Huit jours à la campagne (Jules RENARD)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Renaissance, le 5 février 1906.

 

Personnages

 

MAMAN PERRIER, 67 ans

MADAME PERRIER, sa bru, 40 ans

MARIE PERRIER, sa petite-fille, 16 ans

GEORGES RIGAL, 27 ans

 

La scène se passe dans un village de l’Yonne.

 

Une petite cour sèche, un banc, une chaise en fer. Au fond, sur la rue, une grille à barreaux verts, sans ornement. À droite, la façade d’une maison de village bourgeoise, blanche et presque neuve. Il faut monter trois marches. À gauche, une bordure de buis sépare la cour du jardin.

 

 

Scène première

 

GEORGES, MAMAN PERRIER

 

Georges Rigal paraît à la grille. Complet de voyageur ; une petite valise ; l’air heureux et parisien. Il cherche vainement une sonnette. Il ouvre la grille et entre.

GEORGES.

Pas de sonnette ! C’est bien campagne ! On entre comme chez soi... Personne !... charmant... Quelqu’un, s’il vous plaît ?

Maman Perrier arrive lentement du jardin ; elle est vieille, petite, droite, maigre, soupçonneuse.

Bonjour, madame.

Maman Perrier ne répond pas.

C’est bien ici la maison de M. Maurice Perrier ?

MAMAN PERRIER.

Non, monsieur.

GEORGES.

Pardon, madame. Je croyais...

MAMAN PERRIER.

C’est la mienne.

GEORGES.

On m’avait dit, dans le village, que c’était la maison de M. Maurice Perrier.

Il va s’éloigner.

MAMAN PERRIER.

Elle sera peut-être à Maurice, quand je serai morte, mais, pour le moment, elle est à moi.

GEORGES.

Ah ! Elle est à vous... Bien, madame.

MAMAN PERRIER.

Et moi, je suis la grand-mère de Maurice.

GEORGES.

Oh ! Madame !... Je voulais dire : c’est bien ici, chez sa grand-mère, que demeure M. Maurice Perrier ?

MAMAN PERRIER.

Oui, monsieur, il y demeure, pendant ses vacances. Et il n’est pas près d’avoir un domicile à lui.

GEORGES.

Moi, je suis Georges Rigal.

MAMAN PERRIER.

Plaît-il ?

GEORGES.

L’ami de Maurice.

MAMAN PERRIER.

Quel ami ?

GEORGES.

Celui que vous attendez.

MAMAN PERRIER.

Nous n’attendons personne.

GEORGES.

N’auriez-vous point reçu ma lettre ?

MAMAN PERRIER.

Votre lettre ?

GEORGES.

Celle que je vous ai écrite hier, de Paris.

MAMAN PERRIER.

Vous m’avez écrit une lettre à moi ?

GEORGES.

Non, madame, à Maurice.

MAMAN PERRIER.

Je ne m’occupe pas des lettres de Maurice ; c’est possible qu’il ait reçu quelque chose ; je vais demander.

Elle entre à la maison.

 

 

Scène II

 

GEORGES, seul

 

Quel type remarquable de vieille paysanne ! Naturelle, point gâtée par les usages du monde. Je croyais qu’on était prévenu, mais tant mieux ! J’arrive à l’improviste. Je ne dérange personne, c’est plus drôle.

Il renifle.

Ça sent l’herbe à plein nez ! Oh ! la coquette maison ! Il ne lui manque qu’un peu de mousse, de lierre. Mon rêve pour mes vieux jours !

 

 

Scène III

 

MAMAN PERRIER, MADAME PERRIER, GEORGES

 

MAMAN PERRIER amène madame Perrier.

Voilà ma bru.

GEORGES.

Madame, je suis enchanté de faire votre connaissance. C’est bien à la mère de Maurice Perrier que j’ai l’honneur...

MADAME PERRIER.

Oui, monsieur.

MAMAN PERRIER.

Je vous le dis.

MADAME PERRIER, aussi étonnée que maman Perrier, mais polie.

Nous avons reçu, en effet, monsieur, cette lettre pour Maurice.

GEORGES.

C’est la mienne, madame ; je reconnais mon écriture, l’enveloppe et le timbre... j’annonçais dans cette lettre mon arrivée.

MADAME PERRIER.

Maurice est sorti ce matin, avant le passage du facteur. Il n’a donc point lu votre lettre, et je ne l’ai pas décachetée ; je l’avais mise dans ma poche. Tenez, monsieur.

GEORGES.

Vous pouvez la lire, madame.

MADAME PERRIER.

C’est inutile, monsieur, puisque vous voilà.

GEORGES, prenant la lettre.

Elle ne renferme aucun secret, madame ; j’écrivais à Maurice.

Il pose sa valise sur le banc, ouvre la lettre et lit.

« Cher ami, mon congé m’est accordé. Il y a si longtemps que tu me retiens et que je te promets ces huit jours... »

MAMAN PERRIER, inquiète.

Huit jours !

MADAME PERRIER, d’un ton insignifiant, pour réparer.

Huit jours.

GEORGES.

J’ai mis huit jours, pour mettre un chiffre, mais je resterai autant que je voudrai, autant que Maurice voudra, autant que vous voudrez, mesdames...

Il continue de lire la lettre.

« J’arriverai demain matin jeudi, (c’est aujourd’hui, vous voyez si je suis exact !) par le premier train ; je me fais une joie de bavarder avec toi et de connaître enfin madame ta mère et mademoiselle ta sœur... »

MAMAN PERRIER.

Et la grand-mère, on n’en parle pas ?

GEORGES.

Oh ! Madame.

MAMAN PERRIER.

Elle ne compte plus !

GEORGES.

Pouvez-vous dire, madame ?

MAMAN PERRIER.

Maurice, je parie, m’a déjà donnée à tuer.

GEORGES.

Non, madame.

MAMAN PERRIER.

Ça ne m’étonnerait pas de lui. Vous ne saviez peut-être pas seulement que j’existe ?

GEORGES.

Oh ! madame, je sais... je sais de quelle affection Maurice vous aime. Je vous ai oubliée par étourderie. Excusez-moi.

MADAME PERRIER, arrangeante.

D’ailleurs, à quoi ça sert d’écrire des longues lettres qui n’en finissent plus, quand on va se voir ?

GEORGES.

N’est-ce pas, madame ? Vous avez bien raison.

Silence.

Je reprends donc ma lettre.

Il met la lettre dans son portefeuille et laisse tomber une dépêche.

MADAME PERRIER.

Vous laissez tomber quelque chose.

GEORGES ramasse la dépêche.

Merci, madame, ce n’est qu’une vieille dépêche bonne à déchirer.

Il la met dans son indicateur.

MADAME PERRIER.

Comme je suis ennuyée que Maurice soit sorti ! mais cela ne fait rien, monsieur, donnez-vous la peine...

Elle désigne la porte de la maison.

GEORGES.

Rentrera-t-il bientôt, madame ?

MADAME PERRIER.

Ah oui ! sans doute.

MAMAN PERRIER.

Est-ce qu’on sait, avec lui ?

MADAME PERRIER.

J’espère qu’il ne tardera pas. C’est un fait exprès. Maurice ne sort jamais le matin. Et, pour une fois que vous venez, il s’en va. Il doit courir par les champs. Voulez-vous qu’on le cherche ?

GEORGES.

J’attendrai un peu, en votre aimable compagnie, mesdames ; et s’il tarde trop, j’irai au devant de lui : cela me promènera, je verrai votre pays, qui m’a paru très joli, mesdames, sans flatterie.

MAMAN PERRIER.

Il est joli comme tous les pays.

GEORGES.

Madame, j’ai beaucoup voyagé et j’en ai rarement vu de plus plaisant.

MADAME PERRIER.

Il faudrait le juger par un beau soleil. Ce temps gris le désavantage ; il a même plu cette nuit, dites, maman.

MAMAN PERRIER.

Il n’a pas plu assez.

MADAME PERRIER.

Qu’est-ce qu’il vous faut ?

MAMAN PERRIER.

Il me faut de la pluie... Je n’appelle pas ça pleuvoir. Le jardin meurt de soif. Après une sécheresse de trois mois, cette petite ondée lui mouille à peine la peau.

GEORGES.

C’est étonnant, madame, car il a plu très fort jusqu’à notre arrivée en gare. Je craignais même de recevoir l’averse sur le dos.

MAMAN PERRIER.

Les pays d’où vous venez ont de la chance. Tout pour les autres, rien pour nous.

GEORGES.

Votre tour viendra, madame ; après le beau temps, la pluie.

MADAME PERRIER.

Mais, j’y songe, personne ne vous attendait à la gare.

GEORGES.

Il y avait le chef de gare, et puis c’est si proche. D’ailleurs, quoi de plus agréable que ce voyage ? On s’endort à Paris, on se réveille dans un pays inconnu, à une heure matinale. On est seul, libre. On a laissé là-bas les soucis quotidiens. On se croit une vie nouvelle et l’on se sent fier de se lever avec le soleil.

MAMAN PERRIER.

Il est frais, le soleil, aujourd’hui.

GEORGES.

Oh ! madame, qu’importe un nuage de plus ou de moins à la campagne ?

MADAME PERRIER.

Je ne vous ai même pas entendu ouvrir la grille.

GEORGES.

En effet, comme c’est nature ! Il n’y a pas de sonnette à votre grille.

MAMAN PERRIER.

Si fait, il y en a une, elle est chez le serrurier.

MADAME PERRIER.

Il ne finit plus de la réparer.

MAMAN PERRIER.

Sans moi, le monsieur prenait racine dehors ; j’étais dans le jardin ; je désherbais les carottes ; j’entends appeler ; je lève la tête et qu’est-ce que je vois ? Je vois le monsieur planté là, avec son colis.

GEORGES.

Ah ! j’ai dû vous surprendre.

MAMAN PERRIER.

Oui.

GEORGES.

C’est bien plus drôle.

Il rit seul.

MADAME PERRIER.

Et ce Maurice qui ne revient pas ! Entrez donc vous reposer, monsieur, vous asseoir.

GEORGES, qui commence à être gêné.

Oh ! merci, madame, je ne suis pas fatigué..

MAMAN PERRIER.

Monsieur s’est assis tout son content dans le train.

MADAME PERRIER.

Mais il a peut-être besoin de se passer de l’eau sur la figure ?

GEORGES.

Volontiers, madame, quoique à la campagne...

Fausse entrée.

MAMAN PERRIER.

Alors, monsieur déjeune ?

MADAME PERRIER.

Naturellement. Croyez-vous qu’il aura fait cinquante lieues pour nous dire bonjour et repartir sans prendre quelque chose ?

GEORGES.

Madame, vous êtes mille fois trop obligeante. Surtout que je ne vous dérange pas !

MADAME PERRIER.

Et quand vous nous dérangeriez !

MAMAN PERRIER.

Sommes-nous des sauvages ?

MADAME PERRIER

Mais, vous savez, il y aura ce qu’il y aura.

GEORGES.

Et que faudrait-il de plus, madame ? Je me régalerai d’œufs à la coque et de fromage à la crème.

MAMAN PERRIER.

Si vous comptez là-dessus, mon pauvre monsieur, vous vous brosserez le ventre ; il ne suffit pas de dire : Amen ! pour qu’une poule ponde et que le lait se mette à cailler.

GEORGES.

J’ai bon appétit, je mangerai de la viande ; elle doit être de première qualité dans cette contrée ; j’ai vu, par vos prairies, des troupeaux de bœufs magnifiques.

MAMAN PERRIER.

Oui, mais on ne les tient pas, et, d’ailleurs, les bœufs magnifiques, comme vous dites, on les envoie à Paris. Notre boucher ne garde que les vieilles vaches, et encore il ne tue que le samedi ; nous aurons de la veine s’il lui reste un morceau présentable.

GEORGES.

Ne vous tourmentez pas, je vous prie. À la fortune du pot ! Maurice m’a tant parlé de vous que je m’imagine déjà être de la famille.

MAMAN PERRIER.

C’est curieux, il ne nous parle jamais de vous.

MADAME PERRIER.

Oh ! si maman.

MAMAN PERRIER.

Non, non.

MADAME PERRIER.

Si, quelquefois. Monsieur étudie sa médecine, comme Maurice.

GEORGES.

C’est-à-dire, madame, que je suis plutôt clerc de notaire. Oh ! cela se vaut, nous avons fait les mêmes classes. J’ai connu Maurice au lycée Charlemagne ; je l’ai perdu de vue, puis je l’ai retrouvé, un soir d’automne, à la musique du Luxembourg. Nous nous voyons fréquemment et nous nous aimons beaucoup.

MADAME PERRIER.

Oui, oui, je me souviens.

MAMAN PERRIER.

Moi, je ne me souviens pas.

MADAME PERRIER.

Vous vous rappelez, maman, que Maurice nous disait...

MAMAN PERRIER.

Je ne me rappelle rien du tout. D’ailleurs, Maurice ne nous parle ni de ce monsieur, ni d’un autre ; il ne desserre pas les dents.

MADAME PERRIER.

Il est de sa nature peu bavard et il n’a guère de distractions dans ce pays. Mais ses études nous coûtent si cher qu’il nous est impossible de le faire voyager pendant ses vacances.

GEORGES.

Madame, je vous assure que Maurice ne s’ennuie pas auprès de vous.

MAMAN PERRIER.

Il ne manquerait plus que ça.

GEORGES.

Il me disait en m’invitant : « Tu verras comme on s’amuse chez moi. »

À Maman Perrier.

Chez vous, madame. « D’abord, nous parcourrons nos propriétés... »

MAMAN PERRIER.

Ses propriétés !

GEORGES.

Les vôtres, bien entendu, madame.

MAMAN PERRIER.

Quelles propriétés ? Cette bicoque et deux ou trois mouchoirs de terre autour ? J’ai soixante-sept ans, monsieur !...

GEORGES.

Vous ne les paraissez pas, madame.

MAMAN PERRIER.

Oh ! mon âge ne me fait pas honte ; ne devient pas vieille qui veut ! J’ai soixante-sept ans sonnés, monsieur, j’ai toujours vécu de mon travail et je travaille encore pour n’être à la charge de personne et pour reculer le plus possible l’époque où les gaspillages de Maurice nous mettront sur la paille. Si monsieur se croit chez des gens riches, il s’abuse.

GEORGES.

Madame, je me crois chez de braves gens et ça me suffit.

MAMAN PERRIER.

Maurice est un vantard et un orgueilleux. La mort de son père a été un grand malheur.

Georges s’incline.

Ses propriétés ! il en a, de l’aplomb !

GEORGES.

Il n’a fait qu’exagérer un peu, et c’est bien naturel. Nous sommes tous fiers de notre village et moi-même, qui suis né à Paris, je m’en vante ; mais calmez-vous, madame, il ne me faut pas tant de terrain à parcourir ; au contraire, je déteste la marche, j’ai horreur de la chasse.

MAMAN PERRIER.

Ça se trouve bien, toutes les chasses du pays sont gardées.

GEORGES.

Je me contenterai d’aller m’asseoir avec une ligne au bord de la rivière.

MADAME PERRIER.

C’est une belle promenade.

MAMAN PERRIER.

Oui, il y a une trotte.

GEORGES.

Elle est loin, la rivière ?

MADAME PERRIER.

Oh ! tout près.

MAMAN PERRIER.

Tout près, à neuf kilomètres.

GEORGES.

Je n’en aurai, madame, que plus de plaisir à m’asseoir.

Marie Perrier entre par la grille.

 

 

Scène IV

 

MAMAN PERRIER, MADAME PERRIER, GEORGES, MARIE

 

MADAME PERRIER.

Voici ma fille, monsieur, qui revient de chez l’institutrice.

GEORGES.

Mademoiselle, mademoiselle... Marie, n’est-ce pas ?

MAMAN PERRIER.

Qu’est-ce que tu attends ? Monsieur t’interroge, réponds, au lieu de te cacher derrière mes jupes.

MARIE.

Oui, grand-mère ; oui, monsieur.

MAMAN PERRIER.

Oui, quoi ? Monsieur te demande si tu t’appelles Marie. T’appelles-tu Marie ou Jacquotte ?

MARIE.

Marie.

GEORGES.

Je le savais, mademoiselle, je vous connaissais par votre petit nom. Mon ami Maurice ne fait que me parler de vous.

MADAME PERRIER.

Tu ne l’as pas aperçu, ton frère ?

MARIE.

Non, maman.

MADAME PERRIER.

Où diable peut-il être !

MARIE.

Je n’en sais rien, je rentre tout droit de l’école.

GEORGES.

Vous terminerez prochainement vos études, mademoiselle ; ça manque de charme, hein ?

MARIE.

J’aime mieux aller chez mademoiselle Moreau...

MADAME PERRIER.

C’est son institutrice.

MARIE.

...Que de rester à la maison du matin au soir.

GEORGES.

Je vous comprends, mademoiselle.

MADAME PERRIER.

Elle dit ça, parce qu’à la maison elle aide au ménage.

MAMAN PERRIER.

Et mademoiselle trouve que c’est dur.

MARIE.

Dame ! on me fait laver les assiettes.

MAMAN PERRIER.

Et ça gâte tes mains fines. Ne faut-il pas que tu travailles comme tout le monde ? Te figures-tu, toi aussi, comme le monsieur, que nous sommes riches et qu’on te donnera une dot ?

MARIE.

Je n’en ai pas besoin.

MAMAN PERRIER.

Oui-da ! On t’épousera pour tes beaux yeux ?

MARIE.

D’abord, moi, je ne me marierai jamais.

GEORGES.

Oh ! mademoiselle ! Ce serait un crime.

MAMAN PERRIER.

Tu feras comme les autres, petite prétentieuse ! Tu te marieras si tu peux, si on te demande.

GEORGES.

Oh ! madame ! il ne tiendra qu’à elle.

MAMAN PERRIER.

Je te conseille de te fourrer en tête des idées saugrenues ; fais-moi plutôt le plaisir d’aller dans ta chambre et de commencer tes devoirs..

GEORGES.

Madame, je réclame pour elle un jour de congé, en mon honneur.

MAMAN PERRIER.

Ça n’en vaut pas la peine, allez ! Si je vous prenais au mot, vous seriez vite embarrassé d’elle.

Elle rentre à la maison et s’arrête sur la troisième marche de l’escalier, d’où elle domine.

GEORGES.

Je proteste, madame, je proteste ; n’en croyez rien, mademoiselle.

MADAME PERRIER.

Écoute, petite, va faire tes devoirs, et si tu es sage, je te donnerai la permission de l’après-midi ; allons, va, moi je m’occuperai du déjeuner. Entrez-vous, monsieur ?

GEORGES, fixé.

Oh ! merci, madame ; réflexion faite, je préfère attendre Maurice dehors, respirer l’air pur.

MAMAN PERRIER, du haut de l’escalier.

Monsieur n’est pas venu pour étouffer dans les maisons.

GEORGES.

Je ferai le tour du jardin.

MAMAN PERRIER.

Ce ne sera pas long.

GEORGES.

Ensuite j’irai, en me promenant, à la recherche de Maurice.

MADAME PERRIER.

Vous le rencontrerez sans doute par là.

GEORGES.

Par là ?

MADAME PERRIER.

Oui, à droite, du côté du château.

GEORGES.

Bien ; merci, madame.

MAMAN PERRIER.

Ou par là.

GEORGES.

Par là ?

MAMAN PERRIER.

Oui, à gauche, du côté du moulin.

GEORGES.

Bien ; merci, madame.

MAMAN PERRIER.

Oh vous le trouverez ; il n’est pas perdu.

MADAME PERRIER.

À tout à l’heure, monsieur ; vous permettez ?

GEORGES.

Faites, mesdames.

Les trois dames rentrent.

 

 

Scène V

 

GEORGES, seul

 

Faites donc, mesdames, vous êtes chez vous – et je ne peux pas en dire autant.

Il pousse un fort soupir et s’assied sur la chaise de fer.

Quelle cordialité ! On dirait presque que je les gêne !

Il regarde la maison.

Ah ! mesdames, je n’ai pas la prétention d’avoir le flair d’un chien, mais à la manière dont vous m’avez reçu, je devine que vous êtes de première force au jeu de quilles. Ce sera folâtre huit jours dans votre société. Heureusement, j’ai eu la précaution d’apporter l’indicateur, le plus récréatif de tous les livres, et le plus nécessaire quand on ne se propose pas de moisir dans une villégiature.

Il tire son indicateur de sa poche et, le dos tourné à la maison, il le feuillette.

Huit jours ici ! La vénérable grand-mère a raison ; c’est un farceur, mon ami Maurice. Depuis quatre ou cinq ans, il me tanne pour que j’aille le voir à sa campagne : « Viens, viens donc, me dit-il, c’est à deux pas, (des pas de cent kilomètres chacun) ; je te présenterai à ma chère famille qui te recevra comme mon frère, à ma bonne vieille grand-mère, à ma mère qui est la meilleure des femmes et à ma gentille petite sœur. » Cinq années de suite, je refuse énergiquement. J’invente des prétextes stupides qui, d’ailleurs, (j’aurais dû le remarquer,) prennent tous ; à la fin, brusquement, par caprice, comme personne n’y pense plus, je me décide, je m’annonce, je passe en wagon une mauvaise nuit, coûteuse, car j’ai pris une première pour avoir l’air chic, en tombant du train dans les bras de mes futurs amis, et j’arrive. Il n’y a pas un chat à la gare, et Maurice n’est même pas chez lui. Il n’y est pas, mais la bonne vieille grand-mère y est ; elle y est la meilleure des mères ; elle y est la gentille sœur. Pauvre petite ! au fond, elle l’est peut-être, gentille, mais il faudrait du temps pour le savoir, et je crois que je n’aurai pas le temps.

 

 

Scène VI

 

GEORGES, MARIE

 

Marie sort de la cuisine et vient à lui ; il se lève.

GEORGES.

Mademoiselle...

MARIE.

Monsieur, c’est ma grand-mère qui m’envoie vous demander lequel vous aimez mieux, le pain rassis ou le pain frais ?

GEORGES.

Votre grand-mère, mademoiselle ? elle est d’une prévenance... Je n’ai pas peur du pain frais.

MARIE.

Il n’y a que du pain rassis à la maison.

GEORGES.

Justement ; je le préfère.

MARIE.

Mais le boulanger est au bout de la rue.

GEORGES.

Voulez-vous que j’y aille, mademoiselle ?

MARIE.

Oh ! monsieur !

GEORGES.

Je plaisante, mademoiselle ; à la campagne, j’aime tous les pains ; je mangerais du pain de chènevis ; je suis si heureux de voir des arbres et des champs, de voir Maurice et de vous voir, mademoiselle.

Silence de Marie.

Maurice a une sœur charmante, mademoiselle. Je me permets de dire que j’ai pour elle, depuis longtemps déjà, une vive sympathie.

Silence de Marie.

C’est singulier, mademoiselle, je trouve que vous avez quelque chose de votre grand-mère.

MARIE.

Moi ?

GEORGES.

Oui, là, au bas du visage.

MARIE.

Je ne suis pas aussi vieille.

GEORGES.

Je m’en doutais, mademoiselle ; vous avez même une dizaine d’années de moins que Maurice. Vous avez seize ou dix-sept ans, plutôt seize.

MARIE.

Je les aurai à la Saint-Martin.

GEORGES.

À la Saint-Martin, c’est parfait. Vous voyez que Maurice me tient au courant ; je sais aussi que vous vous entendez fort bien avec lui.

MARIE.

Des fois il me taquine.

GEORGES.

Oh ! le vilain ! mais vous avez bon caractère ?

MARIE.

Je ne sais pas.

GEORGES.

Moi je le sais, Maurice me l’a dit.

MARIE.

Il n’en sait rien ; il ne me voit presque jamais.

GEORGES.

Sans doute, mademoiselle. Cependant il ne connaît sa sœur que de réputation. Il passe ses congés avec vous. Il fait de vous sa camarade. Quand il s’occupe de photographie, par exemple, vous l’aidez.

MARIE.

Il n’y a pas de danger qu’il me laisse toucher à ses affaires. Il est bien trop regardant.

GEORGES.

Vous vous promenez ensemble, vous faites de la bicyclette ?

MARIE.

Oh ! non, monsieur !

GEORGES.

Je vous assure, mademoiselle, qu’aujourd’hui les jeunes filles les mieux élevées, les jeunes filles du meilleur monde, roulent sur tous les chemins à bicyclette.

MARIE.

Il faut d’abord en avoir une.

GEORGES.

C’est juste, mademoiselle. Demandez-en une à votre généreuse grand-mère.

MARIE.

Elle me recevrait bien.

GEORGES.

Et Maurice ? Il a peut-être des économies ; voulez-vous que j’en parle à Maurice ?

MARIE.

Oh ! monsieur !

GEORGES.

Oui ou non ?

MARIE.

Monsieur !

GEORGES.

Je lui en parlerai. Qu’est-ce que je risque ? Je vous répète qu’il a une vraie tendresse pour sa sœur. D’ailleurs, ne vous comble-t-il pas de cadeaux à votre fête, à votre anniversaire ? Tenez, voulez-vous que je vous dise ce qu’il vous a envoyé la dernière fois ?

MARIE.

Le Beau Danube bleu.

GEORGES.

Je le savais. Il me dit tout. Vous êtes une musicienne très distinguée au piano.

MARIE.

Oh ! guère, monsieur.

GEORGES.

Vous devez jouer Le Beau Danube bleu à ravir.

MARIE.

Je ne l’ai pas encore déchiffré.

GEORGES.

Je ne vous le reproche pas, mademoiselle ; je dis cela pour montrer que Maurice ne me cache rien de ce qui vous concerne. Il m’intéresse à votre vie et même... vous savez que Maurice est un faiseur de projets ; il me les communique tous ; c’est si doux de s’épancher. Il en caresse un, entre autres, qui vous étonnerait, peut-être. Oh ! un projet vague, mais réalisable, et, pour ma part, à première vue, je souhaite qu’il se réalise ; mais je n’ai pas encore le droit de vous le confier : vous êtes trop jeune, nous sommes trop jeunes... Plus tard, plus tard... c’est un secret entre Maurice et moi ; ne cherchez pas, mademoiselle, vous ne devineriez pas.

MARIE.

Ça m’est égal.

GEORGES.

Et à moi donc !... c’est effrayant, mademoiselle, plus on vous regarde, plus vous ressemblez à votre grand-mère.

MARIE.

Alors je peux lui dire que vous aimez le pain rassis.

GEORGES.

Mademoiselle, je vous en serai très obligé.

 

 

Scène VII

 

GEORGES, puis MADAME PERRIER et MARIE, puis MAMAN PERRIER

 

GEORGES, seul.

Décidément, ça ne finira pas par un mariage ; je n’ai plus rien à faire ici. Allons ! il faut être philosophe, quand on ne peut pas faire autrement.

Il reprend l’indicateur, y trouve la dépêche et, après une courte hésitation, il va vers la grille.

Qui demandez-vous ?... Georges Rigal !... C’est moi, mon brave homme... Une dépêche !... Oui, oui, Georges Rigal, chez Maurice Perrier... C’est bien ça... Donnez vite, merci, merci...

À madame Perrier, attirée par le bruit.

C’est une dépêche qu’on apporte à l’instant.

MADAME PERRIER.

Pour nous ?... Ah ! mon Dieu !

GEORGES.

Pour moi, madame. « Georges Rigal, chez Maurice Perrier. »

MADAME PERRIER.

Oh ! que j’ai eu peur.

GEORGES, lisant la dépêche.

Oh ! mâtin de mâtin ! Quel ennui. Croyez-vous que j’ai de la déveine ? On me rappelle à Paris. « Revenez tout de suite, sans faute. Signé : Tabuteau. » C’est le patron de mon étude.

MADAME PERRIER.

Que dites-vous là ?

GEORGES.

Lisez, madame.

Mme Perrier tend la main. Georges ne donne pas la dépêche et il lit.

« Revenez tout de suite, sans faute. Affaire urgente. »

MADAME PERRIER.

Eh bien ?

GEORGES.

Eh bien ! Je n’ai qu’à filer.

MADAME PERRIER.

Quoi ? Vous allez partir ?

GEORGES.

Il le faut, madame.

MADAME PERRIER

Mais demain.

GEORGES.

Aujourd’hui, madame ; l’ordre est formel et maître Tabuteau ne badine pas.

MADAME PERRIER.

Aujourd’hui ?... Ce soir.

GEORGES.

Tout de suite, madame. Hélas ! tout de suite, s’il y a un train.

MADAME PERRIER.

Il n’y en a qu’un, celui d’onze heures.

GEORGES.

Je le prends.

MADAME PERRIER.

Quoi ? Vous partiriez dans une demi-heure ! C’est fou.

GEORGES.

Oh ! madame ! vous ne connaissez pas maître Tabuteau. Il est terrible.

MADAME PERRIER.

Par exemple ! Voilà un tour ! Maman ! Hep ! hep ! maman !

Maman Perrier paraît sur l’escalier.

C’est monsieur qui veut partir à présent.

MAMAN PERRIER.

Vrai ?

MADAME PERRIER.

Il vient de recevoir une dépêche.

GEORGES.

Lisez, madame.

MAMAN PERRIER.

Oh ! je m’en rapporte.

GEORGES.

On me rappelle à l’étude immédiatement.

MADAME PERRIER.

Pour une affaire urgente, dit-il. Hein ! croyez-vous, maman ? comme c’est fâcheux !

MAMAN PERRIER.

Revirement. Que voulez-vous, ma fille, les affaires sont les affaires. Je suppose que ce monsieur connaît les siennes mieux que vous.

MADAME PERRIER.

Sans doute, et je serais désolée s’il se gênait à cause de nous. Mais partir si vite ! Voyons, réfléchissez encore, monsieur ; télégraphiez à votre patron.

GEORGES.

Impossible, madame, je me fourrerais dans de beaux draps.

MAMAN PERRIER.

Nous n’insistons plus. À la bonne heure ! Voilà un garçon sérieux. Ah ! si Maurice était comme lui !

GEORGES.

Je n’ai aucun mérite, madame, mettez-vous à ma place.

MAMAN PERRIER.

J’approuve votre conduite et votre modestie, monsieur, et je souhaite que Maurice vous ressemble.

GEORGES.

Madame, vous me faites rougir.

MADAME PERRIER.

Moi, je n’en reviens pas.

GEORGES.

Je n’en revenais pas non plus quand l’homme m’a remis la dépêche.

MADAME PERRIER.

L’homme ? Quel homme ? D’habitude, c’est une femme qui les porte, la vieille Honorine.

MAMAN PERRIER, toujours sur son escalier.

La vieille Honorine est malade.

MADAME PERRIER.

Ah ! Au moins, prenez un autre train que celui d’onze heures.

MAMAN PERRIER.

C’est le plus rapide.

MADAME PERRIER.

Mais il passe dans trois quarts d’heure. Où déjeunerez-vous ? Je n’ai plus le temps de préparer à déjeuner.

GEORGES.

Je déjeunerai en route, à quelque buffet.

MAMAN PERRIER.

À Laroche.

MADAME PERRIER.

Il n’y est pas, à Laroche.

MAMAN PERRIER.

Qu’il emporte de quoi manger. Un morceau de pain avec quelque chose. Il y a toujours dans le placard de la cuisine des œufs, du fromage.

MADAME PERRIER.

Va voir, Marie ; tu feras un petit paquet.

Elle pousse Marie dans la maison.

GEORGES, à part.

Elles m’attendrissent. Il suffit de savoir les prendre.

MAMAN PERRIER.

De mon côté, je me sens assez de force dans mes vieilles jambes pour grimper à l’échelle et vous attraper deux ou trois cerises.

GEORGES.

Des cerises ! ne faites pas cela, madame !

MAMAN PERRIER.

C’est pour la soif. Elles vous ôteront le goût de la poussière et vous feront bonne bouche.

GEORGES.

Madame, je vous en prie, ne montez pas sur une échelle à votre âge ; je ne souffrirai point que vous vous exposiez. Je me reprocherais toute ma vie un accident.

MAMAN PERRIER.

N’ayez pas peur, mon cher petit monsieur, l’échelle est solide.

Elle va au jardin.

MADAME PERRIER.

Et l’arbre n’est pas bien haut. Nous sommes navrées, monsieur ; et que diront vos parents ?

GEORGES.

Rien du tout, madame.

MADAME PERRIER.

Vous leur donnerez une mauvaise opinion de nous ; ils croiront que vous aviez hâte de nous quitter.

GEORGES.

Soyez tranquille, madame, je réponds d’eux.

MADAME PERRIER.

Vous êtes indulgent.

GEORGES.

Je suis orphelin.

MADAME PERRIER.

Oh !... monsieur ! moi qui espérais vous garder longtemps, j’arrangeais votre chambre. J’avais cueilli des fleurs. Marie ! Marie !

MARIE, à une fenêtre.

Quoi, maman ?

MADAME PERRIER.

Tu sais, les fleurs qui trempent dans un pot sur la cheminée ?

MARIE.

Sur la cheminée de ta chambre ? oui maman.

MADAME PERRIER.

Je les destinais à monsieur Georges. Ficelle-les donc et descends-les.

GEORGES.

Oh ! madame, quelle attention délicate ! mais je déteste me charger...

MADAME PERRIER.

Ce n’est pas lourd. Les Parisiens aiment tant revenir de la campagne avec des bouquets.

GEORGES.

Je suis confus, madame ; je mets toute votre maison sens dessus dessous.

MAMAN PERRIER, revient.

Tenez, monsieur, voilà une poignée de belles cerises.

GEORGES.

Au moins, je ne serai pas venu pour des prunes.

MAMAN PERRIER.

Elles sont mûres et juteuses, quoiqu’on les appelle des cerises aigres.

GEORGES.

Merci, madame ; en les suçant, je penserai à vous, mais l’heure approche, mesdames, souffrez que je me retire.

MADAME PERRIER.

Oh ! Déjà ? Mon Dieu ! Seigneur !

MAMAN PERRIER.

Ne vous pressez pas, vous avez votre temps. L’heure du départ une fois bien fixée, nous ne plaisantons plus avec nos invités et nous n’avons jamais fait manquer le train à personne.

GEORGES.

D’ailleurs, j’ai mon billet ; j’avais pris un aller et retour.

MAMAN PERRIER.

C’est commode pour s’en retourner.

GEORGES.

Il est valable huit jours, mais qui vaut le plus, vaut le moins.

MARIE, revenant.

Voici, monsieur, le petit paquet et les fleurs.

GEORGES.

Merci, mademoiselle. C’est bien tout, mesdames.

MAMAN PERRIER.

Et votre valise, sur le banc.

GEORGES.

Merci, madame.

Il tient les cerises d’une main, les fleurs de l’autre et, pour prendre la valise, il veut mettre le petit paquet à sa bouche.

Oh ! le petit paquet sent bon comme les fleurs.

MARIE.

C’est peut-être le fromage, monsieur.

GEORGES.

Vous me diriez que c’est autre chose que je refuserais de vous croire, mais c’est très agréable après un bon repas... Voulez-vous me permettre, mademoiselle, au nom de ma vieille amitié pour votre frère, de vous embrasser ?

MAMAN PERRIER.

Pardi, si elle permet !

MARIE.

Comme vous voudrez, monsieur.

GEORGES.

J’y tiens énormément, mademoiselle.

Il ne l’embrasse pas.

Et maintenant, mesdames, après cette bonne causerie, il ne me reste plus qu’à vous exprimer ma vive gratitude, à vous remercier chaleureusement de votre inoubliable accueil.

MADAME PERRIER.

De rien, de rien.

GEORGES.

Si, si, au contraire, de beaucoup.

MAMAN PERRIER.

On fait ce qu’on peut.

GEORGES.

Je suis profondément touché. Transmettez, je vous prie, mes amitiés et mes félicitations sincères à Maurice ; dites-lui de ma part qu’il possède une famille modèle.

MAMAN PERRIER.

Nous n’y manquerons pas.

GEORGES.

Qu’elle m’a tout à fait conquis.

MADAME PERRIER.

Que va-t-il dire ? Il sera furieux.

MAMAN PERRIER.

Il n’avait qu’à être là.

GEORGES.

Ça lui apprendra et à moi aussi.

MAMAN PERRIER.

Vous êtes capable de le rencontrer d’ici la gare.

GEORGES.

Je n’ai plus d’espoir.

MADAME PERRIER.

Vous savez le chemin ?

GEORGES.

Je n’ai pas encore eu le temps de l’oublier. Adieu, mesdames.

MAMAN PERRIER.

Vous n’avez qu’à suivre tout droit l’allée des acacias.

GEORGES.

Je sais, madame ; il y a un fil télégraphique pour se guider.

MADAME PERRIER.

Au revoir ; vous nous reviendrez, j’espère.

GEORGES.

Plus tôt peut-être que vous ne pensez.

MADAME PERRIER.

Mais que cette fois, ça vaille la peine.

GEORGES.

Oh ! pas seulement pour huit jours. Je m’installerai jusqu’à ce que vous me flanquiez à la porte.

MAMAN PERRIER, agitant son vieux mouchoir de grand-mère.

C’est ça !

TOUS, ensemble.

C’est ça, c’est ça !

PDF