Le Mari de la débutante (Ludovic HALÉVY - Henri MEILHAC)
Comédie en quatre actes.
Représentée pour la première fis, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 5 février 1879.
Personnages
LE COMTE ESCARBONNIER
LAMBERTHIER
MONDÉSIR
BISCARA
LE VICOMTE DE CHAMP-D’AZUR
MARASQUIN
LE RÉGISSEUR
BERNACHE
MATHURIN
BLANDUREL
MALTEBLOND
ALFRED
BOQUET
BROCART
UN DOMESTIQUE
PREMIER TÉMOIN
DEUXIÈME TÉMOIN
NINA
MADAME CAPITAINE
BERTHE, fille de Marasquin
AMÉLIE, fille de Marasquin
PAULINE, fille de Marasquin
MARGUERITE, fille de Marasquin
CHARLOTTE
AMANDINE
LÉONIE
JULIETTE
À Paris de nos jours.
ACTE I
Un petit salon. Porte d’entrée au fond. Portes dans les pans coupés. À droite, premier plan, un piano. Au dessus du piano, une table à jeu sur laquelle se trouvent deux flambeaux. Au fond, du même côté, un secrétaire. À gauche, premier plan, une cheminée avec deux lampes allumées. Au fond, du même côté, un buffet. À droite, un fauteuil près duquel se trouve un petit tabouret de pied. À gauche, un guéridon avec quatre chaises autour ; sirops, assiettes de gâteaux et tout ce qu’il faut pour prendre le thé sur le buffet. Cordon de sonnette à la cheminée. Chaises, etc.
Scène première
MADAME CAPITAINE, NINA, en déshabillé
Elles sont assises près du guéridon.
MADAME CAPITAINE, arrangeant des petits fours dans une assiette.
Tu veux que je te réponde ?
NINA, travaillant à une broderie.
Dame, oui, marraine... je t’adresse une question, c’est pour avoir une réponse...
MADAME CAPITAINE.
Naturellement... Et tu me demandes ?... Répète un peu, voyons...
NINA.
Je te demande si je ferais bien d’épouser M. Lamberthier...
MADAME CAPITAINE.
Tu feras très bien. – Lamberthier est un brave garçon, très gai, très bon enfant... De plus il a une bonne position, il est employé à la société des comptes aléatoires... et il ne peut manquer d’aller loin, honoré comme il l’est de la protection du sous-directeur, M. le comte Escarbonnier.
Elle se lève et va porter l’assiette sur le buffet.
NINA.
Je sais bien, mais je ne l’aime pas.
MADAME CAPITAINE.
Et tu en aimes un autre ?...
NINA.
Oui...
MADAME CAPITAINE, descendant à droite.
Le jeune vicomte Édouard de Champ-d’Azur...
NINA, se levant.
Il est si gentil, si aimable, si distingué, si bon musicien...
MADAME CAPITAINE.
Il n’a qu’un seul défaut : Il ne parle pas, il s’obstine à ne pas parler de mariage...
NINA, avec mélancolie.
Oh ! non... quant à ça...
MADAME CAPITAINE.
C’est très net : il y a deux soupirants en présence... l’un que tu n’aimes pas, et qui te parle de mariage, l’autre qui n’en parle pas, et que tu aimes...
NINA.
Justement.
MADAME CAPITAINE.
Et tu hésites...
NINA.
J’ai tort sans doute...
MADAME CAPITAINE.
Embrasse-moi, Ninette...
NINA.
Je veux bien, marraine...
Elles s’embrassent.
MADAME CAPITAINE.
Ce que c’est que les bonnes idées pourtant ; c’est moi, ta marraine, qui me suis trouvée chargée de ton éducation... Combien je me réjouis de l’avoir bien dirigée cette éducation et de t’avoir fait élever dans tous les sens.
NINA.
Comment ?...
MADAME CAPITAINE.
Eh ! oui... tu as pris des leçons de chant, des leçons de déclamation, et j’ose dire que tu en as profité. Tu déclames, tu chantes à ravir...
NINA.
Oh ! marraine...
MADAME CAPITAINE.
Ne me dis pas non. L’autre jour, à la salle des familles, dans cette représentation donnée au bénéfice des piqueuses de bottines sans ouvrage, tu as joué et chanté les principales scènes de l’opérette qui, en ce moment, fait courir tout Paris.
NINA.
La Petite Poularde.
MADAME CAPITAINE.
Oui... Et tu as eu un succès...
NINA.
Vraiment ?...
MADAME CAPITAINE.
Ah ! ma chère... Voilà pour le côté brillant. Quant au côté solide, j’ai pris soin de t’orner de toutes les vertus que doit avoir une bonne ménagère... Tu fais tes robes toi-même, tu sais recoudre les boutons... et quant à la pâtisserie, tu vous la trousses comme un ange... Donc, je le répète, grâce à la bonne idée que j’ai eue de te faire donner une éducation en partie double, tu peux choisir ta route... femme à la mode ou bourgeoise modeste, tu as tout ce qu’il faut pour briller dans l’une ou l’autre carrière.
NINA.
Et je t’en remercie, marraine, mais de ces deux carrières, laquelle me conseilles-tu de choisir ?...
MADAME CAPITAINE.
Laquelle des deux ?...
NINA.
Oui...
MADAME CAPITAINE.
Embrasse-moi, Ninette...
NINA.
Je veux bien, marraine.
Elles s’embrassent.
MADAME CAPITAINE, passant à gauche.
Ma conduite à moi, je suis obligée de l’avouer, ma conduite à moi n’a pas été à l’abri de tout reproche...
NINA, voulant l’empêcher de parler.
Oh ! marraine !...
MADAME CAPITAINE.
Laisse-moi tout te dire... jusqu’au 25 avril 1846, j’ai mené une existence un peu...
Elle fait claquer ses doigts.
Cette pichenette me dispensera de m’expliquer davantage ; le 25 avril 1846, je me suis mariée, j’ai épousé M. Capitaine... À partir de ce jour-là, par exemple, le monde n’a pas eu ça à me reprocher... M. Capitaine, de son vivant, se plaisait à me rendre cette justice... je me trouve donc, moi, avoir connu les deux existences entre lesquelles tu hésites, et je puis te dire ce que j’en pense...
NINA.
Eh bien ?
MADAME CAPITAINE.
Elles ont du bon toutes les deux...
NINA.
Me voilà bien avancée...
MADAME CAPITAINE.
S’il fallait absolument pencher d’un côté, je te dirais que, peut-être le mariage... mais non, je ne veux pas t’influencer, choisis toi-même... Entre au théâtre, je serai ton habilleuse et nous boirons du vin de Champagne ; si tu aimes mieux te marier, nous boirons de la bière, nous mangerons des marrons, et le soir nous jouerons au loto.
Coup de sonnette.
Qui est-ce qui nous arrive ?
Entre Charlotte par le fond.
Scène II
MADAME CAPITAINE, NINA, CHARLOTTE
CHARLOTTE.
C’est M. Lamberthier, madame.
MADAME CAPITAINE.
Le loto...
À Nina.
Eh bien, qu’est-ce que tu fais ?... Tu t’en vas ?...
NINA.
Je vais mettre un corsage...
En riant.
Je ne peux vrai ment pas recevoir...
Elle sort à droite.
MADAME CAPITAINE, à elle-même.
C’est juste. Je n’y aurais pas songé, moi. Un petit reste de mon passé, de mon passé d’avant le 25 avril 1846.
À Charlotte.
Va, ma fille, maintenant tu peux faire entrer M. Lamberthier.
Charlotte ouvre la porte du fond. Entre Lamberthier, Charlotte sort.
Scène III
LAMBERTHIER, MADAME CAPITAINE
LAMBERTHIER.
Bonsoir, madame Capitaine...
MADAME CAPITAINE.
Bonsoir, mon garçon.
LAMBERTHIER.
Et Nina, la Nina de mon cœur...
MADAME CAPITAINE.
Elle vient de rentrer dans sa chambre...
LAMBERTHIER.
Comment ? elle s’en va quand j’arrive ?...
MADAME CAPITAINE, avec dignité.
Nous n’étions pas en état de recevoir. Nous n’avions sur nos épaules qu’un léger canezou, et à chaque mouvement un peu brusque...
LAMBERTHIER.
C’est pour ça...
MADAME CAPITAINE.
Mais...
LAMBERTHIER.
Un grand malheur, quand j’aurais par hasard aperçu un petit bout d’épaule...
MADAME CAPITAINE, avec force.
Ne parlez pas comme ça !... Vous ne devez pas, vous, parler comme ça... Vous êtes le loto...
LAMBERTHIER.
Vous dites ?...
MADAME CAPITAINE.
Non. Je veux dire que vous venez, vous, pour le bon motif et qu’alors...
LAMBERTHIER.
Mais certainement, je viens pour le bon motif... Et c’est tout justement parce que Nina doit être ma femme que je ne trouve pas qu’il y ait grand mal...
MADAME CAPITAINE.
D’abord ce ne serait pas une raison... au contraire... je me rappelle très bien qu’avant mon mariage, quand M. Capitaine voulait prendre des libertés, je lui disais : Non, pas vous... Vous, c’est pour le bon motif, vous ne devez pas...
Changeant brusquement de conversation.
Et puis, pourquoi dites-vous que Nina sera votre femme ?... C’est possible, et même je le souhaite de tout mon cœur, mais, enfin, ça n’est pas sûr, pas sûr du tout...
LAMBERTHIER.
Pas sûr du tout ?...
MADAME CAPITAINE.
Mais non...
LAMBERTHIER.
Madame Capitaine...
MADAME CAPITAINE.
Eh bien !...
LAMBERTHIER.
Je vous aime bien, madame Capitaine...
MADAME CAPITAINE.
Moi aussi, mon garçon...
LAMBERTHIER.
Eh ! oui, je vous aime bien... mais si jamais il vous arrive de répéter ce que vous venez de dire...
MADAME CAPITAINE, reculant.
Eh là ! eh là !...
Entre Nina.
Scène IV
LAMBERTHIER, MADAME CAPITAINE, NINA
NINA.
On se dispute...
LAMBERTHIER.
Oh ! non...
MADAME CAPITAINE.
Il allait me sauter dessus tout de même.
LAMBERTHIER.
C’était pour rire...
NINA.
À la bonne heure !...
LAMBERTHIER.
Oui, c’était pour rire, et cependant, elle aurait bien mérité... Savez-vous ce qu’elle me disait ?...
NINA.
Non, je ne sais pas...
LAMBERTHIER.
Elle me disait que vous ne seriez peut-être pas ma femme... que cela n’était pas sûr, pas sûr du tout...
NINA, gênée.
Hum...
LAMBERTHIER, suppliant.
Oh !...
MADAME CAPITAINE, triomphante.
Ah !...
Jeu de scène entre les trois personnages.
LAMBERTHIER.
Ma Nina, ma Ninette...
NINA.
Certainement, je ne dis pas non... mais enfin, vous le savez, je n’ai pas encore dit oui.
LAMBERTHIER.
Vous le direz, ma Nina... Vous le direz, ma Ninette... j’apporte une nouvelle qui vous décidera.
MADAME CAPITAINE.
Quelle nouvelle ?...
LAMBERTHIER.
Vous savez qu’à mon administration, à la société des comptes aléatoires, j’ai la chance d’avoir pour protecteur un personnage considérable...
NINA.
M. le comte Escarbonnier...
LAMBERTHIER.
Lui-même. Je ne lui ai pas caché mes espérances... et il a daigné m’adresser quelques questions sur la personne que je devais... que je devais épouser...
NINA, flattée.
Est-il possible ?...
LAMBERTHIER.
C’est un ange, lui ai-je répondu, c’est un amour... Que vous dirais-je... il m’écoutait avec tant de bienveillance que je me suis enhardi... et j’ai fini par lui dire que ce soir justement, à l’occasion de votre fête, vous réunissiez ici quelques personnes...
MADAME CAPITAINE.
Quelques intimes, seulement... les habitués de nos petits jeudis, vous, M. Marasquin, et ses quatre demoiselles.
LAMBERTHIER.
J’attendais, en tremblant, l’effet de ma témérité, mais j’ai vu tout de suite qu’il ne l’avait pas mal prise. C’est très bien, m’a-t-il dit, c’est très bien, et il a ajouté, il a daigné ajouter...
MADAME CAPITAINE.
Allez donc...
LAMBERTHIER.
Qu’il assisterait volontiers à cette petite réunion famille.
MADAME CAPITAINE.
M. le comte Escarbonnier !!!
LAMBERTHIER.
Oui.
NINA.
Il viendra !
LAMBERTHIER.
Il me l’a promis.
NINA.
Oh !
LAMBERTHIER.
J’ai pensé que ça vous ferait plaisir...
NINA.
Si ça nous fait plaisir... Je crois bien que ça nous fait plaisir.
MADAME CAPITAINE, montrant Lamberthier.
Il est gentil, tout de même !...
NINA.
Et il faut bien que ce ne soit pas le premier venu, pour qu’un homme comme M. le comte Escarbonnier...
LAMBERTHIER.
Aurai-je mon whist ? m’a-t-il demandé avec bonté... oui, monsieur le comte, vous aurez votre whist... Et il l’aura, j’ai apporté des cartes. Lui, Marasquin et moi, nous ferons un mort.
MADAME CAPITAINE.
Et, s’il est besoin, je rentrerai...
LAMBERTHIER, donnant des cartes à madame Capitaine.
Là. Et maintenant, je vous en prie, écoutez-moi bien. M. le comte Escarbonnier est un personnage très susceptible... S’il vous arrivait, par malheur, de dire devant lui quelque chose qui lui déplût, il se fâcherait tout rouge, et je perdrais ma place... Je ne crois donc pas inutile de vous dire d’avance quelles sont les choses dont il ne faudra pas parler...
NINA.
Excellente précaution.
LAMBERTHIER.
D’abord, M. le comte Escarbonnier n’est pas comte.
NINA et MADAME CAPITAINE.
Ah !
LAMBERTHIER.
Non. Il s’appelle tout uniment Escarbonnier ; il a ajouté à son nom le nom de sa mère qui était une demoiselle Le comte...
MADAME CAPITAINE.
Et ça a fait Lecomte Escarbonnier ?
LAMBERTHIER.
Oui. Vous comprenez qu’il ne faudra pas faire de plaisanterie sur les gens qui prennent de faux titres.
NINA.
C’est entendu...
LAMBERTHIER.
Alors, passons à autre chose. M. Lecomte Escarbonnier est bête comme une oie.
NINA et MADAME CAPITAINE.
Oh !
LAMBERTHIER.
Vous verrez... S’il est arrivé à être sous-directeur, ce n’est pas du tout à cause de son intelligence, c’est parce qu’il avait une jolie femme.
NINA et MADAME CAPITAINE.
Tiens, tiens, tiens...
LAMBERTHIER.
Il ne faudra donc pas parler devant lui des gens qui ont dû leur avancement à...
NINA et MADAME CAPITAINE.
N’ayez pas peur.
LAMBERTHIER.
Autre chose encore. Après avoir fait de lui un sous-directeur, la femme de M. Lecomte Escarbonnier a trouvé qu’elle avait assez fait pour son mari... et elle l’a planté là.
NINA et MADAME CAPITAINE.
Allons donc !...
LAMBERTHIER.
Mon Dieu, oui... Elle l’a quitté pour s’en aller vivre à sa guise.
NINA et MADAME CAPITAINE.
Ah ! le pauvre homme !
LAMBERTHIER.
Il faudra autant que possible ne pas faire d’allusions... ne pas parler des maris qui n’ont pas eu de chance... j’insiste, parce que ce sujet de conversation étant un de ceux que l’on aborde le plus volontiers...
MADAME CAPITAINE.
Soyez tranquille... on se méfiera... Y a-t-il encore quelque chose ?
LAMBERTHIER.
Non... il me semble que je vous ai tout dit... Voyons, résumons un peu : se faisant appeler M. le comte et n’étant pas comte...
NINA.
Arrivé par sa femme...
MADAME CAPITAINE.
Et trompé...
LAMBERTHIER.
Par la même. Non, décidément je ne vois pas autre chose... Je n’ai plus, maintenant, qu’à aller le prendre chez lui et qu’à vous l’amener.
NINA.
Et vous êtes bien sûr qu’il viendra.
LAMBERTHIER.
Il me l’a promis, je vous le répète.
Madame Capitaine va poser les cartes sur la table à jeu et allumer les flambeaux.
NINA, passant à gauche.
Ah ! c’est que c’est maintenant surtout que je tiendrais à le voir, après le portrait que vous en avez tracé.
LAMBERTHIER.
Il viendra, petite Ninette... il viendra... Il vous parlera de mon avenir, et une fois qu’il vous aura parlé de mon avenir, j’espère bien que vous n’hésiterez plus, vous mettrez tout de suite votre jolie menotte dans ma vilaine patte et vous me direz... n’est-ce pas, petite Ninette ?... hé ?... Non ?... Vous ne voulez pas...
Mouvement de Nina.
Ne me dites pas le contraire, au moins... ne me dites pas qu’il n’est pas sûr que vous deviez être ma femme.
NINA.
Cependant...
LAMBERTHIER.
Non, non, ne me dites pas... je ne veux pas, je vous le défends. Nina, ma Ninette... je vous aime tant, et je suis si heureux de vous aimer...
Madame Capitaine redescend.
Là-bas, au bureau, je leur fais un tas de farces... quand j’ouvre la porte, je fais semblant de me cogner le nez, comme ceci, tenez... Et ils rient. Pourquoi est-ce que je fais semblant de me cogner le nez, c’est parce que je suis gai, et pourquoi est-ce que je suis gai... c’est parce que je vous aime... parce que j’espère que vous m’aimerez... si ça ne devait jamais arriver, adieu la gaieté... adieu les farces... mais ça arrivera, j’en suis sûr, vous serez ma femme... ne me répondez pas. C’est une affaire entendue... à tout à l’heure, Ninette, à tout à l’heure, maman Capitaine, je m’en vais chercher M. le comte Escarbonnier.
En sortant il se heurte violemment contre la porte. Les deux femmes poussent un cri. Lamberthier se retourne en riant.
C’est la farce...
Il sort par le fond.
Scène V
MADAME CAPITAINE, NINA
MADAME CAPITAINE, riant.
Un vrai boute-en-train, ce garçon-là.
NINA, passant à droite.
Oui... ses plaisanteries ne sont peut-être pas d’un goût... Mais ça ne fait rien, il est bien gentil, bien aimable, et ma foi...
MADAME CAPITAINE.
Tu te décides à l’épouser ?
NINA.
Non, pas encore, mais...
MADAME CAPITAINE.
Mais quoi ? voyons, mais quoi ?
NINA.
Mais la première fois que je verrai le vicomte...
MADAME CAPITAINE.
Ce qui ne tardera pas, car il vient ici tous les jours.
NINA.
C’est vrai, il vient ici tous les jours...
MADAME CAPITAINE.
Plusieurs fois...
NINA.
C’est vrai. Donc, la première fois que je verrai le vicomte, j’aurai avec lui une conversation sérieuse... je lui demanderai s’il veut m’épouser, lui.
MADAME CAPITAINE.
Oh !
NINA.
Il est bien évident que s’il consent, c’est à lui que je donnerai la préférence, mais s’il ne consent pas...
MADAME CAPITAINE.
S’il ne consent pas ?
NINA.
Je cesserai de le voir... et j’épouserai M. Lamberthier.
MADAME CAPITAINE.
À ce compte-là, je peux te considérer comme étant déjà madame Lamberthier.
NINA, se résignant.
Eh bien !...
MADAME CAPITAINE.
Un mot, Ninette. Tout à l’heure, quand tu m’as demandé quelle existence il fallait choisir, tu as pu voir que je n’étais pas d’une sévérité...
NINA.
En effet, marraine...
MADAME CAPITAINE.
Mais une chose que je ne tolérerais pas, c’est qu’une fois mariée...
NINA.
Par exemple...
MADAME CAPITAINE.
Non, vois-tu... si, une fois mariée, il te prenait jamais fantaisie de vouloir tromper ton mari, tu ne devrais pas compter sur moi.
NINA.
Oh ! marraine...
MADAME CAPITAINE, avec conviction.
Je serais neutre, voilà tout.
NINA.
N’aie pas peur, marraine. Tu n’auras même pas besoin...
MADAME CAPITAINE.
À la bonne heure. Dis donc, Ninette, pour ce soir, j’ai bien envie d’aller chercher un baba, ça lui fera plaisir, à M. le comte Escarbonnier.
NINA, riant.
Et ça ne te fera pas de peine, à toi.
MADAME CAPITAINE.
Dame !
NINA.
À moi, non plus. Va chercher un baba, marraine.
MADAME CAPITAINE.
Et toi, pendant ce temps-là...
NINA.
Moi, pendant ce temps-là, je vais repasser le Printemps de Gounod.
MADAME CAPITAINE.
Et ce soir, pour ta fête, tu nous le chanteras.
NINA.
Ça, par exemple, je ne sais pas. Serai-je en humeur de chanter ? ça dépendra, marraine, ça dépendra.
MADAME CAPITAINE.
Embrasse-moi, Ninette...
NINA.
Je veux bien, marraine.
Elle l’embrasse.
MADAME CAPITAINE.
Avec beaucoup de rhum, le baba... je suis sûr que M. le comte Escarbonnier l’aimera mieux avec beaucoup de rhum !
Elle sort par le fond.
Scène VI
NINA, rêveuse
Vicomtesse !... madame Lamberthier... j’aimerais mieux vicomtesse...
En allant au piano.
j’aimerais beaucoup mieux...
Chantant en s’accompagnant.
Le printemps chasse les hivers,
Et sourit dans les arbres verts.
Sous la feuille nouvelle
Passent des bruits d’aile.
Elle a fait une drôle de grimace, maman Capitaine, quand je lui ai dit que j’allais demander au vicomte s’il voulait m’épouser... Elle n’a pas eu l’air de croire un instant... Et le fait est que la chose est douteuse... excessivement douteuse...
Même jeu.
Viens, suivons les sentiers ombreux.
Où s’égarent les amoureux...
Se levant tout à coup.
Oh ! oui, quant à ça, il est amoureux, très amoureux... mais quant au mariage... Et cela se comprend... c’est un seigneur, lui, un grand seigneur...tandis que moi... qu’est ce que ça fait, après tout ?... il m’aime, j’en suis sûre, et moi... je puis bien le dire, puisqu’il n’est pas là, je suis folle de lui, moi, absolument folle.
Se regardant dans la glace de la cheminée.
Vicomtesse !... je ne serais pas mal du tout en vicomtesse... Et nous nous amuserions tant... nous se rions si heureux... nous ferions de la musique ensemble... il l’aime tant la musique, et il chante si gentiment...
Elle se remet au piano et chante.
Viens, suivons les sentiers ombreux
Où s’égarent les amoureux.
Le printemps nous appelle,
Viens, soyons heureux !
Le vicomte de Champ-d’Azur est entré, par le fond, depuis quelques instants.
Scène VII
NINA, LE VICOMTE
LE VICOMTE.
Plus doucement, je vous en prie...
NINA.
Comme ceci...
Viens, suivons les sentiers ombreux
Où s’égarent...
LE VICOMTE.
Non, plus doucement encore... comme ceci, tenez...
Il chante, Nina l’accompagne.
Viens, suivons les sentiers ombreux
Où s’égarent les amoureux...
Nous deux, maintenant, voulez-vous ?
NINA et LE VICOMTE.
Viens, suivons les sentiers ombreux
Où s’égarent les amoureux.
Le printemps nous appelle,
Viens, soyons heureux.
LE VICOMTE, s’asseyant sur un des bras du fauteuil, Nina, assise sur le tabouret de piano, se tourne vers lui.
Comme cela, c’est parfait. Bonsoir, Nina... j’étais en route pour aller dîner chez ma mère, mais comme chez ma mère on ne dîne qu’à huit heures et demie, je me suis dit : j’ai encore le temps d’embrasser Ninette, et je suis venu... Ni netta mia, Ninetta mia adorata...
Il lui baise les mains.
NINA, se levant et s’éloignant.
D’un peu plus loin, s’il vous plaît...
LE VICOMTE.
Je vous aime tant, petite Ninette...
NINA.
C’est justement pour ça...
LE VICOMTE.
Et vous aussi, vous m’aimez...
NINA.
Croyez-vous ?
LE VICOMTE, se levant.
Oui...
NINA, adossée au piano.
Raison de plus pour nous parler d’un peu plus loin... allez là-bas...
LE VICOMTE.
Ah ! il faut que...
NINA.
Oui, oui...
Le vicomte s’éloigne un peu.
Encore... encore... là...
LE VICOMTE.
Ninette...
NINA.
C’est à huit heures et demie que vous dînez ?
LE VICOMTE.
Oui, et comme je ne vais pas loin et que j’ai ma voiture en bas, nous avons dix bonnes minutes.
NINA.
Dix minutes, cela suffira. Écoutez-moi, monsieur le vicomte.
Elle vient s’asseoir dans le fauteuil.
LE VICOMTE.
Oh ! oh ! voilà un ton... M. le vicomte, c’est sérieux, il paraît.
NINA.
On ne peut plus sérieux.
Jeu de scène. Le vicomte veut venir se mettre sur le petit tabouret qui se trouve près du fauteuil, Nina l’éloigne du geste.
C’est un conseil que j’ai à vous demander. M. Lamberthier est amoureux de moi, me conseillez-vous de l’épouser ?
LE VICOMTE.
Qui ça, Lamberthier, ce monsieur qui est toujours fourré ici ?
NINA.
Lui-même. Il demande ma main... Me conseillez-vous de l’épouser ?...
LE VICOMTE.
Voilà une question, par exemple... certainement, non, je ne vous conseille pas de l’épouser... La femme d’un petit employé, vous... allons donc !... ce n’est pas du tout pour cela que vous êtes faite, vous êtes faite pour être...
NINA.
Pour être quoi ?
LE VICOMTE.
Voyons... ce n’est pas sérieux ! Est-ce que vous vous voyez au quatrième étage, dans un méchant petit appartement, au milieu de vilains petits meubles, et tout le long, le long de la semaine, raccommodant le linge et recousant les boutons...
Venant se mettre à genoux sur le tabouret, près de Nina.
Ah ! bébé, ah ! petite femme, ce n’est pas cela que j’avais rêvé pour vous...
NINA.
Qu’est-ce que vous aviez rêvé pour moi ?
LE VICOMTE.
Mais... un petit hôtel d’abord... je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je ne comprends pas une petite femme sans un petit hôtel, bien gentil, bien confortable, et des objets d’art, et des bibelots... Et quand la petite femme a envie d’aller faire un tour, ca voiture est là,
Se levant.
une petite voiture avec deux grands chevaux noirs, qui font comme ça, comme ça, un gros cocher qui se tient tout raide, et un petit groom pour ouvrir la portière... Et la petite femme s’en va, se pelotonnant, souriant, clignant des yeux, tirant les oreilles à son petit chien qui montre son museau par la portière, et tout heureuse, tout heureuse, tout heureuse, parce que ses deux chevaux noirs vont vite, vite... et que c’est amusant d’aller vite, vite...
Venant se remettre à genoux.
C’est donc pas gentil ça, dites, bébé... dites, petite femme, c’est donc pas gentil ?
NINA, se levant et passant à gauche.
Oh ! si... si...
Changeant de ton.
Oui, mais le mariage ?...
LE VICOMTE, se relevant.
Et si la petite femme est ambitieuse... elle en a le droit, car tout le monde sait qu’elle a une voix admirable et qu’elle joue la comédie comme un ange, si la petite femme est ambitieuse, les débuts au théâtre, et, après les débuts, le succès, non pas un méchant succès de deux sous, mais le succès à tout casser, le succès qui est un délire... la salle se levant tout entière pour acclamer la petite femme, les musiciens de l’orchestre tapant sur leurs pupitres, et les princes télégraphiant pour retenir avant-scène, et les compliments, et les trépignements, et les fleurs... Et cette bonne maman Capitaine qui s’évanouit de joie... et qui crie, et qui pleure... c’est donc pas gentil, dites, bébé, dites, petite femme, c’est donc pas gentil tout ça ?
NINA, enthousiasmée.
Oh ! si... si...
Se calmant tout à coup.
Oui, mais le mariage ?...
LE VICOMTE.
Et ce n’est pas seulement ça que j’avais rêvé...
NINA.
Dites-moi... pendant que vous étiez en train, vous n’avez pas rêvé quel plaisir j’aurais à vous répondre oui, si jamais vous me demandiez ma main ?
LE VICOMTE.
J’avais rêvé assez d’amour entre nous, pour que jamais il ne fût question d’autre chose que notre amour.
NINA, passant à droite.
Ah !
LE VICOMTE.
Nina... Ninetta mia... c’est donc pas gentil, mon amour, c’est donc pas gentil de s’aimer comme nous nous aimons ?
Mouvement de Nina.
Si fait, nous nous aimons, vous l’avez avoué tout à l’heure. C’est donc pas gentil de s’aimer et d’être bien sûr que l’on s’aimera toujours...
Nina, très émue, gagne peu à peu le piano.
Oh ! oui, quant à ça, toujours... Je vous le jure, vous entendez, Nina, je vous le jure... toujours... toujours.
NINA, au piano et rejouant l’air qu’elle chantait.
Comme cela, vous m’avez dit... doucement, bien doucement.
LE VICOMTE, derrière elle.
Oui... c’est cela... doucement...
Nina joue jusqu’à la fin de la scène.
Et quand nous nous serons aimés à Paris... nous irons nous aimer en Italie... et puis en Espagne... et puis où nous voudrons... nous traverserons tous les pays... et ça nous sera bien égal les pays que nous traverserons... Plus doucement encore, mon amour... un bruit d’ailes, un mur mure, un souffle.
Ils chantent tous les deux.
Viens, suivons les sentiers ombreux
Où s’égarent les amoureux.
Le printemps nous appelle,
Viens, soyons heureux.
Il embrasse Nina, entre madame Capitaine par le fond. Elle porte un gros baba enveloppé.
Scène VIII
NINA, LE VICOMTE, MADAME CAPITAINE
MADAME CAPITAINE.
Le v’là, l’baba !
NINA, se jetant dans les bras de madame Capitaine.
Ah ! marraine !...
MADAME CAPITAINE, suffoquée.
Eh bien ! quoi, voyons ? Eh bien ! quoi ?
NINA.
Ah ! marraine... que je suis contente que tu sois arrivée, marraine... que je suis contente...
Elle gagne la gauche.
MADAME CAPITAINE, les regardant.
Ah ! ah ! tout le monde n’est peut-être pas aussi content que toi, pas vrai, monsieur le vicomte ?
LE VICOMTE.
Mais si, maman Capitaine, mais si... vous savez bien que je suis toujours enchanté de vous voir...
MADAME CAPITAINE.
Et moi pareillement... je vous avouerai, cependant, qu’à cette heure-ci, je ne m’attendais pas...
NINA.
Il allait dîner chez sa mère, et alors en passant...
MADAME CAPITAINE.
Il allait dîner... à quelle heure donc ?
LE VICOMTE.
À huit heures et demie.
MADAME CAPITAINE.
S’il est Dieu possible ! Il va en être neuf.
LE VICOMTE.
Sapristi... je vais être bien reçu par maman ; je me sauve.
Il remonte.
MADAME CAPITAINE, l’arrêtant.
Monsieur le vicomte... avant de vous sauver...
LE VICOMTE.
Eh bien ?
Nina, rêveuse, est allée s’asseoir au guéridon.
MADAME CAPITAINE.
Nous réunissons ce soir quelques amis, M. le comte Escarbonnier veut bien être des nôtres.
LE VICOMTE.
M. le comte Escarbonnier ?
MADAME CAPITAINE.
Oui...
LE VICOMTE.
Connais pas...
MADAME CAPITAINE.
Est-il Dieu possible !
LE VICOMTE.
Non, je vous assure... connais pas.
MADAME CAPITAINE.
Raison de plus pour faire sa connaissance, et si vous vouliez être assez aimable...
LE VICOMTE.
Pour venir... je crois bien que je serai assez aimable. Cette bonne madame Capitaine qui fait des façons pour me demander...
À Nina.
Vous voulez bien, bébé, que je re vienne... pas vrai, vous voulez bien ?... j’ai tant de choses à vous dire... Sapristi ! et maman que je continue à oublier.
Il veut sortir par le fond, mais il se heurte à Amélie Marasquin et se range pour la laisser passer.
Scène IX
NINA, LE VICOMTE, MADAME CAPITAINE, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, puis MARASQUIN
AMÉLIE.
Bonsoir, Nina, bonsoir, madame...
Nouvelle fausse sortie du vicomte, il rencontre Marguerite, même jeu.
MARGUERITE.
Bonsoir, Nina, bonsoir, madame...
Même jeu avec Pauline.
PAULINE.
Bonsoir, Nina, bonsoir, madame...
Même jeu avec Berthe.
BERTHE.
Bonsoir, Nina, bonsoir, madame...
Nouvelle fausse sortie du vicomte et cette fois il se trouve nez à nez avec Marasquin.
LE VICOMTE, à Marasquin.
Il n’y en a plus ?
MARASQUIN, entrant.
Non, monsieur... il n’y a plus que moi, leur père. Le ciel m’en a accordé quatre, pas davantage.
LE VICOMTE.
On peut passer alors ?
MARASQUIN.
Certainement, monsieur.
LE VICOMTE, saluant.
Mesdemoiselles, monsieur... À tout à l’heure, maman Capitaine... à tout à l’heure, Nina.
Il sort.
Scène X
NINA, MADAME CAPITAINE, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, MARASQUIN
MARASQUIN.
Très aimable, ce monsieur...
MADAME CAPITAINE.
Et gentilhomme donc, gentilhomme jusqu’au bout des ongles... c’est le jeune vicomte Édouard de Champ-d’Azur.
LES QUATRE DEMOISELLES.
Un vicomte, mes sœurs, un vicomte !...
MARASQUIN.
Eh ! bien, mesdemoiselles...
À Nina et madame Capitaine.
Je le connais ce vicomte de Champ-d’Azur... il avait autre fois des tas de factures chez madame Distribué, la couturière dont je suis le caissier.
MADAME CAPITAINE.
Madame Distribué... la grande couturière... la couturière aux cocottes...
MARASQUIN, montrant ses filles.
Chut ! donc !
NINA, inquiète.
Et vous dites qu’il avait chez elle des tas de factures.
MARASQUIN.
Oui... mais depuis quelque temps il n’en a plus du tout... il est amoureux, sans doute, et alors...
NINA, heureuse.
Ah !
Elle remonte.
BERTHE.
Amoureux, papa... De qui est-il amoureux ?...
LES QUATRE DEMOISELLES.
Contez-nous ça, papa, contez-nous ça.
MARASQUIN.
Vous, mesdemoiselles, faites-moi l’amitié de vous occuper de vos travaux d’aiguille... Asseyez-vous là, autour de la table... Je vais vous distribuer à chacune...
Appelant.
Amélie !...
AMÉLIE.
Présente !
Marasquin tire de sa poche une broderie et la lui donne. Amélie va s’asseoir à la table.
MARASQUIN.
Marguerite !
MARGUERITE.
Présente !
Marasquin lui donne un ouvrage de tapisserie. Marguerite va s’asseoir.
MARASQUIN.
Pauline !
PAULINE.
Présente !
Marasquin lui donne une serviette à ourler. Pauline va s’asseoir.
MARASQUIN.
Berthe !... Eh bien, mademoiselle Berthe, est-ce que vous ne m’entendez pas ?
BERTHE.
Si fait, papa, je vous entends...
MARASQUIN.
Pourquoi ne répondez-vous pas, alors ?
BERTHE.
Parce que ça m’ennuie de travailler !...
MARASQUIN.
Comment ça vous ennuie... Entendez-vous, madame Capitaine, entendez-vous mademoiselle Berthe... qui déclare que ça l’ennuie de travailler... ce ne sera pas de la couture, vous.
Tirant de sa poche un flambeau et le lui donnant.
Tenez prenez-moi ça, et faites-le moi reluire... ah ! mais !...
Les quatre demoiselles vont s’asseoir à la table dans l’ordre suivant : Berthe, Marguerite, Pauline et Amélie. Petit tableau. Les quatre demoiselles en train de travailler, madame Capitaine préparant des verres de sirop, Nina isolée ne s’occupant pas du tout de ce qui se passe autour d’elle. Madame Capitaine s’approche de Nina.
MADAME CAPITAINE.
Eh bien !... Tu lui as parlé... Tu lui as demandé s’il voulait t’épouser ?
NINA.
Oui.
MADAME CAPITAINE.
Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?
NINA.
Qu’il m’aimait.
MADAME CAPITAINE.
Voilà tout ?
NINA.
Voilà tout...
MADAME CAPITAINE.
C’est décidé, alors... Tu épouseras Lamberthier.
NINA.
Je ne sais pas...
MADAME CAPITAINE.
Comment... mais tout à l’heure, tu m’avais dit...
NINA, nerveuse.
Oui, tout à l’heure, mais maintenant, je ne sais pas, marraine... Je ne peux vraiment pas te dire autre chose... Je ne sais pas ! je ne sais pas...
Entre, par le fond, Lamberthier très agité ; Charlotte le suit.
Scène XI
NINA, MADAME CAPITAINE, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, MARASQUIN, LAMBERTHIER et CHARLOTTE
LAMBERTHIER.
Vite... vite, Charlotte... une chaise... Je vous en prie, Charlotte, une chaise.
CHARLOTTE, mettant la chaise derrière Lamberthier.
Voilà, monsieur...
LAMBERTHIER se laisse tomber sur la chaise, puis se relevant brusquement.
Non, pas comme ça...
Donnant la chaise à Charlotte.
Faites moi l’amitié de descendre avec cette chaise jusqu’au troisième étage.
CHARLOTTE.
Avec la chaise ?
LAMBERTHIER.
Oui... oui... allez vite, Charlotte, allez vite...
Charlotte sort par le fond, poussée par Lamberthier.
MADAME CAPITAINE
Pourquoi faire cette chaise ?
LAMBERTHIER.
M. le comte Escarbonnier s’est arrêté au troisième, il souffle, il n’en peut plus... ça lui fera plaisir. Bonsoir, mes demoiselles, bonsoir, Marasquin.
À madame Capitaine et à Nina.
Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas... vous vous rappelez ce qu’il ne faut pas dire ?
MADAME CAPITAINE.
N’ayez donc pas peur. Il ne faut pas dire qu’il n’est pas comte...
NINA.
Il ne faut pas dire que c’est sa femme qui l’a fait arriver...
LAMBERTHIER.
Ni qu’elle l’a planté là...
MADAME CAPITAINE, levant un peu la jambe et faisant claquer ses doigts.
Pour aller faire la noce. Et allez donc !...
LAMBERTHIER.
C’est ça même... Je vais voir s’il a fini de souffler... pendant ce temps-là, mettez Marasquin au courant.
Il sort vivement par le fond.
Scène XII
NINA, MADAME CAPITAINE, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, MARASQUIN
AMÉLIE, se levant.
Nous aussi, il faut nous mettre au courant...
LES QUATRE DEMOISELLES, se levant et allant à madame Capitaine.
Oui, nous aussi ! nous aussi !
MARASQUIN, les faisant repasser à gauche.
Laissez-nous un peu tranquilles, vous.
PAULINE, bas, à ses sœurs.
Qu’est-ce que c’est que ce monsieur qui souffle ?
AMÉLIE.
Tu n’as donc pas entendu ! C’est un monsieur que sa femme a planté là.
BERTHE, imitant le geste de madame Capitaine.
Pour aller faire la noce... et allez donc !
TOUTES, même jeu.
Et allez donc !
MARASQUIN, qui causait avec Nina et madame Capitaine, se retournant.
Voulez-vous bien, mesdemoiselles !...
MADAME CAPITAINE, qui est allée au fond, redescendant.
Le voilà... Viens, Nina, à côté de moi... Mettez-vous en rang, mesdemoiselles... vous, monsieur Marasquin, là-bas... à côté de vos filles... le voilà ! le voilà !...
Scène XIII
NINA, MADAME CAPITAINE, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, MARASQUIN, ESCARBONNIER, LAMBERTHIER, CHARLOTTE
LAMBERTHIER, au fond.
Entrez, monsieur le comte Escarbonnier... Monsieur le comte, je vous en prie, faites-nous l’honneur d’entrer...
ESCARBONNIER.
Je veux bien.
Il entre suivi de Lamberthier et de Charlotte. Charlotte est décoiffée, toute rouge... Escarbonnier lui adresse des sourires.
LAMBERTHIER.
Mademoiselle, permettez-moi de vous présenter à M. le comte Escarbonnier, qui a bien voulu...
Charlotte est descendue au milieu des demoiselles. Elle leur parle bas
ESCARBONNIER, regardant Nina et madame Capitaine.
Laquelle des deux est celle que vous désirez épouser ?
LAMBERTHIER, désignant Nina.
C’est mademoiselle !
ESCARBONNIER.
Je vous en félicite.
MADAME CAPITAINE, à part.
Malhonnête !
Nouveaux sourires d’Escarbonnier à Charlotte.
Eh bien ! qu’est-ce que vous faites là, Charlotte ?... allez vous-en.
ESCARBONNIER.
Oh ! pourquoi ?
Il adresse de nouveaux sourires à Charlotte qui sort par le fond.
BERTHE, bas à Marasquin.
Oh ! papa... il a embrassé la bonne... oui, papa... elle vient de nous le dire... Il a embrassé la bonne dans l’escalier...
LES QUATRE DEMOISELLES.
Il a embrassé la bonne !...
MARASQUIN.
Voulez-vous bien !!
Escarbonnier se retourne.
Ce n’est rien, monsieur le comte, ce n’est rien.
ESCARBONNIER, à Nina.
Il m’a dit, mademoiselle, qu’il espérait, mais qu’il n’était pas sûr... vous hésitez encore, je comprends ça ; il a ajouté qu’une démarche faite par un personnage considérable, mettrait, sans doute, un terme à vos hésitations... je n’ai pas cru devoir lui refuser cette marque de bienveillance, et, puisque j’ai commencé, j’irai jusqu’au bout, je prononcerai quelques paroles.
NINA.
Oh ! oui, monsieur... parlez, je vous en prie...
Bas à madame Capitaine.
Ce qu’il va dire me décidera peut-être...
ESCARBONNIER, à Lamberthier.
Approchez, mon jeune ami, si vous voulez que je parle de vous, il faut être là, tout près de moi.
Lamberthier s’approche, mais trop près. L’éloignant.
Pas si près...
Lui mettant la main sur l’épaule.
Épousez-le, mademoiselle, ce n’est pas un homme supérieur...
NINA.
Ah !
ESCARBONNIER.
Oh ! non... c’est un bon employé, mais ce n’est pas un de ces hommes...
NINA.
Cependant pour qu’il ait eu l’honneur d’être remarqué par M. le comte Escarbonnier...
ESCARBONNIER.
Il est vrai... je l’ai remarqué... mais ce n’est pas du tout à cause de ses facultés, elles sont ordinaires... je pourrais mentir et dire qu’elles sont extraordinaires, mais une fois mariée, vous vous apercevriez vous-même... non, ce qui me l’a fuit remarquer, c’est qu’il a une bonne figure.
LES QUATRE DEMOISELLES.
Oh ! oui, quant à ça...
Marasquin leur fait signe de se taire.
ESCARBONNIER.
Et puis, il est serviable... obséquieux sans platitude, et adulateur sans bassesse.
LAMBERTHIER, avec effusion.
Ah ! monsieur le comte ! monsieur le comte !
ESCARBONNIER.
Aussi ma protection, écoutez ça, mon jeune ami, c’est mon cadeau de noce... aussi, ma protection vous est-elle à tout jamais acquise... Qu’est-ce que vous gagnez, mainte nant, à la société des comptes aléatoires ?
LAMBERTHIER.
Dix-huit cents francs.
ESCARBONNIER.
Dix-huit cents francs... eh bien ! dans vingt ans vous en aurez trois mille six... oui, mon ami, trois mille six... ce qui, avec les retenues d’usage, assure à votre femme, après vous, une pension de mille cent trente-deux francs vingt sept centimes... Ne me remerciez pas... je vous répète que vous pouvez compter sur moi... je ne laisserai personne passer devant vous... personne, vous entendez... excepté, bien entendu, ceux qui montreront plus d’aptitude, ou qui auront des protections. À présent, je vous demanderai un verre d’eau.
NINA.
Marraine !
Lamberthier, Nina et madame Capitaine courent au buffet pour préparer le verre d’eau.
MADAME CAPITAINE.
Avec du sucre, monsieur le comte, et un peu de cognac ?
ESCARBONNIER.
Non, de l’eau seulement.
Madame Capitaine apporte le verre d’eau.
Je vous remercie.
Les quatre demoiselles se rasseyent à la table, dans le même ordre que la première fois. À part.
J’espérais que pour me le donner, on ferait revenir la petite bonne... enfin c’est manqué.
Il boit et donne le verre à Lamberthier qui le reporte sur le buffet.
AMÉLIE, bas à Marasquin.
Papa, papa... il a dit qu’il espérait qu’on ferait revenir la petite bonne !...
Lamberthier présente Marasquin à Escarbonnier.
MADAME CAPITAINE, à Nina.
Eh bien ! Nina ?
NINA.
Eh bien ! marraine, que veux-tu que je te dise... certainement, M. le comte Escarbonnier nous a fait là de bien belles promesses, mais, malgré cela, je suis plus indécise que jamais.
Escarbonnier, amené par Lamberthier, s’approche de Nina.
ESCARBONNIER.
Il m’a dit que vous aviez une voix charmante, mademoiselle, et que nous aurions le plaisir...
NINA, très agitée.
Pas maintenant, monsieur le comte, maintenant je ne pourrais pas... je vous assure que je ne pourrais pas...
ESCARBONNIER.
L’émotion que vous ont causée mes paroles...
NINA.
Justement...
ESCARBONNIER.
Nous attendrons...
S’adressant à Marasquin.
J’ai moi même chanté autrefois... j’ai chanté... dans le monde...
Il chante.
J’ai brisé le dernier lien
Qui me rattachait à la terre.
Sur mon navire aérien
Je m’élance dans l’atmosphère.
Je me rappelle qu’un soir, au moment où je m’élançais dans l’atmosphère, il y eut une dame...
S’apercevant que les jeunes filles ont toutes le cou tendu pour l’écouter.
Je vous raconterai cela un autre jour... quand ces demoiselles n’écouteront pas.
Les jeunes filles se remettent à travailler.
MARASQUIN.
Ce sont mes filles...
ESCARBONNIER.
Elles sont charmantes !...
MARASQUIN.
Et bien élevées, j’ose le dire... je me suis moi-même occupé de leur éducation littéraire... et si, en attendant la musique, M. le comte Escarbonnier voulait permettre qu’elles lui récitassent quelque chose...
ESCARBONNIER.
J’y consens avec bonté...
Lamberthier s’empresse d’approcher le fauteuil, on y fait asseoir Escarbonnier.
MARASQUIN.
Allons, mesdemoiselles, récitez à Monsieur, la fable des Deux Amis... commencez... Pauline !
PAULINE, se levant.
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa,
L’un ne possédait rien qui n’appartint à l’autre.
Les amis de ce pays-là
Valent bien...
MARASQUIN.
Amélie !
Pauline s’assied.
AMÉLIE, se levant et continuant.
Dit-on ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait du sommeil,
Et mettait à profit l’absence...
MARASQUIN.
Marguerite !
Amélie s’assied.
MARGUERITE, même jeu.
Du soleil,
Un de nos deux amis sort du lit en alarme.
Il court...
MARASQUIN.
Berthe !
Marguerite s’assied.
BERTHE, même jeu.
Chez son intime, éveille les valets.
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’ami couché s’étonne...
MARASQUIN.
Marguerite et Pauline !
Berthe s’assied.
MARGUERITE et PAULINE, ensemble, se lèvent.
Il prend sa bourse, il s’arme,
Vient trouver l’autre et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort. Vous me paraissez homme...
MARASQUIN.
Amélie et Berthe !
Marguerite et Pauline s’asseyent.
AMÉLIE et BERTHE, ensemble, se lèvent.
À mieux user du temps destiné pour le somme.
N’auriez-vous pas perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons...
Elles s’asseyent.
MARASQUIN, récitant à son tour.
Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés, voulez-vous qu’on l’appelle ?
Ces trois vers étant un peu vifs, je les ai gardés pour moi, vous comprenez...
ESCARBONNIER.
Parfaitement.
MARASQUIN.
En chœur, maintenant, mesdemoiselles, en chœur, la fin de la fable.
Les quatre demoiselles se lèvent.
LES QUATRE DEMOISELLES ensemble, très rapidement.
Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point ;
Je rends grâce à ce zèle.
Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu.
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru,
Ce maudit songe en est la cause...
ESCARBONNIER, NINA, MADAME CAPITAINE, LAMBERTHIER, interrompant la récitation par des applaudissements.
Bravo !... bravo !... bravo !...
ESCARBONNIER, se levant.
C’est admirable... ah ! mon Dieu !
MADAME CAPITAINE, s’approchant vivement.
Qu’est-ce que c’est ?
ESCARBONNIER, montrant sa manche.
Un bouton que je viens d’arracher ; c’est plus fort que moi, toutes les fois que j’entends réciter des fables, je tourne mes boutons comme ça, je tourne... et alors...
MARASQUIN, à ses filles qui s’étaient remises à la table.
Mesdemoiselles...
AMÉLIE.
Oui, papa... nous allons vous le recoudre, monsieur.
Elles se précipitent sur Escarbonnier et recousent le bouton. Marasquin et Lamberthier préparent la table à jeu. Madame Capitaine et Nina, au fond, à gauche, placent des gâteaux, des verres de sirop et du thé sur la table.
ESCARBONNIER.
Comment, mesdemoiselles, vous auriez la complaisance...
BERTHE.
Vous aimeriez mieux que ce soit la petite bonne de tout à l’heure, pas vrai ?
AMÉLIE.
C’est pour qu’on la fit venir que vous avez arraché votre bouton.
ESCARBONNIER, à part.
Elles ont deviné, c’était pour ça... enfin, qu’est-ce que vous voulez, c’est manqué !
LES DEMOISELLES, faisant une révérence.
Voilà, monsieur.
MADAME CAPITAINE.
Venez, mesdemoiselles...
Elle emmène les petites Marasquin et les installe à la table, toujours dans le même ordre. Les jeunes filles se mettent à manger des gâteaux.-Madame Capitaine et Nina les servent. Lamberthier place la table à jeu droite. Marasquin déchire les enveloppes des jeux de cartes.
LAMBERTHIER.
Le whist, maintenant, le whist de M. le comte Escarbonnier... Vous en êtes, Marasquin ?
MARASQUIN, s’inclinant.
Comment donc !
Escarbonnier, sans avoir l’air de rien, se rapproche de la cheminée. On entend un violent coup de sonnette.
MADAME CAPITAINE.
Tiens, qui est-ce qui a sonné ?
Escarbonnier prend un air indifférent. Entre par le fond Charlotte.
ESCARBONNIER, à part.
Cette fois, ça y est !
PAULINE, à madame Capitaine.
C’est lui, madame... c’est lui qui a sonné pour faire venir la bonne.
MADAME CAPITAINE.
Prenez ce fauteuil, Charlotte, et approchez-le de la table.
Petit jeu de scène entre Escarbonnier et Charlotte.
MADAME CAPITAINE, à Charlotte.
Maintenant, allez-vous-en !
ESCARBONNIER.
Oh ! pourquoi ?
Il adresse des sourires à Charlotte. Charlotte sort par le fond. Escarbonnier, Lamberthier et Marasquin prennent chacun une carte.
LAMBERTHIER, à Marasquin.
C’est vous qui faites le mort.
MARASQUIN, s’asseyant dans le fauteuil.
Commençons.
LAMBERTHIER, le faisant relever.
Le fauteuil de M. le comte Escarbonnier !!!
Mettant le fauteuil à la place destinée à Escarbonnier.
Monsieur le comte, je vous en prie...
Ils s’asseyent dans l’ordre suivant : Marasquin face au public, Lamberthier à gauche, et Escarbonnier à droite de la table.
MARASQUIN, donnant les cartes.
Commençons, maintenant... Qu’est-ce que nous jouons ? un sou la fiche.
LAMBERTHIER.
Oh !... non... M. le comte Escarbonnier n’a pas l’habitude... jouons vingt-cinq centimes.
ESCARBONNIER.
Mais pas du tout, pas du tout.
Avec bonté.
Je sais me faire petit quand il le faut...
Éclats de rire des petites Marasquin, madame Capitaine les fait taire.
D’ailleurs, j’aime le whist pour le whist, je l’aime à cause des émotions intellectuelles qu’il me procure... c’est le plus noble des jeux... c’est une image de la guerre... il en a les péripéties sans en avoir les horreurs...
Marasquin a donné les cartes.
Fichtre... voilà un mort qui se porte bien.
Lamberthier rit.
Quatre atouts, une séquence à trèfle, des piques faibles, mais des cours admirables... Attention, mon jeune ami.
La partie commence.
MADAME CAPITAINE, allant à Nina.
Eh bien ! Nina ?
NINA.
Eh bien ! ma foi, je ne me sens pas la force de décider moi-même... c’est le sort qui décidera.
MADAME CAPITAINE.
Comment ?
NINA, montrant Lamberthier.
Il est en train de jouer, n’est-ce pas ? Eh bien ! s’il gagne la partie, c’est lui que j’épouse.
MADAME CAPITAINE.
Et s’il la perd ?
NINA.
Eh bien ! s’il la perd...
MADAME CAPITAINE.
Tiens, c’est drôle ça... Je m’en vais regarder son jeu.
Elle va se placer derrière Lamberthier.
Oh ! le pauvre garçon !
LAMBERTHIER, à madame Capitaine.
Qu’est-ce qu’elle a donc, ma Ninette ? Qu’est-ce qu’elle a donc à me regarder comme ça ?
MADAME CAPITAINE.
Ne vous occupez pas de Nina, occupez-vous de votre jeu.
MARASQUIN.
À vous, Lamberthier.
Lamberthier joue.
ESCARBONNIER, furieux.
Cœur !... vous jouez cour... vous voyez qu’il y a là des cœurs admirables, et vous jouez cour...
LAMBERTHIER.
Non, non, je me suis trompé.
Il veut reprendre sa carte.
MARASQUIN, s’y opposant.
Pardon... la carte est couverte...
Jouant.
Atout, atout... mes trois cours et un trèfle qui est maître... Ça me fait cinq points, vous avez perdu.
NINA, à Lamberthier.
Vraiment, vous avez perdu !
LAMBERTHIER.
Et par ma faute encore !
Entre Charlotte, elle annonce.
CHARLOTTE.
M. le vicomte de Champ-d’Azur.
Entre le vicomte. Charlotte sort.
Scène XIV
LES MÊMES, LE VICOMTE
LE VICOMTE.
Je vous avais promis de revenir...
NINA, bas.
Et vous avez bien fait de revenir... ce que vous m’avez dit tout à l’heure... le petit hôtel, les grands chevaux, le théâtre l’amour...
LE VICOMTE.
Eh bien ?
NINA.
Eh bien...
Escarbonnier qui, pendant ces répliques, a examiné les levées de Marasquin.
ESCARBONNIER, à Marasquin.
Pardon, cher monsieur, vous n’avez pas gagné.
MARASQUIN.
Comment, je n’ai pas gagné !
ESCARBONNIER.
Non, vous avez fait une renonce.
MARASQUIN.
Allons donc...
ESCARBONNIER.
Votre dernier trèfle était maître, c’est vrai, mais là, tenez, j’avais joué trèfle et vous n’en avez pas fourni, vous voyez.
MARASQUIN.
Je ne sais pas comment ça s’est fait... la carte était cachée derrière une autre...
ESCARBONNIER.
Je ne vous reproche rien... je constate...
LAMBERTHIER.
Nous n’avons pas perdu, alors ?
ESCARBONNIER.
Certainement non, nous n’avons pas perdu.
À Marasquin.
Nous vous ôtons trois points pour la renonce... Qui de cinq ôte trois, reste deux.
NINA, à Lamberthier.
Qu’est-ce que vous dites, vous n’avez pas perdu ?
LAMBERTHIER.
Ni perdu, ni gagné. La partie continue.
Il donne les cartes.
NINA.
Ah !
LE VICOMTE.
Eh bien ! Nina, eh bien ?
NINA.
Eh bien ! attendez... Tout à l’heure je vous répondrai... tout à l’heure, je vous dis, tout à l’heure.
Elle gagne la droite.
LE VICOMTE, à madame Capitaine.
Qu’est-ce que ça signifie ?
MADAME CAPITAINE.
Tout à l’heure, on vous dit... attendez, tenez-vous tranquille...
Ils remontent.
MARASQUIN.
Je vous assure que je ne l’ai pas faite exprès, cette renonce...
ESCARBONNIER.
Vous l’auriez faite exprès que je n’aurais pas la force de vous en blâmer.
MARASQUIN.
Ah !
ESCARBONNIER.
Je suis pour le pardon, moi. Et d’ailleurs, en présence de la pénalité excessive qui frappe les renonces, Deschapelles, lui-même, notre grand Deschapelles avoue qu’il est parfaitement permis de dissimuler.
À Nina placée derrière lui.
Vous jouez le whist, mademoiselle ?
NINA.
Non, monsieur, mais cela ne fait rien...
ESCARBONNIER.
Voilà un mort qui se porte moins bien que le précédent. Lamberthier rit.
MARASQUIN.
Et un jeu qui ne vaut pas mieux... mon as de carreau, passe-t-il au moins ?
LAMBERTHIER.
Oui, il passe.
MARASQUIN.
Je vous donne le reste, vous avez gagné.
NINA, de plus en plus émue.
Gagné ?
LAMBERTHIER.
Oui, ma Ninette.
NINA.
Il n’y a pas à y revenir, cette fois... vous avez gagné, c’est bien sûr ?
LAMBERTHIER, souriant.
Tout à fait sûr ?... Mais je ne vois pas qu’il y ait là...
NINA.
Donnez-moi la main... Je suis décidée, maintenant Messieurs et vous, mesdemoiselles, j’ai l’honneur de vous faire part de mon prochain mariage avec M. Lamberthier.
LAMBERTHIER, se levant.
Oh ! Nina, ma Ninette !...
Il remonte avec elle. Marasquin et ses filles vont féliciter Nina et Lamberthier.
LE VICOMTE, vexé.
Comment, c’était pour me dire ça !...
MADAME CAPITAINE.
Monsieur le vicomte, je vous en prie...
LE VICOMTE.
Eh bien ! quoi ? Voyons ?
MADAME CAPITAINE.
Permettez-moi de vous présenter à M. le comte Escarbonnier : M. le vicomte de Champ-d’Azur.
Elle remonte à Nina. Salutations. Embrassades de Nina et de Lamberthier, félicitations des petites Marasquin. Tableau.
ESCARBONNIER, au vicomte.
Jouez-vous le whist ?
LE VICOMTE.
Non, monsieur...
ESCARBONNIER, lui prenant le bras.
Le comte Escarbonnier, mon père, me racontait à ce propos, un mot qui lui avait été dit par M. de Talleyrand...
Ils remontent.
ACTE II
Porte au fond. Portes à droite et à gauche. Porte-fenêtre dans le pan coupé de gauche. Une cheminée au deuxième plan à droite. Au-dessus de la cheminée, une autre porte. À gauche, premier plan, une estrade sur laquelle se trouvent la table et le fauteuil de M. le maire. Une autre petite table et un siège pour le secrétaire. À droite, en face de l’estrade, les deux fauteuils des futurs et les quatre chaises pour les témoins. Derrière les fauteuils, deux petites banquettes recouvertes de velours. Les sièges sont placés en diagonale.
Scène première
MATHURIN, puis BOQUET
MATHURIN, costume de garçon de bureau.
Il est sur le devant de la scène et il chante, il a un plumeau à la main.
Anna donna p’tit canne à Canada.
Anna donna p’tit canne...
Non, je n’y suis pas encore... je ne dis pas bien p’tit canne...
Anna donna p’tit canne...
Peut-être qu’en dansant cela irait mieux...
Il chante et danse.
Anna donna p’tit canne à Canada...
C’est ça j’y suis.
Anna donna p’tit’ canne à Canada.
Entre par la droite, Boquet, l’employé de la mairie, il a un registre sous le bras, il regarde Mathurin avec stupéfaction.
BOQUET.
Eh bien, Mathurin, qu’est-ce que vous faites-là ?
MATHURIN.
Moi, monsieur... mais... vous voyez, je m’exerce.
BOQUET.
Drôle d’exercice pour un garçon de bureau attaché à la salle des mariages.
Il va déposer son registre sur la table.
MATHURIN.
Ah ! c’est qu’aujourd’hui, ce n’est pas M. le maire qui doit faire les mariages, c’est M. Mondésir, le neuvième adjoint... Et il est directeur de théâtre, M. Mondésir.
BOQUET.
Et bon directeur, il paraît... il a, en ce moment, une pièce qui fait des recettes !... oh ! mais des recettes !...
MATHURIN.
Alors, vous comprenez... Si M. Mondésir pouvait avoir la bonne idée de m’engager comme comique, avec vingt ou trente mille francs d’appointements !
BOQUET.
Vous avez de l’ambition, monsieur Mathurin.
MATHURIN.
Oh ! oui, mais jusqu’à présent M. Mondésir n’a pas eu l’air de remarquer... Dites donc, monsieur Boquet, savez vous ce que vous feriez si vous étiez gentil ?
BOQUET.
Qu’est-ce que je ferais ?
MATHURIN.
Vous feriez remarquer à M. Mondésir que lorsque je parle, j’ai l’air bête.
BOQUET.
Ah !
MATHURIN.
Et vous ajouteriez... naïvement, sans avoir l’air : Est-il Dieu possible d’avoir une figure comme ça ! Voilà une figure qui vaudrait de l’argent sur un théâtre.
BOQUET.
Soyez tranquille, monsieur Mathurin... Dès que l’occasion se présentera, je ne manquerai pas...
MATHURIN.
Elle ne se fera pas attendre, l’occasion. On vient d’ouvrir une porte, ce doit être M. Mondésir.
Entre Mondésir par la droite, premier plan.
Scène II
MATHURIN, BOQUET, MONDÉSIR
MONDÉSIR, entrant avec des papiers sous le bras.
Bonjour, Boquet.
Il va poser ses papiers et son chapeau sur la table.
BOQUET.
Bonjour, monsieur Mondésir.
MONDÉSIR.
Il y a un mariage qui attend, m’a-t-on dit.
À Mathurin.
Allez voir si l’on a apporté toutes les pièces...
MATHURIN, parlant comme un paysan.
Oui, nouť maître, j’y allions, et dès que j saurions si tout étiont ben en règle, je reviendrons vous le dire.
MONDÉSIR.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
MATHURIN, timidement.
C’est qu’hier, dans une société, l’on a trouvé que j’imitais bien le paysan, alors, je me suis dit que peut être monsieur Mondésir...
MONDÉSIR.
Faites-moi l’amitié d’aller où je vous envoie, et tout de suite, n’est-ce pas ?
Mathurin sort par la droite, premier plan.
MONDÉSIR.
Il est insupportable, ce Mathurin.
BOQUET.
C’est un imbécile... il ne faut pas lui en vouloir.
MONDÉSIR.
Je ne lui en veux pas, je suis de trop bonne humeur... Savez-vous ce qu’on a fait hier soir au théâtre ?
BOQUET.
Toujours cinq mille francs.
MONDÉSIR.
Six mille quatre cent quatre-vingt-quatre francs cinquante centimes !
BOQUET.
Six mille quatre cent quatre-vingt-quatre !
MONDÉSIR.
La plus forte recette que le théâtre ait jamais encaissée, vous entendez... douze cents francs de plus que le maximum ! la plus forte recette !
BOQUET.
Est-ce que vous n’allez pas la mettre dans le journal ?...
MONDÉSIR.
Vous croyez qu’il serait bon ?...
BOQUET.
Il me semble...
MONDÉSIR.
J’ai horreur de la réclame, vous savez.
BOQUET.
Oui, je sais... mais enfin, une fois par hasard... hé ?...
MONDÉSIR.
J’avais justement préparé une petite note...
BOQUET.
À la bonne heure... Et je suis bien sûr que vous aurez trouvé moyen d’encadrer cela dans un de ces délicieux petits riens...
MONDÉSIR.
J’ai seulement profité de l’occasion pour parler de l’ouverture d’un dix-septième bureau de location... et pour annoncer qu’un concours de buralistes aurait lieu au théâtre, tous les jours de deux à quatre.
BOQUET.
Ça c’est du génie !
MONDÉSIR.
C’est moi qui ai trouvé ça...
BOQUET.
Très gentil, le concours de buralistes, très gentil, très gentil...
Entrée de Mathurin.
MATHURIN, accent anglais.
Tout été prête, o yès, mais il y avé là one mossié qui demandé...
MONDÉSIR.
Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
MATHURIN.
C’est que l’autre jour, dans une société, l’on a trouvé que je faisais très bien l’Anglais... alors...
MONDÉSIR.
Je vous assure, Mathurin, que vous finirez par vous faire mettre à la porte... Qu’est-ce que vous voulez dire, voyons ?
MATHURIN.
Il y a là un monsieur qui demande à vous parler... Il dit que c’est très pressé, qu’il s’agit de votre théâtre.
MONDÉSIR.
Faites-le venir, ce monsieur.
Mathurin ouvre la porte de droite. Entre Biscara. Mathurin sort.
Scène III
BOQUET, MONDÉSIR, BISCARA
MONDÉSIR.
Comment, c’est vous, Biscara ?
BISCARA.
Ah ! mon cher... il y a là une petite mariée... qui est gentille ! Oh ! qu’elle est gentille !
MONDÉSIR.
C’est pour me dire ça que vous venez ?
BISCARA.
Non !
MONDÉSIR.
Voyons, mon ami, vous êtes le plus aimable garçon de la terre, mais ce n’est pas une raison pour venir quand je m’occupe de choses sérieuses...
BISCARA.
Anita ne joue pas ce soir, c’est ça que je viens vous dire.
MONDÉSIR, atterré.
Anita !!
BISCARA.
Anita ne joue pas ce soir.
BOQUET.
Oh !...
MONDÉSIR.
Comment elle ne joue pas... mais il y a cinq mille francs de location !
BOQUET.
Vous n’avez pas quelqu’un pour la remplacer ?
MONDÉSIR.
Mais non, je n’ai personne.
BISCARA.
Alors, vous ferez relâche ?
MONDÉSIR.
Jamais de la vie, par exemple !
BOQUET.
Qu’est-ce qu’elle a mademoiselle Anita ?
BISCARA.
Elle est malade.
MONDÉSIR.
Elle n’en a pas le droit. Je le lui défends, vous entendez, je le lui défends !
BOQUET, voulant le calmer.
Monsieur l’adjoint...
MONDÉSIR.
Malade... une femme qui était en train de me faire ma fortune... comment cela est-il arrivé, voyons...
BISCARA.
Mon Dieu, c’est un peu ma faute.
MONDÉSIR.
Ah !
BISCARA.
Et beaucoup la sienne ; cette nuit elle est allée au bal de l’Opéra.
BOQUET.
Au bal de l’Opéra !... elle est allée au bal de l’Opéra !
BISCARA.
Oui.
MONDÉSIR.
Je vous demande un peu... quel besoin d’aller au bal de l’Opéra quand on gagne trois cents francs par soirée.
BISCARA.
Il y avait là une personne... une femme du monde, mon cher, une femme du monde qui avait envie de connaître Anita... je la lui ai présentée... Elles se sont mises à causer toutes les deux et à se faire des confidences... Elles étaient gentilles !... – Tiens, a dit la femme du monde, en montrant un jeune homme qui entrait dans une loge voisine, voilà Raoul... Raoul, a répondu Anita d’un air pincé... – Mais oui, Raoul... Il paraît que ma femme du monde et Anita avaient le même... Raoul... Ça a fait rire la femme du monde, mais ça n’a pas fait rire Anita... la fureur l’étranglait... elle voulait parler, elle ne pouvait pas. Quand je l’ai vue dans cet état-là, je lui ai offert de la reconduire, elle a accepté, m’a flanqué la porte sur le nez, et ce matin, quand je suis allé chez elle pour lui présenter mes excuses, la suffocation continuait, et Anita m’a déclaré qu’il lui serait impossible de jouer ce soir.
MONDÉSIR.
Nous verrons bien, si elle ne joue pas... Vous avez votre voiture ?
BISCARA.
Oui.
MONDÉSIR.
Qu’est-ce qu’il nous faut pour aller chez Anita ?
BISCARA.
Cinq minutes.
MONDÉSIR, prenant son chapeau.
Allons !
BOQUET.
Mais ce mariage qui attend...
MONDÉSIR, à Boquet.
Ah ! ce mariage... Faites entrer les mariés, et dites-leur que je reviens... Allons, Biscara, et que le diable lui torde le cou à votre femme du monde.
BISCARA.
Ne dites pas ça... Si vous saviez comme elle est gentille... Oh ! qu’elle est gentille !
Mondésir et Biscara sortent par la porte de droite, premier plan.
BOQUET, à Mathurin qui est entré par le fond.
Vous pouvez faire entrer la noce.
MATHURIN, ouvrant les deux battants de la porte du fond.
Vous pouvez entrer.
Entre la noce.
Scène IV
BOQUET, MATHURIN, LAMBERTHIER, NINA, MONSIEUR LE COMTE ESCARBONNIER, MARASQUIN, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, DEUX AUTRES TÉMOINS, MADAME CAPITAINE
LAMBERTHIER.
D’abord M. le comte Escarbonnier, M. le comte Escarbonnier donnant le bras à ma Ninette.
Entrée de Nina au bras d’Escarbonnier.
ESCARBONNIER, à Nina.
Le mariage est une institution qui remonte à la plus haute antiquité, et si on ne l’avait pas inventé autrefois, il n’est pas bien sûr qu’on l’inventerait aujourd’hui...
LAMBERTHIER.
M. Marasquin, maintenant, M. Marasquin et ses adorables filles.
Entrent Marasquin et ses filles.
Les deux personnes obligeantes qui ont bien voulu compléter le nombre des témoins exigés par la loi.
Entrent les deux témoins.
Et enfin, pour terminer le cortège, maman Capitaine... maman Capitaine au bras de l’homme le plus heureux qui soit au monde... Venez, maman Capitaine.
Entre madame Capitaine au bras de Lamberthier. On referme la porte.
MADAME CAPITAINE.
Eh bien !... je peux vous le dire maintenant, je suis contente, bien contente que Nina se soit décidée à vous épouser... j’étais pour vous, dans le fond.
LAMBERTHIER.
Cette bonne maman Capitaine... ça me décide, ce que vous me dites-là... ça me décide à vous prier de me rendre un service.
MADAME CAPITAINE.
Quel service ?
LAMBERTHIER.
Vous aussi, ma Nina... vous aussi, mesdemoiselles... unissez-vous à moi pour demander à M. le comte Escarbonnier...
ESCARBONNIER.
Des séductions...
BERTHE.
Qu’est-ce qu’il faut lui demander à M. le comte Escarbonnier ?
AMÉLIE.
Demandons-lui de nous raconter son histoire... ce sera amusant.
LAMBERTHIER.
Non, non, ce n’est pas ça...
ESCARBONNIER.
Ce doit être quelque chose de bien grave, monsieur, puis que vous employez de pareils moyens... Enfin, voyons, parlez...
LAMBERTHIER.
Monsieur le comte Escarbonnier doit comprendre... Il est impossible qu’avec sa haute intelligence, monsieur le comte Escarbonnier ne comprenne pas que pour un homme qui se marie ce soir, il est bien dur d’être obligé, demain matin, de se trouver au bureau à neuf heures précises...
ESCARBONNIER.
Ah ! ah !
LAMBERTHIER.
Alors je voulais vous demander... et je priais ces demoiselles de vous demander avec moi...
LES DEMOISELLES.
Oh ! oui, accordez-lui...
BERTHE.
Vous ne pouvez pas lui refuser ça.
ESCARBONNIER.
Je n’aime pas qu’un mari pense à ces choses-là en entrant en ménage.
TOUT LE MONDE.
Oh !
ESCARBONNIER.
Le mariage est une chose austère, monsieur... cependant vous vous y êtes pris d’une telle façon, que je ne saurais résister. Vous pouvez, demain, ne pas venir au bureau à neuf heures...
TOUT LE MONDE.
Ah !
ESCARBONNIER.
Vous n’y viendrez qu’à neuf heures et demie.
LAMBERTHIER.
Une demi-heure...
MADAME CAPITAINE.
C’est maigre...
ESCARBONNIER.
Mais je ne m’en tiendrai pas là.
TOUT LE MONDE.
Ah !
ESCARBONNIER.
Je continuerai à être excellent pour vous, et, en attendant l’arrivée de M. l’adjoint...
À Boquet.
Il finira par venir, n’est-ce pas ?
BOQUET.
Oui... oui... Il viendra tout à l’heure...
ESCARBONNIER.
En attendant l’arrivée de M. l’adjoint, je veux bien ajouter quelques paroles à celles que je viens de prononcer.
LAMBERTHIER.
Est-ce vrai ?
ESCARBONNIER.
Oui, mon jeune ami.
MARASQUIN.
Mesdemoiselles...
Les petites Marasquin viennent se placer près de M. le comte Escarbonnier. Petit tableau.
ESCARBONNIER.
Hum !
MADAME CAPITAINE, bas à Lamberthier.
Il va peut-être vous accorder cinq minutes de plus...
LAMBERTHIER.
Je l’espère.
ESCARBONNIER.
J’ai une promesse à vous demander, mon jeune ami. Oui, avant de vous laisser vous marier, il m’a semblé que mes bienfaits, sans parler d’une supériorité que vous vous plaisez à reconnaître, il m’a semblé, dis-je, que les bienfaits dont je vous ai comblé me donnaient le droit d’exiger de vous une promesse et un engagement.
LAMBERTHIER.
Quelle promesse, monsieur, quel engagement, je suis tout prêt...
ESCARBONNIER.
Promettez-moi de pardonner.
TOUS, étonnés.
Pardonner...
LAMBERTHIER.
J’avouerai à M. le comte Escarbonnier, que je ne comprends pas très bien... pardonner à qui ?
ESCARBONNIER, montrant Nina.
À elle !
LAMBERTHIER.
Comment ?
ESCARBONNIER.
Oui, si jamais il lui arrivait... je sais que c’est là un accident auquel les hommes supérieurs sont plus exposés que les autres... mais enfin, on ne sait pas...
TOUT LE MONDE.
Oh !
ESCARBONNIER.
Promettez-moi de pardonner... je suis pour le pardon, moi... promettez-moi, promettez devant nous tous que si pareille chose arrivait...
MADAME CAPITAINE.
On n’a pas idée de choisir un pareil moment... non, en vérité... je respecte infiniment M. le comte Escarbonnier, mais on n’a pas idée de choisir un pareil moment pour venir parler...
LAMBERTHIER.
Madame Capitaine a raison... ce n’est pas le moment... n’est-ce pas, ma Ninette, que ce n’est pas ?
NINA.
Non, mon ami.
MARASQUIN.
Ce n’est pas le moment, monsieur, ce n’est pas le moment.
PREMIER TÉMOIN.
Nous ne sommes ici que pour compléter le nombre des témoins exigés par la loi, mais, vraiment, nous sommes obligés de dire...
DEUXIÈME TÉMOIN.
Que c’est une drôle d’idée que vous avez eue là, petit père.
Les témoins remontent.
ESCARBONNIER.
C’est bien, alors, c’est très bien... admettons que j’ai eu tort, que je me suis trompé...
LAMBERTHIER.
Je ne dis pas cela... certainement non, monsieur le comte Escarbonnier, je ne me permettrais pas de dire...
ESCARBONNIER.
J’avais cru bien faire en prévoyant l’avenir...
Lamberthier furieux éloigne Nina.
BERTTHE, à ses sœurs.
C’est un brave homme tout de même, il paraît que lui il a pardonné.
PAULINE.
Oui, il a pardonné à sa femme qui l’avait planté là.
MARGUERITE.
Pour aller faire la noce.
AMÉLIE, répétant le mouvement du premier acte.
Et allez donc !
LES QUATRE DEMOISELLES, même jeu.
Et allez donc !
ESCARBONNIER, furieux.
Qu’est-ce qu’elles ont dit ?
MARASQUIN.
Rien, monsieur le comte Escarbonnier, rien.
Aux demoiselles.
Mais taisez-vous donc, ça fait partie des choses qu’il ne faut pas dire.
On entoure les demoiselles, on les fait taire. Lamberthier essaie de calmer Escarbonnier. Rentre, par la porte de gauche, Mathurin.
MATHURIN, annonçant.
M. l’adjoint !
Rentre Mondésir.
Scène V
LES MÊMES, MONDÉSIR
Mathurin fait ranger la noce à droite. On salue profondément Mondésir. Celui-ci ne répond pas aux saluts.
BOQUET, allant à Mondésir.
Eh bien, monsieur ?
MONDÉSIR, à Boquet.
Eh bien, c’était vrai ! Anita ne peut pas jouer... ne peut pas chanter... d’ici à huit jours, il lui sera impossible...
BOQUET.
Oh !
MONDÉSIR.
Enfin, Biscara est allé, de ma part, trouver madame Ténéas, qui a joué le rôle à Toulouse... Le diable est qu’elle a quarante-cinq ans, madame Ténéas, qu’elle n’est pas belle et qu’elle chante faux.
MATHURIN.
Malheureusement, c’est un rôle de femme, sans cela...
MONDÉSIR.
Laissez-moi tranquille, vous.
Mathurin remonte.
Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?
La noce salue.
BOQUET.
Mais c’est ce mariage, vous savez bien, ce mariage qui attend...
Il remonte.
MONDÉSIR.
Ah ! oui... Eh bien, c’est bon... faites placer les mariés.
Il quitte son paletot et son chapeau et s’installe dans son fauteuil. Boquet se place à la petite table.
MATHURIN, plaçant les mariés.
La mariée ici... Le marié dans l’autre fauteuil.
LAMBERTHIER.
Moi dans un fauteuil, tandis que M. le comte Escarbonnier est sur une chaise !
ESCARBONNIER.
Vraiment vous le remarquez, vous êtes bien bon.
LAMBERTHIER, à part.
Il m’en veut... Il est capable de me retirer ma demi-heure.
MATHURIN, à Lamberthier.
Allons, asseyez-vous.
ESCARBONNIER.
Asseyez-vous, puisqu’on vous le dit.
Toute la noce s’assoit excepté Escarbonnier.
MONDÉSIR, mettant son écharpe, à Escarbonnier.
C’est vous qui êtes le marié ?
ESCARBONNIER.
Non, je suis son bienfaiteur... le marié est un de mes employés, alors j’ai cru devoir, malgré ma haute situation...
MONDÉSIR.
Asseyez-vous.
ESCARBONNIER.
J’avais l’honneur de dire à monsieur l’adjoint...
MONDÉSIR.
Asseyez-vous, je vous dis !
ESCARBONNIER, à part.
Il ne sait pas qui je suis.
Il vient s’asseoir. La noce est placée dans l’ordre suivant : Les deux témoins assis sur les deux chaises placées à droite des fauteuils. Lamberthier et Nina dans les fauteuils, madame Capitaine et Escarbonnier sur les deux chaises placées à gauche des fauteuils. Pauline et Berthe, Marasquin sur la première banquette. Amélie et Marguerite sur la seconde.
MONDÉSIR, à part.
C’est fait pour moi, ça... cinq mille francs de location et se voir obligé...
BOQUET.
Monsieur...
MONDÉSIR, prenant le code.
Ah ! oui, c’est vrai...
Il fait signe aux futurs de se lever.
ESCARBONNIER, à Marasquin.
Cet adjoint me paraît bizarre.
MONDÉSIR, aux mariés qui se sont levés.
Avant de prononcer votre union, je dois vous faire connaître, relativement au chapitre VI du code civil, quels sont les devoirs et les droits respectifs des époux.
Lisant.
« Art. 212... »
S’asseyant.
Madame Ténéas... Elle n’ira pas jusqu’au bout, madame Ténéas... Elle se fera empoigner.
BOQUET.
Monsieur...
MONDÉSIR.
En quoi ?... vous ne connaissez pas quelqu’un, vous, qui pourrait jouer le rôle ?
BOQUET.
Je ne connais que Mathurin... mais je ferai observer à monsieur l’adjoint...
Il lui montre les futurs restés debout.
MONDÉSIR.
Ah ! oui, c’est vrai.
Il se lève.
ESCARBONNIER, à part.
Plus que bizarre.
MONDÉSIR, reprenant sa lecture.
« Art. 212. Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance. »
ESCARBONNIER, de sa place.
Ils se doivent aussi le pardon.
MONDÉSIR.
Vous dites, monsieur ?
ESCARBONNIER.
Je dis que les époux se doivent aussi...
MONDÉSIR.
Je vous serai obligé de ne pas interrompre.
ESCARBONNIER.
Mon avis est qu’il y a des interruptions qui illuminent un débat. Il paraît que je me trompe... je n’ai pas de bonheur aujourd’hui...
LAMBERTHIER, suppliant.
Monsieur le comte...
ESCARBONNIER.
C’est très bien, mon jeune ami, je ne vous en veux pas... Seulement, demain matin, vous me ferez le plaisir...
À part.
Si à neuf heures moins cinq, il n’est pas là pour signer la feuille de présence...
MONDÉSIR, furieux.
« Art. 218. Le mari doit protection à sa femme. »
ESCARBONNIER.
Il lui doit aussi le pardon.
MONDÉSIR, avec violence.
Encore une fois, monsieur, je vous prie de ne pas inter rompre.
Reprenant.
« Le mari doit protection à sa femme. La femme doit obéissance à son mari. »
Les petites Marasquin se mettent à rire.
Qu’est-ce que c’est ?...
MADAME CAPITAINE, se levant.
Ne faites pas attention, monsieur, c’est le mot obéissance qui les fait rire... les jeunes filles, vous savez...
Elle se rassoit.
PAULINE, se levant.
Oh ! non, ce n’est pas ça... ce qui m’a fait rire, moi, c’est quand monsieur a dit : Le mari doit protection à sa femme.
Elle se rassoit.
AMÉLIE, se levant, regardant Escarbonnier.
Comme s’il n’y avait pas des fois où la femme protège le mari.
Même jeu.
BERTHE, se levant, désignant Escarbonnier.
Et qui le fait arriver...
Même jeu.
ESCARBONNIER, se levant, furieux.
Qu’est-ce qu’elles ont dit ?
LAMBERTHIER.
Rien, monsieur le comte Escarbonnier... rien du tout.
Aux jeunes filles.
Voulez-vous bien vous taire... ça aussi ça fait partie des choses...
Il est allé aux jeunes filles. Nina va le chercher. Mouvement général.
MONDÉSIR.
Ah çà !... qu’est-ce que c’est que cette noce-là ?...
Aux mariés.
Voulez-vous vous marier, oui ou non ? Si vous ne voulez pas...
Il prend son paletot et son chapeau et se dispose à s’en aller.
NINA.
Mais si monsieur, mais si.
Elle ramène Lamberthier.
MONDÉSIR.
Je veux bien m’en aller... moi... j’ai autre chose à faire.
BOQUET, le ramenant.
Monsieur...
MONDÉSIR, reprenant sa place.
Allons... y sommes-nous ?
Tout le monde a repris sa place.
Monsieur Jules Lamberthier, consentez-vous à prendre pour femme et légitime épouse madame Ténéas ?
Stupéfaction générale.
ESCARBONNIER, à Marasquin.
Mais qu’est-ce que c’est que cette dame Ténéas ?
BOQUET, à Mondésir.
Monsieur... monsieur...
MONDÉSIR, se reprenant.
Non... non... mademoiselle Antoinette Brunet ici présente.
LAMBERTHIER.
Oh ! oui, monsieur, oh ! oui.
MONDÉSIR.
Mademoiselle Antoinette Brunet, consentez-vous...
S’interrompant.
Ah çà ! mais, c’est bien le nom... vous vous appelez Antoinette Brunet ?
NINA.
Oui, monsieur.
MADAME CAPITAINE, se levant.
Nous l’appelons Nina, mais son vrai nom, c’est bien Antoinette Brunet.
Elle retourne s’asseoir.
MONDÉSIR, à part.
C’est bien le nom qu’on m’a dit... cette personne qui a chanté à la salle des familles.
Bas à Nina.
C’est bien vous qui, dernièrement, avez joué la comédie à la salle des familles ?
NINA, étonnée.
Oui, monsieur.
MONDÉSIR, descend vivement de l’estrade ; à la noce, après avoir fait passer Nina, à gauche.
Messieurs, je vous en prie, ayez la bonté de passer un instant dans la salle voisine... J’ai à parler à mademoiselle d’une chose qui intéresse son avenir.
Tout le monde s’est levé.
ESCARBONNIER.
Comment ?
MONDÉSIR.
Vous êtes le père ?
ESCARBONNIER.
Plaît-il ?
MONDÉSIR, montrant madame Capitaine.
Je vous demande si vous êtes le mari de madame ?...
ESCARBONNIER.
Certainement non, je ne suis pas le mari de madame.
MONDÉSIR, à madame Capitaine.
Vous n’êtes donc pas la mère ?
MADAME CAPITAINE.
De qui la mère ?
MONDÉSIR.
De la mariée.
MADAME CAPITAINE.
Non, je ne suis pas la mère... je suis la marraine et la tutrice.
MONDÉSIR, la faisant passer à gauche.
La tutrice, vous pouvez rester...
LAMBERTHIER.
Mais moi, moi qui suis le mari ?...
MONDÉSIR.
Il s’agit d’une chose qui est bonne pour votre femme, et, par conséquent, bonne pour vous. Je vous en prie, mon sieur... vous n’attendrez pas longtemps... Ouvrez la porte, Mathurin...
Mathurin va ouvrir la porte du fond.
Messieurs, je vous en prie...
LAMBERTHIER.
En vérité, je ne comprends pas...
ESCARBONNIER, sévèrement.
Moi non plus, je ne comprends pas... mais je m’incline ; moi, le comte Escarbonnier, je m’incline et je sors... et quand j’aurai, moi, donné l’exemple de l’obéissance, je voudrais bien voir que quelqu’un...
PAULINE, à ses sœurs.
Il est bête, M. le comte Escarbonnier.
Marasquin la fait taire.
ESCARBONNIER, se retournant.
Qu’est-ce qu’elles ont dit ?
Les jeunes filles sortent par le fond, suivies de Marasquin.
LAMBERTHIER.
Rien, monsieur le comte, rien... nous vous suivons.
Escarbonnier sort avec les témoins. À Mondésir.
Pas longtemps, vous nous avez dit, vous ne nous ferez pas attendre longtemps.
MONDÉSIR, le reconduisant.
Non, non, n’ayez pas peur.
Lamberthier sort à son tour ainsi que Boquet et Mathurin.
Scène VI
NINA, MONDÉSIR, MADAME CAPITAINE
MONDÉSIR, descendant entre Nina et madame Capitaine.
Vite, maintenant, ne perdons pas une minute... chantez-moi les couplets du deuxième acte.
NINA.
Vous dites ?
MONDÉSIR.
Oui... pour que je puisse juger votre voix, chantez-moi les couplets de la Petite Poularde
NINA.
Mais, monsieur...
MONDÉSIR.
C’est vrai, vous non plus, vous ne devez pas comprendre : je suis le directeur du théâtre où l’on joue la Petite Poularde... Si vous êtes capable de jouer le rôle, je vous engage séance tenante, et votre fortune est faite... vous comprenez, maintenant ?
NINA.
Vous m’engagez ?
MONDÉSIR.
Oui.
NINA.
Marraine !
MADAME CAPITAINE, suffoquée.
J’en suis comme ça, tu vois, j’en suis comme ça...
NINA, avec enthousiasme.
Le théâtre !...
Avec désespoir.
Mais je ne peux plus, main tenant, je ne peux plus, je suis mariée...
MONDÉSIR.
Vous n’êtes pas encore mariée...
MADAME CAPITAINE.
Monsieur a raison. Tu n’es pas encore mariée... et puis qu’est-ce que cela ferait ?... En quoi le mariage empêche-t-il ?...
NINA.
C’est vrai, au fait, le mariage n’empêche pas du tout...
MONDÉSIR.
Au contraire...
Il remonte.
MADAME CAPITAINE, allant à Nina.
Embrasse-moi, Ninette, et laisse-moi pleurer de satisfaction... Le théâtre et l’honnêteté... Quel rêve !... le théâtre avec M. le maire...
Faisant passer Nina.
Elle va vous les chanter les couplets de la Petite Poularde.
MONDÉSIR.
Oui, oui, je vous en prie.
NINA.
Mais vraiment, je ne sais pas si je pourrai... comme ça, en mariée... Je m’attendais si peu... jamais je ne me rap pellerai les paroles.
Entre Biscara par la droite.
Scène VII
NINA, MONDÉSIR, MADAME CAPITAINE, BISCARA
BISCARA.
Je viens de chez madame Ténéas.
MONDÉSIR.
Nous n’avons plus besoin d’elle.
BISCARA.
Et vous faites bien de ne plus en avoir besoin... savez-vous ce qu’elle demande, madame Ténéas ? Un engagement de deux ans... trois cents francs par représentation ! cinq cents représentations garanties, et, comme loge, un appartement composé de trois pièces, avec le droit d’y recevoir trois per sonnes... une dans chaque pièce, probablement...
MONDÉSIR.
La voici celle qui jouera le rôle, la voici...
BISCARA.
Ah ! qu’elle est gentille !
MONDÉSIR.
Cette jeune personne, à la salle des familles, vous savez...
BISCARA.
Eh ! mais, c’est la mariée que j’ai aperçue tout à l’heure.
MADAME CAPITAINE.
Oui, monsieur, c’est nous.
BISCARA.
Oh ! qu’elle est gentille ! qu’elle est gentille !
NINA.
Eh bien, monsieur ! Eh bien...
MONDÉSIR.
N’ayez pas peur... c’est Biscara, la grosse Bisque, vous ferez connaissance au théâtre, et il vous enverra des bouquets. Allons, les couplets, maintenant... si vous ne vous rappelez pas les paroles, la grosse Bisque vous les soufflera...
À Biscara.
Vous les savez, les couplets du deuxième acte ?
BISCARA.
Si je les sais... je crois bien que je les sais !
Il chante.
Un jour elle arriva...
NINA, continuant l’air.
...du Mans
La petite Poularde...
Oui, c’est cela... c’est bien cela...
BISCARA.
Qu’elle est gentille ! qu’elle est gentille !
NINA.
Monsieur...
MONDÉSIR.
Tenez-vous tranquille, voyons... allez, mademoiselle.
NINA, chantant.
Un jour elle arriva du Mans
La petite Poularde...
Lamberthier pousse la porte du fond et entre brusquement.
Scène VIII
NINA, MONDÉSIR, MADAME CAPITAINE, BISCARA, LAMBERTHIER
LAMBERTHIER.
Hé !... quoi ?
NINA.
Oh ! mon mari !
Elle se sauve à gauche.
MONDÉSIR.
Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ?
LAMBERTHIER.
Il m’avait semblé que l’on chantait...
MONDÉSIR.
Nous nous occupons de choses sérieuses, monsieur, de choses très sérieuses, et, je vous le répète, c’est pour votre bien que nous nous occupons...
LAMBERTHIER.
Pour mon bien ?
MADAME CAPITAINE.
Mais oui, c’est pour votre bien...
NINA.
Oui, mon ami, c’est pour votre bien...
BISCARA.
Puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien...
MONDÉSIR.
Je vous en prie, monsieur, encore cinq minutes de patience.
LAMBERTHIER.
Puisque vous lites tous que c’est pour mon bien... mais c’est égal... Dépêchez-vous, n’est-ce pas, dépêchez-vous...
On entend un éclat de rire dans la salle du fond.
Allons, bon ! Qu’est-ce qu’elles auront encore fait à M. le comte Escarbonnier ?...
Il sort par le fond.
Scène IX
NINA, BISCARA, MONDÉSIR, MADAME CAPITAINE
MONDÉSIR.
Allons, maintenant que nous sommes débarrassés... nous vous écoutons, mademoiselle.
NINA, chantant.
Un jour elle arriva du Mans
La petite Poularde...
On entend frapper au fond, Escarbonnier paraît.
Scène X
NINA, BISCARA, MONDÉSIR, MADAME CAPITAINE, ESCARBONNIER
MONDÉSIR.
Encore !
ESCARBONNIER, descendant.
Je m’appelle le comte Escarbonnier, monsieur, et je désire vous adresser quelques paroles... Tout à l’heure, vous nous avez dit de sortir, et je suis sorti, parce que je suis d’avis, moi, que l’autorité doit toujours avoir raison... surtout quand elle a tort ! mais j’ai cru devoir rentrer pour vous dire que vous n’aviez pas le droit de vous enfermer avec la mariée.
MONDÉSIR.
Ah çà ! monsieur !...
ESCARBONNIER.
Laissez-moi continuer, monsieur. Je sais bien qu’autrefois, il y a eu quelque chose qui s’appelait le droit du seigneur !...
BISCARA et MADAME CAPITAINE.
Oh !
ESCARBONNIER.
Mais un officier municipal ne devrait pas ignorer que ce droit, dont le charme n’excluait pas la barbarie, a été, de puis longtemps, abrogé par des règlements ultérieurs.
MONDÉSIR.
Monsieur... monsieur...
ESCARBONNIER.
Il suffit, monsieur, je me retire... mais vous vous trompez bien si vous croyez que vous ferez aimer le régime actuel, en ressuscitant, à votre profit, des usages réprouvés de puis longtemps par l’opinion publique !
MONDÉSIR.
Monsieur !...
ESCARBONNIER.
Je sors... je sors...
Il sort par le fond.
Scène XI
NINA, BISCARA, MONDÉSIR, MADAME CAPITAINE, MATHURIN
MONDÉSIR.
Mathurin !... Mathurin !
Entre Mathurin, par la gauche.
Ne laissez plus entrer personne !... personne !... personne !... vous entendez !
MATHURIN.
Personne ! monsieur l’adjoint, personne !... n’ayez pas peur.
Il sort par le fond.
Scène XII
NINA, BISCARA, MONDÉSIR, MADAME CAPITAINE
MONDÉSIR.
Ah ! il faut espérer que maintenant...
À Nina.
Les couplets, mademoiselle, je vous prie !...
NINA.
Très volontiers, monsieur !
BISCARA, allant à Nina.
Oh ! qu’elle est...
MONDÉSIR, voulant l’arrêter.
Eh bien !...
BISCARA.
Puisque je suis souffleur... Je m’en vais souffler !...
Soufflant.
Un jour elle arriva du Mans...
NINA.
Oui, oui, je me rappelle, maintenant...
Elle chante. Biscara servant de souffleur.
Air nouveau de M. Bariller.
Un jour, elle arriva du Mans
La petite Poularde ;
Elle était mis’ très simplement.
Et l’on n’y prit pas garde.
Mais, p’tit à p’tit, elle augmenta
L’éclat de son plumage ;
Et, p’tit à p’tit, on la r’marqua,
On l’aima davantage !
Avec éclat.
– Depuis l’av’ny’ Friedland,
Jusque au pont d’Grenelle !
Bon succès était écrasant,
N’y en avait plus qu’pour elle
TOUS, reprenant.
Depuis l’av’au’ Friedland,
Jusque au pont d’Grenelle !
Son succès était écrasant ;
N’y en avait plus qu’ pour elle !
MADAME CAPITAINE, allant à Mondésir.
Eh bien ! qu’est-ce que vous en dites ?
MONDÉSIR, avec enthousiasme.
Je dis, je dis que ma recette est sauvée... que nous sommes tous sauvés... Attendez un peu, je vais rédiger un petit engagement, vous n’aurez qu’à signer...
Il va écrire.
NINA.
Engagée... marraine, je suis engagée !
BISCARA.
Je pars, mais je vais revenir, et j’espère, j’ose espérer que vous voudrez bien accepter...
NINA.
Oui, monsieur, oui... Tout ce que vous voudrez...
À madame Capitaine.
Engagée !... je suis engagée !...
BISCARA, à Mondésir.
Je n’en vais, Mondésir, mais je reviens... je reviens tout de suite.
MONDÉSIR, écrivant toujours.
Bien, bien...
BISCARA.
Qu’elle est gentille !... qu’elle est...
Il va pour embrasser Nina, mais c’est madame Capitaine qui attrape le baiser.
Eh bien, ma foi, elle a été gentille !
Il sort par la droite.
Scène XIII
MONDÉSIR, NINA, MADAME CAPITAINE
MONDÉSIR, toujours à la table.
Là, si vous voulez signer...
NINA.
Signer !... il me demande si je veux signer...
Elle prend la plume, mais madame Capitaine enlève le papier.
MADAME CAPITAINE.
Un instant, s’il te plaît.
Elle parcourt l’engagement.
Quarante francs par soirée... et vingt représentations garanties... vous vous moquez de nous, pas vrai ?
MONDÉSIR.
Comment, je me moque...
MADAME CAPITAINE.
Vingt fois quarante... ça fait huit cents francs... Vous vous imaginez que, pour huit cents francs, nous allons renoncer à notre auréole d’honnête femme ?
MONDÉSIR.
Mais puisque mademoiselle consentait...
MADAME CAPITAINE.
Taratata... la petite est mineure... Elle ne peut rien signer sans mon consentement, à moi, sa marraine, et sa tutrice.
MONDÉSIR.
Eh bien, voyons, quelles sont vos conditions ?
MADAME CAPITAINE.
Mes conditions, mais vous les connaissez... la grosse Bisque vous les a dites tout l’heure...
MONDÉSIR, se levant.
Comment ?
MADAME CAPITAINE.
Ce sont celles de cette dame... Comment vous l’appelez ?
MONDÉSIR, descendant de l’estrade.
Madame Ténéas !... vous qui n’avez jamais paru sur aucun théâtre, vous voudriez être engagée aux mêmes conditions que madame Ténéas... une femme qui a quarante-cinq ans... et trente-sept ans de théâtre !...
MADAME CAPITAINE.
C’est gentil de notre part, nous ne demandons pas plus... mais nous demandons autant... trois cents francs par soirée.
NINA.
Oh ! oui, trois cents francs par soirée, c’est gentil ça !
MADAME CAPITAINE.
Un engagement de deux ans... cinq cents représentations garanties...
MONDÉSIR.
Soixante-quinze mille francs par an !
NINA.
Ah ! oui... soixante-quinze mille francs par an, c’est gentil ça !
MADAME CAPITAINE.
Quant au droit de recevoir trois personnes dans notre loge, nous n’y tenons pas, pas vrai, Nina ?
NINA.
Oh ! non... mon mari seulement.
MONDÉSIR, de plus en plus ironique.
Voilà tout ?
NINA.
Oui, mon mari... et une autre personne, car s’il a envie d’amener un ami...
MADAME CAPITAINE.
Ça vous va-t-il ? Si ça vous va, mettez ça sur votre papier, et nous signons.
MONDÉSIR.
Vous êtes folles, n’est-ce pas ?... Voyons, soyez sincères, avouez-moi que vous êtes folles ?
NINA.
Monsieur...
MONDÉSIR.
Certainement, mademoiselle chante gentiment... très gentiment, mais...
MADAME CAPITAINE, avec éclat.
La petite !... voulez-vous que je vous dise ce que c’est que la petite ?... C’est le pain de vos vieux jours... elle vaut mieux dans son petit doigt que votre Anita dans toute sa personne ! Ah ! mais ! où en trouverez-vous une qui soit gentille comme elle, et qui puisse dire vos indécences avec un air plus modeste ?
Nina baisse les yeux.
MONDÉSIR, à part en regardant Nina.
C’est vrai !...
Haut.
Cinquante francs par soirée, et trente représentations, ça vous va-t-il ?
MADAME CAPITAINE.
Non.
MONDÉSIR.
Soixante francs.
MADAME CAPITAINE.
Non.
NINA.
Marraine vous a dit nos conditions... Trois cents francs par soirée...
MADAME CAPITAINE.
Oui. Et cinq cents représentations en deux ans.
MONDÉSIR.
C’est votre dernier mot ?
MADAME CAPITAINE.
Oui.
NINA.
Oui.
MONDÉSIR.
Oui ?... Il est inutile, alors, de parler plus longtemps... Mathurin !
Mathurin entre par le fond.
MATHURIN.
Monsieur ?
MONDÉSIR, montant sur l’estrade.
Faites entrer ces messieurs, nous allons procéder au mariage.
Mathurin va ouvrir la porte du fond.
Mais, quant au théâtre, vous pouvez y renoncer.
NINA.
Eh bien ! j’aime mieux ça, après tout... quand on a envie de rester honnête, ne pas être au théâtre, c’est toujours plus sûr.
MADAME CAPITAINE, bas à Nina.
N’aie pas peur, il cédera.
NINA.
J’y compte bien, marraine, j’y compte bien !
MATHURIN, au fond.
Vous pouvez entrer.
Rentre la noce.
Scène XIV
MONDÉSIR, NINA, MADAME CAPITAINE, BOQUET et TOUTE LA NOCE
LAMBERTHIER, allant à Mondésir.
Ah ! j’espère maintenant que vous allez me dire...
MONDÉSIR.
Rien du tout, monsieur, la négociation dont j’avais cru de voir me charger n’a pas réussi... je le regrette pour mademoiselle, je le regrette pour vous.
LAMBERTHIER.
Mais enfin, monsieur...
NINA, lui prenant le bras.
Tenez-vous tranquille, mon cher, vous saurez tout.
MONDÉSIR.
Ayez la bonté de reprendre vos places, messieurs, nous allons procéder au mariage.
Chacun reprend la place qu’il occupait à la première entrée. Tout le monde s’assied excepté Escarbonnier.
ESCARBONNIER, s’approchant de l’estrade.
S’il devait y avoir une nouvelle interruption, monsieur, je vous demanderais la permission d’aller faire acte de présence à la société des comptes aléatoires dont je suis le sous directeur... Peut-être vous étonnerez-vous qu’un homme comme moi ne soit que sous-directeur...
MONDÉSIR.
Non, monsieur... ça ne m’étonne pas.
ESCARBONNIER, regagnant sa place.
Ah !...
À part.
Je n’ai pas de bonheur aujourd’hui.
MONDÉSIR.
Mais n’ayez pas peur, monsieur, il n’y aura pas d’interruption nouvelle. Nous y sommes ?
BOQUET.
Oui, monsieur l’adjoint, oui.
Mondésir fait signe aux mariés de se lever.
MONDÉSIR, à part et redescendant de l’estrade.
Où irons-nous, alors, avec des mises en scène de cent mille francs ?...
ESCARBONNIER.
Le voilà reparti !
Mouvement général. Jeu de scène. Les mariés vont se rasseoir.
MONDÉSIR, continuant.
Des auteurs qui veulent des primes... et des actrices qui, avant même d’avoir joué, vous demandent...
Boquet va à Mondésir.
MARASQUIN, à Escarbonnier.
Qu’est-ce qui nous a fourré un adjoint comme ça ?...
ESCARBONNIER.
Nous nous sommes trompés, nous ne devons pas être à la mairie.
MATHURIN, à la noce.
Ne faites pas attention... c’est la première fois qu’il marie, il n’a pas l’habitude.
BOQUET, à Mondésir en lui montrant la noce.
Monsieur... monsieur...
MONDÉSIR, reprenant sa place.
Ah ! oui, je sais...
Aux mariés, après leur avoir fait signe de se lever.
Avant de prononcer votre union, je dois vous faire connaître relativement au chapitre VI du code pénal... non du code civil...
À Nina.
Voyons, cent francs, là, cent francs par soirée ?
NINA.
Non.
Lamberthier regarde tour à tour Nina et Mondésir en ayant l’air de se demander ce que cela veut dire.
MONDÉSIR.
Cent cinquante ?
NINA.
Non.
MONDÉSIR.
Deux cents ?
NINA.
Non.
MONDÉSIR.
Deux cent cinquante ?
Ahurissement d’Escarbonnier, de Lamberthier, des Marasquin et des témoins.
ESCARBONNIER, à Marasquin.
Je disais bien que nous n’étions pas à la mairie... nous sommes à l’hôtel des ventes !...
NINA, à Mondésir.
Et combien de représentations garanties ?
MONDÉSIR.
Deux cents.
NINA.
Marraine ?
MADAME CAPITAINE, se levant.
Eh bien ?
NINA.
Il offre deux cent cinquante francs avec deux cents représentations garanties.
MADAME CAPITAINE.
Ça, ça peut s’accepter.
NINA, à Mondésir.
J’accepte !
MONDÉSIR.
Et vous signez ?
NINA.
Je signe !...
Elle signe.
LAMBERTHIER.
Comment, vous signez !...
MADAME CAPITAINE.
Et moi aussi, moi, la marraine et la tutrice.
Elle signe.
LAMBERTHIER.
Qu’est-ce que ça veut dire, à la fin ? qu’est-ce que vous acceptez, qu’est-ce que vous signez ?
MONDÉSIR, pliant l’engagement qu’il met dans sa poche.
Un engagement ; votre femme entre à mon théâtre !
TOUS, se levant.
Au théâtre !...
LES PETITES MARASQUIN.
Tu nous emmèneras, Nina, tu nous emmèneras...
ESCARBONNIER, à Nina.
Je vous en félicite, madame, et vous pouvez compter sur ma présence, toutes les fois que vous interpréterez une œuvre vraiment digne de ce nom.
MONDÉSIR.
Il s’agit bien d’une ouvre... c’est dans la Petite Poularde qu’elle doit débuter.
LAMBERTHIER.
Mais je ne veux pas, moi, je ne veux pas que ma femme joue la Petite Poularde... je m’y oppose absolument, absolument, vous entendez !...
MADAME CAPITAINE, allant à lui.
Et de quel droit ?
LAMBERTHIER.
De mon droit de mari... Vous m’avez demandé si je consentais à prendre pour femme mademoiselle Antoinette Brunet, ici présente... j’ai répondu oui, donc je suis marié.
MONDÉSIR.
Mais mademoiselle n’a rien encore répondu, elle.
NINA.
Tout de suite, monsieur, je répondrai tout de suite... finissons la cérémonie.
MONDÉSIR.
Vous tenez à vous marier, vraiment ?
NINA.
Mais oui... j’y tiens.
MONDÉSIR.
Pourquoi... ne vous mariez donc pas... à quoi bon ?
NINA.
Oh ! monsieur le maire...
ESCARBONNIER.
Eh bien, à la bonne heure, voilà un maire qui ne vante pas sa marchandise.
MONDÉSIR, remontant sur l’estrade.
Enfin... puisque vous le voulez... tout le monde en place...
LAMBERTHIER, resté seul à l’avant-scène.
Non, non... je ne veux plus de mariage, moi, je ne veux plus...
ESCARBONNIER, exaspéré, allant à lui.
Vous n’avez plus le droit de ne plus vouloir, vous... vous avez dit oui, vous êtes marié... Et puis, en voilà assez ! nous n’allons pas coucher ici !...
Excepté Lamberthier, tout le monde à repris sa place.
MONDÉSIR, debout.
Mademoiselle Antoinette Brunet ?
NINA.
Monsieur ?
MONDÉSIR.
Consentez-vous à prendre pour mari, le sieur Jules Lamberthier, ici présent ?
NINA, allant à Lamberthier.
Vraiment, monsieur... vous ne voulez pas ?
LAMBERTHIER, se résignant.
Ah ! Nina ! ma Ninette...
NINA, à Mondésir.
Oui, monsieur, oui, je consens.
Ils signent.
MONDÉSIR, descendant de l’estrade.
Là, vous êtes mariés... Au théâtre, maintenant, au théâtre pour les raccords, vous jouerez ce soir.
LAMBERTHIER, faisant un bond.
Comment, ce soir !
MONDÉSIR.
Mais oui !... il me semble que je paie assez cher... deux cent cinquante francs par soirée...
LAMBERTHIER.
Deux cent cinquante francs !...
TOUS.
Compliments, mon ami, compliments !...
Entre Biscara, par le fond, avec un bouquet énorme.
Scène XV
LES MÊMES, BISCARA
BISCARA.
Et me voilà moi, avec mon bouquet !
NINA.
Merci, monsieur...
Donnant le bouquet à madame Capitaine.
Tiens, marraine.
BISCARA, embrassant Nina.
Oh ! qu’elle est gentille !
LAMBERTHIER, se précipitant.
Eh bien, monsieur, eh bien !
BISCARA, se retournant.
Monsieur est le mari ?
LAMBERTHIER.
Oui, monsieur...
BISCARA.
Votre main, monsieur, votre main, je vous en prie.
Il lui serre la main.
MONDÉSIR.
Au théâtre, maintenant, au théâtre.
Il va pour prendre son paletot et son chapeau.
TOUS.
Au théâtre.
Mouvement de sortie.
MONDÉSIR, sur l’estrade.
Mais non, au fait...
On s’arrête.
nous n’avons pas besoin d’aller au théâtre... maintenant que nous avons du monde pour chanter le chœur... Nous pouvons répéter le refrain des couplets de la Petite Poularde.
ESCARBONNIER, à Mondésir.
Depuis une heure, vous avez fait des choses bien étranges... Je vais, moi, le comte Escarbonnier, en faire une plus étrange encore... je vais daigner me mêler aux chœurs.
MONDÉSIR.
Trop bon, monsieur, trop bon... Nous y sommes ? Nous reprenons le refrain.
Chantant.
Depuis l’av’nue Friedland...
Il bat la mesure, et, de l’estrade, dirige les chœurs.
Reprise en CHŒUR.
Depuis l’av’nue Friedland
Jusque au pont d’Grenelle !
Son succès était écrasant ;
N’y en avait plus qu’ pour elle !
ACTE III
Un décor de jardin placé à l’envers. Un banc de gazon à gauche. La toile du fond représente la salle pleine de spectateurs. La rampe est allumée. On voit le souffleur dans son trou, le chef d’orchestre à son pupitre, les musiciens à l’orchestre, etc. etc. L’aspect de ce décor doit être semblable à celui qui se présenterait aux yeux, si, placé au fond de la scène, on regardait la salle un jour de représentation.
Scène première
BROCART, JULIETTE, en costumes bretons
Tous les deux vus de dos : ils chantent un couplet final au public qui est représenté sur la toile du fond.
Ce qui serait fort beau,
C’est que chacun put dire
Qu’on ne peut voir sans rire,
Ce l’ver d’ rideau.
Ils saluent et le rideau tombe. Pas le vrai rideau, bien entendu, celui qui est au lointain.
BROCART, à Juliette.
Et tu sais, toi, si tu regardes encore les avant-scènes...
Il ôte sa perruque et s’assied sur le banc de gazon en s’épongeant le front. Au bout d’un instant, il s’aperçoit que Juliette regarde par un des trous du rideau du fond, il va vivement à elle et lui fait quitter la scène. Entrent en scène le régisseur, les machinistes, puis Biscara, Amandine et Léonie. C’est l’entr’acte.
Scène II
BROCART, JULIETTE, LE RÉGISSEUR, puis BISCARA, AMANDINE, LÉONIE
LE RÉGISSEUR.
La petite pièce est finie... vite, vite le décor pour le premier acte... vite, vite.
Les machinistes commencent à poser le décor. Entrent par la droite, Biscara, Léonie et Amandine. Biscara a des boîtes de bonbons et des livres sur les bras, Amandine et Léonie l’amènent en scène.
AMANDINE.
Mes bonbons, grosse Bisque ?...
BISCARA, les lui donnant.
Les voici !
LÉONIE.
Et les miens, vous les avez oublies ?
BISCARA, les lui donnant.
Oh ! que non !
AMANDINE.
Et les livres que vous deviez prendre pour moi à la librairie nouvelle ?...
BISCARA, les donnant.
Voilà, voilà...
LÉONIE.
Et ces rentes que vous deviez me faire ?
AMANDINE.
Et mes deux chevaux ?
LÉONIE.
Et l’hôtel que vous deviez acheter pour moi ?
BISCARA.
Sont-elles gentilles !
AMANDINE.
Il n’y a pas de danger que vous nous donniez tout ça, n’est-ce pas, la Bisque ?... il n’y a pas de danger...
LÉONIE.
Oh ! le vilain avare !
Elles le battent en riant, puis elles courent au fond et s’installent aux deux trous du rideau pour regarder dans la salle.
BISCARA, pendant qu’on le bat et après avoir été battu.
Sont-elles gentilles ! Hé ! comme elles sont gentilles !
Il se frotte l’épaule.
BROCART.
Elles vous ont fait mal ?
BISCARA.
Oui, un peu... Voulez-vous un cigare ?
BROCART.
Je veux bien.
Rentre le régisseur.
LE RÉGISSEUR.
Qu’est-ce que tu fais là, Brocart ? Dépêche-toi d’aller t’habiller. C’est toi qui dis le premier mot de la pièce.
BROCART.
N’aie pas peur, je serai prêt. Merci, la bisque.
Il sort par la droite.
BISCARA.
Il est très gentil, lui aussi...
Au régisseur.
Et la débutante... où est la débutante ?
LE RÉGISSEUR, montrant la gauche.
Elle est là dans sa loge... avec la noce...
BISCARA.
Comment !
LE RÉGISSEUR.
Oui... le mari... les témoins... les demoiselles d’honneur... ils sont tous là-dedans, avec le coiffeur, l’habilleuse... Je me demande comment ils peuvent tenir.
Aux machinistes.
Vite, mes enfants, vite, vite.
Il remonte avec Biscara. On entend à gauche la voix d’Escarbonnier.
Scène III
LES MÊMES, ESCARBONNIER, MONDÉSIR, puis MADAME CAPITAINE
ESCARBONNIER, entrant poussé par Mondésir.
Monsieur le directeur... Pardonnez-moi, monsieur le directeur, mais vraiment vous semblez oublier une chose.
MONDÉSIR.
Quelle chose, monsieur ?
ESCARBONNIER.
Vous semblez oublier que vous parlez à un personnage considérable.
MONDÉSIR.
Justement... en votre qualité de personnage considérable, vous tenez de la place, beaucoup trop de place... c’est pour ça qu’il m’est impossible de vous garder dans la loge de la débutante.
ESCARBONNIER.
Mais enfin, monsieur...
MONDÉSIR.
Cherchez le régisseur et dites-lui de vous faire passer dans la salle.
À Biscara.
Avez-vous pensé à la couronne de fleurs, grosse bisque ?
BISCARA.
On l’apportera tout à l’heure... une couronne énorme.
MONDÉSIR.
Vous la ferez remettre au chef d’orchestre, quand la débutante aura chanté son grand air, le chef d’orchestre se lèvera tout debout et lui tendra la couronne... ça fera très bien...
Entre par la gauche madame Capitaine.
MADAME CAPITAINE.
Monsieur le directeur ! monsieur le directeur !
MONDÉSIR.
Qu’est-ce qu’il y a ?
MADAME CAPITAINE.
Il y a que le mari ne cesse d’embrasser sa femme, et qu’en l’embrassant, il la décoiffe.
MONDÉSIR.
Comment, il ne cesse de l’embrasser... mais il n’a pas le droit... sa femme a signé un engagement, il n’a pas le droit ! il n’a pas le droit...
Trouvant Escarbonnier sur son chemin et le bousculant.
Ôtez-vous donc de là, monsieur...
Il sort par la gauche avec madame Capitaine.
Scène IV
LES MÊMES, moins MONDÉSIR et MADAME CAPITAINE
Pendant la scène précédente, Amandine et Léonie ont quitté la toile du fond. Elles entourent Biscara ; elles lui montrent Escarbonnier ; elles lui demandent qui est ce monsieur, etc.
ESCARBONNIER.
Un pareil manque d’égards !... c’est à se demander si c’est bien moi que l’on appelle M. le comte.
BISCARA, saluant.
Monsieur ?...
ESCARBONNIER.
Monsieur...
BISCARA.
Il ne faut pas en vouloir au directeur, monsieur, il est fort occupé, mais voici ces demoiselles...
ESCARBONNIER.
Ces demoiselles...
BISCARA.
Amandine, monsieur, Amandine et Léonie. Elles sont gentilles, n’est-ce pas ? elles sont très gentilles... Et elles ne demandent pas mieux que de vous tenir compagnie jusqu’à ce que le régisseur vous ait trouvé une place.
ESCARBONNIER.
Puisse-t-il ne jamais m’en trouver de place, le régisseur.
BISCARA.
Mesdemoiselles je vous laisse avec M. le comte Escarbonnier.
LES DEUX FEMMES, saluant.
Monsieur le comte.
ESCARBONNIER.
À la bonne heure !
BISCARA.
Et je vais, moi, voir si la couronne est arrivée. Hein ! qu’elles sont gentilles !
Bas.
Allez-y... vous pouvez y aller.
Il sort par la droite.
Scène V
AMANDINE, LÉONIE, ESCARBONNIER
AMANDINE.
Quelques instants de conversation, voulez-vous ?
ESCARBONNIER, lui prenant la taille.
Je veux bien...
AMANDINE.
Des libertés !
ESCARBONNIER.
Je croyais...
À part.
Qu’est-ce qu’il disait donc...
AMANDINE.
Pas maintenant ; tout à l’heure.
ESCARBONNIER.
Ah !
LÉONIE.
Savez-vous ce qui nous plaît en vous ?
ESCARBONNIER.
Ce qui vous plaît en moi ?
LÉONIE.
Oui, le savez-vous ?
ESCARBONNIER.
Non...
AMANDINE.
Devinez.
ESCARBONNIER.
Il faut que je devine ?
LÉONIE.
Oui.
ESCARBONNIER, voulant encore prendre la taille.
J’aimerais mieux...
LÉONIE.
Tout à l’heure, on vous a dit... quand vous aurez deviné.
ESCARBONNIER.
Ah ! il faut d’abord...
LÉONTE.
Oui.
ESCARBONNIER.
Ce qui vous plait en moi... dans ma personne ?
AMANDINE.
Oui.
ESCARBONNIER.
C’est difficile de trouver...
AMANDINE.
Cherchez.
ESCARBONNIER.
Non... ça ne peut pas être... certainement je ne suis pas épouvantable, il s’en faut...
Montrant sa figure.
Mais enfin, ça ne peut pas être...
LÉONIE.
Non, ça n’est pas ça...
ESCARBONNIER.
Mon titre ?
AMANDINE.
Quel titre ?
ESCARBONNIER.
On m’appelle M. le comte.
LÉONIE.
Ce n’est pas ça...
ESCARBONNIER.
Ma fortune ?
TOUTES LES DEUX, allant vivement à lui.
Vous êtes riche ?
ESCARBONNIER.
Une modeste opulence.
AMANDINE.
Ce n’est pas ça, non plus.
ESCARBONNIER.
Pas ça non plus ?
LÉONIE.
Non !
ESCARBONNIER.
Qu’est-ce que ça peut être, alors ?
LÉONIE.
Cherchez, on vous dit...
ESCARBONNIER.
J’ai beau chercher... Je ne trouve pas...
AMANDINE.
Vous ne trouvez pas, bien sûr... Vous ne trouvez pas ce qui a pu nous plaire en vous ?
ESCARBONNIER.
Non.
LÉONIE.
Eh bien, ça ne nous étonne pas.
ESCARBONNIER.
Vous dites ?
LÉONIE.
Car nous avons beau le chercher toutes les deux, nous ne le trouvons pas davantage.
Elles rient.
ESCARBONNIER.
Oh ! mesdemoiselles...
À part.
Si c’est une farce... je ne la trouve pas très drôle...
Entre le régisseur.
LE RÉGISSEUR.
Qu’est-ce que vous faites là, vous autres ? qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?
LÉONIE.
Ce monsieur ?...
LE RÉGISSEUR.
Eh bien ! oui, ce monsieur.
AMANDINE.
Est-ce que je sais, moi ? Je ne le connais pas, ce monsieur.
LÉONIE.
Moi non plus...
AMANDINE.
C’est un monsieur qui s’est trouvé là, par hasard.
LÉONIE.
Et qui nous a dit des choses !... oh ! mais des choses !...
AMANDINE.
Des choses qui nous ont fait rougir !...
LE RÉGISSEUR.
Oh !
ESCARBONNIER.
Monsieur... je vous en prie... Ne les croyez pas, monsieur...
LÉONIE.
On ne devrait vraiment pas laisser entrer dans les coulisses...
À Escarbonnier.
Oh ! le vilain homme !
AMANDINE.
Est-il possible, à votre âge...
AMANDINE et LÉONIE.
Hou ! hou !
Les deux femmes sortent en riant par la droite.
Scène VI
ESCARBONNIER, LE RÉGISSEUR
LE RÉGISSEUR.
Qu’est-ce que vous leur avez dit ?
ESCARBONNIER.
Monsieur...
LE RÉGISSEUR.
Des choses qui les ont fait rougir ?... Je suis vraiment curieux...
ESCARBONNIER.
Monsieur, ne les croyez pas... Je ne leur ai rien dit du tout... ce sont ces demoiselles, au contraire...
LE RÉGISSEUR.
Ah ! bon... c’est une farce... Elles se sont fichues de vous... Elles ont eu raison. Qu’est-ce que vous faites là, dans les coulisses ?...
ESCARBONNIER.
Plaît-il ?
LE RÉGISSEUR.
Je vous demande ce que vous faites ici... vous n’entendez pas ?...
ESCARBONNIER.
Si fait, j’entends bien... mais c’est que vous passez d’une idée à l’autre avec une rapidité...
LE RÉGISSEUR.
C’est parce que je suis pressé... Répondez-moi tout de suite... qu’est-ce que vous faites là ?... comment êtes-vous entré ?...
ESCARBONNIER.
Je suis de la noce.
LE RÉGISSEUR.
De la noce de la débutante ? Vous êtes le père ?
ESCARBONNIER, à part.
Ils ont la rage de me prendre pour le père !...
Haut.
Non, je ne suis pas le père... Je suis un des témoins... le plus considérable, sans aucun doute...
LE RÉGISSEUR.
Pourquoi êtes-vous sorti de la loge ?... On avait fourré toute la noce dans la loge... Pourquoi en êtes-vous sorti ?
ESCARBONNIER.
Parce qu’on m’en a fait... parce qu’on m’a prié d’en sortir.
LE RÉGISSEUR.
Qui ça ?
ESCARBONNIER.
M. le directeur... il m’a dit de m’adresser au régisseur, et que celui-ci me trouverait une place dans la salle.
LE RÉGISSEUR.
C’est moi, le régisseur... pourquoi ne me dites-vous pas tout de suite ?...
ESCARBONNIER.
J’ignorais...
LE RÉGISSEUR.
Allons, venez... Je vais tâcher de vous trouver un coin.
ESCARBONNIER, blessé.
Un coin !
LE RÉGISSEUR.
Eh bien, oui, un coin... qu’est-ce que vous vous figurez ? Que je vais vous faire ouvrir la grande avant-scène...
ESCARBONNIER.
Je ne vous en veux pas... je ne peux pas vous en vouloir... Vous ne savez pas à qui vous parlez...
LE RÉGISSEUR.
À qui est-ce que je parle ?
ESCARBONNIER.
Je suis le comte Escarbonnier.
LE RÉGISSEUR.
M. le comte Escarbonnier !... c’est vous ?
ESCARBONNIER.
C’est moi.
LE RÉGISSEUR.
Je connais votre femme !
ESCARBONNIER.
Hé ?
LE RÉGISSEUR.
Oui. Je n’ai pas toujours été régisseur ; j’ai joué les Pirates de la Savane à Toulouse... au théâtre du Capitole... le rôle de Tolobas... Or, un soir que je jouais les Pirates de la Savane à Toulouse, votre femme qui passait par là... Venez, je vais vous trouver une place, une bonne place...
ESCARBONNIER, à part en sortant.
La malheureuse !... Tolobas !...
Haut.
Est-ce qu’elle vous a parlé de moi, ma femme ?
LE RÉGISSEUR.
Non, non... jamais.
Ils sortent par la gauche. Entrent par la droite Mondésir, Marasquin et les quatre petites Marasquin.
Scène VII
MONDÉSIR, MARASQUIN, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, puis MADAME CAPITAINE
MONDÉSIR, poussant devant lui les petites Marasquin.
Allons, mesdemoiselles...
MARASQUIN, suivant Mondésir.
Mais enfin, monsieur...
Les demoiselles entrent en courant, ravies de se trouver dans les coulisses d’un théâtre. Berthe et Amélie vont regarder au fond par les deux trous de la toile. Pauline s’empare d’un caducée placé sur un tabouret dans les coulisses.
MONDÉSIR.
Il n’y a pas de mais enfin, monsieur... je ne peux pas vous garder dans la loge de la débutante... vous avez une famille trop nombreuse... Dites au régisseur de vous placer dans la salle.
MARASQUIN, cherchant à rassembler ses filles.
Où est-il le régisseur ?
MONDÉSIR, reprenant le caducée à Marasquin qui vient de le reprendre à Pauline.
Est-ce que je sais, moi.
Entre par la gauche madame Capitaine.
MADAME CAPITAINE.
Monsieur le directeur !
MONDÉSIR.
Qu’est-ce qu’il y a encore ?...
MADAME CAPITAINE.
C’est le mari... Il continue à embrasser sa femme...
MONDÉSIR.
Ah çà ! mais... je ne peux donc pas m’éloigner un instant ! voulez-vous bien vous tenir tranquille, vous là-bas, voulez vous bien...
Il sort par la gauche avec madame Capitaine.
Scène VIII
MARASQUIN, BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE
BERTHE, regardant par un trou de la toile.
Ah ! qu’il est gentil celui-là, à gauche !
AMÉLIE, même jeu à l’autre trou.
Et celui-là, à droite !
LES DEUX AUTRES.
Oh ! laissez-nous voir...
MARASQUIN.
Voulez-vous bien vous taire !
À un machiniste qui passe.
Monsieur... nous sommes de la noce, monsieur... Mes filles et moi nous sommes de la noce, et M. le directeur vient d’avoir la bonté... Pourriez-vous me dire où je trouverais le régisseur ?
LE MACHINISTE.
Il est dans la salle... Venez avec moi, je vais vous faire passer.
Il se dirige vers la gauche.
MARASQUIN.
Monsieur, je vous prie... le temps seulement d’adresser quelques mots à mes quatre filles... venez ici, mesdemoiselles...
LES QUATRE DEMOISELLES, descendant et se mettant en ligne.
Voilà, papa, voilà.
MARASQUIN.
Je vais être obligé de vous laisser seules pendant une ou deux minutes...
LES QUATRE DEMOISELLES, enchantées.
Bien, papa.
MARASQUIN.
Vous serez bien sages ?...
LES QUATRE DEMOISELLES.
Oui, papa.
MARASQUIN.
Il est possible que l’on vienne tourner autour de vous...
AMÉLIE.
Tu crois, papa ?
MARASQUIN.
Il est possible, même, que l’on vous adresse la parole...
LES QUATRE DEMOISELLES, contentes.
Ah !
MARASQUIN.
Savez-vous ce qu’il faudra faire si l’on se permet de vous adresser la parole ?
BERTHE.
Nous ne sommes pas des bêtes, papa, et nous tâcherons de bien répondre.
MARASQUIN.
Mais non, mais non. Il ne faudra pas répondre, au contraire.
LES QUATRE DEMOISELLES.
Pourquoi ça ?
MARASQUIN.
Parce que c’est plus convenable... Vous resterez là en rang, toutes les quatre... Et jusqu’à ce que je revienne vous chercher, vous ne direz pas un mot, vous ne ferez pas un mouvement.
LES QUATRE DEMOISELLES, tristement.
Bien, papa.
MARASQUIN.
C’est entendu ?
LES QUATRE DEMOISELLES.
Oui, papa.
MARASQUIN.
À tout à l’heure, mes enfants.
LES QUATRE DEMOISELLES.
À tout à l’heure, papa.
MARASQUIN, au machiniste.
Monsieur, je vous demande pardon... mais peut-être êtes-vous père... si vous êtes père, vous me comprendrez.
Il sort par la gauche avec le machiniste. Les quatre petites Marasquin restent sur le devant de la scène, gênées, embarrassées. Entre Biscara par la gauche.
Scène IX
BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, BISCARA
BISCARA, parlant à un machiniste qui tient une immense couronne.
Vous avez bien compris... c’est pour le chef d’orchestre... il placera ça sous son pupitre, de façon à ce que ça ne s’aperçoive pas, et quand le moment sera venu...
LE MACHINISTE.
N’ayez pas peur, la Bisque...
BISCARA, stupéfait.
Comment ! même les machinistes !...
Le machiniste sort. Biscara aperçoit les quatre demoiselles Marasquin.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... Tiens, mais ce sont les quatre demoiselles que j’ai eu le plaisir de voir ce matin à la mairie... n’est-ce pas, mesdemoiselles, vous êtes bien les quatre demoiselles que j’ai eu le plaisir ?...
Jeu de scène à chaque phrase de Biscara ; les quatre petites Marasquin se consultant du regard, riant, etc... mais ne répondant pas.
Sont-elles gentilles !... hé !... comme elles sont gentilles !... Elles ne parlent pas beaucoup, mais ça ne fait rien, elles sont gentilles. Pourquoi ne parlez-vous pas... hé ? Non, vous ne voulez pas... répondez par un geste, au moins... Savez-vous ce que vous feriez, si vous vouliez être encore plus gentilles que vous n’êtes ? vous viendriez dîner avec moi, toutes les quatre... Hé ? non ? vous tenez à ce que j’invite papa... Eh bien, c’est entendu, j’inviterai papa.
Les quatre petites Marasquin sautent de joie, mais elles se mettent en ligne et reprennent un air sérieux en entendant la voix de leur père.
Scène X
BERTHE, AMÉLIE, PAULINE, MARGUERITE, BISCARA, MARASQUIN, revenant par la gauche, on entend sa voix avant qu’il paraisse, puis ESCARBONNIER, LE RÉGISSEUR
MARASQUIN, dans la coulisse.
Ne répondez pas... N’oubliez pas ce que je vous ai dit...
LES QUATRE DEMOISELLES.
Ah ! papa !
MARASQUIN, entrant.
Ne répondez pas...
À Biscara.
Vous leur avez adressé la parole, n’est-ce pas, monsieur ?
BISCARA.
En effet...
MARASQUIN.
Et elles ne vous ont pas répondu ?
LES QUATRE DEMOISELLES.
Rien du tout, papa, rien du tout...
MARASQUIN.
C’est admirable !... Embrassez-moi, mes enfants.
Elles l’embrassent. Biscara à son tour ouvre les bras aux petites Marasquin qui se précipitent pour l’embrasser lui aussi. Marasquin arrachant ses filles des bras de Biscara.
Non, non, pas vous !
Ils remontent à gauche. Entrent par la droite, Escarbonnier et le régisseur.
ESCARBONNIER, au régisseur.
Avec tout ca, vous m’avez promené dans toute la salle et vous n’avez pas pu me donner de place.
LE RÉGISSEUR, lui désignant le deuxième plan de droite.
Tenez, là... derrière ce décor. Vous serez très bien... voulez-vous un coussin ?...
ESCARBONNIER.
Je vous remercie...
LE RÉGISSEUR, avec affectation en installant Escarbonnier derrière le décor.
Tout ce que vous voudrez, vous, vous savez... tout ce que vous voudrez.
ESCARBONNIER.
Vraiment... elle ne vous a jamais parlé de moi, ma femme ?
LE RÉGISSEUR.
Jamais de la vie !
Escarbonnier entre dans la coulisse.
MARASQUIN, au régisseur.
Eh bien... Et nous ?...
LE RÉGISSEUR, désignant le deuxième plan de gauche.
En face, vous, derrière l’autre décor... vous serez peut être un peu gênés...
MARASQUIN, à Biscara.
Je le regrette, car sans cela je me serais fait un vrai plaisir de vous offrir une place.
BISCARA.
J’accepte. Sont-elles gentilles !... hé ? Sont-elles assez gentilles !...
Pendant que le régisseur installe Marasquin, les quatre jeunes filles et Biscara derrière le décor de gauche, entrent par le premier plan du même côté, Lamberthier et Mondésir.
Scène XI
LAMBERTHIER, MONDÉSIR, puis LE RÉGISSEUR
LAMBERTHIER, amené violemment en scène par Mondésir.
Non, monsieur, non... vous n’avez pas le droit de me faire sortir de la loge.
MONDÉSIR.
Si fait, monsieur... si fait...
LAMBERTHIER.
Non, monsieur... je suis le mari, moi, je suis le mari... Nina est ma femme !...
MONDÉSIR.
Elle est ma pensionnaire... et, si vous êtes le mari, je suis le directeur, l’un vaut bien l’autre, il me semble.
LAMBERTHIER, se révoltant.
Monsieur !...
MONDÉSIR.
Eh bien, monsieur !...
LAMBERTHIER.
Laissez-moi rentrer...
MONDÉSIR, l’arrêtant.
Non, monsieur.
LAMBERTHIER.
Il y a dans le traité de Nina que son mari a le droit d’entrer dans sa loge...
MONDÉSIR.
À la condition de ne pas s’y conduire d’une façon inconvenante.
LAMBERTHIER.
Inconvenante, monsieur !...
MONDÉSIR.
Oui, monsieur... inconvenante.
LAMBERTHIER.
Qu’est-ce que j’ai donc fait, monsieur... dites-moi un peu ce que j’ai fait d’inconvenant ?
MONDÉSIR.
Vous l’embrassez tout le temps, votre femme.
LAMBERTHIER.
Eh bien, monsieur...
MONDÉSIR.
Ça gêne le service... Et puis vous lui parlez tout bas... ça l’empêche de repasser son rôle... Et puis, quand les habilleuses l’ont emmenée dans le petit salon pour lui mettre son costume, vous avez voulu vous élancer...
LAMBERTHIER.
Mais certainement, j’ai voulu m’élancer... Je me mépriserais moi-même si je n’avais pas voulu m’élancer... Elle est ma femme, monsieur, et elle ne l’est que depuis ce matin... Je l’aime, je l’adore !...
Il veut s’élancer vers la gauche.
MONDÉSIR, le ramenant violemment à droite.
C’est possible... mais, moi, je lui donne deux cent cinquante francs par soirée...
LAMBERTHIER.
Un mariage que vous avez fait vous-même !!
MONDÉSIR.
À mon grand regret, croyez-le bien.
L’arrêtant.
Eh bien, eh bien, où allez-vous ?
LAMBERTHIER.
Je veux rentrer là.
MONDÉSIR.
Non, vous ne rentrerez pas... quand je devrais employer la violence...
LAMBERTHIER.
Mais enfin, qu’est-ce que vous comptez faire de moi ?
MONDÉSIR.
Vous n’auriez pas une course à faire quelque part... un peu loin... vous prendriez le tramway.
LAMBERTHIER.
Par exemple !
MONDÉSIR.
Allons... C’est bon... ne vous fâchez pas... on va tâcher de vous trouver une place dans la salle.
Au régisseur qui passe.
Vous n’avez pas une place à donner à monsieur ?
LE RÉGISSEUR.
Une place pour monsieur ?
MONDÉSIR.
Oui.
LE RÉGISSEUR.
Certainement non, je n’ai pas une place à donner à monsieur. La salle est comble...
MONDÉSIR.
C’est ça qui devrait vous faire plaisir, car enfin c’est votre femme.
LE RÉGISSEUR.
Ah ! c’est monsieur qui est...
MONDÉSIR.
Oui, c’est monsieur qui est le mari...
LE RÉGISSEUR.
Mes compliments, monsieur... vous avez là une femme qui fera parler de vous.
MONDÉSIR.
Et il se gendarme... Il se fâche parce que je l’empêche d’embrasser sa femme.
LE RÉGISSEUR.
Il n’a pas encore l’habitude... mais ça lui viendra, ça lui viendra.
Tirant sa montre.
Nous allons commencer, n’est-ce pas ?... il y a déjà vingt minutes d’entr’acte.
MONDÉSIR.
Oui... oui... Sonnez pour l’orchestre...
Le régisseur s’éloigne. Entre par le fond à droite, le vicomte de Champ-d’Azur.
Scène XII
LAMBERTHIER, MONDÉSIR, LE RÉGISSEUR, LE VICOMTE, puis ESCARBONNIER
MONDÉSIR, montrant le vicomte.
Voilà monsieur qui va tout arranger.
LAMBERTHIER.
Monsieur ?...
MONDÉSIR, les présentant l’un à l’autre.
M. le vicomte Édouard de Champ-d’Azur... Monsieur... comment vous appelez-vous déjà ?...
LE VICOMTE.
M. Lamberthier.
MONDÉSIR.
C’est ça, Lamberthier... M. Lamberthier, le mari...
LE VICOMTE.
Oui, oui, je sais... j’ai le plaisir de connaître...
MONDÉSIR, au vicomte.
Qui avez-vous dans votre avant-scène ?...
LE VICOMTE.
Personne, je suis tout seul...
MONDÉSIR.
Rien de plus simple, alors !... Vous ne refuserez pas d’offrir une place...
LE VICOMTE.
À monsieur ?
MONDÉSIR.
Oui.
LE VICOMTE.
Certainement non, je ne refuserai pas... avant-scène numéro 1, là, tout près de la porte de communication.
MONDÉSIR, au régisseur qui passe.
Ouvrez la porte de communication à monsieur, et fourrez-le... faites-le entrer, je veux dire, faites-le entrer dans l’avant-scène numéro 1.
LE RÉGISSEUR, à Lamberthier.
Venez, monsieur.
LAMBERTHIER.
Pas du tout, pas du tout... Je n’irai pas dans l’avant scène, je veux rester ici.
MONDÉSIR.
Je vous en prie, monsieur...
Des musiciens, avec leurs instruments, passent au fond pour se rendre à l’orchestre.
Voici les musiciens, on va commencer l’ouverture... Je vous en prie.
LE RÉGISSEUR.
Ne faites donc pas l’enfant.
Ici paraît Escarbonnier.
ESCARBONNIER.
La qualité maîtresse des hommes supérieurs m’a toujours paru être de savoir changer de ton selon le milieu dans lequel ils se trouvent. Je ne suis pas ici dans mon ca binet, je suis sur les planches d’un petit théâtre, je vais prendre le ton de l’endroit, vous allez voir.
À Lamberthier.
Venez ici, mon petit... on vous a dit d’aller dans l’avant scène numéro 1. Pourquoi n’y allez-vous pas ?
LAMBERTHIER.
Mais, dame ! parce que j’aime mieux...
ESCARBONNIER.
Allez-y donc, mon petit...
À Mondésir.
Vous voyez comme je prends bien le ton...
À Lamberthier.
Allez-y, vous me ferez plaisir.
TOUS.
Allez-donc dans l’avant-scène, monsieur Lamberthier.
LAMBERTHIER.
Eh bien, non ! je n’irai pas !
ESCARBONNIER.
Vous n’irez pas ?
À Mondésir.
Vous avez des machinistes ?
MONDÉSIR, lui montrant deux machinistes qui causent, au fond.
Tenez...
ESCARBONNIER.
C’est très bien.
Aux machinistes.
Messieurs les machinistes, ayez la bonté d’enlever monsieur.
Les machinistes regardent Mondésir.
LAMBERTHIER.
Comment, enlever ?
MONDÉSIR.
Oui, oui, l’idée est excellente ; enlevez monsieur, et fourrez-le dans l’avant-scène ; quand il y sera, vous aurez soin de fermer la porte à double tour, à double tour, vous entendez.
Les machinistes emportent par le fond à droite Lamberthier qui se débat. Le régisseur les suit.
Scène XIII
ESCARBONNIER, LE VICOMTE, MONDÉSIR
ESCARBONNIER.
Vous avez vu comme j’ai, tout de suite, su prendre le ton...
MONDÉSIR.
Mille remerciements, monsieur.
LE VICOMTE.
Le fait est que vous avez eu là une idée...
ESCARBONNIER.
L’habitude du commandement. Est-ce que vous m’avez vu parler à la foule ?
LE VICOMTE.
Non.
ESCARBONNIER.
Ça ne m’étonne pas, l’occasion ne s’étant pas encore présentée. Je voudrais qu’elle se présentât... La foule serait là, je serais ici, moi... Je m’avancerais, je prononcerais quelques paroles...
MONDÉSIR.
Et ?
ESCARBONNIER.
Et puis, plus rien, plus de foule... Elle aurait disparu... pfftt !...
MONDÉSIR.
Ah ! bien non, ça ne m’irait pas, à moi, ça ne m’irait pas.
ESCARBONNIER.
Comment ?
LE VICOMTE.
Non, il est directeur de théâtre.
MONDÉSIR.
Alors, vous comprenez, quelqu’un qui, avec un mot, ferait disparaître la foule, pfftt !...
ESCARBONNIER.
Je comprends... vous êtes badin... Je suis familier, moi, et vous, vous êtes badin... Une question, mon cher, commencera-t-on bientôt ?
MONDÉSIR.
Dans cinq minutes.
Au régisseur qui passe.
A-t-on prévenu la débutante ?
LE RÉGISSEUR.
Je vais la prévenir.
Il sort à gauche. Le vicomte va causer avec une figurante, au fond.
ESCARBONNIER.
C’est que je suis seul dans ma loge, et alors...
MONDÉSIR.
Vous vous ennuyez... n’ayez pas peur, je trouverai bien un moyen de vous envoyer quelqu’un.
ESCARBONNIER.
S’il y avait l’une des deux petites actrices qui étaient là, tout à l’heure...
MONDÉSIR.
Eh ! là, mon gros, c’est vous qui devenez badin...
ESCARBONNIER, en riant.
Et c’est vous qui devenez familier !
MONDÉSIR.
Allons, rentrez dans votre loge.
ESCARBONNIER.
Je rentre, mais envoyez-moi une des petites...
Il entre dans la coulisse.
MONDÉSIR, regardant à gauche.
Ah ! voici la débutante !
Il remonte au fond avec le régisseur. Entrent, par la gauche, Nina, costumée et suivie par madame Capitaine qui tient une brochure à la main.
Scène XIV
MONDÉSIR, LE VICOMTE, LE RÉGISSEUR, NINA, MADAME CAPITAINE, puis ESCARBONNIER
NINA, répétant son rôle.
« Tu dis que tu m’aimes, Almanzor... »
À madame Capitaine.
Va donc, marraine, si tu ne me donnes pas mieux la réplique, jamais je ne saurai... « Tu dis que tu m’aimes, Almanzor... » Va donc, marraine...
MADAME CAPITAINE, tournant les pages.
J’ai perdu la page... attends...
Elle aperçoit le vicomte.
Ah ! ça mais, c’est ?...
LE VICOMTE.
Mais oui, ma bonne maman Capitaine, c’est moi.
NINA.
Vous êtes surpris de me trouver là.
LE VICOMTE.
Mais non, on m’a raconté l’histoire.
MADAME CAPITAINE.
Vous allez faire répéter Nina, vous qui avez l’habitude, vous la ferez bien mieux répéter que moi.
Elle lui donne la brochure.
LE VICOMTE, allant à Nina.
Si madame veut me faire l’honneur...
NINA.
Si je veux vous faire l’honneur... Je crois bien que je veux vous faire l’honneur... venez là, vite, vite. « Tu dis que tu m’aimes, Almanzor... »
Elle s’assied avec le vicomte sur le banc de gazon, à gauche.
MONDÉSIR, à madame Capitaine.
Venez avec moi, vous, vous devez avoir envie de voir la comédie, je vais vous donner une bonne place.
MADAME CAPITAINE.
J’allais vous la demander.
Mondésir frappe sur le décor derrière lequel est Escarbonnier. Celui-ci passe sa tête.
MONDÉSIR.
Vous m’avez dit que cela vous ennuyait d’être seul.
ESCARBONNIER.
En effet... j’ai même ajouté que s’il y avait là l’une des deux petites actrices...
MONDÉSIR.
Non, il n’y a pas là l’une des deux petites actrices,
Montrant madame Capitaine.
mais il y a madame...
ESCARBONNIER, faisant la grimace.
Ah !... Toutes réflexions faites, je ne suis pas mal, tout seul...
MONDÉSIR.
Il y a madame, qui sera enchantée d’accepter une place.
MADAME CAPITAINE.
Je crois bien que je serai enchantée... à côté de M. le comte Escarbonnier, moi, pendant tout un soir... ah !
Elle entre dans la coulisse.
ESCARBONNIER, à Mondésir.
J’aurais préféré une des petites...
MONDÉSIR.
Voulez-vous bien vous taire...
Le régisseur frappe les trois coups.
On va commencer l’ouverture.
Les musiciens jouent derrière le rideau du fond. Escarbonnier disparaît. Entre Biscara par la gauche.
Scène XV
NINA, LE VICOMTE, MONDÉSIR, BISCARA, puis BROCART et LE RÉGISSEUR
MONDÉSIR, à Biscara.
Eh bien, la Bisque... perdez-vous la tête... vous n’entendez pas que c’est commencé ?
BISCARA.
Ah ! mon ami, si vous saviez... ces quatre petites... comme elles sont gentilles !... Je vais leur acheter des bonbons.
MONDÉSIR, bas.
Venez avec moi, vous passerez par la salle ; je vais, moi, voir l’entrée de la débutante.
BISCARA, en sortant avec Mondésir.
Qu’elle est gentille !... Est-ce qu’on ne pourrait pas l’inviter, dites, en invitant son mari ?
Ils sortent par le fond, à droite. Entre par le premier plan, du même côté, Brocart en costume d’Almanzor.
BROCART, au régisseur qui passe.
Eh bien, tu vois que je suis prêt.
LE RÉGISSEUR.
Il est temps.
À Nina.
Vous savez, mademoiselle, que vous entrez en scène deux minutes après le lever du rideau... Brocart dit son monologue et vous entrez.
NINA.
Oui, monsieur, je sais.
Le régisseur sort. Brocart va regarder au fond par un des trous de la toile, puis, après avoir regardé rentre dans la coulisse à droite.
Scène XVI
NINA, LE VICOMTE
Toute cette scène est accompagnée par de la musique jouée au fond en sourdine derrière le rideau.
NINA, se levant et passant.
Eh bien, nous ne répétons plus ?
LE VICOMTE, se levant.
Ah ! Nina !... Ninetta mia !...
NINA.
Allons, allons...
LE VICOMTE.
Vous devez être heureuse, Nina... Deux de vos rêves sur trois se sont réalisés.
NINA.
Deux de mes rêves ?...
LE VICOMTE.
Mais oui... vous vouliez être mariée, vous avez un mari... vous vouliez entrer au théâtre, vous y êtes... Mais il y a de par le monde une troisième chose que vous aviez rêvée aussi et qui, de son petit nom, s’appelle l’amour.
NINA.
Vous me chagrinez, mon ami.
LE VICOMTE.
Hé ?
NINA.
Oui, car il n’y a rien qui me chagrine plus que de voir un homme, pour qui j’ai de l’affection, faire une bêtise.
LE VICOMTE.
Une bêtise ?
NINA.
Comment ! vous venez me parler d’amour en ce moment ?... Que vous m’en ayez parlé autrefois, chez marraine, je le comprenais... que vous m’en parliez encore chez moi, pour me disputer à mon mari, je le comprendrais... mais ici, au théâtre !... deux minutes avant que j’entre en scène... quand la toile va se lever !...
Elle remonte.
LE VICOMTE, riant.
Le feu sacré, il n’y a pas à dire, le feu sacré.
NINA, descendant.
Allons, vite, mon ami, faites-moi répéter mes premiers mots, cela vaudra mieux.
LE VICOMTE.
Vous voulez...
NINA.
Je vous en prie. « Tu dis que tu m’aimes, Almanzor. »
LE VICOMTE, lisant dans la brochure.
« Si je t’aime !... »
NINA.
« Où sont les preuves de ton amour ? »
LE VICOMTE.
« Dans l’armoire. »
NINA.
« Où est la clef de l’armoire ? »
LE VICOMTE.
« Au fond du troisième torrent, à main gauche. »
NINA.
« Cela suffit, monseigneur ; je vous nomme syndic de ma faillite, mais sans portefeuille... »
LE VICOMTE.
« Ça m’est bien égal, le portefeuille, mais aurai-je le droit... »
NINA.
« Ah ! mon gaillard, tu y tiens au droit de... »
Ne répétant plus.
Dans la brochure, la phrase est soulignée, et l’on m’a dit que ce qui était souligné, c’étaient des mots, avec les quels il fallait faire de l’effet... Ah ! mon gaillard, tu y tiens au droit de... comment faut-il dire ça pour faire de l’effet ?... Je ne comprends pas bien...
LE VICOMTE.
Dites-le sans comprendre, Ninette, dites-le avec cet air doux et gentil que vous avez maintenant... et c’est tout justement ce qui fera de l’effet.
LE RÉGISSEUR, d’une coulisse de droite, à Nina.
L’ouverture va finir ; prenez garde !
NINA, au vicomte.
Ah ! mon Dieu ! on va lever le rideau ; ne me quittez pas... Tenez-moi la main jusqu’à ce que j’entre en scène... Que j’ai peur, mon Dieu, que j’ai peur...
Ils gagnent l’extrême gauche. En effet l’ouverture est finie. Le rideau se lève. On aperçoit dans les coulisses à gauche Marasquin et ses quatre filles s’apprêtant à écouter la comédie. Même jeu à droite pour Escarbonnier, madame Capitaine et le régisseur. Brocart-Almanzor entre en scène. On le voit de dos pendant le monologue suivant.
BROCART, en scène.
« Quelle situation que la mienne... Voilà trente-cinq ans que je suis enfermé dans cette tour... et Vercingétorix ne vient pas à mon secours... il aura été retenu à déjeuner... Qui de 25 paie 4, reste 32, je pose 7 et je retiens... ma respiration. Si encore la petite poularde daignait me faire une petite visite... Je l’aime tant ! je l’aime tant !... Ah ! c’est elle ! »
LE RÉGISSEUR, à Nina.
À vous, mademoiselle ! c’est à vous !
NINA.
Oui, j’y vais !
Elle entre en scène.
« Tu dis que tu m’aimes, Almanzor... »
BROCART.
« Si je t’aime !... »
NINA.
« Où sont les preuves de ton amour ? »
Ici éclate dans la salle, au fond, un tapage épouvantable, des cris : À la porte ! à la porte ! etc.
LE RÉGISSEUR, effaré, à Brocart.
Qu’est-ce qu’il y a ?
BROCART.
C’est le mari !
Scène XVII
TOUT LE MONDE
NINA, au vicomte.
Quel dommage qu’il m’ait interrompue... J’y étais, mon ami, j’y étais !...
LAMBERTHIER, arrivant par le fond à droite et escaladant la rampe.
Sortez de scène, madame ! sortez de scène !
MONDÉSIR et LE RÉGISSEUR, criant.
Au rideau ! au rideau !
On baisse la toile. Tout le monde envahit la scène.
MONDÉSIR.
Monsieur... monsieur... c’est indigne !
ESCARBONNIER, à Lamberthier.
On ne trouble pas ainsi une représentation !...
MONDÉSIR.
C’est indigne !
LAMBERTHIER.
Ce qui est indigne, c’est le costume de ma femme... Avez-vous vu le costume de ma femme ?
MONDÉSIR.
Il est charmant, son costume !
ESCARBONNIER.
Il n’est peut-être pas assez... mais ça ne fait rien, il est charmant.
LAMBERTHIER.
Il est indécent !... Sortez de scène, madame. Comment n’avez-vous pas honte...
NINA.
Mon ami...
LAMBERTHIER.
Sortez de scène, ne m’entendez-vous pas ?
NINA.
Ah !
Elle s’évanouit dans les bras de madame Capitaine.
MADAME CAPITAINE.
Il l’a tuée, le monstre !... il l’a tuée !...
On emmène Nina à droite. Madame Capitaine, Escarbonnier, le vicomte et Brocart l’entourent et lui prodiguent des soins.
MONDÉSIR.
Vous paierez la recette, monsieur !...
LAMBERTHIER, se débattant.
Je ne paierai rien du tout, vous entendez, rien du tout, et j’emmènerai ma femme.
MARASQUIN.
Allons, Lamberthier, allons.
BERTHE.
Que vous êtes méchant, monsieur Lamberthier, c’était si amusant, la comédie.
LE RÉGISSEUR.
Allons, tout cela n’est rien... Je vais faire une annonce, et si monsieur promet de se tenir tranquille...
LAMBERTHIER.
Certainement non, je ne promets pas !
Au vicomte.
Est ce que vous croyez que je ne vous voyais pas, tout à l’heure ? Vous teniez la main de Nina, vous étiez là...
LE VICOMTE.
Pour la rassurer, monsieur, pour la rassurer.
MONDÉSIR, à Lamberthier.
Et puis, vous savez, si vous ne vous tenez pas tranquille, je vous fais mettre à la porte du théâtre... et je trouverai bien moyen de vous empêcher d’y rentrer.
ESCARBONNIER, à Mondésir.
Les machinistes... Il n’y a que ça... Les machinistes !...
LE RÉGISSEUR, à Lamberthier.
Allons, voyons, comme vous rirez plus tard, quand vous vous souviendrez que vous avez fait ce tapage... Vous avez une excellente situation, ne la gâtez pas...
Grand bruit au fond, derrière le rideau. Cris de : La toile !... la toile !...
Le public se fâche...
ESCARBONNIER.
La foule !... si vous me permettiez de lui adresser quelques paroles.
MONDÉSIR.
Laissez-moi tranquille, vous...
Il emmène Lamberthier à gauche.
LE RÉGISSEUR.
Allons, place au théâtre !... Je vais faire une annonce... place au théâtre ! place au théâtre !...
ESCARBONNIER, au régisseur.
Tolobas, laissez-moi parler... Laissez-moi parler à la foule...
LE RÉGISSEUR, le repoussant à gauche.
Ah ! ne te mêle pas de ça, toi...
Tout le monde sort de scène.
Au rideau !
Le rideau se lève. La toile an fond représente une salle furieuse, montrant le poing ; le régisseur s’avance et fait trois saluts.
Mesdames et messieurs, je comprends votre indignation.
Cris : Oui ! oui !
Elle est légitime.
Cris : Oui ! oui !
Mais n’ayez pas peur, la représentation va pouvoir continuer.
Bravo ! Bravo !...
Elle avait été troublée par un fou.
LAMBERTHIER, voulant s’élancer.
Qu’est-ce qu’il a dit ?
MONDÉSIR, le retenant.
Taisez-vous, ne bougez pas.
LAMBERTHIER, échappant à Mondésir et se précipitant en scène.
Qu’est-ce qu’il a dit ?... un fou...
Bousculant le régisseur et s’adressant au public du fond.
Je ne suis pas un fou, messieurs. Je vais vous dire mon histoire et vous me comprendrez. Je me suis marié ce matin, ma femme m’adorait.
LE RÉGISSEUR, cherchant à le ramener.
Monsieur...
MADAME CAPITAINE, échappant à Brocart qui la retenait à droite, s’élançant sur la scène et s’adressant au public du fond.
Ça n’est pas vrai, messieurs, sa femme ne l’adorait pas !
MONDÉSIR et LE RÉGISSEUR, criant.
Au rideau ! au rideau !
Le rideau tombe de façon à ce que Lamberthier et madame Capitaine se trouvent pris entre la fausse rampe et le faux rideau. Les autres personnages envahissent la scène. On entend derrière le faux rideau une querelle violente entre ma dame Capitaine et Lamberthier, et les cris, et les rires du public.
MONDÉSIR, se précipitant en scène.
Où sont-ils ? où sont-ils ?
LE RÉGISSEUR.
Là, derrière le rideau !
MONDÉSIR.
Au rideau ! au rideau ! qu’on les retire de là et qu’on les mette à la porte !
Le rideau se lève. La toile du fond représente une salle que la scène entre madame Capitaine et Lamberthier a mise de bonne humeur, des bouches fendues jusqu’aux oreilles, des gens qui se tiennent les côtes. Mondésir et le régisseur empoignent madame Capitaine et Lamberthier qui en sont venus aux mains.
ESCARBONNIER, à gauche.
La foule !... l’on ne m’empêchera pas de parler à la foule !...
Il s’élance en scène. Bataille au fond entre Lamberthier, madame Capitaine, Mondésir et le régisseur. Brouhaha terrible. Biscara est entré chargé de sacs de bonbons. Les petites Marasquin sautent sur Biscara et prennent les bonbons. Biscara saute sur les petites Marasquin et les embrasse. Marasquin court après ses filles et cherche à les rassembler... mais elles tombent dans les mains de Brocart, qui se met, lui aussi, à les embrasser, Escarbonnier, au fond parle au public... etc. Tableau. Cette fois, les deux rideaux, le vrai et le faux, tombent ensemble.
ACTE IV
Chez Nina.
Une pièce très confortable. Mobilier d’un luxe cossu et sérieux. Portes dans les pans coupés. Portes latérales. Au fond, un piano. À droite, un gros bureau-ministre, chargé de paperasses. À gauche, une cheminée. Devant la cheminée, un canapé. Fauteuils, chaises, tabouret de piano, etc. etc. Un timbre sur le bureau.
Scène première
NINA, MADAME CAPITAINE, LAMBERTHIER
Madame Capitaine sur le canapé en train de broder. Lamberthier assis devant son bureau, dépouillant un énorme dossier, classant des lettres. Nina au piano.
NINA, chantant.
L’oiseau s’enfuit, Lison surprise
Par un amant,
Au trébuchet se trouva prise...
Ne sais comment.
LAMBERTHIER, travaillant à son bureau.
Ce n’est pas ça.
NINA.
Comment ça n’est pas ça ?
LAMBERTHIER.
Non, ça n’est pas ça, tu ne chantes pas bien le couplet.
NINA, à madame Capitaine.
Mais je trouve que je le chante très bien.
MADAME CAPITAINE.
Écoute ton mari, ma chère, il connait ton public, il sait ce qu’il lui faut. S’il te dit que tu ne chantes pas bien ton couplet, c’est que tu ne le chantes pas bien.
Entre un domestique par la porte d’entrée, pan coupé de droite.
LE DOMESTIQUE.
M. le comte Escarbonnier demande s’il peut être reçu.
LAMBERTHIER.
Qu’il attende ! Faites dire à Justin que j’irai voir les chevaux, mais je ne pense pas qu’ils me conviennent... des chevaux dont on ne demande que six mille francs ! On n’a rien de bon pour six mille francs.
Le domestique sort.
Tu n’y es pas... Tiens, écoute...
Il se lève, va au piano, prend le morceau de musique et descend en scène avec Nina.
Tu ne dis pas mal le corps du couplet.
Il chante.
L’oiseau s’enfuit, Lison surprise
Par un amant,
Au trébuchet se trouva prise...
Ça, tu ne le dis pas mal, mais tu ne fais pas valoir l’intention de la fin...
Se trouva prise.
Tu vois les mots « se trouva prise » sont répétés deux fois... il y a une intention dans cette répétition, tu ne la fais pas valoir... Tu dis le second « se trouva prise » comme tu dis le premier. Ce n’est pas ça, il faut dire le premier très simplement... « se trouva prise. » Quant au second, voilà comment il faut le dire : « se trouva prise. » Elle y est l’intention « se trouva prise » et après ça, tu prends un grand temps, un grand temps... tu fais ta petite moue d’ingénuité... et tu dis tout bas : « ne sais comment, » un souffle, un murmure : « ne sais comment ! »
MADAME CAPITAINE.
C’est prodigieux ! Et quand on songe que c’est un mari... c’est prodigieux !
LAMBERTHIER, embrassant sa femme paternellement.
Tu ne peux pas savoir ces choses-là, chère enfant, mais je suis là, moi, pour te les indiquer... chante ça comme je viens de te le dire, tu auras un fier succès, et Malteblond, le musicien, se figurera qu’il est un grand homme.
Il retourne à son bureau.
MADAME CAPITAINE, se levant, à Nina.
Est-il assez changé, hein, depuis le jour de la première représentation, quand il ne voulait pas te laisser chanter la Petite Poularde. Il t’en a laissé chanter bien d’autres depuis.
LE DOMESTIQUE, entrant.
M. le comte Escarbonnier demande...
LAMBERTHIER, avec impatience.
Qu’il attende, je vous ai dit.
LE DOMESTIQUE.
Et puis il y a là M. Biscara, il vient de chez le photographe.
LAMBERTHIER.
Faites entrer M. Biscara.
Le domestique sort.
MADAME CAPITAINE.
Est-ce maintenant que Ninette lui dira ce qu’elle a à lui dire ?
LAMBERTHIER, se levant.
Non, nous attendrons que le vicomte de Champ-d’Azur soit arrivé... elle leur parlera à tous les deux... ce sera plus convenable.
Entre Biscara par la droite, pan coupé.
Scène II
NINA, MADAME CAPITAINE, LAMBERTHIER, BISCARA
BISCARA, donnant des photographies à Lamberthier.
Les voilà, les photographies... Regardez-les vite, j’ai promis à Bataillon...
À madame Capitaine.
Bataillon, c’est le photographe. J’ai promis à Bataillon qu’il aurait le bon à tirer avant une demi-heure.
LAMBERTHIER, examinant les photographies.
Je n’aime pas celles-ci.
BISCARA, les prenant.
Oh ! il me semble pourtant...
Il les passe à Nina.
LAMBERTHIER.
Je ne les aime pas.
NINA, les passant à madame Capitaine.
Moi non plus.
MADAME CAPITAINE.
Moi, je les trouve un peu...
Elle les rend à Biscara.
LAMBERTHIER.
C’est brutal, c’est impossible... celles-ci, à la bonne heure, il y a juste ce qu’il faut, ni trop, ni peu... les premières ne paraîtront pas, celles-ci paraîtront.
Il va écrire à son bureau.
Voici le bon à tirer.
BISCARA.
Ayez la bonté de le faire porter chez Bataillon, j’ai, moi, autre chose à vous dire.
Lamberthier sonne.
MADAME CAPITAINE.
Nous aussi, nous avons quelque chose à vous dire... mais ce sera pour tout à l’heure.
Elle va, ainsi que Nina, s’asseoir sur le canapé. Entre le domestique.
LAMBERTHIER, lui remettant un papier.
Faites porter ceci chez M. Bataillon.
LE DOMESTIQUE, donnant une lettre à Lamberthier.
Voici une lettre qu’un domestique vient d’apporter.
LAMBERTHIER, ouvrant la lettre.
Des armes... une couronne ducale... ah ! c’est du duc de San Marino. Il demande à assister à la lecture qui doit avoir lieu chez nous aujourd’hui... priez mon secrétaire de venir.
Le domestique sort.
BISCARA, stupéfait.
Vous avez un secrétaire ?
MADAME CAPITAINE.
Oui, depuis quinze jours. C’est nous qui l’avons exigé... Ce pauvre ami était écrasé... il se tuait...
LAMBERTHIER.
Vous allez le voir... c’est un garçon très distingué... il a eu de très grands succès dans l’université...
MADAME CAPITAINE.
Il végétait dans un ministère... nous l’avons tiré de là.
Entre le secrétaire, par la droite, pan coupé.
LE SECRÉTAIRE, jeune, très comme il faut.
Vous m’avez fait demander, monsieur ?
LAMBERTHIER.
Oui... voici une lettre à laquelle il faut répondre... Vous direz au duc que nous sommes désolés, mais cette lecture sera tout à fait intime. Les trois auteurs, voilà tout... les parents et quelques amis.
Le secrétaire sort.
Maintenant, Biscara, vous pouvez parler... qu’est-ce que vous avez à nous dire ?
BISCARA, venant s’asseoir près du bureau.
C’est Mondésir qui m’envoie... il hésite, vous le savez, entre deux ouvrages pour la prochaine création de votre femme.
NINA.
Oui... La Botte d’asperges de Mascaret, Timbal et Lombardeau.
MADAME CAPITAINE.
Et l’Armide de Blandurel, Bernache et Malteblond.
BISCARA.
Eh bien, Mondésir s’en rapporte à vous.
LAMBERTHIER.
Et il fait bien...
BISCARA.
Blandurel, Bernache et Malteblond viendront aujourd’hui, à deux heures, vous lire leur Armide.
LAMBERTHIER.
Je sais... vous avez entendu que le duc de San Marino demandait à assister...
NINA.
D’abord, si je joue cette pièce-là, je ne veux pas que Bernache vienne aux répétitions... il a un caractère insupportable, ce Bernache.
BISCARA.
Ça c’est vrai, il a un mauvais caractère... mais il a du trait.
LAMBERTHIER, se levant.
Certainement, Bernache a de l’esprit, et Blandurel non plus n’est pas une bête... mais ni Blandurel, ni Bernache ne comprennent ma femme... Personne ne la comprend, ma femme... personne... personne...
NINA, se levant.
Ça c’est bien vrai... on ne me comprend pas.
LAMBERTHIER.
On ne se doute pas du parti qu’on peut tirer de ma femme ! Jamais, entendez-vous, jamais elle n’a eu un rôle à sa taille... ma femme... je sais bien ce qu’il faudrait lui faire... je le sais bien... et si j’avais le temps... je voudrais moi-même...
BISCARA, se levant.
Vous devriez, mon ami, vous devriez.
LAMBERTHIER.
Mais je n’ai pas le temps... je suis écrasé... j’ai l’Europe entière sur les bras !...
MADAME CAPITAINE, se levant.
Et l’Amérique donc ! les deux Amériques !
LAMBERTHER, prenant des dépêches sur son bureau.
On nous demande partout... partout... Ce matin vingt lettres... sept ou huit télégrammes de Saint-Pétersbourg... de Vienne... de Londres... de Madrid... des propositions admirables... ce que nous voulons, ce que nous voulons... voilà les conditions... Et pendant que le monde est à nos pieds... je m’épuise, à Paris, entre des auteurs qui ne savent pas travailler pour Nina... et des directeurs qui ne veulent pas la payer... Ce Mondésir... vous savez ce que nous lui demandions pour un renouvellement d’engagement...
NINA.
Rien du tout.
MADAME CAPITAINE.
Huit cents francs par jour.
BISCARA.
Eh bien, il vous les donne les huit cents francs par jour, il vous les donne.
MADAME CAPITAINE.
Vraiment.
BISCARA.
Oui.
LAMBERTHIER.
C’est bien, alors... mais je le regrette presque... Si ma femme avait voulu me croire, nous aurions planté là la France... nous serions allés à l’étranger... Ah ! l’étranger !... voilà un pays !...
NINA.
Pas du tout, pas du tout... je veux rester à Paris, moi... j’y tiens absolument !
LAMBERTHIER.
Ne te lâche pas, nous y resterons.
Un domestique entre et remet une carte à Lamberthier.
LE DOMESTIQUE.
M. le comte Escarbonnier demande...
LAMBERTHIER, tout à fait impatienté.
Ah ! mais il est assommant, à la fin ! Vous ne lui avez donc pas dit que je lui disais d’attendre ?
LE DOMESTIQUE.
Si fait, monsieur, il y a aussi M. le vicomte de Champ-d’Azur.
LAMBERTHIER.
Ah ! celui-là, c’est autre chose... qu’il vienne.
Le domestique sort.
Voici le moment... Nina, tu sais ce que tu as à dire à ces deux messieurs ?
NINA.
Oui, mon ami.
MADAME CAPITAINE.
Et je serai là, moi aussi, et, moi aussi, je leur parlerai à ces deux messieurs.
BISCARA.
Qui ça, ces deux messieurs ?
MADAME CAPITAINE.
Le vicomte de Champ-d’Azur et vous.
BISCARA, à part.
Qu’est-ce qu’on va nous faire ?
Entre le vicomte de Champ-d’Azur.
Scène III
NINA, MADAME CAPITAINE, LAMBERTHIER, BISCARA, LE VICOMTE
LE VICOMTE, saluant.
Madame... Bonjour, maman Capitaine... Bonjour la Bisque.
À Lamberthier.
Cher ami ! Très joli le cheval que vous montiez hier au bois, très joli, mais un peu mince... ayez donc des chevaux plus étoffés.
LAMBERTHIER.
Ça viendra, mon cher, ça viendra... Permettez, en attendant, que je vous laisse avec ma femme et madame Capitaine... Elles ont une communication à vous faire à tous les deux, et quand vous saurez de quelle nature est cette communication, vous ne trouverez pas étonnant que je n’aie pas jugé à propos d’y assister.
Entre le domestique.
Qu’est-ce que c’est ? Encore cet animal d’Escarbonnier ?
LE DOMESTIQUE.
Non, il ne se plaint plus... il cause avec la femme de chambre.
Il remet une carte.
LAMBERTHIER.
C’est M. Ricois, le notaire... il vient pour cette terre que nous voulons acheter en Normandie... Je vais lui parler.
Le domestique sort.
Il doit y avoir là un papier...
Il regarde sur le bureau et prend des liasses de papiers.
Étranger, engagements, tournées en province, concerts de bienfaisance, déclarations à ma femme...
LE VICOMTE.
Déclarations ?...
LAMBERTHIER.
Mais oui, je les garde...
MADAME CAPITAINE.
Et nous les lisons le soir... en famille...
LAMBERTHIER, au vicomte.
Il y a vos lettres, mon cher ami, et les vôtres aussi, monsieur Biscara... cela nous mène, tout naturellement, à ce que ma femme doit vous dire... Et voilà le papier qu’il me fallait... À bientôt, messieurs, à bientôt...
Il sort par la droite, deuxième plan.
Scène IV
NINA, MADAME CAPITAINE, BISCARA, LE VICOMTE
NINA, s’asseyant sur le canapé après avoir invité le vicomte et Biscara à prendre des sièges, Madame Capitaine se tient au-dessus du canapé.
Ce que j’ai à vous dire est assez délicat, j’espère cependant avec l’aide de marraine...
MADAME CAPITAINE.
Je suis là, je ne te quitte pas.
NINA.
Vous m’aimez tous les deux...
BISCARA et LE VICOMTE, se regardant mutuellement.
Comment !
MADAME CAPITAINE.
Et il y en a bien d’autres... mais, pour le moment, il ne s’agit pas...
NINA.
Vous m’aimez tous les deux... et il y en a un de vous deux que j’aurais aimé, peut-être...
BISCARA, se levant.
Est-elle gentille !
MADAME CAPITAINE.
Ne vous agitez pas, ce n’est pas vous.
Biscara se rassied.
NINA.
Mais j’ai réfléchi, j’ai pesé le pour et le contre, comme dit marraine, et j’ai pris une résolution irrévocable. Je resterai fidèle à mon mari.
BISCARA.
Oh !
MADAME CAPITAINE.
Et je lui donne raison, moi, sa marraine, je lui donne hautement raison. Je n’étais pas folle de Lamberthier avant le mariage, mais je suis obligée de convenir qu’il s’est révélé.
NINA.
Marraine...
MADAME CAPITAINE.
C’est un administrateur de premier ordre !
LE VICOMTE.
Et c’est là la communication que vous aviez à nous faire ?
Il se lève. Madame Capitaine range la chaise.
NINA.
Oui, mon ami.
BISCARA, se levant.
Un congé...
MADAME CAPITAINE.
En bonne forme.
NINA, au vicomte.
Mais je puis ajouter quelque chose qui, je l’espère, vous consolera. Vous aviez envie d’être secrétaire à Vienne ?
LE VICOMTE.
Oui.
MADAME CAPITAINE.
Et vous n’espériez guère y arriver ?
LE VICOMTE.
Non, n’ayant pas de protections assez puissantes...
NINA.
Mon mari s’est occupé de vous.
BISCARA et LE VICOMTE.
Votre mari !
NINA.
Il y a trois jours, on m’a demandé de chanter au ministère, il a répondu que je ne chanterais pas si vous n’étiez pas nommé.
LE VICOMTE.
Et ?...
NINA.
Et votre nomination sera demain à l’Officiel ; mais mon mari exige que vous partiez tout de suite.
LE VICOMTE.
Il faudra bien que je parte si je suis nommé.
NINA.
Il espère aussi... nous espérons tous les deux, que lorsque j’irai chanter à Vienne, vous userez de votre influence pour contraindre le directeur à nous accorder des conditions convenables.
LE VICOMTE.
Un fier homme, décidément que votre mari... vous pouvez compter sur moi.
Il remonte à droite avec madame Capitaine.
NINA, à Biscara.
À votre tour, maintenant.
BISCARA, s’avançant.
Est-ce qu’on va m’envoyer à Vienne, moi aussi ?
NINA.
Non, et je ne demanderais pas mieux que de continuer à vous avoir près de moi, mais c’est mon mari qui est furieux contre vous... il a de très bons yeux, mon mari, et il s’est aperçu...
BISCARA.
Il s’est aperçu ?...
NINA.
Il s’est aperçu que vous vous occupiez d’une autre femme...
BISCARA.
Oh !
NINA.
La petite Zétulbé... une étoile de café concert... vous lui avez promis de la faire arriver...
BISCARA.
La petite Zétulbé...
NINA.
Oui, oui... Vous êtes allé trois fois à l’Eldorado... si vous voulez des détails, mon mari vous en donnera.
BISCARA.
Je puis vous assurer...
NINA, se levant.
Vous vous expliquerez avec mon mari. S’il pardonne, je ne demande pas mieux que de pardonner, moi aussi... en attendant vous pourrez, vous, revenir pour cette lecture de tout à l’heure.
Elle passe.
LE VICOMTE.
Ça veut dire que moi je ne peux pas ?
NINA.
Vous avez, vous, à faire vos préparatifs de départ.
LE VICOMTE.
Et nous ne nous reverrons plus ?
NINA.
Si fait, nous nous reverrons à Vienne dans deux ou trois ans, mais je vous redirai à Vienne ce que je vous ai dit à Paris : Je suis et veux rester une honnête femme.
Le vicomte lui baise la main.
À tout à l’heure, Biscara.
Elle va à madame Capitaine.
LE VICOMTE, à Biscara.
Est-ce qu’elle est gentille, cette Zétulbé ?
BISCARA, bas.
Si elle est gentille, je crois bien qu’elle est gentille ! Voulez-vous que nous allions la voir ?
LE VICOMTE.
Allons-y !
BISCARA et LE VICOMTE, saluant.
Mesdames...
NINA et MADAME CAPITAINE.
Messieurs...
LE VICOMTE, bas.
A-t-elle un mari ?
BISCARA.
Oui, mais on ne le voit jamais !
Ils sortent par la droite, pan coupé.
Scène V
NINA, MADAME CAPITAINE
MADAME CAPITAINE.
Dis donc, Ninette ?
NINA.
Marraine ?
MADAME CAPITAINE.
Est-ce que c’est vrai, ce que tu leur as dit tout à l’heure, que tu n’aimais, que tu ne voulais aimer personne ?
NINA.
C’est absolument vrai, marraine.
MADAME CAPITAINE.
Là... dans le cœur, dans le fin fond du cœur, nous n’avons rien ?
NINA.
Rien du tout, marraine.
MADAME CAPITAINE.
Eh bien, ton mari a de la chance !... ça m’étonne qu’il n’ait pas gagné le gros lot de la loterie nationale !
Entre le secrétaire, par le pan coupé de droite.
Scène VI
NINA, MADAME CAPITAINE, LE SECRÉTAIRE
LE SECRÉTAIRE.
M. Lamberthier n’est pas là ?... Je venais lui demander ses ordres pour cette lecture.
MADAME CAPITAINE.
Je vais le prévenir... et en même temps, j’irai faire un bout de toilette pour la lecture... Eh ! eh ! il y a un des trois auteurs qui est garçon... et tu sais, moi, si ça devait t’être utile, je n’hésiterais pas à me remarier.
Elle sort par la gauche.
Scène VII
NINA, LE SECRÉTAIRE, puis ESCARBONNIER
Dès que madame Capitaine est partie, le secrétaire court à Nina et lui prend les mains.
NINA.
Mon Alfred !...
LE SECRÉTAIRE.
Ma Nina !... Enfin ! nous voilà seuls...
NINA.
Oui !... Tout à l’heure, mon mari m’a encore parlé de quitter Paris, j’ai refusé.
LE SECRÉTAIRE.
Ah !
NINA.
J’ai refusé parce que vous m’avez dit que vous ne pouviez pas quitter Paris.
LE SECRÉTAIRE.
Non... je ne peux pas...
NINA.
À cause de votre mère ?
LE SECRÉTAIRE.
Oui...
NINA.
Cela suffit, je resterai. Mon Alfred !...
LE SECRÉTAIRE.
Ma Nina !...
La porte du pan coupé de droite s’ouvre, paraît Escarbonnier. Nina et le secrétaire se séparent vivement.
NINA, à part.
Il nous a vus ! nous sommes perdus !
ESCARBONNIER, s’avançant.
Je prononcerai quelques paroles...
Entre Lamberthier par la droite.
NINA, bas à Escarbonnier.
Non, non... ne parlez pas !
Scène VIII
NINA, LE SECRÉTAIRE, ESCARBONNIER, LAMBERTHIER
LAMBERTHIER, au secrétaire.
Vous voulez savoir pour cette lecture... Voici la liste des personnes qui doivent y assister... Vous aurez la bonté, n’est-ce pas ? de faire dire à la femme de chambre de venir me parler.
LE SECRÉTAIRE.
Oui, monsieur.
Il sort par la droite.
Scène IX
LAMBERTHIER, NINA, ESCARBONNIER, puis CHARLOTTE
NINA, avec empressement.
Mais asseyez-vous donc, monsieur le comte Escarbonnier, comment, mon ami, peux-tu permettre qu’un homme comme M. le comte Escarbonnier...
Escarbonnier s’assied sur le canapé. Entre Charlotte par la droite.
LAMBERTHIER, lisant des papiers.
Approchez... Ayez la bonté de répéter devant monsieur, ce que vous êtes venu me dire tout à l’heure.
CHARLOTTE.
Vous voulez que...
LAMBERTHIER.
Oui, ayez la bonté de répéter...
Petit jeu de scène de Charlotte avec Escarbonnier.
CHARLOTTE.
Eh bien, dame... je suis rentrée dans le petit salon, je ne savais pas que monsieur y était... Monsieur m’a attrapée par ma robe et il a voulu m’embrasser.
ESCARBONNIER.
Je demande à prononcer...
NINA, debout derrière le canapé, bas.
Ne répondez pas !
CHARLOTTE.
Je lui ai dit de me laisser tranquille, il n’a pas voulu, et il m’a toute décoiffée... alors je lui ai donné un bon coup de poing, et il m’a laissée, voilà.
Escarbonnier se lève et va pour parler.
NINA, bas.
Ne répondez pas, je vous dis !
Escarbonnier se rassied.
CHARLOTTE.
Autrefois je n’y aurais pas même fait attention, mais comme monsieur m’a dit qu’il voulait que sa maison fût, maintenant, sur un certain pied, j’ai cru devoir l’avertir.
LAMBERTHIER.
Et vous avez bien fait ; vous pouvez vous retirer, Charlotte.
Charlotte sort par la droite.
Scène X
NINA, LAMBERTHIER, ESCARBONNIER
ESCARBONNIER, se levant.
Ah ! j’espère que, maintenant, on me permettra de répondre.
LAMBERTHIER.
Cela est tout à fait inutile, monsieur. C’est à nous que vous avez manqué de respect et....
NINA.
Et moi, je suis obligée de vous dire que c’est vous qui vous conduisez mal avec M. le comte Escarbonnier, très mal, très mal... il a embrassé Charlotte... Eh bien, la belle affaire !
LAMBERTHIER.
Nina !
NINA.
Si vous ne l’aviez pas fait attendre, cela ne serait pas arrivé.
ESCARBONNIER.
Ça, c’est vrai.
À part.
À moins que je ne l’eusse rencontrée dans l’antichambre.
NINA.
Est-ce que vous devez attendre quand vous nous faites l’honneur de venir nous voir... Je ne veux plus que vous attendiez... je ne le veux plus... vous entrerez tout droit comme si vous étiez le maître.
LAMBERTHIER.
Ah çà ! mais, ma chère...
NINA.
Eh bien ?
LAMBERTHIER.
Vous semblez oublier que le maître c’est moi.
NINA.
Vous avez dit ?
LAMBERTHIER.
Mais...
NINA.
Avisez-vous de répéter cela un peu, et vous verrez ce que je ferai.
LAMBERTHIER.
Qu’est-ce que vous ferez ?
NINA.
Je renoncerai au théâtre !...
LAMBERTHIER.
Par exemple !
NINA.
J’y renoncerai certainement si vous n’avez pas pour M. le comte Escarbonnier tous les égards...
ESCARBONNIER, à part.
Un ange ! il n’y a pas d’autre mot... C’est un ange !
LAMBERTHIER.
Si vous le prenez sur ce ton-là, je suis bien obligé... mais je ne comprends pas.
NINA.
Vous n’avez pas besoin de comprendre.
ESCARBONNIER.
Cette fois je parlerai, rien au monde ne m’empêchera de parler... Qui ne se consolerait de l’ingratitude d’un mari en se voyant ainsi défendu par la femme.
Embrassant Nina.
C’est un ange ! il n’y a pas à dire... c’est un ange !
NINA.
Vous êtes venu nous voir pour quelque chose, sans doute, dites-nous bien vite...
ESCARBONNIER.
J’ai un service à vous demander.
NINA.
Un service ?
ESCARBONNIER.
Oui.
NINA.
Ah ! tant mieux !
ESCARBONNIER.
Je voulais vous prier de vouloir bien venir chanter à une petite soirée intime que donne le baron du Potard.
LAMBERTHIER.
Qu’est-ce que c’est que ça, le baron du Potard ?
ESCARBONNIER.
Un actionnaire très influent, qui peut me faire nommer directeur de la compagnie dont je ne suis que le sous directeur, et dans laquelle, vous, monsieur, vous étiez mon petit employé.
NINA.
Eh bien, mon cher comte, c’est entendu, je chanterai chez le baron du Potard.
LAMBERTHIER.
Ah çà ! Nina...
NINA.
Je le veux !
Lamberthier furieux se remet à son bureau.
ESCARBONNIER.
Et qu’est-ce que vous chanterez ? je ne serais pas fâché de le savoir d’avance.
NINA.
Quelque chose de gentil, afin que madame la baronne du Potard...
ESCARBONNIER
Il n’y a pas de baronne du Potard...
NINA.
Ah !
ESCARBONNIER.
Non, le baron du Potard est garçon... ses invités sont garçons pour la plupart... alors, vous comprenez, il faudra leur chanter des petites choses...
NINA.
Je vous chanterai l’Omnibus à trois chevaux.
ESCARBONNIER.
Oui, c’est ça, l’Omnibus... et puis le Papier neuf, n’est-ce pas, le papier neuf...
Il chante.
Elle a bien besoin, la pauv’ femme,
Qu’on lui colle un peu d’ papier neuf.
NINA.
Eh bien, c’est entendu, je chanterai le Papier neuf et l’Omnibus.
ESCARBONNIER.
Un mot encore.
LAMBERTHIER, se levant.
Pour parler du prix ?
ESCARBONNIER.
Non, ce que j’ai à vous dire, c’est que le baron du Potard est un homme très susceptible ; il y a certaines choses dont il ne faut pas parler devant lui.
LAMBERTHIER.
Ah !
ESCARBONNIER.
D’abord il ne faut pas parler des gens qui portent de faux titres, car le baron du Potard n’est pas baron, il s’appelle Dupotard, sa mère s’appelait Le baron, alors...
LAMBERTHIER.
Tout le monde, alors ?
ESCARBONNIER.
Qu’est-ce que vous dites ?...
LAMBERTHIER, riant.
Rien... rien... vous savez que ça lui coûtera deux mille francs à M. le baron du Potard, cette soirée-là ?
ESCARBONNIER.
La seconde chose dont il ne faut pas parler à M. le baron du Potard, c’est de donner de l’argent.
LAMBERTHIER.
Comment ?
ESCARBONNIER.
Vous seriez bien gentille si vous consentiez à ne pas lui en demander.
LAMBERTHIER.
Ah ! bien, non, par exemple ! ah ! bien, non !
ESCARBONNIER.
Vous refusez...
NINA.
Non, non... vous savez bien que je n’ai rien à vous refuser... je chanterai pour rien.
LAMBERTHIER.
Nina !
NINA.
Aimez-vous mieux que je renonce au théâtre ?
LAMBERTHIER.
Je ne comprends pas, décidément, je vous répète que je ne comprends pas.
NINA.
Et je vous répète, moi, que vous n’avez pas besoin de comprendre.
Bas à Escarbonnier.
Mais vous serez bon, n’est ce pas, vous ne parlerez jamais de ce que vous avez vu ?
ESCARBONNIER, bas.
Le petit secrétaire et vous ?
NINA, bas.
Oui...
ESCARBONNIER, bas.
Soyez donc tranquille... je suis gentilhomme...
À part.
j’en parlerai à tout le monde,
Désignant Lamberthier.
mais pas à lui.
Il regarde Lamberthier en riant.
LAMBERTHIER.
Qu’est-ce que vous avez ?
ESCARBONNIER, continuant de rire.
Rien, rien... mais je ne vous en veux plus, vous entendez... ne vous en veux plus du tout... à tout à l’heure...
À Nina.
Je m’en vais annoncer à M. le baron du Potard qu’il aura sa soirée et que vous lui chanterez :
Elle a bien besoin, la pauv’ femme,
Qu’on lui colle un peu d’papier neuf,
À Lamberthier.
Je ne vous en veux plus du tout... Je suis pour le pardon, moi... soyons tous pour le pardon !
À part en sortant.
Alfred !... le petit secrétaire !... Je vais raconter ça à la petite bonne.
Il sort par le pan coupé de droite.
Scène XI
NINA, LAMBERTHIER, puis MADAME CAPITAINE
LAMBERTHIER.
Et maintenant, j’espère que vous allez me dire d’où vient le singulier pouvoir que cet imbécile paraît avoir sur vous ?
NINA, assise sur le canapé.
M. le comte Escarbonnier n’a aucun pouvoir sur moi... si le défends... si je fais ce qu’il me demande, c’est... c’est que je lui suis reconnaissante.
LAMBERTHIER.
Comment ?
NINA, très tendrement.
N’est-ce pas lui qui a fait notre mariage ?
LAMBERTHIER, s’asseyant à coté d’elle.
Nina...
NINA.
Jules !
LAMBERTHIER.
Voilà plus d’un an que nous sommes mariés et c’est la première fois que vous m’adressez une parole un peu tendre.
NINA.
J’attendais l’occasion, mon ami.
Entre madame Capitaine par la droite, pan coupé.
MADAME CAPITAINE.
Voilà les auteurs !
LAMBERTHIER, se levant.
Eh bien, qu’ils entrent.
Il va à son bureau.
MADAME CAPITAINE, au domestique.
Faites entrer.
Elle va s’asseoir à côté de Nina, sur le canapé.
Scène XII
MADAME CAPITAINE, NINA, LAMBERTHIER, BERNACHE, BLANDUREL, MALTEBLOND
LE DOMESTIQUE, annonçant.
M. Malteblond... M. Blandurel... M. Bernache.
Entrent les trois auteurs. Bernache entre le dernier.
BERNACHE, à part.
Pourquoi m’a-t-on annoncé le troisième ?
BLANDUREL et MALTEBLOND.
Cette chère madame Capitaine !...
Le domestique place un petit guéridon au milieu de la scène et avance trois sièges.
MADAME CAPITAINE.
Asseyez-vous, messieurs, asseyez-vous.
BERNACHE, à part.
Et moi on ne me fait pas asseoir... Un pareil manque d’égards... Moi qui ai fait deux cent soixante-quatre pièces !...
MALTEBLOND, bas.
Voyons... mon ami...
BERNACHE, bas.
Je ne suis pas votre ami... Je suis votre collaborateur... Ce n’est pas la même chose.
NINA.
C’est vous qui allez lire, monsieur Blandurel ?
BERNACHE, s’avançant.
Non ce n’est pas lui... Pourquoi serait-ce lui ?... c’est moi qui vais lire.
LAMBERTHIER.
C’est bien... c’est bien... asseyez-vous...
Les trois auteurs s’asseyent.
BERNACHE, en s’installant au guéridon, à part.
Voilà ce que c’est !... Le mari de madame !... Des actrices millionnaires !...
MADAME CAPITAINE.
Eh bien, quand vous voudrez...
BERNACHE, à Blandurel.
Ah çà ! est-ce que la vieille va assister...
BLANDUREL, bas.
Mon ami, mon ami...
BERNACHE, à part.
Quel comité de lecture !
Il déroule son manuscrit.
LAMBERTHIER.
C’est une Armide à ce que l’on m’a dit ?...
BERNACHE, sombre.
Oui, c’est une Armide... Pourquoi ne serait-ce pas une Armide ?...
MADAME CAPITAINE, à Bernache.
Qu’est-ce que c’était au juste qu’Armide ?
BERNACHE, à part.
Ah ça ! est-ce qu’il va falloir lui faire un cours de littérature, à la vieille ?...
NINA.
Marraine vous demande ce que c’était qu’Armide ?
MADAME CAPITAINE.
Oui.
BERNACHE, nerveux, très rapidement, comme récitant une leçon.
C’était une magicienne qui demeurait à Damas, et qui séduisit, par ses charmes, Renaud, le plus renommé des chevaliers, qui, sous les ordres de Godefroy de Bouillon, combattirent aux croisades.
MADAME CAPITAINE.
Et à quelle époque ça se passe-t-il ?
BERNACHE.
Mais à l’époque des croisades, sans doute.
MADAME CAPITAINE.
Les croisades, on avait des casques et des cuirasses... de la ferblanterie. Oh ! c’est bien usé... c’est bien sujet de pendule.
BERNACHE, se levant.
Si l’époque déplait à madame, il est peut-être inutile...
Blandurel et Malteblond le font rasseoir.
LAMBERTHIER.
Pas du tout... pas du tout... Je suis un peu de l’avis de madame Capitaine... j’aurais préféré une Armide moderne... on aurait appelé cela... la petite Armide... mais enfin lisez... lisez...
NINA.
Oui... lisez... lisez...
MADAME CAPITAINE.
Nous verrons bien... ce sera peut-être moins mauvais que nous ne pensons.
Bernache est encore sur le point de se lever, regards suppliants de Malteblond et de Blandurel ; Bernache se rassied.
BERNACHE, lisant.
« Armide, opérette-bouffe, en trois actes... personnages : Armide. »
À Nina.
Vous, naturellement, madame...
Continuant.
« Sidonie, confidente d’Armide. »
NINA.
Qu’est-ce qui jouera Sidonie ?
BERNACHE.
Nous avons pensé à Géraldine...
NINA.
Jamais de la vie !
BLANDUREL, conciliant.
Le rôle est peu important. Nous ne prendrons pas Géraldine...
MALTEBLOND.
Nous prendrons n’importe qui... ce n’est rien du tout le rôle... rien du tout.
LAMBERTHIER, NINA, MADAME CAPITAINE.
Bien... très bien... Continuez, monsieur Bernache.
BERNACHE, se contenant et continuant.
« Hidraot, magicien, roi de Damas. »
LAMBERTHIER.
Qui jouera Hidraot ?
BERNACHE, avec décision.
C’est Brocart qui jouera Hidraot ?
LAMBERTHIER.
Brocart... jamais de la vie !
BERNACHE, se contenant à peine.
Alors vous ne voulez pas de Géraldine dans Sidonie ?
TOUS LES TROIS.
Non... non... non...
BERNACHE, se levant et roulant son manuscrit.
Et vous ne voulez pas de Brocart dans Hidraot ?
TOUS LES TROIS.
Non... non... non...
BERNACHE, furieux, éclatant.
Eh bien ! Savez-vous qui jouera Hidraot ? Savez-vous qui jouera Sidonie ?
On se lève. Le domestique range le guéridon et les sièges.
LAMBERTHIER et MADAME CAPITAINE, un peu étonnés.
Qu’est-ce qu’il y a ?
BERNACHE, éclatant, à Lamberthier.
C’est vous qui jouerez Hidraot !
Désignant madame Capitaine.
C’est elle, la vieille, qui jouera Sidonie !... nous en ferons une duègne. Vous jouerez la pièce à vous trois... en famille !... Je couperai tous les autres rôles... ils feraient longueur... il n’y aura que vous... que vous... Êtes-vous contents, maintenant... en famille !... en famille !... en famille !...
Il remonte à gauche. Blandurel et Malteblond cherchent à le calmer.
Scène XIII
MADAME CAPITAINE, NINA, LAMBERTHIER, BERNACHE, BLANDUREL, MALTEBLOND, ESCARBONNIER, puis BISCARA
ESCARBONNIER, entrant.
Je suis nommé ! je suis nommé !
BERNACHE, à lui-même.
Avoir fait deux cent soixante-quatre pièces !...
ESCARBONNIER, à Nina.
Quand j’ai annoncé à M. le baron du Potard que vous chanteriez pour rien et que vous chanteriez le Papier neuf... il m’en a tendu un de papier... Et ce papier, c’était ma nomination de directeur... Je suis nommé !...
Il l’embrasse.
LAMBERTHIER.
Eh bien ? eh bien ?
BISCARA, entrant.
Me voilà, moi... Je viens de chez la petite Zétulbé.
NINA.
Comment ?
BISCARA.
Oui, je suis allé une dernière fois chez elle, pour lui dire que je n’irais plus. Et j’ai eu plus de chance que les autres, moi, je l’ai vu ce mari qu’on ne voit jamais, je l’ai vu... et vous ne devineriez jamais qui c’est... Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille.
LAMBERTHIER.
Qui est-ce, voyons ?
BISCARA.
C’est votre secrétaire...
NINA, s’oubliant.
Alfred !
LAMBERTHIER.
Hé ?
NINA.
M. Alfred, je veux dire...
ESCARBONNIER, à part.
Elle est bonne, celle-là, elle est bonne.
À Lamberthier.
Je ne vous en veux plus, vous savez...
MALTEBLOND.
Allons, allons, reprenons la lecture.
NINA, avec colère.
La lecture... Il n’y a plus besoin de lecture... Je ne jouerai plus jamais à Paris. Je vais à Vienne.
TOUT LE MONDE.
À Vienne !...
BERNACHE.
Et notre pièce ?
NINA.
Je ne la jouerai pas votre pièce... Elle est absurde votre pièce.
LAMBERTHIER.
Enfin ! tu te décides...
NINA.
Oui, mon ami... Vite, une dépêche.
Lamberthier va écrire à son bureau.
ESCARBONNIER, bas à Biscara.
Pourquoi tient-elle à aller à Vienne ?
BISCARA, bas.
Le petit vicomte de Champ-d’Azur est nommé à l’ambassade.
ESCARBONNIER, riant.
Ah ! bon ! ah ! bien !
À Lamberthier.
Je ne vous en veux plus, vous savez, je ne vous en veux plus du tout.
Entre le domestique.
LAMBERTHIER, qui a écrit une dépêche, au domestique.
Au télégraphe, tout de suite. C’est pour Vienne, j’annonce tes débuts.
ESCARBONNIER.
Ses débuts, allons donc... Ne parlez donc plus de débuts, mon cher, il me semble bien à moi, que votre femme est arrivée.