Jack (Alphonse DAUDET - Henri LAFONTAINE)
Pièce en cinq actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 11 janvier 1881.
Personnages
AMAURY DARGENTON
RIVALS, médecin
JACK, 20 ans
HIR, docteur
LABASSINDRE, 6e basse à l’Opéra
LANDOUZIE, critique influent
MORONVAL, publiciste, ancien maître de pension
DASPRE, sculpteur
CASIMIR, facteur
SCHUBART, poète satirique
CALDELAR, fabuliste
UN DOMESTIQUE
IDA DE BARANCY
LA MÈRE ARCHAMBAUT, servante
CÉCILE, petite-fille de Rivals
DELPHINE DU GARD, invitée
MADAME CALDELAR, invitée
UNE FLEURISTE
UNE PAYSANNE
ACTE I
Une propriété près du village d’Étiolles, sur la lisière de la forêt de Sénart. Le théâtre représente une salle à manger de campagne, rustique, artistique, élégante, très ensoleillée. Bahut surchargé de vieilles faïences, cheminée monumentale, grand fauteuil Henri II ; sur une colonne, le buste du maître de la maison, le poète Dargenton, le cou nu, les cheveux au vent, l’air inspiré, faisant pendant au buste de Gœthe. Au fond, une véranda laissant voir le jardin. Porte à droite et à gauche, escalier extérieur, en bois ouvré, menant aux étages supérieurs. Au lever du rideau, la mère Archambaut met le couvert.
Scène première
LA MÈRE ARCHAMBAUT, UN FACTEUR DE CAMPAGNE
LE FACTEUR, se montrant à la fenêtre jusqu’à mi-corps.
Salut bien, mère Archambaut, la compagnie... Les journaux de M. Dargenton.
Il jette les journaux sur une table.
Y en a t-y... y en a t-y...
LA MÈRE ARCHAMRAUT.
Ah ! c’est pas d’trop... Y en faudrait six fois autant, tellement que le temps l’y dure, à la campagne... Un verre de vin, m’sieu Casimir ?
Elle lui verse à boire.
CASIMIR.
Pourquoi donc pas ? Faut ça pour combattre le chaud...
Il boit.
Ah ! c’est heureux, les riches, de pouvoir s’ennuyer comme ça à leur aise... car enfin v’là beau temps qu’ils sont à Étiolles, vos bourgeois, mère Archambaut ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Approchant les sept ans... c’est l’année que mon pauv’ défunt, qu’était encore garde forestier, a eu son attaque... Ils sont venus voir après la forêt avec leur petit garçon... M. Dargenton disait qu’il voulait un coin ben seul, ben sauvage, que le remuement de la ville était contraire à ses écritures. Alors je leur z’y ai indiqué c’te maison-ci qu’était à louer, à l’orée du bois.
CASIMIR, gravement.
C’est un homme qui travaille de la tête, paraît ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Il travaille ! il travaille !... Y n’en fait pas lourd, allez !... Depuis tant d’années que j’suis à son service, je commence à le connaître... Quand il s’enferme là-haut, dans son espèce de chapelle où qu’il y a du vitrage en couleur... Oh ! il travaille drôlement... Une fois, j’ai mis mon œil à la serrure... pas par curiosité, ben sûr. Eh bien, il était couché tout du long sur un grand coussin qu’il a.
CASIMIR.
Il dormait.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Y dormait en fumant... une longue affaire de pipe en tortillon qui était là à terre à côté de lui... Encore une invention dans le genre de ce grand fauteuil-là
Elle s’assied dedans.
et de ce latin qu’il a mis au-dessus de sa porte... Je vous dis que c’est pas un homme comme les autres, m’sieur Dargenton... Mais le plus drôle, c’est que pendant qu’il est là-haut à tirer sur sa pipe, madame est tout le temps à dire : « Chut !... faisons pas de train, monsieur travaille ! » Quand je dresse la table
Revenue au-dessus de la table.
elle me fait mettre une couverture sous la nappe, crainte que le bruit de la vaisselle le dérange dans ses idées !
CASIMIR.
Une couverture sous la nappe ! Y a que ces Parisiens de Paris pour inventer le diable.
Il lui rend le verre.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! le service n’est pas toujours commode... non pas que ça soye un mauvais homme, mais c’est un homme qui se ronge tant qu’il s’ennuie...
Posant le verre sur la console du fond.
Faut voir quand ses journaux de Paris sont un peu en retard... Il est là, sur la route, qui vous guette, qui marronne... Je ne sais pas quel plaisir il y trouve, à ses journaux... Presque toujours il y a sur la feuille des affaires qui ne lui conviennent pas. Alors c’est des humeurs, des colères... sa crise, comme il l’appelle... tout ça retombe sur la pauv’ mam Argenton et sur moi... Quand nous avions encore not’ petit Jack, c’était lui qui endurait tout, le pauv’ enfant !...
Elle regarde en dehors.
Tiens ! on dirait la voiture du docteur...
CASIMIR, regardant au dehors.
Ma foi, oui, voilà M. Rivals avec mademoiselle Cécile qui arrivent de ce côté.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Comment ! mam’zelle Cécile aussi ?
CASIMIR.
Oui, il l’emmène quelquefois avec lui dans ses tournées... ; c’est sa consolation, à ce pauvre homme.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, face au public.
Ah ! bonnes gens !... en ont-ils eu des malheurs dans cette maison-là... et pas mérités, pour sûr !
Elle va ouvrir la porte du fond.
CASIMIR, à la fenêtre, parlant sur la scène vide.
C’est vrai qu’ils en ont eu plus que leur compte... Ben le bonjour, mère Archambaut, la compagnie...
Il disparaît.
Scène II
LA MÈRE ARCHAMBAUT, CÉCILE, RIVALS, du fond, à droite
LA MÈRE ARCHAMBAUT, debout sur la porte.
Entrez donc, entrez donc, mam’zelle Cécile...
Ils paraissent.
C’est un vrai hasard de vous voir vers chez nous.
CÉCILE.
Ah ! je n’ai plus le temps, ma bonne Archambaut. Je fais des visites avec grand-père... et puis j’ai la maison à tenir.
RIVALS, descend un peu avec Cécile.
Et c’est tenu, je vous en réponds. Bonjour, bonjour, la mère. Vous la trouvez grandie, hein ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Et que ça l’y va ben de grandir. La v’là quasi en âge de se marier.
CÉCILE.
Ah ! mais non... Nous sommes trop bien tous deux comme nous sommes.
RIVALS, ému.
Vrai !... tu ne t’ennuies pas trop toute seule, près de ton vieux bonhomme ?
CÉCILE.
Oh !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Dites donc, mam’zelle Cécile, vous rappelez-vous quand vous veniez jouer ici avec not’ petit Jack... Seigneur Dieu ! que vous étiez-t’y gentils !... et ben faits l’un pour l’autre, ma fine, oui !
CÉCILE, descend un peu.
Oh ! je pense souvent à lui, mère Archambaut.
RIVALS.
Elle y pense toujours... C’est bien pour cela qu’elle ne veut plus venir ici. La maison lui fait trop de peine.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Dieu de Dieu... Un amour de petit blondin fignolet qu’était né pour être ouvrier, comme moi pour être duchesse.
Rivals va et vient au-dessus, examine la table qui est préparée.
Dire qu’ils l’ont envoyé dans les usines.
CÉCILE.
Comme il doit être malheureux !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! si j’avais été sa mère, jamais on n’aurait vu ça... non, qu’on n’aurait pas vu ça... Mais j’ai pas eu la chance d’avoir d’enfant, moi, mon homme non plus.
RIVALS, brusquement, revenu à sa place.
Mère Archambaut ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Monsieur Rivals ?
RIVALS, montrant le couvert.
On n’a pas l’air bien malade, ici... Pourquoi m’a-t-on fait venir ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
M’en parlez pas... c’est m’sieur Dargenton qu’a encore eu sa crise à c’ matin... Mais v’là madame.
Scène III
LA MÈRE ARCHAMBAUT, CÉCILE, RIVALS, IDA, toilette excentrique
IDA, descendant l’escalier.
C’est vous que j’entends, docteur ! Et moi qui meurs d’impatience de vous voir.
À la mère Archambaut d’un air de reine.
Pourquoi n’annoncez-vous pas, ma chère ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT, ouvrant des yeux.
Si ou plaît ?
Reste au fond à ranger.
CÉCILE.
Nous arrivons à l’instant, madame.
IDA, à Cécile, l’embrassant.
Bonjour, mon enfant... C’est de votre faute si je ne vous aime plus, je ne vous vois pas assez... Vous regardez ma robe. N’est-ce pas que c’est original ?... Nous avons du monde aujourd’hui... Monsieur Dargenton reçoit.
RIVALS.
Il reçoit ?...
IDA.
Oui, il se décide à reprendre son milieu intellectuel. Je ne lui suffis pas, moi... Vous comprenez, je ne suis, comme il dit, qu’une pauvre cervelle d’oiseau... Oh ! cet isolement est tout ce qu’il y a de plus mauvais pour lui... Ah ! docteur, il se mine, il se tue, et il me le cache !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Des idées, m’ame Argenton, des idées que vous vous faites là... Il est tout le temps pendu à la huche... Encore ce matin, après sa crise, j’y ai vu se’ couper une tartine grande comme ça !... Et des pipes... en fume-t-il de ces pipes ! C’est vrai que le temps l’y dure à la campagne, et qu’il a plus de tête que de bras, ben sûr, vot’ mari... Mais c’est égal, faut pas vous tracasser tout de même !...
IDA.
Vous parlez comme une paysanne... Est-ce vous qui pouvez comprendre ces terribles luttes artistiques...
La mère Archambaut remonte.
Quand moi, qui suis dans l’intimité de son génie, j’ai peine à les imaginer. Oh ! docteur, ce qu’il a dépensé de nerfs pour sa Fille de Faust, c’est incroyable !
RIVALS.
La Fille de Faust ?... Ah ! oui, son grand drame.
CÉCILE.
Il doit être très avancé ?...
IDA.
Oh ! c’est fini... c’est fini... sauf quelques retouches à faire à la scène...
LA MÈRE ARCHAMBAUT, redescendant.
C’est pas trop tôt... depuis le temps qu’il s’enferme avec, et qu’on n’ose pas remuer dans la maison...
IDA.
Savez-vous seulement, avant de parler en l’air, comme vous le faites, combien Gœthe, le grand Gœthe
Recule d’un pas, montre le buste.
que voici...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! je le connais ben, depuis le temps que je l’époussette.
IDA.
Savez-vous combien ii a mis pour son Faust ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ma fine, non.
IDA.
Il a mis dix ans, lui.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ben, il a dû en fumer, de ces pipes !
IDA, haussant les épaules.
Il faut la plaindre, docteur.
La mère Archambaut remonte, passe au-dessus et achève de mettre le couvert, tout en écoutant ce qui se dit.
RIVALS.
Si nous montions près de notre malade... Je n’ai pas grand temps, je vous dirai... Je conduis ma petite-fille à Corbeil...
IDA.
Mais, docteur, M. Dargenton n’est pas là... Il est allé au-devant de ses amis... deux intelligences !
RIVALS.
Oh ! alors, ce n’est pas bien grave...
IDA.
Très grave, au contraire... Cette crise de ce matin a été terrible... Et c’est Jack qui en est cause.
RIVALS et CÉCILE.
Jack ?
IDA.
Si vous saviez ce qui se passe... L’enfant a encore fait des siennes...
CÉCILE.
Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?
IDA.
Un coup de tête... On n’imagine pas... Il n’est plus à Indret... Il a quitté l’usine.
CÉCILE, vivement.
Oh ! quel bonheur !
Va à droite.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, au-dessus de la table.
Une vraie chance, dam !
IDA, stupéfaite, à Cécile.
Mais vous n’v pensez pas ?... Mais c’est épouvantable...
Cécile revient.
Tout un avenir perdu... M. Dargenton est dans un état ! songez donc ! après toute la peine qu’il s’est donnée pour le faire entrer à ces forges, et justement c’est un de ces messieurs que nous attendons qui nous avait procuré cette place...
Rivals remonte.
Qu’est-ce qu’il va dire, quand il saura ?... Ah ! cruel enfant, que de mal tu m’as fait depuis que tu es au monde !
CÉCILE, s’approchant d’Ida.
S’il vous a fait du mal, madame, c’est bien sans le vouloir. Il vous aime tant !
IDA.
Je sais bien qu’il m’aime, mon Jack, mais pourquoi n’est-il pas raisonnable aussi ?... Pourquoi ne veut-il rien faire ?... Enfin, le voilà dans la marine maintenant !
RIVALS, descend.
Dans la marine !...
IDA.
Mais oui... Il s’est fait... comment dit-il ça... chauffeur... à bord du... Je ne sais plus, moi... sur un vaisseau... Vous allez voir sa lettre.
Remonte.
RIVALS, à demi-voix.
Pauvre petit martyr.
IDA, cherchant de tout côtés.
Qu’est-elle donc devenue, cette lettre... je n’ai plus ma tête à moi...
Redescendant, cherchant toujours.
Oui, chauffeur... c’est à n’y pas croire, n’est-ce pas ?... C’est que j’en ai vu, moi, de ces chauffeurs... quand je suis revenue d’Algérie avec lord Peambock. Lord Peambock, le parrain de Jack... Car vous savez... son nom s’écrit à l’anglaise... Jack par un k... c’est bien plus distingué. Du reste, lord Peambock, pour la distinction... Eh bien, ces chauffeurs, voyez-vous, c’est laid, c’est noir... ça boit de l’eau-de-vie... Et dire que mon Jack Ah ! la voilà, cette lettre.
RIVALS, tendant la main.
Voyons !
IDA, retenant la lettre.
C’est que M. Dargenton ne serait peut-être pas content que je vous montre... Mère Archambaut, regardez donc sur la route si ces messieurs ne viennent pas.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, qui est au fond.
Oui, madame.
À part.
Si c’est pas une calamité ! Le petit Jack sur les navires !...
Elle descend sur le chemin.
RIVALS, lisait.
« C’est bien contre l’idée de te causer de la peine que je suis parti de l’usine, mais vois-tu, ma chère maman, malgré le courage et la bonne volonté, je ne valais rien pour la lime. Je n’aurais jamais fait qu’un mauvais ouvrier. Et voilà que j’ai vingt ans. Il faut que je me décide à gagner des journées d’homme. La chauffe, c’est-dur, mais c’est plus avantageux. Et puis j’aurai devant moi l’idée de te revoir, qui me soutiendra. Tu es toujours là, va, ma pauvre maman, n’importe où que je sois, ne te tourmente pas. C’est toujours toi maman, et c’est toujours moi ton chéri, qui t’aime avec tout son cœur. Jack, chauffeur à bord du Cydnus. »
IDA.
Chauffeur ! le fils d’un marquis... car le père de Jack...
Se reprenant.
Mon premier mari était marquis... marquis de l’Épan, une grande famille. Il est mort chef d’escadron... S’il avait vécu, il serait certainement général aujourd’hui, et mon Jack à Saint-Cyr, c’était mon rêve, Saint-Cyr... Les jours de sortie, il aurait accompagné sa mère. L’uniforme est gentil, plus gentil que celui de Polytechnique, n’est-ce pas ? Ils ont de petites plumes au shako.
RIVALS, brusquement, lui rendant la lettre.
Il faut rappeler votre enfant, madame. Retirez-le de là. C’est trop affreux !...
CÉCILE.
N’est-ce pas, grand-père ?
IDA.
Je le voudrais bien, mon Dieu !... Mais M. Dargenton consentira-t-il ? Cette lettre l’a tellement froissé...
RIVALS.
Jack n’a plus que sa mère... C’est à vous seule d’agir.
IDA.
Oh ! docteur, je vous jure que M. Dargenton... C’est une grande âme, allez ! Il a tout fait, tout essayé... Mais pourquoi Jack n’a-t-il pas voulu ?
RIVALS.
Non, madame, non. M. Dargenton n’a pas fait ce qu’il devait. Il s’est trop souvenu que cet enfant n’était pas son fils.
IDA.
Oh ! docteur, qu’est-ce que vous me dites là ? Vous allez me faire pleurer. Oui, c’est vrai, c’est affreux... Oui, vous avez raison... Il faut qu’il revienne. Oh ! vous m’aiderez, n’est-ce pas, docteur ? Vous savez, nous autres pauvres femmes, nous ne comptons pas. Vous parlerez à M. Dargenton. Vous avez beaucoup d’influence sur lui... Moi, quand il me regarde, je ne sais plus... Cet œil de génie, cette parole qui tombe de haut... je n’ose pas... Mon Dieu ! mon Dieu ! rendez-moi mon Jack.
RIVALS.
Oh ! il ne demande pas mieux que de vous le rendre. Dieu n’aime pas que les petits soient loin des mères... mais avant tout, il faut qu’elle veuille, cette mère.
IDA.
Eh bien, je vous promets de vouloir, de vouloir énergiquement, cotte fois.
CÉCILE.
Oh ! madame, Jack sera si bien près de vous.
IDA.
Puisque je vous promets, mignonne, seulement c’est vous qui parlerez, n’est-ce pas, docteur, mon petit docteur ?
RIVALS, remontant.
Certainement, et aujourd’hui même.
IDA, un peu effrayée.
Ah ! vraiment ?... Aujourd’hui. Déjà.
RIVALS.
Je vais conduire Cécile à Corbeil, et au retour... pas de grand homme qui tienne ! Il faudra bien qu’il m’écoute... mais vous
IDA, résolument.
Vous serez content de moi, vous verrez.
À Cécile.
Au revoir, mignonne.
Elle l’embrasse.
Est-ce joli, la jeunesse !... N’ayez jamais de chagrin. Si vous saviez comme ça vieillit !
LA MÈRE ARCHAMBAUT, qui accourt.
Les v’là !
IDA.
Ah ! mon Dieu
RIVALS.
Au fait !... Si je lui parlais tout de suite.
IDA.
Oh ! non, docteur, pas maintenant... Ce serait trop brusque... Tantôt, tantôt, ça vaudra mieux.
RIVALS.
Soit, madame, à tantôt...
À part.
Pauvre petit Jack !
Dargenton chante en dehors à gauche l’air de Aÿ Chiquita. Rivals sort avec Cécile, tourne à droite en dehors.
IDA, tire de sa poche un petit pompon de poudre de riz et se tamponne visage.
Vite... qu’il ne se doute pas que j’ai pleuré !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! madame, si vous voyiez ces figures qu’il nous amène... Ben les figures qu’il faut pour y arracher son ennui. Allons, la crise est passée, l’entendez-vous ? Le v’là qui chante comme une guernouille !
Elle sort à gauche.
Scène IV
IDA, DARGENTON, puis HIR et LABASSINDRE
Dargenton paraît sur le seuil, cesse de chanter, voyant Rivals s’éloigner.
DARGENTON.
Le docteur Rivals sort d’ici, n’est-ce pas ?
IDA.
Oui, mon ami... Je l’avais fait venir pour ta crise... Mais il reviendra... Tu te sens mieux ?... Tu es tout à fait remis ?
DARGENTON, allant à elle, la fixant.
Tu as quelque chose, toi ?
IDA.
Oh ! comme tu me vois... comme tu me sais...
DARGENTON.
On t’a encore monté la tête avec Jack...
On entend Hir.
Chut ! nous recauserons.
Va à droite.
HIR, entrant.
Dargenton, l’envie franchit ton seuil... Quel luxe !
DARGENTON, le présentant.
Le docteur Hir... de la Faculté de ?
HIR.
Ne parlons pas de ça.
DARGENTON.
Universaliste, très fort !
IDA.
Je sais...je sais... tu m’as dit... monsieur...
HIR.
Madame, en vous je salue la compagne du poète.
IDA, lui tend la main, il la baise.
Soyez le bienvenu, docteur.
HIR, à Dargenton.
Tu n’avais pas exagéré.
DARGENTON.
N’est-ce pas ?
Hir remonte au fond à gauche.
LABASSINDRE, en dehors, à gauche, d une voix de basse.
Et qui meurt, qui meurt pour toi !
Paraît sur le seuil.
Beuh ! beuh ! Elle y est, ma note d’en bas, elle y est.
HIR.
Laisse donc ta note tranquille.
LABASSINDRE.
Tu es bon, toi, ma note, c’est mon pain. Si je la perds... qu’est-ce qu’il me reste ?
DARGENTON, le présentant.
Labassindre, de l’Académie de musique ! Très fort !
Hir passe au-dessus, va à l’extrême droite.
LABASSINDRE, au fond.
Et ancien ouvrier, s’il vous plaît.
Tendant la main à Ida.
Madame, carrément, le cœur avec, comme je la serrerais à un brave compagnon du devoir.
Labassindre finit toutes ses phrases en voix de basse profonde.
IDA, à Dargenton.
C’est monsieur, n’est-ce pas, qui avait bien voulu s’occuper de notre petit Jack ?
LABASSINDRE.
Justement, madame... Et je crois vous avoir donné un conseil d’ami... l’usine, tout est là.
Il tâte sa note... beuh ! beuh !
Mais Dargenton ne mérite pas d’avoir d’ami.
HIR.
Mon cher, on ne se supprime pas comme ça.
LABASSINDRE.
On ne savait plus ce que tu étais devenu. Enfin, voilà six ans... que Hir me demande ton adresse.
À Ida.
Je m’empresse d’ajouter, madame, que depuis que je vous ai vue, je n’ai plus la force de lui en vouloir. Je constate le doux servage.
IDA.
Oh ! ce n’est pas pour cela. Amaury a tout sacrifié à sa Fille de Faust.
Elle remonte an fond à gauche.
DARGENTON.
C’est vrai ! L’art est un grand égoïste. L’homme qui pense est la proie de l’invisible. J’ai énormément travaillé.
Labassindre va au-dessus de la table près du grand fauteuil.
HIR.
On te pardonne. Mais il nous faut un chef-d’œuvre.
DARGENTON.
Je crois qu’il y est, cher ami.
LABASSINDRE, à Hir.
Docteur, regarde-moi donc ça.
Montrant la table.
Mâtin ! Quel lard !
HIR.
Oui, je crois rêver !... Où suis-je ?
IDA, près de la table.
Vous êtes chez vous, messieurs.
LABASSINDRE.
Madame, je compte m’y répandre.
DARGENTON.
Répands-toi, Labassindre, répands-toi... Ida, si tu donnais à ces messieurs des blouses et des chapeaux...
IDA.
Oh ! oui... Ce sera tout à fait original.
Elle sort vivement à gauche, Hir traverse, Labassindre descend à droite.
LABASSINDRE.
La blouse, mon ancien élément... Ça va.
DARGENTON, prenant le panier à bouteilles qui est au fond à gauche de la porte.
Moi, je descends à la cave. Je tiens à choisir moi-même.
LABASSINDRE.
Tu sais, n’oublie pas le pichet de cidre dont tu m’as parlé !...
DARGENTON.
Regarde.
Il lui montre un petit fût à droite, entre le premier et le deuxième plan.
LABASSINDRE, remontant.
Oh ! chic !... Très chic !
Il prend un verre sur la petite table et tire du cidre en faisant des roulades... Dargenton sort au fond.
LABASSINDRE, chantant.
Vive la pomme et son pommier !
HIR, venant près de la table.
Tais toi, Orphée.
LABASSINDRE.
Dis donc, fait-il assez couleur locale chez le poète... Il a donc de l’argent ?
Il passe au-dessus, en examinant et descend, son verre à la main.
HIR.
Il paraît que oui.
LABASSINDRE, finaud.
À elle ?...
HIR.
Pour qui me prends-tu ! Est-ce que je serais là ?
LABASSINDRE.
Bédame ! Dargenton ne nageait pas dans l’or quand il était professeur chez Moronval, le marchand de soupe. J’ai cru qu’il s’était enrichi... par alliance.
HIR.
Non... il a hérité...
LABASSINDRE.
Ah ! bien... j’aime mieux ça. On est plus à l’aise,
Il boit.
C’est qu’elle est très bien, dis donc, la bourgeoise.
Il reporte son verre au fond.
HIR.
Oui, elle est belle comme une oie.
Hir prend quelques crevettes sur la table, et traverse à gauche.
LABASSINDRE.
Tu m’as dit qu’elle s’appelait ?...
En redescendant, il prend aussi des crevettes, et va près de Hir.
HIR.
Ida de Barancy.
LABASSINDRE.
Où ça, Barancy ?
HIR, s’asseyant à gauche.
Où tu voudras.
LABASSINDRE.
Bon. J’y suis.
HIR.
Non, tu n’y es pas... Et pour t’éviter de faire des impairs, voici l’histoire en deux mots : – Ida de Barancy, personne de mœurs légères, petit hôtel boulevard Malesherbes. Un vieux protecteur anonyme et blasonné, et un enfant... filleul de lord Peambock.
LABASSINDRE.
Ah ! le gamin que j’ai placé ?...
HIR.
Tout juste. L’enfant grandi, devenu gênant, on le met en pension chez Moronval. Drôle de boîte comme on n’en trouve qu’à Paris. Là dedans, Amaury Dargenton enseignait la littérature, qu’il ne sait pas, du reste, à des jeunes Égyptiens, des princes japonais, des petits rois d’Honolulu, ce que Moronval appelle ses petits pays chauds.
LABASSINDRE.
Un vrai pensionnat pour enfant de cocotte.
HIR.
Un jour Ida de Barancy va voir son fils et découvre un Dargenton de trois quarts, dans une pose irrésistible... Tu sais, le faux artiste, la lithographie de romance, toutes les filles adorent ça : « C’est un artiste, ma chère. » Coup de foudre !
Se levant.
Suite du coup de foudre : déjeuner chez la dame, dans son petit hôtel... Suite du déjeuner que tu devines. Là-dessus Dargenton hérite. Devenu riche, il devient jaloux, ne veut plus déjeuner au boulevard Malesherbes. La dame lâche son protecteur, laisse vendre l’hôtel, et vient déjeuner éternellement dans la maison de son poète. Nous y sommes... Y es-tu ?
LABASSINDRE.
Ce Dargenton m’a toujours paru très fort.
HIR.
Pas à moi.
LABASSINDRE.
Il a du talent, voyons. Tu ne peux pas lui ôter ça.
HIR.
Un prodigieux serin !
LABASSINDRE.
Tais-toi donc ! Tu guignes la cage... Ça t’irait, hein ? de passer ton été ici ?
HIR.
Eh bien, et toi ?
LABASSINDRE.
Ah ! je ne dis pas.
HIR.
Oui, mais il n’y a pas moyen.
LABASSINDRE.
Pourquoi ?
HIR.
Et l’Opéra ?... Ah ! ah !
LABASSINDRE.
Alors, ni toi non plus.
HIR.
Moi ?
LABASSINDRE.
Eh bien !... Et ta clientèle ? Ah ! ah !
HIR, souriant.
C’est vrai... ma clientèle... J’allais l’oublier.
LABASSINDRE, lui tapant sur le ventre.
Tu vois....pas moyen, mon bonhomme.
Hir va à gauche, Labassindre à droite, Dargenton rentre par le fond.
Scène V
HIR, LABASSINDRE, DARGENTON
DARGENTON.
Qu’est-ce qu’on raconte ?
HIR.
Rien. – Je traduis à Labassindre, qui a oublié son latin, l’inscription gravée sur ta porte : Parva domus...
DARGENTON.
Magna quies : Petite maison, grand repos.
LABASSINDRE.
Oui, je comprends bien, c’est dans le genre de Ludovico magno. Porte Saint-Denis, quoi.
DARGENTON, débouchant les bouteilles.
Et vous voyez que je ne mens pas à ma devise. La solitude féconde, et la forêt à ma porte... La forêt encombrée de silence... Sans la forêt, je ne serais jamais venu à bout de ma Fille de Faust.
LABASSINDRE.
Alors, tu crois qu’à Paris ?
DARGENTON.
Non, Paris m’est contraire... Son bruit effare la pensée...
HIR.
À Paris, pas moyen d’avoir du génie... Trop de fiacres.
Ida arrive avec deux chapeaux et deux blouses.
Scène VI
HIR, LABASSINDRE, DARGENTON, IDA, puis LA MÈRE ARCHAMBAUT
IDA, de gauche.
Messieurs... les blouses et les chapeaux demandés.
LABASSINDRE, traversant à gauche.
Merci, marne Ida.
DARGENTON, à l’avant-scène, déclamant.
« Ô Faust ! ô vieux lutteur, une fille t’es née !... »
IDA, allant à lui.
Toujours autant, dis ?
HIR, les montrant.
Labassindre ?... joli !
DARGENTON, embrassant Ida.
Enfant !... Ma chaise...
Ida et Dargenton vont au-dessus, placer la grande chaise.
LABASSINDRE, chantant.
C’est l’amour qui dore
De reflets joyeux !!
Beuh ! beuh !
HIR, à Labassindre.
Méfie-toi, tu la tâtes trop, tu l’agaces, elle te lâchera.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, arrivant de gauche, vient au milieu.
V’là la soupe !
DARGENTON.
Messieurs, quand il vous plaira.
HIR, s’asseyant.
Il nous plaît.
LABASSINDRE, passe devant la table en faisant une pirouette.
Eh bien, m’ame Ida, sommes-nous assez rusticocandards comme ça ?
IDA.
Charmants.
LABASSINDRE, à la mère Archambaut.
À la bonne heure ! une vraie mère d’ouvrier !... beuh !...
Il s’assied.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Qué drôles d’amis qu’a monsieur... Ben sûr, c’est encore de ceux-là qui travaillent de la tête.
Elle remonte, et va enlever les assiettes à soupe.
HIR.
Dis donc, poète, il fait joliment bon chez toi.
DARGENTON.
C’est vrai que nous sommes bien heureux... N’est-ce pas, Ida ?
IDA.
Oh ! oui, mon ami... bien heureux !
LABASSINDRE.
Et tu ne t’ennuies jamais ?
DARGENTON.
Pas une minute.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, à part.
Eh ben... en v’là un gros, par exemple !
LABASSINDRE.
Cristi !... Quand je pense que demain, pendant que vous dînerez là, à cette même place, avec tout ça devant les yeux.
Il fait un large geste en montrant l’horizon et chante.
moi, je Serai attablé dans un Duval infâme.
HIR, à part.
Encore si l’on était sûr d’y manger tous les jours, chez Duval.
IDA.
Mais restez donc, qui vous empêche ?
DARGENTON.
La maison est grande.
IDA.
Ça serait gentil. On ferait des excursions. J’adore ça, moi, les excursions.
LABASSINDRE, soupirant.
Ah ! je ne demanderais pas mieux !
HIR, ricanant.
Et l’Opéra ?
DARGENTON.
Ah ! oui, c’est vrai... l’Opéra... Mais toi, Hir ? tu n’es pas sur l’affiche ?
LABASSINDRE, vivement.
Il a sa clientèle... ça revient au même.
DARGENTON.
C’est juste.
LABASSINDRE, à Hir.
Tu ne peux pas tout avoir, tu comprends.
HIR, à Dargenton.
Où comptes-tu donner ta Fille de Faust ?
IDA.
Oh ! à la Comédie-Française.
DARGENTON.
Ils ont le manuscrit depuis huit jours... Je n’y comprends rien. Ces messieurs en prennent à leur aise.
LABASSINDRE.
Ah ! dam, écoute donc, mon petit, faut le temps, que diable !... Pourvu que ça réussisse, seulement...
DARGENTON.
Oh ! ils ne peuvent pas me refuser... j’ai dit à l’un d’eux, au semainier, ce mot cruel : « Passez-moi votre séné, vous aurez de ma rhubarbe... » Il était vexé !
HIR.
Il y avait de quoi.
IDA.
Tu es bien imprudent, aussi.
HIR.
Incorrigible !
DARGENTON.
On ne se refait pas, cher ami.
LABASSINDRE.
Et après la Fille de Faust ?
DARGENTON.
Les Cordes d’airain... Oh ! ce sera terrible ! J’ai pris en pleine humanité. J’ai refait une humanité à moi.
LABASSINDRE.
Et après l’airain ?
DARGENTON.
Les Passiflores. C’est d’un art plus souple. J’ai fait ça pour m’amuser, pour me reposer.
LABASSINDRE.
Ça ne doit pas t’arriver souvent, dis donc, avec un bagage pareil ?
IDA.
Oh ! il ne se repose guère, allez !
DARGENTON.
Et le moyen de se reposer, dans cet affreux métier. Il faut se hâter. On vous prend tout. On vient de représenter cinq actes de M. Émile Augier de l’Académie Française, son deux et son trois, c’est tout à fait mes Pommes d’Atalante.
LABASSINDRE, se versant à boire.
Allons donc !
DARGENTON.
Absolument.
IDA.
Mais c’est une infamie... On t’a pris tes Pommes d’Atalante... Mais je vais lui écrire, moi, à ce monsieur Laugier.
DARGENTON.
Bah ! Je lui en fais cadeau !
HIR.
Dargenton, qui est-ce qui te soigne, ici ?
DARGENTON.
Pourquoi ? Est-ce que j’ai l’air malade ?
HIR.
Euh ! euh !
IDA.
Ah ! mon Dieu !
DARGENTON.
Ne plaisante pas.
HIR.
Tu m’en ôterais l’envie.
DARGENTON.
Mais le docteur Rivals se moque de moi chaque fois que je le fais demander.
HIR.
Oui, je les connais, ces vieux praticiens ! Le docteur jovial.
DARGENTON.
Mais non, je t’assure, Rivals est très sérieux, c’est un ancien chirurgien de marine.
HIR.
Il te traite en malade imaginaire. Il n’y a pas de malade imaginaire.
IDA.
C’est bien vrai, cela !
DARGENTON.
Ah ! ça, voyons ?...
HIR.
Mais, mon cher, comment veux-tu ? Tu travailles trop. Ce n’est pas normal. L’homme est créé pour remuer ses jambes, pour se mouvoir. Tu n’agis pas, tu réagis. Les données de la nature sont déroutées.
IDA.
Je me tue à le lui dire. On ne m’écoute pas, moi.
DARGENTON, se levant.
Mais, je suis sûr de mon coffre, que diable !
HIR, se levant.
Nous allons voir.
Il remonte et passe entre Ida et Dargenton, en tirant de sa poche un papier et un crayon.
DARGENTON.
Que vas-tu faire ?
HIR.
Te le démonter, ton coffre !
IDA.
Hein ?...
DARGENTON.
Comment ?...
HIR.
N’ayez pas peur ; je vais tout simplement vous décalquer la maladie de mon pauvre ami.
Il posa son papier sur la poitrine de Dargenton, ausculte, percute et trace des signes au crayon.
Voici où est descendu le foie, et voici où il devrait être.
Enlève le papier, le pose sur la table.
Je vous fais juges, vous voyez quels désordres dans l’organisme.
Il descend au milieu, un peu a gauche. Dargenton et Ida sont an bout de la table, un peu au-dessus, examinant le papier qu’a posé Hir.
IDA, effrayée.
Des désordres, tout ça !
HIR.
Tout ça, madame.
LABASSINDRE, à part.
Où veut-il en venir ?
DARGENTON, regardant le papier.
C’est effrayant.
IDA.
Tu vois !
HIR.
Et remarquez que les proportions que le foie a prises sont aux dépens des autres organes.
DARGENTON.
Ce Rivals est un aveugle.
IDA.
Oh ! nous allons en voir un autre, un grand... Mon Dieu, mon Dieu, qui se serait douté ? Pauvre cher !
HIR.
Rassurez-vous, madame... Avec ma méthode de médication indoue, je ne demande qu’un mois ou deux...
IDA.
Vrai ?... Mais alors, vous restez, vous ne nous quittez plus ?...
HIR.
Il faut bien.
LABASSINDRE, à part.
Ah ! c’est donc ça !...
DARGENTON, à Hir.
Tu sais, je te tiendrai compte...
HIR.
Pas un mot de plus.
IDA, lui prenant les mains.
Oh ! vous êtes un véritable ami.
HIR.
Madame.
À part.
C’est fait...
LE FACTEUR, paraissant à la porte.
Salut bien, la compagnie... une lettre pour M. Dargenton...
Ida prend la lettre.
Et puis encore des journaux.
Il remet un paquet de journaux.
IDA, avec un cri, regardant l’enveloppe.
Théâtre-Français... Ta pièce est reçue... On ne la renvoie pas.
Elle lui tend la lettre sans l’ouvrir.
DARGENTON, triomphant, se lève.
La renvoyer ! J’aurais voulu voir ça...
Il va pour ouvrir la lettre.
LABASSINDRE.
Non, attends... Du champagne, marne Ida... du champagne, faut baptiser la chose.
IDA.
Oui, il a raison, du champagne...
Courant à gauche.
Mère Archambaut, du champagne.
HIR.
Du champagne.
DARGENTON, remontant à son fauteuil.
Eh ! mais, en voilà du champagne.
Il prend une bouteille sur la table.
Scène VII
HIR, LABASSINDRE, DARGENTON, IDA, RIVALS
RIVALS, entrant du fond.
Messieurs.
IDA, à part.
Ah ! mon Dieu !... Ce n’est pas le moment...
Rivals descend.
DARGENTON.
Docteur, vous arrivez bien...
Hir va extrême droite.
Vous allez boire un verre de champagne avec nous.
RIVALS.
Merci, je n’ai pas soif.
DARGENTON, gaiement.
Bon ! on connaît vos vices, vieux loup de mer... Vite un grog au docteur.
RIVALS.
C’est inutile, je ne prendrai rien.
À Dargenton.
Je ne croyais pas vous trouver encore à table, j’aurais mieux fait de retarder ma visite.
DARGENTON, toujours gaiement.
Pas le moins du monde... Vous êtes des nôtres...
À Hir.
Un confrère !
Présentant.
Docteur Hir, docteur Rivals... Monsieur Labassindre de l’Académie de musique, très fort...
RIVALS.
Messieurs...
Il salue. À demi-voix à Dargenton.
Je reviendrai... J’ai besoin de causer avec vous.
DARGENTON, subitement froid et rembruni.
Ah ! je devine... Vous savez l’aventure.
Regardant Ida.
Je m’en doutais...
Décidé.
Parfaitement, docteur, veuillez vous asseoir...
Rivals prend la chaise ou était assis Hir, et la pose au milieu un peu haut.
Ces messieurs sont mes amis. La mère est présente, formons un conseil de famille.
Labassindre prend une chaise an fond et s’assied.
Et faisons la lumière sur mes actes. Je ne la crains pas...
HIR.
De quoi s’agit-il ?
On s’assied, excepté Ida.
DARGENTON, grave dans sa chaise Henri II.
À vous, docteur... Vous aviez quelque chose à nous dire...
RIVALS.
Mais, monsieur, je crois qu’en présence de ce qui arrive à ce malheureux enfant, un honnête homme n’a pas le droit de se taire.
DARGENTON.
Eh ! qu’y puis-je, moi, si ce garçon a des instincts bas, des goûts de vagabond.
IDA, suppliante.
Oh ! mon ami...
DARGENTON.
Est-ce moi qui lui ai dit de quitter Indret, de courir le monde ?
LABASSINDRE.
Comment ! ton gamin, n’est plus à Indret ?
DARGENTON.
Monsieur s’est embarqué, monsieur s’est fait chauffeur pour intéresser les âmes sensibles.
LABASSINDRE.
Dans la chauffe !... Mais c’est le dessous de tout, le rebut des ateliers, la chouflique qu’on prend pour ça.
DARGENTON.
Et voilà comme il nous récompense de nos soins, de nos efforts. L’ingratitude est flagrante.
RIVALS.
Ingrat, Jack !... Et envers qui ?...
IDA, suppliante.
Oh ! monsieur Rivals...
DARGENTON.
Ingrat pour moi, ingrat pour mes amis, pour nous tous qui avions voulu de bonne heure en faire un homme, le bien armer pour la bataille de la vie.
RIVALS.
Oh ! oh ! il ne me paraît pas que tout le monde s’y batte, à votre bataille.
DARGENTON.
Qu’entendez-vous par là, docteur ?
RIVALS.
Que vous n’aviez pas le droit de faire un ouvrier de cet enfant, de livrer aux brutalités de l’usine cette petite nature distinguée et délicate.
LABASSINDRE, à Hir.
L’ouvrier... Qu’est-ce qu’il dit de l’ouvrier, le bonhomme ?
RIVALS.
Puisque l’on ne voulait pas de Jack ici, c’est à l’école qu’il fallait l’envoyer... Je l’ai dit, il y a six ans, mais on ne m’a pas écouté. Et depuis, j’ai toujours cette injustice sur le cœur. Il n’est pas permis de jeter comme ça un être hors la vie.
DARGENTON, contenant d’un geste poseur Labassindre qui veut parler.
Permettez, docteur, je connais le sujet mieux que personne. Il n’était bon qu’à des ouvrages manuels. Son aptitude était là, rien que là.
RIVALS.
Encore une injustice. Jack était au contraire une petite intelligence très fine, déjà inquiète de savoir ; et si vous aviez pris la peine de le faire travailler comme moi...
DARGENTON, se levant.
Avant tout l’artiste se doit à son art !... J’avais mon œuvre.
IDA.
C’est juste.
RIVALS, se levant, face à Dargenton.
Avant tout, monsieur...
Face au public.
Pour l’homme de cœur qui a accepté la tutelle d’un enfant, il y a le devoir de son éducation.
À Dargenton face à face.
Et je ne crains pas qu’un seul vrai poète me contredise.
Il redescend.
DARGENTON.
Mais, mon ami Labassindre, ici présent, a débuté aux forges d’Indret, et il ne s’en porte pas plus mal.
LABASSINDRE, se levant.
Je crois bien, ma plus belle page !... Vous savez si j’en ai eu de ces succès dans ma carrière théâtrale, si on m’en a offert de ces couronnes...
Rivals descend à gauche.
de ces tabatières...
HIR, à part.
Et le reste...
LABASSINDRE.
Eh bien ! les tabatières et les couronnes passeront, mais voilà ce qui ne passera pas.
Il découvre sa manche et montre son bras nu et tatoué.
Tenez, marne Ida... Lisez. N’ayez pas peur... je n’en rougis pas...
IDA, lisant.
« Travail et Liberté ! »
LABASSINDRE, à Rivals, descendant à lui.
Voyez-vous, ça ? C’est plus solide que tous nos arts.
Retourne à sa place.
DARGENTON.
Ah ! que c’est vrai !...
HIR, à part.
Trop solide... Si tu pouvais l’effacer, comme tu ne t’en vanterais pas.
RIVALS, à Labassindre, en remontant à lui.
Qu’est-ce que cela prouve, monsieur ?
LABASSINDRE, s’exaltant.
Ce que ça prouve ? C’est que la noblesse de l’avenir, la voilà.
Il tape sur son tatouage.
L’outil sera le régénérateur du monde.
DARGENTON.
À dix ans, Jésus-Christ maniait le rabot.
HIR.
Je l’attendais, celle-là !
IDA.
C’est pourtant vrai qu’à dix ans...
RIVALS.
N’écoutez donc pas ces fariboles, madame.
LABASSINDRE.
Fariboles ! l’ouvrier !... La clef de voûte de l’édifice social.
RIVALS.
Eh ! monsieur, j’estime l’ouvrier autant que vous... mais... à chacun son métier, les vaches seront bien gardées.
LABASSINDRE, interloqué.
Si vous en ôtes aux proverbes, alors...
S’assied.
RIVALS, remettant brusquement sa chaise à la table.
La bataille de la vie, parbleu, vous en parlez à votre aise... Vous bataillez à table, vous autres... Et pendant ce temps, Jack est dans la chambre de chauffe, une chambre où vous seriez très mal pour déjeuner, messieurs...
Mouvement de Dargenton.
Oh ! il faut que vous m’écoutiez, que vous sachiez ce que c’est que cette chauffe... c’est un vieux chirurgien de marine qui vous parle... Et pendant les vingt ans que j’ai tenu la mer, j’ai vu les plus robustes épuiser leur vie dans ces trous de mine embrasée, suer leur sang devant ces gueules d’enfer dont l’haleine est mortelle... Ah ! il y est, celui-là, dans la bataille. Nu jusqu’à la ceinture, il active le feu, fouille les cendriers, s’agite entre dix brasiers qui congestionnent sa face ruisselante. À chaque instant le roulis le jette vers la flamme, il s’accroche pour ne pas tomber et lâche aussitôt l’objet qu’il vient de saisir, car dans la chauffe tout ce qu’on touche est du feu... Après un quart d’heure de ce supplice, aveuglé, sourd, étouffé par le sang qui monte, il s’élance tout suant sous la manche à air. Cette fois, c’est de la glace qui lui tombe sur les épaules, un courant d’air meurtrier qui arrête son souffle et les palpitations de son cœur. Vite la gourde, il faut boire, boire à mort pour ne pas mourir. Feu dedans et feu dehors, flamme sur flamme, alcool sur charbon. Voilà le sort de votre enfant, madame.
DARGENTON.
Ce n’est pas nous qui le lui avons fait.
Ida, depuis un moment, essuie ses yeux en silence, debout devant la croisée.
LABASSINDRE.
Et puis, tout cela est bien poussé au noir.
RIVALS.
Vraiment ?... Eh bien, je vous dis, moi, qu’un an de cette existence, c’est la mort pour Jack.
Grand mouvement d’Ida.
Oui, madame, la mort... Et même, en admettant qu’il résiste, si vous le laissez là, il n’en est pas moins perdu pour vous ! Quand il vous reviendra avec des mains rudes, un langage grossier et des vices de brute, vous vous détournerez avec dégoût ! et vous ne serez plus qu’une étrangère, devant votre fils humilié... déchu.
IDA.
Mon enfant ! je veux mon enfant !
Elle crie et pleure comme un bébé.
DARGENTON, se levant.
Voilà la femme !
RIVALS.
Voilà la mère, monsieur !
DARGENTON, passant.
Vous ne prétendez pas m’apprendre mon devoir, je suppose ?... la vie n’est pas un roman !...
RIVALS.
Elle en est, peut-être, un pour vous tous...
IDA, toujours en larmes.
Ah ! docteur, je vous en conjure, ne l’irritez pas il est bon, il voudra, je suis sûre qu’il voudra... Mais ce n’est pas comme cela qu’il faut parler...
À Dargenton.
Mon ami, je t’en supplie.
Au docteur.
Il est un peu nerveux, vous comprenez... un jour pareil !... On vient de recevoir sa pièce à la Comédie-Française. Allons, asseyez-vous, ne partez pas. Nous causerons tout à l’heure...
LABASSINDRE, bon enfant.
Mais oui... mais oui... On fera la paix en buvant à la Fille de Faust... Allons, docteur, un verre de champagne.
RIVALS, furieux.
Avec les bourreaux de Jack, jamais !
Il sort en battant les portes.
Scène VIII
HIR, LABASSINDRE, DARGENTON, IDA,
IDA, pleurant.
Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !... Qu’ai-je donc fait au ciel pour être si malheureuse ?
DARGENTON, remontant.
Il a bien fait de s’en aller !... Il me venait des mots cruels.
HIU.
Tu as eu bien tort de les retenir, je t’assure.
LABASSINDRE.
Ah ! il ne faudrait pas qu’il blague souvent l’ouvrier devant moi, non !
HIR, à Dargenton.
Dis donc, tu en as oublié la lettre des Français.
LABASSINDRE.
Mais oui, lis un peu, voyons...
Dargenton prend la lettre, et remonte rivement à la porte du fond.
DARGENTON.
Non ! la vie n’est pas un roman !
LABASSINDRE.
Il a son affaire !
Dargenton redescend au milieu en décachetant la lettre.
DARGENTON, lisant.
« Comédie-Française. – 1680. – Administration. – Monsieur, vous êtes prié de faire reprendre votre manuscrit... chez le concierge du théâtre !... »
HIR.
Ah ! bah ! !
LABASSINDRE.
Pas possible !
IDA.
C’est une infamie !
DARGENTON.
Voilà ma chambre de chauffe, à moi ! chacun la sienne dans la vie...
HIR.
Très joli !
IDA.
Pauvre cher !
DARGENTON.
C’est la lutte ! Eh bien ! soit. Ils la veulent, ils l’auront...
Marche un peu, puis remonte.
Ah ! il faut que l’art soit bien bas.
HIR.
Tu le relèveras.
DARGENTON.
Certes ! demain ma pièce sera à l’Odéon. Je la porterai moi-même. Nous partons ce soir pour Paris.
HIR.
Hein ! pas pour y rester ?
DARGENTON.
Si fait, quand ils me sauront dans la place, ils auront peur... Ah ! je serai impitoyable.
IDA.
Tu auras bien raison.
HIR.
Et ta santé, ton cerveau, ta force ?
DARGENTON.
Le temps des demi-sacrifices est passé. Je me dois tout entier à ma Fille de Faust. Nous serons à Paris, demain !
LABASSINDRE, tapant sur le ventre à Hir.
Dis donc, c’est un mot cruel, ça !...
ACTE II
À Paris, chez Dargenton. Neuf heures du soir. Salon illuminé. Portrait, bustes de Gœthe et de Dargenton. Buffet chargé de verres. Consoles dorées, plantes exotiques. Tenture de velours, deuxième plan à droite, masquant la salle de spectacle pleine de monde. Cheminée à droite, premier plan.
Scène première
DARGENTON, habit noir, cravate blanche, à la main, des programmes qu’il distribue aux personnes qui entrent et qu’il fait placer, paraît MORONVAL
DARGENTON,
Ah ! Moronval... À la bonne heure. Je retrouve mon milieu intellectuel...
MORONVAL, l’air pédant, pion râpé, des lunettes.
Il paraît que c’est pour ce soir.
DARGENTON.
Oui, je risque cette grande partie... Aucun directeur n’a osé... Vous savez ce qu’ils jouent... C’est honteux !... Mais je crois que ma protestation aura un retentissement énorme.
MORONVAL.
Nous verrons ça... Je ne vous savais pas installé à Paris...
DARGENTON.
Mon milieu me manquait. Très joli, mon cher, la campagne, mais je finissais par être sa dupe...
MORONVAL, montrant la salle.
Beaucoup de monde ?...
DARGENTON.
Ah ! Une corbeille.
Scène II
DARGENTON, MORONVAL, IDA, grande toilette, décolletée
IDA, très gaie.
Ah ! cher ami, quelle foule, quel public !... Je suis fière de mon poète...
DARGENTON, la présentant.
La folle, la chère folle du logis...
MORONVAL, saluant.
Madame...
IDA, tressaille.
Ah !
DARGENTON.
Tu connais Moronval ?
IDA, très émue.
Mais, certainement... C’est chez monsieur que mon petit Jack était en pension...
DARGENTON, agacé.
Moronval a quitté l’enseignement depuis des années.
MORONVAL.
En même temps que monsieur votre fils, madame...
DARGENTON.
Mais oui, tu n’es au courant de rien... Moronval dirige maintenant la Revue des races futures.
IDA.
Ah ! mes compliments...
MORONVAL.
Et monsieur votre fils est en bonne voie, je suppose ?...
DARGENTON.
Pas trop mal... Il est dans la marine...
MORONVAL.
Cela ne m’étonne pas... excellent sujet, du reste...
IDA.
Oh ! n’est-ce pas, monsieur ?... N’est-ce pas que mon Jack était intelligent ?...
DARGENTON.
As-tu bien placé Landouzie ?...
IDA.
Oui, mon ami, au premier rang...
MORONVAL.
Landouzie... Le critique des Débats...
DARGENTON.
Il vous précédait...
MORONVAL, Ida passant devant.
Landouzie !... C’est une chance... Si vous me mettiez à côté de lui...
DARGENTON, passant.
Essayez, cher, moi, je ne peux pas bouger. J’attends le directeur du théâtre de Lyon.
MORONVAL..
Oh ! restez, restez... Je le reconnaîtrai.
DARGENTON.
Surtout ne le troublez pas...
Ida est allée à gauche.
MORONVAL.
Au contraire.
Il entre à droite.
Scène III
IDA, DARGENTON, puis DES INVITÉS
À mesure qu’ils arrivent, Dargenton les présente à Ida.
DARGENTON.
Du monde ! souris !
Entrée de Daspre.
Daspre ! notre grand statuaire, très fort. Tu connais son Faune en pleurs ?
IDA, elle est triste.
Oui !... J’en ai beaucoup entendu parler.
DASPRE, saluant.
Madame...
À Dargenton.
le bruit court que vous avez Landouzie ?
DARGENTON.
Absolument... Il est arrivé des premiers.
Daspre fait des gestes d’atelier, en faisant claquer sa langue et ses doigts.
DASPRE.
Bonne affaire, Landouzie ! Sérieux ! Rien, sans Landouzie.
Il sort à droite, conduit par Dargenton, faisant claquer sa langue. Pendant la sortie, Ida tombe assise sur le pouf ; Dargenton revient à elle.
DARGENTON.
Ah ! ça, mais, qu’est-ce que tu as... voyons ? Quelle mine fais-tu ?
IDA.
C’est d’avoir revu cet homme, ce Moronval. Je pense à mon pauvre Jack.
DARGENTON.
Quelle idée... Dans un moment pareil, où je joue ma vie littéraire !
Bruit dehors.
Voilà du monde, souris !
Entrée de Schubart.
Schubart, l’auteur des Bathraciennes ! Satire féroce ! Très fort.
SCHUBART, saluant.
Madame... Cher maître
Passe au-dessus de Dargenton et sort à droite. Delphine entre tout de suite.
DARGENTON.
Madame Delphine du Gard, conférencière, très fo... Une figure détachée du groupe des Muses...
DELPHINE.
Ce m’est un grand honneur, madame, et vous, cher maître...
DARGENTON, lui offrant le bras.
Vous savez que Landouzie est ici.
DELPHINE.
Ah ! est-il de bonne humeur ?
DARGENTON, la conduisant à droite.
Un épanouissement. Il est en fleurs.
Elle sort.
IDA, allant s’asseoir à gauche.
Ah ! mon Dieu !... mon pauvre petit.
DARGENTON, passant au-dessus du pouf, très nerveux.
Ah ! je t’en prie, Ida, souris !...
IDA.
Je fais ce que je peux, je t’assure... Songe ! Ce pauvre chéri qui n’écrit plus... Ce Cydnus dont on est sans nouvelles.
DARGENTON.
Cela se voit tous les jours qu’on soit sans nouvelles d’un navire. D’ailleurs Hir va nous arriver d’Étiolles. Les Rivals ont sans doute une lettre... On doit leur écrire, à eux...
Entrée des Caldelar.
Monsieur et madame Caldelar...
Ida se levant.
fabulistes, membres de l’Athénée.
CALDELAR, après avoir salué Ida.
Recevez, cher maître, mes félicitations... Je viens d’apprendre que votre soirée est honorée de la présence du Bayard de la critique...
DARGENTON.
Encore ! En effet, nous avons Landouzie.
CALDELAR.
Oserais-je solliciter l’honneur de lui être présenté ?... J’ai promis à ma femme de le lui montrer. – Nous sommes un peu venus pour cela...
DARGENTON, vexé.
Désolé, cher monsieur, je ne peux pas bouger d’ici, j’attends quelqu’un.
CALDELAR.
Oh ! en ce cas, il serait malséant d’insister...
MADAME CALDELAR, l’entraînant.
Mon ami, n’insistez plus.
Ils sortent à droite.
DARGENTON.
A-t-on jamais vu !...
Labassindre arrive du fond, très vite.
LABASSINDRE.
Ah ! mon cher... Quel malheur !
IDA.
Un malheur ?... Quoi donc ?
DARGENTON.
Qu’est-ce qui t’arrive ?
LABASSINDRE.
Flambé, rasé, ratiboisé, nettoyé de l’affiche, on chante le Prophète sans moi.
DARGENTON.
Comment ça ?...
LABASSINDRE.
J’ai perdu ma note... Beuh !!... Me voilà sur le pavé.
DARGENTON.
Heureusement, il te reste la forge...
Il va au fond.
LABASSINDRE.
Ah ! ouiche... Des mots !... Je ne peux plus... Le marteau pèserait cent kilos.
IDA.
Mais, pourtant, monsieur, vous disiez !...
LABASSINDRE.
Certainement. L’ouvrier !... je ne dis pas... Je maintiens même ce que j’ai dit : C’est noble ! mais c’est rude...
IDA, soupirant.
Oh ! oui... C’est rude.
LABASSINDRE.
Et puis, voyez-vous, le public, quand on en a goûté... Tu vas savoir ça, toi !... Est-ce commencé ?...
DARGENTON.
Non, mais je t’engage à prendre place... Il y a un monde fou...
Labassindre va à droite et soulève le rideau.
LABASSINDRE.
Tiens !... Vous avez Landouzie ? Comment as-tu fait pour le pincer ?
DARGENTON.
Qu’est-ce qu’ils ont donc tous, avec leur Landouzie ? Je n’ai rien fait, qu’envoyer mon programme... La critique se doit à la Fille de Faust.
On entend commencer la musique.
LABASSINDRE.
C’est égal, mon cher, tu as rudement de la veine.
DARGENTON.
Entre vite... Ça commence.
Labassindre sort à droite, Dargenton très ému, reste à écouter.
Scène IV
IDA, HIR, DARGENTON, Hir venant du fond
IDA, vivement.
Ah ! monsieur Hir.
HIR.
Madame...
IDA.
Vous venez d’Étiolles ?...
HIR.
Oui, madame, j’en sors...
IDA.
Voyez-vous les Rivals, monsieur Hir ?
HIR.
Très souvent, madame.
IDA.
Ont-ils des nouvelles de Jack ?
HIR, embarrassé.
De Jack ?... Je ne sais pas.
Il regarde Dargenton qui lui fait un signe.
Des nouvelles de Jack ?... Parfaitement... Ils en ont d’excellentes...
IDA.
Il va bien ?... Il est content ?
HIR.
Très bien... très content...
Il remonte, passe au-dessus du pouf, va à droite, Dargenton est descendu au milieu.
IDA.
Ah ! quel bonheur !... Depuis un moment, ma pauvre tête broyait du noir.
À Dargenton.
Pardonne-moi, mon ami, maintenant je suis toute à ton succès.
Bravos au dehors.
Tu entends !... Tu entends ?...
DARGENTON.
Enfin !. après dix ans de luttes obscures, de nuits blanches, d’efforts, de poison lent, entendre cela !
Il se lève en s’essuyant le front.
Parlons d’autre chose.
À Hir.
Tu viens de là-bas, la maison est-elle louée ?
HIR.
Ce sera bien difficile... Elle t’est trop personnelle, cette maison. Des bustes, des inscriptions. Cette harpe éolienne sur le toit. Je crains que tu ne m’aies longtemps pour locataire.
DARGENTON.
Il faudra pourtant la louer, cette bicoque... J’ai un bail de quinze ans sur le dos... Tu comprends qu’après cette soirée, je ne pourrai plus y retourner, je ne m’appartiens plus.
Bravos.
IDA, affolée.
Embrasse-moi.
DARGENTON, l’embrassant.
Enfant !
À Hir.
Tu comprends, n’est ce pas ?
IDA.
Viens assister à ton triomphe ! Viens !...
Hir fait signe à Dargenton de rester.
DARGENTON, à Ida.
Mais je ne peux pas... Tu sais bien que j’attends le directeur....
IDA, remontant.
Moi, je n’y tiens plus.
DARGENTON, la suivant.
Sois gentille avec Landouzie... Retiens-le pour le souper.
IDA, lui envoyant un baiser.
Oui, mon poète... Je t’adore.
Ida sort à droite.
Scène V
HIR, DARGENTON
Hir va à l’extrême gauche. Dargenton, passant au-dessus du pouf, vient à lui.
HIR.
Dargenton... J’ai de mauvaises nouvelles.
DARGENTON, inquiet.
Hein ?...
HIR.
Le Cydnus est perdu corps et biens.
DARGENTON.
Perdu, le Cydnus ?...
HIR.
C’est officiel.
DARGENTON.
Alors, Jack ?...
Hir fait un geste terrible, Dargenton tombe assis sur le canapé.
Ah ! le malheureux !
HIR.
Tu sais, ça date de trois mois.
DARGENTON.
Quelle mort !... Quelle tombe !... Pauvre garçon !
HIR.
Il m’étonne !...
Prend un verre sur la console et le lui donne.
Tiens, bois ça.
Dargenton se levant vivement, vient à l’avant-scène, un peu à droite.
DARGENTON, écoutant les bravos.
Ça doit être la fin du un.
Remonte à la porte du fond.
Viens, viens féliciter mes artistes. – Pas un mot à la mère.
Il sort au fond.
HIR.
Tu penses !...
À part.
Je retrouve mon Dargenton.
Il suit Dargenton par le fond.
Scène VI
UN DOMESTIQUE, LANDOUZIE, IDA
Landouzie arrive de droite, très mystérieusement ; le domestique est entré du fond, et se trouve devant la console de droite au fond.
LANDOUZIE, au domestique.
Mon ami... pourriez-vous me donner mon pardessus ?
UN DOMESTIQUE.
Ah ! monsieur, ce sera bien difficile, maintenant.
IDA, accourant de droite, au domestique.
Préparez vos plateaux.
À Landouzie.
Vous ne partez pas, monsieur Landouzie.
LANDOUZIE.
Je suis au désespoir, chère madame.
IDA, ils sont descendus à gauche.
Oh ! mais c’est impossible, vous ne le pouvez pas... C’est le second acte qui est le meilleur.
LANDOUZIE.
Au désespoir...
IDA.
N’est-ce pas qu’il a du génie, que c’est un grand artiste ?... Vous savez, il y a un souper... pour quelques amis.
LANDOUZIE.
Vraiment, madame, je suis au désespoir !...
IDA, la retenant.
Non, non, vous ne partirez pas !... Tenez !... un verre de champagne, des sandwichs. Vous ne pouvez pas me refuser cela à moi... Asseyez-vous donc !
Elle le force à s’asseoir.
Je cherche Amaury, il doit être dans les coulisses. Je vais lui dire que vous êtes des nôtres après la pièce... N’est-ce pas que vous parlerez de lui dans votre feuilleton ?... Au souper je vous ai mis à côté de moi... Il a tant travaillé !... J’ai l’œil sur vous... À tout à l’heure.
Elle sort en lui faisant de petites mines, pendant qu’il mange le sandwich d’un air résigné.
Scène VII
LANDOUZIE, MORONVAL
MORONVAL sortant à reculons en battant des mains.
Bravo !... bravo !... superbe !... génial !...
À Landouzie qui se lève pour filer.
Quelle ineptie !... C’est Gœthe qui rirait s’il voyait son Faust arrangé comme ça.
LANDOUZIE.
Ah !... monsieur... à qui le dites-vous ?... Je n’ai jamais rien entendu de pareil...
MORONVAL.
Et quel public !...
LANDOUZIE.
C’est ce qui m’a le plus frappé. On se montrait autour de moi des auteurs fameux que j’entendais nommer pour la première fois... On citait des chefs-d’œuvre dont je ne sais pas même les titres...
MORONVAL, baissant la voix.
C’est le monde des ratés... Connaissez pas ?... mais Paris est la proie de ces avortons de la gloire, et ce salon est un de leurs rendez-vous officiels. Vous avez ici la série complète : Ratés actifs, ratés honoraires, ratés de l’art, de la médecine, des lettres, de l’architecture !... Des étiquettes d’idées, des dos de volumes et rien dedans... Et des prétentions !... Tous obscurs et pleins de génie...
LANDOUZIE.
Et Dargenton ?
MORONVAL.
Oh ! celui-là, c’est le prince des ratés, le raté chez qui l’on dîne ; tous les ratés sont du royaume de Dargenton, et je suis étonné d’y rencontrer un homme tel que vous, cher maître...
LANDOUZIE.
Eh ! mon Dieu, je me suis laissé prendre à ce prospectus audacieux, la Fille de Faust. Mais je m’étonne que vous-même, monsieur...
MORONVAL, s’inclinant.
Évariste Moronval, publiciste bien connu. Heureux de l’occasion qui m’est offerte de vous soumettre mes études palingénésiques et mes récents travaux d’ethnographie sur la race Mongol.
LANDOUZIE.
Sapristi !
Passant devant lui.
Mais c’en est encore un, celui-là.
MORONVAL, tirant de sa poche un énorme manuscrit très long.
Votre suffrage, monsieur Landouzie, est de ceux... Où allons-nous nous mettre ?
LANDOUZIE, remontant.
Oh ! non, par exemple !
MORONVAL, traversant.
Tenez, là, dans ce coin.
LAND0UZ1E.
Je préfère y laisser mon pardessus.
Il sort par le fond, vivement.
MORONVAL.
Eh ! mais... monsieur !... monsieur !...
Il sort par le fond, en le poursuivant.
Scène VIII
LABASSINDRE, LES RATÉS, puis DARGENTON, HIR, IDA, MORONVAL, DOMESTIQUES
Les ratés viennent de droite, très exaltés, de grands gestes et se pressent autour des consoles, au fond.
SCHOBART, entrant.
Superbe ! superbe !
DASPRE, entrant.
Prodigieux !
LABASSINDRE, entrant.
Inouï !
Tous se mettent à boire et à manger des gâteaux.
DARGENTON, rentrant suivi de Hir.
Eh bien ! ça vous va, hein ?
TOUS.
Oh ! oh !... je crois bien !
DARGENTON, descendant.
C’est le meilleur de moi que je livre aux appétits de la foule.
SCHUBART.
Le romantisme est mort !
DASPRE.
Ça vaut les Grecs !...
LABASSINDRE.
Mon vieux, je suis épaté.
DARGENTON.
Où est donc Landouzie ?
MORONVAL, rentrant.
Filé !... Vous lui avez fait peur, mon cher.
DARGENTON.
Cet art là les déroute.
MORONVAL.
Il m’a avoué ne pas comprendre un mot.
SCHUBART.
Tous les mêmes.
DARGENTON.
Oh ! je sais pourquoi il est parti... Un jour je lui ai dit ce mot cruel...
On entend le piano à droite.
IDA, arrivant rivement.
Messieurs, messieurs, le second acte.
Tout le monde se précipite dans la salle.
LABASSINDRE.
C’est sonné, marne Ida ?
IDA.
Mais oui... dépêchez-vous donc, vous allez en perdre.
HIR, courant.
Bigre !
IDA, à Dargenton.
Surtout ne m’oublie pas dans ton triomphe.
DARGENTON, l’embrassant.
Enfant !
HIR, sur la porte.
Elle aurait sauvé le Capitole à elle toute seule.
UN DOMESTIQUE, entrant.
Monsieur, il y a là quelqu’un... une personne.
DARGENTON.
Je sais... mon directeur... Introduisez...
UN DOMESTIQUE.
Ici, monsieur ?... mais c’est que...
DARGENTON.
Allez !...
À Ida.
Trouve-lui vite une place, un bon fauteuil.
IDA.
Oui... oui... Montre-toi exigeant !
Elle sort.
Scène IX
DARGENTON, puis JACK
DARGENTON, descendant.
Il s’est fait attendre. – Il le regrettera !
Il remonte et va à droite, devant la glace, s’arranger la tête. Jack paraît au fond, s’appuyant contre la porte. Dargenton l’aperçoit dans la glace.
Hein ?... Quoi ?...
Se retournant.
Jack... vivant !...
Il va vers lui les mains tendues.
Ah ! je suis bien heureux, mon enfant
Jack lui parle sans lui donner la main, d’une voix éraillée.
JACK, débraillé, casquette américaine, vareuse de travail.
Ma mère !
DARGENTON.
Ta mère... oui, oui... c’est qu’en ce moment elle est très occupée... J’ai tout Paris chez moi, ce soir... Je fais jouer ma Fille de Faust.
JACK.
Je veux voir ma mère.
DARGENTON.
Sans doute, sans doute, personne ne songe à t’en empêcher...
JACK.
Faudrait pas !... Je viens de trop loin, il y a trop longtemps... Je veux lavoir... où qu’elle est ?
Il passe devant le pouf et va a droite. Dargenton lui barre le passage.
DARGENTON.
Malheureux !... Tu ne sais donc pas dans quel état... Mais tu as bu ?
JACK.
Eh ben, après ? Est-ce qu’on ne boit pas quand on est chauffeur ?... Puis, c’est pas vrai !... j’ai pas bu... Seulement, je suis pas encore solide. Je sors de l’hospice. Y voulaient pas me laisser partir... mais fallait que je la revoie... je pouvais pus... je pouvais pus, ainsi...
DARGENTON, la calmant.
Écoute, Jack : J’en appelle à l’affection que tu as pour ta mère. Ta présence, ici, en ce moment, peut lui faire beaucoup de mal.
JACK.
Du mal ?... Je veux pas lui faire de mal, pour sûr.
HIR, venant de droite.
Dis donc, le fauteuil attend toujours.
DARGENTON, bas.
Tais-toi... Jack.
HIR.
Pas possible !...
DARGENTON, bas.
Il faut que tu m’en débarrasses ; emmène-le vite à Étiolles. Tiens, voilà de l’argent.
Passant devant.
JACK, à part.
Qu’est-ce qui se disent ?
HIR, bas.
Compris !...
À Jack.
Bonjour, garçon... Nous sommes donc encore de ce monde ?...
JACK, rude.
Je vous connais pas, vous...
HIR, reculant.
Qu’est-ce qu’il a ? Est-il bête ?
DARGENTON, venant.
Mais non, mais non : Jack est très raisonnable. Il est bon fils. Il comprend que sa mère ne peut pas l’embrasser ce soir. Il faut la préparer à ce grand bonheur. Il va s’en aller avec toi, à Étiolles, bien gentiment, se remettre du bon air dans les poumons, et demain Ida passera la journée avec lui... toute la journée... Entends-tu, Jack ?...
JACK, brutalement.
Non, j’irai pas... Vous avez parlé entre vous... vous voulez me tromper.
DARGENTON.
Comment, te tromper ?...
JACK.
Oui, oui, vous voulez m’empêcher de la voir. Mais vous serez pas assez forts pour ça... ni vous... ni personne... Faut que je l’embrasse... que je la tienne... je la veux !... Allons, ouste.
Il bouscule Dargenton et s’élance. Ida paraît.
Scène X
DARGENTON, JACK, IDA
Ida, voyant Jack, reste muette, immobile, et se cache la figure dans les mains.
IDA.
Jack ?... Oh !...
JACK, la tête courbée, comme honteux de lui-même.
Maman... T’as honte de moi, pas vrai ?...
Il tombe assis sur le pouf du côté droit.
IDA.
Honte de toi ?...
Elle se jette à son cou.
Oh ! non, c’est impossible, tu ne peux pas penser ça... Honte de mon enfant, de mon chéri, que j’aime plus que tout !...
Elle l’embrasse avec transport.
JACK, suffoqué.
Dieu de Dieu !... que c’est bon !...
ACTE III
Chez le docteur, à Étiolles. Un grand parloir de campagne, très gai, très clair, rideaux blancs aux fenêtres, vaste poêle de faïence dans un coin. Aux murs des rayons chargés de livres, fauteuils de forme ancienne. Bureau. Au lever du rideau, Cécile enveloppe dans un châle l’enfant d’une paysanne pauvre, pendant que la mère Archambaut se chauffe devant le poêle. Grand froid dehors, horizon tout blanc de neige.
Scène première
CÉCILE, LA MÈRE ARCHAMBAUT, UNE PAYSANNE
CÉCILE, à la paysanne, la congédiant.
Là, vous me renverrez le châle quand il fera plus doux. Rentrez bien vite chez vous, que ce petit n’attrape pas froid Grand-père ira vous voir... Adieu... j’irai aussi...
LA MÈRE ARCHAMBAUT, à part, assise près du poêle.
Qué bon monde que ces Rivals ! C’est comme si la bonté ne leur z’y coûtait rien.
CÉCILE, au fond à gauche.
C’est un vieux châle de bonne maman. Il était tout saisi de froid, ce pauvre petit.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, se levant.
Ah ! mamzelle Cécile ! queu misère qu’on voit partout. À Paris, c’est pas croyable. Ah ! il en faudrait par là des mamzelles Cécile et des châles de bonne maman Rivals. J’vous dis qu’on peut aller où Ton veut, on peut trouver toujours pus pauv’ que soi. Pensez si j’en vois, depuis que j’ suis porteuse de pain.
CÉCILE.
Comment ! vous êtes ?...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Un rude métier, dam ! on a beau se lever matin comme un coq, on est toujours en retard sur l’appétit du pauv’ monde. Ah ! faut les voir, tous ces p’tiots, dans les escaliers, quand j’arrive. Ils me guettent, ils se penchent sur la rampe, et quand je crie d’en bas : « V’ là le pain. » C’est joyeux comme des nids.
CÉCILE.
Vous avez donc quitté monsieur Dargenton ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! je crois bien ! Y n’a pas été sitôt installé à Paris qui m’a cherché noise, ce grand escogriffe, y m’a dit que j’écoutais en dessous tout ce qu’il inventait, et que j’allais raconter ses plans à ses ennemis... des mauvaises raisons, quoi ; pour se débarrasser de moi... Ma fine, la moutarde m’a monté, et j’y ai répondu comme il faut, sur ses plans et tout le reste... D’abord, je pouvais pus me faire à ces gens-là depuis qu’ils avaient laissé ce pauv’ petit Jack sur les navires, un gentil mignon enfant, qu’était ben fait plus tôt pour êt’ dans les notaires.
CÉCILE.
Mère Archambaut, vous ne savez pas ?... Il est ici.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Vous dites ?
CÉCILE.
Jack est chez nous... depuis bientôt deux mois.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Il est ici ?...
CÉCILE.
Il a été sauvé comme par miracle d’une collision en mer... Ses parents l’avaient envoyé à Étiolles avec monsieur Hir.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
C’est-y celui-là qu’avait c’ t’ espèce de mauvais air de charlatan ?
CÉCILE.
Oh ! il a été très raisonnable. Il a compris que Jack serait beaucoup mieux avec nous et il nous l’a laissé.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Quéque finesse là-dessous, mamzelle ! un prétexte pour se faufiler dans vot’ maison... Y n’ me revient pas, c’t’ homme là, oh ! n’me revient-y pas.
CÉCILE.
Grand-père l’aime beaucoup.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Pardine, m’ sieu Rivals, y croit tout le monde aussi droit que lui ! Il est pourtant payé, lui, pour savoir...
CÉCILE.
Mère Archambaut, entendez-vous dans l’escalier ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Quéqu’un qui marche.
CÉCILE.
C’est Jack.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Le petit Jack ! mon Dieu ! comme son pas a grossi.
Scène II
CÉCILE, LA MÈRE ARCHAMBAUT, JACK
Jack, moins balourd, moins délabré qu’à l’autre acte, mais sentant encore la chauffe. En voyant la mère Archambaut, il vient vers elle, les bras ouverts.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
C’est pas Dieu possible !...
Cécile lui fait signe de se taire.
JACK, s’arrête, laisse aller ses bras.
Ah ! je l’ai eu rude, mère Archambaut, ça se voit, pas vrai ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Heulla ! quand je pense que c’est vous le joli petit blondin tout en velours et en frisures ! À vous deux, mamzelle Cécile, avec ce petit air de raison que vous teniez de vot’ bonne maman... vous faisiez un gentil couple : à c’ t’ heure, vous êtes ben un peu dépareilles...
Jack, attristé, Ta prendre un livre, et s’assied près du poêle.
CÉCILE.
Oh ! Jack va se remettre peu à peu. Il a été bien éprouvé, mère Archambaut... Il est beaucoup mieux depuis qu’il est avec nous... Et puis, il étudie, grand-père est très content de lui.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ben sûr qu’il était né pour l’intelligence ! Avec tout ça, v’là qu’il est mon heure, mamzelle. Le chemin de fer ne connaît personne.
CÉCILE.
Vous n’attendez pas grand-père ?...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Je l’ voudrais ben, mais, mon ouvrage, aussi !... J’étais venue à Étiolles pour porter un souvenir à mon pauv’ défunt qu’est resté là tout seul à présent !... Enfin !... S’il fallait n’écouter que ses peines.
À Jack.
On se reverra, pas vrai, monsieur Jack ! Vous n’allez pas retourner sur vos navires ?
JACK.
Je ne sais pas, mère Archambaut.
CÉCILE.
Oh ! non ! jamais plus.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Vaudrait p’ t’ être mieux quéque usine du côté de Ménilmontant, où je reste. C’est moi qui s’rais contente et heureuse d’vous faire vot’ fricot, d’vous raccommoder... je m’ figurerais que j’ai un garçon, j’ veux pas mourir sans m’ figurer ça !
JACK.
Merci, mère Archambaut.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Allons, au r’voir. Je m’en vas contente. J’ai revu mon pauv’ petit Jack !... Au revoir, mamzelle... et ben des bonnes choses à m’sieu Rivals, si vous plaît.
Elle sort, Cécile l’accompagne à la porte.
Scène III
CÉCILE, JACK
CÉCILE, voyant Jack absorbé dans sa lecture, va au pupitre et feuillette un livre de compte.
Oh ! ce grand-père ! Je suis sûre qu’il m’escamote la moitié de ses visites... Hier encore, il m’a soutenu qu’il n’était pas allé chez les Séguin, et puis la minute d’après, il s’est coupé... Vous l’avez remarqué comme moi, n’est-ce pas, Jack ?
À part.
Il ne m’entend pas.
Elle l’observe.
JACK, jetant son livre avec dépit.
C’est impossible... je ne comprends pas, je ne comprendrai jamais.
CÉCILE, se lève et va ramasser le livre.
Qu’est-ce que vous ne comprenez pas, Jack ?
JACK.
Il y en a trop, c’est trop tard !
CÉCILE.
Peut-être qu’à nous deux... Voulez-vous ?
JACK.
C’est pas fait pour moi, les livres !
CÉCILE.
Je vous croyais du courage, Jack.
JACK.
J’en ai plus, ils me l’ont ôté !
CÉCILE.
Ne dites pas cela devant grand-père, vous le fâcheriez.
JACK, se lève et descend peu à peu.
Oh ! je sais bien que m’sieu Rivals ne pense pas comme eux, et qu’il voudrait me voir plus haut que je ne suis... Mais c’est pas possible !... Ah ! tenez, je n’aurais pas dû venir ici, c’est un grand malheur pour moi !... Avant, je vivais, comme une brute, sans songer à rien, je n’avais pas conscience. Ici j’ai repris du goût pour la vie, et quand il faudra retomber de nouveau...
CÉCILE, ils descendent.
Jack, vous n’écoutez pas assez grand-père. Ne vous laissez pas décourager comme cela. Lisez, étudiez... et petit à petit vous verrez s’éloigner de votre esprit toutes ces idées qui vous attristent.
JACK.
Lire ! c’est mon malheur que je lis partout ! Il y a ce livre, sur l’enfer...
CÉCILE.
Le Dante ?
JACK.
Je connais ça, l’enfer ! y a un passage qui m’a serré le cœur ! J’y retourne malgré moi, à ce livre là... C’est quand y dit : « Je ne sais pas de plus grand malheur que de se souvenir des temps heureux pendant les jours de misère ! » C’est ça qui est vrai !
CÉCILE.
Vous voyez donc que vous comprenez ?
JACK.
Je comprends que le bonheur que j’éprouve ici, c’est delà souffrance pour ensuite.
CÉCILE.
L’avenir sera meilleur, Jack.
JACK, passant.
Non, c’est impossible. Vous croyez donc que je ne vois pas ce que je suis devenu. Mais, quoi que vous fassiez pour me cacher la vérité, est-ce que les autres ne sont pas là pour me la faire sentir ! Vous l’avez bien entendue, tout à l’heure, cette femme. Vous aviez beau lui faire des signes, c’est ses yeux qui voyaient. C’est son cœur qui parlait tout haut. Et vous même, mamzelle Cécile ; vous qui êtes pourtant si bonne, si modeste, eh ben, j’ suis comme gêné quand je vous parle... je sens que j’ parle à plus haut que moi ! Est-ce que cette main-là peut seulement approcher de la votre ? C’est-y une main d’homme, ça ? on dirait une pelle à feu rouillée.
Cécile s’émeut, elle reporte le livre au fond, et redescend.
Ah ! j’aurais dû faire comme les autres camarades... me laisser couler au fond de la mer... on est plus heureux après...
Voyant que Cécile met une main sur ses yeux.
Ah ! brute que je suis ! v’là que je vous fais encore pleurer.
Il tombe à genoux devant elle, et lui prend la main.
Pardonnez-moi, Cécile !
Scène IV
CÉCILE, JACK, HIR
HIR, entr’ouvrant la porte.
Peut-on entrer ?
JACK, se levant brusquement.
Le v’là encore, lui !
Il reprend son livre par contenance.
CÉCILE.
Entrez, entrez, monsieur Hir... vous cherchez grand-père ? il n’est pas là.
HIR, très changé, lui aussi, plus soigné, moins râpé, un paquet sous le bras.
Comment, le docteur court les routes avec une gelée pareille... À son âge, c’est insensé... Je lui ferai de la morale.
CÉCILE, se levant.
Je lui en fais tous les jours...
Passant.
Si vous croyez qu’il m’écoute...
HIR.
Mais, enfin, pourquoi ne veut-il pas que je l’aide dans ses visites... ça m’amuserait.
Il pose son paquet sur la table et le développe.
CÉCILE.
Oh ! grand-père ne pourrait pas vivre sans ses malades.
HIR.
Il est bien bon. Je vis parfaitement sans les miens, moi.
À Jack.
Tiens, serre ça.
À Cécile.
Un bel échiquier tout neuf pour faire la partie du docteur.
JACK, brutalement.
Tous pouvez bien le ranger vous-même. Je ne suis pas votre domestique.
HIR.
Toujours aimable.
CÉCILE.
Donnez, monsieur Hir... Jack ne saurait où mettre cela...
Elle emporte la boîte dans un coin.
Grand-père va être bien content... vous le gâtez.
Elle le pose sur la console à gauche.
HIR.
C’est bien le moins... Je lui dois tout, à cet excellent homme. Je m’égarais, il m’a montré la voie ; à Paris, je voyais faux, il m’a corrigé de Paris... il m’a donné le goût du travail...
Il se rapproche d’elle.
Et puis il y a vous, près du sage... Mon amitié a donc deux fois raison.
JACK, grondant tout bas.
Je tremble trop... je peux pas lire...
Il laisse le livre sur la table et boude dans un coin.
HIR, prenant le livre et feignant de se tromper.
Vous lisez le Dante, mademoiselle ?
CÉCILE.
Ce n’est pas moi, c’est Jack.
HIR.
Jack...
Il rit.
Mais c’est de l’hébreu pour toi, mon garçon... il fallait me dire ça, je t’aurais choisi quelques-uns de ces petits livres élémentaires qu’on écrit pour les ouvriers.
CÉCILE.
Je vous assure, monsieur Hir, que Jack comprend très bien.
HIR.
Vous allez me gâter mon Jack, mademoiselle, vous allez en faire un lettré !...
CÉCILE.
Pourtant, s’il veut s’instruire.
HIR.
Ah ! voilà !...les aspirations !... Prenez garde, ces aspirations-là, c’est de la bonne paresse. On reprend des forces, mais ce n’est pas pour l’outil.
JACK, avec un cri étouffé.
Ah !
HIR.
Qu’est-ce qu’il a ? il rugit, maintenant !
CÉCILE, bas.
Oh ! laissez-le...
Scène V
CÉCILE, JACK, HIR, RIVALS, venant du fond
CÉCILE.
Ah ! grand-père.
Elle va l’embrasser.
RIVALS.
Bonjour, mes enfants... Vite, mon grog, fillette.
Serrant la main à Hir.
Vous allez en prendre un aussi, docteur ; c’est indispensable pour aller contre le vent. J’ai cru que je n’arriverais jamais, avec cette maudite bise.
À Jack.
Et toi, mon brave, qu’est-ce que tu fais là, près du poêle ? un vrai chat.
HIR.
La chauffe l’a rendu frileux.
RIVALS.
Allons, parle, remue-toi, sapristi... qu’on te voie gai ! tu as l’air d’un conspirateur.
CÉCILE, préparant les grogs.
Devine qui est venu ?
RIVALS.
Devine, devine... J’en ai pour une heure avec toi.
Passant.
J’aime mieux que tu me dises qui, tout de suite.
CÉCILE.
La mère Archambaut.
RIVALS.
Et tu ne l’as pas retenue ?
CÉCILE.
Elle ne pouvait pas rester.
RIVALS.
Tant pis ! Ça m’aurait fait plaisir de la revoir. C’est la faute de ce vieil entêté de père Séguin, qui ne veut pas entendre parler de remède.
CÉCILE, riant.
Je t’y prends !... Tu vois bien que tu y es allé.
RIVALS, gaiement.
Pincé... c’est égal, fillette, ne marquons pas la visite. Ça embrouillerait nos comptes.
CÉCILE, gaiement.
Ah ! tu as une bonne façon de les tenir, toi, les comptes...
Elle sert les grogs.
RIVALS, ils vont s’asseoir au fond.
Que veux-tu ? Ces gens de campagne... ça aimerait mieux mourir que de se payer une ordonnance...
HIR.
Bah ! laissez-les donc... ils s’en iront bien sans vous.
RIVALS.
Mais pas du tout... il a encore dix ans de bon, ce vieux père Séguin, et je ne lui en fais pas grâce... Eh bien, tu ne donnes que deux verres ? Et Jack ? Tu crois qu’il va nous regarder.
CÉCILE.
Je ne savais pas, grand-père.
RIVALS.
Qu’est-ce que tu ne savais pas ?
HIR.
Si ça boit, un chauffeur !
RIVALS.
Ça boit comme le soleil. Allons, donne-lui son grog, et carabiné !
JACK, bas, avec rage.
Oh ! oui...
Cécile le regarde tristement.
Non, merci, monsieur Rivals, je ne bois plus d’eau-de-vie.
Vient s’asseoir à droite, en bas.
HIR, riant très fort.
Et depuis quand ?
Regard farouche de Jack.
C’est une conversion.
À part.
Ils s’adorent, décidément.
RIVALS.
Comme tu voudras, camarade.
À Cécile.
Tiens, remets-en un peu par ici, puisque Jack nous donne sa part. Je ne suis pas encore converti, moi.
Buvant.
Cré coquin, c’est chaud comme le Sénégal.
Il s’étale les pieds au feu.
Avouez, mon cher Hir, qu’il fait bon tout de même dans notre petit coin d’Étiolles, surtout par des temps de belle neige comme celle d’aujourd’hui.
Montrant la campagne.
Tenez, regardez-moi cet horizon-là, est-ce beau ? Y a-t-il dans votre Taris une fenêtre capable de vous en faire voir autant ?
HIR.
Ne me parlez pas de Paris, docteur. J’en sors, et il y avait un monde... plus moyen de rien faire, tout est pris, du talent partout. On se lève tous les matins, trois mille avec la même idée, trois mille cervelles qui s’entredévorent. Une forte blague, Paris, une machine à vider les hommes ! Non, vraiment, je ne suis pas fâché de goûter d’autre chose, d’un peu de vérité, de bonté, de nature... Tant pis ! je tourne au bonhomme... Je rêve d’un petit chez moi en deux parties : d’un côté des choux, de l’autre des roses. Et pas de latin sur ma porte, comme chez les Dargenton.
RIVALS.
Vous êtes à point, mon cher Hir, mariez-vous et venez vivre à la campagne près de nous, nous voisinerons.
Mouvement de Jack qui écoute.
HIR.
Mariez-moi, docteur. Je n’y arriverai jamais seul. L’ironie m’a séché le masque : ce qu’il y a de tendre et de bon en mo ne peut pas se voir... Et puis, je ne sais pas ce qu’il faut dire pour se faire aimer... Je suis un naufragé, moi aussi, mais mon naufrage ne fait pas tableau... je n’ai pas été dans la chauffe, je ne sais pas me faire plaindre, jouer les jeunes victimes romantiques, et les Manfred de la soute au charbon.
JACK, s’élançant sur Hir.
Misérable !...
RIVALS, se levant.
Eh bien, Jack !... Jack ! deviens-tu fou ?
JACK, se débattant.
Non, laissez-moi. J’y veux du mal... Y m’en fait trop.
CÉCILE.
Jack !
Elle le regarde, il s’apaise et passe devant.
HIR.
Je vous demande pardon de ce qui arrive, mademoiselle... Mais, vous voyez, tout votre charme n’y peut rien, vous ne l’apprivoiserez pas.
Il remonte.
RIVALS.
Voyons, Hir, vous n’allez pas nous quitter comme cela... Jack regrette, j’en suis sûr... Empêche-le de partir, fillette.
Cécile descend deux pas, et reste immobile.
HIR.
Non, non, docteur. Je reviendrai quand vous serez débarrassé de votre pensionnaire.
Ricanant.
La convalescence ne sera plus très longue, j’imagine. Les forces sont revenues.
Cécile passe à gauche. Il sort au fond.
Scène VI
RIVALS, CÉCILE, JACK
RIVALS, à Jack.
Il y a donc quelque chose entre vous ?... qu’est-ce qu’il t’a fait ?
JACK.
Si vous saviez comme cet homme est faux, comme il est méchant.
Passant.
Non, ce n’est pas possible, mamzelle Cécile, vous ne pouvez pas épouser cet homme-là.
RIVALS.
Épouser ? qu’est-ce que tu dis ? A-t-il jamais été question ?...
JACK.
Ce n’est que pour ça qu’il vient ici, monsieur Rivals ! Et ce qu’il dit, et les mines qu’il fait.
Étonné.
Je vous croyais d’accord ensemble.
RIVALS, regardant sa fille.
Cécile ?
CÉCILE, très simplement.
Si monsieur Hir a eu cette pensée, il a mal interprété l’accueil que je lui fais, à cause de toi, grand-père, voilà tout.
RIVALS.
Mon Dieu ! j’avoue qu’il ne me déplaît pas, cet original. Il a de l’esprit, des idées amusantes... Mais c’est à Cécile, avant tout, qu’il faut plaire, et tu vois qu’il n’y a guère réussi... Allons, allons, une colère d’enfant que tu as eue là, Jack. Apprends à te maîtriser, que diable !
CÉCILE.
Je t’assure, grand-père, que M. Hir prend plaisir à le tourmenter.
JACK, sombre.
Voyez-vous, c’est pas permis de faire d’un homme ce qu’ils ont fait de moi... M. Dargenton me déteste. Je le gêne dans le cœur de maman... Et ses amis, tous ces meurt-de-faim dont il s’entoure, servent cette mauvaise jalousie... Ah ! les misérables !... Ils ne me trouvent pas assez disgracié, assez triste, ils voudraient me faire descendre encore, pour que personne ne puisse plus m’aimer. C’était donc pas assez de m’avoir mis si bas ?... Car, enfin, qu’est-ce que je suis ?...Un propre à rien... Eux y me disent que je sens l’ouvrier, et les ouvriers m’appellent l’aristo.
Il s’approche de la chaise.
J’ suis rien, quoi... Je suis Jack... Ah ! tonnerre !
Il tombe assis.
RIVALS, allant à lui.
Bien, mon camarade. C’est de la bonne colère, cela. Laissons ce Hir de côté, il n’est qu’un étranger pour nous. Parlons de toi, Jack. Tu comprends ta position, tu vois clair, cela me suffit. Je ne suis plus inquiet de toi, tout peut se réparer.
JACK, exalté.
Oh ! oui, monsieur Rivals, dites-moi que c’est possible, que je peux encore remonter, sortir de mon abaissement. Ils ont eu beau m’éloigner de la vérité, il me semble que je la vois depuis que vous m’avez fait regarder dans les livres. Oui, je crois que je finirai par comprendre tout à fait. Quant j’ai lu un peu longtemps, il y a quelque chose qui me parle au dedans de moi, je sens comme une force... une force qui m’échappe dès que je veux la retenir.
RIVALS.
Elle ne t’échappera pas toujours... rassure-toi.
JACK, se levant.
Oh ! Si je pouvais devenir un homme, moi aussi, un homme comme vous, monsieur Rivals, utile et respecté ! Si je pouvais avoir ce qu’ont les autres, et, dans les yeux qui me regardent, ne pas voir toujours que de la pitié !
RIVALS.
Tu n’as qu’à vouloir, Jack, à vouloir fermement ! Et tout ce que tu rêves se réalisera.
JACK.
Vrai ?... c’est vrai ça ! tout ce que je rêve ?...
Scène VII
RIVALS, CÉCILE, JACK, IDA, entrant en coup de vent, très gaie, très oiseau, chapeau à plumes, fourrures
IDA, entre Cécile et Rivals.
C’est moi. ne vous dérangez pas, docteur... bonjour, ma belle... J’entre et je sors. Je n’ai pas une minute.
Sautant au cou de son fils.
Mon Jack... gronde-moi, gronde-moi bien fort, de ne pas venir plus souvent... Mais si tu savais...
JACK.
Tu viens me chercher ?...
IDA.
Te chercher ?... Oh ! tu es trop bien ici ? Mais qu’est-ce que tu as ?... Tu as l’air tout nerveux ?...
À Rivals.
Est-ce qu’il est encore malade ?
RIVALS.
Non, madame. Nous voilà tout à fait sur pieds... C’est la surprise, l’émotion de voir sa mère.
IDA.
Tu ne m’attendais plus, pauvre chéri ? que veux-tu ? Dans cette vie d’artiste on ne s’appartient pas... Dieu ! qu’elle est jolie, votre Cécile, docteur... C’est tout une beauté, à présent.
Elle tire de son manchon un sac do bonbons.
Pour vous, mignonne.
CÉCILE.
Vous êtes trop bonne, madame.
Bas à son père.
Viens, lais-sons-les.
Ils sortent.
IDA, arrangeant son chapeau devant la glace.
Mais non, mais non, je ne suis pas bonne... C’est vous et le docteur qui êtes de véritables amis... Quand je pense à l’embarras que nous vous donnons...
Se retournant.
Tiens, ils ne sont plus là... Tant mieux !... J’ai une foule de petites choses à te dire... qu’est-ce que tu regardes, mon Jack ? C’est mon chapeau ? N’est-ce pas qu’il est gentil ?... Eh bien, figure-toi qu’il était affreux, ce chapeau, chez la modiste. Une horreur... Plus je l’essayais, moins il m’allait ; alors, impatientée, j’ai donné un grand coup de poing dedans et j’ai fait cette merveille, tu vois...
JACK, un peu gêné.
Peut-être que si tu avais une toilette plus ordinaire, ça conviendrait mieux pour ici, vois-tu, maman.
IDA.
C’est drôle, ce que tu me dis... Au fait, nous sommes à la campagne et ces bonnes gens peuvent croire qu’on veut les éblouir.
JACK.
Non, ce n’est pas cette raison.
IDA.
Tout ce que tu voudras, mon chéri, la prochaine fois, je me mettrai en petite rien du tout... Tu verras comme ça me va bien. Par exemple, pour la première de la Fille de Faust, j’ai trouvé quelque chose... quelque chose de mignon, en pluche et satin feu, avec une broderie renaissance. Mais au fait, tu ne sais pas, toi, la Fille de Faust va être jouée à Lyon... tu ne peux pas t’imaginer, mon Jack, dans quelle fièvre nous vivons, pendant que tu es là, bien tranquille, au coin de ton feu. Pense, la seconde ville de France ! Quelle leçon pour les directeurs de Paris. Nous partons demain, il faudra bien six semaines, deux mois, pour monter la pièce.
JACK.
Alors, je vais être deux mois sans te voir ?
IDA.
Il le faut, mon petit homme chéri. M. Dargenton tient à monter son œuvre lui-même, et, tu comprends, je ne peux pas le quitter. Il a tant travaillé, sa santé est si délicate. Maintenant nous avons jusqu’à deux crises par jour... Et puis, c’est si dangereux, ce monde des actrices.
JACK.
Oh ! tiens ! je t’en prie, ne me parle plus de cet homme...
IDA, stupéfaite.
Ce n’est pas gentil, ça, Jack... moi qui vous aime tant tous deux. C’est le tourment de ma vie, que vous ne puissiez pas vous entendre.
JACK, sans la regarder.
Si tu savais comme ça me gêne, quand ce nom-là arrive entre nous... Enfin ! tu devrais bien comprendre pourtant.
IDA.
Mais tu es étrange, je t’assure.
JACK.
Vois-tu, maman, j’ai beaucoup réfléchi depuis que je suis dans cette maison... Mes yeux se sont ouverts à bien des choses... Il me vient dans la tête des idées, que je n’avais pas... Pourquoi ne me parles-tu jamais de mon père ?
IDA, s’éloignant d’un pas.
Ton père ? Mais que veux-tu que je te dise ?... Ah ! mon Dieu, c’est affreux... Voilà qu’il va chercher son père, maintenant.
JACK.
Écoute, je ne veux pas te faire de peine, mais je ne suis plus un enfant. Il est bien naturel que je demande... Je peux pourtant pas m’appeler Jack toute la vie. Et si je me marie, ma femme s’appellerait donc « madame Jack » ? C’est pas un nom à donner, ça, voyons. Je t’en prie, dis-moi où est mon père, que j’aille le trouver, réclamer ce nom, qu’il me doit, que tu m’as dit une fois quand je suis parti pour Indret, et que je n’ai jamais oublié.
IDA.
Ton père est mort, mon pauvre enfant.
JACK.
Mort !
IDA.
Il y a bien longtemps ! et d’une façon bien malheureuse ; une chute de cheval à Chantilly... Sans cela, il t’aurait reconnu, et tu porterais aujourd’hui un des plus grands noms de France.
JACK.
Il était dans l’armée, n’est-ce pas ?
IDA.
Non... dans la marine... Enfin, c’est la même chose...
JACK.
Mais, tu m’avais dit... Comment s’appelait-il donc, mon père ?
IDA.
Le baron de Bulac... lieutenant de vaisseau.
Elle descend un peu.
JACK, à part.
C’est pas ce nom-là qu’elle m’avait dit.
IDA, revenant a lui.
Il ne faut pas trop t’attrister avec cela, mon petit Jack, sois raisonnable, allons, la vie n’est pas un roman.
S’éloigne un pas.
JACK, à part.
Elle ne sait plus... Ah ! misère !
IDA, regardant sa montre.
Comme le temps passe... Et moi qui ai tant de choses à préparer pour ce départ ? Adieu, mon chéri, je t’écrirai de Lyon... je t’écrirai beaucoup, pense bien à moi, ne sois plus triste. Que veux-tu y faire ? Surtout pas un mot de tout ceci aux Rivals... Ils nous croient mariés, tu comprends.
JACK.
Oh ! n’aie pas peur... D’abord, je ne resterai pas ici bien longtemps... Faut que je retourne au travail...
IDA, se pomponnant devant la glace.
Ma foi ! écoute, je n’osais pas te le dire... Mais M. Dargenton ne trouvait pas ton séjour ici très convenable... De quoi a-t-on l’air, dans le pays ? On dirait que nous n’avons pas d’argent pour te soigner. C’est lui, tu sais... il est si fier.
JACK, les dents serrées.
Je serai plus fier que lui, va, maman.
IDA.
Ne te fatigue pas trop, surtout ! À propos, convenons d’une chose pour mes lettres... Comme il est toujours là quand je t’écris et que souvent même il me dicte, elles sont quelquefois un peu sévères. Alors, voilà, quand j’aurai été trop méchante, je mettrai une petite croix en bas de la page... Ça voudra dire : « Tout ça ne compte pas. » Tu comprends.
Elle lui prend la tête et l’embrasse.
Adieu, mon chéri, trésor adoré, je me sauve...
Elle sort en courant.
Scène VIII
JACK, puis RIVALS
JACK, regardant Ida sortir, il reste un moment songeur et dit en soupirant.
C’est ma mère !
Levant la tête avec énergie.
Allons-nous-en d’ici... ce que je rêvais est impossible.
Il va à droite.
RIVALS, arrivant de gauche.
Ta mère est partie, Jack ?
JACK.
Oui, monsieur Rivals. Et puis, moi aussi, il va falloir que je m’en aille.
RIVALS, descendant.
T’en aller ! qu’est-ce que tu nous chantes ?
JACK.
Je ne peux pas rester tout le temps les bras croisés... Je me sens guéri... je me sens fort. Il faut que je me remette à gagner ma vie.
RIVALS, après l’avoir un moment considéré.
Tu as raison, mon enfant. Te voilà solide, il faut travailler... Seulement il n’est plus question de t’embarquer, tu as un bon livret, tu auras vite trouvé de la besogne, à Paris, pas loin de nous.
JACK.
Je pensais bien que vous ne me donneriez pas tort de partir.
Silence. Jack est ému, gêné par l’attention avec laquelle le père Rivals le regarde.
RIVALS.
C’est tout ce que tu as à me dire ?
JACK.
Merci... merci pour vos bontés.
RIVALS.
Non, non, c’est pas ça... Il y a encore quelque chose par là, dans un coin, que tu oublies.
JACK.
Mais...
RIVALS.
Voyons, puisque tu l’aimes... c’est au vieux grand-père qu’il faut la demander... Elle n’a plus que moi.
Jack se jette en pleurant dans tes bras de Rivals.
Qu’est-ce que tu as, Jack ? Pourquoi pleures-tu ? Tu vois bien que tes affaires ne vont déjà pas si mal, nigaud.
JACK.
Est-ce que c’est possible ?... Un ouvrier comme moi.
RIVALS.
Tu peux sortir de là, je vais te dire comment.
JACK.
Ah ! monsieur Rivals, s’il n’y avait que ça... Mais vous ne savez pas le plus terrible. Celle qui sera ma femme, je n’ai pas de nom à lui donner... je suis...
RIVALS.
Bâtard, parbleu ! Eh bien, elle aussi, là !
JACK.
Cécile ?...
RIVALS, lui prenant la main.
Nos deux chagrins vont bien ensemble, va... mais à mon âge, c’est plus lourd, plus cruel... Oui, vingt ans bientôt que j’en souffre... Un misérable que j’avais laissé entrer dans l’abri, dans le nid, et qui avait su se faire aimer de ma fille. Pauvre enfant !... C’était à moi de la mieux protéger, de prévoir pour elle. On ne peut pourtant passer sa vie à se défier, on ne peut pas croire que le démon soit partout !... Elle en est morte !...
Il lui quitte la main.
Deux ans après, ma pauvre femme succombait, me laissant seul avec la petite... Et chaque jour l’inquiétude de m’en aller, moi aussi, et d’abandonner cette enfant au gré de la fatalité qui avait frappé fa mère... C’est alors que M. Dargenton est venu s’installer à Étiolles. On le croyait marié. Mais j’ai vite compris qu’il n’en était rien... et en te voyant, toi, pauvre gamin, égaré parmi ces fous, je me suis dit : voilà un mari pour Cécile.
JACK.
Vous avez pensé à ça ?
RIVALS.
Je vous voyais à vingt ans, venant me dire : « Grand-père, nous nous aimons. » Et moi je répondais : « Je crois bien qu’il faut vous aimer, pauvres petits sans noms que vous êtes, car, dans la vie, vous serez tout’ l’un pour l’autre. »
JACK.
Oh ! je l’aime bien, monsieur Rivals.
RIVALS.
Oui, mais il faut la conquérir... Travaille pour être médecin, tu prendras ma suite à Étiolles. J’ai compté. Il te faut quatre ans, en piochant ferme, pour devenir officier de santé.
JACK.
Et vivre, jusque-là ?... Je ne veux rien accepter de cet homme !
RIVALS.
Tu feras deux parts de ta vie : ouvrier le jour, tu étudieras le soir, dans ta chambre, aux cours, à la clinique... Ah ! ce sera rude. Mais Velpeau et d’autres l’ont fait avant toi. Le dimanche, tu nous arriveras ici. Je travaillerai avec toi, tu verras Cécile, et Cécile sera ton courage de la semaine... Veux-tu essayer ?
JACK.
Oh ! si j’étais sûr qu’elle veuille...
Cécile entre à gauche.
RIVALS.
La voilà !
CÉCILE, descendant.
Grand-père ?...
RIVALS.
Demande-lui.
JACK, très ému.
Cécile, je vais partir... Je retourne au travail... C’est pour tous... Votre grand-père m’a permis de vous dire... que je vous aime... Ça ne pourra être que dans quatre ans.
Cécile regarde Rivals et tend la main à Jack.
CÉCILE.
Je vous attendrai, Jack.
ACTE IV
Une chambre sous les toits. Petite fenêtre laissant voir d’autres toits et des cheminées se découpant sur le ciel bleu ; meubles en bois blanc, chaises de paille, le tout très simple, mais d’une rigoureuse propreté. Contre le mur, une petite table recouverte de papiers et de livres. Porte d’entrée au fond, s’ouvrant sur le palier ; porte à droite, donnant dans une autre chambre.
Scène première
LA MÈRE ARCHAMBAUT, puis RIVALS
LA MÈRE ARCHAMBAUT, assise, à droite, en train de moudre du café.
On marche dans le corridor... c’est peut-être ben Jack...
Elle se lève, pose son moulin sur la table et court ouvrir.
Tiens ! monsieur Rivals... en v’là une surprise... Entrez donc, monsieur Rivals.
RIVALS.
Bonjour... J’ai affaire à Paris et j’en profite pour donner un coup d’œil en passant au ménage de mon ami Jack... Allons, tout cela a bon air, et voilà qui vous fait honneur, mère Archambaut, ça sent le travail, ici.
Il descend.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, descendant.
Ah ! vous pouvez le dire, m’sieur Rivals, allez !... Il n’est pas sitôt revenu de l’atelier que le v’là installé là, tenez... Il prend à peine le temps de manger... il mange quasi dans les livres... Croyez-vous ben que ça l’y soit si bon que ça, de tant travailler, après ce mal de poitrine qu’il a eu ?
RIVALS.
C’est vrai qu’il avait bien mauvaise mine quand il nous est arrivé dimanche... Cécile en était tout inquiète... C’est même un peu cela qui m’amène aujourd’hui... Est-ce qu’il se plaint quelquefois ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Sa plaindre, lui ! ah ! ben non, par exemple ! Tenez, le matin, quand je me lève pour ma tournée de pain, il y a beau temps qu’il est sur pied. « Vous fâchez pas, qu’il me dit, maman Archambaut... Je me reposerai quand Cécile sera ma femme. » Et il y a pas à vouloir le raisonner... Ah ! pour sûr que votre demoiselle sera heureuse avec M. Jack... Allons, bon, v’là encore que je dis M. Jack... s’il m’entendait... mais c’est plus fort que moi, et c’est ben ça qui prouve que je ne suis pas sa mère véritable.
RIVALS.
Taisez-vous donc... c’est vous la maman. Jack n’en a jamais eu d’autre.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Monsieur Rivals, vous ne voudriez pas le croire... y a des moments que je suis comme jalouse... c’est pas des choses à avouer, ça... mais nous faisons si bon ménage... Tenez ! voyez les beaux vases
Elle va à la cheminée.
que j’y ai achetés ce matin. J’attends qu’il soit de retour pour mettre des fleurs dedans, crainte qu’elles soient fanées d’ici là...
RIVALS.
Comment, d’ici là ?... Où est-il donc, votre garçon, mère Archambaut ?
LA MÈRE ARCHAMBEAU.
Ah ! c’est vrai, je vous l’ai pas dit. Ça m’est parti en causant. Il est à Lyon depuis trois jours... je l’attends ce matin... Mame Argenton y a écrit par le télégraphe de venir tout de suite, tout de suite... y a du grabuge là-bas, paraît... Ça l’avait tout retourné, ce pauvre enfant.
RIVALS.
Sa pâleur venait de là, sans doute, l’autre jour...
S’éloignant à droite.
Il souffre tant de savoir sa mère avec cet homme...
Il remonte.
Écoutez, mère Archambaut, je ne vais pas l’attendre... Je le verrai dimanche à Étiolles, et si sa mine ne me va pas, je le garderai quelque temps avec nous.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, remontant.
Et que vous ferez ben, m’sieu Rivals... Faut-il y dire que vous êtes venu ?
RIVALS.
Non, c’est inutile... Il ne m’a pas dit qu’il allait là-bas. Je ne veux pas avoir l’air de le savoir...
Sortant.
Adieu.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, le suivant.
C’est son chagrin, pardi, cette femme-là... Il n’aime pas en parler...
Rirais disparaît.
À revoir, monsieur Rivals.
Elle va reprendre son moulin et retourne s’asseoir.
Scène II
LA MÈRE ARCHAMBAUT
Continuant à moudre son café, elle s’arrêta et réfléchit.
Pourvu qu’il ne la ramène pas avec lui !...
Continuant à moudre.
Ah ! non, ça ne se peut pas... Elle ne ferait pas long feu ici... elle aurait ben trop peur de salir sa robe... Tout de même, c’est sa mère ! et si a venait me dire : « Vous l’avez assez eu comme ça... c’est mon tour... » je pourrais pas y donner tort, a ne ferait que son devoir... Ah ! bon Dieu du ciel ! tant désirer un enfant et n’en avoir jamais eu... c’est pour la vie comme un gros trou que j’aurais au milieu du cœur.
Scène III
LA MÈRE ARCHAMBAUT, JACK, IDA
JACK, entrant comme un coup de vent.
Vite, mère Archambaut, quelque chose de chaud pour maman... Elle a eu froid... elle est toute mal à son aise...
Il sort par te fond après avoir posé une couverture sur la commode.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, bas.
Ah ! bon Dieu ! qu’est-ce qui m’arrive ?
Haut.
Voilà, voilà, m’sieu Jack...
Elle entre dans l’autre chambre, à droite.
IDA, tenue de voyage très élégante, l’air éploré, entre du fond, soutenue par Jack.
Comme c’est haut chez toi, mon enfant... Que d’émotions...
Jack pose les colis sur la commode, prend la couverture, la déroule, descend la placer sur la chaise à gauche.
Quel voyage !... Ah ! je suis brisée...
JACK, la faisant asseoir.
Il est à ses genoux, et lui présente un petit banc sons les pieds. Mets-toi là, ma chérie, tes pieds là-dessus... Je suis si heureux de te voir chez moi !
IDA.
Mon Jack !...
JACK, bas.
Quelque chose manquait à la dignité de ma vie ; tu me l’apportes en entrant ici.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, apportant une tasse de café.
Tenez, tout frais moulu... je viens de le faire.
IDA.
Ah ! c’est vous... Merci, bonjour, ma brave femme.
Elle boit.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
C’est ben gentil à vous d’être venue... ah ! vous lui manquiez, allez ! Ça pouvait plus durer, sans la maman, ici...
JACK.
Bonne créature.
Il lui tend la main derrière Ida.
IDA.
Il est excellent, ce café... Où le prenez-vous ?... Je suis bête... Ça me vient de mon Jack, c’est pour ça que c’est si bon.
Jack se lève, pose la tasse sur la cheminée.
Hein ? Ma pauvre Archambaut, qui m’aurait dit cela ? Vous m’avez vue avec M. Dargenton, vous savez si on peut trouver une femme plus dévouée, plus aimante, et voilà comme ça devait finir. Oh ! ce que j’ai souffert, pendant qu’on répétait cette malheureuse pièce...
JACK.
Laisse, maman... ne parle plus de cet homme...
Il reste à gauche.
IDA, se levant.
Si, si, je veux... ça me soulage...
Elle prend la mère Archambaut par la main, la fait descendre au milieu.
Figurez-vous qu’il avait donné son rôle de la Fille de Faust à une espèce de petite femme, un chien coiffé, et sous prétexte de la faire répéter... – Ça a duré six mois, ces répétitions. – Monsieur ne quittait plus cette drôlesse, qui, en définitive, a mis la pièce dedans.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Dans quoi ?
IDA.
Un vrai désastre, on n’a pas pu finir... et comme je me suis permis de lui dire que cette créature était cause de tout, monsieur est entré dans une colère terrible... et il a osé lever la main sur moi !
JACK, s’approchant.
Maman...
IDA, à la mère Archambaut.
Cela vous étonne, n’est-ce pas ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ça, m’étonne d’un côté ; mais de l’autre, ça ne m’étonne pas.
IDA.
Un misérable à qui j’ai tout sacrifié.
JACK, près d’elle.
Je t’en prie...
IDA.
C’est un monstre, je te dis... c’est lui qui m’empêchait de te voir, de t’écrire... Il est si jaloux de toi, il t’en veut tellement de te passer de lui... oh ! je veux que tu le connaisses, que tu le juges comme il le mérite... C’est lui qui â fait ton malheur !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Allons, allons, faut plus y penser... Maintenant que vous ôtes avec votre enfant, vous v’là au bout de vos peines, marne Argenton...
IDA.
Oh ! ne m’appelez plus de ce nom... appelez-moi, Ida, Ida de Barancy. – Je n’ai plus rien de commun avec cet homme !... Ah ! j’ai eu un mot cruel en le quittant. Je lui ai dit : « Tout ce que je vous souhaite, monsieur, c’est de trouver une autre Ida parmi vos actrices. » Il était vexé !... Là-dessus, j’ai vite couru au télégraphe, tu es venu au secours de ta mère... oh ! quand je suis entrée dans ta petite chambre... elle est bien nue, bien triste, un vrai chenil, n’est-ce pas ? Eh bien, il m’a semblé que j’arrivais dans le paradis !... quelle bonne existence nous allons mener tous deux, mon petit Jack... car c’est que je te dois tout un arriéré de soins, de tendresses... Je veux être ta servante, ta ménagère... Tu verras comme je m’v entends, comme tout ça va devenir gentil...
Furetant sur la table.
Tiens ! qu’est ce que tu fais de tous ces livres ?
JACK.
J’étudie, maman.
Il remonte.
IDA.
Oh ! oui, tu m’as raconté ça en wagon.
S’arrêtant, regarde la cheminée.
Quels drôles de petits vases.
Elle passe devant, et va à la cheminée.
On dirait que tu les as gagnés à la foire, à ces petits machins où l’on tourne.
JACK.
Ah ! mère Archambaut... Et moi qui ne les avais pas vus. Comme ils sont jolis... Je vous remercie bien.
IDA.
Ah ! c’est de vous, les vases ?... Ça ne m’étonne plus...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
J’ai pas mis de fleurs dedans, mais je vas en acheter tout à l’heure.
IDA, passe devant.
Non pas... c’est moi que ça regarde à présent... J’en prendrai en descendant pour acheter le déjeuner... Mais oui, le déjeuner... et de bons petits plats que je vais te préparer... Je suis forte, tu sais... Il était si gourmand...
JACK.
Dis donc, maman... si tu laissais la mère Archambaut...
IDA.
Non, non, je veux tout faire, moi... autrement ce ne serait plus la peine.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Dame, oui... puisque c’est elle la maman à c’te heure.
IDA.
Tu verras comme je sais mener une maison... avant tout, de l’exactitude... quelles sont tes heures ?... Tu déjeunes ?
JACK.
À midi, en venant de l’atelier... Je m’en vais y faire un tour ce matin, montrer que je suis là... Mais je ne reprendrai l’ouvrage que demain.
IDA.
Bon... Je vais avec toi... Il y a un marché, pas loin d’ici.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, remontant.
Oh ! toute la rue Oberkampf, c’est qu’un marché qui roule dans des petites charrettes à bras.
IDA.
Oh ! fi donc...
Regardant sa montre.
J’aurai le temps d’aller aux Halles... Mais au fait, je ne peux pas sortir comme ça... Je suis trop belle... Attends un peu, mon Jack, tu vas voir... où est ma chambre ?
Elle remonte.
JACK.
Mais...
LA MÈRE ARCHAMBAUT, bravement.
La v’là !...
En la montrant, elle ouvre la porte de droite. Ida entre avec sa valise.
Vous savez, c’est pas brillant... mais c’est ben en ordre.
Elle descend au milieu.
Scène IV
JACK, LA MÈRE ARCHAMBAUT
JACK, fou de joie, lui sautant au cou.
Ah ! ma bonne Archambaut, que je suis content... Je l’ai, je la tiens... Ça me faisait tant de peine, voyez-vous... Maintenant,, elle vivra avec moi. Elle sera digne que Cécile lui dise : maman. »
LA MÈRE ARCHAMBAUT, très émue.
C’est vrai que c’est un grand bonheur pour tout le monde... Voyons, pendant qu’a va être sortie, je vas vite ramasser mes petites affaires...
JACK.
Comment ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Y faut ben... y a pas place pour trois, ici... Puis vous avez ben entendu ce qu’a disait, qu’a voulait tout faire par elle-même.
JACK.
C’est le premier jour... Elle ne sait pas encore... Mais elle ne pourra pas se passer de vous.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Enfin, je vas toujours me chercher un petit garni, pas trop loin... Et vous savez ben que si vous avez besoin de moi, m’sieur Jack...
JACK.
Encore monsieur Jack... c’est pas bien, je ne mérite pas ça.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, très émue, gonflée de larmes.
Ah ! j’sais ben, j’sais ben... faut pas faire attention... j’suis tout comme à l’envers, voyez-vous, mon pauv’ garçon... Je m’étais faite à cette idée, n’est-ce pas, de tenir vot’ ménage...
Elle passe devant lui.
JACK.
Encore trois ans, mère Archambaut, et puis nous irons vivre tous ensemble à Étiolles, et sans nous gêner... Il y a du large là-bas. Étiolles c’est bien plus grand que Paris.
Scène V
JACK, LA MÈRE ARCHAMBAUT, IDA, jupe troussée, petit fichu en pointe sur la tête, à la main un panier
IDA.
Voilà !. le marché de Jenny l’ouvrière...
Montrant ses oreilles et ses bras.
Tu vois, plus un bijou...
Elle fait tinter ses bijoux dans le panier.
On va faire de l’argent avec tout ça, se donner un peu de confortable... ça en manque généralement, chez toi.
JACK, remontant à la commode, au fond.
Non, non, je ne veux pas, mais je suis riche.
Ouvrant un tiroir.
Tiens ! prends ce qu’il te faut, achète ce que tu veux.
IDA, remontant à la commode.
Tu es riche, mon Jack ? ça tombe bien... moi je n’ai plus le sou...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Dam ! il se donne du mal, et puis il a ben de l’ordre, allez !...
IDA, prenant l’argent.
Ah ! il en faut ! il en faut. Allons, en route !
Elle prend le bras gauche de Jack.
Tiens ! c’est gentil... On dirait un de ces petits ménages comme on en voit le dimanche, sur les buttes Chaumont. À revoir, ma bonne femme... Ah ! vous savez, prenez votre temps. Restez jusqu’à ce que vous ayez trouvé autre chose.
Ils sortent au fond.
Scène VI
LA MÈRE ARCHAMBAUT, les regardant
Ah ! ce que je perds là, je ne le retrouverai jamais... allons, quand y faut, y faut.
Elle ouvre la commode et y prend ses affaires.
C’est ma faute aussi... si j’avais eu un enfant, à moi, rien qu’à moi, ça ne serait pas arrivé...
Regardant autour d’elle.
Faut pas qu’a compte mettre grand chose chez nous, avec tous ses rangements qu’elle parle... Voyons, qu’est-ce qu’il y a encore à moi ici ?...
Elle regarde la cafetière.
Ben oui, mais si j’y prends ma cafetière, où qu’elle lui fera son petit café le matin... Faudra donc qu’ils en achètent une autre... Ah ! Jésus mon Dieu ! c’est y des événements, tout ça... Je sais pu où j’en suis...
Elle tombe assise sur la chaise et pleure. Se retournant.
Qui est là ?
Elle s’essuie les yeux bien vite, en allant vers la porte qui vient de s’ouvrir.
Scène VII
LA MÈRE ARCHAMBAUT, HIR
Hir inculte et râpé comme au premier acte, s’arrête sur la porte et regarde curieusement.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! c’est vous ?... qu’est-ce qui vous faut ?
HIR, furetant partout du coin de l’œil.
Mais... je viens voir mon ami Jack.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, lui barrant le passage.
Vot’ ami !.... Si y n’avait que des amis comme vous !... D’abord, y est pas, monsieur Jack, et je suis ben sûre que vous le saviez d’avant que de monter.
HIR.
Me sera-t-il permis au moins de saluer madame Dargenton ?...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
N’n’avons pas ce nom-là chez nous. Vous vous êtes trompé d’étage, mon bonhomme. Et puis, vous savez, j’ai pas le temps, laissez-moi tranquille... oh ! je comprends ben ce que vous venez faire ici, allez... Vous venez pour fureter, pour espionner... oui, oui... vous êtes de la bande au marchand de phrases.
HIR, ricanant.
Un mot cruel pour Dargenton.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Au fait, à quoi que ça sert de mentir !... Ben, oui, c’est vrai... et vous pouvez y dire... Elle est venue demeurer avec son enfant. Je vous engage pas, ni vous, ni lui, ni personne, à essayer de venir la prendre,
Il descend deux pas.
HIR.
Avec ça que si on vous en débarrassait, vous ne seriez pas contente... Vous croyez donc que je ne vous ai pas vue... Vous étiez là à pleurer sur votre petit baluchon... Pauvre mère Archambaut ! Elle me faisait pitié... Allons, tenez !... donnez-lui cette lettre, sans rien dire au jeune homme, et je vous réponds qu’elle ne sera pas longue à filer.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Par exemple !... Pour qui me prenez-vous donc, espèce de méchant gueux... c’est vrai que j’ai le cœur fendu en quatre d’être obligée de quitter mon garçon, mais j’aimerais mieux mourir que d’entrer dans vos tripotages... Voulez-vous ben cacher ce papier. Un joli métier que vous faites la. C’est-y du pain gagné, ça, pour un homme de votre âge...
HIR, un peu gêné.
Rendez donc service aux gens...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Menteur ! Vous vous moquez ben de la mère Archambaut et de ses peines... C’est à mon pauvre Jack que vous en voulez tous, l’autre parce qu’il y prend son Ida, vous, parce qu’il vous a pris Cécile.
Mouvement de Hir.
Dam ! ben sûr qu’a n’ sera pas pour vot’ nez, cette jolie demoiselle.
HIR, touché au vif.
Paysanne, va !... Vous savez bien ce que vous me dites en disant cela. – Avec votre malice de campagne, vous avez deviné que j’aimais cette enfant...
Avec rage.
Oui, je l’aimais ; mais la vie m’en veut... tout me rate... c’est ce qui me rend mauvais...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Je connais ben votre affaire... On vous a crevé l’amer comme à une poule... Ça vous donne un mauvais goût de Gel par tout le corps.
HIR, ricanant.
Comme vous dites, on m’a crevé l’amer... Et puis, je ne suis pas bâtard, mère Archambaut... et c’est un bâtard qu’il voulait, le vieux, pour faire la paire avec la fillette...
LA MÈRE ARCHAMBAUT, indignée.
Comment que vous dites ça ?... Je vas t’en donner, moi, mauvais chien, de venir ici mépriser le monde.
Elle cherche autour d’elle, empoigne une chaise. Quand elle se retourne, Hir a disparu. La mère Archambaut, suffoquée, se trouve on présence d’une fleuriste chargée de plantes vertes et de fleurs.
Eh bon sang ! qu’est-ce que c’est que tout ça ?
LA FLEURISTE.
Monsieur Jack ? C’est de la part d’une dame.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! oui, je sais... posez ça là.
HIR, montrant sa tête à là porte entrouverte.
Ah !... les accessoires de l’idylle...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Comment ! te v’là encore, toi ?
Hir se sauve en riant. Elle le poursuit le poing tendu.
Eh ! va donc, Arlequin !
Revenant vers la fleuriste.
En v’là-t-il des verdures, il n’en est jamais tant entré ici... C’est pas mes pauvres petits vases qui pourront tenir tout ça. À veut donc s’établir fleuriste.
À la marchande qui se retire.
Bonjour, bonjour...
Réfléchissant.
Tout de même, c’est pas malin ce que j’ai fait là. – Fallait y prendre la lettre et allumer mon poêle avec... C’est que je la connais, la dame, c’est dans le cas d’y tourner la tête.si a revoit l’écriture de son Ragenton... Faut-y qu’y ait du mauvais monde tout de même !
Scène VIII
LA MÈRE ARCHAMBAUT, IDA, chargée de paquets et suivie d’un garçon traiteur qui porte des paniers de vins et de victuailles
IDA.
Tenez, mère Archambaut, voulez-vous débarrasser ce garçon... Dieu ! l’affreux escalier, quelle odeur, quelle marmaille...
Au garçon qui s’en va.
Attendez, mon ami...
Elle cherche dans sa bourse.
Tiens ! je n’ai plus d’argent... Comment ça se fait-il ?...
À la mère Archambaut.
Donnez donc un pourboire à ce garçon. un fort pourboire... vous comprenez, monter à un sixième...
Le garçon parti, elle se lève vivement.
Ah ! maintenant, que je range mes fleurs... De l’eau dans mes vases, ma bonne... ça va sentir un peu moins l’ouvrier, ici... Voyez-vous comme ça devient gentil tout de suite...
LA MÈRE ARCHAMBAUT l’observe avec des mouvements émus ; montrant un tas de fleurs
Et celles-là, où que vous voulez t-y qu’on les mette ?...
IDA.
Laissez-les là... On va apporter deux jardinières... Au couvert, à présent. Où est la table ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT, montrant la table en bois blanc chargée de livres.
La v’là !
IDA.
Comment ! Il n’a qu’une table, mon pauvre Jack... Mais c’est effrayant ce qui manque ici... Il était temps que j’arrive.
Elle bouscule tout ce qu’il y a sur la table et l’emporte au milieu de la scène. À la mère Archambaut qui ramasse les livres avec précaution.
Qu’est-ce que vous faites ?
LA MÈRE ARCHAMBAULT, avec un grand respect effaré.
C’est ses livres !...
IDA.
Voyons, voyons, nous ne sommes pas là pour nous amuser, mère Archambaut ; donnez-moi vile une couverture.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Pourquoi faire une couverture ?
IDA.
Pour mettre sous la nappe.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! comme vous faisiez là-bas ?... C’est pas besoin, du moment qu’y a pas de nappé.
IDA, effrayée.
Est-ce possible ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! m’sieur Jack n’est pas exigeant, lui... Et du moment que vous serez là, y regardera pas à la nappe, allez !...
IDA.
Vous rappelez-vous, chez monsieur Dargenton, ce luxe de vaisselle et de linge de table !
ARCHAMBAUT, mettant le couvert.
Il est loin aussi, m’sieur Dargenton !
IDA.
Oh ! pas si loin... Malgré ce qui s’est passé, il ne tiendrait qu’à moi Voyez donc, mère Archambaut, ce que je viens de trouver chez le concierge...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
La lettre !... Pardine ! On sait ben que les phrases ne lui coûtent rien...
IDA.
Je vous prie de croire que je ne l’ai pas lue, et que je ne la lirai pas... Il verra si j’ai du caractère.
Remettant la lettre dans sa poche.
Je n’y pense déjà plus, ainsi... Vous ne me dites rien de mon pâté ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! c’est un pâté qui se porte bien...
IDA.
Dans cette maison-là, ils coûtent quinze sous de moins qu’ailleurs... Déjà quinze sous d’économie... Dites donc que je ne suis pas une bonne ménagère.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, allant, venant pour le couvert.
Faut ben qu’on se rattrape sur quelque chose.
IDA.
C’est que je connais les bons endroits, moi !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Vous n’avez toujours pas été longtemps !
IDA.
Oh ! j’ai pris une voiture...
Regardant sa lettre.
Je serais pourtant curieuse de savoir ce que ce monsieur ose m’écrire, après s’être permis...
Elle va décacheter, puis se retient.
Non, ce serait de la faiblesse.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, venant à elle devant la table.
N’lisez donc pas !... vot’ enfant, c’est-y pas pus que tout ? C’est votre bien, ça ! il y a pas de misère qui puisse vous l’ôter... Y vous aimera tout le temps de vot’ vie, vot’ enfant... Un amant, ça ne vous aime que le temps de votre jeunesse. Et vous savez, quand une fois ces coquins d’hommes vous ont levé la main dessus, c’est des habitudes prises pour la vie. Ah ! c’est pas avec toutes les bêtises qu’il met sur le papier, qu’il m’en ferait accroire, à moi.
IDA.
Pardon... Monsieur Dargenton n’écrit pas des bêtises... Monsieur Dargenton est un grand poète, sachez-le...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Un homme qui éloigne un enfant de sa mère, ça a beau être un homme de tête et de n’importe quoi, c’est toujours pas un homme qui a de la grandeur dans les idées...
IDA.
Permettez... l’homme ! je vous l’abandonne... mais le poète ! la note émue... personne ne l’a comme lui, personne !...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
À ce qu’y dit...
IDA.
Ah ! c’est trop fort à la fin !
Elle ouvre la lettre.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! Elle l’a ouverte !
Elle remonte.
IDA.
Des vers ! ce sont des vers.
Oh ! dans le clair matin, quand je te vis partir.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
C’est-y le matin qui vous a battue ?
IDA.
Vous êtes insupportable... Je suis bien bonne de discuter avec vous.
Elle lit tout bas.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Madame, v’là monsieur Jack...
IDA, vivement.
Pas un mot de cette lettre.
Elle la met dans sa poche.
Scène IX
LA MÈRE ARCHAMBAUT, IDA, JACK
Jack entre bouleversé. Apercevant sa mère.
JACK.
Ah !
IDA, allant à lui.
Mais, qu’as-tu ? Comme tu es pâle !...
JACK, souriant.
Rien... rien... c’est fini... une bête d’idée qui m’a pris en montant... J’ai eu peur de ne plus te retrouver...
IDA.
Oh ! ce n’est pas gentil.
JACK, dans ses bras.
Pardonne-moi... ça ne m’arrivera plus... tu sais, j’ai congé.
IDA.
Tant mieux ! nous resterons plus longtemps à table.
Elle lui montre le couvert.
JACK, s’approchant.
Des huîtres ! mais ça ressemble à des folies.
IDA, sentimentale.
Des folies pour mon fils.
JACK, gaiement.
Eh bien, la mère Archambaut, vous disiez quelquefois que vous ne vouliez pas mourir, sans avoir mangé votre douzaine d’Ostende... Vous voilà à votre affaire... Allons, mettez-vous là !...
IDA, scandalisée, à mi-voix.
Oh !
LA MÈRE ARCHAMBAUT, tristement.
Non, merci, monsieur Jack, j’ai pas faim... J’ ferais pas honneur à vot’ politesse.
Très émue.
Puis il faut que j*e m’occupe pour un garni.
JACK.
Tout près de nous, n’est-ce pas ?...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ben entendu...
Regardant autour d’elle.
Ce soir, après mon ouvrage, je viendrai vous débarrasser de toutes mes petites affaires. À revoir, manie Argenton... non... comment que vous dites l’autre ? ah ! j’aime mieux vous appeler mame Jack... À revoir, marne Jack, soignez-le, aimez-le ben... Je vous donne pas tort, allez... c’est le vot’, n’est-ce pas ?
IDA.
Oui, oui, ma bonne... Allons, à table.
LA MÈRE AUCHAMBAUT, les regarde avec envie, à part, en sortant.
À ne connaît pas son bonheur.
Scène X
JACK, IDA
Ils sont à table
JACK.
Quel excellent cœur de femme !... Si tu savais comme elle a été tendre, dévouée, comme elle a eu soin de moi.
IDA.
Oui, mais bien commune... Je la connais, tu penses. Nous l’avons eue six ans, à notre service... Eh bien, eh bien, qu’est-ce que tu fais ? du vin rouge, avec des huîtres ?
JACK, gaiement.
C’est que... je vais te dire... je te donne de celui-là... parce que pour le moment...
IDA, se levant.
Tu te figures ça, toi ?... Tu crois que je vais te laisser manquer de rien.
Elle pose du vin blanc sur la table.
Tiens !... débouche, c’est du Grave... Il y a aussi du Rœderer pour le pâté... On a beau dire, c’est amusant un peu de champagne.
JACK, stupéfait.
Tu as acheté du champagne ?
IDA.
J’ai peut-être trop dépensé, n’est-ce pas ?
JACK.
Mais... non.
IDA.
On ne se retrouve pas tous les jours, mon Jack. C’est une petite crémaillère que nous pendons... D’ailleurs, lu vas voir s je suis disposée à être raisonnable.
Elle le prend sur ta commode un long cahier qu’elle agite triomphalement.
Regarde ce beau livre de dépenses que je viens d’acheter chez madame Lévêque... mais oui, madame Lévêque, la papetière d’à côté.
JACK.
Oh ! tu as déjà des connaissances...
IDA.
Elle tient aussi un cabinet de lecture, c’est très commode... car, enfin il faut suivre le mouvement littéraire... En attendant, j’ai toujours pris un livre de dépenses... C’est indispensable, vois-tu, mon enfant. Dans une maison un peu régulière... Ce soir, après dîner, nous ferons nos petits comptes... Je n’ai plus d’argent, tu sais, mais tout est écrit.
JACK.
Oh ! alors, Si tout est écrit !...
Elle se rassied et mange.
IDA.
Par exemple, le dimanche, tu me mèneras dîner dans les guinguettes avec les ouvriers... Il doit faire drôle là-dedans... Il v a si longtemps que j’en ai envie... Il n’a jamais voulu m’y conduire, lui... monsieur était trop fier...
JACK, embarrassé.
C’est que le dimanche...
IDA.
Tu vas trouver ta petite bonne amie ? Elle est gentille ?
JACK, très sérieux.
Je vais à Étiolles, maman, voir monsieur Rivals et... Cécile.
IDA.
Cécile !... ah bah !... Tu l’aimes donc ?... Oh ! il rougit... C’est gentil de voir rougir un jeune homme !... mais que vous devez être mignons, tous deux !... Ça fait penser à Paul et Virginie... Tu vas me conter ça... attends que je débarrasse la table...
JACK.
Non, maman, ne te dérange pas.
Il enlève les huîtres, sert le pâté, change les assiettes. Pendant qu’il a le dos tourné, Ida regarde furtivement sa lettre.
IDA, cachant la lettre.
À quand le mariage ?
JACK.
Peut-être dans trois ans...
IDA.
Tu n’es pas pressé... Et le champagne ?
JACK, passant au-dessus.
Tu y tiens, maman ?
IDA.
Avec le pâté, voyons... Tu n’es au courant de rien.
Jack veut déboucher le champagne. Elle rit comme une folle.
Ah ! ah !... si tu te voyais... Mon Dieu, que tu es drôle !... Donne, va, je vais te montrer...
Il passe devant la table, et va s’asseoir. Elle débouche sans faire sauter le bouchon.
Tu n’as que ces verres là... Tant pis !
Elle verse.
Fais-moi penser à en acheter d’autres quand nous sortirons... À tes amours, mon Jack...
Elle boit, chantant.
On dit que tu te maries, Tu sais que j’en vais mourir... Elle sera très jolie, Cécile, en mariée...
JACK.
Dis donc, maman, tu voudras bien venir, le dimanche, à Étiolles, avec moi ?
IDA.
Tu penses ! Je serai si contente d’embrasser ma petite Cécile, ma bru... Dire que je vais avoir une bru... c’est drôle comme tout...
Jack, se tourne vers le public, et baisse la tête d’un air triste. Elle continue.
En passant devant ma porte
Si tu vois prier le soir,
Dis-toi, c’est ma pauvre morte...
Qui voudrait... qui voudrait... encore
Qui...
Elle s’arrête, sa voix se brise dans les larmes.
JACK, inquiet, se lève, remonte.
Qu’est-ce que tu as, maman ?
IDA.
Rien... rien...
JACK, passe.
Tu t’ennuies ?... Déjà !...
IDA, assise.
Mais non... C’est la fatigue, les nerfs... et puis, cette romance est si triste... je ne peux jamais la dire sans pleurer.
Elle essuie une larme.
JACK, au milieu.
Pense au bonheur que tu me donnes... Il n’y aura pas de romance assez triste pour te faire pleurer.
Ida se lève, le regarde, vient à lui, puis s’arrête, et va s’asseoir au bout de la table où elle éclate en sanglots.
J’en ai été si longtemps sevré de ce bonheur là... Oh ! t’avoir à moi, rien qu’à moi, te faire une vie de tendresse, de respect... mais déjà, tout enfant, je n’avais pas d’autre idée. Je voulais grandir, être fort, pour te reprendre à cet homme... Tu sais, quand j’ai quitté l’usine pour entrer dans la chauffe, je ne songeais qu’à ça... gagner plus d’argent, pour te racheter plus vite... Ah ! je ne t’ai pas dit tout ce que j’ai souffert, maman !... Enfin, maintenant, c’est fini. Je te tiens, je t’ai conquise et pour toujours, n’est-ce pas ?
À genoux devant elle.
Jure-moi que c’est bien pour toujours, et que tu ne retourneras plus jamais !...
Ida lui caresse les cheveux.
IDA.
Comme tu es bébé... Pourquoi me dis-tu ça ?... Je suis venue, ce n’est pas pour repartir...
JACK.
C’est égal, jure-le... jure-le...
IDA.
Eh bien ! oui, je le jure... Avec toi, mon Jack, avec toi toujours.
JACK.
C’est que, vois-tu, maintenant que tu m’as fait cette joie, si tu me l’enlevais...
Il l’entoure de ses bras.
Ne t’en vas plus, maman, ne te reprends pas... Sans toi je ne pourrais plus vivre.
IDA.
Mais puisque c’est juré, voyons... Je ne peux pourtant pas inventer des mots.
JACK, se levant.
Oui, oui, tu as raison... pardonne-moi, je suis fou.
IDA, se levant.
Ne t’exalte donc pas comme ça, mon Jack....Tu te fais mal et à moi aussi... Je suis déjà si fatiguée, si brisée par cette nuit de voyage...
JACK.
Pauvre maman !... Si tu te mettais un peu sur ton lit.
IDA.
Tu veux ?... Au fait, une petite sieste après déjeuner, j’adore ça... Mais, toi, qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là ?...
JACK, rangeant la table.
Travailler... travailler pour M. Rivals... c’est après demain dimanche...
IDA.
Ah ! comme l’amour le rend sérieux, toi... mâtin.
JACK.
Cécile et moi, nous vivons du même espoir... notre avenir dépend de mon courage... Mais va ! n’aie pas peur, tu as ta bonne part, toi aussi, dans cet avenir.
IDA, le regardant préparer sa table.
Forgeron le jour, étudiant le soir. Et tout ça par amour... C’est un véritable roman... tu sais qu’on en ferait une machine épatante... Je suis fière de toi, mon Jack...
JACK.
Attends que j’aie réussi pour le dire.
IDA.
Oh ! tu réussiras, c’est moi qui t’en réponds... et je t’y aiderai de toutes mes forces... Allons, travaille... À tout à l’heure, mon Jack, à tout à l’heure et à toujours.
JACK.
Bien vrai ?... à toujours ?
IDA, sortant à droite.
À toujours !
Scène XI
JACK, seul
Oui, oui, c’est bien moi qu’elle aime à présent... Je ne dois plus douter d’elle... Oh ! c’est trop de bonheur tout d’un coup. Ma mère ! ma mère digne de Cécile... Les avoir toutes deux près de moi, pour moi seul... Ah ! j’ai souffert !... mais je suis bien payé,
Il s’assied pour travailler.
Scène XII
JACK, DARGENTON, paraissant au fond
DARGENTON.
Jack !
Il recule, puis se décide â entrer.
JACK, le voyant, se lève.
Ah ! mon Dieu !
Il donne un tour de clef à la porte de sa mère et met la clef dans sa poche, puis vient vers Dargenton.
Qui demandez-vous ? Que venez-vous faire ici ?
DARGENTON.
Mais... je croyais...
JACK.
Vous ne comptiez pas me trouver... C’est l’heure de l’atelier, l’heure où la femme est seule, et la clef sur les portes. Tous les rôdeurs du faubourg connaissent ça...
Mouvement de Dargenton.
Allons, le coup est manqué. Il y a un homme à la maison... Allez-vous-en.
DARGENTON.
Eh bien ! puisque je rencontre un homme où je n’avais laissé qu’un enfant, un homme intelligent et fier, ouvert aux choses de la vie..
JACK.
Vos grandes phrases... on n’y croit plus... mais regardez-moi donc bien en face, est-ce là le Jack que vous avez connu, votre dupe, votre victime ?...
DARGENTON.
Voyons, écoutez-moi, mon ami...
JACK.
Je ne suis pas votre ami, je ne l’ai jamais été...
DARGENTON.
Mais, depuis quand sommes-nous tant ennemis que cela ?
JACK.
Du plus loin que je me rappelle, je me sens de la haine au cœur contre vous. D’abord que pourrions-nous être l’un à l’autre, sinon deux ennemis ? Quel autre nom pourrais-je vous donner ? Qui êtes-vous pour moi ? Devrais-je seulement vous connaître ?...
DARGENTON.
Jack... Je n’ai jamais voulu que votre bonheur... À ce moment encore j’ai la conviction qu’en vous éloignant du livre et de l’étude, en vous mettant l’outil du prolétaire à la main, j’avais fait plus humain et plus vrai que ce vieux rêveur de Rivals... Je vous épargnais les déceptions d’orgueil, les tortures d’idéal dont j’ai tant souffert moi-même ! Les autres ne sont rien auprès de celles-là !
Jack a un rire dédaigneux.
En tout cas, quels qu’aient pu être mes sentiments pour vous, j’aimais trop mon Ida, je l’aime trop encore.
JACK.
Assez ! je vous défends de parler de ma mère... Je vous défends surtout de l’appeler ainsi devant son fils. Mais, si vous l’aviez aimée, vous auriez respecté sa faiblesse en moi, vous l’auriez relevée dans l’estime de son fils pour le jour où il comprendrait ; si vous l’aviez aimée, depuis longtemps elle serait votre femme.
DARGENTON, froidement.
Je suis marié.
JACK.
Mais alors, que lui voulez-vous, à cette pauvre créature ? Elle a été à vous pendant dix ans, votre esclave, votre conquête, une parure à très bon compte, qui vous a fait beaucoup d’honneur... Maintenant, c’est fini, voyons... Elle a des cheveux gris, elle a des rides... Ce n’est plus une maîtresse, c’est une mère ; elle n’est plus à vous, elle est à moi, elle m’appartient. C’est maman, laissez-la moi !
DARGENTON.
Je n’ai qu’un mot à vous répondre, Jack : Je l’aime !
JACK.
Taisez-vous, malheureux !
IDA, dans la chambre.
Jack ?...
En entendant la voix d’Ida, Dargenton recule.
DARGENTON.
Elle m’a entendu.
JACK.
Où allez-vous ?... Ma mère ne veut plus vous voir... elle vous hait... elle vous méprise... Allons, dehors.
IDA.
Ouvrez-moi !...
DARGENTON, appelant.
Ida ?
IDA.
Jack ?... Jack ?...
JACK.
Vous voyez bien que c’est son fils qu’elle veut.
DARGENTON.
Ida ?...
JACK, brandissant une chaise.
Bon sang de Dieu ! je te vas tuer !
ACTE V
Le décor du troisième acte, par une belle soirée d’automne. Au fond, la grande baie est ouverte et laisse voir la campagne, dorée par le soleil couchant.
Scène première
RIVALS, puis LA MÈRE ARCHAMBAUT
RIVALS, guettant, debout devant la fenêtre, regardant sa montre.
Six heures !... personne encore... Pourtant le train de Paris est passé... Et mon pauvre Jack, là-haut, qui attend, qui se désole...
LA MÈRE ARCHAMBAUT, entrant.
Me v’là...
RIVALS.
Toute seule ?... Et la mère ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! oui, la mère... une jolie margot... Eli’ veut pas venir, ell’ croit pas que c’est vrai, que son enfant soit malade...
RIVALS.
Est-ce que vous l’avez vue ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Si je l’ai vue !... Deux heures qu’il m’a fallu l’attendre devant sa porte... Madame était au concert... J’allais m’en revenir, quand ils sont arrivés, tous deux, en voiture. Elle était mise comme une reine, c’te sans cœur. Lui, tout en noir, une grande affaire de deuil à son chapeau. Paraît qu’il lui est mort quelqu’un... et toujours ses airs d’archevêque... Oh ! je me suis pas laissée intimider. Je saute sur la donzelle : « Venez vite à Étiolles... vot’ garçon est au pus mal. » – « Mon Djack ! » qu’a me fait. Vous savez comment qu’a dit ça : « Mon Djack ! » C’est tout ce qu’elle sait dire... « Oui, vot’ Jack, vot’ enfant... Voilà deux mois qu’il est malade, depuis le jour où vous l’avez quitté... Maintenant, il va mourir... arrivez, il n’est que temps ! »
RIVALS.
Alors ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Alors, le Ragenton répond que c’est des menteries, un coup monté entre nous tous pour y reprendre sa princesse, que si Jack est malade, il vienne se faire soigner chez ses parents.
RIVALS.
Ses parents !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! le bandit... Je sais pas si j’y ai crié ses vérités, là, en plein trottoir, que le monde s’amassait pour m’entendre. Je me connaissais plus, le sang me partait des yeux... Tout de même, je crois bien qu’ell’ serait venue, sans lui ; mais l’autre escogriffe y a dit : « Rentrez, ma chère ! » Et comme il y fait faire tout ce qu’il veut... Non ! voyez-vous, ces femmes-là, c’est pas des mères !... Ça ne devrait pas avoir d’enfant.
Elle s’éponge le front.
RIVALS.
Et Jack, maintenant... qu’allons-nous lui dire ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Pas la vérité, ben sûr... Comment qu’il se trouve aujourd’hui, le pauv’ mignon ?
RIVALS.
Un peu plus mal qu’hier. La vie s’en va, goutte à goutte.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Dieu de Dieu !... Et ne pouvoir rien !... Ah ! monsieur Rivals, s’il fallait qu’un malheur comme celui-là nous arrive...
Elle sanglote dans son tablier.
RIVALS, brutalement.
Oh ! non, non, pas de larmes... Je ne veux pas de ça ici... Est-ce que je pleure, moi ?... Pourtant, je suis doublement frappé dans cet enfant dont j’avais fait mon fils, et ma pauvre petite qui veille là-haut près de lui, sans se douter de rien encore...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Elle ne le voit donc pas ?
RIVALS.
Elle l’aime... Et puis, quand en est très jeune, il y a de ces injustices auxquelles on ne peut pas croire.
LA MÈRE ARCHAMBAUT, s’essuyant les yeux.
Pauvres enfants !... C’est bon, monsieur Rivals... Je vas faire ben attention... ben attention...
Scène II
RIVALS, LA MÈRE ARCHAMBAUT, CÉCILE
CÉCILE, entrant, très calme, mais très pâle.
Mère Archambaut, montez vite. Il vous a entendue. Il veu vous parler.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ! mon Dieu... vous y avez donc dit, que j’étais allée vers sa maman ?
CÉCILE.
Il fallait bien... Depuis deux jours, c’est comme une fièvre, une idée fixe... Il la veut, il la demande... Je n’ai eu qu’à lui dire : « Elle viendra demain... » il a dormi d’un trait, toute la nuit, comme un enfant.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ben oui... mais, c’est que... j’ai pas pu l’amener...
CÉCILE, à Rivals.
Je te l’avais.dit... Je savais qu’il ne la laisserait pas venir... Elle est si lâche.
RIVALS.
J’irai demain, moi... nous verrons bien si elle ne marche pas.
CÉCILE.
Oui, mais jusqu’à demain !... Il faut dire que vous ne l’avez pas vue... qu’elle viendra plus tard, dans la soirée... Il s’endormira peut-être comme hier, en l’attendant.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Voyez-vous, c’est que je suis pas forte, moi, sur la menterie.
CÉCILE, gravement.
Il le faut... Allez... Je monte avec vous.
La mère Archambaut sort en se tamponnant les yeux.
Scène III
CÉCILE, RIVALS
Minute de silence et de gêne. Rivals se remet à marcher de long en large, la tête basse, regardant du coin de l’œil Cécile qui a pris une fleur dans un vase et se la pique dans les cheveux.
RIVALS, souriant.
Tu est gentille comme ça... coquette.
CÉCILE.
Tu trouves ?
Elle le regarde un instant, avec un sourire navré, puis elle tombe dans ses bras en sanglotant.
RIVALS, très ému, retenant ses larmes.
Eh bien ! quoi donc ?...
Qu’est-ce qui te prend ?...
CÉCILE, à demi-voix.
Ne dis rien... ne me parle pas... laisse-moi pleurer...
RIVALS, sanglotant.
Mais pourquoi ?... Qu’as-tu ?... Il n’v a pas de quoi se désoler, voyons...
CÉCILE.
Je voulais me tenir, jusqu’au bout. pour lui, pour toi... Mais je ne peux plus... Ça m’étouffe !
RIVALS.
Comment ! tu savais donc ?...
CÉCILE.
Depuis le premier jour...
RIVALS.
Tu le sauveras, ma fille...
CÉCILE.
Oh ! je n’y peux rien, moi... c’est une autre qu’il faudrait... Il ne pense qu’à elle... Cette nuit, il parlait, dans son sommeil, j’ai cru qu’il m’appelait. Il disait : « Mère, mère, viens donc... » Moi qui l’aime tant !...
RIVALS.
Oui, parce que tu es là, parce qu’il est sûr de ton amour... mais, dans son malheur, à qui a-t-il pensé, où s’est-il réfugié bien vite !... Est-ce que ce n’est pas toi, toi seule qu’il a voulue pour le guérir ?
CÉCILE.
Le guérir !...
Le regardant bien en face.
Voyons, ne mens pas, combien de jours encore ?...
Scène IV
CÉCILE, RIVALS, JACK, LA MÈRE ARCHAMBAUT
CÉCILE, stupéfaite en voyant entrer Jack.
Comment ?...
RIVALS.
Debout ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT, effarée.
J’y ai pas eu plus tôt dit que sa maman allait peut-être venir... il a voulu se lever tout de suite.
JACK.
Ça l’aurait trop saisie de ne pas me trouver sur pied.
CÉCILE.
Quelle imprudence !...
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Pas vrai, mamzelle Cécile ?... Au lieu do dormir ben sagement, comme j’y conseillais...
JACK, gaiement.
Dormir... ah ! bien, oui... Je suis trop content... L’idée qu’elle va venir, qu’elle sera là tout à l’heure.
RIVALS.
Allons, allons, du calme.
JACK.
Ne me grondez pas, mon ami... Je vous assure, je vais mieux, je me sens solide.
À Cécile.
C’est vrai...
LA MÈRE ARCHAMBAUT, à Rivals.
Ben sûr qu’il n’a pas l’air malade...
JACK.
Comme on est bien ici... On ne voit que fleurs et bons visages... Puis, j’aime cette salle... Tout ce que j’ai [eu d’heureux dans la vie, je l’ai eu là.
CÉCILE, bas.
Moi aussi, Jack.
JACK, à la mère Archambaut qui veut fermer la croisée.
Oh ! ne fermez pas... Laissez-moi voir encore le ciel... c’est si beau ! Sentez-vous la bonne odeur que la forêt nous envoie...
Une cloche sonne au lointain.
Ah ! la cloche d’Étiolles... Je la connais, c’est une amie... Quand j’étais le plus perdu, le plus abandonné, là-bas. sur la mer, il y avait, tout au bout du navire, une cloche de quart qui sonnait un peu comme ça, La nuit, je l’entendais dans le bruit du vent, des machines... Tout de suite je voyais la maison du grand-père, le verger, la petite porte sur le bois, et Cécile qui m’attendait... Ah ! maison bénie ! refuge, refuge !
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Eh ben, et moi ?... Vous y pensiez donc jamais à vot’ mère Archambaut ? Elle vous était donc pas un petit quéque chose ?
JACK.
Vous savez bien que si...
Il lui prend la main et l’attire vers lui.
Ah ! mes amis, mettez-vous là, près de moi, tous... Entourez-moi... Je veux qu’elle voie qu’on m’aime bien, que votre tendresse lui fasse envie.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
C’est ça... et pas pus tôt entrée, nous fermons la cage sur elle pour qu’elle puisse plus s’envoler.
JACK.
Regardez donc... On dirait que quelqu’un monte la route.
CÉCILE, sans regarder.
Non, Jack. C’est encore trop tôt.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ça serait impossible qu’elle soit déjà là...
JACK.
Elle vous a dit qu’elle viendrait... n’est-ce pas ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Pour sûr... Il faudrait un grand empêchement.
JACK, très inquiet.
Un empêchement...
CÉCILE.
Mais non... mais non... Elle viendra, mon ami.
JACK.
N’est-ce pas, Cécile ?... Rien ne peut l’empêcher de venir... Elle aime son enfant, voyons... Sans doute, elle m’a fait un gros chagrin, quand elle est partie... mais c’est l’autre, avec ses phrases, ses grimaces... Il l’a prise par la pitié... Elle est si naïve, si bonne... D’abord, si elle était méchante, [est-ce que j’aurais le cœur que j’ai, est-ce que je l’aimerais, est-ce que je vous aimerais tous comme je vous aime ?
RIVALS.
Oui, oui, calme-toi... tu parles trop fort, sois raisonnable, mon fils.
JACK.
Oh !... votre fils !... que ce mot-là me rend heureux... Oh ! maintenant que me voilà debout, c’est moi qui vais bien travailler....Il vous fera honneur, allez, votre fils !... – Dites donc, mère Archambaut, il me semble qu’elle devrait être ici... Il y a bien près de deux heures que vous êtes arrivée.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Ah ben ! s’il y avait deux heures, le temps marcherait d’un fameux pas... Qu’est-ce qu’on deviendrait ?... S’il y a une demi-heure, c’est tout au large...
JACK.
Voyez comme il fait nuit déjà... Si vous alliez un peu au-devant d’elle sur le chemin. Qu’est-ce que vous voulez ? Je suis comme vos petits du faubourg, le matin, quand ils attendent la becquée... vous savez bien, mère Archambaut : « V’là le pain ! »
LA MÈRE ARCHAMBAUT, très émue, après un peu d’hésitation.
Allons, j’y vas... puisque ça vous fait plaisir.
RIVALS.
Seulement, toi, pendant ce temps, tu vas monter te remettre au lit.
JACK.
Oh ! non, je vous en prie, encore une minute...
À la mère Archambaut qu’il suit d’un œil inquiet.
Par où allez-vous donc, mère Archambaut ?
LA MÈRE ARCHAMBAUT, étouffée de larmes.
Je vas... je vas...
Brusquement.
Faut p’t’ être pas que je prenne une lanterne ?
Elle sort par la gauche.
Scène V
JACK, CÉCILE, RIVALS
RIVALS.
Allons, Jack, ce n’est plus le grand-père, c’est le médecin qui parle à présent. Il faut monter.
Jack s’est levé sans rien dire. Il fait presque nuit dans la chambre. La lumière d’un falot passe au fond, dans le jardin.
JACK, debout, la regardant.
Pauvre mère Archambaut ! Elle m’amuse avec sa lanterne. Si elle croit que ça la fera venir.
Rire amer.
Et moi, je vous dis qu’elle ne viendra pas. Je la connais bien, allez... C’est une mauvaise mère !... Toute la misère de ma vie m’est venue d’elle. Mon cœur n’est qu’une plaie, de tous les coups qu’elle lui a portés... Elle a cru à ce faux poète, à ce faux malade... Elle n’aime que ce qui est faux, je vous dis... Quand l’autre a fait semblant de vouloir mourir, elle a couru vers lui, tout de suite, elle ne l’a plus quitté... Moi, je meurs pour de vrai ! et elle ne vient pas... Ah ! la méchante... c’est elle qui m’a tué... et elle ne vient pas seulement me voir mourir.
RIVALS.
C’est toi, qui es un méchant, Jack...
Lui montrant Cécile.
Mais regarde-la donc !...
CÉCILE.
Je ne veux pas que tu meures, tu es mon bien... celle qui t’aime. c’est moi, Jack... Je suis plus qu’elle, je suis ta femme ! Et je ne t’ai jamais trompé, et je ne t’ai jamais menti, moi !
JACK.
Ah ! c’est vrai ! je suis un ingrat... pardon, pardon... Est-ce que j’ai besoin de quelqu’un, quand tu es là ?... Tout me manquait dans la vie, tu m’as tout donné... tu as été tout pour moi, mon amie, ma sœur, ma femme, ma mère... Ne pleure plus, Cécile... parle-moi... redis ce que tu viens de dire... Je n’ai jamais souffert... nous nous sommes toujours aimés... prête-moi ton épaule... Dormir là, dans tes cheveux... longtemps... toujours... Dieu ! que je suis bien.
Un silence.
CÉCILE, tout bas, effrayée.
Père, père... j’ai peur...
RIVALS, penché sur Jack.
Non... il dort.
JACK, comme halluciné.
Écoutez... dans le jardin... on marche... c’est elle ?... La voilà... Oh ! maman, comme tu viens tard !...
Il retombe et semble dormir.
Scène VI
JACK, CÉCILE, RIVALS, LA MÈRE ARCHAMBAUT, IDA
LA MÈRE ARCHAMRAUT, sur le perron.
Pleure pas, m’ami... la v’là, ta maman, la v’là...
Poussant Ida.
Allez donc, voyons !...
IDA.
Jack, mon chéri ? C’est donc vrai que tues malade... Et moi qui ne le croyais pas... Je suis venue tout de même. J’avais une si bonne nouvelle à t’apporter il est libre... il m’épouse... Tu ne lui en veux plus, j’espère ?... Nous allons être heureux, va ! Nous viendrons vivre tous ensemble à Étiolles... Ça te fera-t-il plaisir, dis, mon chéri ? Jack, réponds-moi donc ?
Elle lui prend la main, en interrogeant le docteur. Silence et immobilité de tous.
Ah !...
Elle recula épouvantée, et va tomber à genoux à l’autre bout de la scène.
RIVALS, à demi-voix.
Madame, c’est vous qui l’avez tué.
LA MÈRE ARCHAMBAUT.
Pauv’ petit !... Mais, bon sang de Dieu ! il y a donc pas un châtiment pour des mères comme celle-là !
On voit Dargenton passer sur le perron.
RIVALS.
Si, il y en a un !...
Dargenton entre, tout en noir, le pardessus sur le bras, regarde Jack, se découvre, s’approche d’Ida et lui pose la main sur l’épaule. Rivals, désignant Dargenton.
Le voilà, le châtiment.