Gillette de Narbonne (Jean-Joseph ADER - Charles DESNOYER - Louis Marie FONTAN)
Sous-titre : le mari malgré lui, anecdote du XVe siècle
Comédie-vaudeville en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Nouveautés, le 23 juillet 1829.
Personnages
LE ROI DE FRANCE (Charles VII)
BERTRAND, comte de Roussillon
MONNEAU, médecin du roi
LE SIRE DE JOIGNY, seigneur de la cour
LE COMTE ROBERT, seigneur de la cour
LE DUC DE CHAULNES, seigneur de la cour
GILLETTE, orpheline, élevée par la mère de Bertrand
MATHILDE, jeune Italienne, tenant une auberge à Nice
UN SOLDAT de la garnison de Nice
UN HOMME D’ARMES FRANÇAIS
DEUX PAGES du roi de France
DAMES D’HONNEUR
SEIGNEURS et DAMES de la cour de France
SOLDATS de la garnison de Nice
HOMMES D’ARMES FRANÇAIS
PEUPLE de diverses classes
La scène se passe, au premier acte, à la cour de France ; au deuxième, dans le comté de Nice, et le troisième (neuf mois et demi après), dans le palais du roi.
ACTE I
Le théâtre représente la salle des gardes contiguë à la chambre où le roi repose. Au fond, une galerie séparée de la salle par des vitraux gothiques ; elle conduit à la chapelle. Il est six heures du matin.
Scène première
LE COMTE ROBERT, LE DUC DE CHAULNES, SEIGNEURS de la Cour, MONNEAU, endormi dans un fauteuil, près de la chambre du roi
LE COMTE, bas à de Chaulnes.
Oui, le roi est arrivé hier au soir de Fontainebleau.
DE CHAULNES.
Guéri ?
LE COMTE.
À peu près... On craignait pourtant encore un accès de fièvre pour cette nuit.
DE CHAULNES, regardant vers le fond.
Le peuple se presse déjà dans la chapelle, pour demander à Dieu le salut de son souverain.
CHŒUR, du peuple en dehors.
Air du chœur des orphelines, dans Faust. (de M. Béancourt.)
Ô Dieu clément ! entends notre prière,
Rends à nos vœux un monarque adoré ;
Daigne éloigner l’atteinte meurtrière,
Du mal brûlant dont il est dévoré.
Scène II
LES MÊMES, BERTRAND, entrant par le fond
LE COMTE, saluant Bertrand.
Eh ! c’est le noble comte de Roussillon !
BERTRAND, à Robert.
Moi-même, mon cher.
DE CHAULNES.
Ah ! bonjour, comte.
BERTRAND.
Bonjour, monsieur le duc.
DE CHAULNES.
Vous Voilà donc de retour à Paris, après deux ans d’absence. Êtes-vous satisfait de vos voyages ?... D’où venez-vous, maintenant ?
BERTRAND.
Des États du comte de Nice : Sa majesté, vous le savez, m’avait permis d’aller servir ce prince en qualité de volontaire : il y avait de la gloire à acquérir, je suis parti... Mais la maladie du roi m’a rappelé à la cour... Le bruit de sa mort a couru longtemps en Italie ; heureusement j’ai appris plus tard que ce bruit fatal n’était pas fondé.
JOIGNY, en dehors.
Oui, messieurs, le roi est sauvé !
DE CHAULNES.
J’ai cru entendre la voix du sire de Joigny.
LE COMTE.
En effet, il me semble...
DE CHAULNES.
Voilà le sire de Joigny.
Scène III
LES MÊMES, LE SIRE DE JOIGNY, sortant de l’appartement du roi
JOIGNY, avec joie, s’adressant aux seigneurs.
Le roi est sauvé, messieurs !
TOUS.
Sauvé !
Ils se groupent autour de Joigny.
LE COMTE.
Ah ! de grâce, sire de Joigny, apprenez-nous donc comment s’est opérée cette cure miraculeuse.
JOIGNY.
Ma foi, cher comte, je n’en sais rien. Ce que n’avaient pu faire tous les médecins du royaume, par exemple M. Monneau, que voilà endormi sur ce fauteuil, une jeune fille, Gillette, l’a tenté.
BERTRAND, vivement.
Gillette !
JOIGNY.
Je ne vous dirai pas par quel art elle est parvenue à arracher notre monarque au danger qui le menaçait ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est sain et sauf, ainsi que vous et moi... qu’il marche, qu’il rit, qu’il chante ; j’ignore le reste, et vive le roi !
LE COMTE.
Oui, de grand cœur, vive le roi !
JOIGNY.
Elle est charmante, cette jeune fille... Vous la connaissez, comte de Roussillon ; elle a dit au roi qu’elle avait été élevée par votre mère, et que vous étiez tous deux à peu près du même âge.
BERTRAND.
C’est vrai.
LE COMTE.
Ah ! tu la connais, cher comte !... Donne-nous donc des détails sur elle. Quel est son père ? est-elle d’un sang noble ? est-elle jolie ?
En riant.
Est-elle sage ?
BERTRAND.
Très sage... Absent de la cour, c’est maintenant seulement que j’apprends que Gillette a quitté le château de ma mère. Elle est fille du célèbre médecin Gérard de Narbonne, qui possédait, pour la guérison des fièvres semblables à celle du roi, un remède qu’on dit être infaillible. Gérard mourut, et l’on croyait sa recette morte avec lui : il parait, pour le bonheur de la France et la santé de notre monarque chéri, que son héritière l’a retrouvée. Je me rappelle qu’il y a deux mois environ, ma mère, dans une de ses lettres, me parla du dessein de Gillette. Cette jeune fille plaignait hautement le sort du roi... Elle cherchait à persuader à ma bonne mère « que, si on voulait la laisser venir à Paris, elle répondait de le sauver. » Cette confiance en elle-même ne parut que ridicule... Elle se tut alors, mais son enthousiasme perçait encore jusque dans son silence... Elle semblait dire à tous ceux qui regardaient son projet comme une folie : « Vous n’aimez donc pas votre roi ? » Oh ! il y a vraiment quelque chose d’extraordinaire dans cette jeune fille.
LE COMTE, malignement.
Nous as-tu dit tout, cher comte ?
BERTRAND.
Oui, tout.
LE COMTE.
Allons, allons, beau comte, je suis sûr que vous nous cachez au fond du cœur quelque tendre penchant pour cette jeune fille, vraiment extraordinaire... comme vous l’appelez.
DE CHAULNES, aux seigneurs.
Il veut, pour le moins, en faire sa maîtresse.
LE COMTE, avec intention.
Qui sait ? sa femme, peut-être.
BERTRAND, vivement.
Ah ! par exemple !
JOIGNY, avec noblesse.
Et pourquoi pas ! n’est-elle pas anoblie par le service qu’elle vient de nous rendre ?... Et quel seigneur de la cour de France trouverait indigne de sa main celle qui a sauvé son roi ?
BERTRAND.
Moi, sur ma parole, moi tout le premier.
LE COMTE.
Vous ne voyez pas, Joigny, qu’il cherche à cacher l’amour qu’il ressent pour elle.
DE CHAULNES.
Oui, oui, il en est amoureux.
LE COMTE.
Amoureux fou, je vous l’assure.
DE CHAULNES.
C’est vrai, il n’en dort pas.
JOIGNY, voyant la porte de la chambre du roi s’ouvrir.
Mais, je crois que sa majesté se dirige vers ce côté ; elle veut recevoir le peuple.
Scène IV
LES MÊMES, LE ROI, précédé de DEUX PAGES, GILLETTE, ensuite LE PEUPLE, entrant par le fond, après l’ouverture des portes vitrées
Les courtisans se rangent. Les officiers du roi paraissent d’abord ; ensuite le roi et Gillette. Monneau dort toujours.
CHŒUR, chanté par les seigneurs et le peuple.
Air du chœur des seigneurs, dans Angiolina. (De M. Béancourt.)
Honneur, honneur à sa science !
Bannissons un trop long effroi ;
Elle rend le calme à la France,
Elle a sauvé les jours du roi.
GILLETTE, à part, apercevant Bertrand.
C’est lui !
BERTRAND, de même, en voyant Gillette.
Oh ! comme elle est jolie !
LE ROI, à Bertrand.
Ah ! vous voilà, comte de Roussillon ! soyez le bienvenu à la cour de France ; c’est toujours avec plaisir que voire souverain vous revoit.
BERTRAND, s’inclinant.
Sire !...
LE ROI, à ses seigneurs.
Ma foi, messieurs, ce n’est pas pour aujourd’hui : la Parque a quelque chose encore pour moi au bout de son fuseau... Nous nous sentons en état de donner audience à nos sujets.
Au peuple et aux seigneurs.
Messieurs, je suis sauvé, et je vous présente mon médecin.
Il désigne Gillette, qui se trouve à sa droite, près du fauteuil dans lequel dort Monneau.
À propos de médecin, je crois, Dieu me pardonne, que M. Monneau dort encore ?
LE COMTE.
Sire, depuis que minuit a sonné, il est resté dans la même attitude... Il dormait pour vous.
LE ROI, souriant.
Le pauvre homme ! Allons, il me dira encore que l’inquiétude l’a empêché de fermer l’œil de toute la nuit.
Aux courtisans, montrant Gillette.
Oui, messieurs, voilà mon ange sauveur ; je lui dois une existence dont j’avais déjà fait le sacrifice. Regardez donc, mes courtisans, comme elle est jolie ! Que
de grâces ! que de candeur !... Ne rougissez pas, jeune fille... le roi de France s’y connaît. Messieurs, suivez-moi : nous allons rendre grâce à Dieu de ce qu’il a daigné faire pour nous... Venez, Gillette.
GILLETTE.
Sire, je vous demanderai la permission d’entretenir un moment mon noble seigneur, le comte de Roussillon... J’ai des nouvelles à lui communiquer de la part de son auguste mère.
LE ROI, riant.
Ah ! fort bien... j’y consens... Comte, nous vous estimons heureux d’avoir un entretien particulier avec notre petite Gillette.
LE COMTE, bas à de Chaulnes.
C’est sûr, le comte est amoureux d’elle... Voyez donc comme il la regarde.
MONNEAU, étendant les bras et bâillant.
Ah ! ah ! eh bien ! eh bien !... comment se porte-t-il ?
LE ROI.
Il est guéri, mon cher Monneau.
MONNEAU, d’un air confus.
Ah ! sire !
LE ROI.
Comme vous dormiez !
MONNEAU, s’approchant du roi.
Je ne dormais pas, sire ; je m’étais assoupi... dans l’espoir qu’en rêve le remède que je cherche m’arriverait... Et cette fois... oh ! cette fois, je le tiens ! Diète absolue, deux gros...
LE ROI, l’interrompant.
Merci, merci ; ce sera pour une autre occasion.
MONNEAU, s’incline humblement et s’éloigne de sa majesté. À Joigny.
Il est vraiment guéri ?
JOIGNY.
Eh oui ! cette jeune fille l’a sauvé malgré vous.
MONNEAU, secouant la tête.
Sauvé ? allons donc ! Maladie rentrée.
LE ROI, aux seigneurs, en sortant.
Venez, messieurs.
Reprise du CHŒUR.
Honneur, honneur à sa science, etc.
Les seigneurs et le peuple suivent le roi.
Scène V
BERTRAND, GILLETTE
GILLETTE, à part.
Je sens une émotion !
BERTRAND, après un peu de silence.
Eh bien ! Gillette, tu n’oses approcher... Aurais-tu peur de moi ?
GILLETTE.
Oh ! non, mon noble seigneur !
BERTRAND, à part.
Plus je la regarde, plus je la trouve charmante !
Haut.
Tu as vu ma mère avant de partir pour la cour de France ?
GILLETTE.
J’ai des lettres à vous remettre de sa part... Elle pensait que vous passeriez à Paris pour vous rendre au château de vos aïeux... Si mon noble seigneur le désire, je vais aller les lui chercher.
BERTRAND.
Oh ! je ne suis pas pressé !...
Se rapprochant de Gillette.
Sais-tu, Gillette, que tu as eu une idée excellente ? Tu as sauvé le roi, ta fortune est assurée.
GILLETTE, indifféremment.
Ma fortune...
Air : Sous vot’ bon plaisir. (des Deux Jaloux).
Si je lui demande une grâce,
C’est du bonheur seul que je veux ;
D’un air triste.
Mais il ne pourra quoi qu’il fasse,
Combler le plus cher de mes vœux.
BERTRAND.
Cette crainte est injurieuse ;
Le roi peut tout... Quitte une vaine erreur.
GILLETTE.
Quoi ! le roi peut me rendre heureuse î
BERTRAND, tendrement.
Gillette, tu seras heureuse.
GILLETTE, fixant Bertrand.
Sous vot’ bon plaisir, monseigneur.
BERTRAND.
Ma chère petite Gillette, tu ne peux croire combien j’ai de plaisir à causer avec toi.
GILLETTE.
Et moi donc !
BERTRAND.
Il y a longtemps que je suis éloigné de toi.
GILLETTE, vivement.
Oh ! oui !... bien longtemps.
BERTRAND.
Ma bonne mère, pendant mes voyages, m’écrivait souvent ; elle me rappelait auprès d’elle ; elle me disait que tout le monde au château désirait vivement mon retour.
GILLETTE.
Oh ! Oui, tout le monde !
BERTRAND, avec intention.
Vous pensiez à moi... chaque jour ?
GILLETTE.
Oh ! Certainement, on y pensait le jour... et, quelquefois, on y rêvait la nuit.
BERTRAND.
Oh ! raconte-moi un de ces rêves !
GILLETTE.
Un de ceux de votre mère ?
BERTRAND.
Non, j’aimerais mieux que ce fût un des tiens.
GILLETTE, naïvement.
Lequel ?
BERTRAND.
Oh ! mon Dieu, cela m’est égal... le plus joli.
GILLETTE, cherchant à se rappeler.
Attendez...
Air languedocien.
C’est la nuit, où de France,
Vous partîtes joyeux ;
Le sommeil en silence,
Descendit sur mes yeux ;
Pourtant, jusqu’à l’aurore,
Une voix me parla,
Là :
Je vous voyais encore,
Vous étiez là.
BERTRAND.
Tu me voyais encore ?
GILLETTE.
Vous étiez là.
BERTRAND.
Et tu ne te rappelles pas ce que je t’ai dit ?
GILLETTE, souriant.
Oh ! si fait !
Deuxième couplet.
D’un bonheur plein de charmes,
Tout bas vous me parliez,
Moi, je versais des larmes...
Vous aussi, vous pleuriez.
BERTRAND.
Gillette, je l’espère,
À son tour me parla,
Là.
GILLETTE.
Il fallait bien me taire...
Vous étiez là.
BERTRAND.
C’était mal de te taire...
GILLETTE, baissant les jeux.
Vous étiez là.
BERTRAND.
J’ai dû encore te dire quelque chose ?
GILLETTE.
Troisième couplet.
Vous m’avez dit : Gillette,
Garde mon souvenir,
Ce Bertrand qu’on regrette,
Va bientôt revenir.
Peut-être est-ce un mensonge ?
Mais mon cœur se troubla,
Là.
BERTRAND.
Et puis enfin ?
GILLETTE.
Mon songe
À fini-là.
BERTRAND.
Quoi ! Gillette, ton songe ?...
GILLETTE.
À fini-là.
BERTRAND, à part.
C’est dommage !... ces maudits songes finissent toujours à l’endroit le plus intéressant !
Haut.
Eh bien ! Gillette, si mon souvenir t’occupait, le lien, en revanche, adoucissait pour moi l’exil du sol natal.
GILLETTE.
Quoi ! vous pensiez aussi à la petite Gillette ?
BERTRAND.
Toujours.
GILLETTE.
Le souvenir des jeux de notre enfance n’était pas effacé de votre mémoire ? vous vous rappeliez encore ces jours heureux où, seuls, appuyés sur le bras l’un de l’autre, nous parcourions nos belles campagnes en chantant les refrains du pays ?
BERTRAND.
Oh ! oui, je mêles rappelle ! je me les rappellerai sans cesse avec plaisir.
GILLETTE.
Et ce soir où, surpris par l’orage, nous allâmes si loin, si loin, que nous ne savions plus retrouver notre route ?...
BERTRAND.
Oui, oui, je te fis contre la pluie un abri de mon manteau.
GILLETTE.
Comme j’avais peur !
BERTRAND, prenant les mains de Gillette.
Tu te pressais contre moi...
GILLETTE.
Vous me serriez dans vos bras pour me rassurer.
BERTRAND.
C’est vrai.
GILLETTE.
Et pourtant nous étions contents !
BERTRAND.
Oh ! vois-tu, c’est que c’est si charmant, si délicieux, ces souvenirs d’enfance.
GILLETTE.
Oh ! je le regrette, ce temps-là... la compagne de vos jeux a cessé bientôt de les partager... la raison lui a appris quel immense intervalle le sort avait placé entre elle et vous.
BERTRAND, avec tendresse.
Je ne te l’ai jamais fait sentir.
GILLETTE.
Il a fallu me contraindre, ne plus vous appeler de ce doux nom d’ami, que je vous donnais auparavant... Bertrand devint alors pour moi le noble comte de Roussillon.
BERTRAND.
Et bien, redevenons enfants tous les deux... nomme-moi encore Bertrand, nomme-moi ton ami... car il me semble... que dans ce temps... nous nous tutoyions... n’est-ce pas, Gillette ?
GILLETTE.
Mais certainement.
BERTRAND.
Tutoyons-nous encore.
GILLETTE.
C’est votre mère, cependant, qui m’a fait perdre celle douce habitude... Gillette, me disait-elle, il faut l’accoutumer h respecter mon fils.
BERTRAND.
Me respecter, moi !... quelle idée !... tu n’en crois rien, n’est-il pas vrai ?
Air nouveau de M. Béancourt.
Bannis une crainte importune ;
Ne tremble point auprès de moi,
La beauté vaut toujours le rang et la fortune ;
Une simple fillette est souvent plus qu’un roi.
GILLETTE.
Quoi ! plus qu’un roi ?
BERTRAND.
Oui, plus qu’un roi.
L’amour possède une science...
Lorsque deux cœurs s’entendent bien,
Il peut rapprocher la distance.
GILLETTE.
Je n’en sais rien.
BERTRAND, se rapprochant avec amour de Gillette.
Tu le vois bien.
GILLETTE, à part.
Comme le cœur me bat !
BERTRAND, à part.
Elle est à moi !
Haut.
Oui, Gillette, je sens auprès de toi...
GILLETTE, s’arrachant de ses bras.
J’entends du bruit !... on vient vers nous !
BERTRAND, à part.
Au diable les importuns !
GILLETTE.
Je crois qu’il m’aime.
Duo.
BERTRAND, à part.
Le trouble est au fond de mon âme !
Qu’elle est belle comme cela !
Je cède à l’ardeur qui m’enflamme,
Quelle maîtresse j’aurai là !
GILLETTE, à part.
Le trouble est au fond de mon âme !
Oh ! qu’il me plaît comme cela !
Je cède à l’ardeur qui m’enflamme,
Quel joli mari j’aurai là !
Scène VI
BERTRAND, GILLETTE, LE ROI, MONNEAU, SEIGNEURS
LE ROI, à Monneau.
Oui, mon cher Monneau, je n’ai plus besoin de vos services, vous partirez demain pour l’Italie : le comte de Nice, gravement malade, me demande un médecin habile, et, naturellement, j’ai du penser à vous... Mais je vous en prie, mon cher Monneau, quand vous passerez la nuit à ses côtés, de grâce, ne donnez pas.
MONNEAU.
Ah ! sire !... je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.
JOIGNY, à part, à plusieurs seigneurs.
Le bon docteur ne s’aperçoit pas que Sa Majesté se moque de lui.
LE COMTE, à de Chaulnes.
C’est une disgrâce !
MONNEAU.
Air : Abonnés de l’Opéra-Comique (de la Somnambule).
Je ferai tout pour vous prouver mon zèle :
De mon pays, je soutiendrai l’honneur !
Mon art divin vaincra son mal rebelle ;
Un noble duc je serai le sauveur.
Dieu veuille au moins, car je réponds du reste.
Que dans sa cour, j’arrive sans délais ;
S’il n’est pas mort avant... je vous proteste...
LE ROI, souriant.
Qu’il est sur de mourir après. (bis.)
J’en suis convaincu, mon cher Monneau... Mais nous oublions, Messieurs, que nous avons une dette à payer, et une parole royale à tenir... oui, mes jeunes seigneurs, quand cette chère enfant m’a offert ses secours généreux, je lui ai demandé quelle récompense elle désirait ; elle n’en a exigé aucune ; mais, moi, j’ai juré de lui accorder ce qu’elle solliciterait de ma munificence royale. Oui, Gillette, le serment que j’ai fait devant vous, je le regarde comme sacré... parlez, expliquez-vous sans crainte, le roi de France ne vous refusera rien.
LE COMTE, bas à de Chaulnes.
Devines-tu quelle est la grâce qu’elle va lui demander ?
DE CHAULNES, de même.
Une dot sans doute, pour épouser quelque rustre de son village.
LE ROI, à Gillette.
Eh bien ! mon enfant, vous tremblez ?... Je vous l’ai dit, quelle que soit la faveur que vous réclamiez, je suis prêt à vous l’accorder.
GILLETTE, timidement.
Sire... je n’ose...
LE ROI.
C’est donc quelque chose de bien précieux ?
GILLETTE regardant Bertrand.
Oh ! oui !
LE ROI.
Parlez.
GILLETTE.
C’est...
LE ROI, avec bonté.
C’est... un mari, peut-être ?... Vous ne répondez rien ?
Morceau d’ensemble.
Musique de M. Béancourt.
MONNEAU et SEIGNEURS, à part, à demi-voix.
C’est un mari ! (bis.)
LE ROI, prenant Gillette à part.
Parlez, expliquez-vous, Gillette.
D’un mal cruel vos secours m’ont guéri ;
Quel est le bien que votre cœur souhaite ?
Est-ce un mari ?
GILLETTE, bas au roi.
C’est un mari.
MONNEAU et SEIGNEURS, entre eux.
Oui, je crois que c’est un mari.
GILLETTE, de même.
Au sein de votre cour brillante,
Par un jeune et noble seigneur,
J’ai laissé surprendre mon cœur.
LE ROI.
Ne soyez donc pas si tremblante !
Vous aime-t-il ?
GILLETTE, regardant Bertrand.
Il me l’a dit.
LE ROI.
Ma chère enfant ! il vous l’a dit ?
BERTHAND, à part, avec inquiétude.
Oserait-elle ?... Oh ! j’en perdrais l’esprit !
GILLETTE.
L’auguste rang de sa famille.
Est un obstacle à mon bonheur,
Je ne suis qu’une pauvre fille ;
Mais il m’aime avec tant d’ardeur !
LE ROI.
Il vous aime ?
GILLETTE.
Avec ardeur !
Il me l’a dit... Oui, tout à l’heure encore...
Il vient de jurer qu’il m’adore.
LE ROI.
Il faut qu’il soit votre mari.
MONNEAU et SEIGNEURS.
C’est un mari ! (bis.)
LE ROI, toujours bas.
Quel est son nom ?
GILLETTE, fixant Bertrand.
Son nom ?...
BERTRAND.
Comme elle me regarde !
LE ROI.
Que votre bouche se hasarde,
À prononcer ce nom chéri...
Gillette hésite, puis se penche à l’oreille du roi, et lui dit le nom.
LE ROI, haut.
Allez, allez, soyez tranquille.
Pour un roi, rien n’est difficile.
Bas à Gillette.
Il faut qu’il soit votre mari.
MONNEAU et SEIGNEURS, plus haut.
C’est un mari ! (bis.)
Gillette s’éloigne lentement en regardant Bertrand, et sort par le fond.
Scène VII
BERTRAND, LE ROI, MONNEAU, SEIGNEURS
LE ROI, aux seigneurs.
Oui Messieurs, c’est un mari, et c’est parmi vous qu’il se trouve.
LES SEIGNEURS.
Parmi nous !
LE ROI.
Oui, parmi vous, mes jeunes seigneurs.
LE COMTE.
Ah ! par exemple, ce ne sera pas moi !
DE CHAULNES.
Ni moi.
MONNEAU.
C’est peut-être moi ?
BERTRAND, avec agitation.
Mais enfin, sire, quel est celui des nobles de voire cour ?...
LE ROI.
Ah ! comte de Roussillon, c’est vous qui me le demandez ?
LE COMTE, en riant, et bas aux seigneurs.
C’est le comte, Messieurs, c’est le comte !
LE ROI.
Au reste, j’approuve votre impatience, quoique pourtant vous sachiez aussi bien que personne... Messieurs, je vous présente le mari de Gillette, le comte Bertrand de Roussillon.
LE COMTE, vivement.
Jamais, sire, jamais !
LE ROI, étonné.
Comment ?
BERTRAND.
Cette union est impossible !
LE ROI.
Et pourquoi, s’il vous plaît ?
BERTRAND.
Sire, que dirait ma famille ?
LE ROI.
Je me charge d’obtenir son consentement.
BERTRAND.
Le mien est nécessaire aussi... Je le refuse.
LE ROI.
Ma parole est sacrée, comte, et je ne la trahirai pas.
BERTRAND.
Sire, je vous en supplie !
LE ROI.
Mais vous avez perdu la tête, mon cher Bertrand... n’aimez-vous pas Gillette ?... ne lui avez-vous pas dit, du moins ?... Pourquoi l’avoir trompée par des protestations d’amour que vous deviez démentir quelques instants après ?... Qui vous dit, M. le comte, que si vous n’eussiez séduit le cœur de cette jeune personne, elle eut osé me confier son secret ! Réfléchissez-y bien... vous êtes irrité... l’orgueil combat en vous un tendre sentiment qu’il cherche inutilement à étouffer. Croyez-moi, comte, en vous unissant à Gillette, j’assure votre bonheur malgré vous.
JOIGNY.
Oui, oui, c’est un service que Votre Majesté lui rend ; il l’aime, il nous l’a avoué ce matin.
DE CHAULNES.
Oui, il l’aime éperdument.
LE COMTE.
Il en est fou !
LE ROI, à Bertrand.
Vous l’entendez ?
BERTRAND.
Eh ! non, je ne l’aime pas !... c’est un goût passager... une habitude d’enfance.
Air : Vaudeville de l’Anonyme.
Oui, j’en conviens, Gillette est bien jolie.
Et d’un caprice on peut payer ses feux.
Mais l’épouser ! quelle insigne folie !...
Nobles seigneurs, songeons à nos aïeux.
LE ROI, aux seigneurs.
Je le comprends... Dans ce pays de France,
Où l’on tient tant à l’honneur de son nom,
Il aime mieux souiller sa conscience, }
Que de ternir l’éclat de.son blason ! } (bis.)
Avec sévérité.
Comte de Roussillon, je puis ennoblir ce sang obscur comme mes prédécesseurs, il y a cent ans, ont ennobli celui de vos aïeux ; car, puisque vous me forcez à vous le dire, il y a cent ans, votre arbre généalogique n’avait pas encore une seule feuille. Qu’il vous suffise d’un mot : ce mariage s’accomplira ; ne forcez pas le roi de France à exprimer inutilement sa volonté.
JOIGNY, à Bertrand.
Allons, cher comte, cédez au désir de Sa Majesté.
À voix basse.
Vous vous perdez en refusant.
BERTRAND, après un moment d’hésitation.
J’obéirai... sire.
LE ROI.
Oui, comte, et à l’instant même, le roi signera au contrat... Monsieur de Joigny, que l’aumônier de ma chapelle se tienne prêt !
D’un ton affable.
Quoiqu’en dise notre cher Bertrand, il ne demande pas mieux, au fond du cœur, que cette union se célèbre sans retard.
Joigny sort.
BERTRAND, à part.
Je suis au supplice !
LE ROI.
Je vais moi-même avertir Gillette... Dans quelques instants, comte, tous vos désirs seront comblés.
Il sort, précédé des pages, et suivi de plusieurs seigneurs.
Scène VIII
DE CHAULNES, LE COMTE ROBERT, MONNEAU, BERTRAND
BERTRAND, qui s’est assis dans un fauteuil.
C’est une tyrannie !
LE COMTE.
Ce pauvre Bertrand ! il est vraiment à plaindre,
DE CHAULNES, à Bertrand.
Dis donc, cher comte, sais-tu que tu vas avoir là une femme charmante ?
Monneau et de Chaulnes forment un groupe et parlent bas.
LE COMTE.
Elle est encore un peu gauche, mais on la formera.
MONNEAU, d’un air railleur.
Avez-vous remarqué messeigneurs, avec quel plaisir Sa Majesté la regardait ce matin ?
DE CHAULNES.
C’est vrai !
MONNEAU.
Notre malade s’appuyait gracieusement sur le bras de son gentil médecin.
DE CHAULNES, plaisantant.
C’était pour hâter la convalescence.
MONNEAU.
Moi, je crois le toi plus malade qu’auparavant.
LE COMTE.
Eh bien ! elle le guérira encore.
TOUS LES TROIS, riant aux éclats.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
BERTRAND, sans avoir entendu ce qu’ils ont dit.
Courage, messieurs, courage ! riez tant qu’il vous plaira.
LE COMTE, à Bertrand.
Allons, allons ! tu ne nous dis pas tout ce que tu penses !
DE CHAULNES, de même.
Tu es en chemin de faire fortune !
MONNEAU, tirant deux autres seigneurs à l’écart.
Je parie que demain le roi le nomme duc.
Air de Julie.
Sa femme alors sera duchesse :
Les honneurs vont pleuvoir sur eux.
LE COMTE.
Le plaisir les suivra sans cesse,
Ah ! combien le comte est heureux !
MONNEAU.
Sa Majesté, je le parie,
Quand ses vœux seront satisfaits,
L’enverra faire, un mois après,
Une campagne en Italie.
LE COMTE, souriant.
Et au retour...
MONNEAU, de même.
Le roi sera parrain.
DE CHAULNES.
C’est délicieux !
LE COMTE, remontant la scène et regardant à la porte du fond.
Mais il me semble qu’on se presse déjà dans la chapelle... messieurs, la cérémonie va commencer... Si nous allions prendre nos places ?
DE CHAULNES.
Oui, c’est cela ! allons à la chapelle.
S’approchant de Bertrand.
Mon cher comte, de la philosophie... Je vais être témoin de ton bonheur.
LE COMTE.
Au revoir, Bertrand... De la philosophie, mon ami ; c’est le remède à tous les maux.
MONNEAU.
Oui, oui, monsieur le comte, de la philosophie.
LE COMTE.
Partons.
De Chaulnes et le comte Robert sortent.
Scène IX
BERTRAND, MONNEAU
BERTRAND, se levant.
C’est une indignité ! c’est une infamie ! prendre ainsi les gens de force ! C’est ma faute, aussi !... Je vous demande un peu pourquoi j’ai découvert à cette petite fille les sentiments qu’elle m’avait inspirés ?... J’en suis certain, elle n’aurait jamais osé demander au roi, si elle n’avait pas cru être aimée de moi... Oh ! c’est qu’il était difficile pour elle de ne pas s’y tromper, j’avais vraiment l’air d’être amoureux... Je ne sais même si je ne l’étais pas réellement... Oui, mais maintenant je ne le suis plus... maintenant je la déteste... Je ne prétends pas renoncer pour elle à tous les plaisirs de mon âge, âmes amours... Moi, continuellement auprès d’une femme ! fi donc ! Je l’épouserai... oh ! je l’épouserai, je l’ai promis... c’est le seul sacrifice que l’on puisse exiger de moi.
MONNEAU, à part.
Il en perd l’esprit.
Scène X
BERTRAND, MONNEAU, JOIGNY
JOIGNY.
Mon cher comte, on n’attend plus que vous.
MONNEAU, à part.
Bien ! Voici le moment fatal.
BERTRAND.
Je vous suis, Joigny.
MONNEAU, allant au-devant de Bertrand.
Monsieur le comte, permettez-moi de vous offrir l’expression sincère des vœux...
BERTRAND, le repoussant.
Allez au diable !
Il sort.
Scène XI
MONNEAU, seul
Est-il content ! est-il content !... Ce que c’est pourtant que de se marier !... ça vous donne l’air gai, riant... vous êtes ivre de plaisir, vous sautez de joie... c’est le plus beau moment de la vie, c’est sûr.
Il va regarder â la porte du fond.
Ah ! la cérémonie commence... Quelle foule nombreuse !... Voilà Sa Majesté qui donne la main à Gillette... Oh ! le joli voile blanc !... c’est le voile virginal... c’est joli, cela ; c’est très joli... c’est gracieux sur la tête d’une fiancée.
Air de Céline.
Les jeunes filles, on l’assure,
À le porter ont seules quelques droits ;
Cependant, en fait de parure,
À tout le monde on doit laisser le choix.
Puisqu’une femme, en ce grand jour d’épreuves,
Est si belle comme cela,
Je ne vois pas pourquoi les veuves
Ne mettraient pas ce voile-là.
Il retourne regarder au fond.
Ah ! elle s’approche de l’autel... Elle s’agenouille... Eh bien !... où est donc le comte ?... Ah ! je l’aperçois... comme il est pâle ! c’est le ravissement, le bonheur !... On adresse aux futurs les questions d’usage... ils ont dit : Oui !... Ils se lèvent, c’est fini...
Il revient sur l’avant scène.
Il n’y a plus à revenir... Allons, aimez-vous bien, jeunes gens... aimez-vous bien... Ah ! mon Dieu ! qui est-ce qui court si précipitamment vers ces lieux ?... C’est le comte de Roussillon.
Scène XII
MONNEAU, BERTRAND
BERTRAND.
Ah ! c’est vous, Monneau ; je vous cherchais.
MONNEAU.
Eh bien ! cet hymen fortuné ?...
BERTRAND, sans l’écouter.
Voulez-vous me rendre un service ?
Il va s’asseoir et écrit très vite sur des tablettes.
MONNEAU.
Ah ! je vous ai vu ; vous aviez l’air si joyeux !
BERTRAND, écrivant toujours.
Écoutez-moi donc, maudit médecin !... Prenez ces tablettes, chargez-vous de les remettre à l’instant même.
MONNEAU, prenant les tablettes.
À qui ?
BERTRAND.
À Gillette.
MONNEAU.
À votre femme ?
BERTRAND.
Eh ! oui, à ma femme !... Adieu.
MONNEAU, se plaçant devant la porte, lui barre le passage.
Un moment ! un moment !... Et si elle me demande où vous êtes, que lui répondrai-je ?
BERTRAND, impatienté.
Ce qu’il vous plaira !
MONNEAU.
Ah ! je comprends !... Vous désirez éviter les compliments de nos seigneurs de France, et vous l’attendez dans la chambre nuptiale.
BERTRAND, se sauvant.
Oui, dans la chambre nuptiale.
Scène XIII
MONNEAU, LE ROI, LES SEIGNEURS, GILLETTE, parée et suivie des DAMES D’HONNEUR
MORCEAU FINAL, musique de M. Béancourt.
Chantons un si doux hyménée.
Pour leur plaire, unissons-nous tous.
Puisse durer longtemps la chaîne fortunée
Qui joint Gillette à son époux !
LE ROI, à Gillette.
Voilà votre bonheur assuré, Gillette, n’oubliez jamais que vous avez dans le roi de France un protecteur et un ami.
LE COMTE, à Joigny.
Elle paraît inquiète.
JOIGNY, regardant Gillette.
En effet...
GILLETTE, à part.
Pourquoi m’a-t-il quittée si précipitamment !... Où est-il ?
LE ROI.
Voilà votre appartement, Gillette... Je vous laisse... Vos dames d’honneur vont vous y conduire.
Regardant autour de lui.
Mais je ne vois pas le comte de Roussillon.
MONNEAU, à la gauche de Gillette.
Sire, je suis chargé de donner de ses nouvelles à madame la comtesse.
Il s’approche d’elle et lui dit tout bas.
Madame la comtesse, je sais ce qui vous tourmente, je l’ai vu...
GILLETTE, avec joie.
Ah !
MONNEAU, lui présentant les tablettes.
Il vous attend dans la chambre nuptiale, et il m’a chargé de vous remettre ces tablettes.
GILLETTE, vivement.
Donnez !
Elle lit à voix basse.
« Madame quand vous lirez ces mots, je serai loin d’ici. »
À part.
Ciel !
Elle continue.
« Ce mariage ridicule se terminera à l’autel... Vous avez déjà fait preuve d’adresse, de beaucoup d’adresse en me forçant à vous épouser. »
À part.
Que dit-il ? je ne le comprends pas.
Elle continue.
« Essayez encore de me ramener, car rien ne vous est impossible... J’y consentirai de bon cœur, si vous parvenez à posséder l’anneau que je porte au doigt, et à me donner un héritier, ce qui n’est pas probable, puisque je vous quitte pour jamais. »
Elle pleure.
Pour jamais !
LE ROI.
Eh bien ! qu’as-tu donc, mon enfant ?... tu pleures ?
GILLETTE, s’efforçant de sourire.
Oh ! ce n’est rien... c’est la joie.
LE ROI, aux dames d’honneur.
Mesdames, remplissez votre devoir.
Suite du morceau final.
GILLETTE.
Il me fuit... le cruel !... C’est pour toute la vie !
LE ROI.
Sois heureuse toute la vie ; }
De mes vœux c’est le plus ardent. } (bis.)
Ensemble.
GILLETTE.
Je tremble et je soupire.
Adieu donc le bonheur !
À peine je respire,
La mort est dans mon cœur.
LE ROI.
Elle tremble et soupire ;
C’est encor de bonheur...
À peine elle respire :
La joie est dans son cœur.
LES SEIGNEURS et MONNEAU.
Elle tremble et soupire.
C’est encor de bonheur !
À peine elle respire :
La joie est dans son cœur.
CHŒUR GÉNÉRAL.
Chantons un si doux hyménée.
Pour leur plaire, unissons-nous tous.
Puisse durer longtemps la chaîne fortunée
Qui joint Gillette à son époux.
Les dames d’honneur se placent près de la porte de l’appartement de Gillette, que le roi reconduit. Elle lui donne les tablettes avant d’entrer. Tableau.
ACTE II
Le théâtre représente une salle basse d’auberge, ouverte dans le fond, et donnant sur un jardin qui sert d’entrée à la maison. Deux portes latérales. Sur celle de gauche, une fenêtre. Des tables chargées de pintes, de verres, et entourées de soldats buvant, sont aux deux côtés du théâtre ; celle de droite occupée par quatre hommes d’armes français ; l’autre, par des soldats de la garnison de Nice.
Scène première
MATHILDE, SOLDATS, HOMMES D’ARMES
Chœur. (Musique de l’Anneau de la Fiancée.)
DES SOLDATS et DES HOMMES D’ARMES.
Versez. (bis.)
Jamais assez.
Du vin ! (bis.)
Toujours du vin !
Ne laissons pas un verre plein.
Buvons, buvons jusqu’à demain
Du vin. (bis.)
Toujours du vin !
Versez, (bis.)
Versez encore ! jamais assez.
UN SOLDAT.
Eh ! Mathilde, encore une pinte.
MATHILDE.
Bien volontiers, monsieur le soldat.
UN HOMME D’ARMES, bas à ses compagnons.
On ne nous a pas trompés ; c’est ici que le comte vient tous les soirs.
LE SOLDAT, frappant sur la table.
Apporte donc la pinte, Mathilde ; nous avons une soif d’enfer.
MATHILDE, apportant la pinte.
On y va ! on y va !
LE SOLDAT.
Camarades, regardez comme elle est jolie.
TOUS.
C’est vrai ! c’est vrai !
LE SOLDAT.
Un coup à sa santé, et puis après la petite chanson.
Ils boivent.
MATHILDE.
Grand merci de votre politesse.
LE SOLDAT.
Qui est-ce qui chante ?... Personne ne répond ; allons, allons, je vais chanter, moi... et une jolie... Un de mes amis qui arrive de la cour de France, me l’a apprise ce matin.
TOUS.
Écoutons, écoutons.
LE SOLDAT.
Air : Bonjour, mon ami Vincent.
Un’ fillett’ sauva le roi ;
Le roi, plein d’ reconnaissance,
Lui dit : Je t’ garde chez moi
Un époux à ta convenance.
Vite, il lui choisit
Seigneur en crédit,
Jeune et fait au tour,
Beau comme l’amour.
Mais celui-ci fit de la résistance ;
La fillett’ dit : Oui ! L’ grand seigneur dit : Non !
L’ quel avait raison ? (bis.)
L’HOMME D’ARMES, parlant.
Était-elle gentille ?
LE SOLDAT.
Charmante, camarade !
L’HOMME D’ARMES, chantant.
Alors l’ grand seigneur n’avait pas raison !
TOUS.
Alors l’ grand seigneur n’avait pas raison !
Deuxième couplet.
LE SOLDAT.
Mais le roi, fort entêté,
Força l’ seigneur à se rendre.
D’ part et d’autr’ l’ serment prêté,
Bon gré, malgré, l’on dut s’ prendre.
Le roi les bénit,
Et puis il leur dit :
Faut vous dépêcher
D’aller vous coucher.
L’un des deux feignant de ne pas comprendre...
La fillett’ dit : Oui ! L’ grand seigneur dit : Non !
L’ quel avait raison ? (bis.)
L’HOMME D’ARMES.
L’ grand seigneur encor n’avait pas raison !
TOUS.
L’ grand seigneur encor n’avait pas raison !
LE SOLDAT.
Voici le troisième et dernier... Mais celui-là, je ne le sais pas bien...
Même air.
Le roi montra son courroux...
L’ grand seigneur, usant d’adresse...
Il répète le premier vers, et semble chercher dans sa mémoire.
Diable ! je crois que je ne m’en tirerai jamais !
L’HOMME D’ARMES, se levant.
Permettez camarade, je la connais aussi votre chanson.
LE SOLDAT, se levant ainsi que tous les autres.
Ah ! tous la connaissez... Voyons,
L’HOMME D’ARMES.
Troisième couplet. Même air.
Le roi montra son courroux ;
L’ grand seigneur, usant d’adresse,
Écrivit un billet doux,
Où d’ sa femme il mit l’adresse.
Il lui promettait
Qu’il la r’connaîtrait
Lorsqu’ell’ lui prendrait
Sa bague, et port’rait
Dans son sein l’ gag’ de sa tendresse ;
La fillett’ dit : Oui ! L’ grand seigneur dit : Non !
L’ quel aura raison ? (bis.)
LE SOLDAT.
Si la fillett’ veut, elle aura raison.
TOUS.
Si la fillett’ veut, elle aura raison.
LE SOLDAT.
C’est cela, morbleu ! c’est cela ! elle est drôle, cette chanson. Encore une pinte, Mathilde ?
MATHILDE.
Oh ! pour cette fois, vous n’en aurez plus... la nuit approche et la retraite va battre dans un quart-d’heure.
Ici le théâtre commence à s’obscurcir dans le fond.
LE SOLDAT.
Rien qu’une pinte, Mathilde, rien qu’une pinte !
MATHILDE.
Non, vous dis-je, ma vieille tante est malade, et elle a besoin de repos.
LE SOLDAT, lui prenant le bras.
Ah ! tu fais la méchante aujourd’hui... eh bien ! friponne, si tu veux que nous nous en allions, tu vas nous laisser t’embrasser.
MATHILDE, s’éloignant.
M’embrasser !... Ah ! par exemple !
TOUS LES SOLDATS.
Oui, oui, il faut qu’elle nous embrasse.
Ils l’entourent.
MATHILDE, se défendant.
Laissez-moi, messieurs les soldats, laissez-moi, ou j’appelle ma tante !
LE SOLDAT, en riant.
Ta tante ? elle est malade... tu n’es pas si sévère pour ce jeune Français qui, à la tombée de nuit... hein !
L’HOMME D’ARMES, bas à ses camarades.
Un jeune Français, c’est le comte de Roussillon.
MATHILDE.
Au moins, il est poli ce Français, il ne veut pas m’embrasser malgré moi.
LE SOLDAT.
Je le crois bien... tu te laisses faire.
MATHILDE.
Oh ! si l’on peut dire !
LE SOLDAT.
Allons, allons, Mathilde... un baiser, et nous nous en allons.
MATHILDE.
Non !
LE SOLDAT.
C’est ce que nous allons voir.
Les soldats entourent de nouveau Mathilde ; dans ce moment, Gillette, vêtue en pèlerine, paraît au fond du théâtre.
C’est une pèlerine.
Tous les militaires s’éloignent de Mathilde et écoutent avec respect et dévotion.
Scène II
LES MÊMES, GILLETTE, entre et paraît très fatiguée
GILLETTE.
Air : Un pauvre voyageur (de Gulistan).
Après un long voyage,
La nuit va m’assaillir ;
Je sens que mon courage
Est près de défaillir ;
Tristement, je chemine ;
Qui de vous recevra
La pauvre pèlerine ?
Le ciel vous bénira.
Mathilde, après le couplet, court à Gillette et la fait entrer.
MATHILDE.
Entrez, entrez, sainte femme, soyez la bien venue ici.
GILLETTE.
Pardon, jeune fille, je suis bien lasse ; j’ai marché tout le jour... Pourriez-vous me donner l’hospitalité pour cette nuit ?
MATHILDE.
Oh ! Certainement ! Mathilde n’a garde de vous refuser, car votre présence attirera sur notre maison la bénédiction du ciel.
GILLETTE.
Je le prierai pour vous avec ferveur.
MATHILDE.
Oh ! grand merci !... Asseyez-vous.
Elle la fait asseoir à droite.
Avez-vous besoin de quelque chose ?... Oui, n’est-ce pas ?... Puisque vous êtes fatiguée, vous accepterez un verre de vieux vin que je garde pour ma tante... Je vais vous le chercher.
LE SOLDAT, la retenant, et à voix basse.
Dites-donc, mademoiselle Mathilde, si vous vouliez, par la même occasion, nous apporter aussi une pinte... Nous irions la vider au jardin.
MATHILDE.
Au jardin, à la bonne heure ; mais vous ne ferez pas de bruit.
LE SOLDAT.
Soyez tranquille.
MATHILDE.
Attendez un moment.
Elle entre dans la chambre à gauche.
Scène III
LES MÊMES, hors MATHILDE
GILLETTE, toujours assise sur l’avant-scène.
Quel singulier pèlerinage j’ai entrepris là !... Courir ainsi après un époux qui m’abandonne, et que peut-être je ne retrouverai jamais... Cependant le comte est à Nice, et si les informations que j’ai prises sont exactes... Arme-toi de courage, pauvre Gillette !... Bertrand t’aime encore, un vain orgueil l’éloigné de toi... C’est à l’amour de vous rapprocher !
Scène IV
LES MÊMES, MATHILDE, rentrant, plusieurs vases à la main et un verre
MATHILDE, allant à Gillette.
Bonne pèlerine, buvez cela.
Elle lui verse à boire.
Et vous, voilà votre pinte, allez au jardin.
TOUS LES SOLDATS.
Oui, oui, au jardin jusqu’à la retraite.
Ils sortent.
L’HOMME D’ARMES, aux autres à part.
Suivons-les... Le comte ne tardera pas à arriver. Je ne le connais pas, mais c’est égal ; exécutons les ordres de Sa Majesté.
Ils suivent les soldats.
Scène V
MATHILDE, GILLETTE
MATHILDE.
Vous sentez-vous mieux maintenant ?
GILLETTE.
Beaucoup mieux, je vous remercie.
MATHILDE.
Ah ! ça, où vous logerons-nous ?
GILLETTE.
Où vous voudrez, ma chère enfant, je serai bien partout.
MATHILDE, désignant la porte à gauche.
Tenez cette chambre-ci vous conviendra, j’espère... S’il y en avait une plus jolie, je vous l’offrirais.
GILLETTE.
Que de bonté !
MATHILDE.
Si vous le désirez, je vais vous y conduire.
GILLETTE, se levant.
Non permettez-moi de rester encore quelques instants avec vous.
MATHILDE.
Très volontiers.
GILLETTE, à part.
Essayons de la faire causer.
MATHILDE, à part.
Je n’ose pas lui dire de s’en aller, moi... et pourtant Bertrand et M. Monneau ne tarderont peut-être pas à venir.
GILLETTE.
Dès le premier moment que je vous ai vue, ma chère Mathilde, vous m’avez inspiré une amitié !
MATHILDE.
Et vous une confiance !
GILLETTE.
À l’âge où vous êtes, sans expérience, exposée à tous les dangers qui entourent la jeunesse, vous avez besoin d’un appui, d’un guide, et je le sens, je suis heureuse de vous en servir.
MATHILDE.
Oh ! ma vieille tante est là pour me protéger.
GILLETTE.
Hélas ! il est en ce monde des pièges tendus avec un art si perfide, que nulle protection humaine ne peut empêcher d’y tomber. Dieu vous garde, ma fille, des méchants et des trompeurs !
Elle appuie sur ce mot, en regardant Mathilde.
MATHILDE.
Des méchants !... Des trompeurs !... Il y en a donc beaucoup.
GILLETTE.
Oh ! on ne voit que ça de par le monde !... surtout autour des jeunes filles.
MATHILDE.
Je m’en souviendrai.
GILLETTE.
Mathilde... avez-vous des amoureux.
MATHILDE, avec embarras.
Des amoureux ?... Oui !
GILLETTE.
Beaucoup ?
MATHILDE.
Oh ! rien que deux ! Mais je n’en aime qu’un seul...
GILLETTE.
Qui vous a dit que c’était le plus sincère ?
MATHILDE.
Mon cœur.
GILLETTE.
Si vous n’avez que ce garant, ne vous y fiez pas !
MATHILDE.
Vous m’effrayez : mais comment reconnaître ?...
GILLETTE.
Ah ! c’est difficile, et les plus habiles s’y laissent attraper... Cependant, si vous vouliez m’apprendre...
MATHILDE, à Gillette avec abandon.
Oui, j’ai besoin de vos conseils.
GILLETTE.
Voyons.
MATHILDE.
Le premier, je ne le crains pas beaucoup, c’est un imbécile, voyez-vous, et les imbéciles, je ne peux pas les souffrir... D’ailleurs, il a quarante-cinq ans.
GILLETTE.
Le second ?
MATHILDE, soupirant.
Ah ! le second !...
GILLETTE.
C’est un jeune homme, sans doute ?
MATHILDE.
Vingt-cinq ans au plus.
GILLETTE, à part.
Comme lui !
Haut.
Son pays ?
MATHILDE.
La France.
GILLETTE, de même.
Le roi était bien informé.
Haut.
N’est-il pas de l’armée du comte de Nice ?
MATHILDE.
Dont le camp est ici tout près.
GILLETTE, de même.
C’est lui !
Haut, avec crainte.
Et... son nom ?
MATHILDE.
Bertrand.
GILLETTE, à part.
Cette nouvelle m’accable comme si elle était inattendue.
MATHILDE.
Croyez-vous qu’il me trompe ?
GILLETTE.
Rassurez-vous je serai votre ange gardien.
MATHILDE.
Oh ! que je vous remercie.
GILLETTE, lui donnant un parchemin roulé.
Tenez, mon enfant, prenez cet écrit ; lorsque Bertrand vous parlera de son amour, donnez-le lui, et si ses intentions ne sont pas pures, vous le verrez au trouble qui l’agitera.
MATHILDE.
Quoi ! Cet écrit !...
GILLETTE.
Il ne faut vous en servir qu’à la dernière extrémité.
MATHILDE.
Oui... par exemple, quand il me demandera un baiser.
GILLETTE.
Serait-ce la première fois ?
MATHILDE.
Oh ! certainement bonne pèlerine, ce serait la première fois !
Regardant vers le fond.
Tiens ! voilà mes deux amoureux qui traversent le jardin !
GILLETTE, regardant.
C’est mon mari !... et le médecin du roi.
En entrant dans la chambre de gauche.
Adieu, Mathilde ! souvenez-vous de l’écrit que je vous ai remis.
MATHILDE.
Ah ! mon Dieu ! j’ai peur à présent de me trouver seule avec lui !
Elle va vers la chambre.
Pèlerine, bonne pèlerine ?
Scène VI
MATHILDE, BERTRAND, MONNEAU
BERTRAND, la retenant par le bras.
Doucement, aimable Mathilde, tu ne nous échapperas pas ainsi... Monneau, prenez-lui donc l’autre bras, que nous la tenions bien.
MONNEAU, lui prenant l’autre bras.
Elle est prise ! Voyez comme elle paraît jolie, entre nous deux.
MATHILDE, repoussant Monneau.
Aie ! vous me serrez trop !
BERTRAND.
Le brutal, qui fait souffrir un bras si délicat.
Il lui baise la main.
À la bonne heure ainsi... cela ne fait point de mal.
MONNEAU.
Mais... monsieur le comte...
BERTRAND, passant entre Mathilde et Monneau.
Que diable ! voilà déjà dix leçons que je lui donne, et il n’en est pas plus avancé, car je te l’ai dit Mathilde, il t’aime, il est fou de toi, eh bien ! il n’a pas encore pu te le persuader. Quand on aime, il faut être aimable, c’est la règle ; mais soyez tranquille, Monneau, je le serai pour vous.
MONNEAU.
Si vous vouliez me permettre, moi-même...
BERTRAND.
Non, non, vous n’y entendez rien.
Le conduisant sur une chaise au fond.
Asseyez-vous là et laissez-moi faire.
MONNEAU.
Maudit homme ! C’est qu’il ne faut pas le contrarier.
Bas.
Au moins, dites-lui bien que je l’adore.
Il s’assied.
BERTRAND.
Oui, Oui !
MONNEAU.
Que je ne vis que pour elle.
BERTRAND.
Je n’y manquerai pas !
MONNEAU.
Et, qu’à la rigueur, je me déciderais à l’épouser.
BERTRAND.
Bien, bien, c’est entendu, vous l’épouserez ; mais restez là.
Revenant vers Mathilde.
Et toi, encore plus près de moi, car j’ai bien des choses à te dire.
MATHILDE, boudant.
C’est donc pour un autre que vous m’aimez ?
BERTRAND, à mi-voix.
Pour lui, pour moi, pour tout le monde ! Oh ! certainement, un seul ne saurait avoir tout l’ardeur que tu m’inspires... Je sens que je t’aime comme plusieurs personnes à la fois... Et, tiens, vois comme mon cœur bat.
Il prend la main de Mathilde, qu’il place sur son cœur.
MATHILDE.
C’est vrai, pourtant.
MONNEAU, s’approchant.
Lui parlez-vous pour moi ?
BERTRAND.
Ne vous dérangez pas, Monneau ; vous gâteriez tout.
Le ramenant à sa chaise.
Voilà votre place.
MONNEAU, avec humeur.
Elle est jolie, ma place !
BERTRAND, à Mathilde.
Tu ne peux douter de mon amour... Il t’en coûterait si peu de me rendre le plus heureux des hommes... Tiens, cette nuit... seulement le bonheur de te parler, de t’entendre... Je ne suis pas exigeant.
MATHILDE.
La nuit !... Oh ! j’ai trop peur !
BERTRAND.
Que tu es enfant ! Et de qui peux-tu avoir peur ? De moi ?
MATHILDE.
Encore, si j’étais sure de votre amour ?
BERTRAND.
Et quoi ! Mathilde, en douterais-tu ? Je jure...
MATHILDE.
Ne jurez pas.
Elle présente le parchemin à Bertrand.
BERTRAND.
Mais quel est ce billet ?
MATHILDE, avec embarras.
Ce billet...
BERTRAND.
Ah ! quelle idée !... Est-ce pour moi ?
MATHILDE.
Oui !
BERTRAND, le prenant vivement.
Charmante ! charmante ! en vérité ! Ce qu’on n’ose pas dire, on l’écrit.
MATHILDE, à part.
Observons bien sa figure.
BERTRAND, voyons, lisons.
Cette pauvre enfant !
Il ouvre l’écrit et lit.
« Mon cher époux. » Hein ?
Il regarde la signature.
Ô ciel ! Gillette !
MATHILDE, à part.
Quoi trouble !
Haut.
Bertrand, qu’avez-vous ?
MONNEAU, se rapprochant du comte et de Mathilde.
C’est vrai : qu’est-ce qu’il a donc ?
BERTRAND.
Rien, rien !
À part.
Gillette ! c’est elle-même : j’éprouve une émotion...
MATHILDE.
Il ne m’écoute pas.
MONNEAU, à part.
Elle lui a remis une lettre pour moi et il la lit : c’est très indiscret.
BERTRAND, lisant.
« Mon cher époux. » Son époux ! au fait elle est ma femme, nous sommes mariés, elle ne peut pas m’appeler autrement. Continuons. « Vous m’avez fui : peut-être ne songez-vous plus à moi. » Ma foi, tout à l’heure, je n’y songeais pas du tout.
Il lit.
« Que faites-vous loin de Gillette ? » Ce que je fais ? La question est singulière. Est-ce que je vous demande, madame, ce que vous faites loin de moi ?
Il lit.
« Du reste, amusez-vous ; je tâche aussi de ne pas trop m’ennuyer à la cour de France. » C’est bien, c’est fort bien.
Il lit.
« Chaque jour, on me donne une fête nouvelle : le roi a dansé avec moi au dernier bal. » Ah ! elle a dansé avec le roi ! Ce dernier trait m’indigne, et je m’en veux de m’être laissé attendrir un moment.
Il froisse la lettre avec dépit.
MONNEAU, s’approchant de Bertrand.
Eh bien ! où en sommes nous ?
BERTRAND, le repoussant.
Laissez-moi tranquille.
MONNEAU, à Mathilde.
Qu’a-t-il donc ?
BERTRAND.
Ah ! elle a dansé avec le roi !
Il se promène avec agitation.
MONNEAU, à Mathilde.
Qu’est-ce qu’il dit ? Vous avez dansé avec le roi !
MATHILDE, sans écouter Monneau.
La pèlerine avait raison ; c’est un trompeur.
Morceau d’ensemble.
BERTRAND, à part.
Air de Caroline.
Sortons ; j’étouffe de colère !
Quel trouble s’empare de moi !
Pendant qu’ici je fais la guerre,
Ma femme danse avec le roi !
MATHILDE, idem.
Pourquoi cette grande colère ?
Je n’y comprends rien, sur ma foi :
Comment expliquer ce mystère ?
Serait-ce une lettre du roi ?
MONNEAU, idem.
Qu’a-t-il donc ? Quel est ce mystère ?
Je n’y comprends rien, sur ma foi ;
Mais j’ai le droit d’être en colère,
Si cette lettre était pour moi.
Bertrand sort précipitamment.
MATHILDE.
Il s’en va.
À Monneau.
Suivez-le donc, j’ai peur qu’il ne lui arrive quelque malheur ; il est comme fou.
MONNEAU.
Charmante Mathilde, puis-je espérer...
MATHILDE.
Mais allez donc !
MONNEAU.
Un seul mot !
MATHILDE, le poussant.
Allez donc, vous dis-je.
Monneau sort.
Scène VII
MATHILDE, puis GILLETTE
MATHILDE.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela signifie ?
Elle va à la porte de la chambre de Gillette.
Pèlerine ! bonne pèlerine !
GILLETTE, même costume, mais sans chapeau.
Ils sont partis ?
MATHILDE.
Qu’y avait-il dans le billet que vous m’avez remis ? À peine en a-t-il lu une ligne qu’il s’est troublé : il n’a pu continuer à me parler, il s’est même enfui.
GILLETTE, riant.
C’est mon talisman.
MATHILDE.
Ah ! il est venu bien à propos, car, au moment où je le lui ai présenté, je sentais que j’allais céder ; ma voix résistait encore, mais mon cœur était vaincu.
GILLETTE.
Que demandait-il si instamment ?
MATHILDE.
Il voulait me parler cette nuit.
GILLETTE.
Vous avez répondu ?
MATHILDE.
Rien.
GILLETTE.
Et votre intention ?
MATHILDE.
Est de refuser, à moins que vous ne me donniez encore un talisman.
GILLETTE.
Oh ! la seconde fois, il n’aurait plus la même puissance ; d’ailleurs, je le vois bien, ce n’est plus contre ce Français que vous avez besoin de vous prémunir, c’est contre vous-même. Quoi ! il vous a dit qu’il vous aimait ?
MATHILDE.
Il me l’a juré.
GILLETTE.
Et vous l’avez cru ?
MATHILDE.
Oh ! pas encore ! mais il est si persuasif !
GILLETTE, à part.
Je le sais.
MATHILDE.
Comment se défier de ses paroles ? Je voudrais que vous puissiez l’entendre.
GILLETTE, à part.
La singulière idée qu’elle fait naître dans mon esprit !
MATHILDE.
S’il vous disait comme à moi : Je t’aime.
GILLETTE, à part.
Ah ! si je pouvais...
MATHILDE.
À quoi pensez-vous donc ?
GILLETTE.
Au danger qui vous menace. Pauvre fille ! comme vous, j’ai éprouvé le trouble, l’inquiétude qui agitent les cœurs sans expérience. Alors, j’ai quitté les vêtements du monde pour ceux de la solitude, et le calme est rentré dans mon âme.
MATHILDE.
Je vous crois : ces saints habits doivent préserver de tous périls.
GILLETTE.
Leur vertu est telle que les blessures les plus profondes, celles de l’amour surtout, se guérissent à l’instant même.
MATHILDE, soupirant.
Vraiment ! Ah ! je sens que j’en aurais besoin !
GILLETTE.
Mon enfant, prenez pour cette nuit le manteau qui me couvre, vous retrouverez votre tranquillité.
MATHILDE.
Ah ! que vous êtes bonne !
Pendant le couplet suivant, Gillette et Mathilde changent de vêtements. La nuit devient plus obscure.
GILLETTE.
Air de Béancourt, (de la Sorcière des Vosges.)
Bénissez la providence,
Qui m’amène tout exprès ;
Quel bonheur que ma prudence,
Ait pénétré tous vos secrets !
Les maux qu’amour vous destine,
Vous pouvez les braver tous.
Dormez, la pèlerine }
Ici veille pour vous. } (bis.)
On entend dans l’éloignement un roulement de tambour qui annonce la retraite.
MATHILDE.
Ah ! voilà la retraite : je vais ranger ces tables et congédier messieurs les soldats.
GILLETTE.
Non, ce sera moi, mon enfant.
MATHILDE.
Ah ! par exemple !
GILLETTE.
Je ne suis plus la pèlerine, je suis Mathilde.
MATHILDE.
Mais, si Bertrand vient, et qu’il ne me trouve pas ?
GILLETTE.
Il reviendra, s’il vous aime autant qu’il le dit.
MATHILDE.
Eh bien ! à demain.
À part.
Pourtant le laisser se morfondre toute la nuit !... Pauvre jeune homme !
Haut.
Adieu, sainte pèlerine, bonne nuit.
GILLETTE.
Adieu, mon enfant.
MATHILDE.
Vous fermerez bien la porte, de peur des voleurs. Adieu... Adieu.
Elle entre dans la chambre à droite.
Scène VIII
GILLETTE, seule
Ah ! monsieur le comte, vous me fuyez, vous m’accusez même ; mais vous me rendrez justice malgré vous.
LES SOLDATS, dans le jardin.
Hé ! Mathilde ! Mathilde !
GILLETTE, rangeant tout ce qui est sur la table.
On y va ! on y va !
Scène IX
GILLETTE, SOLDATS, HOMMES D’ARMES
LE SOLDAT.
Allons donc, Mathilde, nous t’attendions pour te payer notre dernière pinte.
Ils lui donnent de l’argent. Le tambour bat dans le lointain.
GILLETTE.
Air de la Fiancée.
Entendez-vous, c’est le tambour !
Dans votre camp il vous rappelle.
Partez, amis, montrez du zèle,
Vous reviendrez au point du jour.
À part.
J’en suis certaine, il va venir.
Monneau paraît dans le jardin.
J’aperçois quelqu’un dans l’ombre.
Ah ! bon Dieu, comme il fait sombre !
Ces soldats vont-ils donc partir ?
L’HOMME D’ARMES, à ses camarades.
Cachons-nous, il va venir : il est pris.
CHŒUR et GILLETTE.
Entendez-vous ? C’est le tambour !
Dans notre camp, ils nous rappelle,
votre vous
Partez, amis, montrez du zèle
Partons, montrons
Vous reviendrez
Nous reviendrons au point du jour.
Les militaires s’éloignent ; nuit complète.
Scène X
GILLETTE, MONNEAU
MONNEAU.
Enfin, ils sont partis.
Apercevant Gillette qui traverse pour aller à sa chambre.
Mathilde ! te voilà... je te cherchais.
Il veut l’arrêter.
GILLETTE, s’en allant.
Bonsoir.
MONNEAU.
Deux mots.
La retenant.
C’est de la part de Bertrand.
GILLETTE.
Eh bien !
MONNEAU.
Tantôt il n’a pu entendre ta réponse ; un mal subit... Que dois-je lui dire ?
GILLETTE.
Dans un quart d’heure à cette fenêtre... j’y serai.
MONNEAU.
Ah ! quel bonheur est le mien !
Se rapprochant d’elle.
Une échelle !...
GILLETTE, s’éloignant.
Non, non à distance, s’il vous plaît.
MONNEAU.
Qu’as-tu à craindre ! ne sera-t-il pas avec moi ? mais à présent, nous sommes seuls, et si j’osais...
Il veut lui prendre la main.
GILLETTE.
Allez remplir votre message.
MONNEAU.
Un seul baiser... ne me fuse pas.
GILLETTE.
Non, non, ma tants m’appelle.
Elle se sauve et lui ferme la porte au nez.
Scène XI
MONNEAU, seul
Ah ! Mathilde ! Mathilde ! vous êtes bien cruelle ! Ah ça ! Monneau, mon ami, est-ce que, par hasard, le comte ferait ses affaires au lieu de faire les vôtres ? j’en ai eu l’idée plus d’une fois ; aussi, pourquoi suis-je si bête qu’il me faille recourir aux autres pour... Il me semble pourtant que ce n’est pas bien difficile, et que si je voulais... Heureusement j’ai soin de tenir le roi de France au courant de toutes ses démarches, et dans quelques jours, je l’espère, je serai débarrassé d’un rival dangereux ; jusque là, morbleu ! ne le quittons pas, et s’il monte à l’échelle, montons-y avec lui. Mais il est temps de l’aller retrouver.
Scène XII
BERTRAND, MONNEAU
MONNEAU, heurtant le comte.
Ah ! qui va là ?
BERTRAND.
Poltron ! il a failli me renverser.
MONNEAU.
C’est qu’il fait une obscurité !... Vous êtes là, eh bien ! je ne vous vois pas : je ne vois qu’une masse informe.
BERTRAND.
C’est sans doute votre ombre.
MONNEAU.
Ah ! c’est possible. Quelle impatience ! vous n’avez donc pu m’attendre ?
BERTRAND.
L’amitié que je vous porte...
MONNEAU.
Vous y mettez un zèle !...
BERTRAND.
Comme pour moi-même.
MONNEAU.
Grand merci !
BERTRAND.
Tantôt j’étais sur le point d’obtenir un aveu, mais une idée est venue à la traverse.
MONNEAU.
Une idée bien fâcheuse, si j’en crois l’apparence.
BERTRAND.
Une idée de ma femme.
MONNEAU.
Ah ! diable.
BERTRAND.
J’ai eu de ses nouvelles, Monneau ; elle ne s’ennuie pas à la cour de France.
MONNEAU.
Où est le crime ? En amour comme en guerre, les représailles sont de droit.
BERTRAND.
Mais pour cette nuit, morbleu ! je prétends l’oublier... Je ne veux songer qu’à vous servir... Avez-vous vu Mathilde ?
MONNEAU.
Oui, et nous la reverrons bientôt là, à cette fenêtre.
BERTRAND.
C’est facile à escalader : l’amour donne des ailes.
MONNEAU.
Certainement, et avec une échelle, je pourrai bien... il y en a une du côté du grenier... Oh ! j’ai étudié les localités.
BERTRAND.
À la bonne heure, mon cher Monneau ! je vois que vous vous formez.
MONNEAU.
À votre école.
BERTRAND.
Cette nuit, j’achève votre éducation.
MONNEAU.
Mais ne me faites pas payer trop cher...
BERTRAND, regardant la fenêtre.
Comment l’avertir que nous sommes ici... Ah ! une romance !
Il préluda.
MONNEAU, arrêtant le comte.
À moi. s’il vous plaît, à moi ! il n’est pas juste que vous preniez toute la peine.
BERTRAND.
Est-ce que vous chantez la romance ?
MONNEAU.
Quelquefois...
Air : Le point du jour.
Un jeune et discret troubadour,
Dont l’âme est embrasée,
Des feux du plus brûlant amour,
Vous demande an tendre retour.
De grâce, ouvrez votre croisée,
Au troubadour. (bis.)
GILLETTE, paraissant à la croisée.
Ah ! mon Dieu ! ils sont deux !
Elle se retire précipitamment.
MONNEAU.
Vous voyez bien, monsieur le comte, que vous me gênez.
BERTRAND, allant sous la croisée.
Charmante Mathilde !
MONNEAU, l’imitant.
Charmante Mathilde !
BERTRAND.
Nous accourons...
MONNEAU.
Nous accourons...
BERTRAND, de même.
Taisez-vous donc, Monneau... Vous feriez mieux d’aller chercher l’échelle.
MONNEAU.
Mais.
BERTRAND, de même.
Les instants sont précieux... Vous ne souffrirez pas que j’y aille moi-même...
MONNEAU, s’adressant à Mathilde qui reparaît à la fenêtre.
Ne vous impatientez pas... Je suis de retour dans un moment.
Il sort.
Scène XIII
BERTRAND, GILLETTE
BERTRAND.
Que tu es loin. Mathilde, que tu es loin d’un amant qui voudrait être à tes genoux !
GILLETTE, contrefaisant sa voix.
Ce n’est pas ma faute. Je tremble qu’on ne nous entende.
BERTRAND.
Ta Crainte disparaîtrait si j’étais près de toi.
GILLETTE.
J’ai fait des réflexions... Je vous connais bien peu... Qui sait si vous êtes libre...
BERTRAND.
Je l’ai été jusqu’au moment où je t’ai vue.
GILLETTE.
Vous voulez donc me prendre pour votre femme ?
BERTRAND.
J’en fais le serment !... Je n’aurai jamais d’autre femme que toi.
GILLETTE.
Eh bien ! pour gage de votre foi, donnez-moi cet anneau que j’ai vu ce soir encore à votre main.
BERTRAND.
Cet anneau...
GILLETTE.
Vous hésitez ?...
BERTRAND.
Qui ? moi !
À part.
Au fait, comme cela, je suis sûr que Gillette ne l’aura jamais.
Haut.
Ouvre-moi, Mathilde, je te le donnerai là-haut.
GILLETTE.
Vous ouvrir... oh ! non !
En disant ces mots, elle laisse tomber sa clé.
Ah ! mon Dieu !
BERTRAND.
Quelque chose est tombé.
GILLETTE.
C’est ma clé : rendez-la moi.
BERTRAND, la cherche et la ramasse.
Te la rendre ?... Oh ! certainement, je vais te la rendre, ma chère Mathilde.
À part, en ouvrant la porte.
Ah ! Gillette !... vous dansez avec le roi !
Il entre.
Scène XIV
MONNEAU, seul, arrivant avec l’échelle
Monsieur le comte, je vous demande bien pardon si je vous ai fait attendre... Voilà l’échelle... Hé bien ! où est-il donc ?... Monsieur le comte !... monsieur le comte !... Ah ! mon Dieu !... aurait-il escaladé la fenêtre ?
Il approche de la muraille.
Scène XV
MONNEAU, LES HOMMES D’ARMES
MONNEAU, écoutant.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... Encore des troubadours !
Chœur des Noces de Gamache. (Ire scène, IIIe acte.)
LES HOMMES D’ARMES.
Approchons en silence,
Saisissons-nous de lui ;
Servons le roi de France :
Il est pris aujourd’hui.
Pendant le chœur, Monneau place son échelle et monte dessus. Les hommes d’armes l’arrêtent et le forcent à descendre.
L’HOMME D’ARMES.
Halte-là ! de par le roi de France, il faut nous suivre, et sur-le-champ.
MONNEAU, effrayé.
Eh ! messieurs, est-ce que le roi serait retombé malade ?...
L’HOMME D’ARMES, voulant entraîner Monneau.
Point d’explication ! Parlons ! partons.
MONNEAU.
De grâce, un moment... j’ai affaire là-haut... rien qu’un moment.
L’HOMME D’ARMES.
Allons, marchez !
MONNEAU.
Quand je vous dis que j’ai affaire là-haut !...
Criant.
Je veux voir ce qui se passe là-haut, moi !
Scène XVI
LES MÊMES, MATHILDE, accourant
MATHILDE.
Ah ! mon Dieu ! quel est ce tapage ? Serait-ce la pèlerine que ces maudits soldats...
MONNEAU.
Mathilde !... C’est elle ! c’est sa voix !
MATHILDE.
C’est vous, monsieur !
MONNEAU.
Ah ! maintenant, me voilà plus tranquille,
L’HOMME D’ARMES.
Eh bien ! alors, suivez-nous.
MONNEAU.
Du tout !... J’ai retrouve Mathilde, et je reste avec elle.
Les soldats s’emparent de Monneau, qui saisit Mathilde par la main.
Final.
Air de M. Adam (de la Batelière).
Laissez-moi, morbleu ! laissez-moi... (bis.)
LES SOLDATS.
Non !... Suivez-nous, de par le roi. (bis.)
MONNEAU.
Le destin nous rassemble,
Mathilde est avec moi :
Emmener nous ensemble.
Et j’obéis au roi ;
De grand cœur je subis sa loi.
Consentez-vous ?[1] Non !... dans ce cas,
Messieurs, je ne partirai pas !
Ensemble.
MATHILDE.
De grâce, messieurs, laissez-moi ;
Parlez ! qu’ai-je donc fait au roi ?
Pourquoi nous emmener ensemble ?
Où conduisez-vous mes pas ?
Je ne partirai pas.
MONNEAU.
Laissez-moi, morbleu ! laissez-moi,
Je respecte l’ordre du roi
Emmenez nous tous deux ensemble,
À l’instant, je suis vos pas,
Sinon, je ne pars pas.
Non, non, je ne partirai pas.
LES SOLDATS.
Allons, marchez, de par le roi ;
Il faut obéir à sa loi !
Puisqu’il le faut, tous deux ensemble,
À l’instant, suivez nos pas.
Vous ne resterez pas,
Non, non, vous ne resterez pas.
ACTE III
Même décoration qu’au premier acte.
Scène première
MONNEAU, JOIGNY
MONNEAU, en entrant, amène mystérieusement Joigny sur l’avant scène. Confidentiellement.
La mère et l’enfant se portent bien : madame la comtesse se lève et va reparaître à la cour... Enfin, tout est prêt pour la cérémonie du baptême.
JOIGNY.
Et le roi sera parrain ?
MONNEAU.
Juste comme je l’avais prédit autrefois.
JOIGNY.
Et le mari, le noble comte de Roussillon, que dira-t-il à son retour ?
MONNEAU.
C’est aujourd’hui qu’on le ramène.
JOIGNY.
Vraiment ?
MONNEAU.
Oui ; les émissaires du roi ont fini par l’atteindre : cette fois, je n’étais pas là pour me laisser prendre à sa place.
JOIGNY.
Ce pauvre comte !
MONNEAU.
Oui, plaignez-le donc, je vous prie... Le roi va devenir son compère...
JOIGNY.
Toujours méchant, M. Monneau, et pourtant maintenant que vous êtes aussi dans la catégorie des maris...
MONNEAU, d’un air railleur.
Oh ! moi, moi !... c’est bien différent ! On ne célèbre point aujourd’hui le baptême de mon fils... Enfin le roi n’a pas signé mon contrat de mariage.
JOIGNY, souriant.
Vous ne dites pas toute la vérité... Car, enfin, c’est au roi que vous devez la main de votre épouse.
MONNEAU.
Sans doute, et je puis m’en glorifier... Le lendemain de mon retour d’Italie, il y a neuf mois et demi, Sa Majesté me fit comparaître en sa présence... Gillette, la noble comtesse de Roussillon, était à ses côtés, et près d’elle la charmante Mathilde, aujourd’hui madame Monneau... Sa Majesté me reçut avec sa bienveillance ordinaire... « Maître Monneau, vous êtes un grand misérable ! » Ah ! sire, que de bonté ! « Vous avez séduit une jeune fille innocente. » C’était ma femme qui était la jeune fille innocente... « Et je veux, j’exige !... »
JOIGNY.
Taisez-vous, voici le roi.
MONNEAU.
Le roi ? silence !
Scène II
MONNEAU, JOIGNY, LE ROI
Monneau et Joigny se découvrent et s’inclinent.
LE ROI, sortant de l’appartement de Gillette, dit à la cantonade.
Comtesse, je vous le répète, un peu de caractère, et surtout un peu de coquetterie... Allons, mon enfant, du courage.
MONNEAU, bas à Joigny.
Toujours en audience particulière avec Sa Majesté.
Scène III
MONNEAU, JOIGNY, LE ROI, LE DUC DE CHAULNES et PLUSIEURS GENTILSHOMMES, puis BERTRAND DE ROUSSILLON
DE CHAULNES.
Sire, le comte de Roussillon, escorté par votre garde d’honneur, arrive à l’instant même dans votre château.
TOUS.
Le comte !
LE ROI.
Allez, qu’on l’introduise !... Messieurs, puisque le comte est de retour, rien ne doit plus retarder la cérémonie... À sept heures précises du soir, on célébrera le baptême.
MONNEAU, à part.
Le baptême... Ah ! père infortuné !... Le voici !...
Bertrand entre, suivi de plusieurs officiers du roi.
BERTRAND, s’inclinant devant le roi.
Sire, ce n’était pas ainsi que j’espérais revoir la cour de France, De quel crime me suis-je rendu coupable envers Votre Majesté ? Pourquoi cette violence que l’on exerce envers moi ?
LE ROI.
Bertrand, vous avez méconnu toute la bienveillance de votre prince ; vous avez désobéi à mes ordres, en abandonnant celle que je vous choisissais pour épouse.
BERTRAND.
Sire, je suis votre sujet, votre volonté doit être sacrée pour moi, je le sais.
Air : Comme il m’aimait.
De par le roi ! (bis.)
Faut-il que je prenne les armes ?
Bravant les dangers, les alarmes,
Je vais marcher ; comptez sur moi.
Mais on vent contraindre mon âme...
Non !... je ne puis aimer ma femme,
De par le roi ! (bis.)
Même air.
LE ROI.
À votre roi, (bis.)
Cédez, cédez à l’instant même :
Aimez Gillette qui vous aime...
MONNEAU, bas à Joigny.
Il obéira, croyez-moi.
Bientôt môme, il va, sur mon âme,
Adopter le fils de sa femme.
De par le roi ! (bis.)
BERTRAND.
Non, jamais, jamais ! Aucune puissance ne pourra m’y contraindre.
LE ROI, à un officier.
Qu’on place des sentinelles aux issues de cette galerie.
BERTRAND.
Des sentinelles !
LE ROI, désignant Bertrand.
Le noble comte ne pourra point en sortir... Bertrand, vous êtes ici chez vous... cet appartement est le vôtre... Je ne veux pas que le comte de Roussillon habite ailleurs que dans mon palais.
BERTRAND, avec dépit.
Sire... les expressions me manquent... pour vous témoigner toute ma reconnaissance...
À part.
Ah ! je suis d’une colère !
LE ROI, à part.
Pauvre Bertrand !
Haut.
Sortons, messieurs !
Il sort avec Joigny et les officiers.
Scène IV
BERTRAND, MONNEAU
MONNEAU, s’approchant du comte.
Monsieur le comte, croyez que je partage bien sincèrement l’allégresse que votre heureux retour...
BERTRAND.
Ah ! c’est vous, Monneau !
MONNEAU.
Oui, monseigneur, toujours à votre service. Ma femme est camériste de la noble comtesse.
BERTRAND, étonné.
Votre femme ?
MONNEAU.
Et nous logeons tous les deux en face de votre appartement.
BERTRAND.
Ah ! vous êtes marié !
MONNEAU.
Oui, monseigneur.
BERTRAND.
Avec qui ?
MONNEAU.
Vous savez bien, cette petite italienne...
BERTRAND.
Hein ?
MONNEAU.
Auprès de qui vous m’avez servi si généreusement.
BERTRAND.
Que dites-vous ?... Mathilde ?
MONNEAU.
Mathilde !
BERTRAND.
En vérité, elle serait ?...
MONNEAU.
Ma femme.
BERTRAND.
Pas possible !
MONNEAU.
Foi de médecin !...
Apercevant Mathilde qui sort de chez la comtesse.
Eh ! tenez, la voici, monseigneur.
Scène V
BERTRAND, MONNEAU, MATHILDE
MONNEAU, allant à elle et la prenant par la main.
Venez, Mathilde, venez saluer le comte de Roussillon.
MATHILDE, timidement.
Monseigneur...
Fixant Bertrand.
Ah ! c’est vous qui...
BERTRAND.
Moi-même, mademoiselle.
MONNEAU.
Non, non, Madame !
BERTRAND.
Oh ! oui, madame.
À part, en riant.
Ah ! ce pauvre Monneau !
MONNEAU, à Mathilde.
Vous reconnaissez, monseigneur, n’est-ce pas ?
MATHILDE.
Oui, mon cher époux, c’est lui que vous avez chargé, en Italie, de me parler pour vous.
À part.
Et sans cette bonne pèlerine...
BERTRAND, bas à Mathilde, en la tirant à l’écart.
J’espère, madame, que vous voudrez bien me rendre mon anneau ?
MATHILDE, étonnée.
Votre anneau ?
BERTRAND, de même.
Sans doute, puisque vous êtes mariée, il me semble...
MATHILDE, bas.
Mais, monseigneur, je ne comprends pas.
MONNEAU, à part.
Qu’est-ce qu’il dit donc tout bas à ma femme ?
BERTRAND, de même.
J’y tiens absolument.
MATHILDE, à part.
Son anneau ! il est fou !
MONNEAU, à sa femme.
Ma chère amie...
MATHILDE.
Mon cher époux...
MONNEAU.
Voulez-vous me faire l’amitié de me suivre ?
Il se dirige vers son appartement.
BERTRAND.
Déjà ! Pourquoi ?
MONNEAU, se plaçant entre sa femme et le comte.
Pourquoi ?... pourquoi ?... La place de ma femme n’est point ici, nous avons à terminer ensemble les préparatifs d’une fête, d’une grande fête... Ah ! monsieur le comte, si vous saviez !
BERTRAND.
Quoi donc ?
MONNEAU.
Non, je vous laisse le plaisir de la surprise...
Prenant Mathilde par la main.
Venez, Mathilde !
MATHILDE, à part, en regardant Bertrand.
Son anneau !
MONNEAU.
Venez donc ! quand vous resterez à regarder monseigneur... Vous êtes aujourd’hui d’une distraction !...
MATHILDE.
Allons, allons, ne vous fâchez pas, me voilà.
S’en allant.
Il a perdu la tête.
MONNEAU.
Qu’est-ce que vous dites de tête ?
Lui et Mathilde sortent par le fond.
Scène VI
BERTRAND, seul
Voilà un singulier mariage !... Comment ! cette jeune Mathilde, cette petite fille si naïve, si ingénue, dont j’ai été amoureux fou... pendant... vingt-quatre heures... le lendemain même, après m’avoir donné le droit d’être bien sur de son amour, elle disparaît, et je la retrouve aujourd’hui mariée... à monsieur Monneau... Allons, allons, décidément, les femmes ne valent pas mieux que nous.
La porte de l’appartement de Gillette s’ouvre.
Hein ?
On entend le prélude de l’air suivant.
Quelle est cette musique ?...
Regardant.
Une femme ! Ah ! quelle élégante tournure !... elle approche... Que vois-je ? c’est Gillette !
Scène VII
BERTRAND, GILLETTE
Elle sort de chez elle.
GILLETTE, une feuille de musique à la main, sans regarder le comte.
Air nouveau de M. Béancourt.
Plaignez, plaignez la jeune Adèle,
Son époux a lui pour toujours,
Et, par le monde, l’infidèle,
S’en va, cherchant d’autres amours.
Douleur extrême !
Loin d’un époux qu’elle aime,
Faut-il toujours souffrir ?
Non, non, plutôt mourir !
Elle a dit le dernier vers avec beaucoup d’expression ; Bertrand va pour s’approcher d’elle ; Gillette, sans faire attention à lui, continue gaiement.
Mais moi, je me console,
Et j’ai pris mon parti.
Folle,
Qui se désole.
Pour l’amour d’un mari. (bis.)
BERTRAND, avec un peu de dépit.
Allons, c’est très bien... Il faut avouer pourtant que sa voix est délicieuse.
GILLETTE.
Elle chante le second couplet avec plus d’âme et de pathétique, de manière à ce que le comte fasse un pas malgré lui, à mesure qu’elle chante, et se trouve à la fin près d’elle.
Même air.
Tandis qu’aux pieds d’une autre belle,
Il lui jure d’être constant ;
Parle poison, la pauvre Adèle
Va mettre un terme à son tourment.
Douleur extrême !
Loin d’un époux qu’elle aime...
Ah ! c’était trop souffrir,
Adèle va mourir.
BERTRAND.
Divin ! adorable !
GILLETTE.
Ah ! vous voilà, monseigneur !
Reprenant le refrain.
Mais moi, je me console.
Et j’ai pris mon parti.
Folle,
Qui se désole,
Pour l’amour d’un mari. (bis.)
BERTRAND.
Comment, Gillette, c’est vous !... c’est vous qui possédez tant de charmes, tant de talents !
GILLETTE.
Cela vous étonne, n’est-ce pas ?
BERTRAND.
Ah ! combien vous êtes changée depuis deux ans : alors, vous étiez... jolie sans doute, mais...
GILLETTE.
Mais timide, gauche, sans expérience, sans usage ; alors, en pensant à vous, à cet amour que je n’osais m’avouer à moi-même, je tremblais, je versais des larmes...
BERTRAND.
Est-il bien vrai ?
GILLETTE.
Et lorsque, encouragée par la bienveillance du roi, j’osai élever les yeux jusqu’à vous, monseigneur et maître, lorsque Sa Majesté vous eût nommé mon époux, alors...
BERTRAND.
Alors ?...
GILLETTE.
Je fus heureuse... un moment, un seul... mais depuis, combien je l’ai payé cher, ce rêve brillant, cette illusion qui m’avait séduite un instant... Oui, Gillette fut longtemps la plus triste, la plus à plaindre des femmes, longtemps... Au moins trois mois.
BERTRAND.
Que dites-vous ? trois mois !
GILLETTE.
Tout autant ; mais enfin comme il faut un terme à tout...
BERTRAND.
Eh bien ?
GILLETTE.
Eh bien ! vous avez entendu mon refrain :
Gaiement je me console,
Et j’ai pris mon parti, etc.
BERTRAND, à part.
Encore ! mais en vérité je m’admire ; j’étais décidé à l’accabler de ma colère, de mon mépris, et la voilà qui s’amuse à mes dépens ! et je l’écoute avec patience ! Malgré moi, je trouve plaisir à l’entendre... Non, jamais femme plus séduisante !...
GILLETTE.
Qu’avez-vous donc à parler tout seul ?
BERTRAND.
Moi ? rien, rien.
Il s’approche d’elle et la regarde tendrement.
Gillette !
GILLETTE.
Monseigneur ?
BERTRAND, lui prenant la main.
Il y a deux ans que nous sommes séparés.
GILLETTE.
Pas tout-à-fait.
BERTRAND.
Deux ans tout entiers.
GILLETTE.
Non, j’en suis sûre, il y a moins que cela.
BERTRAND.
Eh bien ! ne disputons pas là-dessus ; quand nous nous revoyons, après une si longue absence, dois-tu me recevoir aussi froidement ?
GILLETTE.
À qui la faute ?
BERTRAND.
Chère Gillette ! un baiser...
GILLETTE.
Rien que cela !... À qui le baiser ?
BERTRAND.
À ton amant.
GILLETTE.
Non.
BERTRAND, avec tendresse.
Pourquoi ? mon amie, je t’en conjure.
Il va l’embrasser, lorsque Monneau paraît au fond du théâtre.
Scène VIII
BERTRAND, GILLETTE, MONNEAU
MONNEAU.
Monsieur le comte !
GILLETTE, surprise, jette un cri.
Ah !
Elle se sauve dans son appartement.
BERTRAND.
Cet imbécile de Monneau !
MONNEAU, confus.
Mille pardons, monseigneur, si j’avais pu penser...
BERTRAND.
Allons, je vous pardonne ; je suis trop heureux aujourd’hui pour garder rancune à personne.
MONNEAU, à part.
Il est trop heureux... Quand je disais qu’il prendrait gaiement son parti.
Haut.
Il est certain, monseigneur, que le mariage...
BERTRAND, avec intention.
Ah ! oui, le mariage... C’est un état bien fortuné, n’est-il pas vrai, mon cher Monneau ?
MONNEAU, de même.
Très fortuné.
À part.
Il me fait de la peine.
BERTRAND, de même.
Vous en savez quelque chose ?
MONNEAU, de même.
Pas tant que vous, monseigneur.
BERTRAND, souriant.
Beaucoup plus que moi.
MONNEAU.
Non, non, à vous l’honneur.
BERTRAND.
À vous.
Riant.
Ah ! ah ! ah ! Ce cher Monneau ! ah ! ah ! ah !
MONNEAU, riant.
Ah ! ah ! ah ! mon illustre seigneur ! ah ! ah ! ah !
Ils rient tous les deux à gorge déployée, en se regardant.
BERTRAND.
Qu’avez-vous donc à rire de la sorte ?
MONNEAU.
Ce que j’ai ?
Air de l’Opéra-Comique.
Je n’en sais rien, en vérité.
BERTRAND.
Moi, je n’en sais pas davantage,
Pourquoi cette folle gaieté ?
MONNEAU.
Ah !... nous parlions de mariage,
Et tous deux riant aux éclats...
Tous deux nous étions en délire...
Mais deux maris ne peuvent pas
Se regarder sans rire.
ENSEMBLE.
Non, deux maris, etc.
BERTRAND, sérieusement.
Et pourtant ce n’est pas toujours chose plaisante que le mariage.
MONNEAU, de même.
Oh ! non, pas toujours.
BERTRAND.
Il y a bien des tourments, bien des contrariétés à éprouver.
MONNEAU.
Oh ! oui.
À part.
Est-ce qu’il connaîtrait tout son malheur ?
BERTRAND, à part.
Il a l’air de se douter de quelque chose.
Haut.
C’est dans ces circonstances pénibles qu’il faut s’armer de courage...
MONNEAU, du même ton.
De philosophie.
BERTRAND.
De patience.
MONNEAU.
De résignation.
BERTRAND.
Se mettre au-dessus des propos de la médisance.
MONNEAU.
Se renfermer en soi-même.
BERTRAND.
Et voir toujours les choses du meilleur côté possible.
MONNEAU.
Oui, monseigneur.
BERTRAND.
Excellents principes, mon cher Monneau.
MONNEAU.
Trop heureux de les partager avec vous.
BERTRAND.
Oh ! je vous laisse l’honneur de les mettre en pratique.
MONNEAU.
Si, par malheur, l’occasion s’en trouvait, je suivrais votre exemple.
BERTRAND.
Mon exemple !
MONNEAU.
Je pardonnerais à ma femme comme vous venez de pardonner à la vôtre.
BERTRAND.
À la mienne.
MONNEAU.
Et je me dirais : À tout péché miséricorde !
BERTRAND, impatienté.
Monneau !
MONNEAU.
Monseigneur !
BERTRAND, en colère.
Vous êtes mal avisé !
MONNEAU.
Soit.
BERTRAND.
Un drôle !
MONNEAU.
Je ne dis pas non ; mais vous, monseigneur...
BERTRAND.
Eh bien ?
MONNEAU.
Vous êtes... un philosophe.
BERTRAND.
Plaît-il ?
MONNEAU.
Un homme courageux, patient et résigné, pour en revenir à ce que nous disions tout à l’heure.
BERTRAND, furieux.
Insolent !
MONNEAU.
Ne vous fâchez pas, monseigneur : il me semble que vous en conveniez vous-même eu me parlant de circonstances, de contrariétés, de principes...
BERTRAND.
Comment ! c’est de tous, de votre infortune que je parlais.
MONNEAU.
De la mienne !..,. Merci.
BERTRAND.
Et vous la déploriez avec moi.
MONNEAU.
Du tout : c’était la vôtre, monseigneur.
BERTRAND.
La mienne !... Bien obligé.
MONNEAU.
Je suis sûr de la fidélité de ma femme.
BERTRAND.
Ah ! vous en êtes sur !... Oh ! pour le coup, c’est trop fort !
Scène IX
BERTRAND, MONNEAU, MATHILDE
MATHILDE.
M. le comte, Sa Majesté...
BERTRAND.
Ah ! vous voilà, madame ; décidément, j’espère que vous allez me rendre mon anneau.
MATHILDE.
Encore !
MONNEAU.
Comment !... votre anneau ?
BERTRAND.
Oui, celui que vous avez reçu, en Italie pour gage de mon amour.
MONNEAU.
Qu’entends-je !... Une sueur froide a passé sur tous mes membres.
MATHILDE.
Mais mon cher époux, je ne comprends rien à tout cela... c’est un mensonge, une calomnie !
BERTRAND.
Je tiens beaucoup à ravoir cette bague... D’abord, pour prouver à monsieur Monneau, que lui seul ici a besoin d’être philosophe.
MONNEAU.
Moi seul ! Non, non. Dieu merci ; si le malheur d’ autrui pouvait me consoler du mien, je n’aurais qu’à regarder monseigneur.
BERTRAND, mettant la main gauche sur la garde de son épée.
Monsieur Monneau !
MONNEAU.
Oh ! parbleu, tuez-moi, si vous le voulez... Aussi bien, je n’en vaux guère mieux maintenant ; mais autrement vous ne m’empêcherez pas de vous dire...
Les portes du fond s’ouvrent. Les dames et seigneurs précèdent le roi, qui donne sa main à la marraine.
Ah ! justement, c’est le baptême.
BERTRAND.
Le baptême !
MONNEAU.
Eh ! oui, de votre fils.
BERTRAND, altéré.
De mon fils !
MONNEAU, avec une joie ironique.
Allons donc, méchant !
MATHILDE.
Je vais rejoindre la comtesse.
Elle entre dans l’appartement de Gillette.
Scène X
BERTRAND, MONNEAU, JOIGNY, LE ROI, TOUTE SA COUR, puis GILLETTE
CHŒUR.
Air : De nos mains accepte cette fleur. (Robin des Bois.)
La France,
Autour de son berceau,
Voue à son enfance,
Le destin le plus beau,
Tous les vœux entourent son berceau.
Pendant le chœur, Gillette est entrée en scène, suivie de Mathilde, qui porte l’enfant sur ses bras ; deux caméristes tiennent les rubans qui sont attachés au voile qui couvre le nouveau-né.
LE ROI, à Bertrand.
Venez, comte, venez embrasser votre fils.
BERTRAND.
Non, jamais, jamais !
GILLETTE, d’un air suppliant.
Bertrand !
BERTRAND.
Laissez-moi ; vous n’êtes point mon épouse. Cet hymen, que m’a imposé le plus injuste des monarques, je ne veux pas, je ne dois pas le reconnaître.
GILLETTE.
Monsieur le comte... Sire, je vous supplie.
On entend tinter la cloche du palais.
LE ROI.
Non, pas encore.
Aux seigneurs.
Voici l’instant, messieurs... Le noble comte a des chagrins secrets, qui seront bientôt dissipés. Bertrand, avant la fin du jour vous me rendrez plus de justice... Et vous, messeigneurs :
Air : À ce soir, à minuit.
Suivez tous votre roi,
La cloche nous appelle.
Marchons vers la chapelle :
Suivez-moi, suivez-moi
BERTRAND, à part.
Non, rien n’égale ma colère ;
Fût-on jamais plus outrage ?
GILLETTE.
Ah ! son chagrin me désespère.
MONNEAU, à part.
Grâce au ciel, me voilà vengé !
LE ROI, bas à Gillette.
Dans un instant, auprès de lui, ma chère.
Vous reviendrez, pour finir son tourment.
Mais suivez-moi.
MONNEAU, avec intention.
Voyez le bel enfant !
Ah ! comme il ressemble à son père.
Chœur général.
BERTRAND.
La rage
Est dans mon cœur.
Non point de mariage !
Et bientôt ma fureur
Vengera mon honneur.
LE ROI.
Pauvre comte ! en honneur,
Sa douleur
Me fait peine ;
Mais bientôt plus de haine :
Pour toujours le bonheur.
MATHILDE.
Mon époux en fureur,
Me fait un peu de peine,
Mais bientôt, plus de haine :
Pour toujours le bonheur.
MONNEAU.
La rage
Est dans son cœur ;
Et le mien la partage.
Mais déjà sa douleur
À venge mon honneur.
GILLETTE.
Je comprends sa douleur,
Je partage sa peine,
Mais bientôt plus de haine :
Pour toujours le bonheur.
TOUTE LA SUITE, à part.
La rage
Est dans son cœur ;
On conçoit son outrage.
Pauvre comte ! en honneur,
Il doit être en fureur.
Tout le monde sort pour se rendre à la chapelle, excepté Bertrand et Monneau.
Scène XI
BERTRAND, MONNEAU
Tous les deux restent à se regarder d’un air piteux, et dans la même attitude.
BERTRAND, après un long silence.
Hé bien ! monsieur Monneau ?
MONNEAU.
Eh bien ! monsieur le comte ?
Air : L’hymen est un lien charmant.
« L’hymen est un lien charmant, »
Le premier jour du mariage :
Celle qui reçoit notre hommage.
Nous promet un amour constant.
Et nous croyons à son serment.
Quant à moi, j’en avais pris une,
Simple, innocente... mais hélas !
Il faut subir la loi commune,
Et j’ai subi la loi commune !...
Ah ! tous les maris, ici bas,
Sont des compagnons d’infortune !
Oui, tous les maris, etc.
N’est-il pas vrai, monseigneur.
BERTRAND.
Écoutez-moi : maintenant, à mes yeux, Gillette est la dernière des femmes.
MONNEAU.
Non, non ! La dernière c’est la mienne.
BERTRAND.
Du tout !
MONNEAU.
Allons, allons, ne vous fâchez pas : elles ne valent pas mieux l’une que l’autre.
BERTRAND.
Eh bien !... vengeons-nous.
MONNEAU.
Soit !... Vengeons-nous... Comment ?
BERTRAND.
Monneau... mon cher Monneau.
MONNEAU.
Après ?
BERTRAND, montrant le fond du théâtre, où deux sentinelles se promènent.
Par ici, des sentinelles s’opposeront toujours à mon évasion : mais par là, dans l’appartement que vous occupez... une fenêtre peu élevée donne sur les jardins.
MONNEAU.
En effet, avec une échelle !...
BERTRAND.
Demain, dès la pointe du jour, pendant que toutes les deux elles se livreront au sommeil...
Ici les seigneurs reparaissent au fond du théâtre. La cloche se fait entendre de nouveau.
MONNEAU.
On sort de la chapelle.
BERTRAND.
À demain... Et ce soir, je vais tâcher de me contenir.
MONNEAU.
Et moi aussi,
Ils s’éloignent l’un de l’autre.
Scène XII
BERTRAND, MONNEAU, LE ROI, GILLETTE, MATHILDE, JOIGNY et TOUTE LA COUR
CHŒUR.
La France,
Autour de son berceau, etc.
Mathilde remet l’enfant dans les mains des deux dames d’honneur de la comtesse, qui le portent dans l’appartement de Gillette, puis elle s’approche de son mari.
MATHILDE.
Eh bien, mon cher époux, êtes-vous toujours de mauvaise humeur ?
MONNEAU, à voix basse.
Non, non, au contraire... je suis très gai.
MATHILDE, de même.
Si vous saviez la comtesse m’a tout appris.
MONNEAU, de même.
C’est bon, c’est bon ! je ne suis pas curieux.
LE ROI.
Comte de Roussillon, votre prince aimerait à vous témoigner toute sa bienveillance, en passant la soirée avec vous, mais, après une si longue absence, vous devez avoir bien des choses à dire à la noble comtesse.
BERTRAND, à part.
La comtesse !
LE ROI.
Je vous laisse avec votre épouse.
BERTRAND, de même.
Mon épouse !
BERTRAND et MONNEAU, bas et à part.
Air : du Comte Ory.
À demain, (bis.)
Que notre ennui cesse.
Tous deux nous serons enfin
Loin d’ici demain
Matin.
Ensemble.
GILETTE, MATHILDE.
À demain. (bis.)
Grâce à ma tendresse.
Ah ! puisse-t-il être enfin
Sans chagrin
Demain
Matin.
LE ROI et LA COUR.
À demain. (bis.)
Que votre ennui cesse.
Tous deux vous serez enfin
Sans chagrin
Demain
Matin.
BERTRAND, MONNEAU, à part.
À demain. (bis.)
Que notre ennui cesse.
Tous deux nous seront enfin
Loin d’ici demain
Matin.
Le roi s’éloigne avec sa cour ; Bertrand et Gillette restent en scène.
MONNEAU, en faisant rentrer Mathilde dans leur appartement.
Rentrez madame !
À Bertrand.
À demain.
Scène XIII
BERTRAND, GILLETTE
Bertrand se promène en long et en large et paraît furieux. Petit à petit, le théâtre devient un peu sombre.
GILLETTE, après un silence.
M. le comte...
BERTRAND.
Eh bien ?... que voulez-vous ?
GILLETTE.
Combien vous devez être en colère !
BERTRAND.
Moi !... pas du tout.
GILLETTE.
Et Combien je dois trembler devant vous !
BERTRAND.
Pourquoi donc ?
GILLETTE.
Je le sens, mes torts sont affreux... impardonnables.
BERTRAND.
Impardonnables ! Oh ! oui ! Mais que m’importe !... Je ne suis point votre époux : je ne le serai jamais !... On peut m’enfermer dans ce palais, m’y retenir prisonnier contre toute justice, mais me forcer à vous aimer, à vous accorder le titre de mon épouse... Jamais, jamais !
GILLETTE.
Jamais ! que ce mot est cruel ! mais hélas ! je n’ai pas le droit de m’en plaindre.
BERTRAND.
Ainsi, madame, vous êtes ici chez vous, et non chez moi : vous pouvez rentrer dans votre appartement ; moi, je reste dans cette galerie.
GILLETTE.
Non, monseigneur, non, c’est à moi de m’exiler, de fuir pour jamais loin de ces lieux ; ma présence vous est odieuse, bientôt je vous épargnerai ce chagrin.
BERTRAND.
À la bonne heure !
GILLETTE.
Mais avant de vous quitter pour jamais, quelque coupable que je sois, j’ose encore, monseigneur, j’ose vous demander une grâce.
BERTRAND.
Une grâce !
GILLETTE.
Oui. Permettez-moi de vous faire un aveu sincère, de toute ma conduite envers vous, un récit détaillé de tout ce qui m’est arrivé depuis votre départ.
BERTRAND.
Comment vous voulez ?...
GILLETTE.
Je vous en supplie.
BERTRAND, s’asseyant.
Dites tout ce que vous voudrez, madame, je n’écoute rien.
GILLETTE.
N’importe.
À part.
En dépit de vous-même, vous m’entendrez.
Haut, en s’approchant de son mari.
Malgré le départ du comte de Roussillon, malgré ses mépris pour la pauvre Gillette, elle l’aimait encore, elle le regrettait toujours ; elle avait sous les yeux cet écrit fatal, où il la défiait démériter jamais le nom de son épouse... Elle lisait et pleurait.
Bertrand fait un mouvement.
Ce n’est pas tout : quelques amis du comte, sans doute par bienveillance pour elle, vinrent lui raconter que Bertrand, plus résigné, se consolait de ses chagrins auprès des belles d’Italie. Jugez des tourments de la pauvre Gillette !... Enfin, son malheur même lui fait reprendre un peu d’énergie ; la cape d’une pèlerine lui sert à déguiser ses traits. Un matin, tout se taisait encore dans le palais du roi : elle s’enfuit.
BERTRAND.
Hein ! que dit-elle ?
GILLETTE.
Il y a décela, bientôt... dix mois. À cette époque, le comte de Roussillon avait jeté ses regards sur une jeune villageoise italienne qu’il espérait séduire... peut-être même était-il certain du succès.
Bertrand prête plus d’attention.
Air de M. Melesville.
Mais voilà que Gillette arrive.
Et du tendron très peu discret,
Notre pèlerine attentive
Bientôt a surpris le secret.
Son cœur renaît à l’espérance
Du bonheur et de la vengeance...
Mon cher époux ! (bis.)
Vous me reviendrez malgré vous.
BERTRAND.
C’est ce que nous verrons.
Se levant.
Voyons, madame, quelle est donc la fin de cette histoire ?
GILLETTE.
Même air.
Le séducteur de la fillette
Obtient un rendez-vous d’amour ;
La pauvre enfant, dans sa chambrette,
Doit l’attendre au déclin du jour.
Mais la pèlerine, par grâce,
Au danger s’expose à sa place.
Et son époux (bis.)
Malgré lui tombe à ses genoux.
BERTRAND.
Qu’entends-je ?... il se pourrait !
GILLETTE.
Comment, monsieur le comte, vous qui vous teniez tant sur vos gardes ; vous, pour qui Gillette était devenue si affreuse, si redoutable, vous vous êtes laissé tromper à ce point !... Je vous vois, je vous entends encore ; vous étiez à mes genoux, et vous me disiez : Oui, j’en fais le serment, je serai ton époux ! je n’aurai jamais d’autre femme que toi. Mais moi j’hésitai à vous croire, et pour avoir un gage de vos promesses, donnez-moi, vous disais-je, en tâchant de déguiser ma voix, donnez-moi cet anneau que je sens à votre main.
BERTRAND.
Cet anneau...
GILLETTE.
Tenez, monsieur, le voilà. Ce n’est pas à votre femme que vous avez cru le donner ; c’était à une autre que vous prodiguiez ces serments de tendresse, les mêmes que vous me faisiez autrefois... Vous l’avez oublié.
BERTRAND.
Non, non.
GILLETTE.
Air : Du maître du château.
Au temps heureux de notre adolescence
Bertrand aimait comme il était chéri ;
Et, tous les deux, nous nous donnions d’avance
Les noms si doux de femme et de mari.
Mais cette idée oriente votre gloire ;
Bertrand n’est plus ! Hélas ! de nos amours
Le noble comte a perdu la mémoire ;
Moi seule ici je m’en souviens toujours.
BERTRAND.
Ne pleure plus, apaise tes alarmes,
Ce souvenir a troublé tous mes sens ;
Tiens, malgré moi, je verse aussi des larmes.
Ah ! quel plaisir quand nous étions enfants !
J’étais heureux... Non, plus de vaine gloire ;
Rien pour l’orgueil, et tout pour nos amours.
De tes serments tu gardes la mémoire,
Des miens aussi je me souviens toujours.
GILLETTE.
Est-il bien vrai ?
BERTRAND, se jetant à ses genoux.
Chère Gillette ! mon amie, ma femme !
Scène XIV
BERTRAND, GILLETTE, MATHILDE et MONNEAU
MONNEAU.
Monseigneur ! monseigneur ! monsieur le comte !... où est-il ? Ah ! vous voilà ! si vous saviez !...
BERTRAND.
Quoi donc ?
MONNEAU.
Je suis au comble de la joie ; ma femme m’a tout raconté ; elle n’est pas coupable, la vôtre non plus, monseigneur... Une pèlerine... une paysanne... un talisman... une échelle... demain matin je vous conterai tout cela ; maintenant qu’il vous suffise de savoir que nous n’avons besoin d’être philosophe ni l’un ni l’autre. Viens ma femme, ma bonne petite Mathilde... Ah ! j’en perdrai la tête !
BERTRAND.
Eh bien ! Gillette, ils sont heureux tous les deux ?
GILLETTE.
Bertrand, venez embrasser votre fils.
MONNEAU, de la porte de sa chambre.
Bonsoir, monsieur le comte.
MATHILDE.
Bonsoir madame la comtesse.
BERTRAND.
Bonsoir, mes amis, bonsoir.
La toile tombe.
[1] Les soldats font un signe négatif.