Je croque ma tante (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
Comédie en un acte, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 14 février 1858.
Personnages
CHATEAUGREDIN
HÉRISSART
CAUCHOIS
AMÉLIE.
TONTAINE
FÉLICITÉ
UN PORTIER
Un salon à pans coupés : porte principale au fond ; à gauche, premier plan, une porte ; après la porte, une console sur laquelle sont deux potiches ; au pan coupé de gauche, une cheminée surmontée d’une glace ; au pan coupé de droite, une fenêtre ; portes aux premier et troisième plans de droite ; entre les deux portes un petit secrétaire ; chaises, fauteuils, un portrait de femme au-dessus de la console.
Scène première
CHATEAUGREDIN, puis LE PORTIER
Au lever du rideau la scène est vide... On sonne à plusieurs reprises à la porte extérieure.
Voix de CHATEAUGREDIN, dans sa chambre à gauche, premier plan.
On y va !
Nouveau coup de sonnette. Chateaugredin de même, impatienté.
On y va !
Nouveau coup de sonnette. Chateaugredin, sortant de sa chambre, le menton barbouillé de savon, et dénouant une serviette qu’il a au cou.
Si vous sonnez encore, je n’ouvre pas. – Il a manqué me faire couper, l’animal !... ou l’animale !...
S’essuyant le menton.
car c’est peut-être une dame !...
Il ouvre. Le portier entre.
Mon portier !... Comment ! c’est vous qui carillonnez comme ça !...
LE PORTIER
Monsieur... je vous tire ma révérence.
Il tient un gros bouquet et un portrait.
CHATEAUGREDIN.
Après ?
LE PORTIER.
Il paraîtrait que c’est aujourd’hui votre fête.
CHATEAUGREDIN.
Oui... 25 août... Ludovic de Chateaugredin.
LE PORTIER.
C’est aussi la mienne... Je m’appelle Louis de mon nom d’enfant.
CHATEAUGREDIN, contrarié, à lui-même.
Tiens ! c’est ennuyeux ça... que ma fête tombe juste le jour de celle de mon portier !
LE PORTIER.
On vient d’apporter ce bouquet pour vous.
CHATEAUGREDIN, le prenant.
De quelle part ?
LE PORTIER, lui tendant le portrait.
De la part de cette dame... à l’huile... dans son cadre.
CHATEAUGREDIN.
Anaïs !
Le prenant vivement.
Sapristi !... donnez ça et sauvez-vous.
LE PORTIER, s’en allant.
C’est frappant, Monsieur... je l’ai reconnue tout de suite...
CHATEAUGREDIN.
Ce n’est pas vrai... ce n’est pas elle !... partez !...
Le portier sort.
Scène II
CHATEAUGREDIN, seul
Quelle imprudence !... m’envoyer son portrait... ici... sous mon toit conjugal !...
Il pose le bouquet sur la console et le portrait sur une chaise.
Il est vrai qu’elle me croit garçon... Je lui ai brodé cette craque !... Par le fait, je le suis bien un peu... voilà deux mois que ma femme est à prendre les bains de mer, à Trouville, sous l’égide de son oncle Hérissart. Je n’ai pas de conseils à donner aux dames... mais, franchement, laisser son mari... seul... à Paris... pendant deux mois... juillet et août encore !... dame !... c’est bien épineux ! Mon désir le plus vif était d’accompagner ma femme... Je ne ris pas ! je le voulais !... mais j’ai été forcé de rester pour recueillir la succession de ma tante Lognon... une tante de Seine-et-Marne... qui m’a laissé dix mille francs, trois bouteilles de cassis et soixante-neuf pots de confitures !... Cette affaire étant terminée, j’allais partir pour Trouville... Hein ?... – Ma parole d’honneur !... lorsque le portier de ma maison... J’ai une maison, là en face, n° 12... Lorsque mon portier vint me dire : – Monsieur, la dame du second, c’est une pas grand’chose ! – Comment ? –Elle doit trois termes et elle veut qu’on lui remette des papiers ! – Sapristi !... D’un bond je traverse la rue, et je monte avec l’intention formelle de houspiller cette dame !... Je sonne, on ouvre... et je me trouve en face d’une vieille... soixante-dix ans, chapeau orange et une verrue sur le nez !... J’allais lui chanter ma gamme... lorsque apparaît sa fille, Anaïs, née de Ripincel... une femme d’un très grand air et très belle !... Elle était vêtue d’un léger peignoir bleu ciel... à peine noué par une ceinture souci. À cette vue... je ne sais ce qui se passa en moi... que vous dirai-je ?... Nous étions au 15 juillet... en pleine canicule !... Jusqu’alors... parole d’honneur !...
Air du Charlatanisme.
J’étais un modèle parfait
De fidélité, de constance ;
Mais, hélas ! le quinze juillet
Est jour de terme et d’échéance.
Ne redoutant aucun portier,
Dans ma vertu je marchais ferme !
Mais l’amour, malin créancier,
Vint me réclamer son loyer...
Et mon cœur a payé son terme.
En sortant de chez elle, non seulement je ne lui avais pas réclamé ses loyers, mais je lui avais accordé du papier à neuf francs le rouleau !... Nous prîmes rendez-vous le lendemain pour aller le choisir... le surlendemain pour le faire coller... et le jour d’après... pour dîner aux Champs-Élysées, chez Ledoyen ! – Entre nous, Anaïs ne mange pas de tout... elle est un peu chipoteuse !... Il lui faut des petits perdreaux truffés... des petites cailles aux olives... etc... etc... Dame !... tout ça... ça coûte !... et si je n’y mettais bon ordre, la succession de ma tante Lognon y passerait bien vite !...
Prenant dans son secrétaire un sac d’argent à peu près vide.
Le sac est là !... déjà pas mal grignoté...
Il remet le sac dans le secrétaire.
Car, l’avouerai-je ?...
Gaiement.
c’est canaille !... Mais dans ce moment je croque ma petite tante Lognon !...
On sonne de nouveau.
Qui diable peut venir encore ?
Il ouvre.
Scène III
CHATEAUGREDIN, CAUCHOIS, TONTAINE
Cauchois et Tontaine, entrent. Ils tiennent chacun un petit bouquet de violettes.
CAUCHOIS.
Bonjour, monsieur Ludovic.
TONTAINE.
C’est nous...
CHATEAUGREDIN, à part.
Les deux domestiques d’Anaïs... que je lui ai offerts.
CAUCHOIS et TONTAINE, se posant.
Air : C’est moi.
CAUCHOIS.
De ce jour solennel...
TONTAINE.
Monsieur, pour votre fête...
CAUCHOIS.
Qu’une santé parfaite...
TONTAINE.
Soit le gage éternel !
ENSEMBLE.
Avec ces humbles fleurs,
De vos traits pur emblème,
Nous vous offrons, de même,
Nos cœurs ! (bis.)
CHATEAUGREDIN, prenant les bouquets.
Merci, mes bons amis...
À part.
Des petits bouquets de carottes !...
Haut, allant à son secrétaire.
Ça vaut bien deux sous.
Prenant dans le sac deux pièces d’or qu’il leur donne.
Tenez, Cauchois... tenez, Tontaine... voici une pièce d’or pour chacun.
TONTAINE.
Oh ! Monsieur !...
CAUCHOIS.
Ce n’était pas pour ça !...
CHATEAUGREDIN.
J’en suis persuadé... Comment va votre aimable maîtresse ?...
TONTAINE.
Toujours belle !
CAUCHOIS.
Toujours mélancolique quand elle ne voit pas Monsieur...
CHATEAUGREDIN.
Cette chère Anaïs !
TONTAINE.
Madame demande si vous avez été content de son portrait et de son bouquet ?
CHATEAUGREDIN.
Enchanté, mes enfants !...
TONTAINE.
Faut mettre le bouquet dans l’eau.
Elle le met dans la première potiche de la console.
CAUCHOIS, prenant le portrait.
Faut accrocher Madame...
Il monte sur une chaise devant le secrétaire.
TONTAINE, voyant le portrait d’Amélie.
En face de cet autre.
CHATEAUGREDIN, à part.
En face de ma femme !...
CAUCHOIS.
Tiens ! une autre jeune dame ?...
CHATEAUGREDIN, vivement.
Du tout ! vous vous trompez ! c’est ma tante Hérissart !
CAUCHOIS.
J’allais le dire !
Il accroche le portrait au-dessus du secrétaire et redescend.
TONTAINE.
Nous savons bien que Monsieur est incapable de faire des traits à Madame... qui est si belle !
CAUCHOIS.
Et si mélancolique quand elle ne voit pas Monsieur !
Montrant le portrait d’Anaïs.
Regardez donc !...
CHATEAUGREDIN.
Il fait très bien !
À part.
Quand ils seront partis, je le cacherai quelque part... sous mon matelas !
TONTAINE.
Madame donne ce soir un grand dîner pour votre fête...
CHATEAUGREDIN.
Parbleu ! c’est moi qui l’ai commandé... à mon restaurant !... Savez-vous si elle aime le turbot ?...
CAUCHOIS.
Ah ! Monsieur, elle n’aime que vous !
CHATEAUGREDIN.
On portera le dîner chez elle à six heures.
TONTAINE.
Et il en est... cinq... Il faut que j’aille mettre mon couvert !...
CHATEAUGREDIN.
Et moi, achever ma toilette. Cauchois, j’ai besoin de toi... pour me donner un coup de fer...
CAUCHOIS.
Volontiers, monsieur Ludovic !... Tontaine, vous savez que Madame désire offrir du champagne à Monsieur ?...
TONTAINE.
C’est juste !...
CHATEAUGREDIN.
Ah ! c’est bien aimable !...
CAUCHOIS, à Chateaugredin.
Où Monsieur met-il son champagne ?
CHATEAUGREDIN.
Comment !... mais alors... c’est mon champagne qu’elle m’offre !...
Lui montrant la droite.
Par là... prends-en deux bouteilles.
TONTAINE.
Bah ! mettons-en trois.
CAUCHOIS, à part.
J’en prendrai quatre !
Il entre à droite, troisième plan.
TONTAINE.
Et puis, il nous manque une chaise... j’en prends une...
Elle la prend.
CHATEAUGREDIN.
Tu me la rapporteras... ça me dépareillerait...
Cauchois rentre avec le panier de vin de champagne, Tontaine le prend.
TONTAINE.
Oui, oui... Vous, Cauchois, n’oubliez pas l’argenterie.
CAUCHOIS.
Soyez tranquille.
Ensemble.
Air de Mangeant.
CHATEAUGREDIN.
Va bien vite,
Ma petite,
Tout préparer au logis ;
Moi, j’apprête
Ma toilette,
Pour plaire à mon Anaïs.
CAUCHOIS.
Allez vite,
Ma petite,
Tout préparer au logis ;
Par la fête
Qui s’apprête
Tous nos instants seront pris.
TONTAINE.
Je vous quitte,
Je vais vite
Tout préparer au logis ;
Par la fête
Qui s’apprête
Tous nos instants seront pris.
CHATEAUGREDIN, à part, et seul.
La fête sera brillante
Et le festin sera beau :
Nous allons de feu ma tante
Croquer encore un morceau.
Tontaine sort.
Scène IV
CHATEAUGREDIN, CAUCHOIS
CHATEAUGREDIN, s’asseyant à droite.
Voyons ! dépêche-toi de me friser.
CAUCHOIS, lui mettant des papillotes de papier.
Débutons par les papillotes... C’est pour le coup que Madame va vous appeler son bichon !
CHATEAUGREDIN.
Oui, elle me donne parfois ce petit nom caressant !
CAUCHOIS.
Ah ! qu’il est doux d’être aimé comme ça !
CHATEAUGREDIN, un peu méfiant.
Es-tu bien sûr qu’elle n’aime que moi ?
CAUCHOIS, avec feu.
Oh ! Monsieur !...
Il lui tire les cheveux involontairement.
CHATEAUGREDIN.
Aïe !... Il me semble pourtant qu’elle reçoit une nombreuse société.
CAUCHOIS.
Presque personne...
CHATEAUGREDIN.
Air : Ah ! si Madame le savait...
Quel est donc ce jeune lion
Aux crins frisés, à l’allure furtive,
Qui s’en va toujours quand j’arrive ?
CAUCHOIS.
C’est son quart.
CHATEAUGREDIN.
Ils sont quatre ?
CAUCHOIS.
Non !
Son quart d’agent de change.
CHATEAUGREDIN.
Ah ! bon !
Et ce grand chauve aux trois cheveux carotte ?
CAUCHOIS.
C’est son notaire.
CHATEAUGREDIN.
Et l’autre aux airs guerriers ?
CAUCHOIS.
Son général.
CHATEAUGREDIN.
Son général ?...
À part.
Prelotte !
Ça fait bien des particuliers !
Voilà bien des particuliers !
CAUCHOIS, achevant les papillotes.
Mais vous, Monsieur, vous êtes son Dieu !... Savez-vous comment elle vous appelle, quand vous n’êtes pas là ?...
CHATEAUGREDIN, avec complaisance.
Non... dis ?
CAUCHOIS.
Elle vous appelle son chou et son âme !
CHATEAUGREDIN.
Qu’elle est aimable !
CAUCHOIS.
« Tontaine ! mon chou est-il venu ?... Cauchois, porte cette lettre à mon âme !... » Tiens ! ça me fait penser que j’en ai une à vous remettre.
Il la lui donne.
CHATEAUGREDIN.
Une lettre d’elle ?...
Il embrasse la lettre.
CAUCHOIS.
Non... de vous !... votre dernière... Madame dit qu’elle n’y a rien compris !...
CHATEAUGREDIN.
Comment ?... rien compris ?
CAUCHOIS.
Ne bougez pas... je vais faire chauffer le fer.
Il entre à droite, dernier plan.
Scène V
CHATEAUGREDIN, puis FÉLICITÉ, puis HÉRISSART et AMÉLIE
CHATEAUGREDIN, la tête émaillée de papillotes, ouvrant la lettre.
Je lui ai pourtant distillé les phrases les plus incandescentes...
Relisant sa lettre.
« Chère amie, impossible de partir encore... ces chinois d’avoués. »
Jetant un cri et se levant.
Ah ! bigre !... la lettre destinée à ma femme !... Je me suis trompé d’adresse !... J’ai envoyé à Trouville celle pour Anaïs !... et ma femme qui va recevoir ça !... un tas de bêtises ! de gaudrioles ! Sapristi !... Que faire ?...
FÉLICITÉ, entrant par le fond, portant des bagages de voyage.
Nous v’là !... Bonjour, Monsieur.
CHATEAUGREDIN, effrayé.
Félicité !...
FÉLICITÉ.
Nous arrivons de Trouville !
CHATEAUGREDIN.
Et ma femme ?...
FÉLICITÉ.
La v’là qui monte avec votre oncle Hérissart !
CHATEAUGREDIN.
Crédié !...
Il arrache vivement ses papillotes et en oublie deux.
FÉLICITÉ, à part, riant.
Tiens !... Monsieur en papillotes !...
Elle entre dans la chambre de gauche.
CHATEAUGREDIN, seul.
Plus de doute !... elle a reçu ma lettre et elle arrive... quelle scène !
AMÉLIE, entrant.
Enfin, nous voilà !...
CHATEAUGREDIN.
Chère amie, quelle aimable surprise !
AMÉLIE.
Embrasse-moi !
CHATEAUGREDIN, l’embrassant, à part.
Elle n’a rien reçu !
HÉRISSART.
Bonjour, mon neveu.
Ensemble.
Air : Il n’a pas l’air malin (Secrétaire de Madame).
AMÉLIE.
C’est moi !
Ah ! loin de toi
Quelle était ma souffrance !
Que le jour
Du retour
Est doux après l’absence !
CHATEAUGREDIN.
C’est toi !
Je te revois !
Ah ! quelle heureuse chance !
Que le jour
Du retour
Est doux après l’absence !
HÉRISSART.
Chez moi
Je me revois...
Ah ! quelle heureuse chance !
Que le jour
Du retour
Est doux après l’absence !
Regardant Chateaugredin.
Tiens ! vous avez du papier sur la tête !
CHATEAUGREDIN, tressaillant.
Oh !...
Il arrache ses deux papillotes.
AMÉLIE.
Tu t’es fait friser ?... Pourquoi ça ?...
CHATEAUGREDIN, vivement.
Pour rien ! pour ma fête !... C’est ma fête !
HÉRISSART.
Quelle drôle d’idée !
AMÉLIE, offrant un bouquet.
Vous voyez que je ne l’ai pas oublié !
CHATEAUGREDIN.
Que tu es bonne !
AMÉLIE, voyant l’autre bouquet, et surprise.
Ah !... on t’a déjà souhaité ?...
CHATEAUGREDIN, vivement.
Oui... oui !... C’est le portier !... ces gens-là... tu sais... pour avoir cent sous...
AMÉLIE.
Mais c’est un bouquet de dix francs au moins !
CHATEAUGREDIN, avec un sourire forcé.
Bah !... Eh bien !... je ne lui ai donné que cent sous... ça lui apprendra !
AMÉLIE, qui a mis son bouquet dans l’autre potiche.
J’ai bien des reproches à vous faire, Monsieur... me laisser sans lettre...
CHATEAUGREDIN.
Tu ne l’as pas reçue ?... elle t’a croisée !... Je t’expliquais cette diable d’affaire Lognon... Figure-toi que ces chinois d’avoués...
HÉRISSART, lorgnant le portrait d’Anaïs.
Oh ! la belle femme !...
AMÉLIE, se retournant.
Un portrait !...
CHATEAUGREDIN, à part.
Sapristi !...
AMÉLIE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?...
CHATEAUGREDIN, balbutiant.
Ça ?... C’est... c’est un Rembrandt... pour ma fête !
HÉRISSART.
Oui : je reconnais la touche du grand maître.
AMÉLIE.
Un Rembrandt !
CHATEAUGREDIN, pour rompre la conversation.
Mais donne-moi donc tes paquets... tes cartons !...
Il les prend.
Je vais les porter dans ta chambre...
AMÉLIE.
Ne prends pas la peine...
À part.
Il a un air tout singulier !
FÉLICITÉ, revenant de la chambre.
Madame, faut-il faire à dîner ?
AMÉLIE.
Faire à dîner ?... il est bien tard... Est-ce qu’on ne t’apporte pas tous les jours ton repas du restaurant voisin ?...
CHATEAUGREDIN.
Si !...
AMÉLIE.
Eh bien !... nous nous contenterons de ton ordinaire...
À Félicité.
Vous irez demander le dîner de Monsieur...
FÉLICITÉ.
Bien, Madame...
Elle sort par le fond.
CHATEAUGREDIN, à part.
Bigre !... et l’autre !... qui compte dessus !
Il remonte pour rappeler Félicité.
AMÉLIE.
Qu’as-tu ?...
CHATEAUGREDIN, redescendant et balbutiant.
C’est... qu’il y a du turbot !... aimes-tu le turbot ?...
AMÉLIE.
Sans doute.
HÉRISSART.
Moi, j’en raffole...
CHATEAUGREDIN, chargé des paquets et des cartons.
Oh ! Alors, très bien !... Je craignais que vous n’aimassiez pas le turbot... mais du moment que vous aimez le turbot...
À part.
Et l’autre !...
Ensemble.
Air de la Chanteuse voilée.
CHATEAUGREDIN.
Rassure-toi, je n’ai plus rien :
Ma crainte était puérile.
Vous aimez le turbot ? très bien !
N’en parlons plus; je suis tranquille.
AMÉLIE et HÉRISSART.
Rassure-toi, va ! ne crains rien :
Pourquoi ce trouble inutile ?
Notre repas sera très bien,
Mon cher ami, sois donc tranquille.
Chateaugredin entre dans la chambre à gauche.
Scène VI
HÉRISSART, AMÉLIE, puis CAUCHOIS
AMÉLIE, à elle-même.
Je ne l’ai jamais vu comme cela... que s’est-il donc passé en mon absence ?...
Elle remonte et regarde vers la chambre.
HÉRISSART, assis à la place où était Chateaugredin pendant qu’on le coiffait, et lorgnant le portrait.
Quand je dis un Rembrandt, j’ai des doutes... Je penche pour un Murillo.
CAUCHOIS, rentrant par la droite, troisième plan, avec son fer à papillotes, et pinçant une mèche d’Hérissart qu’il prend étourdiment pour Chateaugredin.
Tout chaud !... tout chaud !
HÉRISSART, jetant un cri.
Ah !!!
Il se lève en sursaut.
CAUCHOIS.
Oh !!!
AMÉLIE, se retournant.
Un inconnu !
HÉRISSART.
Qu’est-ce que vous demandez ?...
CAUCHOIS, alarmé.
Je... je viens prendre l’argenterie...
AMÉLIE.
L’argenterie ?
HÉRISSART.
C’est un voleur !...
Voyant le fer à papillotes.
Et il a une pince !...
Appelant.
Mon neveu !!!
CAUCHOIS, à part.
C’est les Hérissart !...
Scène VII
HÉRISSART, AMÉLIE, CAUCHOIS, CHATEAUGREDIN
CHATEAUGREDIN, venant de la chambre, il a mis un habit.
Qu’y a-t-il ?...
Voyant Cauchois.
Oh !!!
AMÉLIE.
Cet homme ?
HÉRISSART.
Le connaissez-vous ?...
CHATEAUGREDIN.
Oui... C’est Cauchois...
CAUCHOIS.
Je suis Cauchois…
CHATEAUGREDIN.
C’est un groom... que j’ai arrêté...
AMÉLIE.
Un groom ?...
HÉRISSART.
Pour quoi faire ?...
CHATEAUGREDIN.
Pour me friser.
CAUCHOIS.
Voilà le fer.
HÉRISSART.
Tiens ! c’est un fer à papillotes !
AMÉLIE.
Mais nous n’avons pas besoin d’un groom...
CHATEAUGREDIN.
Si !... d’abord on m’a donné de si bons renseignements ! il paraît qu’il est très propre... Alors, je l’ai pris...
HÉRISSART.
Tu as bien fait...
AMÉLIE.
Eh bien ! il faut l’occuper... qu’est-ce qu’il sait faire ?...
CHATEAUGREDIN.
Il sait friser...
CAUCHOIS.
Je sais friser.
HÉRISSART.
Mais on ne peut pas friser toujours...
AMÉLIE, à Cauchois.
Mettez le couvert...
HÉRISSART.
C’est ça ! qu’il mette le couvert...
CHATEAUGREDIN.
Allons, mets le couvert...
CAUCHOIS.
Je veux bien mettre le couvert !... ous qu’est l’argenterie ?
AMÉLIE, montrant la porte du fond.
Par là... dans le buffet.
Cauchois sort un instant.
HÉRISSART.
Ah ! c’est donc pour ça qu’il voulait prendre l’argenterie...
CHATEAUGREDIN.
Hein ?... Oui !... c’était pour mettre le couvert.
HÉRISSART.
J’avoue que je l’avais pris d’abord pour un voleur.
Scène VIII
HÉRISSART, AMÉLIE, CAUCHOIS, CHATEAUGREDIN, FÉLICITÉ
FÉLICITÉ, entrant par le fond et portant, avec Cauchois, une table servie et deux bougies allumées.
Madame, v’là le dîner du restaurant...
CAUCHOIS.
Par ici, Mademoiselle...
Ils posent la table sur le devant à droite.
FÉLICITÉ, à part.
Qu’est-ce que c’est que ce grand escogriffe-là ?...
Elle remonte vers la console et y pose des assiettes, puis elle sort par la droite, troisième plan.
AMÉLIE.
Eh ! mais... il est très bien, ton ordinaire !...
CHATEAUGREDIN, embarrassé.
J’en garde un petit peu pour mon déjeuner.
HÉRISSART.
Un turbot... pour toi seul ?...
CHATEAUGREDIN.
Là ! j’étais sûr que vous n’aimiez pas le turbot... On va le remporter.
Il le prend pour le donner à Cauchois.
HÉRISSART, s’en emparant.
Du tout !... je m’y oppose.
Il le replace sur la table.
AMÉLIE, défiante.
En vérité, on jurerait que tu nous attendais...
CHATEAUGREDIN.
Eh bien !... il y a du vrai... j’avais comme un pressentiment...
AMÉLIE.
Allons... à table !...
HÉRISSART.
À table !...
Chœur.
Air de Mangeant.
Par le plaisir, par la gaîté,
Que notre repas brille ;
Non rien ne vaut, en vérité,
Un repas de famille !
CHATEAUGREDIN, debout à l’extrême gauche, à part.
Juste Ciel ! quel embarras
Triste et lamentable !
L’autre qui m’attend là-bas,
Les pieds sous la table !
HÉRISSART, parlé.
Eh bien, mon neveu ?
CHATEAUGREDIN, parlé.
Me voilà ! me voilà !
Reprise.
CAUCHOIS, bas.
Monsieur... vous allez dîner ?...
CHATEAUGREDIN, bas.
Veux-tu te taire !...
Il s’assied ; Cauchois sort, la serviette sur le bras.
AMÉLIE, à part.
Ils se parlent bas.
HÉRISSART, servant le potage.
Allons donc, mon neveu !... Est-ce que nous ne sommes pas en appétit ?...
CHATEAUGREDIN.
Si fait !... si fait !
AMÉLIE.
Ce serait bien extraordinaire... quand on a commandé pour soi, tout seul... un dîner aussi copieux !
CHATEAUGREDIN, d’un ton de victime.
Ah bien ! est-ce qu’on va me faire la guerre pour mes repas, à présent !... on va me compter les morceaux...
AMÉLIE.
Mais non !
HÉRISSART.
Du tout !...
CHATEAUGREDIN.
D’abord, c’était pour ma fête...
CAUCHOIS, à part.
Qu’est-ce que les autres vont manger ?
On continue de manger.
Scène IX
HÉRISSART, AMÉLIE, CAUCHOIS, CHATEAUGREDIN, FÉLICITÉ, TONTAINE
TONTAINE, entrant par le fond.
Monsieur, il est plus de six heures...
Voyant le monde.
Oh !
CAUCHOIS, bas.
Chut ! les Hérissart !...
Chateaugredin tousse, comme s’il avait avalé de travers.
AMÉLIE.
Une bonne ?...
HÉRISSART.
D’où sort celle-là ?
CHATEAUGREDIN, toussant très fort.
Ah ! que c’est bête !... elle m’a fait avaler de travers !...
Il tousse, Hérissart lui verse à boire.
AMÉLIE.
Que voulez-vous ?... qui êtes-vous ?...
TONTAINE, ahurie.
Madame... je... suis Tontaine.
CAUCHOIS.
C’est Tontaine...
CHATEAUGREDIN.
C’est Tontaine...
Il tousse.
AMÉLIE et HÉRISSART.
Quoi... Tontaine ?...
CHATEAUGREDIN.
Oui ! une bonne que j’ai arrêtée...
HÉRISSART.
Comme le groom ?...
CHATEAUGREDIN.
Absolument...
CAUCHOIS.
La même chose...
TONTAINE.
Oui, Madame.
AMÉLIE.
Mais nous avons déjà Félicité... je n’ai pas besoin de deux bonnes...
CHATEAUGREDIN.
Si !... si ! on m’a donné les meilleurs renseignements... elle est de Nanterre !...
AMÉLIE, à part.
C’est inconcevable !...
Haut.
Et que signifient ces paroles : « Monsieur, il est plus de six heures ?... »
TONTAINE.
Ça veut dire...
CHATEAUGREDIN.
Ça veut dire qu’elle sait que je dîne à six heures... et elle venait me dire...
À Tontaine.
Tu vois : nous dînons, ma fille... nous dînons... Donne-moi une assiette.
TONTAINE, bas, lui donnant une assiette.
Madame attend son dîner, elle rage !...
CHATEAUGREDIN, à part.
Bien !...
Bas, à Tontaine, lui donnant la soupière.
Porte-lui le potage... ce sera toujours ça !...
Tontaine se sauve en emportant la soupière. Chateaugredin, prenant le plat de poisson comme pour se servir.
Comment trouvez-vous ce poisson, mon oncle ?
HÉRISSART.
Délicieux ! délicieux !
CHATEAUGREDIN, bas, en donnant le plat à Cauchois.
Sauve-toi...
CAUCHOIS, bas.
Là-bas ?
CHATEAUGREDIN, bas.
Tu le retourneras pour faire croire qu’il est neuf !...
Cauchois retourne le turbot et se sauve en l’emportant. À sa femme.
Ma chère amie, un peu de canard.
AMÉLIE.
Merci.
CHATEAUGREDIN.
Et vous, mon oncle ?...
HÉRISSART.
Volontiers, mais, auparavant, je retournerai au turbot.
CHATEAUGREDIN, à part.
Aïe !
Haut.
C’est indigeste.
HÉRISSART, regardant sur la table.
Eh bien !... où est-il ?
AMÉLIE, regardant autour d’elle.
Et vos domestiques ?...
CHATEAUGREDIN.
Je ne sais pas !
HÉRISSART.
Ils ont desservi sans qu’on le leur dise !
CHATEAUGREDIN.
C’est un peu fort !
HÉRISSART sonne et tous trois appellent.
Cauchois ! Tontaine ! Cauchois ! Tontaine !
Scène X
CHATEAUGREDIN, AMÉLIE, HÉRISSART, FÉLICITÉ
Félicité entre, venant de la droite, troisième plan, apportant une bombe et un baba.
FÉLICITÉ, accourant.
Qu’est-ce qu’il faut, Monsieur ?
HÉRISSART.
Le turbot.
FÉLICITÉ.
Le turbot ?
HÉRISSART.
Appelez Cauchois... appelez Tontaine...
FÉLICITÉ.
Je n’ai vu personne... je suis seule à l’office.
Elle pose la bombe et le baba sur la console, et passe au fond à droite.
AMÉLIE et HÉRISSART.
Seule ?
HÉRISSART.
Et les autres ?...
Il sonne et appelle avec Chateaugredin qui fait chorus avec lui.
Cauchois ! Tontaine ! Cauchois ! Tontaine !
Amélie entre à droite, troisième plan.
Scène XI
CHATEAUGREDIX, CAUCHOIS, HÉRISSART, FÉLICITÉ
CAUCHOIS, venant par le fond.
Monsieur ?...
HÉRISSART.
Le turbot !
CAUCHOIS.
Je ne sais pas.
HÉRISSART.
D’où venez-vous ?
CAUCHOIS.
De la cave.
HÉRISSART.
Alors, c’est Tontaine ; elle nourrit peut-être un pompier.
Hérissart met du vin dans son verre et boit.
CHATEAUGREDIN.
Oh ! c’est invraisemblable ! elle est de Nanterre !
CAUCHOIS, bas, et vite à Chateaugredin.
Madame est furieuse... si vous n’y allez pas, elle va venir !
CHATEAUGREDIN.
Bigre ! j’y vais !
Prenant la bombe.
J’emporte la bombe, ça la calmera...
CAUCHOIS, prenant le baba et suivant.
Et moi, le baba !
Il disparaît par le fond avec Chateaugredin.
Scène XII
AMÉLIE, HÉRISSART, FÉLICITÉ, puis LE PORTIER
AMÉLIE, rentrant.
Impossible de trouver cette fille...
Voyant que son mari a disparu.
Où est-il donc ?
HÉRISSART.
Comment ! partis !...
AMÉLIE.
Eh bien ! mon oncle, que dites-vous de tout cela ?
HÉRISSART, emportant avec Félicité la table au fond devant la cheminée.
Je dis que c’est inimaginable !... et que je n’aime pas dîner comme cela !
Félicité sort à gauche.
LE PORTIER, entrant par le fond et apportant une caisse de voyage.
Madame, v’là un bagage qu’on apporte du chemin de fer.
AMÉLIE.
C’est bien !... Posez cela.
LE PORTIER, qui a posé la caisse près du secrétaire, regardant le portrait d’Anaïs.
Oh ! c’est frappant !... c’est frappant !
AMÉLIE, vivement.
Vous connaissez cette dame ?
LE PORTIER.
Parbleu !... C’est madame de Ripincel... Rue de Trévise, 12...
Il sort par le fond.
Scène XIII
AMÉLIE, HÉRISSART
AMÉLIE.
Rue de Trévise ?
HÉRISSART.
12 !!! mais c’est la maison de ton mari.
AMÉLIE, lui donnant son chapeau.
Mon oncle... prenez votre chapeau.
HÉRISSART.
Pour quoi faire ?
AMÉLIE, très agitée.
Courez à notre maison... vous demanderez cette dame de Ripincel... vous la verrez... vous lui parlerez... et vous me direz ce que c’est que cette femme...
HÉRISSART.
Mais sous quel prétexte me présenter ?... Ah ! je lui dirai que ses cheminées fument.
AMÉLIE.
Allez ! allez !
Hérissart sort par le fond.
Scène XIV
AMÉLIE, puis CHATEAUGREDIN
AMÉLIE, seule et très agitée.
Il a une maîtresse ! plus de doute ! son trouble quand je suis arrivée... ces papillotes !... ce portrait !... on n’a pas l’habitude de décorer son salon du portrait de ses locataires... Mais je vais tout savoir... Je vais le confondre... l’accabler par des preuves... le...
Allant vers la fenêtre.
Mon oncle ne peut tarder...
CHATEAUGREDIN, rentrant par le fond, essoufflé, une serviette à sa boutonnière, et sans voir Amélie.
Ouf !... j’ai mangé un peu de turbot avec elle... ça ne l’a pas calmée...
AMÉLIE, se retournant.
Lui !...
Se contenant.
D’où viens-tu ?
CHATEAUGREDIN, ahuri.
De la cave !
AMÉLIE.
De... ?
CHATEAUGREDIN.
Oui !... pour chercher Tontaine... elle n’y est pas... je ne sais ce qu’elle a pu devenir...
AMÉLIE.
Comme tu es essoufflé !
CHATEAUGREDIN, s’oubliant.
C’est que j’ai tant couru !
AMÉLIE.
Comment ?
CHATEAUGREDIN, à part.
Pristi !
Haut.
Oui, j’ai cru que tu m’appelais.
AMÉLIE, passant son bras dans le sien et câlinant hypocritement.
Ce pauvre Ludovic !...
CHATEAUGREDIN, de même.
Cette chère Lilie ! As-tu de belles couleurs !!... Les bains de mer t’ont fait du bien.
AMÉLIE.
Oui, beaucoup.
CHATEAUGREDIN.
Il faudra y retourner l’année prochaine.
AMÉLIE, vivement.
Non pas !...
Tendrement.
Te quitter encore !... T’es-tu bien ennuyé pendant mon absence ?
CHATEAUGREDIN, involontairement.
Mais non !
Vivement.
mais si !... Oh ! Dieu ! si tu avais reçu ma dernière lettre ! qui t’a croisée... tu aurais vu... J’étais comme une âme en peine... exactement.
AMÉLIE, d’un ton très amical.
Oh ! tu as su te créer des distractions...
CHATEAUGREDIN.
Moi !
AMÉLIE, de même, lui montrant le portrait.
Enfin... tu achetais des tableaux...
CHATEAUGREDIN, vivement.
Un seul... comme objet d’art !
AMÉLIE.
Et puis...
Changeant de ton et lui quittant brusquement le bras.
tu me trompais indignement !...
CHATEAUGREDIN, bondissant.
Hein !... par exemple ! et avec qui ?
AMÉLIE, éclatant.
Avec votre locataire... votre madame de Ripincel !...
CHATEAUGREDIN, criant.
C’est faux ! Je prends l’univers à témoin que c’est faux !
AMÉLIE.
Vous osez nier !...
CHATEAUGREDIN, s’efforçant de rire.
Mais c’est absurde !... une intrigue d’amour entre propriétaire et locataire ! Est-ce assez invraisemblable ?
AMÉLIE.
Nous allons savoir la vérité ! Mon oncle est en ce moment aux renseignements...
CHATEAUGREDIN.
Chez qui ?
AMÉLIE.
Chez cette dame de Ripincel...
CHATEAUGREDIN, à part.
Crelotte !
AMÉLIE, voyant Hérissart.
Et le voici !
Scène XV
AMÉLIE, CHATEAUGREDIN, HÉRISSART
AMÉLIE, à Hérissart qui entre.
Eh bien ?
HÉRISSART, secouant son chapeau.
Figure-toi qu’il pleut.
CHATEAUGREDIN, vivement.
Allez vous changer.
AMÉLIE, à son oncle.
Cette dame, vous l’avez vue ?
HÉRISSART.
Parfaitement... je sors de chez elle...
CHATEAUGREDIN, interrompant.
Vous êtes trempé...
HÉRISSART.
Je crois bien... je n’avais pas de parapluie !
AMÉLIE, impatientée.
Mon oncle, parlez donc...
HÉRISSART.
Eh bien ! elle se levait de table comme j’entrais... une chose curieuse ! elle a le même dîner que nous... même potage, même turbot, même bombe !
CHATEAUGREDIN.
Ah bah !
AMÉLIE.
Mais la femme... la femme ? c’est bien l’original du portrait ?
HÉRISSART.
Je ne sais pas... je n’ai regardé que la bombe.
AMÉLIE, avec dépit.
Oh !
Elle remonte et met son chapeau et son châle.
CHATEAUGREDIN, à part.
Quelle chance !
HÉRISSART.
Mon ami, je vais me changer.
En sortant.
Est-ce curieux ! absolument la même bombe !...
Il sort à droite, premier plan.
Scène XVI
AMÉLIE, CHATEAUGREDIN, puis FÉLICITÉ
CHATEAUGREDIN, voyant qu’Amélie met son châle et son chapeau.
Où vas-tu ?
AMÉLIE.
Je vais moi-même chez cette dame.
CHATEAUGREDIN.
Amélie !...
FÉLICITÉ, entrant par le fond.
Monsieur, il y a là une dame qui demande à vous parler.
CHATEAUGREDIN.
Une dame ?
AMÉLIE, vivement.
Son nom ?
FÉLICITÉ.
Madame de Ripincel.
CHATEAUGREDIN.
Je n’y suis pas !
AMÉLIE.
Faites entrer.
CHATEAUGREDIN, foudroyé.
Oh !
AMÉLIE.
Enfin, je vais la voir !
CHATEAUGREDIN, hors de lui.
Rentre chez toi ! je le veux ! je le veux !!!
AMÉLIE, indiquant sa chambre.
Soit ! mais je serai là... près de cette porte... et je ne perdrai pas un mot de votre conversation...
CHATEAUGREDIN.
Comment ! Amélie !...
AMÉLIE.
Pas un mot !...
Elle rentre dans sa chambre, à gauche, premier plan.
Scène XVII
CHATEAUGREDIN, HÉRISSART
CHATEAUGREDIN.
Je suis un mari perdu !
HÉRISSART, entrant par le fond, à lui-même.
Je viens de passer un habit.
CHATEAUGREDIN, à part.
Mon oncle !... du toupet !
Haut.
Ah ! c’est vous, madame de Ripincel !
HÉRISSART.
Plaît-il ?
CHATEAUGREDIN, criant.
J’en ai appris de belles sur votre compte !... Votre conduite plus que légère fait rougir ma maison !
HÉRISSART.
Ma conduite ?...
CHATEAUGREDIN.
Vous rentrez tard... quelquefois même pas du tout.
Scène XVIII
CHATEAUGREDIN, HÉRISSART, AMÉLIE, rentrant et se tenant près de la porte
HÉRISSART.
Mais, mon neveu !
CHATEAUGREDIN, avec force.
Taisez-vous ! vous n’êtes qu’une biche !
HÉRISSART.
Une biche ?
CHATEAUGREDIN, apercevant Amélie, à part.
Ma femme !... oye !... oye !...
AMÉLIE.
Voilà donc la comédie que vous jouez ?
CHATEAUGREDIN.
Je vais t’expliquer...
AMÉLIE.
Assez !... puisque cette dame est là... c’est moi qui vais lui parler.
CHATEAUGREDIN, voulant l’arrêter.
Amélie !
AMÉLIE, sortant.
Laissez-moi, Monsieur !
Elle sort par le fond.
Scène XIX
CHATEAUGREDIN, HÉRISSART
HÉRISSART.
Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
CHATEAUGREDIN, vivement.
Sauvez-moi !... cette dame, dites que c’est pour vous ; qu’elle est votre maîtresse !
HÉRISSART.
Monsieur !
CHATEAUGREDIN.
Puisque vous êtes veuf !... il y va de ma vie !... jetez-vous à ses pieds, tutoyez-la ! embrassez-la...
HÉRISSART.
Qui ça ?
CHATEAUGREDIN.
Allez ! ou je me fais sauter la cervelle !
HÉRISSART.
Ah ! mon Dieu ! il est fou !
Scène XX
CHATEAUGREDIN, HÉRISSART, AMÉLIE
CHATEAUGREDIN.
Ma femme !...
AMÉLIE, entrant en éclatant de rire.
Ah ! ah ! ah ! ah ! que la jalousie nous rend parfois ridicules !
CHATEAUGREDIN, stupéfait.
Hein ?
AMÉLIE, riant.
Soixante-dix ans, un chapeau orange et une verrue.
CHATEAUGREDIN, vivement.
Sur le nez !!!
À part.
La mère ! c’était la mère !!!
AMÉLIE.
Elle venait nous donner congé !
HÉRISSART, regardant le portrait.
Mais, ce portrait...
CHATEAUGREDIN, vivement.
Je l’avais fait saisir pour mes termes.
HÉRISSART.
Ce n’est pas là une femme de soixante-dix ans !
AMÉLIE.
En effet.
CHATEAUGREDIN.
C’est quand elle était jeune ; la verrue a poussé depuis.
AMÉLIE.
Mais pourquoi cette comédie avec mon oncle ?
CHATEAUGREDIN, d’un ton digne et sévère.
Amélie, tu étais jalouse... j’ai voulu te donner une leçon !
AMÉLIE.
Ainsi, tu me jures que pendant mon voyage...
CHATEAUGREDIN.
Je le jure !
À part.
C’est ici qu’une craque est un devoir sacré.
Haut.
Ah ! quel malheur que tu n’aies pas reçu ma lettre à Trouville... la dernière... j’étais inspiré... je t’y disais les choses les plus frétillantes !
AMÉLIE.
Sois tranquille, on me la renverra !
CHATEAUGREDIN.
Hein ?
HÉRISSART, tirant une lettre de sa poche.
Tiens ! Le portier vient de me la remettre.
CHATEAUGREDIN, à part.
Nom d’un petit bonhomme ! ma lettre à Anaïs !
AMÉLIE.
Voyons !
CHATEAUGREDIN.
Donne ! je vais te la lire !
AMÉLIE.
Non ! éclaire-moi !
Chateaugredin va chercher un flambeau.
Voyons comment tu écris quand tu es inspiré.
Elle décachette la lettre.
CHATEAUGREDIN, à part.
Sacredié ! moi qui l’appelle « mon petit lézard bleu ! »
HÉRISSART, à Amélie.
Lis-nous ça tout haut.
AMÉLIE, lisant.
« Mon petit lézard bleu... »
Chateaugredin met le feu à la lettre. Tous trois poussent un cri. Amélie laisse tomber la lettre ; Chateaugredin met le pied dessus.
CHATEAUGREDIN
Ah ! maladroit que je suis !
AMÉLIE.
Quel dommage !
CHATEAUGREDIN.
Console-toi ! je la sais par cœur... je te la réciterai ce soir avec remarques, commentaires et... additions.
HÉRISSART.
Mes enfants... j’ai très mal dîné, si nous allions souper au restaurant ?
AMÉLIE.
Ah oui !... aux Champs-Élysées, chez Ledoyen.
CHATEAUGREDIN.
Oh ! non, pas chez Ledoyen !...
À part.
Le garçon me reconnaîtrait.
HÉRISSART.
Chez Véfour : nous prendrons du turbot.
CHATEAUGREDIN.
Ah ! oui !... c’est une bonne idée !...
À part.
Ça fera trois !
Haut.
C’est moi qui régale !
Allant au secrétaire et puisant dans le sac, à part.
Le reste de ma tante Lognon !... ma femme en aura un petit morceau...
Comptant.
Quarante-trois sous ! c’est peu !
Avec emphase.
mais, du moins, ceux-là je pourrai les manger sans remords !
Chœur.
Air de Mangeant.
Entre nous, plus de nuage,
Et que l’amour, désormais.
Ramène dans le ménage
Et le bonheur et la paix !
CHATEAUGREDIN, au public.
Tandis qu’au loin, sur les plages,
Vous désertez vos maris,
Mesdam’s, craignez les naufrages
Qu’ils peuvent faire à Paris !
CHŒUR, reprise.
Entre nous... etc.