La Fausse conversion (Théophile GAUTIER)
Sous-titre : bon sang ne peut mentir
Pièce.
Publiée dans la Revue des Deux-Mondes du 1er mars 1846.
Scène première
FLORINE, LE DUC, LE CHEVALIER, MONSIEUR DE VAUDORÉ, LE COMMANDEUR, LE MARQUIS
Un salon.
FLORINE.
Mes chers seigneurs, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà dit, – ma maîtresse n’y est pas.
LE DUC.
Ceci est de la dernière fausseté, je l’ai vue en descendant de ma chaise, le front appuyé à la vitre de sa fenêtre.
LE CHEVALIER.
Je ne croirai qu’elle n’y est pas que si elle vient nous le dire elle-même.
LE DUC.
Nous prend-elle pour des créanciers, ou pour des hommes de lettres qui viennent lui offrir des dédicaces ?
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Nous ne sommes pas des drôles et des maroufles sans consistance ; – cette consigne ne nous regarde pas. – Messieurs, vous n’avez pas la vraie manière d’interroger les soubrettes.
Il tire sa bourse.
– Tiens, Florine, sois franche, ta maîtresse est chez elle ?
FLORINE.
Oui, monsieur.
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Je savais bien, moi, que je la ferais parler.
LE CHEVALIER.
Voilà qui est féroce de se céler de la sorte à des amis tels que nous, qui n’avons jamais manqué un de ses soupers. – Quelle ingratitude !
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Fais-nous entrer, petite.
FLORINE.
Votre éloquence est bien persuasive, monsieur ; mais je me vois, bien à regret, forcée de garder votre bourse sans vous ouvrir la porte.
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Ah çà ! mais, – Florine, tu es pire que Cerbère : tu prends le gâteau, et tu ne laisses point passer.
FLORINE.
Je connais mes devoirs.
LE DUC.
Puisque les choses en sont là, je suis décidé à faire le siège de la maison ; je vais établir un pétard sous la porte ou pousser une mine jusque dans l’alcôve de Célinde. Je sais où elle est, Dieu merci !
FLORINE.
Monsieur le duc est un homme terrible !
MONSIEUR DE VAUDORÉ, à part.
J’ai bien envie de retourner faire ma cour à Rosimène ; – il est vrai qu’elle m’a reçu fort durement. – Être chassé, ou ne pas être admis, les chances sont égales ; – je reste. – Mon Dieu, qu’en ce siècle de corruption il est difficile d’avoir une affaire de cœur !
LE CHEVALIER.
Allons, Florine, ne nous tiens pas rigueur ; il n’est pas dans tes habitudes d’être cruelle.
FLORINE.
Vous aimez vous faire répéter les choses : – ma maîtresse est chez elle, c’est vrai, mais c’est comme si elle n’y était pas. Madame ne veut recevoir personne, ni aujourd’hui, ni demain, ni après ; c’est une chose résolue ; nous voulons vivre désormais loin du bruit et du monde, dans une solitude inaccessible.
LE DUC.
Traderi-dera, – nous y mettrons bon ordre ; nous n’avons pas envie de mourir d’ennui tout vifs. Nous poursuivrons Célinde jusqu’au fin fond de sa Thébaïde. – Que diable ! après avoir montré à ses amis un si joli visage pétri de lis et de roses, on ne leur fait pas baiser une figure de bois de chêne étoilée de clous d’acier.
LE COMMANDEUR.
Célinde, la perle de nos soupers ! Célinde qui trempait si gaillardement ses jolies lèvres roses dans la mousse du vin de Champagne moins pétillant qu’elle !
LE MARQUIS.
Célinde qui chantait si bien les couplets au dessert, qui nous amusait tant ! Célinde, ce sourire de notre joie, cette étoile de nos folles nuits !
LE CHEVALIER.
Elle se retire du monde !
LE DUC.
Elle se fait ermite et vertueuse !
LE CHEVALIER.
C’est ignoble !
LE DUC.
C’est monstrueux !
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Que faites-vous donc, ainsi claquemurées ? À quoi passez-vous votre temps ?
FLORINE.
Nous lisons le Contrat social, et nous étudions la philosophie.
LE COMMANDEUR.
Je gage que votre philosophie a des moustaches et des éperons.
LE MARQUIS.
Célinde est amoureuse d’un nègre ou d’un poète pour le moins.
LE DUC.
Quelque espèce de ce genre.
LE CHEVALIER.
Fi donc ! Célinde est une fille qui a des sentiments et qui n’aime qu’en bon lieu ; c’est un caprice qui ne peut durer.
LE COMMANDEUR.
Comment allons-nous faire pour nous ruiner ?
LE MARQUIS.
Elle avait une fantaisie inventive à dessécher en un an la plus riche veine des mines du Pérou. Il faudra maintenant trouver nous-mêmes la manière de dépenser notre argent. Son absence se fait cruellement sentir. Vous n’allez pas me croire, tant c’est ridicule, mais il y a plus de quinze jours que je n’ai rien emprunté ; je ne sais que faire de mes richesses. Tiens, duc, veux-tu que je te prête mille louis ?
LE DUC.
Merci ; je joue du soir au matin pour me préserver d’une congestion pécuniaire.
LE MARQUIS.
Il faut y prendre garde, c’est grave. Vois plutôt ce gros financier, il est bourré d’écus, de louis, de doublons et de quadruples que son gilet mordoré a toutes les peines du monde à contenir, il va éclater un de ces jours, il mourra d’or fondu.
LE DUC.
Il n’y avait que Célinde pour empêcher de pareils malheurs !
LE CHEVALIER.
Qu’allons-nous faire aujourd’hui ?
LE DUC.
Ma foi, je ne sais, mon cher ; je m’étais arrangé dans l’idée de passer ma soirée chez Célinde. Du diable si j’imagine rien !
LE COMMANDEUR.
Parbleu ! restons. Si Célinde ne veut pas y être, ce n’est pas notre faute. Nous sommes ici un peu chez nous, d’ailleurs.
LE DUC.
J’ai donné la maison.
LE COMMANDEUR.
Moi, l’ameublement.
LE MARQUIS.
Moi, la livrée et les équipages.
LE CHEVALIER.
Nous sommes ici en hôtel garni...
TOUS.
Par nous.
LE COMMANDEUR.
Restons-y.
LE CHEVALIER.
Voilà des cartes ; faisons un whist.
FLORINE.
Y pensez-vous, messieurs ? – Vous oubliez que vous n’êtes pas chez vous.
LE DUC.
Au contraire, ma belle, nous nous en souvenons. – À combien la fiche, monsieur le chevalier ?
LE CHEVALIER.
À un louis, pour commencer.
FLORINE.
Messieurs, de grâce...
LE CHEVALIER.
Si tu dis un mot de plus, Florine, l’on te fera embrasser M. de Vaudoré, qui est aujourd’hui dans un de ses beaux jours de laideur.
FLORINE.
Je vous cède la place, et vais informer ma maîtresse de ce qui se passe.
LE DUC.
Ce serait vraiment un meurtre de laisser prendre à une aussi jolie fille que Célinde des habitudes sauvages et gothiques ; maintenons-la malgré elle dans la bonne route, et ne lui laissons pas perdre les traditions de la belle vie élégante.
LE CHEVALIER.
La voici elle-même ; notre obstination a produit son effet.
Scène II
LES MÊMES, CÉLINDE
LE DUC.
Ma toute belle, vous voilà donc enfin : vous voyez ici un duc, un marquis, un commandeur, un chevalier, et même un financier, qui se meurent de votre absence. D’où vous vient cette cruauté tout à fait hyrcanienne, qui vous rend insensible aux soupirs de tant d’adorateurs ? – Ce pauvre chevalier en a perdu le peu de sens qu’il avait ; il se néglige, ne se fait plus friser que trois fois par jour, et porte la même montre toute une semaine. – C’est un homme perdu.
CÉLINDE.
Monsieur, cessez vos plaisanteries, – je ne suis pas d’humeur à les souffrir, – et dites-moi pourquoi vous restez chez moi de force et malgré mes ordres ? Est-ce parce que je suis danseuse et que vous êtes duc ?
LE DUC.
La violence de mon désespoir m’a rendu impoli. Je n’avais pas d’autre moyen ; je l’ai pris.
LE CHEVALIER.
Vous manquez à tout Paris.
LE COMMANDEUR.
L’univers est fort embarrassé de sa personne et ne sait que devenir.
LE DUC.
Si vous saviez comme Vaudoré devient stupide depuis qu’il ne vous voit plus !
CÉLINDE.
Vous voulez absolument que je quitte la place. Cette obstination est étrange ; vouloir visiter les gens en dépit d’eux !
LE COMMANDEUR.
Méchante ! est-ce que l’on peut vivre sans vous ?
CÉLINDE.
Je vous assure que je n’ai pas la moindre envie de vous voir, et que je ne forcerai jamais votre porte. – Retirez-vous, de grâce ; c’est le seul plaisir que vous puissiez me faire.
MONSIEUR DE VAUDORÉ, à part.
Ô le petit démon ! – Décidément je ne lui parlerai pas de ma flamme, et je garderai pour une occasion meilleure ce petit quatrain galant écrit au dos d’une traite de cinquante mille écus que j’avais apportée tout exprès dans ma poche. – Je crois, en vérité, que la Rosimène est encore d’humeur moins revêche. Il me prend je ne sais quelles envies d’y retourner.
LE CHEVALIER.
Cela n’est pas aimable. – Nous traiter ainsi, nous, vos meilleurs amis !
CÉLINDE.
Vous n’êtes pas mes amis, – je l’espère, – quoique vous remplissiez ma maison. Mes jours couleront désormais dans la retraite. Je ne veux plus voir personne.
LE DUC.
Personne, à la bonne heure ! mais moi, je suis quelqu’un.
CÉLINDE.
Laissez-moi vivre à ma guise. – Oubliez-moi, cela ne vous sera pas difficile. Assez d’autres me remplaceront : vous avez Daphné, Laurina, Lindamire, – tout l’Opéra, toute la Comédie. – On vous recevra à bras ouverts. – Je vous ai assez amusés ; j’ai assez chanté, assez dansé à vos fêtes et à vos soupers ; que me voulez-vous ? Vous avez eu ma gaieté, mon sourire, ma beauté, mon talent. Que ne puis-je vous les reprendre ! – Vous avez cru payer tout cela avec quelques poignées d’or. Ennuyez-vous tant qu’il vous plaira, que m’importe ? D’ailleurs, je ne vous amuserais guère : mon caractère a changé totalement. J’ai senti le vide de cette frivolité brillante. – Pour avoir trop connu les autres, le goût des plaisirs simples m’est venu. Je veux réfléchir et penser, c’est assez vous dire qu’il ne peut plus y avoir rien de commun entre nous.
LE CHEVALIER.
C’est Célinde qui parle ainsi ?
CÉLINDE.
Oui, moi. – Qu’y a-t-il donc là de si étonnant ? Cela ne me plaît plus de rire, je ne ris plus. Je ne veux voir personne, – je ferme ma porte, voilà tout.
LE COMMANDEUR.
Quel caprice singulier que d’éteindre, au moment de son plus vif éclat, un des astres les plus lumineux du ciel de l’Opéra !
CÉLINDE.
Rien n’est plus simple : je vous divertis et vous ne me divertissez pas. Croyez-vous, monsieur le duc, qu’il soit si agréable de voir toute une soirée M. le marquis, renversé dans un fauteuil, dandiner une de ses jambes, tirer de sa poche un petit miroir, et se faire à lui-même les mines les plus engageantes ?
LE DUC.
En effet, ce n’est pas fort gai.
CÉLINDE.
Et vous, chevalier, trouvez-vous que M. le duc, qui ne fait que parler de sa meute, de ses chevaux et de ses équipages, et qui est, sur tout ce qui regarde l’écurie, d’une profondeur à désespérer un palefrenier anglais, soit réellement un personnage fort récréatif ?
LE CHEVALIER.
C’est vrai que la conversation n’est pas le fort de ce pauvre duc.
CÉLINDE.
Commandeur, vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même ; votre principal mérite consiste à être grand mangeur et grand buveur ; vous n’êtes pas un homme, vous êtes un estomac ; vous avez baissé d’un dindon, et six bouteilles seulement vous troublent la cervelle ; vous vous endormez après dîner, – dormez chez vous.
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Que les apparences sont trompeuses ! moi qui la croyais si douce et si charmante !
CÉLINDE.
Quant à M. de Vaudoré, c’est un sac d’écus avec un habit et un jabot ; – qu’on le serre dans un coffre-fort, c’est sa place.
TOUS.
Bien dit, bien dit ; elle a toujours de l’esprit comme un diable.
LE DUC.
Vous ne voulez pas venir à Marly ?
CÉLINDE.
Non.
LE CHEVALIER.
Au concert de musique qui se donne aux Menus, et où l’on entendra ce fameux chanteur étranger.
CÉLINDE.
Non, vous dis-je.
LE COMMANDEUR.
Il vient de m’arriver du Périgord certaines maîtresses truffes qui ne seraient pas méchantes, arrosées d’un petit vin que j’ai, – dans un coin de ma cave connu de moi seul ; – venez souper avec nous.
CÉLINDE.
Non, non, mille fois non ! je ne veux plus vivre que de fraises et de crème ; tous vos mets empoisonnés ne me tentent pas.
LE COMMANDEUR.
Des mets empoisonnés, – des truffes de premier choix ! Ne répétez pas ce que vous venez de dire, ou vous seriez perdue de réputation. Pour que vous teniez de semblables propos, il faut qu’il se soit passé quelque chose d’étrange dans votre esprit. Vous avez lu de mauvais livres ou vous êtes amoureuse, – ce qui est de pauvre goût, et bon seulement pour les couturières.
CÉLINDE, à part.
Ils ne s’en iront pas ! – S’ils se rencontraient avec Saint-Albin ?
LE DUC.
Vous brûlez d’un amour épuré pour quelqu’un de naissance ambiguë que vous n’osez produire, – un courtaud de boutique, un soldat, un barbouilleur de papier. – Prenez-y garde, Célinde, vous ne pouvez descendre plus bas que les barons. – Il faut être duchesse ou reine pour se permettre le caprice d’un laquais où d’un poète, sans que cela tire à conséquence. – Voilà ce que j’avais à vous dire dans votre intérêt. Maintenant je vous abandonne à votre malheureux sort. – Messieurs, puisque Célinde est si peu hospitalière aujourd’hui, venez passer la nuit chez moi. – Nous boirons, et, au dessert, Lindamire et Rosimène danseront sur la table un pas nouveau avec accompagnement de verres cassés. – Madame, je mets mes regrets à vos pieds.
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
J’avais pourtant bien envie de lui glisser mon quatrain.
Scène III
CÉLINDE
Partis enfin ! cela a été difficile. – Ils avaient ici leurs habitudes ! ils étaient à l’aise comme chez eux, plus que chez eux. – Une danseuse, une fille de théâtre, cela ne gêne pas. – C’est comme un chat familier, une levrette qui joue par la chambre. – Ah ! mes chers marquis, je vous hais de toute mon âme. – Étaient-ils naïvement insolents ; quel ton de maître ils prenaient ! ils se seraient volontiers passés de moi dans ma maison. – Mais où avais-je la tête, où avais-je le cœur, de ne point voir cela, de ne m’en être aperçue qu’aujourd’hui ? – Ils ont été toujours ainsi ; moi seule suis différente : Célinde la danseuse, Célinde la folle créature, la perle des soupers, comme ils disent, Célinde n’est plus ; – il est né en moi une nouvelle femme. – Depuis que j’ai lu les œuvres du philosophe de Genève, mes yeux se sont dessillés. Je n’avais jamais aimé. Je n’avais pas rencontré Saint-Albin, ce jeune homme à l’âme honnête, au cœur enthousiaste, épris des beautés de la nature, qui chaque soir, après l’Opéra, déclame si éloquemment dans mon boudoir contre la corruption des villes, et fait de si charmants tableaux de la vie innocente des pasteurs ! Quelle sensibilité naïve ! quelle fraîcheur d’émotion et quelle jolie figure ! Non, Saint-Preux lui-même n’est pas plus passionné. – S’ils avaient su, ces marquis imbéciles, que j’adore un jeune précepteur portant le nom tout simple de Saint-Albin, un frac anglais et des cheveux sans poudre, ils n’auraient pas assez de brocards, assez de plaisanteries... Mais le temps presse... C’est ce soir que je dois quitter ces lieux, théâtre de ma honte... J’ai écrit à Francœur que je rompais mon engagement. Renvoyons ces présents, prix de coupables faiblesses.
Elle sonne.
Florine, reporte ces bracelets à M. le duc, cette rivière au chevalier.
Scène IV
CÉLINDE, SAINT-ALBIN
CÉLINDE.
Enfin ! – J’ai cru que vous ne viendriez pas.
SAINT-ALBIN.
Il n’est pas l’heure encore.
CÉLINDE.
Mon cœur avance toujours. – Personne ne vous a vu ?
SAINT-ALBIN.
Personne. La ruelle était déserte.
CÉLINDE.
Ce n’est pas que je rougisse de vous, – bien que vous ne soyez ni duc ni traitant ; – mais je crains pour mon bonheur. – Nos grands seigneurs blasés ne me pardonneraient pas d’être heureuse.
SAINT-ALBIN.
Est-ce qu’ils vous entourent toujours de leurs obsessions ?
CÉLINDE.
Toujours. – Mais j’ai pris mon parti. – J’abandonne pour vous la gloire, les planches, la fortune. Je quitte le théâtre.
SAINT-ALBIN.
Vous renoncez à l’Opéra !
CÉLINDE.
Cela m’ennuie de vivre dans les nuages et dans les gloires mythologiques. J’abdique ; de déesse, je redeviens femme. – Je ne serai plus belle que pour vous, monsieur.
SAINT-ALBIN.
Comment reconnaître une pareille marque d’amour ?
CÉLINDE.
Les répétitions ne viendront plus déranger nos rendez-vous. Nous aurons tout le temps de nous aimer.
SAINT-ALBIN.
Oui, ma toute belle... Vingt-quatre heures par jour, ce n’est pas trop.
CÉLINDE.
Nous vivrons à la campagne, tout seuls, dans une petite maison avec des contrevents verts, sur le penchant d’un coteau exposé au soleil levant ; nous réaliserons l’idéal de Jean-Jacques. Nous aurons deux belles vaches suisses truitées que je trairai moi-même. – Nous appellerons notre servante Ketly, et nous cultiverons la vertu au sein de la belle nature.
SAINT-ALBIN.
Ce sera charmant. Vous m’avez compris ; la vie pastorale fut toujours mon rêve.
CÉLINDE.
Le dimanche, nous irons danser sous la coudrette avec les bons villageois. J’aurai un déshabillé blanc, des souliers plats et un simple ruban glacé dans mes cheveux.
SAINT-ALBIN.
Pourvu que vous n’alliez pas vous oublier au milieu de la contredanse et faire quelque pirouette ou quelque gargouillade !
CÉLINDE.
N’ayez pas peur. J’aurai bien vite désappris ces grâces factices, ces pas étudiés. J’étais née pour être bergère.
SAINT-ALBIN.
Labourer la terre, garder les troupeaux, c’est la vraie destination de l’homme... – Paris, ville de boue et de fumée, que ne puis-je te quitter pour jamais !
CÉLINDE.
Fuyons loin d’une société corrompue.
SAINT-ALBIN.
J’aurais cependant bien voulu me commander une veste tourterelle et quelques habits printaniers assortis à notre nouvelle existence. Ces tailleurs de village sont si maladroits ! Mais qu’importe au bonheur la coupe d’un vêtement ? La vertu seule peut rendre l’homme heureux.
CÉLINDE.
La vertu... accompagnée d’un peu d’amour... Venez, cher Saint-Albin ; ma voiture nous attend au bout de la ruelle.
SAINT-ALBIN.
Il faudra que j’écrive à la famille dont j’élève les enfants d’après la méthode de l’Émile qu’une nécessité impérieuse me force à renoncer à ces fonctions philosophiques.
CÉLINDE.
Vous aurez peut-être plus tard l’occasion d’exercer vos talents dans notre ermitage... Ah ! Saint-Albin, je ne serai pas une mère dénaturée... notre enfant ne sucera pas un lait mercenaire !
Ils sortent.
Scène V
SAINT-ALBIN, CÉLINDE
Un mois après. Un ermitage près de Montmorency.
SAINT-ALBIN.
Comment vous habillerez-vous pour aller à cette fête champêtre ? Il y aura quelques femmes de la ville. Mettrez-vous vos diamants ?
CÉLINDE.
Les fleurs des champs formeront ma parure. Je ne veux pas de ces ornements fastueux, qui me rappelleraient ce que je dois oublier. J’ai renvoyé les écrins à ceux qui me les avaient donnés.
SAINT-ALBIN.
Sublime désintéressement ! –
À part.
C’est dommage, j’aime les folles bluettes que les belles pierres lancent aux feux des bougies. –
Haut.
Et vos dentelles ?
CÉLINDE.
Je les ai vendues, et j’en ai donné l’argent aux pauvres. Elles se seraient déchirées aux ronces des buissons, aux piquants des églantiers.
SAINT-ALBIN.
Des dentelles font bien au bas d’une robe.
CÉLINDE.
Irai-je traîner des falbalas dans la rosée des prairies ? Un fourreau de toile anglaise rayée de rose, un chapeau de paille sur l’oreille, voilà ma toilette.
SAINT-ALBIN.
Il faudra vous farder un peu ; je vous trouve pâle.
CÉLINDE.
L’onde cristalline des sources suffira pour raviver les couleurs de mes joues.
SAINT-ALBIN.
Je suis d’avis pourtant qu’une touche de rouge sous l’œil allume le regard, et qu’une assassine, posée au coin de la lèvre, donne du piquant à la physionomie... Prendrez-vous votre sachet de peau d’Espagne ? Ces bons villageois ont quelquefois l’odeur forte.
CÉLINDE.
La violette des bois, attiédie sur mon cœur, sera notre seul parfum.
SAINT-ALBIN.
J’apprécie la violette ; mais le musc et l’eau de Portugal ont bien leur charme.
CÉLINDE.
Un charme perfide, qui enivre et qui trouble... La nature repousse tous ces vains raffinements.
SAINT-ALBIN.
Vous ferez comme vous voudrez, vous serez toujours jolie.
Il prend son chapeau.
CÉLINDE.
Vous sortez encore ?
SAINT-ALBIN.
Je n’ai pas mis les pieds dehors depuis un siècle.
CÉLINDE.
Vous êtes resté absent hier toute la journée.
SAINT-ALBIN.
Est-ce hier que je suis allé à Paris... pour ces affaires que vous savez ?... Il me semblait qu’il y avait plus longtemps.
CÉLINDE.
Ce n’est pas galant, ce que vous dites là.
SAINT-ALBIN.
Vous avez vraiment un mauvais caractère. J’ai parlé sans intention... Adieu, je vais faire un tour de promenade et méditer au fond des bois sur la vraie manière de rendre les hommes heureux.
Scène VI
FLORINE, CÉLINDE
FLORINE.
Ô la méchante bête que cette vilaine vache rousse ! elle a enlevé mon bonnet d’un coup de corne, et d’un coup de pied renversé le seau de lait dans l’étable ! Nous n’aurons pas de crème pour le fromage, et il faudrait faire deux lieues pour s’en procurer d’autre. Vive Paris, pour avoir ce qu’on veut !
CÉLINDE, rêveuse.
Il doit y avoir opéra aujourd’hui.
FLORINE.
Oui, et la Rosimène danse le pas de madame dans les Indes galantes.
CÉLINDE.
La Rosimène... danser mon pas !... – Une créature pareille... tout au plus bonne à figurer dans l’espalier.
FLORINE.
Elle a tant intrigué, qu’elle a passé premier sujet.
CÉLINDE.
Qui t’a dit cela ? C’est impossible.
FLORINE.
Vous savez, ce jeune peintre décorateur qui me trouvait gentille, je l’ai rencontré l’autre jour dans le bois ; il m’a proposé de faire une étude d’arbre d’après moi, et, pendant que je posais, il m’a raconté toutes les histoires des coulisses.
CÉLINDE.
Mais elle n’est pas seulement en dehors ; elle a volé deux balustres à quelque balcon pour s’en faire des jambes.
FLORINE.
M. de Vaudoré fait des folies pour elle ; il lui a donné un hôtel dans le faubourg, une argenterie magnifique de Germain, et, l’autre jour, elle s’est montrée au Cours-la-Reine en voiture à quatre chevaux soupe-de-lait, avec un cocher énorme, et trois laquais gigantesques par derrière. Un train de princesse du sang !
CÉLINDE.
C’est une horreur ! un morceau de chair taillé à coups de serpe !
FLORINE.
Quand je pense que madame, qui est si bien faite, s’est ensevelie toute vive dans un affreux désert par amour pour un petit jeune homme, assez joli, il est vrai, mais sans la moindre consistance...
CÉLINDE, effrayée.
Florine, Florine, regarde !
FLORINE.
Qu’y a-t-il ?
CÉLINDE.
Un crapaud qui est entré par la porte ouverte, et qui s’avance en sautant sur le parquet.
FLORINE.
L’affreuse bête ! avec ses gros yeux saillants, il ressemble à faire peur à M. de Vaudoré.
CÉLINDE.
Je vais m’évanouir ; Florine, ne m’abandonne pas dans ce péril extrême.
FLORINE.
Où sont les pincettes, que je l’attrape par une patte, et que je le jette délicatement par-dessus le mur ?
CÉLINDE.
Prends garde qu’il ne te lance son venin à la figure.
FLORINE.
Ne craignez rien, je suis brave. Nous voilà débarrassées de ce visiteur importun.
CÉLINDE.
Je respire. Dans les descriptions d’ermitages et de chaumières, les auteurs ne parlent pas de crapauds qui veulent se glisser dans votre intimité.
FLORINE.
Je l’ai toujours dit à madame, que les auteurs étaient des imbéciles. La campagne est faite pour les paysans et non pour les personnes bien élevées.
CÉLINDE.
Grand Dieu ! une guêpe qui se cogne en bourdonnant contre les vitres ! Si elle allait me piquer !
FLORINE.
Avec deux ou trois coups de mouchoir, je vais tâcher de la faire tomber à terre ; nous l’écraserons ensuite.
Elle tue la guêpe.
CÉLINDE.
Quel aiguillon et quelles pinces ! C’est affreux d’être ainsi poursuivie par les animaux malfaisants ; hier, j’ai trouve une araignée énorme dans mes draps.
FLORINE.
Il faut bien que les champs soient peuplés par les bêtes, puisque les hommes comme il faut sont à la ville.
CÉLINDE.
Il me semble que la peau me cuit ; j’ai peur d’avoir attrapé un coup de soleil, j’ai arrosé les fleurs dans le jardin sans fichu.
FLORINE.
La peau de madame est toujours d’une blancheur éblouissante.
CÉLINDE.
Tu trouves ?
FLORINE.
Ce n’est pas comme cette Rosimène, avec son teint bis et sa nuque jaune ! Je voudrais avoir l’argent qu’elle dépense en blanc de perles et en céruse.
CÉLINDE.
J’entends les sabots de Suzon qui accourt en toute hâte. Il faut qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire.
Entre Suzon.
SUZON.
Madame, faites excuse d’entrer comme ça tout droit, sans dire gare, dans votre belle chambre comme dans une étable à pourceaux. Il y a là un beau mossieu qui voudrait parler à vous.
FLORINE.
Fais entrer le beau monsieur.
CÉLINDE.
Non ! non !...
FLORINE.
Cela nous amusera. – Je serais si contente d’apercevoir un visage humain !
Scène VII
CÉLINDE, FLORINE, LE DUC
CÉLINDE.
Ciel ! le duc !
FLORINE.
Monseigneur ! quoi ! c’est vous ?
LE DUC.
Moi-même... charmante sauvage, je vous trouve enfin l Voilà trois semaines que mes grisous battent la campagne pour vous déterrer.
FLORINE.
Le fait est que nous étions au bout du monde.
LE DUC.
Vous me haïssez donc bien, mauvaise, que vous vous êtes expatriée pour ne plus me voir ! À propos, voilà l’écrin que vous m’avez renvoyé, comme si j’étais un traitant. – Un homme de qualité ne reprend jamais ce qu’il a donné.
CÉLINDE.
Monsieur !
FLORINE.
Il n’y a que les gens de race pour avoir de ces procédés-là.
LE DUC.
Vous aviez un caprice pour ce petit freluquet ; ce n’était pas la peine de vous enfuir pour cela. – Un homme d’esprit comprend tout. Je me serais arrangé de façon à ne pas rencontrer Saint-Albin, ou plutôt il fallait me le présenter. Je l’aurais poussé s’il avait eu quelque mérite. Une jolie femme peut avoir un philosophe comme elle a un carlin, cela ne tire pas à conséquence.
CÉLINDE.
Saint-Albin a su m’inspirer l’amour de la vertu.
LE DUC.
Lui ! Je n’en voudrais pas dire du mal, car j’aurais l’air d’un rival éconduit ; mais ce cher monsieur n’est pas ce qu’il paraît être, comme on dit dans les romans du jour, ou je me trompe fort.
FLORINE.
Je suis de l’avis de M. le duc, M. Saint-Albin a des allures qui ne sont pas claires pour un homme patriarcal et bocager.
CÉLINDE.
Florine...
LE DUC.
Ma chère Célinde, je vous aime plus que vous ne sauriez le croire d’après mon ton léger et mes manières frivoles. Je ne vous ai jamais dit de phrases alambiquées : – pourtant j’ai fait pour vous des sacrifices devant lesquels reculeraient bien des amants ampoulés et romanesques. Sans parler de deux ou trois coups d’épée que j’ai donnés et que j’aurais pu recevoir, – pour que vous pussiez écraser toutes vos rivales, pour que votre vanité féminine ne souffrît jamais, j’ai engagé le château de mes pères, le manoir féodal peuplé de leurs portraits, dont les yeux fixes semblent m’accabler de reproches silencieux. Les juifs ont entre leurs sales griffes les nobles parchemins, les chartes constellées de sceaux armoriés et d’empreintes royales ; mais Célinde a pu faire ferrer d’argent ses fringants coursiers, mais sa beauté, fleur divine, a pu s’épanouir splendidement au milieu des merveilles du luxe et des arts, ce joyau sans prix a vu son éclat doublé par la richesse de la monture. Et moi, l’air dédaigneux et le cœur ravi, tout en ne parlant que de chiens et de chevaux anglais, j’ai joui de ce bonheur si doux pour un galant homme d’avoir réparé une injustice du sort en faisant une reine... d’opéra de celle qui eût dû naître sur un trône.
FLORINE.
Comme monsieur le duc s’exprime avec facilité, bien qu’il n’emprunte rien au jargon des livres à la mode ! – Je n’aime pas les amoureux qui donneraient leur vie pour leur maîtresse, et qui lui refusent cinquante louis ou la quittent pour quelque plat mariage.
CÉLINDE.
Cher duc, ah ! si j’avais pu savoir !... Hélas ! il est trop tard... Saint-Albin m’adore... je dois finir mes jours dans cette retraite... loin du bruit, loin du monde, loin des succès.
LE DUC.
Renoncer ainsi à l’art, à la gloire, à l’espoir de se faire un nom immortel pour un grimaud qui vous trompe, j’en suis sûr... Laisser cette grosse Rosimène faire craquer sous son poids les planches que vous effleuriez si légèrement du bout de votre petit pied, c’est impardonnable ! Le public a si mauvais goût, qu’il serait capable de l’applaudir.
CÉLINDE.
Le parterre prend souvent l’indécence pour la volupté et la minauderie pour la grâce.
LE DUC.
Vous n’auriez qu’à reparaître pour la faire rentrer parmi les figurantes à vingt-cinq sous la pièce, dont elle n’aurait jamais dû sortir.
CÉLINDE.
Pourquoi parler de cela, puisque mon sort est à jamais fixé ?
LE DUC.
Ce sont là des mots bien solennels.
SUZON, une lettre à la main.
Madame, voilà une lettre qu’un petit garçon m’a donnée pour vous.
CÉLINDE.
C’est l’écriture de Saint-Albin... Qu’est-ce que cela signifie ? Il vient de sortir à l’instant : que peut-il avoir à me dire ? Je tremble... rompons le cachet. – Duc, vous permettez.
LE DUC.
Comment donc !
CÉLINDE lit.
« Ma chère Célinde,
« Ce que j’avais à vous dire était tellement embarrassant, que j’ai pris le parti de vous en informer par une lettre. Vous allez m’appeler perfide, je ne fus qu’imprudent ; la destinée qui s’acharne sur moi ne veut pas que je sois heureux selon le vœu de mon cœur. – Homme simple et vertueux, j’étais fait pour le bonheur des champs, et voici qu’un événement, que j’aurais dû prévoir, me rappelle à la ville. – Vous savez, Célinde, que, partageant les idées de Jean-Jacques, je formais à la vertu une jeune âme dans le sein d’une famille riche. Mon élève avait une sœur qui venait souvent écouter mes leçons ; comme Saint-Preux, mon modèle, mon héros, j’avais besoin d’une Julie pour admirer la lune sur le lac et me promener dans les bosquets de Clarens... Que vous dirai-je ? j’imitai si fidèlement mon type d’adoption, que bientôt ma Julie ne put cacher que, méprisant de vils préjugés, elle avait cédé aux doux entraînements de la nature, et se trouvait dans la position de donner un citoyen de plus à la patrie. Les parents, s’étant aperçus de l’état de leur fille, me sommèrent de réparer l’outrage fait à son honneur, en sorte que je me suis vu forcé de promettre d’épouser une héritière qui n’a pas moins de cent mille écus de dot... Cela n’est-il pas tout à fait contrariant pour moi, qui fais profession de mépriser les richesses et qui ne demande qu’un lait pur sous un toit de chaume ? Ô Célinde ! ne m’en voulez pas. Le destin impérieux m’entraîne, tâchez de m’oublier : vous êtes heureuse, vous, rien ne vous empêche de couler dans la retraite, au sein des plaisirs simples, des jours exempts d’orages.
« Adieu pour jamais,
« Le malheureux SAINT-ALBIN. »
CÉLINDE.
Le scélérat ! comme il m’a trompée ! Oh ! j’étouffe de douleur et de rage !
LE DUC.
Qu’est-ce donc ?
CÉLINDE.
Lisez.
LE DUC.
Cela n’a rien qui m’étonne. Les gens romanesques font toujours des folios avec les riches héritières.
FLORINE.
C’était un gueux, un libertin, un hypocrite ; je ne l’ai jamais dit à madame, mais il m’embrassait toujours dans le corridor sombre, et si j’avais voulu... Heureusement j’ai des principes.
CÉLINDE.
Et j’ai pu le préférer à vous !
LE DUC.
Tant pis pour lui s’il ne ressemblait pas à votre rêve.
FLORINE.
Maintenant nous n’avons plus de raison de rester dans les terres labourées ; si nous retournions un peu voir en quel état est le pavé de Paris ?...
CÉLINDE.
Adieu, marguerites à la couronne d’argent, arômes du foin vert, fumées lointaines montant du sein des feuillages, ramiers qui roucoulez sur la pente des toits couverts de fleurs sauvages ; mon cœur a connu des plaisirs trop irritants pour pouvoir goûter votre charme doux et monotone.
LE DUC.
Votre églogue est donc terminée ?
CÉLINDE.
Oui. – Donnez-moi la main et conduisez-moi.
LE DUC.
J’ai précisément ma voiture au coin de la route.
FLORINE.
Vivat ! Pour une soubrette, il vaut mieux porter des billets doux que traire des vaches.
Ils sortent.
Scène VIII
LA ROSIMÈNE, LE COMMANDEUR, LE CHEVALIER, MONSIEUR DE VAUDORÉ
Le foyer de la danse de l’Opéra.
LA ROSIMÈNE.
Cet imbécile de Champagne qui n’a pas mis d’eau dans mon arrosoir !... J’ai manqué choir en faisant des battements. Ma place était claire et luisante comme un parquet ciré !
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Je ferai bâtonner ce drôle en rentrant.
LE CHEVALIER.
Mademoiselle Rosimène est mise avec un goût exquis.
LA ROSIMÈNE.
Ma jupe coûte mille écus. M. de Vaudoré fait bien les choses.
LE COMMANDEUR.
Nous irons souper chez vous après le ballet. J’ai envoyé ce matin une bourriche de gibier et la recette pour les cailles à la Sivry.
LA ROSIMÈNE.
Ah ! j’adore le gibier.
LE CHEVALIER, à part.
Elle adore tout !
LA ROSIMÈNE.
Je ne suis pas bégueule comme Célinde, moi ; je mange et je bois, c’est plus gai.
LE COMMANDEUR.
À propos... que devient Célinde ?
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Elle se livre aux plaisirs champêtres, et se nourrit de crème dans une laiterie suisse.
LE COMMANDEUR.
Mauvaise nourriture qui débilite l’estomac ! c’est assez de téter quand on est petit enfant.
LA ROSIMÈNE.
Je préfère les fortifiants, les mets relevés. Après ça, Célinde a toujours eu des idées romanesques. Elle avait le défaut de lire. Je vous demande un peu à quoi ça sert ?
LE CHEVALIER.
Rosimène, vous êtes ce soir d’une verve, d’un mordant ; c’est incroyable comme vous vous formez !
LA ROSIMÈNE.
Je dois cela à mon gros vieux Crésus. – Il me paye des maîtres de toutes sortes. Je ne les reçois pas, mais je leur donne leur cachet, et c’est comme si j’avais pris ma leçon.
MONSIEUR DE VAUDORÉ.
Elle deviendra une Ninon, une Marion Delorme, une Aspasie ! – Je ferai les fonds nécessaires.
L’AVERTISSEUR.
Madame, on va commencer.
LA ROSIMÈNE.
C’est bon ; c’est bon... Le public peut bien attendre. Il faut que je me mette en train. Je n’ai pas travaillé aujourd’hui.
Scène IX
LES MÊMES, CÉLINDE, LE DUC
CÉLINDE.
Ma chère petite, ne vous échauffez pas si fort. Votre corsage est déjà tout mouillé de sueur.
TOUS.
Célinde !
CÉLINDE.
Vous ne dansez pas ce soir ; je reprends mon service.
LA ROSIMÈNE.
C’est une indignité ; c’est une horreur ! J’ai des droits que je ferai valoir ; et mon costume, qui me coûte les yeux de la tête !
CÉLINDE.
Cela regarde M. de Vaudoré.
LE CHEVALIER, s’avançant vers Célinde.
Est-ce à votre ombre que je parle, Célinde ? En tous cas, on n’aurait jamais vu plus gracieux revenant.
CÉLINDE.
C’est bien moi, chevalier. Commandeur, je vous invite pour ce soir. Nous ferons des folies jusqu’au matin ; je tâcherai que vous ne vous endormiez pas.
LE COMMANDEUR, quittant la Rosimène.
Je serai plus éveillé qu’un émerillon.
CÉLINDE.
Marquis, j’ai à me faire pardonner bien des torts. J’ai calomnié l’autre fois votre esprit et vos mollets. – Venez, je serai charmante comme une coupable.
LE MARQUIS passe du côté de Célinde.
Un sourire de votre bouche fait oublier bien des paroles piquantes.
CÉLINDE, à part.
Lui prendrai-je son Vaudoré ? Non, il est trop laid et trop bête. Laissons-le-lui ; la clémence sied aux grandes âmes.
L’AVERTISSEUR.
Madame, c’est à vous.
CÉLINDE.
Adieu, messieurs, à bientôt... Duc, venez me prendre après mon pas, – vous me conduirez chez moi.
LE CHEVALIER.
Je vous avais bien dit que ces bergeries-là ne dureraient point... Bon sang ne peut mentir.