La Famille de l’horloger (RAIMOND DESLANDES - Eugène LABICHE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 29 septembre 1860.
Personnages
MALFILÂTRE
VERTCOUSU
JOSEPH
HÉLOÏSE, femme de Vertcousu
MARIANNE
CÉCILE, fille de Vertcousu
La scène se passe à Paris, chez Malfilâtre.
Le théâtre représente un salon. Portes latérales, portes au fond. Une cheminée dans le pan coupé à gauche. Une fenêtre dans le pan coupé à droite. Meubles. Tableaux.
Scène première
MARIANNE, seule, puis MALFILÂTRE
MARIANNE, écoutant à la porte de droite.
Je n’entends rien... absolument rien...
S’éloignant de la porte.
Qu’est-ce qui est arrivé ? Monsieur Malfilâtre vient de rentrer à quatre heures du matin... très pâle... avec une femme évanouie sur son dos... Aurait-il consommé un enlèvement ?
Apercevant le parquet mouillé, et poussant un cri.
Ah ! du sang !... non... c’est de l’eau !
MALFILÂTRE, entrant avec un châle et un jupon.
Vite ! vite ! Marianne !
MARIANNE, effrayée.
Monsieur !
MALFILÂTRE.
Va chercher le reste des effets de cette dame !
Il pose le châle et le jupon près de la cheminée.
MARIANNE.
Mais, quelle est cette dame ?
MALFILÂTRE.
Je n’en sais rien... je viens de la repêcher dans le canal !
MARIANNE.
Comment ! vous ! Ah ! c’est d’un bon cœur !
MALFILÂTRE.
Et surtout d’un bon caniche… Mais dépêche-toi de la déshabiller... elle est là, évanouie... Arrivé au corset, je me suis arrêté...
MARIANNE.
Je reconnais bien là Monsieur !
MALFILÂTRE.
Je me suis arrêté... pour changer à mon tour... car je ruisselais...
MARIANNE.
Comment ! vous avez changé devant cette dame !
MALFILÂTRE.
Puisqu’elle est évanouie... et puis entre noyés on n’y regarde pas de si près... Mais va donc !... tu la frictionneras, tu lui souffleras dans le nez, dans la bouche... prends le soufflet !
MARIANNE, entrant à droite.
Tout de suite, monsieur, tout de suite.
Scène II
MALFILÂTRE, puis JOSEPH
MALFILÂTRE, seul.
C’est très gentil, ce que j’ai fait là ! sauver une femme des flots, c’est une belle action, c’est...
Il éternue.
Allons ! bon !... je me suis enrhumé !... C’est vrai, je n’ai pas pensé que nous étions en hiver... ça ne m’aurait pas empêché... Oh ! Dieu ! Seulement j’aurais peut-être eu la canaillerie de crier au secours pour en faire jeter un autre à ma place ! Je revenais du bal de l’Opéra, déguisé en veau marin... c’est un costume qui fait frétiller les naïades... cependant je n’avais pas fait mes frais... Je fumais mélancoliquement mon cigare, le long du canal, en rentrant chez moi... Tout à coup, j’entends une masse qui tombe dans l’eau... Je ne sais si c’est l’humanité ou mon écorce de veau marin... mais je me précipite et je ramène une forte crinoline au clair de lune... Comme j’étais à deux pas de chez moi, je la charge sur mon épaule et... et... et...
Il fait des efforts pour éternuer.
Sapristi ! me voilà enrhumé !... je n’ai pas pensé que nous étions en hiver !
JOSEPH, entrant mystérieusement avec un mètre à la main.
Tiens ! Monsieur est là !
MALFILÂTRE.
Joseph ! le commis de mon futur beau-père !... Quel Est-ce mystère... et pourquoi ce mètre ?
JOSEPH.
Chut ! je ne peux pas le dire !... c’est une surprise !
MALFILÂTRE.
Une surprise ?
JOSEPH.
Monsieur Vertcousu, mon patron, m’a chargé de venir, en votre absence, prendre la mesure de la cheminée de votre cabinet... mais comme vous n’êtes pas absent... je m’en vais.
MALFILÂTRE.
Reste donc, je ferai comme si je ne t’avais pas vu... puisque c’est une surprise !
JOSEPH.
Et une fameuse ! il paraît qu’il veut vous donner une pendule pour cadeau de noce !... mais on m’a défendu de vous le dire !...
MALFILÂTRE.
Est-il cachottier, ce Joseph !
JOSEPH.
Dame ! c’est une surprise !... Je m’en vais prendre la mesure de la cheminée.
Il entre à gauche.
Scène III
MALFILÂTRE, puis MARIANNE, puis JOSEPH
MALFILÂTRE.
Voilà ce que c’est que d’épouser la fille d’un horloger... on a des pendules dans son trousseau.
MARIANNE, entrant par la droite avec des vêtements de femme.
Voilà les hardes de cette dame... sa robe, son jupon, son corset !...
MALFILÂTRE.
Sapristi ! ça coule sur le parquet !... mettons tout ça devant le feu.
Il range quatre chaises devant la cheminée et y étend les vêtements.
MARIANNE.
Elle a dû boire un fameux coup !
JOSEPH, entrant par la gauche.
Quatre-vingt-six centimètres... ça tiendra.
MALFILÂTRE.
Quoi ?
JOSEPH.
La surprise ! ah ! monsieur ! quel joli sujet ! L’amour tendant son arc ! Mais je dois ne pas vous le dire...
MALFILÂTRE.
Ne me le dis pas.
JOSEPH, apercevant les vêtements qui sèchent.
Tiens ! vous faites votre lessive ?
MARIANNE.
Oui... un petit savonnage...
MALFILÂTRE.
Bonjour ! mes amitiés au beau-père !... Est-il revenu de son voyage ?
JOSEPH.
Nous l’attendons aujourd’hui...
Saluant.
Monsieur... mademoiselle...
Il sort par le fond.
MALFILÂTRE.
Eh bien ! cette dame... a-t-elle repris connaissance ?
MARIANNE.
Oui, monsieur... je lui ai soufflé dans le nez... avec le soufflet... ça l’a chatouillée.
MALFILÂTRE.
Et dis-moi... est-elle jolie ?
MARIANNE.
Oh ! monsieur, une femme superbe ! je lui ai prêté un jupon et une camisole à moi... j’ai bassiné votre lit et je l’ai fourrée dedans !
MALFILÂTRE.
Comment ! dans mon lit ! pourquoi pas dans le tien ?
MARIANNE.
Ah bien ! non ! Elle était trop mouillée !
MALFILÂTRE.
Je trouve ça joli !
VERTCOUSU, au dehors.
Encore un étage et nous y sommes !
MALFILÂTRE.
Tiens ! c’est mon beau-père qui monte l’escalier... je vais lui raconter mon sauvetage... ça me posera.
MARIANNE.
Gardez-vous-en bien !
MALFILÂTRE.
Pourquoi ?
MARIANNE.
Monsieur Vertcousu est à cheval sur les mœurs... Vous rappelez-vous la scène qu’il vous a faite, il y a un mois, parce que la blanchisseuse avait oublié un de mes bonnets sur votre lit ?
MALFILÂTRE.
Eh bien ?
MARIANNE.
Eh bien ! s’il y trouvait une femme... en carnaval encore ?
MALFILÂTRE.
Ah ! diable ! c’est juste... Vite ! fais disparaître ces chiffons.
Il les lui charge sur le dos.
MARIANNE.
Mais, monsieur, ils ne sont pas secs...
MALFILÂTRE.
Ça m’est égal !
Il la pousse à droite.
Scène IV
MALFILÂTRE, VERTCOUSU, CÉCILE
VERTCOUSU.
Bonjour, mon gendre !
MALFILÂTRE, à part.
Il était temps !
Saluant.
Beau-père... Mademoiselle...
VERTCOUSU.
Ouf ! vous logez un peu haut.
MALFILÂTRE.
Vous trouvez ?... Six petits étages !
VERTCOUSU.
Dame !
Air.
Je ne suis pas des plus ingambes,
Et, franchement, je vous le dis :
J’aurais mieux aimé, pour mes jambes,
Ne pas grimper au paradis...
MALFILÂTRE.
Nous sommes bien au paradis !
Mais, ce qui vous paraît étrange,
Me semble à moi tout naturel,
Pour recevoir la visite d’un ange,
Il faut se loger près du ciel.
CÉCILE, saluant.
Ah ! monsieur !...
VERTCOUSU, remerciant.
C’est très gentil, ce que vous me dites là... Un ange !...
MALFILÂTRE, à part.
Il prend ça pour lui... un horloger !...
VERTCOUSU.
Mon cher, nous débarquons du chemin de fer.
MALFILÂTRE.
Vous arrivez de Dijon ?
VERTCOUSU.
À l’instant ? je suis allé chercher Cécile chez sa tante... et en passant devant votre porte, j’ai dit à l’enfant, qui a souri... car elle a souri...
CÉCILE.
Mais, papa...
VERTCOUSU.
Tu as souri... Je lui ai dit : Si nous montions chez mon gendre...
MALFILÂTRE.
Ce cher beau-père... c’est une bonne idée que vous avez eue là !
À part.
Pourvu que la noyée n’apparaisse pas en camisole !...
VERTCOUSU.
Entre nous, Cécile désirait voir un appartement de garçon...
MALFILÂTRE.
Voilà !... tout est calme... tout est pur...
CÉCILE.
Que font donc ces trois chaises devant la cheminée ?
VERTCOUSU.
C’est vrai... elles ont l’air de se chauffer le dos !
MALFILÂTRE.
C’est Marianne qui a oublié de ranger... Croyez que si j’avais été prévenu de votre visite...
VERTCOUSU.
Puisque nous voulions vous faire une surprise !...
MALFILÂTRE.
C’est juste.
À part.
Ce n’est pas un beau-père... c’est une boîte à surprises !
VERTCOUSU.
Ceci est le salon... Maintenant montrez-nous votre chambre à coucher.
MALFILÂTRE, vivement.
Non ! impossible !
CÉCILE, à part.
C’est dommage !
VERTCOUSU.
Pourquoi ?
MALFILÂTRE.
Mon lit n’est pas fait !
VERTCOUSU, bas à sa fille.
Son lit n’est pas fait...
Haut à Malfilâtre.
Ah ! c’est différent !... Nous reviendrons tantôt... il a été convenu que nous vous prendrions à deux heures pour aller chez le notaire et de là à la mairie...
MALFILÂTRE.
Ah çà ! j’espère que vous allez enfin me présenter à madame Vertcousu ?...
CÉCILE.
C’est vrai, Monsieur ne la connaît pas...
VERTCOUSU.
Je me suis bien gardé de lui en parler... D’abord elle a fait un voyage... et puis elle est romanesque, elle aurait mis des bâtons dans les roues... tandis qu’une fois la chose décidée... Allons ! Cécile... À tantôt !
CÉCILE, saluant.
Monsieur...
MALFILÂTRE.
Mademoiselle...
VERTCOUSU.
À deux heures !
ENSEMBLE.
Air : Et maintenant je vous quitte (Fille du diable, 2e acte.)
VERTCOUSU, CÉCILE.
Tantôt, nous viendrons vous prendre.
Soyez prêt. Pour un amant,
Sacher que se faire attendre
Est un mauvais précédent.
MALFILÂTRE.
Tantôt, revenez me prendre,
Je serai prêt. Pour l’amant,
Je sais que se faire attendre,
Est un mauvais précédent.
Vertcousu et Cécile sortent par le fond.
Scène V
MALFILÂTRE, puis MARIANNE
MARIANNE, passant sa tête à la porte de gauche.
Sont-ils partis ?
MALFILÂTRE.
Oui...
MARIANNE, entrant avec les vêtements.
Alors, refaisons sécher.
Ils les replacent sur les quatre chaises.
MALFILÂTRE.
Dépêchons-nous !... Je vais prier cette dame de s’habiller au plus vite... et de déguerpir au plus tôt !
MARIANNE.
Ah ! j’oubliais... elle m’a demandé un bouillon.
MALFILÂTRE.
Tu lui donneras l’adresse de la Compagnie hollandaise !... Mon beau-père doit revenir à deux heures...
Tirant sa montre.
Il est... tiens ! elle est arrêtée !... c’est mon plongeon... en voilà pour six francs.
Donnant sa montre à Marianne.
Tu la porteras chez l’horloger, au coin de la rue...
MARIANNE.
Oui, monsieur... Le jupon est sec... je vais le repasser à l’empois...
MALFILÂTRE.
Ménage l’empois !
Marianne sort, troisième plan à droite.
Une fois empesé, je renverrai cette dame à sa famille.
Scène VI
MALFILÂTRE, HÉLOÏSE
HÉLOÏSE, entre par la droite avec une camisole très étroite et un jupon beaucoup trop court.
Où est-il ?
Apercevant Malfilâtre.
C’est lui !... mon sauveur !...
Elle s’appuie sur le dos d’un fauteuil.
Je défaille !...
MALFILÂTRE, à part.
Comment ! c’est ça ! j’ai fait là une vilaine pêche... c’est une pêche mûre !
Haut.
Remettez-vous, madame...
HÉLOÏSE.
Cette émotion est bien naturelle... me trouver en présence de celui qui m’a disputée au gouffre !
MALFILÂTRE.
Ce que j’ai fait, tout autre l’eût fait à ma place... un chien de Terre-Neuve fût passé par là...
HÉLOÏSE.
Un chien de Terre-Neuve !... Oh ! qu’il a d’esprit !... Oserais-je vous demander votre nom ?
MALFILÂTRE.
Malfilâtre.
HÉLOÏSE.
Le nom d’un poète ! Oh ! merci, mon Dieu !... Je vous avoue que cela m’eût contrariée d’être sauvée par un Galimard.
MALFILÂTRE.
Oh ! pourvu qu’on soit sauvé !
HÉLOÏSE.
Monsieur est avocat ?
MALFILÂTRE.
Non... fabricant de faux cols... sans boutons !... Mais vos vêtements sont secs...
HÉLOÏSE.
Fabricant de faux cols... je vous rêvais avocat... c’est une noble profession !
MALFILÂTRE, à part.
Est-ce qu’elle va piétiner longtemps mes lares dans ce costume-là !
Haut.
Madame, vos vêtements sont secs... je vais vous faire avancer un fiacre...
HÉLOÏSE.
Un fiacre !... Pour quoi faire ?
MALFILÂTRE.
Mais pour regagner votre domicile...
HÉLOÏSE.
C’est impossible !... Je ne puis plus rentrer chez moi !
MALFILÂTRE.
Comment ! vous ne pouvez plus... Vous avez perdu votre clef ?
HÉLOÏSE.
Ah ! jeune homme ! vous ne savez rien du drame de ma vie !...
Avec expansion.
Je vais tout vous raconter !
MALFILÂTRE.
Non ! pardon...
HÉLOÏSE.
Je croyais à l’amour d’Hippolyte... Hippolyte est le petit nom de mon époux... lorsqu’il y a deux jours j’acquis la preuve que le monstre gourgandinait...
MALFILÂTRE, à part.
« Gourgandinait » me paraît audacieux.
HÉLOÏSE.
Une lettre trouvée dans la poche de son paletot me découvrit sa trahison... alors je perdis la tête, je devins folle... je chantais... je récitais des vers... en m’accompagnant sur la guitare.
Chantant.
Tra la la la, hou hou !
MALFILÂTRE.
C’est une Tyrolienne ! La la, hou, hou !
HÉLOÏSE.
Bref, je résolus d’en finir avec la vie !... mais avant de consommer le sacrifice... je voulus décocher à Hippolyte une flèche aiguisée par la vengeance !... et je déposai sur son bureau un billet ainsi conçu : « Monsieur, je me sauve avec mon amant ! tant pire ! tant pire ! »
MALFILÂTRE, à part.
Jolie plume !
HÉLOÏSE.
Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai pas d’amant...
MALFILÂTRE, à part.
Oh ! il suffit de vous regarder...
HÉLOÏSE.
Vous comprenez ma position... Hippolyte doit avoir ce billet entre les mains... et il m’est impossible de retourner sous le toit conjugal.
MALFILÂTRE.
Oui... ça jetterait un froid dans votre ménage... et où comptez-vous aller ?
HÉLOÏSE.
Monsieur Malfilâtre... tout à l’heure, là... j’ai fait un rêve... un enfantillage.
Air : le Joli Rêve que j’ai fait.
Vous me disiez avec émoi :
« Votre sauveur vous a conquise !
« Restez, près de lui, Héloïse,
« Dame de compagnie... » et moi,
Obéissant à notre loi,
J’acceptais ce modeste emploi.
Je me chargeais de vos emplettes ?
L’anse du panier s’arrêtait ?
Pas un bouton ne vous manquait ;
Je raccommodais vos chaussettes !...
Le joli rêve que c’était !...
Oui, mon bonheur était complet !...
Le joli rêve que j’ai fait!... (bis.)
Parlé.
Eh bien ?
MALFILÂTRE, à part.
C’était bien un rêve, en effet.
Haut.
Mais je n’ai nul besoin d’une dame de compagnie... je vais me marier !
HÉLOÏSE.
Vous allez vous marier ? ah ! tant mieux ! vous aurez des enfants, je les soignerai, je les bercerai, je les dorloterai...
MALFILÂTRE.
Turlututu ! Je vous répète, madame, que je n’ai besoin de personne... Vos vêtements sont plus que secs, et...
HÉLOÏSE.
Vous me renvoyez ? et où voulez-vous que j’aille ?
MALFILÂTRE.
Ça ne me regarde pas !
HÉLOÏSE.
C’est la Providence qui me dit que vous devez vous charger de moi !
MALFILÂTRE.
Ah mais ! permettez !
HÉLOÏSE.
Alors, il ne fallait pas me repêcher !
MALFILÂTRE.
Qu’à cela ne tienne, madame !... Vous pouvez vous reflanquer à l’eau, je ne vous retiens pas !
HÉLOÏSE.
Non ! je n’en aurais plus le courage !
MALFILÂTRE.
Alors, habillez-vous... au nom de la décence ! Je vais vous chercher un fiacre... je paierai la course...
HÉLOÏSE.
Jamais !
MALFILÂTRE.
Soit ! c’est vous qui la payerez...
HÉLOÏSE.
Non !... une voix secrète me dit que je dois rester ici...
MALFILÂTRE, à part.
Ah ! mais, elle m’impatiente avec sa voix secrète !
Haut.
Madame, vous n’avez pas le droit de vous incruster dans mon domicile, et je vous somme...
HÉLOÏSE.
Mon ami !
MALFILÂTRE.
Je ne suis pas votre ami... et quand je devrais faire monter deux commissionnaires pour vous descendre de vive force... comme un paquet !
HÉLOÏSE.
Un paquet !... Ah ! sois méchant ! sois cruel ! tu le peux... ! tu m’as sauvée !
MALFILÂTRE, à part.
Elle me tutoie à présent !
On entend le bruit de la sonnette.
Mon beau-père !... et ma fiancée ! s’ils vous trouvaient dans ce négligé...
Prenant les vêtements près de la cheminée.
Emportez ça... rentrez !... et ne toussez pas ! et ne vous mouchez pas ! Il y va de ma vie !
HÉLOÏSE.
J’y consens... mais à une condition...
MALFILÂTRE.
Laquelle ?
HÉLOÏSE, avec attendrissement.
Je voudrais embrasser mon sauveur !
MALFILÂTRE, à part.
Ah ! sapristi !
Haut, tendant sa joue.
Allons ! dépêchons-nous ! pour Dieu ! dépêchons-nous !
Au moment où Héloïse va l’embrasser, il la quitte vivement.
On monte l’escalier !
Héloïse entre à droite avec ses vêtements. Le châle reste oublié sur un fauteuil.
Scène VII
MALFILÂTRE, puis VERTCOUSU, CÉCILE, puis MARIANNE
MALFILÂTRE, seul.
Ah mais ! elle m’ennuie, cette dame... Il y a comme ça au fond de l’eau un tas d’herbes qui s’entortillent dans vos jambes et qui ne veulent plus vous lâcher !
VERTCOUSU, entrant avec sa fille.
Eh bien ! mon gendre, êtes-vous prêt ?
MALFILÂTRE.
Je vous attendais... mais je ne vois pas la belle-maman...
CÉCILE.
Elle n’était pas à la maison...
VERTCOUSU.
Je n’y comprends rien... je l’avais pourtant prévenue de mon retour...
MALFILÂTRE.
Nous ne pouvons cependant pas nous marier sans elle...
VERTCOUSU.
Je lui ai fait dire qu’elle nous trouverait soit ici, soit chez le notaire... Allons, partons !
MARIANNE, venant de droite et bas à Malfilâtre.
Elle redemande un bouillon !
MALFILÂTRE, bas.
Laisse-moi tranquille !
CÉCILE, qui est remontée et apercevant le châle d’Héloïse sur une chaise.
Tiens, un châle !
VERTCOUSU.
Un châle de femme !
MALFILÂTRE, embarrassé.
Oui... c’est un petit châle... de femme !
VERTCOUSU.
Comment se trouve-t-il chez vous, mon gendre ?
MALFILÂTRE, embarrassé.
C’est bien simple... Ordinairement quand on se marie... c’est pour la vie... et alors...
Tout à coup.
C’est le châle de la corbeille !
VERTCOUSU.
Une surprise !
CÉCILE, prenant vivement le châle.
Ah ! qu’il est joli !... il ressemble à celui de maman.
VERTCOUSU.
C’est vrai...
CÉCILE.
Tiens, il est humide...
MALFILÂTRE.
C’est le feu !
CÉCILE, qui a essayé le châle.
Si je le gardais, papa...
VERTCOUSU.
Puisqu’il est à toi...
MARIANNE, bas à Malfilâtre.
Mais, monsieur, c’est celui de cette dame...
MALFILÂTRE, bas.
Laisse-moi tranquille !... et mets-la à la porte !...
VERTCOUSU.
Eh ! bien, mon gendre, le bras à votre future...
MALFILÂTRE.
Voilà !
Chœur.
Air de la Corde sensible.
VERTCOUSU, MARIANNE.
Chez le notaire, à la mairie,
Pour tout régler { il faut courir.
{ ils vont
VERTCOUSU,
Mon gendre, quand on se marie.
MALFILÂTRE.
Lorsque l’on prend femme jolie.
CÉCILE, MARIANNE.
La moindre peine est un plaisir.
Malfilâtre, Vertcousu et Cécile sortent par le fond.
Scène VIII
MARIANNE, HÉLOÏSE
MARIANNE, seule.
Elle emporte le châle ! Qu’est-ce que va dire l’autre ?
HÉLOÏSE, entrant.
Marianne !
MARIANNE.
Madame ?
HÉLOÏSE.
Agrafez-moi ma robe...
MARIANNE.
Volontiers, madame...
À part.
Elle n’est pas gênée !
HÉLOÏSE.
Serrez !... ne craignez pas de serrer ! Qu’est-ce que nous avons pour dîner ?
MARIANNE.
Madame dîne ici ?
HÉLOÏSE.
Oh ! oui... toujours !
MARIANNE.
C’est que Monsieur m’avait chargée d’une commission...
HÉLOÏSE.
Vous la ferez plus tard... Dis-moi...
MARIANNE, à part.
Elle me tutoie à présent !
HÉLOÏSE.
Qu’y a-t-il pour dîner ?
MARIANNE.
Il y a un canard aux navets.
HÉLOÏSE.
Il aime le canard ?
MARIANNE.
Qui ça ?
HÉLOÏSE.
Malfilâtre ?
MARIANNE.
Je n’en sais rien... mais j’ai trouvé un canard... j’ai acheté un canard...
HÉLOÏSE.
Ah ! ma fille... ceci est de l’indifférence !... je n’entends pas ça.
MARIANNE.
Hein ?
HÉLOÏSE.
Je veux que mon sauveur soit dorloté, soigné, mijoté... Nous lui ferons des petits plats sucrés, distingués... Qu’est-ce qu’il préfère ?
MARIANNE.
Il préfère le boudin.
HÉLOÏSE.
Ah !... Enfin !... allez acheter du boudin.
MARIANNE.
Mais, madame...
HÉLOÏSE.
Quoi ?
MARIANNE.
C’est que Monsieur m’avait chargée de porter sa montre chez l’horloger.
HÉLOÏSE, avec dignité.
Eh bien ! portez sa montre et rapportez du boudin.
MARIANNE, intimidée.
J’y vais, madame...
À part.
Et Monsieur qui m’avait dit de la camper à la porte.
Haut.
J’y vais, madame.
Elle entre à gauche, deuxième plan.
Scène IX
HÉLOÏSE, VERTCOUSU
VERTCOUSU, entrant vivement par le fond.
J’ai perdu mes lunettes !... vous n’avez pas vu mes lunettes ?...
HÉLOÏSE, l’apercevant.
Ciel !
VERTCOUSU.
Ma femme !
HÉLOÏSE.
Hippolyte !
VERTCOUSU.
Te voilà au rendez-vous !...
Voulant l’embrasser.
Bonjour, ma chouchoute...
HÉLOÏSE, le repoussant.
Il n’y a plus de chouchoute... tout est fini entre nous...
VERTCOUSU.
Tu m’en veux, parce que je t’ai caché le mariage de Cécile... j’ai voulu te faire une surprise...
HÉLOÏSE.
Ma fille se marie ?
VERTCOUSU.
Oui... un jeune homme charmant... figure-toi...
HÉLOÏSE.
Monsieur Vertcousu, il ne s’agit pas de cela ! Pendant votre voyage, j’ai eu la folle pensée de raccommoder votre paletot marron...
VERTCOUSU.
Ah ! c’est gentil...
HÉLOÏSE.
Et en fouillant dans les poches... j’ai trouvé un billet...
VERTCOUSU.
De banque ?
HÉLOÏSE.
Le voici.
Lisant.
« Cher ami... je serai seule ce soir... venez ! nous irons choisir des bracelets. » Signé : « Eulalie de Montdésir. »
VERTCOUSU.
Eh bien ? après ?
HÉLOÏSE.
Quelle est cette femme, ton désir avec laquelle vous choisissez des bracelets ?
VERTCOUSU.
Je vais t’expliquer...
HÉLOÏSE, éclatant.
C’est votre maîtresse... votre biche !!! votre rigolbiche !
VERTCOUSU.
Ah ! par exemple ! elle a soixante-douze ans !
HÉLOÏSE.
Hein ?
VERTCOUSU.
C’est la tante du prétendu... elle me donnait rendez-vous pour choisir des bracelets... pour la corbeille !
HÉLOÏSE.
Il serait possible !
VERTCOUSU.
Demande à Malfilâtre... mon futur gendre... Il attend en bas...
HÉLOÏSE.
Comment, Monsieur Malfilâtre...
À part.
Mon sauveur !
VERTCOUSU.
Et tu as soupçonné ton Hippolyte !
HÉLOÏSE, à part.
Ah mon Dieu ! et ma lettre !... « Je me sauve avec mon amant ! tant pire ! tant pire ! »
VERTCOUSU.
Qu’est-ce que tu as donc ?
HÉLOÏSE.
Rien... mon ami... Tu n’as pas trouvé... une lettre... sur ton bureau ?
VERTCOUSU.
Non... une lettre de qui ?
HÉLOÏSE, à part.
Il ne l’a pas reçue... Je respire !
Scène X
HÉLOÏSE, VERTCOUSU, JOSEPH, avec une pendule sous le bras
JOSEPH, entrant.
Voilà la surprise.
VERTCOUSU.
Ah ! Joseph... As-tu trouvé une lettre sur mon bureau ?
JOSEPH.
Oui, monsieur... il y en avait plusieurs...
Il pose sa pendule et se fouille.
HÉLOÏSE, à part.
Je suis perdue !
VERTCOUSU.
Eh bien ?
JOSEPH.
Je ne la retrouve pas... je l’aurai sans doute mise à la poste avec les autres...
HÉLOÏSE, à part.
À la poste !
VERTCOUSU.
Imbécile !... une lettre pour moi... sur mon bureau... tu vas la mettre à la poste !...
JOSEPH.
Dame !... les lettres... on les met à la poste...
VERTCOUSU.
Animal !
HÉLOÏSE.
Ce pauvre garçon... il a cru bien faire...
VERTCOUSU.
Au moins l’as-tu affranchie ?
JOSEPH.
Non, monsieur...
VERTCOUSU.
Très bien !... tu me dois trois sous... Je parie qu’il a mis dans la boîte l’acte de naissance de Cécile ! qu’on doit m’expédier de Cambrai ? il me le faut pour les publications.
À Joseph.
Tu vas retourner à la maison... tu attendras le facteur... et tu m’apporteras toutes les lettres qui viendront.
JOSEPH.
Bien, monsieur.
Il sort.
HÉLOÏSE, à part.
Ah mon Dieu ! il rapportera la mienne.
Haut.
Je vais avec lui... je reviens...
VERTCOUSU, l’arrêtant.
Pour quoi faire ? Vous n’avez pas besoin d’être deux pour rapporter une lettre.
HÉLOÏSE.
C’est que...
VERTCOUSU.
Reste... je vais te présenter mon gendre...
Scène XI
VERTCOUSU, HÉLOÏSE, MALFILÂTRE, CÉCILE
MALFILÂTRE, entrant avec Cécile.
Eh bien ! beau-père, nous vous attendons en bas !
HÉLOÏSE, à part.
Lui !
MALFILÂTRE, à part.
Elle ! Heureusement qu’elle est vêtue !
CÉCILE, qui a posé son châle sur un fauteuil.
Bonjour, maman !
MALFILÂTRE, stupéfait.
Maman !
VERTCOUSU.
Je vous présente madame Vertcousu, ma femme...
MALFILÂTRE.
Comment !
Saluant.
Madame.
À part.
J’ai repêché ma belle-mère !
HÉLOÏSE, à Malfilâtre.
Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître... je vous vois pour la première fois...
MALFILÂTRE.
Moi... aussi...
HÉLOÏSE.
Mais les bons renseignements que m’a donnés Monsieur Vertcousu me font espérer...
Bas, avec énergie.
Pas un mot du canal !...
MALFILÂTRE, de même.
Pas un mot du canal !
VERTCOUSU, qui est allé prendre la pendule laissée par Joseph.
À mon tour, mon gendre, permettez-moi de vous faire une petite surprise.
MALFILÂTRE, feignant l’étonnement.
Une pendule !... Par exemple... si je m’attendais... ah !... je suis surpris !
VERTCOUSU.
L’amour tendant son arc... j’espère que c’est de circonstance...
HÉLOÏSE.
Monsieur Vertcousu !...
VERTCOUSU.
Oui... je me tais !
À Malfilâtre.
Je veux la placer moi-même sur la cheminée de votre cabinet... Viens, Cécile.
CÉCILE.
Mais, papa...
VERTCOUSU.
Si !... cela te donnera le goût de l’horlogerie ! Il faut qu’une jeune fille aime l’horlogerie !
Chœur.
Air : Dans cette belle hôtellerie (le Sonneur).
VERTCOUSU, CÉCILE, MALFILÂTRE.
Je vais sur cette }
Il va sur votre } cheminée
Allez donc sur ma }
Placer, en prudent horloger,
Cette pendule destinée
À marquer l’heure du berger.
HÉLOÏSE.
Pour une épouse infortunée,
Qu’ici rien ne peut protéger.
Cette pendule est destinée
À marquer l’heure du danger.
Vertcousu et Cécile entrent à gauche.
Scène XII
MALFILÂTRE, HÉLOÏSE
MALFILÂTRE.
Comment ! belle-mère !... c’est vous que j’ai eu le plaisir de saluer... au fond du canal ? Excusez-moi si je ne vous ai pas fait ma demande...
HÉLOÏSE.
Ah ! mon ami ! si vous saviez dans quelle position je me suis fourrée !... Tout est perdu !
MALFILÂTRE.
Quoi donc ?
HÉLOÏSE.
La lettre !!!
MALFILÂTRE.
Quelle lettre ?
HÉLOÏSE.
« Je me sauve avec mon amant ! »
MALFILÂTRE.
« Tant pire ! tant pire ! » Ah ! sapristi !... votre mari l’a reçue ?
HÉLOÏSE.
Pas encore... cet imbécile de Joseph l’a mise à la poste.
MALFILÂTRE.
Eh bien !
HÉLOÏSE.
Mais Monsieur Vertcousu vient de le renvoyer avec ordre d’attendre le facteur et de lui rapporter toutes les lettres...
MALFILÂTRE.
Ah ! diavolo !
HÉLOÏSE.
Comment faire pour faire disparaître la mienne ?
MALFILÂTRE.
À moins de manger le facteur...
HÉLOÏSE.
Oh ! quelle idée !
MALFILÂTRE.
Voulez-vous le manger !!!
HÉLOÏSE.
Je retourne à la maison... je guette ce fonctionnaire, je lui donne ses trois sous... je pulvérise ma lettre et je reviens le front haut me jeter dans les bras de mon Hippolyte !
MALFILÂTRE.
Tableau ! sujet de pendule !
HÉLOÏSE.
Si mon mari me demande... trouvez un prétexte... occupez-le !
MALFILÂTRE.
Soyez tranquille.
Elle prend le châle resté sur le fauteuil, le jette sur ses épaules et se dispose à sortir.
Scène XIII
MALFILÂTRE, HÉLOÏSE, VERTCOUSU, CÉCILE
VERTCOUSU, entrant suivi de Cécile.
Votre pendule est en place...
HÉLOÏSE.
Lui !
MALFILÂTRE, à part.
Trop tard !
VERTCOUSU, à Héloïse.
Où vas-tu donc, ma bonne amie ?...
HÉLOÏSE.
Moi ? nulle part !
MALFILÂTRE.
Chercher des timbres-poste !
VERTCOUSU, à sa femme.
Tu veux des timbres-poste... j’en ai...
Il ouvre son portefeuille.
HÉLOÏSE.
Merci... je n’en ai pas besoin.
MALFILÂTRE.
Ni moi non plus.
VERTCOUSU.
Eh bien, alors...
À part.
Qu’est-ce qu’ils ont donc, tous les deux ?
HÉLOÏSE, bas à Malfilâtre.
Joseph va revenir... éloignez mon mari !
MALFILÂTRE, bas.
Oui !
Haut.
Beau-père... il y a la pendule de ma chambre à coucher...
VERTCOUSU.
Eh bien ?
CÉCILE, à part, avec mauvaise humeur.
On va encore parler pendule.
MALFILÂTRE.
C’est très bizarre... tantôt elle avance de trois quarts d’heure... tantôt elle retarde d’une heure et demie... Je crois qu’elle a des rats !
HÉLOÏSE, à part.
Des rats !... c’est ingénieux !
VERTCOUSU.
Je connais ça... c’est le balancier qui accroche.
CÉCILE, à part.
C’est bien intéressant !
MALFILÂTRE.
Si vous vouliez être assez bon pour lui donner une consultation...
VERTCOUSU.
C’est que j’attends Joseph qui doit m’apporter une lettre... l’acte de naissance de Cécile...
HÉLOÏSE.
On te préviendra dès qu’il sera arrivé...
VERTCOUSU.
C’est juste...
À sa femme.
Viens avec moi...
HÉLOÏSE.
Moi ! Par exemple !
MALFILÂTRE.
Par exemple !
VERTCOUSU, à sa femme.
Mais qu’est-ce que tu as donc depuis ce matin ?... Tu as l’air de me fuir...
HÉLOÏSE.
Te fuir ! Cher Hippolyte !
MALFILÂTRE.
Cher Hippolyte !
VERTCOUSU.
Eh bien ! viens avec moi !...
HÉLOÏSE.
Certainement... avec plaisir... je te suis...
Bas à Malfilâtre.
Dès que Joseph paraîtra... sautez sur la lettre !
MALFILÂTRE.
Comptez sur moi !
VERTCOUSU, sur le seuil de la porte.
Eh bien ! ma bonne amie !...
HÉLOÏSE.
Voilà ! voilà !
Elle rentre à droite avec Vertcousu.
Scène XIV
CÉCILE, MALFILÂTRE
CÉCILE, ironiquement.
Mon compliment, monsieur... Vous paraissez affectionner vivement les pendules...
MALFILÂTRE.
Je n’en rougis pas... et particulièrement celles qui avancent... ou celles qui retardent... c’est selon.
CÉCILE.
Je ne comprends pas.
MALFILÂTRE.
C’est bien simple !
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.
Auprès de vous, ébloui par
Le doux aspect de tant de charmes,
Lorsque mon cœur rempli de larmes,
Calcule l’instant du départ,
J’aime une pendule en retard.
Mais, à notre hymen quand je pense,
Irrité de trop de lenteur,
J’avancerais avec ardeur
Toutes les pendules de France
Afin d’avancer mon bonheur !
CÉCILE.
Tiens ! c’est gentil, c’est délicat !
MALFILÂTRE.
Quand vous me connaîtrez davantage, vous verrez que je suis pétri de délicatesses... Je vous ménage bien des étonnements, allez !
CÉCILE.
Lesquels ?
MALFILÂTRE.
Mais... d’abord, aussitôt après la noce, nous partirons pour Fontainebleau.
CÉCILE.
Avec maman ?
MALFILÂTRE.
Certainement !... elle nous accompagnera...
À part.
Jusqu’à la gare !
CÉCILE.
Et qu’est-ce que nous ferons à Fontainebleau ?
MALFILÂTRE.
Mais... nous nous promènerons dans les bois... sous la feuillée.
CÉCILE.
En hiver ?... Il n’y a pas de feuillée.
MALFILÂTRE.
C’est juste... il n’y a pas... Alors nous resterons à l’hôtel... Nous ferons faire un bon feu...
CÉCILE.
Et après ?
MALFILÂTRE.
Mais... Après, nous retournerons à Paris... le surlendemain.
CÉCILE.
Quelle drôle d’idée !...
Tout à coup.
Ah ! vous ne savez pas... Le cachemire que vous m’avez donné...
MALFILÂTRE.
Eh bien ?
CÉCILE.
Tout au bas... dans la frange... j’y ai trouvé... une moule !
MALFILÂTRE.
Une moule !...
Vivement.
C’est une preuve qu’il vient de l’Inde !
À part.
Un souvenir du canal !
CÉCILE, regardant sur le fauteuil où elle a posé son châle.
Eh bien ! où est-il donc ?
MALFILÂTRE.
Qui ça ?
CÉCILE.
Mon châle... Je l’avais posé là !
MALFILÂTRE, à part.
Ah ! bigre ! c’est la maman qui l’a !
Haut.
Il aura glissé derrière le fauteuil.
CÉCILE.
Voulez-vous avoir l’obligeance de me le ramasser ?
MALFILÂTRE.
Moi ?
CÉCILE.
Oui.
MALFILÂTRE.
Comment donc ! avec plaisir !...
Il se dirige vers le fauteuil. On sonne en dehors. À part.
On sonne !... C’est Joseph avec la lettre !
CÉCILE.
Qu’avez-vous donc ?
Scène XV
MALFILÂTRE, CÉCILE, HÉLOÏSE, JOSEPH, puis VERTCOUSU
JOSEPH, entrant par le fond.
Monsieur Vertcousu, voilà une lettre...
MALFILÂTRE, voulant la prendre.
Donne !
JOSEPH, retenant la lettre.
Ce n’est pas pour vous !...
Malfilâtre voulant toujours s’emparer de la lettre.
Lâchez-moi !... Ne touchez pas !...
Héloïse entre et essaie aussi de s’emparer de la lettre. L’entrée de Vertcousu les rend tous trois immobiles.
HÉLOÏSE, à part, voyant Vertcousu.
Ciel !...
VERTCOUSU, à Joseph.
Ah ! Joseph !... Eh bien, cette lettre ?
JOSEPH, montrant Malfilâtre.
Monsieur vient de me l’arracher...
VERTCOUSU.
Comment ?
MALFILÂTRE.
Pour vous la remettre.
HÉLOÏSE, bas à Malfilâtre.
Mangez-la !
VERTCOUSU.
Donnez !
MALFILÂTRE, fouillant dans ses poches.
Attendez... je la cherche... Qu’est-ce que j’en ai donc fait ?
CÉCILE.
Vous l’avez mise dans votre poche de côté...
MALFILÂTRE.
Merci !
À part.
Petite cruche !
Il continue à se fouiller.
HÉLOÏSE, à part.
Que je souffre, mon Dieu !
MALFILÂTRE.
Eh bien !... je ne la trouve pas... Ah ! ma poche est percée... elle aura glissé dans la doublure !...
HÉLOÏSE, à part.
Qu’il a d’esprit !
VERTCOUSU.
Voilà une lettre qui a du malheur...
Montrant Joseph.
Si cet imbécile ne l’avait pas ramassée ce matin sur mon bureau...
CÉCILE.
Une lettre ?... sur votre bureau... mais c’est moi qui l’ai...
MALFILÂTRE et HÉLOÏSE, bondissant.
Hein ???
CÉCILE.
J’ai reconnu l’écriture de maman et je l’ai prise pour vous la remettre... La voici...
Elle la donne à Vertcousu.
MALFILÂTRE, à part.
Patatras !
HÉLOÏSE, à part.
Je vais me jeter dans le canal !...
MALFILÂTRE, vivement.
Beau-père, la pendule de mon antichambre.
VERTCOUSU, qui a ouvert la lettre.
Qu’ai-je lu !... ma femme !... Rentrez, ma fille !... Sortez, Joseph !... Oh ! il va se passer des choses à faire frissonner les maisons !...
CÉCILE.
Ah ! mon Dieu !
Ensemble.
Air : Fragment de l’introduction de la Fille du diable.
VERTCOUSU.
De la fureur qui me pénètre,
Calmons les éclats ici.
Tout à l’heure, cette lettre
Doit la mettre à ma merci !
MALFILÂTRE.
De la fureur qui me pénètre,
Serions-nous victim’s aussi ?
Au diabl’ la maudite lettre
Qui vient déranger tout ici !
HÉLOÏSE.
Sa fureur d’effroi m’ pénètre.
Que va-t-il se passer ici ?
Grâces à sa maudite lettre,
Je suis hélas ! à sa merci !
CÉCILE, JOSEPH.
Sa fureur d’effroi me pénètre !
Pourquoi s’éloigner d’ici ?
Que contient donc cette lettre
Qui puisse l’agiter ainsi ?
Cécile entre à gauche et Joseph à droite.
Scène XVI
MALFILÂTRE, HÉLOÏSE, VERTCOUSU, puis MARIANNE
MALFILÂTRE, à part.
Ça devient noir... La Famille de l’horloger, drame en cinq actes !
VERTCOUSU, s’approchant de sa femme, la lettre à la main et lisant.
« Je me sauve avec mon amant ! tant pire ! tant pire ! »
MALFILÂTRE.
Vous êtes en affaires... je vous laisse.
VERTCOUSU.
Restez, mon gendre... vous êtes de la famille... Je vous prends pour juge...
MALFILÂTRE, à part.
Si je pouvais arranger la chose...
VERTCOUSU, à Héloïse.
Veuillez, madame, m’expliquer cette prose adultère...
MALFILÂTRE, vivement.
C’est une farce ! un poisson d’avril !...
HÉLOÏSE.
Oui... c’est un... d’avril !
VERTCOUSU.
Nous sommes en février !
MALFILÂTRE.
Sommes-nous bien en février ?
VERTCOUSU, à sa femme.
Cette lettre est datée d’hier soir... Pouvez-vous dire où vous avez passé la nuit ?...
HÉLOÏSE.
Chez ma tante... à Passy...
MALFILÂTRE.
Chez la tante de Passy... qui avait du monde à dîner...
À part.
S’il pouvait mordre à la tante !
MARIANNE, entrant à Héloïse.
Madame, voilà votre jupon... et votre peigne que j’ai trouvés dans la chambre.
MALFILÂTRE et HÉLOÏSE, toussant pour avertir Marianne.
Hum ! hum ! hum !
VERTCOUSU.
Dans quelle chambre ?
MARIANNE.
Eh bien ! dans celle de Monsieur !
VERTCOUSU.
Hein ?
HÉLOÏSE.
Je vais t’expliquer...
MALFLATRE.
Je revenais de l’Opéra... déguisé en veau marin.
VERTCOUSU.
Un instant !
À Marianne.
Sortez !
MARIANNE, à Malfilâtre, lui remettant sa montre.
Voilà votre montre... L’horloger a dit comme ça...
MALFILÂTRE, mettant la montre dans sa poche.
Tu m’ennuies ! triple brute !... Va-t’en !
MARIANNE, sortant interdite.
Qu’est-ce qu’il a ?
Elle disparaît.
Scène XVII
VERTCOUSU, MALFILÂTRE, HÉLOÏSE, puis JOSEPH
VERTCOUSU, avec indignation, à Malfilâtre.
La mère et la fille !...
À sa femme.
Phèdre et Hippolyte !...
À tous deux.
La Belle-mère et le Gendre !
MALFILÂTRE.
Laissons là le répertoire du Théâtre-Français...
HÉLOÏSE.
Les apparences sont contre nous... mais vous saurez tout...
MALFILÂTRE.
Je revenais de l’Opéra déguisé en veau marin...
VERTCOUSU, avec colère.
Voulez-vous me laisser tranquille avec votre veau marin !
MALFILÂTRE.
Si vous ne voulez pas m’écouter !
VERTCOUSU.
Non !... il faut un exemple... je saurai le donner à la société... La loi est pour moi.
Appelant.
Joseph ! Joseph !
HÉLOÏSE, à part.
Que va-t-il faire ?
JOSEPH, entrant.
Patron ?
VERTCOUSU.
Allez me chercher quatre hommes et un caporal !
JOSEPH.
Ah bah !
HÉLOÏSE.
Hippolyte !
VERTCOUSU.
Allez.
JOSEPH.
Tout de suite, patron !
Il sort.
MALFILÂTRE.
Papa Vertcousu... quand vous connaîtrez l’histoire du canal, vous regretterez d’avoir dérangé ces militaires...
VERTCOUSU.
Quel canal ?
MALFILÂTRE.
De l’Ourcq !... Parlez, belle-maman !
VERTCOUSU.
Oui, expliquez-moi, si vous le pouvez, la présence de ce peigne ramassé dans les bas-fonds d’un meuble... que je ne veux pas qualifier !
MALFILÂTRE, à part.
Comme il traite mon palissandre !
HÉLOÏSE.
Hippolyte... je t’ai cru coupable...
VERTCOUSU.
Coupable ? de quoi ?
MALFILÂTRE.
De courailler...
HÉLOÏSE.
Alors, égarée par les sifflements de la jalousie... et pour te rendre la monnaie de ta pièce, je t’écrivis ce billet... léger !
MALFILÂTRE.
« Je me sauve avec mon amant ! tant pire ! tant pire ! »
HÉLOÏSE.
Et je courus me jeter dans le canal !
VERTCOUSU.
Hein ?
MALFILÂTRE.
Le canal ! Pardon... c’est à mon tour... Je revenais de l’Opéra déguisé en veau marin...
VERTCOUSU.
Encore !
MALFILÂTRE.
Tout à coup j’entends débouler quelque chose dans l’eau, je pique une tête et je ramène Madame et un rhume ! je la transporte ici, Marianne la déshabille et lui offre mon lit... Voilà pourquoi belle-maman se trouve dans mon domicile occupée à sécher depuis ce matin !
HÉLOÏSE.
C’est la vérité, rien que la vérité, toute la vérité !
HÉLOÏSE et MALFILÂTRE.
Je le jure !
VERTCOUSU.
C’est fort ingénieux... mais je ne crois pas un mot de votre petit roman maritime...
HÉLOÏSE.
Comment !
MALFILÂTRE.
C’est trop fort !
VERTCOUSU.
Au reste, j’ai un moyen... un moyen d’horloger... de vous prendre en flagrant délit de mensonge.
MALFILÂTRE.
Allez !
Scène XVIII
VERTCOUSU, MALFILÂTRE, HÉLOÏSE, MARIANNE, puis CÉCILE
VERTCOUSU, à Héloïse.
À quelle heure vous êtes-vous jetée à l’eau ?
HÉLOÏSE.
Mais...
MALFILÂTRE.
À quatre heures du matin.
VERTCOUSU.
Très bien !
À Héloïse et à Malfilâtre.
Ordinairement, les montres, quand on les jette à l’eau, s’arrêtent à l’instant même.
MALFILÂTRE.
Oui...
VERTCOUSU, à Héloïse.
Voyons votre montre !
HÉLOÏSE, détachant sa montre.
La voici !
VERTCOUSU, regardant.
Arrêtée... quatre heures deux !
MALFILÂTRE.
Bravo ! voilà une preuve ! On peut décommander la garde !
Rentre Marianne.
VERTCOUSU.
Un instant !
À Malfilâtre.
Voyons la vôtre...
MALFILÂTRE.
Hein ?
VERTCOUSU.
Puisque vous vous êtes jeté à la même heure pour sauver Madame...
MALFILÂTRE, à part.
Sapristi ! Moi qui viens de la donner à raccommoder !
VERTCOUSU.
Eh bien ?
MALFILÂTRE, la lui donnant.
La voici.
À part.
Flambé !
VERTCOUSU, regardant la montre.
Quatre heures deux !
MALFILÂTRE.
Ah ! bah !...
À Marianne, bas.
Comment se fait-il ?...
MARIANNE, bas.
C’est bien simple... L’horloger a dit qu’il ne pouvait rien y faire... il a pris six francs !
VERTCOUSU.
Je suis convaincu...
Appelant.
Cécile !...
Cécile entre.
Sa montre marque quatre heures deux !... Embrasse ton fiancé...
CÉCILE.
Comment ! parce que sa montre marque quatre heures deux ?
MALFILÂTRE, embrassant Cécile.
Ça sera tous les jours comme ça... à quatre heures deux !...
VERTCOUSU, embrassant sa femme.
Moi aussi, Héloïse... à quatre heures deux !
HÉLOÏSE, pudiquement.
Taisez-vous !... vilain !...
MALFILÂTRE, à part.
Belle-maman fait de l’œil à Hippolyte... L’affaire s’arrangera !
CHŒUR.
Air de Colombe et Perdreau.
L’orage a disparu,
Déjà le soleil brille ?
Voilà pour la famille
Le beau temps revenu.