai bien heureux de vous présenter...
ÉLISA.
Avec plaisir, colonel.
BERNARD.
Elle sera mardi au bal du ministre de la Guerre... Si vous vouliez être assez bonne pour accepter mon bras ? on dit que ce sera splendide.
ÉLISA.
Mais...
BERNARD.
Oh ! pas de mais ! il faut que vous fassiez connaissance avec ma future... et, à ce propos, j’ai une supplique à vous adresser... Je compose ma corbeille de mariage... et vous comprenez... un colonel attelé à une corbeille de mariage...
ÉLISA.
C’est une chose si grave !
BERNARD.
La dentelle surtout !... Quand on m’étale toutes ces petites toiles d’araignée et qu’il faut choisir... je deviens stupide !... Aussi je voudrais vous prier de me guider, de m’éclairer.
ÉLISA.
Je suis entièrement à vous.
BERNARD, tirant deux boîtes de sa poche.
Voici déjà deux bracelets, sur lesquels je vous prie de me donner votre avis...
ÉLISA.
Attendez ! je vais les mettre pour voir l’effet...
Elle met les deux bracelets.
Ah ! que le bleu est joli !
BERNARD.
Et l’autre ?
ÉLISA.
L’autre est ravissant !
BERNARD.
Enfin, lequel choisiriez-vous ?
ÉLISA.
Ah ! colonel ! on ne choisit pas entre deux bracelets !
Scène XVIII
ÉLISA, BERNARD, CARBONNEL
CARBONNEL, rentrant à part.
Ça a eu de la peine à prendre, mais ça a pris.
BERNARD.
Je comprends... vous me conseillez de les offrir tous les deux.
CARBONNEL, il a un soufflet à la main ; à part, apercevant le colonel et sa femme.
Hein ? ils sont ensemble ? Et moi qui croyais l’enfumer.
BERNARD, le voyant.
Ah ! voilà Carbonnel...
CARBONNEL, cachant son soufflet.
Oui, c’est moi... Vous... causiez ?
BERNARD.
De choses intimes... qui ne vous regardent pas, curieux !
Se levant.
À propos, j’ai vu l’appartement, il y a une cheminée qui fume...
CARBONNEL.
Horriblement !... C’est irrémédiable !
BERNARD, riant.
Voilà un drôle de propriétaire !... Quel prix ?
CARBONNEL.
Quatorze mille francs !
BERNARD.
Hein ? Deux chambres à coucher, un salon et un bout de salle à manger ?...
CARBONNEL.
Quatorze mille francs !... et les portes et fenêtres !
BERNARD, éclatant de rire.
Ah ! très joli !... Nous causerons de cela plus tard... Lorsque vous êtes entré, j’avais presque décidé Madame à se laisser enlever...
CARBONNEL.
Plaît-il ?
BERNARD.
Pour la conduire mardi au bal du ministre de la Guerre.
ÉLISA.
Oui, mon ami, sauf votre assentiment...
CARBONNEL.
Permettez ! permettez !
BERNARD.
Ah ! mais, si ça vous ennuie... vous n’en serez pas ! on vous donne congé !
CARBONNEL, à part.
On me donne congé !... je le trouve superbe !
Bas.
Comment, madame, vous ne rougissez pas ?...
Apercevant les deux bracelets au bras d’Élisa.
Hein ? des bracelets ?... il lui donne des bracelets !
ÉLISA, à part.
Il est jaloux !... il va me rendre les clefs !
Haut au colonel.
En vérité, colonel, plus je regarde ces bracelets, plus je trouve que vous êtes un homme de goût...
BERNARD, s’inclinant.
Oh ! madame...
ÉLISA.
Il était impossible de choisir quelque chose de plus gracieux, de plus riche et de plus simple à la fois... N’est-ce pas, mon ami ?
BERNARD, s’inclinant.
Oh ! madame...
CARBONNEL, bas à sa femme.
Allons ! embrassez-le tout de suite !
BERNARD.
Vous me donnez de l’amour-propre... Je finirai par me croire connaisseur...
ÉLISA.
Mais vous l’êtes... comme toutes les natures distinguées...
BERNARD.
Ah ! madame, ménagez-moi !
ÉLISA.
Je ne dis que ce que je pense.
CARBONNEL, bas à Élisa.
Madame, ce marivaudage est indécent ! Rendez ces bracelets !
ÉLISA, bas.
Rendez-moi les clefs !
CARBONNEL, bas.
Jamais !
ÉLISA, bas.
Très bien !
BERNARD.
Qu’avez-vous donc ?
ÉLISA.
Rien... c’est mon mari qui insiste pour me faire accepter votre bras pour mardi...
CARBONNEL, stupéfait.
Moi ?
BERNARD.
À la bonne heure !
ÉLISA.
Je vous préviens que je serai belle... très belle ! Et, si l’on danse...
Appuyant.
j’invite le colonel !
CARBONNEL, bas et vivement.
Non ! j’aime mieux rendre les clefs !
Il les rend.
ÉLISA, bas.
Merci !
Haut à Bernard, détachant un bracelet.
Colonel... voici votre bracelet.
CARBONNEL, bas.
Et l’autre !
ÉLISA, à son mari.
Mon ami... prête-moi ta bourse...
CARBONNEL, bas.
L’autre !
ÉLISA, bas.
Votre bourse...
CARBONNEL, la lui remettant.
La voilà !
ÉLISA.
Merci !
Remettant le second bracelet à Bernard.
Colonel...
CARBONNEL, à part.
Me revoilà avec mes sept francs !
ISIDORE, entrant, avec une note à la main.
Monsieur, il y a là un garçon frisé, de chez Véfour...
CARBONNEL, à part.
Ah ! mon Dieu ! la note !...
ISIDORE.
Il dit que ces messieurs ont fait ouvrir les huîtres... qu’ils les ont mangées...
Présentant la note.
Total, cent soixante-neuf francs.
CARBONNEL, bas à Élisa.
Rends-moi la bourse !
ÉLISA.
Oh ! que non !...
Donnant la bourse à Isidore.
Payez et rapportez-moi le reste.
Isidore sort.
CARBONNEL, avec une fureur concentrée.
Et devant lui !
BERNARD, à Élisa.
À quelle heure, madame, pourrai-je vous prendre demain, pour aller choisir ma corbeille ?
CARBONNEL.
Comment, votre corbeille !... vous vous mariez ?
BERNARD.
Je suis venu de Marseille exprès pour ça !
CARBONNEL.
Vous étiez à Marseille ?
BERNARD.
Depuis quinze mois... Je suis arrivé ce matin.
CARBONNEL.
Ce matin !... de Marseille !...
Respirant.
Mais alors, ces lettres, ces bouquets ?...
BERNARD.
Quelles lettres ?... quels bouquets ?...
CARBONNEL.
Rien !... une affaire de ménage.
BERNARD, remontant et appelant.
Isidore !...
Isidore rentre.
Tu vas me porter cela...
Il lui remet les bracelets et lui parle bas.
CARBONNEL, bas à sa femme.
Il paraît que nous nous sommes moquée de notre petit mari ?
ÉLISA, gaiement.
J’en ai peur !
CARBONNEL.
C’est charmant !
À part.
Alors, elle va me rendre les clefs !
Haut.
Colonel, venez donc par ici... que je vous raconte une anecdote.
BERNARD, sans redescendre.
À moi ?
CARBONNEL.
Figurez-vous que ma femme...
ÉLISA, bas.
Taisez-vous !... je vous pardonne !
BERNARD.
Vous dites que Madame... ?
ÉLISA, bas, suppliant.
Mon ami ?...
CARBONNEL, bas.
Les clefs ! ou je dis tout !
ÉLISA, effrayée.
Les voici !
CARBONNEL, triomphant.
Je les ai !
BERNARD, redescendant en scène. (Isidore sort.)
Eh bien, votre anecdote ?
CARBONNEL.
Rien !... une affaire de ménage !...
Avec effusion.
Ah !... colonel ! mon ami !... car vous êtes mon ami !... je ferai arranger la cheminée... L’appartement est de douze cents francs... sans portes ni fenêtres... Vous dînez avec nous ?...
Par réflexion.
Tiens ! j’invite aussi le colonel.
Élisa passe au milieu pendant l’ensemble.
Ensemble.
Air.
Enfin, la paix et le bonheur
Sont revenus dans le ménage ;
Fasse le ciel qu’aucun nuage
Ne trouble ce calme enchanteur !
CARBONNEL, au public.
Air de Mangeant.
Dans le régiment dramatique,
Soldats, tous présents à l’appel,
Nous marchons au pas gymnastique
Sous les regards d’un colonel.
BERNARD.
Toujours juste et jamais cruel,
Ce colonel... c’est le parterre !
ÉLISA.
Souriez d’un œil paternel
À notre salut militaire,
Mon colonel...
BERNARD.
Mon colonel...
CARBONNEL.
Mon colonel !
Tous, faisant le salut militaire
Souriez d’un œil paternel,
Etc.