La Chasse aux corbeaux (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
- ACTE I
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- ACTE II
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- ACTE III
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- ACTE IV
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- ACTE V
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
Comédie-Vaudeville en cinq.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 25 juin 1853.
Personnages
DE CRIQUEVILLE
MONTDOUILLARD
ANTOINE
DE FLAVIGNY
DE SAINT-PUTOIS
LE GÉNÉRAL RENAUDIER
PAGEVIN, tailleur
BARTAVELLE
UN ANGLAIS
ARTHUR
KERKADEC
MADAME DARBEL
CATICHE
ÉMERANCE
UNE MARCHANDE DE GÂTEAUX
UN GARÇON DE CAFÉ
UN BOURGEOIS
INVITÉS
ACTE I
Un quai avec un parapet au fond. On aperçoit des maisons dans le lointain. À droite et à gauche, une maison avec porte donnant sur la rue. Sur la maison de droite, une enseigne de marchand de vin. Il fait petit jour.
Scène première
ANTOINE, seul
Antoine est installé devant la boutique du marchand de vin, avec sa boîte de décrotteur devant lui ; il est assis sur une chaise au dossier de laquelle est cloué un écriteau portant ces mots : Antoine, cire les hommes, tond les chiens et achète les bouteilles cassées. Affranchir !...
ANTOINE, soufflant dans ses doigts.
Pristi ! pristi !... ça pince ce matin !... dix degrés au-dessous de zéro chez l’ingénieux Chevalier !... le cheval d’Henri IV a le nez rouge ! Quel bête de froid ! ma ruine, quoi ! ma ruine ! ni chiens ni chats à tondre... on craindrait de leur-z-y procurer la grippe ! Et ce pavé... regardez-moi ce pavé !... pas une miette de crotte ! qué sale temps !
Il se remet à souffler dans ses doigts.
Pristi ! pristi !... que ça pince !
Scène II
ANTOINE, CRIQUEVILLE
Criqueville arrive de la gauche, il est drapé dans un manteau et s’avance jusqu’à la rampe d’un air sombre.
CRIQUEVILLE.
C’est moi !... je suis venu pour me fiche à l’eau !... ça n’est pas drôle, mais c’est comme ça ! Cet endroit me paraît propice... j’y venais pêcher à la ligne de mon vivant... Allons !
ANTOINE.
Cirer... monsieur ?
CRIQUEVILLE.
Que le diable l’emporte, celui-là !... il va me gêner... il est capable de me repêcher pour avoir la prime... Bah ! c’est sitôt fait !
Il ôte son manteau et paraît en pantalon blanc et veste de nankin. À Antoine.
Mon ami, voulez-vous me faire le plaisir de me garder mon manteau... jusqu’à ce que je revienne ?
ANTOINE, regardant le costume de Criqueville avec étonnement.
Tiens !... Monsieur a trop chaud ?
CRIQUEVILLE.
Oui...
À part.
C’est tout ce qui me reste de ma garde-robe.
ANTOINE, à part.
C’est un Russe !
CRIQUEVILLE.
Allons, voilà le moment !
Il fait quelques pas vers le parapet et s’arrête.
Eh bien, c’est particulier... Est-ce que j’aurais la venette ?
Résolument.
Allons donc !
Il court vivement vers le parapet et s’arrête.
Ah ! sapristi ! la Seine est prise !... voilà un guignon !
Redescendant.
Je ferais peut-être bien d’attendre le dégel ? Non... j’ai un moyen...
Allant à Antoine.
L’ami !... Hé ! décrotteur !
ANTOINE.
Cirer... monsieur ?
CRIQUEVILLE.
Non... dis-moi... Sais-tu casser la glace ?
ANTOINE, étonné.
S’il vous plaît ?
Scène III
CRIQUEVILLE, ANTOINE, CATICHE
Catiche entre par la gauche précédée d’un commissionnaire qui porte sa malle. Le jour se fait peu à peu.
CATICHE, au commissionnaire.
Holà ! oh ! l’homme !... un instant !
CRIQUEVILLE.
Allons, bon ! on vient nous déranger !
CATICHE, à Criqueville.
Monsieur, pourreriez-vous me lire c’t adresse-là, s’il vous plaît ?
CRIQUEVILLE.
Est-ce que j’ai le temps !
À part.
C’est vrai, on ne peut pas se noyer tranquillement !
Haut.
Voyons... donnez !
Lisant.
« M. Albert de Criqueville... » Tiens ! c’est pour moi !
CATICHE.
Ah ! ben... en v’là une chance !
À Criqueville.
Pour lors, c’est moi ! Catiche !
CRIQUEVILLE.
Catiche ! qu’est-ce que c’est que ça ?
CATICHE.
La fille au père Greluche !
CRIQUEVILLE.
Greluche ? de Vauchelles... en Picardie ?
CATICHE.
Mais oui ! j’sommes du même endroit ! je suis vot’e payse !... Voulez-vous me permettre ?
Elle l’embrasse.
CRIQUEVILLE.
Volontiers.
À part.
Elle me retarde.
ANTOINE, à part.
C’est une belle coupe de fille ! Je suis fâché de ne pas être un peu Picard !
CRIQUEVILLE.
Et qu’est-ce que tu viens faire à Paris ?
CATICHE.
Je viens pour être cuisinière... C’est M. l’adjoint qui m’a donné une lette pour entrer chez vous.
CRIQUEVILLE.
Ah !... c’est une fameuse idée qu’il a eue là, ton adjoint !... Au moins, sais-tu faire la cuisine ?
CATICHE.
Je fais un peu l’omelette...
CRIQUEVILLE.
Et après ?
CATICHE.
V’là tout !
CRIQUEVILLE.
Comme c’est heureux qu’il y ait des poules !
CATICHE.
Alors, vous me prenez ?
CRIQUEVILLE.
Non, je pars... je vais faire un voyage d’agrément !
CATICHE.
C’est embêtant tout de même ! je me serais plu chez vous... vous avez l’air gai !
CRIQUEVILLE.
Très gai !
À part.
Elle me retarde !
Haut.
Allons, bonjour ! bonjour !
ANTOINE, à part.
Si j’avais le moyen, je la prendrais, moi !
CATICHE.
Je vas continuer mon chemin... j’ai d’autres adresses... mais j’aurais mieux aimé vous... parce qu’un pays...
CRIQUEVILLE.
Oui... bon voyage !
CATICHE.
Monsieur, voulez-vous me permettre ?
Elle l’embrasse.
CRIQUEVILLE, à part.
Le baiser de l’étrier !
ANTOINE, à part.
Cristi ! je bisque de ne pas être Picard !
CATICHE, au commissionnaire.
Allons, hue !... en route !
Elle disparaît à droite.
Scène IV
CRIQUEVILLE, ANTOINE
ANTOINE, debout.
Ah ! monsieur, voilà une belle coupe de fille !
CRIQUEVILLE.
Il ne s’agit pas de ça !... Sais-tu casser la glace ?
ANTOINE.
Qué glace ?
CRIQUEVILLE.
La glace de la rivière !
ANTOINE.
Tiens ! pardi ! en tapant dessus.
CRIQUEVILLE.
Précisément ! eh bien, fais-moi le plaisir de descendre sur la berge... Ici, au-dessous... et de me pratiquer dans la Seine une ouverture de quatre à cinq pieds de diamètre... tu sais ce que c’est que le diamètre ?
ANTOINE.
Tiens ! pardi ! c’est comme qui dirait... le diamètre !
CRIQUEVILLE.
Juste ! Va, je te donnerai vingt sous pour ta peine.
ANTOINE, à part.
Qué drôle de commission ! casser la glace !
Haut.
C’est-y que vous voulez faire baigner un chien ?
CRIQUEVILLE.
Oui, dépêche-toi !
ANTOINE.
Tout de suite ! Ah ! s’il vous plaît, monsieur, ayez l’œil sur ma boîte.
À part, sortant.
Mais ousqu’il est donc, son chien ?
CRIQUEVILLE, seul.
Allons ! dans un petit quart d’heure...
Regardant le ciel.
Sapristi ! vont-ils avoir une belle journée aujourd’hui !
Tout à coup.
Tiens ! c’est Longchamps !
Regardant sa veste de nankin.
À vrai dire, je n’ai pas la prétention de faire adopter mon costume ! C’est égal... se noyer un vendredi... ça porte malheur !... Voyons donc... si je me payais un jour de plus... un instant ! je ne sais pas si mes moyens me le permettent.
Il tire de l’argent de sa poche.
Vingt-quatre sous ! c’est sec ! et j’en dois vingt à ce Savoyard... Dire qu’il y a un an j’avais quarante mille francs à moi ! j’aurais pu me faire quincaillier tout comme un autre... mais, étant bachelier ès lettres... je me suis cru poète !... Me croyant poète, j’ai commis des vers... et généralement, quand on commet des vers, on désire les lire à quelqu’un... Peu de poètes ont le courage du vers solitaire ! J’avais beau dire à mes amis : « Venez donc ! je vous lirai quelque chose de tapé ! » les gueux ne venaient pas ! Alors, je me suis mis à donner des soupers... à truffer mes élégies !... J’eus du monde ! beaucoup de monde ! on me fêta, on me flatta, on me couronna... Il y eut même un de ces messieurs qui eut la bonté de trouver que j’avais le profil de Pindare... je lui ai prêté trois cents francs, à celui-là !... et voilà comment je me trouve au bord de l’eau avec vingt-quatre sous dans ma poche... et un violent amour dans le cœur...
Au public.
Car je ne vous ai pas dit... je vais vous le dire ! elle s’appelle Clotilde Renaudier... Figurez-vous l’assemblage de toutes les grâces...
Fouillant à sa poche.
Attendez ! j’ai là cinq cents petits vers qui la dépeignent de pied en cap.
Tirant un papier.
C’est très court !
Lisant.
« Trois remontages... cinquante-neuf francs. »
Parlé.
Tiens ! c’est la note de mon bottier... acquittée !
Se fouillant.
Où puis-je les avoir fourrés ?
Scène V
CRIQUEVILLE, RENAUDIER, puis ANTOINE
Renaudier entrant par le fond à droite.
RENAUDIER.
Où diable y a-t-il une place de fiacres par ici ?
Apercevant Criqueville près de la boîte d’Antoine.
Ah ! un commissionnaire ! Hé ! l’homme !
CRIQUEVILLE, se retournant.
Monsieur ?
RENAUDIER.
M. de Criqueville !
CRIQUEVILLE, à part.
Le général Renaudier ! le père de Clotilde !
RENAUDIER.
Que diable faites-vous là ?
CRIQUEVILLE.
Vous le voyez... je me promène...
RENAUDIER.
En costume de planteur ?
CRIQUEVILLE.
C’est aujourd’hui Longchamps.
RENAUDIER, à part.
Quel drôle d’original !
Haut.
Ah çà ! mon cher, je suis bien aise de vous rencontrer... Vous m’avez écrit il y a trois jours pour me demander la main de ma fille ?...
CRIQUEVILLE.
C’est vrai, général.
RENAUDIER.
Ma première idée fut d’aller vous couper les oreilles.
CRIQUEVILLE.
Comment ?
RENAUDIER.
Et puis j’ai réfléchi que ça pouvait être un poisson d’avril...
CRIQUEVILLE.
Pourquoi un poisson d’avril ?... nous sommes en mars.
RENAUDIER.
Dame !... vous n’avez pas de position !
CRIQUEVILLE.
Bachelier ès lettres !
RENAUDIER.
Connais pas ! Ce n’est pas que vous me déplaisiez personnellement... au contraire, vous m’allez.
CRIQUEVILLE, remerciant.
Ah ! général !
RENAUDIER.
Vous m’allez, parce que votre père a servi dans le 7e hussards.
CRIQUEVILLE.
Vous êtes bien bon !
RENAUDIER.
Moi, je sabrais dans le 8e.
CRIQUEVILLE.
Et j’ai eu un oncle qui massacrait dans le 9e.
RENAUDIER.
Certainement... ce sont des titres !... Mais je donne cent mille francs de dot à ma fille... Où sont les vôtres ?
CRIQUEVILLE.
J’avoue que, pour compléter cette somme, il me manque...
RENAUDIER.
Combien ?
CRIQUEVILLE.
Un léger appoint.
RENAUDIER.
Complétez-vous, mon cher, complétez-vous !
CRIQUEVILLE.
Tout de suite !... je vais m’en occuper !... je suis sorti pour ça !
RENAUDIER.
Je ne vous cache pas que j’ai hâte de marier Clotilde... après l’aventure qui nous est arrivée hier soir...
CRIQUEVILLE.
Quelle aventure ?
RENAUDIER.
Le général Doblin, mon collègue, donnait un bal travesti... Je m’étais mis en Espagnol...
CRIQUEVILLE.
Ah ! ça devait bien vous aller...
RENAUDIER.
Non ! ça me serrait... j’ai mal soupé... En sortant, je laisse ma fille une seconde sous le vestibule pour faire avancer une voiture... je n’avais pas fait dix pas... j’entends un cri... je me retourne... que vois-je ? un masque... une espèce de moine qui cherchait à embrasser Clotilde !
CRIQUEVILLE.
Pristi !
RENAUDIER.
Crebleu ! je saute dessus !... et dame !... je me mets à calotter...
CRIQUEVILLE.
Je m’en rapporte à vous...
RENAUDIER.
Malheureusement, j’avais mon manteau... ça me gênait... le gueux s’esquive...
CRIQUEVILLE.
Et vous n’avez pas reconnu ?
RENAUDIER.
Non... mais je crois que c’est un parfumeur... son mouchoir est resté dans mes mains... et il répand une odeur... que je reconnaîtrais dans cent ans !
Le lui faisant sentir.
Tenez, flairez-moi ça !
CRIQUEVILLE.
Attendez donc, c’est de l’essence de bergamote !
RENAUDIER, remettant le mouchoir dans sa poche.
Bergamote ?... bon ! ça rime avec botte !... je ne vous dis que ça !... Si jamais je le trouve...
ANTOINE, entrant, à Criqueville.
Monsieur, votre trou est prêt !
RENAUDIER, se retournant.
Quoi ?
CRIQUEVILLE.
Rien !... une commission !
RENAUDIER.
Adieu... Ainsi, c’est convenu... Ayez cent mille francs... et une place ! ma fille est à vous.
CRIQUEVILLE.
Ah ! il faut aussi une place ?
RENAUDIER.
Oui... et une bonne !
CRIQUEVILLE.
Au fait... il n’en coûte pas plus !
RENAUDIER.
Mais dépêchez-vous... car je me suis formellement promis de la marier avant le jour de sa majorité...
CRIQUEVILLE.
Et ce jour ?
RENAUDIER.
Sonne dans deux mois.
CRIQUEVILLE.
Deux mois !
Lui tendant la main. Découragé.
Adieu, général !...
RENAUDIER.
Adieu, mon garçon ; ne restez pas là, en plein air... vous allez vous enrhumer !
CRIQUEVILLE.
Merci !... vous êtes bien bon.
RENAUDIER, sortant, à lui-même.
Ah ! c’est de la bergamote !... crelotte !
Il sort en grommelant, par la gauche.
Scène VI
CRIQUEVILLE, ANTOINE, puis PAGEVIN
CRIQUEVILLE.
Deux mois !... Peut-on donner une plus vigoureuse poussée à un homme penché sur un parapet !
ANTOINE, à part.
Mais ousqu’il est donc, son chien ?
CRIQUEVILLE.
Décidément je crois que je n’irai pas à Longchamps... C’est singulier... je suis parti de chez moi parfaitement résolu... et maintenant... j’ai beau faire... je n’y vais pas gaiement !
ANTOINE.
Monsieur, votre trou est prêt.
CRIQUEVILLE.
C’est bien !... je sais !
À part.
Est-il pressé, cet animal-là !... Mon âme de poète ne recule pas, oh ! Dieu !... elle ne demande qu’à s’élancer... mais c’est l’enveloppe... le corps ! je le compare à un portier qui ne veut pas tirer le cordon !...
Trouvant un cigare dans sa poche.
Tiens !... un havane très sec !... oublié dans ma veste de campagne... ce serait dommage de le mouiller... Si je le fumais !...
À Antoine.
Donnez-moi du feu !
ANTOINE, allumant une allumette.
Voilà, monsieur... Dites donc, si vous ne vous dépêchez pas... ça va reprendre...
CRIQUEVILLE.
Quoi ?
ANTOINE.
La glace.
CRIQUEVILLE.
Un instant... que diable !
À part.
Il est agaçant !... il me semble que je puis bien m’accorder le sursis d’un cigare.
Il se promène.
ANTOINE, à part.
Il attend son chien.
CRIQUEVILLE.
C’est drôle !... ce n’est pas un havane... c’est ma vie que je fume en ce moment !... À la dernière bouffée...
Faisant le geste de piquer une tête.
crac ! c’est convenu ! c’est juré !
ANTOINE, venant à lui.
Monsieur !
CRIQUEVILLE.
Eh bien ?
ANTOINE.
Si vous ne fumez plus, donnez-moi votre bout...
CRIQUEVILLE, bondissant.
Hein ? par exemple !... Veux-tu me laisser tranquille, toi !
À part.
Il est féroce, cet homme-là !...
Haut.
Tiens ! voilà tes vingt sous !
ANTOINE.
Merci, monsieur.
CRIQUEVILLE.
Il m’en reste quatre...
À Antoine.
Tu n’as pas la Patrie ?
ANTOINE.
S’il vous plaît ?
CRIQUEVILLE, gaiement.
Tiens ! si je me faisais cirer ?... Il faut entrer proprement dans l’éternité !
Posant son pied sur la boîte.
Cire-moi !
ANTOINE, étonné.
Ah bah !... mais vous n’êtes pas crotté !
CRIQUEVILLE.
Puisque je te paye... Tiens, voilà quatre sous...
Il lui remet ses quatre sous.
ANTOINE, cirant.
À la bonne heure ! vous faites travailler l’ouvrier ! Si tout le monde était comme vous, le commerce marcherait !
CRIQUEVILLE.
Est-ce que tu n’es pas content ?
ANTOINE.
Ah ! ouiche ! content !
CRIQUEVILLE, à part.
Encore un qui maudit la destinée !
Le quittant.
Une idée ! si je lui proposais de m’accompagner ? À deux, c’est plus gai... je le ferais passer devant !
Haut.
Antoine !
ANTOINE.
Monsieur ?
CRIQUEVILLE.
Voyons, franchement... est-ce que tu te plais beaucoup sur cette terre de douleurs ?
ANTOINE.
Monsieur, ça dépend des jours... Quand il y a de la boue, je n’ai pas à me plaindre.
CRIQUEVILLE.
Mais, quand tu auras passé dix ans de ta vie à décrotter tes contemporains, où cela te mènera-t-il ?
ANTOINE.
Tiens ! je me marierai.
CRIQUEVILLE, retirant son pied.
Imbécile ! ta femme te trompera !
ANTOINE, se levant.
Pourquoi ça ?
CRIQUEVILLE.
Tes enfants ne seront pas à toi...
ANTOINE.
Ah ! par exemple !
CRIQUEVILLE.
Et, plus tard, tu seras couvert d’infirmités... très laides.
Boitant.
Tu marcheras comme ça !
ANTOINE.
Mais, monsieur !
CRIQUEVILLE.
Crois-moi, va, prends mon bras et partons !
Il lui prend le bras.
ANTOINE.
Ousque nous allons ?
CRIQUEVILLE.
Savoir ce qu’il y a au fond du trou que tu as creusé !
ANTOINE, se dégageant vivement.
Dans la rivière ? Ah ! mais non ! voulez-vous me lâcher !
CRIQUEVILLE.
Tu as peur ?
ANTOINE.
Je le crois fichtre bien que j’ai peur !
À part.
Il me propose ça tranquillement, comme s’il s’agissait d’aller manger une friture !
CRIQUEVILLE, à Antoine.
Approche !
ANTOINE, se reculant.
Non !
CRIQUEVILLE.
Ne crains rien... c’est pour te faire mon héritier.
ANTOINE, se rapprochant avec crainte.
Bien vrai ?
CRIQUEVILLE, fouillant à sa poche.
Voici d’abord ma garde-robe... un faux col... Tu le feras blanchir.
ANTOINE, l’examinant.
Il est encore très propre !
CRIQUEVILLE.
Deux paires de gants blancs...
ANTOINE.
Ah ! je les aimerais mieux noirs...
CRIQUEVILLE.
Bah ! tu les cireras...
Tirant un volume de sa poche.
Ma bibliothèque ! Sais-tu lire ?
ANTOINE.
Je crois bien ! à livre ouvert ! tenez !
Il ouvre le livre et lit.
« Maître Corbeau, sur un arbre perché, »
CRIQUEVILLE.
Assez... je la connais !
ANTOINE.
Permettez... je ne la connais pas, moi !
Lisant.
« Tenait en son bec un fromage. »
CRIQUEVILLE.
Tu m’ennuies !
ANTOINE, lisant.
« Et bonjour, Monsieur du Corbeau. »
Criqueville fredonne un air de chasse entre ses dents.
« Que vous êtes joli que vous me semblez beau ! »
CRIQUEVILLE, à part.
Je suis fâché de lui avoir légué ma bibliothèque.
ANTOINE, lisant.
« À ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie ; »
Criqueville cesse de fredonner.
« Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie »
CRIQUEVILLE, attentif.
Hein !...
ANTOINE, lisant.
« Le Renard s’en saisit, »
CRIQUEVILLE.
Continue...
ANTOINE, lisant.
« Et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez... que tout flatteur
Vit aux dépens de celui que l’écoute.
Cette leçon... »
CRIQUEVILLE, se promenant avec agitation.
Assez !... Mais cette fable... c’est un monde ! une révélation ! Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Quel horizon ! oui... c’est cela ! prendre les hommes par la flatterie... caresser leur amour-propre... se pâmer devant leur laideur !... et l’on vit ! l’on parvient ! on arrive à tout ! voilà le ressort !
Changeant de ton.
Oui, mais c’est plat ! c’est bas !... Après tout, je ne fais que rendre au monde ce qu’il m’a fait... Les flatteurs !... m’ont-ils assez rongé, grugé jusqu’à mon dernier sou ! et j’hésiterais ? j’irais me jeter à l’eau... sans lutter... comme un collégien ?
ANTOINE.
Monsieur, le trou va reprendre.
CRIQUEVILLE.
Ah ! qu’il reprenne !
Il éteint son cigare.
ANTOINE.
Vous éteignez votre cigare ?
Il étend la main pour le prendre.
CRIQUEVILLE.
Oui, morbleu ! mais je le garde !
À part.
Quitte à le rallumer si la fable a menti !
ANTOINE, à part, avec mépris.
Ça ! c’est un petit commis à six cents francs !
CRIQUEVILLE, à lui-même.
Qu’est-ce que je risque ? la rivière ne s’envolera pas... et si je réussis... j’épouse Clotilde... Morbleu ! je veux en faire l’expérience... Voilà un homme ! perdu sur un quai, en veste de nankin, au cœur de l’hiver... sans un sou, sans crédit, sans asile... qui entre dans le monde avec un seul mot : « Flatte ! flatte ! flatte !... » C’est une mise de fonds comme une autre... je veux voir où ça le conduira ! Ah ! M. du Corbeau n’a qu’à bien se tenir... voici le renard !
Appelant.
Antoine !
ANTOINE.
Monsieur ?
CRIQUEVILLE.
J’ai besoin d’un groom. je te prends à mon service.
ANTOINE.
Moi... groom ?
CRIQUEVILLE.
Je ferai ta fortune !
ANTOINE.
Ma fortune ? j’accepte !
À part.
C’est un banquier !
On entend jouer du piano dans la maison de gauche.
CRIQUEVILLE, à lui-même.
Aïe !... cristi ! quelle horrible musique !
Se reprenant.
Eh bien, c’est comme ça que je débute !...
Se plaçant sous la fenêtre de gauche et applaudissant.
Bravo ! bravo ! bravo !
À part. Écoutant la musique qui continue.
C’est encore plus faux... tant mieux !... ça m’exerce...
À Antoine.
Fais comme moi !
Applaudissant plus fort.
Bravissimo ! bravissimo !
ANTOINE, de même.
Bravissimo ! bravissimo.
PAGEVIN, paraissant à la fenêtre et à part.
Qu’est-ce qu’il me veut cet imbécile-là ?
Haut à Criqueville, qui le salue, et affectant un ton gracieux.
Montez donc, monsieur, montez donc !
CRIQUEVILLE, à part.
Tiens ! ça prend !...
À Pagevin.
Avec plaisir, monsieur.
À Antoine.
Tu me rejoindras là-haut...
Le piano reprend dans l’intérieur, Criqueville entre en applaudissant.
Bravo ! c’est charmant ! c’est charmant !
ANTOINE, seul.
Mon opinion est qu’il va se faire fiche une raclée !
Prenant sa boîte et sa chaise.
Je vais vendre mon établissement chez le marchand de vin.
ACTE II
Un salon chez Pagevin. Porte au fond. Portes latérales. Une croisée à gauche, deuxième plan ; un poêle au premier plan. Un piano à droite, premier plan. Un portrait de femme accroché au fond.
Scène première
PAGEVIN, ÉMERANCE, puis CRIQUEVILLE
PAGEVIN, à la croisée et à lui-même.
Le diable m’emporte, je crois qu’il monte !... en voilà un toupet !...
En scène.
Où est ma canne ?
Il la prend.
ÉMERANCE, devant son piano.
Papa !... vous allez vous faire une querelle !
PAGEVIN.
Je n’aime pas les mauvais plaisants... Continue à pianoter !
ÉMERANCE.
Mais, papa...
PAGEVIN.
Je t’enjoins de continuer à pianoter !
Émerance se remet à jouer.
CRIQUEVILLE, paraissant au fond et applaudissant.
Ah ! bravo !... bravo !... bravissimo !...
PAGEVIN, à Criqueville.
Ah çà ! monsieur, nous prenez-vous pour des imbéciles ?
CRIQUEVILLE, à part.
Tiens ! il se fâche !
PAGEVIN, brandissant sa canne.
Savez-vous que je ne suis pas d’humeur... ?
CRIQUEVILLE.
Ah ! que vous avez là un joli jonc !
Le lui prenant.
Voulez-vous permettre ?
PAGEVIN.
Mais, monsieur !...
CRIQUEVILLE.
C’est un jonc femelle... ça vaut deux cent cinquante francs... sans la pomme !
Il va la poser au fond.
PAGEVIN, à part.
Tant que ça !
Haut.
Voyons, monsieur... que demandez-vous ?
CRIQUEVILLE.
Vous m’avez prié de monter, me voilà !... Mais je ne regretterai pas les vingt-trois marches de votre entresol, si Mademoiselle veut nous faire la grâce de nous jouer encore un de ces délicieux morceaux...
ÉMERANCE.
Avec plaisir, monsieur.
PAGEVIN.
Ma fille n’apprend pas le piano pour amuser les passants !
CRIQUEVILLE.
Ah ! Mademoiselle est votre fille ?... Beau talent, monsieur, talent splendide !
PAGEVIN.
Mais non, monsieur, elle n’a pas de talent !
ÉMERANCE.
Oh !... papa !
CRIQUEVILLE.
Pardon !
PAGEVIN.
Mais non !
CRIQUEVILLE.
Mais si !
PAGEVIN.
Puisque le propriétaire nous flanque à la porte parce qu’elle lui écorche les oreilles !
CRIQUEVILLE, à part.
Pas de chance !...
PAGEVIN, à part.
Il m’ennuie avec ses compliments !... mais nous allons voir !
Haut.
Émerance, fermez votre piano.
CRIQUEVILLE.
Émerance !... Ah ! le joli nom !...
PAGEVIN, à part.
Oui, attends, je vais t’en donner.
À sa fille.
Rentrez.
ÉMERANCE.
Tout de suite, papa
Elle sort à droite.
CRIQUEVILLE, à part.
Ça débute mal !... Tiens ! un poêle ! c’est toujours ça de gagné pour un homme en nankin !
Il se chauffe.
Scène II
CRIQUEVILLE, PAGEVIN
PAGEVIN, à part, apercevant Criqueville près du poêle. Il a repris sa canne.
Comment ! il se chauffe ?...
CRIQUEVILLE, ouvrant la porte du poêle, à part.
Pristi ! des andouillettes... Si je pouvais déjeuner ici !...
PAGEVIN, brandissant sa canne.
Monsieur, j’entends parfois la plaisanterie...
CRIQUEVILLE, à part.
Encore la canne !
Haut, la lui prenant des mains.
Mais, mon Dieu, que vous avez donc là un joli jonc !...
PAGEVIN, avec colère.
Monsieur !
CRIQUEVILLE, mettant la main dans sa poche comme pour y chercher de l’argent.
Consentiriez-vous à vous en défaire ?
PAGEVIN, radouci.
Dame !... si j’en trouvais un bon prix ?
À part.
Est-ce qu’il va m’en donner deux cent cinquante francs ?
CRIQUEVILLE, retirant sa main vide.
Ça suffit... j’ai un de mes amis qui est très amateur... je vous l’amènerai... mais il ne faut rien frapper avec... c’est très fragile !
Il reporte la canne au fond.
PAGEVIN.
Mais, monsieur !
CRIQUEVILLE, apercevant le portrait de femme appendu au mur.
Mazette !... Voilà une belle toile !... C’est un Murillo ?
PAGEVIN, impatienté.
Non, monsieur, c’est un Galuchet !
CRIQUEVILLE.
Ah ! c’est un Galuchet... Beau talent ! talent splendide !
PAGEVIN.
Lui ? un barbouilleur qui me devait vingt-cinq francs... et qui m’a croûtonné ça en payement... C’est le portrait de mon épouse !
CRIQUEVILLE.
Votre épouse ?
À part.
Je le tiens ! Il va m’inviter !
Haut.
Ah ! quelle figure suave ! le type des vertus domestiques !...
PAGEVIN.
Hélas ! monsieur... je l’ai perdue !...
CRIQUEVILLE, tirant son mouchoir et prêt à pleurer.
Perdue !... si jeune et si belle ! ah !...
PAGEVIN.
Mais non !... je l’ai perdue aux Champs-Élysées... dans la foule...
CRIQUEVILLE, à part.
Pas de chance !
PAGEVIN.
Je soupçonne un clerc de notaire !
CRIQUEVILLE, remettant vivement son mouchoir dans sa poche.
J’allais le dire !...
Au portrait, avec mépris.
Ah ! que voilà bien la figure d’une femme qui a dû se perdre aux Champs-Élysées... dans la foule, avec un clerc de notaire.
PAGEVIN.
Figurez-vous, monsieur, c’était devant une boutique de macarons...
À lui-même.
Allons ! voilà que je lui conte mes affaires !...
Scène III
CRIQUEVILLE, PAGEVIN, CATICHE, puis ANTOINE
CATICHE, paraissant au fond et parlant à la cantonade.
Holà ! ho ! un instant, vous !... on vous appellera !
PAGEVIN.
Qu’est-ce que c’est ?
CRIQUEVILLE, à part.
Tiens ! ma payse !... on va s’embrasser !
CATICHE.
M. Pagevin, s’il vous plaît ?
PAGEVIN.
C’est moi ! après ?
CATICHE, lui remettant un papier.
C’est une lettre de notre adjoint pour entrer cuisinière chez vous.
PAGEVIN.
Justement, j’en cherche une...
Montrant le poêle.
Je suis obligé de faire cuire moi-même...
Ouvrant la lettre.
Voyons.
CATICHE, apercevant Criqueville.
Tiens ! mon pays !
Voulant l’embrasser.
Monsieur, voulez-vous permettre ?...
CRIQUEVILLE.
Plus tard... au jour de l’an.
CATICHE.
Dites donc, j’ai déjà fait deux maisons... depuis que je vous ai vu... Ils veulent tous des cuisinières qui sachent faire la cuisine !
CRIQUEVILLE.
C’est absurde !... Eh bien, dis que tu la sais... tu l’apprendras après.
CATICHE.
Vous croyez ?
PAGEVIN, achevant de lire la lettre.
Les renseignements sont bons...
À Catiche.
Que savez-vous faire ?
CATICHE, hésitant.
Dame !...
Sur un signe de Criqueville.
Tout !... et la pâtisserie aussi !
PAGEVIN.
Très bien ! je vous arrête !
CATICHE, à part.
Tiens ! ça y est !
CRIQUEVILLE, à part.
En voilà un qui mangera de l’omelette !
CATICHE, criant au fond à la cantonade.
Hue !... là-bas !... arrivez !
PAGEVIN.
Est-ce qu’elle amène un âne ?
ANTOINE, entrant avec la malle de Catiche sur le dos.
Voilà, mam’zelle !
À part.
J’ai monté derrière elle ; elle a un cou-de-pied digne de l’Olympe !
PAGEVIN, à Catiche.
Venez... je vais vous indiquer la cuisine... Savez-vous faire les œufs à la neige ?
CATICHE.
Tout !... et la pâtisserie aussi !
PAGEVIN, s’approchant de Criqueville.
Monsieur... voici l’heure de mon déjeuner...
CRIQUEVILLE, saluant.
Ah ! monsieur... vous êtes bien bon !...
PAGEVIN.
Je ne vous retiens pas.
CRIQUEVILLE, désappointé.
Vous êtes trop bon !
PAGEVIN, à Catiche.
Suivez-moi !...
Catiche, Antoine et Pagevin entrent à droite.
Scène IV
CRIQUEVILLE, puis ANTOINE
CRIQUEVILLE, seul.
Ça ne prend pas !... Est-ce que mon système serait mauvais ?... Allons donc ! ça n’est pas possible !... Je suis tombé sur un vieux corbeau... juif et coriace !... Quittons cette maison ! Cherchons des animaux plus tendres !...
Il remonte.
ANTOINE, rentrant, à lui-même.
Ah ben !... il ne paye pas la course !... un maître tailleur !...
CRIQUEVILLE, redescendant.
Hein ?... c’est un tailleur ?
ANTOINE.
Dans le grand...
CRIQUEVILLE, à part.
Comme ça se trouve ! moi qui ai besoin d’un habit !... Je reste !...
ANTOINE.
À propos, monsieur... j’ai vendu mon établissement !
CRIQUEVILLE.
Combien ?
ANTOINE.
Trois francs soixante-quinze centimes.
CRIQUEVILLE, à part.
Une paire de gants... c’est toujours ça.
Haut.
Tu les as ?
ANTOINE.
Oh ! non, monsieur, j’ai traité avec un Bordelais.
CRIQUEVILLE.
Aïe !
ANTOINE.
Un bien aimable homme ! Quand il a su que j’étais de Limoges, il s’est mis à me débiter sur les Limousins des choses si flatteuses... mais si flatteuses !... alors, je lui ai fait crédit.
CRIQUEVILLE, à part.
Sapristi ! mais le système est bon !
ANTOINE.
Et puis je lui ai payé à boire... nos vingt-quatre sous y ont passé !
CRIQUEVILLE.
Cornichon !
ANTOINE.
De c’t affaire-là, j’ai plus un liard... mais avec une bonne place... À propos, nous avons oublié une petite chose...
CRIQUEVILLE.
Quoi ?
ANTOINE.
Mes gages.
CRIQUEVILLE.
Est-ce que tu serais intéressé, par hasard ?
ANTOINE.
Non, mais...
CRIQUEVILLE.
Toi ! un enfant de Limoges !... la contrée la plus généreuse, la plus... large de la France centrale !
ANTOINE, flatté, et à part.
Tiens !... juste comme le Bordelais !
CRIQUEVILLE.
Celle qui produit les plus beaux hommes... les plus beaux chevaux.
ANTOINE, flatté.
C’est vrai !
CRIQUEVILLE, à part.
J’essaye mon encensoir !
Haut.
Car, enfin, quand on rencontre un fort cheval... qu’est-ce qu’on dit ?... on dit...
ANTOINE.
« Voilà un Limousin ! »
À part.
Il a raison !... je suis dans mon tort !
Haut.
Monsieur, vous me donnerez ce que vous voudrez !
CRIQUEVILLE, à part.
Allons donc ! je savais bien qu’il était bon !
ANTOINE, aspirant du côté du poêle.
Pristi !... la bonne odeur que ça sent !... Monsieur, à quelle heure déjeunez-vous ?
CRIQUEVILLE.
Et toi ?
ANTOINE.
Moi ?... à toutes !
CRIQUEVILLE.
Alors, nous ne sommes pas en retard.
ANTOINE, qui a ouvert le poêle.
Tiens ! il est habité !... des andouillettes qui rissolent !... Faut les retourner !
Il les retourne.
Scène V
ANTOINE, CRIQUEVILLE, PAGEVIN, puis ÉMERANCE
PAGEVIN, à la cantonade.
C’est bien ! en voilà assez !
ANTOINE.
Quoi donc ?
PAGEVIN.
A-t-on jamais vu !... cette cuisinière qui veut m’embrasser, parce que je suis de Soissons !
CRIQUEVILLE, avec empressement.
Vous êtes de Soissons !... Mon compliment, monsieur !
PAGEVIN, à part.
Il est encore ici, celui-là !
CRIQUEVILLE.
Le Soissonnais !... la contrée la plus généreuse, la plus large de la France centrale !
PAGEVIN, lui tournant le dos.
Eh ! monsieur...
CRIQUEVILLE, à part.
Diable ! est-ce que ça ne réussirait que sur les commissionnaires ?
PAGEVIN, bas à Antoine.
Garçon ! prends-moi cet homme, porte-le dans la rue... je te donne dix sous !...
ANTOINE.
Impossible !... je suis son groom !
PAGEVIN, à part.
Un groom ?
Regardant Criqueville avec méfiance.
Il est bien légèrement vêtu !
Haut.
Monsieur ne me paraît pas frileux ?
CRIQUEVILLE.
J’arrive du Brésil !
PAGEVIN.
Tiens ! je fais des affaires avec ce pays-là... Connaissez-vous le général... ?
CRIQUEVILLE.
Beaucoup...
PAGEVIN.
Santa Guarda ?...
CRIQUEVILLE.
C’est mon ami. Comme j’ai l’intention de passer l’hiver à Paris... je désirerais un habillement complet pour moi... et une livrée pour ceci.
Il lui indique Antoine.
ANTOINE, à part.
Est-il possible !... ceci serait en livrée !
PAGEVIN, à part.
Je te vois venir !
CRIQUEVILLE.
Auriez-vous l’obligeance de me donner... ?
PAGEVIN.
Quoi ?
CRIQUEVILLE.
L’adresse de M. Dusautoy ?
PAGEVIN.
Comment ?
CRIQUEVILLE.
On dit que c’est le premier tailleur de Paris.
PAGEVIN, piqué.
Le premier !... le premier !... il y en a qui le valent !
CRIQUEVILLE, à part.
Je le tiens !
Haut.
Allons donc ! qui ça ?
PAGEVIN.
Mais dame !... quand ça ne serait que moi !
CRIQUEVILLE.
Comment ! vous êtes ?...
PAGEVIN.
Tailleur, oui, monsieur !
ANTOINE, à part.
Il est bête ! je viens de lui dire...
PAGEVIN.
Et, sans me vanter, la maison Pagevin est connue...
CRIQUEVILLE.
Connue !... connue !... Entre nous, vous passez pour faire un peu de camelote !
PAGEVIN.
De la camelote, moi ?
ANTOINE.
Oh !
PAGEVIN.
Monsieur, mes ateliers sont là... Donnez-vous la peine d’y jeter un coup d’œil...
CRIQUEVILLE.
Non, monsieur, c’est inutile !
PAGEVIN.
Ah ! monsieur... vous venez de prononcer un mot qui me donne le droit d’exiger...
CRIQUEVILLE.
C’est pour vous être agréable... mais je vous préviens que je suis extrêmement difficile...
PAGEVIN.
Tant mieux !... Entrez, monsieur, et vous choisirez.
ANTOINE.
C’est ça !... choisissons ! choisissons !...
CRIQUEVILLE, passant devant Pagevin.
C’est absolument pour vous être agréable !...
ANTOINE, même jeu.
C’est absolument pour vous être agréable !...
Ils entrent à gauche.
PAGEVIN, à part.
J’ai peut-être eu tort de lui offrir... mais je ne lui livrerai qu’au comptant !
ÉMERANCE, entrant vivement, et à son père qui se dispose à sortir.
Papa !
PAGEVIN.
Quoi ?
ÉMERANCE.
C’est la nouvelle bonne... elle met des fines herbes dans les œufs à la neige !
PAGEVIN.
Qu’est-ce que ça me fait ?... je suis en affaires.
Il entre à gauche.
Scène VI
ÉMERANCE, MONTDOUILLARD, puis CATICHE
MONTDOUILLARD, paraissant au fond.
Comment !... Personne ?...
ÉMERANCE, à elle-même.
A-t-on jamais vu ! des fines herbes dans les œufs à la neige !
MONTDOUILLARD, apercevant Émerance.
Oh !
Il s’approche d’elle sur la pointe du pied et lui prend la taille.
ÉMERANCE, poussant un cri.
Ah !
MONTDOUILLARD.
Chut !... c’est moi !
ÉMERANCE.
Monsieur Montdouillard !
MONTDOUILLARD.
Appelle-moi Sulpice !... je veux que tes lèvres de rose balbutient mon petit nom !
ÉMERANCE.
Finissez ! ou je le dirai à papa !
MONTDOUILLARD.
Méchante !... Tiens ! voilà un sac de marrons glacés...
ÉMERANCE, le prenant.
Ah ! c’est bien aimable !...
MONTDOUILLARD.
Méfie-toi, il y a un billet au fond !
ÉMERANCE.
Encore ! c’est le neuvième.
MONTDOUILLARD.
Oui, c’est mon genre... quand je donne un sac de marrons glacés, il y a toujours un billet au fond...
Avec exaltation.
Un morceau de lave sucré dans de la glace !
La lutinant.
Ah ! petit lutin !
ÉMERANCE, se défendant.
Mais, monsieur Montdouillard...
MONTDOUILLARD.
Appelle-moi Sulpice !... ou j’expire à tes pieds !
ÉMERANCE.
Ah ! laissez-moi donc ! vous voulez vous moquer de moi.
MONTDOUILLARD.
Ne blasphème pas, folle enfant !... Sais-tu pourquoi je viens régulièrement tous les deux jours me faire prendre la mesure d’un gilet de quarante-cinq francs... mal cousu ?
ÉMERANCE.
Non...
MONTDOUILLARD.
Mais c’est pour te voir ! te respirer !
ÉMERANCE.
Vous m’aimez donc ?
MONTDOUILLARD.
Amour et gilets ! voilà ma devise !
ÉMERANCE.
Pourquoi ne parlez-vous pas à mon père ?
MONTDOUILLARD.
Moi ?... pour quoi faire ?
ÉMERANCE.
Pour nous marier !
MONTDOUILLARD, froidement.
Mademoiselle, je ne m’explique pas votre insistance... elle manque de retenue !...
ÉMERANCE.
Mais cependant...
MONTDOUILLARD.
Pas un mot de plus ! Il me semblait vous avoir dit que j’attendais mes papiers...
ÉMERANCE.
Voilà six mois que vous les attendez !
MONTDOUILLARD.
La mairie de mon endroit a été brûlée... on fait des fouilles !
CATICHE, entrant.
Mam’zelle !
ÉMERANCE.
Quoi ? que voulez-vous ?
CATICHE.
Ousqu’est la poêle ?
MONTDOUILLARD, à part.
Une nouvelle bonne !
ÉMERANCE.
Quelle poêle ?
CATICHE, faisant le mouvement de retourner une omelette.
Eh bien, pour faire sauter les œufs à la neige !
ÉMERANCE.
Suivez-moi.
À part.
Quelle drôle de cuisinière !
Elle sort à droite.
MONTDOUILLARD, pinçant la taille de Catiche.
Eh ! eh !... bonjour l’Alsacienne !
CATICHE.
Touchez pas !
MONTDOUILLARD, bas.
Aimes-tu les marrons glacés ?
CATICHE.
J’aime pas les asticoteurs !
Elle lui donne un coup de poing et sort par la droite.
MONTDOUILLARD.
Aïe !
Scène VII
MONTDOUILLARD, puis PAGEVIN, puis CRIQUEVILLE
MONTDOUILLARD.
La maîtresse est charmante !... la bonne aussi !... Toutes les femmes sont charmantes !... J’adore en bloc ce gracieux produit de la création... et il me le rend bien !... La femme est ma seule occupation..., jusqu’à deux heures ; car, dès que la Bourse est ouverte mon cœur se ferme... je tire le verrou !... j’appartiens à la haute coulisse... De deux à quatre, je fais des reports, et après... dame ! après... je fais des scélératesses ! Il faut bien jouir de son reste... Il est question de me marier... Quelle joie pour les maris quand ils sauront que Montdouillard désarme.
Apercevant Pagevin qui entre.
Ah ! eh bien, Pagevin ?
PAGEVIN, saluant.
Monsieur !...
MONTDOUILLARD.
Où en est mon dix-neuvième gilet ?
PAGEVIN.
On coud les boutons.
MONTDOUILLARD.
Dépêchons-nous !
CRIQUEVILLE, entrant tout habillé de neuf, et à la cantonade.
Vous entendez ?... Pour le chapeau, un galon d’or fin, de huit centimètres !...
Apercevant Montdouillard, et le saluant.
Monsieur...
MONTDOUILLARD, saluant.
Monsieur...
PAGEVIN, à Criqueville.
Veuillez attendre un moment... je suis à vous !
À part.
Je vais lui faire sa facture.
MONTDOUILLARD, à Pagevin.
N’oubliez pas mon gilet !
PAGEVIN.
Tout de suite !
Il rentre en criant.
Le dix-neuvième gilet de M. Montdouillard !
Scène VIII
CRIQUEVILLE, MONTDOUILLARD
CRIQUEVILLE, à part, regardant Montdouillard.
Dix-neuf gilets !... c’est un collectionneur !
MONTDOUILLARD, à part, remontant.
Où diable est passée cette petite Émerance ?
CRIQUEVILLE, sur le devant, montrant son habit.
Enfin, je l’ai !... je suis dedans.
Tirant son carnet.
Et je l’inscris, comme dette d’honneur, à la première page de mon carnet... avec cette maxime : « Flattons, mais ne filoutons pas ! »
Il écrit.
MONTDOUILLARD, le lorgnant.
Tiens ! ce monsieur a le dessin de mon septième gilet !... J’ai aveuglé trois femmes avec...
Il remonte.
CRIQUEVILLE, humant l’air.
C’est étonnant comme ces andouillettes parfument la brise !... Si je les retournais !
Il va au poêle et l’ouvre.
Pristi ! que j’ai faim !
MONTDOUILLARD, impatienté.
Mais ce tailleur n’en finit pas !... Et moi qui déjeune à midi, au Café de Paris !
CRIQUEVILLE, à part.
Au Café de Paris !
Refermant le poêle.
Ça vaut mieux que les andouillettes !
Saluant familièrement Montdouillard.
Monsieur...
MONTDOUILLARD, de même.
Monsieur...
CRIQUEVILLE, à part.
Il s’agit de faire jouer ma petite serinette...
Haut à Montdouillard, qui a ouvert son habit et découvert son gilet.
Dieu ! le joli gilet !... Ah ! le beau gilet !...
MONTDOUILLARD.
Franchement, comment le trouvez-vous ?
CRIQUEVILLE.
Superbe ! délicieux ! abracadabrant !
MONTDOUILLARD.
Et de bon goût.
CRIQUEVILLE.
C’est par là qu’il brille.
MONTDOUILLARD.
Tel que vous me voyez, je suis le premier gilet de la Bourse.
CRIQUEVILLE, à part.
J’ai trouvé sa corde... ça va marcher !
MONTDOUILLARD.
J’en ai dix-neuf... neufs !
Riant.
Tiens ! c’est un calembour !
CRIQUEVILLE.
Charmant ! charmant !... Moi, monsieur, j’ai toujours pensé que cette partie de notre habillement était la véritable pierre de touche de l’élégance et de la distinction !
MONTDOUILLARD.
Moi aussi !
À part.
Il est très spirituel !
CRIQUEVILLE.
Je vais plus loin !... j’ose avancer avec Buffon...
MONTDOUILLARD.
Buffon ? ah oui !... un auteur !
CRIQUEVILLE.
Qui a écrit sur les bêtes... oui, monsieur... Eh bien, j’ose avancer avec lui que le gilet, c’est l’homme !
MONTDOUILLARD.
Bah ! comment ça ?
CRIQUEVILLE, à part.
Ça va lui coûter un déjeuner.
Haut.
Tenez... je n’ai pas l’honneur de vous connaître, n’est-ce pas ?... eh bien, voulez-vous parier qu’à la simple inspection de votre délicieux gilet, je devine vos qualités et vos défauts ?
MONTDOUILLARD.
Parbleu ! ça serait fort !... Que parions-nous ?
CRIQUEVILLE.
Ce que vous voudrez... Un déjeuner... au Café de Paris ?
MONTDOUILLARD.
C’est tenu.
CRIQUEVILLE.
Commençons par les qualités... Ah ! ne me cachez pas votre gilet !... c’est mon livre.
MONTDOUILLARD.
Je l’étale... Allez !
CRIQUEVILLE, lorgnant le gilet.
J’y lis d’abord. que vous êtes un homme charmant.
MONTDOUILLARD.
Ça... ce n’est pas malin !
CRIQUEVILLE, continuant.
D’un esprit des plus distingués, d’un commerce agréable...
MONTDOUILLARD, flatté et étonné.
Ah ! mais... c’est curieux ça !
CRIQUEVILLE.
Possédant au plus haut degré le tact des affaires... le génie de la spéculation !
MONTDOUILLARD, de même.
Ah ! mais... c’est très curieux, ça !
CRIQUEVILLE.
Si je me trompe, reprenez-moi.
MONTDOUILLARD.
Non, vous ne vous trompez pas !... allez toujours !
CRIQUEVILLE.
Grand, généreux, brave, loyal...
MONTDOUILLARD, à part.
C’est inouï ! il n’oublie rien !
CRIQUEVILLE.
Mais... horriblement dangereux auprès des femmes...
MONTDOUILLARD, modestement.
Oui, je suis un peu gueugueux !
CRIQUEVILLE.
Enfin, monsieur, cet admirable gilet me révèle chez vous un mérite bien rare... celui qui fait l’homme supérieur, l’homme vraiment accompli...
MONTDOUILLARD.
Lequel ?
CRIQUEVILLE.
Vous n’aimez pas les compliments... vous détestez la flatterie...
MONTDOUILLARD.
C’est vrai !
À part.
Ma parole, c’est écrasant !
CRIQUEVILLE.
Eh bien, monsieur, vous voyez...
MONTDOUILLARD.
Oui ! très bien pour les qualités... mais les défauts ! mes défauts ?
CRIQUEVILLE, à part.
J’ai une faim de crocodile !
Haut.
Permettez...
Après avoir lorgné le gilet.
Pas un seul !
MONTDOUILLARD, vivement.
Vous avez gagné !
À part.
C’est prodigieux ! il est très spirituel !
Haut.
Parbleu ! monsieur, vous m’allez... je veux que nous soyons amis !... Ce cher !... Tiens !... comment vous appelez-vous ?
CRIQUEVILLE.
De Criqueville.
MONTDOUILLARD.
Moi, Montdouillard.
CRIQUEVILLE.
J’aime mieux Montdouillard.
MONTDOUILLARD.
Moi aussi !... Puisque j’ai perdu... allons déjeuner !
CRIQUEVILLE.
Oh ! un autre jour !... rien ne presse...
MONTDOUILLARD.
Du tout !... aujourd’hui... j’y tiens !
À part.
C’est un de mes amis qui paie !
CRIQUEVILLE.
À vos ordres... partez devant... je vous suis... j’attends mon domestique.
MONTDOUILLARD.
C’est ça !... je vais faire ouvrir les huîtres... et vous annoncer à mes amis !... Dites donc, vous nous referez la lecture de mon gilet ?
CRIQUEVILLE.
Oh ! c’est que...
MONTDOUILLARD.
Si ! si ! devant le monde... ça me fera plaisir... Adieu !
À part, en sortant.
Il est charmant ! charmant ! charmant !
Il sort par le fond.
Scène IX
CRIQUEVILLE, puis ANTOINE, puis PAGEVIN, puis ÉMERANCE
CRIQUEVILLE, seul.
Eh bien !... ça ne me procure aucune satisfaction... avec celui-là c’est trop facile... je le passerai à mon domestique !... Justement le voici.
Antoine entre majestueusement : il est en grande livrée et tient sur son bras le pardessus de son maître. Considérant Antoine qui se tient raide et immobile.
Pristi !... j’ai un beau nègre... Qu’est-ce que tu tiens là ?
ANTOINE, avec solennité.
J’ai l’honneur de porter le pardessus de Monsieur !
CRIQUEVILLE.
Dieu ! quel air majestueux ! Voyons, es-tu content de ta livrée ?
ANTOINE.
Oh ! oui !... mais les grandeurs ne m’éblouiront pas !... Quoique domestique, je me souviendrai toujours que je suis sorti du peuple !
CRIQUEVILLE, au public.
Hein ? comme un petit bout de galon peut griser un homme !
Haut.
Nous partons !
ANTOINE.
Je suis aux ordres de Monsieur.
Ils remontent.
PAGEVIN, entrant par le fond.
Eh bien !... où allez-vous donc ? vous oubliez la petite note...
Il présente un papier à Criqueville.
CRIQUEVILLE.
Quoi ?
PAGEVIN.
La petite facture, six cent soixante-trois francs.
CRIQUEVILLE.
C’est bien... je vérifierai...
PAGEVIN.
Pardon... je ne vends qu’au comptant !...
CRIQUEVILLE, à part.
Sapristi ! est-ce qu’il faudrait reprendre ma veste de nankin ?
À Pagevin.
Vous n’auriez pas la monnaie d’un billet de mille francs ?
PAGEVIN.
Si, monsieur...
CRIQUEVILLE.
Très bien !... je vais la chercher !
Fausse sortie.
PAGEVIN, l’arrêtant.
Mais puisque je vous dis que je l’ai !
ANTOINE, à Criqueville.
Puisqu’il l’a !
PAGEVIN.
Veuillez me remettre votre billet, et...
CRIQUEVILLE, cherchant dans toutes ses poches.
Oui... certainement...
À part.
Quel diable d’air faut-il lui chanter à celui-là ?
PAGEVIN.
Eh bien ?
CRIQUEVILLE.
Oui...
À Pagevin très ahuri.
Dieu ! le joli gilet !... Ah ! le beau gilet !
À part.
Non !... c’est l’air de l’autre !
PAGEVIN.
Vous dites ?
CRIQUEVILLE.
Je regarde mon groom !... quelle admirable livrée !
PAGEVIN, offrant toujours sa facture.
Si vous vouliez...
CRIQUEVILLE, à Antoine.
Tourne-toi ! Quelle coupe ! quelle élégance !... C’est-à-dire que Dusautoy ne vous va pas à la cheville !... On devrait signer ces choses-là... comme un tableau ! Pagevin fecit !
PAGEVIN.
Vous êtes bien bon... c’est six cent soixante-trois francs.
CRIQUEVILLE, à part.
Allons, il n’aime pas cet air-là !
PAGEVIN.
Elle est acquittée !
CRIQUEVILLE.
Tout à l’heure !... Ah çà ! mais je remarque une chose... rien à la boutonnière !
PAGEVIN.
Moi ?... Oh ! monsieur !... dans mon humble profession.
CRIQUEVILLE.
Vous ne l’avez peut-être jamais demandée ?
PAGEVIN.
Pardon... cinq fois.
CRIQUEVILLE, à part, avec joie.
Tiens ! j’ai touché la note !
Haut.
Et que vous a-t-on répondu ?
Antoine passe à gauche.
PAGEVIN.
Mais dame !... on ne m’a rien répondu...
CRIQUEVILLE.
Ah ! ça n’est pas poli !
PAGEVIN.
Il y a si loin de Paris au Brésil...
CRIQUEVILLE.
Comment !... c’est au Brésil ?
PAGEVIN.
Par l’entremise du général...
CRIQUEVILLE.
Santa Guarda.
PAGEVIN.
Votre ami !
CRIQUEVILLE.
Intime !... intime !
PAGEVIN.
Comme je lui ai fait trois uniformes... j’avais cru pouvoir espérer...
CRIQUEVILLE, très mystérieusement.
Chut !
PAGEVIN.
Quoi ?
CRIQUEVILLE, à Antoine.
Éloignez-vous, Antonio !
ANTOINE, à part, surpris.
Antonio !
Il retourne à droite.
CRIQUEVILLE, conduisant Pagevin à l’autre extrémité de la scène et très mystérieusement.
Votre affaire marche à pas de géant !
PAGEVIN.
Ah bah !... vous savez quelque chose ?
Il remet la facture dans sa poche.
CRIQUEVILLE, à part.
Il dépose les armes !... Bravo !
PAGEVIN, revenant.
Parlez !
CRIQUEVILLE.
Chut !...
À Antoine.
Éloignez-vous, Antonio !
ANTOINE, à part, s’éloignant.
Pourquoi m’appelle-t-il Antonio ?
CRIQUEVILLE, à Pagevin.
J’ai fortement plaidé votre cause auprès du général... Santa... machin !
PAGEVIN.
Ah ! monsieur !... que de remerciements !
CRIQUEVILLE.
Ah ! dame !... ça n’a pas été comme sur des roulettes !... « Un tailleur, disait-on, c’est un état un peu... cocasse ! »
PAGEVIN.
Comment !
CRIQUEVILLE, avec chaleur.
Qu’appelez-vous cocasse... ? me suis-je écrié ; est-il une profession plus noble, plus grande, plus utile à la société ? Répondez, général... Santa... chose !... Supprimez les tailleurs... que devient la morale ?
PAGEVIN.
C’est vrai !
ANTOINE, ouvrant le poêle, à part.
Tiens ! elles sont cuites !
Il prend une andouillette et la mange.
CRIQUEVILLE.
« Sans eux, que devient la civilisation ? elle tombe à l’état... sauvage !... ou tout au moins au costume hideux de garçon boulanger !... Supprimez les tailleurs !... et tout le Brésil est en mitron ! »
PAGEVIN, transporté.
Bien dit ! bravo ! bravo !
CRIQUEVILLE, à part, regardant Antoine.
Et l’autre qui mange là-bas... « Tout flatteur vit aux dépens... » c’est la fable en action !
PAGEVIN.
Comme ça, vous croyez que j’obtiendrai... ?
CRIQUEVILLE.
Chut !... c’est fait !
PAGEVIN, avec joie.
Je suis nommé ?
CRIQUEVILLE.
Vous recevrez ça aujourd’hui ou demain... ou après-demain... ou un autre jour...
PAGEVIN.
Oh ! si je pouvais l’avoir pour dimanche !... est-ce un peu grand ?
CRIQUEVILLE.
Énorme !
PAGEVIN.
De quelle couleur ?
CRIQUEVILLE, à part.
Il m’ennuie ! j’ai très faim !
Haut.
Jaune, vert, bleu et groseille... sur lilas !
PAGEVIN, enthousiasmé.
Cinq couleurs !... les cinq couleurs sont revenues !... je voulais encore vous demander...
CRIQUEVILLE.
Pardon... je suis attendu à déjeuner au Café de Paris... Mon chapeau ?
PAGEVIN.
Le voici.
ANTOINE, à part.
Au Café de Paris !... si j’avais su !...
Il rejette l’andouillette dans le plat.
PAGEVIN.
Croyez, monsieur, que ma reconnaissance éternelle...
CRIQUEVILLE, lui frappant doucement la joue.
Eh ! eh ! ce bon Pagevin !... Adieu !
ANTOINE, de même.
Eh ! eh ! ce bon Pagevin !... Adieu !
PAGEVIN, les accompagnant.
Allez doucement !... l’escalier est ciré !... prenez la rampe !...
Seul, redescendant.
Quel charmant jeune homme ! Enfin, me voilà nommé !... je suis chevalier de l’ordre... Tiens ! de quel ordre ?...
Se rappelant.
Ah sapristi ! nous avons oublié la facture !
Courant à la porte du fond et appelant.
Monsieur ! c’est six cent soixante-trois...
ACTE III
Le boulevard devant le Çafé de Paris. Chaises, tables. Au fond les fenêtres du café. Au milieu, au fond, le perron qui conduit dans le café.
Scène première
PROMENEURS, CONSOMMATEURS, UN ANGLAIS, ANTOINE, puis CRIQUEVILLE, à la fenêtre du café, puis LE GARÇON
Au lever du rideau, quelques promeneurs passent et disparaissent. Un Anglais est assis à une table ; à droite, devant le café. Antoine se tient debout au pied du perron, le pardessus de son maître sur le bras.
CHŒUR, dans l’intérieur
Air de Galathée.
Convive agréable
Et vins délicats,
Voilà, de la table,
Les plus doux appas
ANTOINE, montrant le café.
Il déjeune ! il déjeune là-dedans avec un tas de petits bourgeois très bien gantés ; moi, on m’a invité à rester à la porte... ça me creuse !...
La voix de CRIQUEVILLE, dans le café.
Ah ! le joli gilet !... Dieu ! le beau gilet !...
La voix de MONTDOUILLARD.
Charmant ! charmant !
L’ANGLAIS, appelant.
Garçonne !
LE GARÇON.
Monsieur ?
L’ANGLAIS.
Je avais demandé à vous un verre d’absinthe souisse.
LE GARÇON, le servant.
Vous êtes servi, monsieur !
ANTOINE, à part.
C’est un Anglais qui cherche à s’ouvrir l’appétit... Le mien est ouvert à deux battants !
CHŒUR.
Reprise.
Convive agréable...
Etc.
On entend chanter dans le café.
Font-y une noce là-dedans ! Pristi ! je regrette les andouillettes du tailleur !
L’Anglais sort par la droite. On entend des éclats de rire dans le café, la fenêtre s’ouvre.
CRIQUEVILLE paraît à la fenêtre de gauche, un verre de champagne à la main.
Mazette ! on déjeune bien au Café de Paris !
ANTOINE.
Monsieur... passez-m’en.
CRIQUEVILLE.
De quoi ?
ANTOINE.
Du fricot !
CRIQUEVILLE.
Est-ce que tu crois que j’ai mis de la mayonnaise dans ma poche ?
Lui passant son verre.
Tiens, bois un coup !
ANTOINE, après avoir bu.
C’est bon !... mais ça ne nourrit pas... c’est pas assez épais.
Il rend le verre.
CRIQUEVILLE.
Ça marche ! je suis déjà invité pour toute la semaine.
ANTOINE.
Et moi ?
CRIQUEVILLE.
Tu m’accompagneras comme aujourd’hui.
ANTOINE.
Pas plus ?
VOIX de l’intérieur.
Criqueville ! Criqueville !
CRIQUEVILLE.
Tu vois !... ils ne peuvent pas se passer de moi... Voilà ! voilà !
Il ferme la fenêtre et disparaît.
Scène II
ANTOINE, puis CATICHE
ANTOINE, seul.
Pristi ! si la place n’était pas si bonne !
Apercevant Catiche, qui entre par la gauche avec un panier sous le bras.
Tiens, la Picarde !
CATICHE.
Bonjour, monsieur Antoine... Je viens du marché.
ANTOINE, flairant le panier.
Mâtin ! ça sent le nanan...
Haut.
Qu’est-ce que vous avez donc là-dedans ?
CATICHE.
C’est un canard !
ANTOINE, vivement.
Cuit ?
CATICHE.
Non, cru.
ANTOINE, refermant le couvercle.
N’y touchons pas !... Il paraît qu’il se nourrit bien votre tailleur ?...
CATICHE.
Ah bien, oui ! je ne suis plus chez lui.
ANTOINE.
Déjà !
CATICHE.
Nous n’avons pas pu nous entendre ; il n’aime pas l’omelette !
ANTOINE.
Oh Dieu ! dire qu’il y a au dix-neuvième siècle des tailleurs qui n’aiment pas l’omelette !
CATICHE.
Je suis restée chez lui deux heures, mais il m’a payé mes huit jours !
ANTOINE.
Parbleu ! c’est bien le moins !
CATICHE.
Heureusement que je me suis replacée dans la même maison, au-dessus !... En v’là encore des gens qui vous ont une drôle de cuisine ! Savez-vous ce qu’ils m’ont commandé pour leur dîner ?
ANTOINE.
Non ! mais j’en mangerais bien !
CATICHE.
Un canard aux olives... et une crème au chocolat !...
ANTOINE.
C’est des étrangers !
CATICHE.
Je ne sais pas ce que je vais leur faire... J’ai toujours acheté des œufs !
ANTOINE, à part.
Voilà un canard qui commence par des olives et qui pourrait bien finir par une omelette !
CATICHE.
Adieu, je me sauve !
ANTOINE.
Bonne chance ! quelle belle coupe de fille !
Catiche sort par la droite.
Qué jolie Picarde !
Scène III
ANTOINE, puis L’ANGLAIS, LE GARÇON, puis CRIQUEVILLE, puis UNE MARCHANDE de gâteaux
L’ANGLAIS, entrant et s’asseyant à une table à gauche.
Garçonne !
LE GARÇON.
Monsieur !
L’ANGLAIS.
Je demandais encore un verre d’absinthe souisse.
ANTOINE, à part, regardant l’Anglais.
La vue de cet homme me creuse de plus en plus !... Oh ! une idée...
Appelant le garçon qui sert l’Anglais.
Garçon !
LE GARÇON, à Antoine.
De l’absinthe, monsieur ?... tout de suite !
ANTOINE.
Mais non !... imbécile... Voulez-vous dire à M. Criqueville qu’un monsieur bien mis désire lui parler.
LE GARÇON.
J’y cours...
Il rentre dans le café.
ANTOINE, seul.
Je vas lui demander cent sous et je me ferai servir un bifteck.
CRIQUEVILLE, paraissant sur le perron.
Qui est-ce qui me demande ?
ANTOINE, mystérieusement.
Chut ! approchez !
CRIQUEVILLE, descendant.
Eh bien ?
ANTOINE.
C’est moi !
CRIQUEVILLE.
Que le diable t’emporte ! Que veux-tu ?
ANTOINE.
Je voudrais avoir cent sous pour déjeuner...
Il tend la main.
CRIQUEVILLE.
Cent sous ?... Il est facétieux... Est-ce que je les ai ?
ANTOINE.
Alors, donnez-moi la clef... je vas aller les chercher.
Il tend la main.
CRIQUEVILLE.
Quelle clef ?
ANTOINE.
De votre domicile... À propos, où demeurons-nous ?
CRIQUEVILLE.
Tiens ! c’est vrai ! Nous ne demeurons pas !
ANTOINE, à part.
Sapristi ! pas d’argent et pas de domicile !... Ah ! si la place n’était pas si bonne !
Haut.
Mais je ne peux pourtant pas vivre comme ça !
Air de Madame Favart.
N’avoir, monsieur, pour toute subsistance,
Qu’un pardessus qu’on porte sur le bras...
CRIQUEVILLE.
C’est très joli !
ANTOINE.
Mais pas comme pitance !
Mon estomac rêve d’autres repas !
CRIQUEVILLE.
Veux-tu, gratis, un festin confortable ?
ANTOINE.
Mon sort, pour lors, serait un des plus beaux !
CRIQUEVILLE.
Eh bien, mon cher, souviens-toi de la fable :
Fais le renard... et trouve des corbeaux.
Rappelle-toi le renard de la fable...
Imite-le, fais chanter les corbeaux !
ANTOINE.
Sur le boulevard des Italiens ?
CRIQUEVILLE.
Il y en a partout !
Apercevant une marchande de gâteaux qui entre par la droite et traverse.
Tiens ! voilà une marchande de gâteaux !
La marchande de gâteaux en offre à l’Anglais.
ANTOINE.
Vous croyez ?
CRIQUEVILLE.
Parbleu !
ANTOINE.
Je vas essayer !
Il lui prend la taille.
Eh ! bonjour, ma petite mère !
LA MARCHANDE, le repoussant.
Dites donc, vous !
ANTOINE.
Ah ! que vous êtes donc fraîche et jolie à ce matin !
LA MARCHANDE.
Achetez-moi quelque chose.
ANTOINE.
Acheter ? merci ! je sors de table !
La suivant.
Mais que vous êtes donc fraîche et jolie à ce matin !
Il disparaît avec elle.
CRIQUEVILLE, le suivant du regard dans la coulisse.
Eh bien, mais il ira ce garçon, il ira !
Scène IV
CRIQUEVILLE, RENAUDIER, LE GARÇON, L’ANGLAIS
RENAUDIER, descendant le perron et s’adressant au garçon.
Adrien, rendez-moi...
CRIQUEVILLE, se retournant.
Renaudier ! mon beau-père !
RENAUDIER.
Criqueville !... avez-vous la monnaie d’un billet de cent francs ?
CRIQUEVILLE, fouillant à sa poche.
Non... non... je ne crois pas !
À part.
Il s’adresse bien !
RENAUDIER, descendant.
Alors prêtez-moi vingt francs !
CRIQUEVILLE, à part.
Pristi !
RENAUDIER, changeant d’idée.
Au fait... c’est inutile !
Au garçon.
Nous réglerons demain.
Le garçon rentre.
CRIQUEVILLE, fouillant à sa poche avec empressement.
Nous disons vingt francs... vous ne voulez pas davantage ?...
RENAUDIER.
Merci... je n’en ai plus besoin.
CRIQUEVILLE.
Général, tout... tout ce que j’ai est à vous !
RENAUDIER.
Je le sais... J’allais vous écrire.
CRIQUEVILLE.
À moi ?
RENAUDIER.
Êtes-vous en mesure ? avez-vous complété votre appoint ?
CRIQUEVILLE.
Pas encore.
RENAUDIER.
Et votre place ?
CRIQUEVILLE.
Je m’en occupe...
RENAUDIER.
Dépêchez-vous, morbleu !
L’ANGLAIS, appelant.
Garçonne !
Le garçon s’approche. Il lui parle à voix basse.
RENAUDIER.
Je vous préviens qu’on doit me présenter ce soir un futur pour ma fille...
CRIQUEVILLE.
Comment ! ce soir ?... mais vous m’aviez donné deux mois.
RENAUDIER.
Deux mois... si je ne trouvais pas avant... Mais, si je trouve... je n’ai pas envie de vous attendre sous l’orme !
CRIQUEVILLE.
Cependant, général...
LE GARÇON, qui a quitté l’Anglais et s’approchant de Renaudier.
Monsieur...
RENAUDIER.
Quoi ? que veux-tu ?
LE GARÇON.
C’est que... je ne sais comment vous dire ça... c’est cet Anglais... qui est là-bas...
L’Anglais se lève et salue Renaudier, qui lui rend son salut.
Il m’a chargé de vous demander si vous vouliez manger contre lui...
RENAUDIER.
Manger contre lui ?...
LE GARÇON.
C’est un pari... un défi... il est venu de Londres exprès... Le vaincu payera le dîner !
CRIQUEVILLE.
Le duel à l’indigestion !
RENAUDIER, avec colère.
Va te coucher toi et ton Anglais !... A-t-on jamais vu un jocko pareil ! Adieu, Criqueville !
CRIQUEVILLE.
Mais, général...
RENAUDIER.
Dépêchez-vous, mon cher, dépêchez-vous !
Il sort par la gauche, Criqueville l’accompagne et disparaît.
L’ANGLAIS, se levant.
Oh ! shocking... cet mossieu, il voulait pas manger contre moa... c’était le poltronnerie...
Il disparaît à droite.
Scène V
CRIQUEVILLE, puis MONTDOUILLARD, ARTHUR, BARTAVELLE, JEUNES GENS
CRIQUEVILLE, rentrant seul.
Eh bien, me voilà gentil ! on présente ce soir un futur à ma prétendue... c’est ma faute aussi ; je déjeune, j’avale du champagne et je ne fais pas mes affaires !... C’est que cent mille francs et une place, ça ne s’offre pas comme une prise de tabac dans un omnibus ! c’est très difficile à demander !
Montdouillard descend le perron du café, suivi de Bartavelle, d’Arthur et des invités. Montdouillard a un nouveau gilet.
CHŒUR.
Air d’Hervé.
Quel aimable convive,
Joyeux et charmant causeur,
Il séduit, il captive
L’esprit, l’oreille et le cœur !
Pendant le chœur chacun accable Criqueville de poignées de main.
BARTAVELLE.
Ce cher ami !
ARTHUR.
Ce bon Criqueville !
MONTDOUILLARD, avec expansion.
Albert... voulez-vous un cigare...
CRIQUEVILLE.
Volontiers, Montdouillard.
MONTDOUILLARD.
Appelez-moi Sulpice !
Il remonte.
ARTHUR, bas à Criqueville.
Jetez donc ça... Montdouillard est un cuistre... il ne fume que des deux sous... Tenez, en voici un... pur havane.
Il lui présente son porte-cigares.
CRIQUEVILLE, acceptant.
Merci... demain, je vous ferai goûter des miens.
Arthur remonte.
BARTAVELLE, bas, à Criqueville.
Ne fumez pas ça... c’est un havane fabriqué à Bruges.
Offrant son porte-cigares.
Voilà le vrai havane !
CRIQUEVILLE.
Trop aimable...
Offrant un cigare.
À mon tour, permettez-moi de vous en offrir un... c’est du sucre !
À part.
Celui de Montdouillard... le deux-sous-tados !
BARTAVELLE, l’examinant.
Comme il est noir !
CRIQUEVILLE.
Il est fait par les nègres !
À Bartavelle qui se dispose à l’allumer.
Non !... ce soir, avant de vous coucher !
À part.
Certainement, ils sont très gentils avec leurs cigares... mais tout cela ne constitue pas une dot !
MONTDOUILLARD.
Garçon !... Servez-nous vite le café... il faut que j’aille à la Bourse !
ARTHUR.
Bah ! la Bourse ! tu iras demain.
MONTDOUILLARD.
Impossible ! je suis occupé de ma grande affaire...
ARTHUR.
Quelle affaire ?
MONTDOUILLARD.
Mon emprunt valaque... c’est dans quatre jours qu’on le soumissionne... nous n’avons pas de concurrents... il y a là un coup de fortune !...
CRIQUEVILLE, à part.
Un coup de fortune ! si je pouvais me fourrer là-dedans !
LE GARÇON.
Le café est servi.
TOUS, remontant vers la table au fond.
Bravo ! bravo !
CRIQUEVILLE, arrêtant Montdouillard.
Vous me disiez donc que l’emprunt valaque... ?
MONTDOUILLARD.
Une opération superbe ! les éventualités font déjà cent francs de prime... et j’en ai réservé cinq mille pour papa !
CRIQUEVILLE.
Ah ! vous en avez réservé...
Le cajolant.
Ce bon petit saint Sulpice !
Caressant son gilet.
Mon Dieu ! la jolie étoffe ! quelle jolie étoffe !
MONTDOUILLARD, à part, se pavanant.
Il est très spirituel... mais le café refroidit.
Il veut remonter.
CRIQUEVILLE, le retenant.
Dites donc, Sulpice... est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de s’en procurer un peu de vos éventualités ?
MONTDOUILLARD.
Pour vous, cher enfant... il y en a toujours !
CRIQUEVILLE, avec effusion.
Ah ! brave ami...
MONTDOUILLARD.
Allons donc... entre nous.
Il remonte prendre son café.
CRIQUEVILLE, à part.
J’en demanderai mille... ça fera mon compte.
Apercevant Bartavelle qui fume à droite, près du perron.
Bartavelle ! est-ce que vous êtes malade ?
BARTAVELLE.
Non... je suis ennuyé.
CRIQUEVILLE.
Est-il possible ! un homme qui a de si beaux chevaux !
À part.
Il faut flatter ses chevaux à celui-là !
BARTAVELLE, douloureusement.
Criqueville... j’ai une jument qui ne se nourrit pas... vous savez, Mauviette...
CRIQUEVILLE, affectant la plus vive douleur.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !... Mauviette qui ne se nourrit pas.
BARTAVELLE.
Et puis je crois que Pichenette...
CRIQUEVILLE.
Encore une ?
BARTAVELLE.
Non... Une danseuse ! je crois qu’elle me trompe !
CRIQUEVILLE.
Oh ! ça...
BARTAVELLE.
Ce n’est pas pour la chose... mais c’est humiliant... J’ai trouvé ce matin chez elle un billet au fond d’un sac de marrons glacés...
MONTDOUILLARD, à part.
Le mien !
CRIQUEVILLE.
Et vous supposez que le confiseur...
Il se lèvent et descendent la scène, Criqueville avec son petit verre.
BARTAVELLE.
Non ! pas le confiseur... je soupçonne cinq de mes amis... mais j’ai un moyen de découvrir...
CRIQUEVILLE.
Voyons, ne pensez pas à cela ! pensez à vos chevaux ! car en avez-vous !
MONTDOUILLARD.
Sans compter ce magnifique attelage qui l’attend là... devant Tortoni...
BARTAVELLE, avec mépris.
Ça ?... allons donc ! des chevaux de notaire !
CRIQUEVILLE.
Comment ?
BARTAVELLE.
Ça vous mène... ça vous ramène... et ça ne casse jamais rien !
Il va prendre un verre.
TOUS.
Ah ! charmant !...
Criqueville descend la scène.
BARTAVELLE.
Je vais m’absenter pour quelques jours, je cherche un ami pour les promener.
CRIQUEVILLE.
Tiens !
BARTAVELLE.
Criqueville ! je ne vous les propose pas...
CRIQUEVILLE.
Pourquoi ?
BARTAVELLE.
Vous avez les vôtres...
CRIQUEVILLE.
C’est-à-dire...
À part.
Une voiture... moi qui n’ai pas de domicile !... je coucherais dedans !
BARTAVELLE, qui a reporté sur la table son petit verre.
Je ne pars que dans une heure... si nous allions voir vos écuries !
CRIQUEVILLE.
Non !... pas aujourd’hui... j’ai les maçons !... Et puis vous allez bien rire... dans ce moment, je suis à pied.
Il lui prend le bras.
TOUS, se levant.
Ah ! ah ! ah !...
CRIQUEVILLE.
J’ai tout vendu !
BARTAVELLE.
Ah bah !... c’est à merveille ! vous allez prendre ma voiture.
CRIQUEVILLE.
C’est que je ne sais...
BARTAVELLE.
Allons donc ! des façons !... je me brouille !...
CRIQUEVILLE.
Diable d’homme !... Allons, j’accepte !
BARTAVELLE.
À la bonne heure ! Je vais dire à mon cocher de se tenir à votre disposition.
CRIQUEVILLE, à part.
Me voilà logé.
MONTDOUILLARD.
Deux heures ! nom d’un petit Mouzaïa !
ARTHUR.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
MONTDOUILLARD.
C’est un juron industriel... que j’ai inventé un jour où j’ai perdu cinq mille francs sur les mines... Adieu, mes bibi !... À propos, j’ai rendez-vous ici à quatre heures avec Flavigny... Si vous le voyez, priez-le de m’attendre...
ARTHUR.
Ça se trouve bien... j’ai quelque chose à lui demander... une place pour un de mes amis...
CRIQUEVILLE.
Hein ? Qu’est-ce que c’est que ce Flavigny qui donne des places ?
BARTAVELLE.
Un administrateur de chemin de fer...
MONTDOUILLARD.
Et il n’est pas fort ! j’ai lu son dernier rapport aux actionnaires... Quel orgue de Barbarie, mon ami !
CRIQUEVILLE.
Et il donne des places ?
MONTDOUILLARD.
Lui, il en a plein ses poches !
CRIQUEVILLE, à part.
En voilà un que je fouillerai !
MONTDOUILLARD.
À tantôt !
CHŒUR.
Air : Chœur final du vaudeville.
Quand on attend sa bourse
À regret on vous laisse :
Adieu donc !... Votre main ;
Mais donnez-nous promesse
De nous revoir demain.
CRIQUEVILLE.
À regret je vous laisse,
Chers amis, votre main...
Vous avez ma promesse
De vous revoir demain.
Tous sortent, excepté Criqueville.
Scène VI
CRIQUEVILLE, puis ANTOINE
CRIQUEVILLE, seul.
J’ai un équipage et une dot !... c’est-à-dire je l’aurai demain... C’est égal... l’homme est une bien drôle de mécanique ! dire qu’il suffit d’un petit morceau de sucre... Est-ce que je suis comme ça, moi ? allons donc !
ANTOINE, entrant.
Ouf ! je n’en puis plus !
CRIQUEVILLE.
Antoine !... Eh bien, et ta marchande de gâteaux ?
ANTOINE.
C’est une usurière... je l’ai flattée jusqu’à la barrière de Roule... Voilà tout ce que j’ai pu accrocher... un plaisir !...
Il en fait une boulette et l’avale.
CRIQUEVILLE.
Diable... mais c’est un succès !
ANTOINE.
Bien léger !... Tiens ! vous fumez ! Monsieur, donnez-moi votre bout.
CRIQUEVILLE.
Eh ! tu m’ennuies !
ANTOINE, à part.
Nous allons voir ! je parie qu’y me le donne !
CRIQUEVILLE.
Dis donc... en ton absence, je me suis donné une voiture...
ANTOINE.
Ah ! bah !
CRIQUEVILLE.
Regarde... là... devant Tortoni.
ANTOINE.
Ça ne m’étonne pas... Monsieur a tant d’esprit !
CRIQUEVILLE, flatté.
Vraiment ? tu trouves ?
ANTOINE, à part.
Je parie qu’y me le donne !...
Haut.
Ah ! monsieur, je ne sais pas où vous allez prendre tout ce que vous dites...
CRIQUEVILLE.
Continue...
ANTOINE.
Mais, dès que vous parlez, je reste de là... comme un imbécile... la bouche ouverte...
CRIQUEVILLE, à part, flatté.
J’aime son langage rustique.
ANTOINE.
Et vous êtes fin... fin comme l’encre... et beau de corps !... Ah ! quel corps beau !
CRIQUEVILLE, à part, épanoui.
C’est un bien brave garçon !
Haut.
Tiens, voilà un cigare.
ANTOINE, le prenant.
Oh ! merci, monsieur !
Au public.
Ça y est... Il est aussi bête que les autres !
À Criqueville.
Je vas voir notre équipage.
Il sort.
Scène VII
CRIQUEVILLE, FLAVIGNY, LE GARÇON
CRIQUEVILLE, regardant sortir Antoine.
C’est la nature !... ça ne sait pas flatter !
FLAVIGNY, entrant et s’adressant au garçon.
Adrien !... savez-vous si Montdouillard est ici ?
LE GARÇON.
Il est reparti, monsieur de Flavigny.
CRIQUEVILLE.
Hein ?... Flavigny !
FLAVIGNY, regardant sa montre.
Je suis en avance... je vais l’attendre.
Il s’assied à une table.
Servez-moi un verre de porto !
LE GARÇON.
Tout de suite !
Il entre dans le café.
CRIQUEVILLE, à part.
Flavigny ! ma place ! ouvrons la tranchée !
Il s’approche de Flavigny en le saluant. Flavigny ne répond pas à ses saluts.
Il a peut-être la vue basse !
Il s’assoit à une table voisine.
FLAVIGNY.
Adrien !... une allumette !
CRIQUEVILLE, voyant Flavigny tirer un cigare, lui offre le sien.
Monsieur veut-il du feu ?
FLAVIGNY, froidement.
Merci !
Le garçon lui présente l’allumette.
CRIQUEVILLE, à part.
Il est froid !...
Haut, après un silence.
Jolie journée !
Flavigny, importuné, prend un journal et lui tourne le dos. À part.
Je ne le crois pas d’un caractère liant.
FLAVIGNY, appelant.
Adrien !... À quelle heure doit revenir Montdouillard ?
CRIQUEVILLE, avec empressement.
À quatre heures, monsieur, à quatre heures !
FLAVIGNY, froidement.
Merci, monsieur.
CRIQUEVILLE, après un silence.
Quel charmant homme que ce Montdouillard ! de l’esprit ! des manières ! de la distinction !...
FLAVIGNY.
Vous n’êtes pas difficile.
Il reprend son journal.
CRIQUEVILLE, à part.
Il paraît qu’avec celui-là, il faut abîmer le prochain... On en trouve comme ça !
Haut.
Il m’a toujours fait l’effet d’un perruquier qui venait de gagner le gros lot !
FLAVIGNY.
De qui parlez-vous ?
CRIQUEVILLE.
De Montdouillard !
FLAVIGNY, souriant.
Ah !
Il pose son journal.
Mais vous disiez tout à l’heure...
CRIQUEVILLE.
Oh ! devant le garçon... je ne voulais pas le priver de son seul admirateur.
FLAVIGNY, riant.
En effet, il a beaucoup de succès auprès de ces messieurs...
CRIQUEVILLE.
Que voulez-vous !... un homme qui change cinq fois de gilet par jour... ça éblouit !
FLAVIGNY, rapprochant sa chaise.
Ah ! c’est bien cela !
CRIQUEVILLE, à part.
Il est chatouillé...
Haut.
C’est comme ce petit Bartavelle... le connaissez-vous ?
FLAVIGNY.
Oui... mais ça ne fait rien...
CRIQUEVILLE, à part.
Parbleu !... au contraire...
Haut.
Un homme qui n’a d’esprit qu’à cheval... et qui a toujours l’air d’être à pied !
FLAVIGNY, rapprochant sa chaise.
Il est charmant !
Haut.
Monsieur, peut-on vous offrir un verre de porto ?
CRIQUEVILLE.
Merci.
À part.
J’ai trouvé le ressort.
FLAVIGNY.
Je vois que vous êtes l’ami de tous ces messieurs.
CRIQUEVILLE.
L’ami ? ah ! c’est une épigramme ! Je les rencontre dans le monde !... mais, entre nous, j’estime peu ces batteurs de boulevard !
FLAVIGNY.
Cela fait votre éloge !
CRIQUEVILLE.
Je ne voudrais compter mes amis que parmi ces hommes sérieux, ces esprits lucides et pratiques... qui honorent la science et l’industrie...
FLAVIGNY.
Très bien dit !
CRIQUEVILLE.
Tenez, j’ai lu dernièrement un écrit d’un de ces hommes... vraiment utiles ! et je suis resté frappé d’admiration devant l’immensité de cette haute intelligence !...
FLAVIGNY, redevenu froid et reprenant son journal.
Ah ! vous êtes bien heureux !
CRIQUEVILLE, à part.
Il croit que je parle d’un de ses amis !...
FLAVIGNY, ironiquement.
Et peut-on savoir le nom de cette merveille ?
CRIQUEVILLE.
L’écrit était signé d’un nommé... Flavigny.
FLAVIGNY.
Tiens !
Il pose son journal.
Vous avez lu ça ?
CRIQUEVILLE, avec feu.
Si je l’ai lu ! je l’ai lu et relu !
FLAVIGNY, flatté.
Ah !
CRIQUEVILLE, à part.
Bois du lait, va ! bois du lait !
FLAVIGNY.
Et ce Flavigny est de vos intimes ?
CRIQUEVILLE.
Si l’intimité... c’est l’admiration... oui, monsieur... Quant à sa personne, je me la figure... ce doit être un noble vieillard !
FLAVIGNY.
Hein ?
CRIQUEVILLE.
Au regard vif encore... aux cheveux blanchis par l’étude !...
FLAVIGNY.
Permettez !...
CRIQUEVILLE, avec enthousiasme.
Ce n’était qu’un simple rapport, monsieur... un rapport aux actionnaires... ordinairement tout ce qu’il y a de plus bête au monde !
FLAVIGNY, riant.
Le rapport, ou les actionnaires ?
CRIQUEVILLE.
Les deux !
S’animant.
Mais, sous la plume magique de ce vieillard, l’horizon s’est élargi !... Quelle sève ! quelle vigueur ! quelle netteté !
FLAVIGNY, se laissant aller.
La fin surtout !
CRIQUEVILLE.
Tout, monsieur... pas plus la fin que le commencement ! tout est beau ! jusqu’aux chiffres ! les chiffres... ces chardons du discours ! il sait les transformer en autant de fleurs suaves et harmonieuses...
FLAVIGNY, à part.
Il s’exprime très bien !
CRIQUEVILLE, à part.
Toi, demain, tu m’offriras une place !
Haut.
Voyez-vous, monsieur !... je ne mourrai pas content avant d’avoir serré la main de ce savant vénérable !...
FLAVIGNY.
Oh ! vénérable !...
CRIQUEVILLE.
Vous dites ?
FLAVIGNY.
Vénérable est de trop...
CRIQUEVILLE, se levant avec menace.
Prétendriez-vous l’insulter ?
FLAVIGNY, se levant aussi.
Non ; mais...
CRIQUEVILLE, avec véhémence.
Je ne le souffrirais pas !... je ne le souffrirais pas !
FLAVIGNY.
Calmez-vous ! Je puis vous procurer le plaisir de serrer la main à M. de Flavigny !
CRIQUEVILLE, vivement.
Où ? quand ? Partons !
FLAVIGNY.
Inutile !
Lui tendant la main.
Touchez là !
CRIQUEVILLE.
Quoi ! monsieur... vous seriez ?... si jeune encore !... et si...
FLAVIGNY.
Assez... je croirais maintenant que vous voulez me flatter...
CRIQUEVILLE.
Moi !... flatter ?... vous ne me connaissez pas...
FLAVIGNY.
Puis-je savoir le nom de mon nouvel ami ?
CRIQUEVILLE.
Albert de Criqueville.
FLAVIGNY.
Je ne l’oublierai pas... Venez me voir... nous reprendrons cette conversation... j’ai beaucoup, mais beaucoup de plaisir à vous entendre...
CRIQUEVILLE, à part.
Gourmand !
FLAVIGNY.
Mais pardon... j’entre au café... une lettre à écrire...
Au garçon.
Adrien !... dès que Montdouillard sera venu, vous m’avertirez...
LE GARÇON.
Oui, monsieur...
FLAVIGNY, à Criqueville, en riant.
Ce pauvre Montdouillard ! vous ne devineriez jamais pourquoi je l’attends...
CRIQUEVILLE.
Pour causer gilets...
FLAVIGNY.
Non... il veut se marier.
CRIQUEVILLE.
Ah ! le malheureux !...
FLAVIGNY.
J’ai promis de la présenter à cinq heures... je m’en lave les mains... je le déposerai chez le beau-père, comme une carte de visite...
CRIQUEVILLE.
Cornée...
FLAVIGNY.
Ah ! charmant !... d’autant mieux que la future est jolie... C’est la fille du général Renaudier...
CRIQUEVILLE, bondissant.
Hein ?
FLAVIGNY, montant le perron.
Cornée est charmant !... Au revoir !
Il entre dans le café.
Scène VIII
CRIQUEVILLE, puis PAGEVIN, puis ANTOINE
CRIQUEVILLE, seul.
Clotilde... ma prétendue, Montdouillard veut l’épouser... et l’entrevue est pour cinq heures... il faut l’empêcher à tout prix !...
Il remonte et se heurte contre Pagevin, qui entre avec un paquet sous le bras.
PAGEVIN.
Aïe !
CRIQUEVILLE.
Butor !
PAGEVIN, le reconnaissant.
Tiens ! c’est vous ?
CRIQUEVILLE à part.
Pagevin ! que le diable l’emporte !...
Haut.
Ce cher ami...
PAGEVIN.
Dites donc... ça n’est pas encore arrivé...
CRIQUEVILLE.
Quoi ?
PAGEVIN.
Du Brésil...
CRIQUEVILLE.
Les vents sont contraires...
PAGEVIN.
Et puis je voulais vous demander... De quel ordre ?
CRIQUEVILLE, à part.
Oh ! qu’il m’ennuie !
Haut.
L’ordre du Merle-Blanc !!!
PAGEVIN.
Tiens, je croyais qu’il n’y en avait pas ?
CRIQUEVILLE.
Si... au Brésil... mais c’est un ordre extrêmement rare ! Vous êtes pressé... Bonjour !
PAGEVIN.
À propos... nous avons oublié ce matin la petite facture...
Il la tire de sa poche.
CRIQUEVILLE.
Que vois-je ? vous faites vos courses à pied !
PAGEVIN.
J’attends l’omnibus.
Présentant sa facture.
C’est six cent soixante-trois francs...
CRIQUEVILLE.
Mon tailleur... en omnibus ?... je ne le souffrirai pas... où allez-vous ?
PAGEVIN.
À la Bastille... C’est six cent...
CRIQUEVILLE, appelant.
Antonio !...
À Pagevin.
Vous allez prendre ma voiture...
PAGEVIN, à part.
Il a voiture...
ANTOINE, entrant.
Monsieur ?
CRIQUEVILLE.
Conduisez cet excellent M. Pagevin jusqu’à mon coupé... vous reviendrez.
PAGEVIN.
J’aurais pourtant bien voulu régler...
CRIQUEVILLE.
Allez, allez, pas de remerciements... Ce bon M. Pagevin...
ANTOINE.
Donnez-moi votre paquet... Ce bon M. Pagevin !
Antoine entraîne Pagevin par la droite.
Scène IX
CRIQUEVILLE, puis MONTDOUILLARD, puis FLAVIGNY
CRIQUEVILLE.
Emballé... et d’un !...
MONTDOUILLARD, entrant vivement par la gauche.
Je suis en retard... Flavigny est-il arrivé ?
CRIQUEVILLE.
Il sort d’ici...
MONTDOUILLARD.
Nom d’un petit Mouzaïa...
CRIQUEVILLE.
Tenez, cette voiture qui part du côté de la Bastille...
Il indique la voiture qui emporte Pagevin.
MONTDOUILLARD.
Ah ! sapristi !...
Appelant.
Flavigny !... Flavigny !... il n’entend pas... je vais prendre un régie.
Il sort en appelant.
Cocher !... cocher !...
Criqueville se joint à lui pour appeler.
CRIQUEVILLE.
Et de deux !
FLAVIGNY, sortant du café.
Ah çà ! ce diable de Montdouillard...
CRIQUEVILLE, vivement.
Il vient de partir...
FLAVIGNY.
Comment ?
CRIQUEVILLE, indiquant la gauche.
Ce fiacre qui se dirige vers la Madeleine...
FLAVIGNY.
L’imbécile !... il y a un malentendu... il faut que je le rejoigne... Vite ! une voiture !
Il sort par la gauche en appelant.
Cocher !... cocher !...
Criqueville appelle aussi.
Scène X
CRIQUEVILLE, ANTOINE, LE GARÇON, L’ANGLAIS, qui rentre et se place à la table de gauche, UN COMMISSIONNAIRE, UN BOURGEOIS
CRIQUEVILLE.
Et de trois !... ils ne se mordront pas... voilà une entrevue qui se tourne le dos.
ANTOINE, entrant.
Monsieur... le tailleur vous remercie bien...
À part.
Ma foi ! je me suis commandé un second pantalon... Pristi ! que j’ai faim !
LE GARÇON, qui vient de causer avec l’Anglais, à Criqueville.
Monsieur... c’est encore cet Anglais...
CRIQUEVILLE.
Quoi ?
LE GARÇON.
Il demande si vous voulez manger contre lui.
CRIQUEVILLE.
Ah ! mais il n’a qu’une note... Donne-lui un sou !
Apercevant Antoine et rappelant le garçon.
Non !... ne lui dis rien !
Bas à Antoine.
Antoine ! te sens-tu capable d’un grand appétit ?
L’Anglais monte lentement l’escalier.
ANTOINE.
Ah ! monsieur, je mangerais un bœuf !
CRIQUEVILLE.
Ça suffit... Endosse mon pardessus... Là !... cache ton chapeau...
ANTOINE, à part.
Qu’est-ce qu’il va faire ?
CRIQUEVILLE, à l’anglais, qui s’est rapproché.
Milord... permettez-moi de vous présenter un jeune banquier...
Bas à Antoine.
Cache ton chapeau !
Haut.
Qui brûle de se mesurer avec vous...
L’ANGLAIS, redescendant à Antoine.
Haô ! vous vôlez manger contre moa, vô ?
ANTOINE.
Dans ce moment, monsieur, je mangerais contre mon père...
CRIQUEVILLE.
Le premier rassasié payera la carte... tu entends !
ANTOINE, frappant son gousset.
Je suis doublement tranquille !
L’ANGLAIS, à Antoine.
Je avais déjà fait crever deux amis à moâ...
Lui indiquant l’entrée du café.
À votre tour !
ANTOINE.
Après vous !
L’ANGLAIS, au haut du perron.
Garçonne ! rosbeef pour houit !
Antoine et l’Anglais entrent dans le café.
CRIQUEVILLE, seul.
Qu’on dise que je ne nourris pas mes gens !... Allons ! voilà une bonne journée... Aujourd’hui, j’ai semé... à demain la récolte... Qu’est-ce que je vais faire en attendant mon groom ?... J’ai envie de prendre une glace !
Tâtant ses poches.
Diable ! vide complet !
Avisant un bourgeois assis à une table à droite.
Que je suis bête !... et ce monsieur... il n’a pas été mis là pour des prunes...
Appelant.
Garçon... une vanille...
ANTOINE, ouvrant la fenêtre du café, il a la bouche pleine.
Garçon !... bœuf aux choux... pour huit !
CRIQUEVILLE.
Comme il soutient le pavillon français !
Allant s’asseoir à la table du bourgeois.
Monsieur, après vous, le Constitutionnel ?
LE BOURGEOIS.
Oui, monsieur !
Il veut ôter son chapeau qui est sur la table.
CRIQUEVILLE.
Laissez ! laissez ! il ne me gêne pas !
LE BOURGEOIS.
Oh ! monsieur...
CRIQUEVILLE.
Non, monsieur.
Le garçon apporte la glace.
ACTE IV
Une pièce servant de bureau. À droite, une table à écrire. Cartons, papiers. Près de la table, une chaise avec un coussin mobile. Porte principale au fond. Portes latérales ; sur l’une : Cabinet du directeur, sur l’autre : Administration.
Scène première
KERKADEC, FLAVIGNY, puis MONTDOUILLARD
KERKADEC, tenant des papiers à la main et parlant à la cantonade.
Bien ! monsieur de Saint-Putois... soyez tranquille... ça sera moulé.
Revenant à sa table.
En voilà un directeur de chemin de fer qui m’embête à grande vitesse !
FLAVIGNY, entrant par la porte de l’administration.
Mon ami, voyez si M. de Saint-Putois peut me recevoir.
KERKADEC.
Tout de suite, monsieur.
Il donne une lettre à Flavigny et entre à gauche.
FLAVIGNY, seul, décachetant la lettre.
Ah ! une lettre ! Encore une demande pour cette place d’inspecteur de première classe... elle n’est vacante que depuis hier... il y a déjà quatorze concurrents... Mais je ne puis en disposer sans l’adhésion de mon collègue Saint-Putois... et réciproquement... C’est un duumvirat !
MONTDOUILLARD, entrant par le fond. Nouveau gilet. À la cantonade.
Dites à la voiture de m’attendre.
FLAVIGNY.
Montdouillard !
MONTDOUILLARD.
Vous voilà donc enfin !
FLAVIGNY.
Eh bien, vous êtes gentil !... et notre rendez-vous d’hier ?
MONTDOUILLARD.
Ne m’en parlez pas ; j’ai poursuivi une bête de voiture jusqu’à la Bastille.
FLAVIGNY.
Et moi, jusqu’à la barrière de l’Étoile...
MONTDOUILLARD.
Et qu’est-ce que j’ai trouvé dedans ?... mon tailleur !
FLAVIGNY.
Et moi, un sapeur de 29e de ligne avec une Alsacienne.
MONTDOUILLARD.
Nom d’un petit Mouzaïa !... et mon entrevue manquée !
FLAVIGNY.
J’ai vu le général ce matin... On se trouvera à trois heures chez madame Darbel... Prétextez une visite.
MONTDOUILLARD, étalant son gilet.
Bien !... justement, je suis habillé !
FLAVIGNY.
Comment ! est-ce que vous allez vous présenter avec ce gilet-là ?
MONTDOUILLARD.
Vous ne le trouvez pas joli ?
FLAVIGNY.
Vous avez l’air de promener une planche de tulipes.
MONTDOUILLARD, piqué.
Une planche de tulipes !... Tout le monde n’est pas de votre avis.
À part.
Je suis fâché que Criqueville ne soit pas là.
FLAVIGNY.
Vous venez voir Saint-Putois ?
MONTDOUILLARD.
Oui... j’ai à lui parler de mon emprunt valaque.
KERKADEC, entrant.
Ces messieurs peuvent entrer.
FLAVIGNY.
Allons ! mais, croyez-moi, changez de gilet.
MONTDOUILLARD, à part.
Est-ce qu’il serait jaloux ?
Montdouillard et Flavigny sortent.
Scène II
KERKADEC, CRIQUEVILLE, ANTOINE, puis CATICHE
CRIQUEVILLE, entrant et parlant à Antoine dans la coulisse.
Allons, arrive donc !
ANTOINE, paraît, portant toujours le pardessus de son maître ; il est très pâle.
Voilà, monsieur !
CRIQUEVILLE, à Kerkadec.
M. de Flavigny est-il dans ses bureaux ?
KERKADEC.
Il vient d’entrer chez M. le directeur avec M. Montdouillard.
CRIQUEVILLE.
Tous les deux sont ici ? bravo ?
À part.
Ma dot et ma place !
KERKADEC.
Si vous voulez prendre la peine d’attendre...
CRIQUEVILLE.
Certainement.
Kerkadec sort.
ANTOINE, à part.
Ah ! je ne suis pas à mon aise !... Gredin d’Anglais !
Il s’assied sur une chaise.
CRIQUEVILLE, à Antoine.
Eh bien, qu’est-ce que tu fais là ?
ANTOINE.
Monsieur, je suis mélancolique... j’ai des tristesses d’estomac !
CRIQUEVILLE.
Tu as encore faim ?
ANTOINE, se levant d’un bond.
Oh non ! je n’aurai plus jamais faim !
CRIQUEVILLE.
Il paraît que tu as joliment fonctionné hier ?
ANTOINE.
Il fallait vaincre, monsieur, il fallait vaincre !
CRIQUEVILLE.
Ou périr !
ANTOINE.
Ou payer !... Ah ! monsieur ! quel Anglais !... Si vous l’aviez vu manœuvrer à travers les biftecks, les gigots, les rosbeefs !... haoup !... haoup !
CRIQUEVILLE.
Air : Il me faudra quitter l’empire.
Cette lutte gastronomique
Devait être un coup d’œil charmant !
ANTOINE.
N’ m’en parlez pas ! cet Anglais diabolique
Était affreux ! fantastique ! effrayant !
J’en tremble encor, monsieur, en en parlant.
Dix plats, vingt plats ne paraissaient qu’à peine
Pour s’engloutir dans ses flancs dévorants !...
Et j’me croyais, cauch’mar des moins riants,
Tête à tête avec la baleine,
Au milieu d’un banc de harengs,
Quand ell’ déjeun’ dans un banc de harengs !
Parlé.
Ça entrait ! ça entrait !
CRIQUEVILLE.
Eh bien !... et toi ?
ANTOINE.
Moi, je tenais bon... d’abord ! mais, au bout d’une heure, je commençais à me sentir gonfler dans votre pardessus... on vous l’a fait un peu étroit... pour moi !... L’English me guignait de l’œil... je ne bougeais pas !... Enfin, on apporte le café !... Je me dis : « C’est fini !... » Ah bien, oui !... le gredin commande un vaste plat de haricots... au lard !... Je bondis !... un bouton part... ma livrée paraît !
CRIQUEVILLE.
Maladroit !
ANTOINE.
Au contraire !... ça m’a sauvé !... Milord, se voyant à table avec un domestique, perd tout à coup l’appétit, se lève, me lance un shocking... paye et disparaît... mais trop tard !...
CRIQUEVILLE.
Bah ! tu étais vainqueur !
ANTOINE.
Mais blessé !...
Tristement.
Ah ! je me frictionnerais bien avec une tasse de thé !
CRIQUEVILLE.
Voyons ! du courage !... nous touchons au but.
Avec exaltation.
Antoine, c’est aujourd’hui Marengo !
ANTOINE, grommelant.
Oui, Marengo ! mais, avec tout ça, nous n’avons pas encore vu la couleur d’une pièce de cent sous !
CRIQUEVILLE.
Patience ! car la fable a raison... Tout flatteur vit aux dépens...
ANTOINE.
Il vit, c’est possible !... mais, il ne s’enrichit pas !... il ne s’enrichit pas !... voilà le hic !... nous n’avons pas même de domicile !
CRIQUEVILLE.
Eh bien, et la voiture de mon ami Bartavelle ? on y est fort bien !
ANTOINE.
Dedans ! c’est possible ; mais pas sur le siège !... et puis, un appartement sur roulettes !
CRIQUEVILLE.
Plains-toi donc ! je te loge dans les plus beaux quartiers... boulevard des Italiens !...
ANTOINE.
On y fait un bruit !
CRIQUEVILLE.
Si tu préfères le Marais... parle !... il n’y a qu’un coup de fouet à donner !
ANTOINE.
Vous riez !... mais vous verrez qu’un de ces matins nous nous réveillerons en fourrière... pour n’avoir pas allumé les lanternes !
CRIQUEVILLE.
Sois tranquille !... Dans une heure, notre vagabondage aura cessé ; j’aurai une place, une dot et un logement.
ANTOINE, joyeux.
Ah bah ! et une théière aussi, monsieur !
CATICHE, entrant avec une tasse sur une assiette.
Ousqu’est le cabinet de Monsieur à présent ?
CRIQUEVILLE.
Ma payse !... Te voilà ici, toi ?
CATICHE.
Oui, monsieur, les autres m’ont fichue à la porte... Y me commandent des crèmes aux olives, et des canards au chocolat ; et y n’en veulent plus !
ANTOINE.
Pauvre fille !
CATICHE.
Mais ils m’ont payé mes huit jours... ça fait deux fois qu’on me les paye depuis hier !
CRIQUEVILLE.
Seize jours en vingt-quatre heures !... Elle va bien.
ANTOINE.
Elle a trouvé une bonne ficelle, la Picarde !
CATICHE.
Je cherche le cabinet de mon maître pour lui porter son thé.
ANTOINE.
Du thé !!!
Il prend la tasse et boit.
CATICHE.
Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc ?
ANTOINE, après avoir bu.
Ah ! ça va mieux !
CATICHE.
Faut que j’aille en chercher d’autre.
ANTOINE.
Tu en as d’autre ?
CATICHE.
Dans la cuisine.
ANTOINE.
Je ne te quitte pas !... Viens, je te raconterai mes malheurs ! Gredin d’Anglais !
Ils entrent dans la cuisine.
Scène III
CRIQUEVILLE, MONTDOUILLARD
MONTDOUILLARD, sortant du cabinet et parlant à la cantonade.
C’est bien, cher ami, c’est convenu !
CRIQUEVILLE, à part.
Montdouillard !... Voici le moment de passer à la caisse.
MONTDOUILLARD.
Tiens ! Criqueville !... je suis bien aise de vous voir...
À part.
Je ne suis pas fâché de savoir ce qu’il pense de mon gilet.
Il ouvre son habit.
CRIQUEVILLE.
Quelle figure radieuse !
MONTDOUILLARD.
Oui, je quitte Saint-Putois ; il a presque consenti à se laisser nommer président du conseil d’administration de mon emprunt valaque... C’est un nom dans la finance ! nous sommes capables de monter encore de quinze francs.
CRIQUEVILLE.
Et cent... ça fait cent quinze !
MONTDOUILLARD.
Exactement !
À part.
C’est drôle, il ne me dit rien de mon gilet !
Il ouvre davantage son habit.
CRIQUEVILLE.
Mon cher ami... j’ai une petite demande à vous adresser... Vous avez eu l’obligeance, hier, de m’offrir quelques-unes de vos éventualités valaques !...
MONTDOUILLARD.
Je ne m’en dédis pas.
CRIQUEVILLE.
Si ce n’est pas indiscret, j’en prendrai mille.
MONTDOUILLARD.
Très bien !
Tirant son carnet.
Je vais vous faire votre bordereau... Nous disons : mille à cent quinze francs...
CRIQUEVILLE.
Plaît-il ?
MONTDOUILLARD.
Mettons-les à cent francs... ça fait cent mille francs que vous me devrez.
CRIQUEVILLE.
Comment, cent mille francs ?
MONTDOUILLARD.
Pour la prime... la prime !...
CRIQUEVILLE.
Pardon ! je croyais que vous me les aviez offertes au pair ?
MONTDOUILLARD.
Au pair ! moi ? mais je ne vends au pair... que les actions qui sont au-dessous du pair... Il est bon, le petit !
CRIQUEVILLE, à part.
Que je suis bête ! j’ai oublié...
S’extasiant sur le gilet de Montdouillard.
Ah ! oh ! c’est un nouveau ! il est encore plus joli que celui d’hier !...
MONTDOUILLARD.
Là... franchement ?
CRIQUEVILLE.
Délicieux !
MONTDOUILLARD.
Ça ne ressemble pas un peu ?...
CRIQUEVILLE.
À quoi ?
MONTDOUILLARD.
À une planche de tulipes ?
CRIQUEVILLE.
Par exemple ! quelle calomnie !...
À part.
Pour les tulipes !
MONTDOUILLARD, à part, flatté.
Bon petit garçon !
Fouillant à sa poche et en tirant un billet.
Tenez, si vous voulez aller à l’Hippodrome... on m’a donné deux places.
CRIQUEVILLE.
Merci...
Lui prenant le bras.
Voyons, Sulpice, vous ne me refuserez pas ces mille actions au pair ?
MONTDOUILLARD, se dégageant.
Jamais, de la vie !
CRIQUEVILLE.
Pour un ami !
MONTDOUILLARD.
Des amis de cent mille francs ! merci !
Offrant son billet.
Si vous voulez aller à l’Hippodrome...
CRIQUEVILLE.
Eh ! l’Hippodrome...
MONTDOUILLARD.
Bonjour ! j’ai rendez-vous à trois heures...
À part.
Mon entrevue...
CRIQUEVILLE.
Il s’en va !
Courant après lui.
Montdouillard !
MONTDOUILLARD.
Je suis pressé !...
À part, en sortant.
Mille valaques au pair !... Il est bon, le petit !
Il sort par le fond.
Scène IV
CRIQUEVILLE, puis FLAVIGNY
CRIQUEVILLE, seul.
Refusé !... Sapristi !...
Se promenant.
Voyons donc ! voyons donc !... Est-ce que le bon La Fontaine aurait radoté à la face du grand siècle ?... Non ! je m’y suis mal pris !... Je n’ai joué qu’un petit air... j’aurais dû chanter un grand morceau !... Pour cent mille francs... il faut un grand morceau !... Flavigny... nous allons voir !
FLAVIGNY, entrant.
Je ne me trompe pas... Monsieur de Criqueville !
CRIQUEVILLE.
Vous avez daigné m’inviter à venir vous troubler dans vos graves travaux, et, vous le voyez... j’abuse déjà de l’invitation.
FLAVIGNY.
Abuser ?... je vous en défie !
CRIQUEVILLE.
Peut-être... car je viens vous demander un service.
FLAVIGNY.
Il est rendu !
CRIQUEVILLE, lui serrant la main.
Ah ! monsieur de Flavigny !
À part.
À la bonne heure... avec les gens comme il faut, c’est tout plaisir !...
FLAVIGNY.
Je vous écoute.
CRIQUEVILLE.
Je tremble que vous ne trouviez ma requête un peu... indiscrète !
À part.
Il va me répondre que non.
FLAVIGNY.
Indiscrète ?... de votre part, c’est impossible !
CRIQUEVILLE.
Ah ! monsieur de Flavigny !...
À part.
Là !... qu’est-ce que je disais !
FLAVIGNY.
Je n’ai pas oublié notre conversation d’hier... vous y avez développé des vues si justes, des appréciations si vraies...
CRIQUEVILLE, à part.
Je crois bien !... j’ai abîmé tout le monde, excepté lui.
FLAVIGNY.
Parlez !... ce sera pour moi, un rare bonheur de pouvoir obliger un aussi galant homme.
CRIQUEVILLE.
J’arrive au fait... Mon cher monsieur de Flavigny, j’ai résolu d’occuper mes loisirs, de les consacrer à un travail sérieux, productif...
FLAVIGNY.
Vous ?
CRIQUEVILLE.
Je ne rougis pas d’ajouter que ma fortune... assez bornée... m’en fait une nécessité.
FLAVIGNY, à part.
Tiens ! je le croyais riche !
Il place sur sa tête le chapeau que jusqu’alors il tenait à la main.
Vous permettez, je prends froid.
CRIQUEVILLE.
Par exemple !... je viens donc, sans préambule, vous demander une place dans votre administration... car je n’en accepterais pas ailleurs... c’est sous un maître tel que vous que je veux...
FLAVIGNY.
Et avez-vous fixé votre choix ?
CRIQUEVILLE.
J’ai appris qu’une place d’inspecteur de première classe était vacante...
FLAVIGNY, réprimant un premier mouvement de surprise.
Ah !... vous savez que c’est une place de dix mille francs ?
CRIQUEVILLE, vivement.
Dix mille francs !... je l’ignorais.
Gaiement.
Mais ce chiffre n’atténue en rien mon vif désir de l’obtenir.
FLAVIGNY.
Vraiment !
À part.
Il ne doute de rien, ce petit monsieur !
Haut.
Je serais très heureux... certainement... de pouvoir vous dire, à l’instant même : Entrez en fonctions... mais cette nomination ne dépend pas de moi seul... il faut deux signatures, la mienne et celle de M. de Saint-Putois...
CRIQUEVILLE, vivement.
Donnez-moi toujours la vôtre, elle doit être prépondérante...
FLAVIGNY.
Non.
CRIQUEVILLE.
Modestie ! est-ce qu’on peut refuser quelque chose à l’auteur du fameux rapport du 2 janvier...
FLAVIGNY.
Permettez !...
CRIQUEVILLE.
Cette œuvre si lucide ! si remarquable ! si éloquente ! si... Tenez, voilà une plume et de l’encre...
FLAVIGNY.
Vous le voulez ?... avec plaisir !...
Il va au bureau de l’employé et écrit un mot qu’il cachette.
CRIQUEVILLE, à part.
Je l’ai étourdi ! Je lui ai mis la tête sous l’aile !
FLAVIGNY, à part.
Il ne comprend rien ; ce garçon-là !...
Lui remettant le billet.
Voici...
CRIQUEVILLE.
Monsieur de Flavigny !... si jamais je puis vous rendre un service... disposez de moi.
FLAVIGNY.
Merci ! merci !
À part.
En voilà un que je ferai consigner.
Il entre à droite.
Scène V
CRIQUEVILLE, KERKADEC, puis SAINT-PUTOIS
CRIQUEVILLE.
Allons ! j’ai la première moitié de ma place, il s’agit de conquérir la seconde.
À Kerkadec, qui entre.
Mon garçon, annoncez-moi chez M. le directeur.
KERKADEC.
Impossible ! il ne veut recevoir personne.
CRIQUEVILLE.
Comment ?
KERKADEC.
C’est l’ordre.
CRIQUEVILLE, à part.
Ah diable ! échouer contre une porte fermée !... ce serait trop bête.
Haut.
J’ai rendez-vous... il m’attend.
KERKADEC.
Ah ! c’est différent... c’est que, voyez-vous, quand on le dérange... il est grincheux... comme tous les bossus au reste.
Il entre chez Saint-Putois.
CRIQUEVILLE, seul.
Il est bossu !... il est bossu !... si j’avais pu prévoir ça !...
Apercevant le coussin sur la chaise de l’employé.
Oh ! quel trait de génie !
Il le prend et se le fourre dans le dos.
Similia similibus !... La flatterie homéopathique.
SAINT-PUTOIS, entrant et grognant.
C’est insupportable ! on ne peut pas être un moment tranquille !
CRIQUEVILLE.
Pardon, monsieur !...
SAINT-PUTOIS, brusquement.
Voyons, monsieur, que voulez-vous ?
Apercevant la bosse de Criqueville.
Ah !... tiens, tiens !
Très doucement.
Eh bien, parlez donc, mon ami... ne craignez rien...
CRIQUEVILLE, à part.
Son ami !... ça opère !...
Haut.
Je vois que je suis venu dans un moment inopportun... je vais me retirer...
SAINT-PUTOIS.
Du tout !... Restez donc !...
À part.
Elle est beaucoup plus forte que la mienne.
CRIQUEVILLE.
Vous allez me trouver bien audacieux, moi un étranger, un inconnu...
SAINT-PUTOIS, qui n’a cessé de regarder le dos de Criqueville.
Pardon !... est-ce de naissance ou d’accident ?
CRIQUEVILLE.
Vous voulez parler de... ?
SAINT-PUTOIS.
Oui.
CRIQUEVILLE.
C’est de naissance.
SAINT-PUTOIS.
Moi aussi.
CRIQUEVILLE.
Quoi ?
SAINT-PUTOIS.
Vous n’avez pas remarqué ?... j’ai une épaule un peu plus... forte que l’autre.
CRIQUEVILLE.
Ah bah !... vous ?
Après avoir regardé.
Laquelle ?
SAINT-PUTOIS.
Comment !...
À part.
Le fait est qu’à côté de lui, ça ne paraît pas... Il a l’air d’un très brave garçon !...
Haut.
Voyons, contez-moi votre affaire... Tenez, asseyez-vous.
Ils s’asseyent en face l’un de l’autre. Profil au public.
CRIQUEVILLE, à part.
Nous devons être bons à prendre au daguerréotype.
SAINT-PUTOIS.
Allez, je vous écoute...
CRIQUEVILLE.
Monsieur de Saint-Putois... j’ai vingt-six ans... quelques études... de la bonne volonté...
SAINT-PUTOIS.
Oui.
À part.
J’ai un plaisir extrême à le regarder... ça m’efface !
CRIQUEVILLE.
Ma première idée fut de me lancer dans la carrière militaire.
SAINT-PUTOIS.
Ah !
CRIQUEVILLE.
Mais le conseil de révision...
SAINT-PUTOIS.
Je comprends !... Vous n’auriez jamais pu porter le sac.
CRIQUEVILLE.
Alors je dus songer à me créer une autre position...
SAINT-PUTOIS, à part, le regardant.
Mais est-il réussi, ce gaillard-là... est-il réussi !
CRIQUEVILLE.
Dois-je vous le dire ?... mon rêve... mon espoir serait d’entrer dans l’administration que vous dirigez avec une supériorité...
SAINT-PUTOIS.
Je puis me flatter d’en être une des principales colonnes.
CRIQUEVILLE, à part.
Une colonne torse !
SAINT-PUTOIS.
C’est à merveille ! j’ai justement besoin d’un surnuméraire...
CRIQUEVILLE.
Pardon... quelques personnes m’ont fait espérer que je pourrais porter mes vues plus haut.
SAINT-PUTOIS.
Ah ! vous avez de l’ambition ! c’est très bien ! et si quelque emploi devient disponible...
CRIQUEVILLE.
Il y en a un.
SAINT-PUTOIS.
Lequel ?
CRIQUEVILLE.
La place d’inspecteur de première classe.
SAINT-PUTOIS, se levant.
Diable ! comme vous y allez !
CRIQUEVILLE, se levant.
Soutenu par vos conseils, j’espère...
SAINT-PUTOIS.
Certainement... quant à moi, je n’y vois pas d’obstacle... je vous préfère même à tous les autres.
KERKADEC, qui est entré, cherchant son coussin.
Tiens !
CRIQUEVILLE, inquiet, à part.
Saprelotte !
KERKADEC, cherchant son coussin.
Où donc est-il passé ?
SAINT-PUTOIS, à part.
Au moins il ne fera pas la cour à ma femme, celui-là !
CRIQUEVILLE, inquiet, à part.
Et l’autre qui cherche son coussin !
SAINT-PUTOIS.
Mais vous savez... je ne puis disposer seul de cet emploi ; il faut l’adhésion de mon collègue, M. de Flavigny...
CRIQUEVILLE.
N’est-ce que cela ?...
Offrant vivement sa lettre.
Voici son apostille.
SAINT-PUTOIS.
Déjà ? Eh bien, tant mieux ! Voyons !...
À part, décachetant la lettre.
Ces bossus sont malins !
KERKADEC, cherchant partout.
Sapristi !... on me l’a volé !
CRIQUEVILLE, s’éloignant de Kerkadec.
Que le diable t’emporte, toi !
SAINT-PUTOIS, à part, après avoir lu la lettre.
Ah ! le pauvre garçon ! c’est dommage.
Il froisse le papier et le jette à terre.
CRIQUEVILLE, à Saint-Putois.
Eh bien, monsieur ?
SAINT-PUTOIS.
Eh bien, monsieur, c’est impossible !
CRIQUEVILLE.
Comment ?
SAINT-PUTOIS.
Il y a des obstacles ! des montagnes !
Se dirigeant vers son cabinet.
Désolé, mon cher ! désolé !
Il rentre dans son cabinet.
CRIQUEVILLE.
Mais, monsieur...
Abasourdi. Redescendant.
Pourquoi ça ?
Scène VI
CRIQUEVILLE, KERKADEC, puis FLAVIGNY, puis MONTDOUILLARD, puis ANTOINE
KERKADEC, apercevant la bosse de Criqueville.
Ah ! cette bosse que vous n’aviez pas en entrant !
CRIQUEVILLE.
Te tairas-tu !
KERKADEC.
C’est vous !... vous qui l’avez dans le dos.
CRIQUEVILLE.
Tiens !... le voilà, ton coussin ; il n’est bon à rien !...
Il le lui rend. À part.
Éconduit ! après la recommandation de Flavigny !
Il ramasse la lettre.
La voilà !... il sera furieux ! ce pauvre ami !...
Lisant.
« N’accordez pas... » Hein ?... « N’accordez pas... » Ça y est !... Oh ! les amis !... Et pourtant, lui ai-je cassé l’encensoir sur le nez à celui-là !
FLAVIGNY, à droite, cantonade.
Joseph, fermez mon bureau.
CRIQUEVILLE, allant à lui.
Ah ! monsieur, je vous cherchais !
FLAVIGNY.
Pourquoi ?
CRIQUEVILLE.
Pour ne pas vous remercier.
Il lui montre la lettre.
FLAVIGNY, avec calme.
Ah ! vous avez lu ? Que voulez-vous, mon cher ! La place est promise à une personne que j’ai le plus grand intérêt à ménager.
CRIQUEVILLE.
Moi que me croyais votre ami !
FLAVIGNY.
Certainement, je vous aime beaucoup ! je vous trouve charmant, complaisant, complimenteur même !... mais, dans ce monde, il ne suffit pas de dire : « Ah ! le joli gilet ! ah ! le beau cheval ! ah ! le magnifique rapport ! » pour obtenir des places de dix mille francs !... Non, ce serait trop facile !...
CRIQUEVILLE.
Permettez, monsieur...
FLAVIGNY.
Dans le siècle où nous vivons, il y a une chose qui ne se laisse pas séduire aisément... c’est l’argent !... La pièce de cent sous !... elle n’a pas d’oreilles, pas d’amour-propre... on ne la flatte pas, elle... on la place !... Quant à ces charmantes adulations qui nous font plaisir, j’en conviens... nous avons pour les payer ce que nous appelons la petite monnaie...
CRIQUEVILLE.
La petite monnaie ?
FLAVIGNY.
Oui, les cigares, les dîners, les billets de spectacle...
CRIQUEVILLE, à part.
L’Hippodrome !
FLAVIGNY.
Quant à la grosse monnaie, c’est une autre affaire !... Nous la gardons.
CRIQUEVILLE.
Pour qui ?
FLAVIGNY.
Mais... pour ceux qui peuvent servir nos intérêts ou pour ceux qui peuvent y nuire... ceux que nous craignons !
CRIQUEVILLE.
Ah !... Merci de la leçon, monsieur, j’en profiterai.
À lui-même, avec découragement.
Allons, je me suis trompé de route !... je n’ai plus qu’à reprendre mon bout de cigare !... c’est triste !... un cigare qu’on rallume... ce n’est jamais bon !
MONTDOUILLARD, entrant radieux, à Flavigny.
Ah ! mon ami, embrassez-moi !
FLAVIGNY.
Qu’y a-t-il ?
MONTDOUILLARD.
Je quitte le général... mon entrevue...
CRIQUEVILLE.
Hein ?
MONTDOUILLARD.
La demoiselle est charmante ! et demain, au bal de madame Darbel, je commence ma cour.
CRIQUEVILLE, à part.
Demain !... Clotilde serait la femme de ce paquet de gilets ! Oh ! non, je lutterai ! je combattrai !... mais comment ?
ANTOINE, entrant.
Monsieur, la voiture est en bas.
MONTDOUILLARD.
Dînez-vous avec nous ?
CRIQUEVILLE, sèchement.
Merci !
MONTDOUILLARD.
Comme vous voudrez...
Prenant le bras de Flavigny et l’emmenant.
N’a-t-il pas eu l’aplomb de me demander mille valaques au pair !
FLAVIGNY.
Et à moi, une place de dix mille francs !
MONTDOUILLARD.
Ah ! il est bon, le petit !...
Ils sortent en riant.
CRIQUEVILLE, à lui-même, pensif.
La grosse monnaie, on la garde pour ceux qui se font craindre...
ANTOINE, à Criqueville.
Monsieur, qui allons-nous flatter maintenant ?
CRIQUEVILLE, avec éclat.
Personne !... Nous ne flattons plus... nous mordons !...
ANTOINE.
Ah ! je n’ai pas d’appétit !
CRIQUEVILLE.
Moi, j’en ai pour deux... Suis-moi !
Ils remontent.
ACTE V
Un salon disposé pour un bal, chez madame Darbel. Un guéridon à gauche, avec ce qu’il faut pour écrire. Trois portes au fond. Portes latérales.
Scène première
MADAME DARBEL, FLAVIGNY, BARTAVELLE, ARTHUR, INVITÉS des deux sexes, puis RENAUDIER
Au lever du rideau, les invités et tous les autres personnages arrivent, madame Darbel va au-devant d’eux et les salue.
CHŒUR.
Air : Polka hussarde (Hervé).
Le bal joyeux nous appelle,
Empressons-nous d’obéir,
Ne nous montrons pas rebelles
Au doux attrait du plaisir.
MADAME DARBEL.
Ah ! messieurs !... venir si tard à mon bal... je ne pardonne point cela.
FLAVIGNY.
Souffrez, madame, qu’on plaide les circonstances atténuantes.
BARTAVELLE.
La mienne est dans les cinquante lieues que je viens de faire pour assister à votre charmante soirée.
FLAVIGNY.
La mienne dans ce bouquet qui n’arrivait pas... et que je tenais à vous offrir.
ARTHUR.
La mienne, madame...
MADAME DARBEL, prenant le bouquet.
J’accepte les fleurs... mais non les excuses, et j’impose une amende aux coupables... en leur annonçant, pour minuit, une quête au profit des pauvres.
FLAVIGNY.
Prenez garde ! vous encouragerez la paresse !
ARTHUR.
Ah ! très joli !... j’allais le dire.
FLAVIGNY, à Arthur.
Monsieur ?...
ARTHUR.
J’allais le dire !...
Madame Darbel cause bas avec les invités.
MADAME DARBEL, apercevant Renaudier qui vient des salons.
Ah ! le général !
RENAUDIER, saluant.
Madame...
MADAME DARBEL.
Et notre chère Clotilde... ne l’avez-vous pas amenée ?
RENAUDIER.
Elle est dans le petit salon avec sa tante.
MADAME DARBEL.
Mais nous n’avons pas encore vu le jeune fiancé.
RENAUDIER.
Le sieur Montdouillard...
FLAVIGNY.
Il essaye sans doute ses gilets.
ARTHUR.
Ah ! très joli ! j’allais le dire.
FLAVIGNY.
Monsieur ?
ARTHUR.
J’allais le dire.
FLAVIGNY, à part.
Il est insupportable, ce monsieur.
Musique dans les salons.
MADAME DARBEL.
L’orchestre !... Messieurs, je vous recommande ces dames.
BARTAVELLE, à part.
Il faut absolument que je retrouve Criqueville... j’ai besoin de ma voiture.
Reprise du chœur.
Même air.
Le bal joyeux nous appelle,
Etc.
Renaudier, Arthur, Bartavelle et tous les invités passent dans les salons.
Scène II
FLAVIGNY, MADAME DARBEL, puis MONTDOUILLARD
MADAME DARBEL, à Flavigny qui demeure.
Eh bien, monsieur de Flavigny... qu’attendez-vous ?
FLAVIGNY.
Mais... le prix de mon bouquet.
MADAME DARBEL, lui donnant sa main qu’il baise.
Monsieur, ce n’est pas bien, vous spéculez sur les fleurs.
MONTDOUILLARD, en dehors.
Nom d’un Mouzaïa !...
MADAME DARBEL, retirant vivement sa main.
Silence ! on vient !...
Montdouillard paraît. Toilette magnifique, gilet ébouriffant.
MONTDOUILLARD.
Cette fête est charmante !
FLAVIGNY.
Eh ! c’est le berger Némorin !
MADAME DARBEL.
Beau comme un soleil !
MONTDOUILLARD, saluant.
Madame... Franchement, comment me trouvez-vous ?
FLAVIGNY.
Horriblement beau !
MONTDOUILLARD.
Oui... j’aime ce qui est simple.
MADAME DARBEL.
On le voit !... Ah ! mon Dieu ! mais vous portez des odeurs ?
MONTDOUILLARD, avec contentement.
Tant soit peu !... tant soit peu !...
FLAVIGNY, à part.
C’est à ouvrir les fenêtres... et à le prier de passer !...
MONTDOUILLARD.
C’est une eau que je fais composer exprès pour moi... l’eau Montdouillard... Allez chez Lubin, mon parfumeur... il ne vous en donnera pas.
FLAVIGNY, à part.
Je l’espère bien.
MONTDOUILLARD.
J’aime à m’en arroser quand je vais dans le monde... c’est bien porté... et ça enivre les femmes !
MADAME DARBEL.
Les femmes ?
FLAVIGNY.
Voilà un pluriel qui paraîtrait fort singulier à votre prétendue.
MONTDOUILLARD, vivement.
Est-ce qu’elle est arrivée ?
MADAME DARBEL, avec reproche.
Avant vous, monsieur !
MONTDOUILLARD.
C’est la faute de mon coiffeur... Je cours implorer mon pardon.
Il sort précipitamment par la gauche.
Scène III
FLAVIGNY, MADAME DARBEL, puis CRIQUEVILLE
MADAME DARBEL.
Ce pauvre M. Montdouillard !... son bonheur lui donne presque de l’esprit !
FLAVIGNY.
Que ne m’est-il permis d’en avoir aux mêmes conditions !
Criqueville entre et reste au fond, à droite.
MADAME DARBEL.
Patience !... Personne ne doit connaître encore nos projets de mariage.
CRIQUEVILLE, à part.
Leurs projets de mariage ?... tiens !
MADAME DARBEL.
Et c’est pourquoi je vous abandonne... au malheur et à la solitude.
FLAVIGNY.
Oh ! déjà !...
MADAME DARBEL, prenant un journal sur le guéridon.
Ah ! tenez ! ceci pourtant pourra vous égayer.
FLAVIGNY.
Un journal ?
MADAME DARBEL.
Contenant un article affreux contre vous... On attaque vos capacités administratives.
FLAVIGNY.
Comment ?
MADAME DARBEL.
Plaignez-vous donc, ingrat... vous avez des envieux !
Elle entre au bal.
Scène IV
FLAVIGNY, CRIQUEVILLE
FLAVIGNY, ouvrant le journal.
Voyons cet article...
Cherchant la signature.
Signé Z... Je ne connais pas... ça doit cacher un de mes amis...
Haut.
« Nous venons de lire jusqu’au bout le soporifique rapport, présenté à ses actionnaires par M. de Flavigny... » – Ça commence bien ! – « Style pauvre et obscur, vues étroites et banales... assurance et médiocrité, telle est cette pièce curieuse ! monument mémorable de la haute incapacité de certains administrateurs qui n’ont que l’utile talent de savoir imposer leur nullité sonore aux Gogos de nos jours ! »
Pliant le journal.
Très gracieux... juste le contre-pied des compliments dont m’écrasait hier mon bon ami de Criqueville !... Je serais bien charmé de connaître le nom de ce M. Z...
CRIQUEVILLE, qui s’est approché doucement.
C’est moi !
FLAVIGNY, étonné.
Comment ?
CRIQUEVILLE.
Oui, je suis un peu journaliste.
FLAVIGNY.
Journaliste ?... oh non !...
Très doucement.
Coupe-jarret !...
CRIQUEVILLE.
Monsieur de Flavigny !...
FLAVIGNY, avec calme et noblesse.
Monsieur de Criqueville... il y a deux manières de mordre... celle du lion et celle du serpent... Je crois que M. Z... n’a pas choisi la bonne... Dites-lui de ma part qu’il a pris un mauvais moyen pour obtenir sa place... Je lis souvent avec bonheur et reconnaissance les critiques loyales et désintéressées... mais, quand elles sont dictées par la haine ou l’intérêt... j’ai pour habitude de n’en faire aucun cas.
Il jette le journal dans le chapeau de Criqueville, s’incline froidement et sort à gauche.
Scène V
CRIQUEVILLE, puis MONTDOUILLARD, puis RENAUDIER, puis ANTOINE
CRIQUEVILLE, froissant le journal.
Eh bien, tant mieux ! il a raison ! c’est mal, ce que j’ai fait !... c’est grossier ! je ne mérite pas de réussir.
MONTDOUILLARD, traversant rapidement au fond, de gauche à droite, et donnant la main à une dame.
Oui, belle dame !... allez chez Lubin, on ne vous en donnera pas !
CRIQUEVILLE.
Ah ! je m’en veux !...
Il jette le journal dans le feu.
RENAUDIER, lorsque Montdouillard a disparu, traversant également de gauche à droite, flairant et s’arrêtant à la porte du milieu.
Oh ! ça sent la bergamote ! Mon moine est ici !
Il poursuit sa route.
CRIQUEVILLE.
Oh ! je m’en veux... je chercherais querelle à quelqu’un !
MONTDOUILLARD, au dehors.
Oh ! la première... je vous en prie !
CRIQUEVILLE, à part.
Montdouillard... Ah ! je vais me soulager.
MONTDOUILLARD, entrant par la droite.
Ah ! ma foi, ma future est charmante ! délicieuse ! enivrante !
Apercevant Criqueville.
Hé ! bonjour, petit !
Se plaçant devant lui et étalant son gilet.
Eh bien, qu’est-ce que vous dites de mon vingt-troisième ?...
CRIQUEVILLE, savourant ses mots.
Horrible ! hideux ! ridicule !...
MONTDOUILLARD, stupéfait.
Ridicule !...
CRIQUEVILLE.
Vous avez l’air d’un vieux fauteuil Louis XV... fané !
MONTDOUILLARD.
Fané !
CRIQUEVILLE, à part.
Ah !... ça fait du bien de dire un peu ce qu’on pense !
MONTDOUILLARD.
Ah ! je comprends !
CRIQUEVILLE.
Non ! ça n’est pas possible !
MONTDOUILLARD.
Je vous dis que je comprends... c’est parce que je vous ai refusé des actions de mon emprunt valaque.
CRIQUEVILLE.
Ah ! votre emprunt !... vous ne le tenez pas encore.
MONTDOUILLARD.
Non, mais dans trois jours... Nous n’avons pas de concurrents.
CRIQUEVILLE.
Qui sait ?...
MONTDOUILLARD, très inquiet.
Hein ?... qu’est-ce que vous dites ?
CRIQUEVILLE.
D’ici là... une autre compagnie peut se former.
MONTDOUILLARD.
Petit... vous savez quelque chose !
CRIQUEVILLE.
Peut-être.
MONTDOUILLARD, à part, très ému.
Sapristi ! une affaire magnifique...
Haut.
Voyons, Criqueville... parlez... Albert ! mon Albert !...
CRIQUEVILLE.
Non, Sulpice...
MONTDOUILLARD.
Nous déjeunerons demain ensemble.
CRIQUEVILLE, froidement.
Merci ! je ne déjeune plus !
On entend l’orchestre.
MONTDOUILLARD, vivement.
Allons, l’orchestre !... nom d’un petit Mouzaïa !... et moi qui ai invité ma prétendue.
À Criqueville.
Je vais revenir, je vais revenir !...
CRIQUEVILLE.
Je n’y tiens pas !
MONTDOUILLARD, à part.
Une autre compagnie !... quelle tuile !...
Il sort très agité par le fond, à gauche.
RENAUDIER, venant des salons par la porte de droite, et aspirant l’air.
Toujours la bergamote !... il est ici !... Ah ! par là !
Il disparaît par la porte où Montdouillard est sorti.
CRIQUEVILLE, seul.
Qu’est-ce qu’il renifle donc, le beau-père ?... Mais ça ne va pas du tout... pas de dot, pas de place !... Je mords... mais je mords dans le vide !
Scène VI
CRIQUEVILLE, ANTOINE, puis FLAVIGNY
Antoine entre par le fond avec un plateau de rafraîchissements.
CRIQUEVILLE, l’apercevant.
Antoine !... qu’est-ce que tu fais ici, toi ?
ANTOINE.
Parlons bas, monsieur, parlons bas ; où est madame Darbel ?
CRIQUEVILLE.
Qu’est-ce que tu lui veux ?
ANTOINE.
Chut ! je suis chargé d’une mission secrète.
CRIQUEVILLE.
Toi ?
ANTOINE.
Vous savez bien, la Picarde ?... Le bossu lui a payé ses huit jours...
CRIQUEVILLE.
Qu’est-ce que ça me fait ?...
ANTOINE.
Elle cuisine, provisoirement, chez la danseuse de votre ami Bartavelle...
CRIQUEVILLE.
Mauviette ?
ANTOINE.
Non, Pichenette... Ah ! voilà une demoiselle pas regardante ; elle m’a promis vingt francs, rien que pour porter ce petit paquet de lettres à madame Darbel.
CRIQUEVILLE, à part.
Tiens !...
ANTOINE.
Ça n’est pas lourd... mais, quand une femme veut se revenger...
CRIQUEVILLE.
Se venger... et de qui ?... Donne.
Il lui arrache le paquet de lettres.
ANTOINE, voyant Criqueville déplier une lettre.
Ah ! oui !... lisez-m’en un peu !
CRIQUEVILLE, à part.
Cette signature ?... je ne me trompe pas !
Il met les lettres dans sa poche.
ANTOINE.
Comment, monsieur, vous les gardez ?
CRIQUEVILLE.
Je me charge de les remettre... va-t’en ?
ANTOINE.
Et mes vingt francs ?
CRIQUEVILLE.
Je double tes gages !
ANTOINE.
Lesquels ?
CRIQUEVILLE.
Assez ! laisse-moi !
ANTOINE.
À quelle heure Monsieur rentrera-t-il ce soir ?
CRIQUEVILLE.
Je n’en sais rien !... tu m’ennuies !
ANTOINE.
L’appartement stationnera au coin de la rue Joubert... Monsieur trouvera son bougeoir dans la lanterne.
CRIQUEVILLE.
C’est bien ! c’est bien !
Antoine sort par la droite.
FLAVIGNY, dans le second salon, aux invités.
Eh bien, messieurs... et le souper qui nous attend ?
CRIQUEVILLE, à part.
Le voici !
Haut, s’approchant.
Un mot, monsieur de Flavigny !...
Scène VII
CRIQUEVILLE, FLAVIGNY
FLAVIGNY.
À moi, monsieur ?
CRIQUEVILLE.
Monsieur, quand un galant homme a des torts, le meilleur moyen de les effacer... c’est de les reconnaître... Je reconnais les miens... Quant à ce... méchant article... je vous prie de l’oublier... il est au feu !
FLAVIGNY.
Vous avez quelque chose à me demander ?
CRIQUEVILLE.
C’est vrai.
FLAVIGNY.
Une place ?
CRIQUEVILLE.
Plus tard... mais d’abord un conseil.
FLAVIGNY.
Malgré ma haute incapacité ?
CRIQUEVILLE.
Oh !... c’est brûlé !
FLAVIGNY.
Voyons !
CRIQUEVILLE.
Il vient de me tomber sous la main... une correspondance assez compromettante... écrite à une danseuse...
FLAVIGNY.
Ah !
CRIQUEVILLE.
Une danseuse intitulée Mauviette... non, Pichenette !... Vous la connaissez, je crois ?...
FLAVIGNY.
Après, monsieur ?...
CRIQUEVILLE.
Ces lettres sont signées...
FLAVIGNY.
De quel nom ?
CRIQUEVILLE.
Oh ! ne compromettons pas la personne... appelons-la X... Tout à l’heure vous m’appeliez Z... appelons ce monsieur X... c’est très commode, l’alphabet.
Tirant lentement les lettres de sa poche.
Voici la collection.
FLAVIGNY, à part.
Mes lettres !
CRIQUEVILLE.
Permettez-moi de vous en donner lecture... « Cher petit ange... »
FLAVIGNY.
C’est inutile !... est-ce que je ne suis pas libre ?... Est-ce que X... n’est pas libre d’écrire à qui il veut ?... Il est garçon !
CRIQUEVILLE.
Oui, mais il va se marier...
FLAVIGNY, alarmé.
Comment ! vous savez... ?
CRIQUEVILLE.
Oui... je sais comme ça... bien des petites choses...
FLAVIGNY.
Et... que comptez-vous faire ?
CRIQUEVILLE.
Dame !... conseillez-moi... supposez que j’aime... non ! restons dans l’alphabet !... Supposez que Z... aime avec idolâtrie la femme que X... veut épouser.
FLAVIGNY.
Vous ? ce n’est pas possible !
CRIQUEVILLE.
Ah ! permettez !... ceci n’est pas joli pour madame Darbel !... X... est donc mon rival... J’ai une arme contre lui, dois-je m’en servir ?
FLAVIGNY, très agité.
Monsieur, une pareille conduite !
CRIQUEVILLE.
Serait de bonne guerre... Entre rivaux, on se permet de ces petits coups de Jarnac... voyez toutes les comédies !... D’ailleurs, je compte prévenir X... cette fois, je ne veux pas mordre comme un serpent, mais comme un lion... en face !
FLAVIGNY, à part.
Oh ! je ne céderai pas, morbleu ! je ne céderai pas !
CRIQUEVILLE.
Votre opinion ?
FLAVIGNY.
Soit !... je vais vous la donner sincèrement... brutalement, même !
CRIQUEVILLE.
Vous me ferez plaisir...
FLAVIGNY.
Vous vous êtes dit : « M. de Flavigny me refuse une place... que je ne mérite pas... J’ai entre les mains des lettres qui peuvent renverser tous ses rêves de bonheur... Je lui mettrai ces lettres sous la gorge, et je lui demanderai la bourse ou la vie ! »
CRIQUEVILLE, froidement et avec beaucoup de dignité.
Vous êtes dans l’erreur, monsieur... Je ne demande rien à M. de Flavigny... j’ai eu le malheur de l’offenser... je possède une correspondance dangereuse pour lui... je puis m’en servir et je la brûle.
Il allume le paquet de lettres à un flambeau.
FLAVIGNY, étonné et ému.
Comment, monsieur ?... C’est bien, ce que vous avez fait là !
CRIQUEVILLE, ému.
N’est-ce pas ?
FLAVIGNY.
C’est très bien !
Il court au guéridon et écrit.
Scène VIII
CRIQUEVILLE, FLAVIGNY, MONTDOUILLARD, INVITÉS, au fond, dans le second salon
MONTDOUILLARD, apercevant Flavigny qui écrit, et très inquiet.
Que diable fait-il signer à Flavigny ?... Il s’agit de l’emprunt valaque !
FLAVIGNY, remettant un papier à Criqueville.
Monsieur de Criqueville, voici mon adhésion.
MONTDOUILLARD, à part.
Son adhésion ?
FLAVIGNY.
Quant à Saint-Putois, j’en réponds !
MONTDOUILLARD, à part.
Saint-Putois aussi ? il me chipe tous mes souscripteurs !
FLAVIGNY, à Criqueville.
Nous sommes quittes.
CRIQUEVILLE.
Pas encore !
FLAVIGNY.
Comment ?
CRIQUEVILLE.
Votre main ?...
FLAVIGNY, lui serrant la main.
Ah ! de grand cœur !... de grand cœur !
CRIQUEVILLE, à part.
Celui-là... je n’ai plus rien à lui demander, j’en ferai mon ami...
Scène IX
CRIQUEVILLE, MONTDOUILLARD
MONTDOUILLARD, vivement.
Criqueville, je ne suis pas une buse !... Jouons cartes sur table ! Vous montez une compagnie pour me faire concurrence...
CRIQUEVILLE, très étonné.
Moi ?... Ah bah !
MONTDOUILLARD.
Le nierez-vous ?
CRIQUEVILLE, vivement.
Non.
MONTDOUILLARD.
Chut !
Il remonte s’assurer qu’on ne peut entendre.
CRIQUEVILLE.
C’est juste.
Il imite le jeu de scène de Montdouillard.
MONTDOUILLARD, redescendant.
Criqueville, je viens vous proposer une fusion entre nos deux compagnies...
CRIQUEVILLE.
J’y pensais ! Fusionnons-nous... tout de suite.
MONTDOUILLARD.
Faites vos conditions.
CRIQUEVILLE.
Montdouillard, il y a de par le monde un imbécile qui veut épouser celle que j’aime...
MONTDOUILLARD.
Oui... vous me conterez ça demain.
CRIQUEVILLE.
Pour supplanter cet animal, j’aurais besoin d’une petite dot très grassouillette !
MONTDOUILLARD.
Ah ! je comprends ! Criqueville, en affaires, je suis très rond ! je me suis réservé cinq mille actions... je vous en offre deux cents.
CRIQUEVILLE.
Allons donc ! vingt mille francs, c’est une dot de cordonnier !
MONTDOUILLARD.
Quatre cents !
CRIQUEVILLE.
De bottier !
MONTDOUILLARD.
Sapristi !
CRIQUEVILLE.
J’en veux mille... au pair... expliquons-nous bien.
MONTDOUILLARD.
Jamais !
CRIQUEVILLE.
Alors, je ne me fusionne pas... Bonjour !
Il remonte.
MONTDOUILLARD.
Criqueville !
CRIQUEVILLE.
Est-ce convenu ?
MONTDOUILLARD, lui tendant la main.
Vous les aurez demain matin... mais nous sommes fusionnés ?
CRIQUEVILLE.
Jusqu’à la mort !
RENAUDIER, entrant et aspirant l’air.
J’ai encore perdu la piste !
CRIQUEVILLE, à part.
J’ai ma dot !
MONTDOUILLARD, à part.
Quel petit bêta ! j’avais l’ordre d’aller jusqu’à deux mille.
Scène X
CRIQUEVILLE, MONTDOUILLARD, RENAUDIER
CRIQUEVILLE, allant vivement au général.
Ah ! général, j’ai accompli mes travaux d’Hercule... Je suis en mesure, et je vous demande la main de mademoiselle votre fille.
MONTDOUILLARD.
Sacrebleu !... ma femme !...
RENAUDIER, entre eux deux, à Criqueville.
Désolé, mon cher, il est trop tard !...
CRIQUEVILLE.
Trop tard ?...
RENAUDIER.
J’ai promis à...
S’interrompant tout à coup et se tournant vers Montdouillard.
Ah ! sapristi ! ah ! sapristi !
Il arrache le mouchoir que Montdouillard tient à la main et le flaire.
C’est bien ça !
MONTDOUILLARD.
Oui, c’est de la bergamote !
RENAUDIER.
Juste... Ça rime avec botte !
Il se recule et lui lance un coup de pied.
MONTDOUILLARD, poussant un cri.
Aïe !...
Scène XI
CRIQUEVILLE, MONTDOUILLARD, RENAUDIER, MADAME DARBEL, FLAVIGNY, ARTHUR, puis ANTOINE
TOUS.
Qu’y a-t-il ?
RENAUDIER, avec colère.
Il y a que je vous fais part du mariage de ma fille avec M. de Criqueville.
CRIQUEVILLE.
Enfin !
TOUS, étonnés.
Comment ?
MONTDOUILLARD.
Mais, monsieur...
RENAUDIER.
Monsieur... j’ai porté la main sur vous, je suis à vos ordres !
MONTDOUILLARD, avec une grande dignité.
Le pied, monsieur !... Si c’était la main, je vous prie de croire que ça ne se passerait pas comme ça !
ANTOINE, arrivant tout effaré près de Criqueville, qu’on est en train de complimenter.
Monsieur !... on a emporté notre maison !
CRIQUEVILLE, bas.
Prends un fiacre à l’heure.
ANTOINE.
Et de l’argent ?
CRIQUEVILLE.
Nous le garderons jusqu’à demain... À l’ouverture de la Bourse... je réalise !
MONTDOUILLARD, à part, regardant Criqueville.
C’est un homme qui va se lancer, il faut que je m’en fasse un ami.
À Criqueville.
Dieu ! le joli gilet... ah ! le beau gilet.
CRIQUEVILLE, à part, riant.
Ah ! ah ! je la connais, celle-là !
À Montdouillard.
Merci !... je vous donnerai demain un billet d’Hippodrome !...
À Flavigny.
Petite monnaie !
MONTDOUILLARD.
Un billet d’Hippodrome !...
CRIQUEVILLE, à Flavigny.
Eh bien ! mon cher, vous aviez raison, dans ce monde, il n’y a qu’un moyen d’arriver... c’est de se faire craindre !
FLAVIGNY.
J’en connais un meilleur.
CRIQUEVILLE.
Que faut-il donc ?
FLAVIGNY.
Un peu de cœur, et beaucoup de travail.
CRIQUEVILLE, à part.
Décidément, j’en ferai mon ami.
CHŒUR.
Air de Mangeant.
Oui, si, dans ce monde,
L’on veut réussit,
Il faut, à la ronde,
Flatter à plaisir !
CRIQUEVILLE, au public.
Air de Mangeant.
Maître public, dans se stalles perché,
Tenais en ses mains un suffrage ;
Maître l’acteur, par la gloire alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Eh ! bonsoir, public gracieux !
De ce suffrage précieux
Faites trois parts : chacun la sienne ;
Donnez une part aux acteurs,
Une très petite aux auteurs,
Et la meilleure à La Fontaine,
Et la plus belle à La Fontaine.
CHŒUR.
Reprise.
Oui, si, dans ce monde,
Etc.