L’Égoïste par régime (Charles DE LONGCHAMPS - Ferdinand LALOUE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 8 avril 1826.
Personnages
MONSIEUR DE SOISSEUL
MONSIEUR BERTRAND
MADAME BERTRAND
AGATHE, leur fille
LE DOCTEUR MŒRIS
JULES, neveu de Soisseul
GASPARD, valet de Soisseul
La scène se passe chez Madame Bertrand.
Le théâtre représente un grand salon à croisées ; une porte latérale mène à la chambre de M. de Soisseul ; de l’autre côté est une fenêtre ; plus en avant un piano, et du côté opposé un vaste fauteuil à dossier. Un baromètre, un thermomètre et un ventilateur garnissent l’appartement.
Scène première
LE DOCTEUR MŒRIS, MADAME BERTRAND
LE DOCTEUR.
Qui donc a besoin de mon ministère ici ?
MADAME BERTRAND.
Personne, mon cher Docteur, et ce n’est pas du tout pour notre santé, mais bien pour notre plaisir, que je vous ai fait prier de venir si matin. Devinez avec qui je veux vous faire déjeuner ?
LE DOCTEUR.
Ce n’est pas la peine que je cherche, vous me l’aurez plutôt dit que je ne le trouverais.
MADAME BERTRAND.
C’est avec votre filleule, la chère Agathe.
LE DOCTEUR.
Votre fille arrive ?
MADAME BERTRAND.
Oui, je l’attends, tout à l’heure, par la diligence.
LE DOCTEUR.
Et qui donc vous la ramène ?
MADAME BERTRAND.
Ah ! elle est bien escortée. D’abord noire voisine, madame Dupuis, qui était allée voir la mer, a offert à notre chère enfant de profiter de son retour, et puis il y a avec elle un jeune marin sur qui, par parenthèse, je ne suis pas fâchée de vous consulter. Il paraît, aux lettres d’Agathe, que le jeune homme est fort à son gré. Sa famille ne peut que nous honorer, puisque c’est le propre neveu de notre pensionnaire, monsieur de Soisseul ; mais il n’a d’autre fortune que la succession de son oncle ; nous n’avons, nous, que la pension que cet oncle nous fait, par conséquent tout de lui... on plutôt de vous, Docteur, qui faites faire à ce singulier homme là tout ce que vous voulez...
LE DOCTEUR.
J’entends bien, il faudrait faire doter les jeunes époux... voilà le diable ; c’est que je suis bien plus en rapport avec son apothicaire qu’avec son banquier... oh ! si c’était pour sa santé, je ne dis pas.
Air : Vaudeville du premier Prix.
S’il s’agissait d’une ordonnance,
J’aurais sur lui quelque crédit.
Il exécute, avec prudence,
Tout ce que le docteur prescrit.
MADAME BERTRAND.
Pour vous si l’oncle a tant d’estime,
Cherchez à nous aider un peu ;
Faites entrer dans son régime
Le mariage du neveu.
Ce sera d’autant plus facile, qu’il aime assez notre chère Agathe.
LE DOCTEUR.
Comme il peut aimer...
MADAME BERTRAND.
Non, voilà déjà plusieurs fois qu’il me demande, avec beaucoup d’intérêt, quand elle doit revenir, et je ne l’ai même pas prévenu que ce fut aujourd’hui, afin de lui en ménager la surprise.
LE DOCTEUR.
Vous me feriez croire qu’il pourrait bien être le rival de son neveu.
MADAME BEITHAND.
Alors, je ne vous cache pas qu’il aurait la préférence... Mais quelle idée ?
LE DOCTEUR.
Que pense votre mari sur tout cela ?
MADAME BERTRAND.
Bah ! qu’importe ce qu’il pense, le pauvre cher homme n’est-il pas toujours de l’avis da dernier qui parle.
LE DOCTEUR.
Il est certain qu’on ne peut l’accuser d’entêtement... Mais où est-il donc ?
MADAME BERTRAND.
Il est allé au-devant de sa fille... Ah ! les voici.
Scène II
LE DOCTEUR MŒRIS, MADAME BERTRAND, AGATHE, JULES, BERTRAND
TOUS.
Air : de la valse du Barbier.
Ah ! quelle ivresse !
Quelle allégresse
De pouvoir presser sur son cœur
Sa bonne mère,
Son tendre père :
Quel moment ! c’est le vrai bonheur
AGATHE.
Depuis longtemps, loin de votre présence,
Je soupirais après ces doux instants.
Regardant Jules.
Mais pour calmer l’ennui de cette absence
On s’efforçait d’embellir mes moments.
Ensemble.
Ah ! quelle ivresse ! etc.
MONSIEUR et MADAME BERTRAND.
Ah ! quelle ivresse !
Quelle allégresse !
Tu peux donc presser sur ton cœur
Ta bonne mère,
Et puis ton père :
Quel moment ! c’est le vrai bonheur !
JULES et LE DOCTEUR.
Ah ! quelle ivresse !
Quelle allégresse !
Elle peut presser sur son cœur
Sa bonne mère,
Et puis son père :
Quel moment ! c’est le vrai bonheur !
AGATHE.
Ma bonne maman, voulez-vous bien me permettre que je vous présente monsieur Jules de Valcourt.
MADAME BERTRAND.
Monsieur, je le sais, est l’ami de nos amis.
JULES.
Et ne négligera rien pour devenir aussi le vôtre, Madame... Oserais-je vous prier de m’indiquer l’appartement de mon oncle ?
AGATHE, riant.
De votre oncle, oh ! comme vous y allez, il ne sera pas visible avant une bonne heure,
BERTRAND.
C’est ce que je pensais.
MADAME BERTRAND.
Chut !... Monsieur voudra bien, en l’attendant, nous faire l’honneur de partager notre déjeuner.
BERTRAND.
C’est ce que j’allais dire.
LE DOCTEUR.
D’ici à ce que l’on serve, je vais dans le quartier voir un pauvre diable que l’on dit fort pressé.
Air : Amis, voici la riante semaine.
Mes bons amis, il faut que je vous quitte ;
Nous voudrez bien, je crois, me pardonner ;
En un clin d’œil je rendrai ma visite,
Et dans l’instant je reviens déjeuner.
Dans notre état, toujours assez maussade,
Nous arrivons trop tard en certain cas ;
Et je cours vite auprès de mon malade,
Car pour partir il ne m’attendrait pas.
Il sort.
Scène III
MADAME BERTRAND, AGATHE, JULES, BERTRAND
JULES.
Quel est ce monsieur ?
MADAME BERTRAND.
C’est le médecin de votre oncle, monsieur, son ami et le nôtre, enfin c’est l’homme dont l’influence, auprès de lui, peut le mieux servir ou gâter notre cause.
BERTRAND.
Oh ! oui, peste ! le Docteur !
AGATHE, à Jules.
Entendez-vous ? notre cause...
JULES.
Ah ! que j’aime à vous voir mettre nos intérêts en commun... c’est de la générosité.
MADAME BERTRAND.
Je vois que vous êtes bien d’accord... Il n’y a plus que le cher oncle, maintenant.
JULES.
C’est donc un bien singulier caractère ?
AGATHE.
Ah ! vous ne vous en faites pas d’idée. Il faut pourtant, pour être juste, dire que mes parents, ruinés par des malheurs, bénissent le jour où le Docteur, notre ami, conçut l’idée d’établir ici ce singulier homme, qui rachète bien, depuis huit ans, le peu de gêne qu’il nous cause, par l’aisance qu’il nous a rendue.
Air : De ma Céline, amant modeste.
Oui c’est un composé bizarre,
D’indifférence et de bonté ;
On voit en lui, chose assez rare,
Près d’un vice une qualité ;
Pour ses amis rien ne l’arrête,
Il sait compatir au malheur ;
Si l’égoïsme est dans sa tête,
La bienfaisance est dans son cœur.
JULES.
Je le connais si peu ! je me suis embarqué fort jeune, et je n’ai eu de relations avec lui qu’une réponse assez singulière à la nouvelle que je lui donnai de mon retour et de mon naufrage.
Il lit.
« Je suis sensible, mon chier neveu, à l’empressement que vous me témoignez de venir me voir, mais faites soigneusement la quarantaine avant de vous mettre en route ; je vous envoie de quoi vous faire traiter et habiller, afin que vous ne m’apportiez pas une de ces figures souffrantes et malheureuses qui me font mal à voir. Si, quand vous serez ici, je puis tirer quelque parti de vous, je ne demanderai pas mieux que de vous être utile ; mais ne croyez pas que je vous entretienne à ne rien faire : mon système est qu’il faut avant tout s’occuper. »
« DE SOISSEUL. »
Scène IV
MADAME BERTRAND, AGATHE, JULES, BERTRAND, GASPARD
GASPARD.
Madame, le déjeuner est servi.
JULES.
Ah ! c’est le vieux Gaspard ! pardon, Madame, mais c’est un vieux serviteur de ma mère, et j’aimerais à m’entretenir un instant avec lui.
MADAME BERTRAND.
C’est ça... puis il vous conduira près de monsieur de Soisseul.
Air des Blouses.
Ne riez pas de toutes ses folies,
On réussit en flattant son humeur,
N’oubliez pas d’approuvez ses manies,
C’est le moyen d’arriver à son cœur.
AGATHE.
Près de votre oncle oubliez l’infortune,
Car la tristesse est un crime à ses yeux.
JULES.
Si le malheur le blesse et l’importune,
Autour de lui qu’il fasse des heureux.
TOUS.
Ne riez pas, etc.
Scène V
JULES, GASPARD
JULES.
Que je suis aise de te revoir, mon pauvre Gaspard ! tu étais si attaché à ma mère !
Lui prenant la main.
nous parlerons d’elle !... et comment te trouves-tu chez mon oncle ? tu me sembles un peu fatigué ?
JULES, voulant l’embrasser.
Souffrez, de grâce...
GASPARD.
On le serait à moins, Monsieur n’a que moi pour son service du matin, ne se sert que de moi pour chasser les mouches pendant sa sieste, et le soir ne veut que moi encore pour lecteur.
JULES.
Ah ! c’est toi qui est son lecteur !
Air : Vaudeville de la Somnambule.
Mon ami, cette préférence
Te fait honneur, en vérité.
Il paraît que dans la science
Depuis longtemps tu t’es jeté.
GASPARD.
Bon Dieu, quelle erreur est la vôtre !
Monsieur dit que j’suis ce qui lui faut,
Parce que j’lis plus bêtement qu’un autre,
Et que j’lendors un bon quart d’heur’ plutôt.
On entend sonner.
Tenez, c’est lui.
JULES.
Comment ! il sonne... son appartement est donc bien éloigné ?
GASPARD.
Non, c’est là... mais il n’appelle jamais, pour ne pas s’échauffer la poitrine.
Il ouvre la porte de son maître sans entrer dans l’appartement.
SOISSEUIL, dans la chambre.
Gaspard, où en est le thermomètre du salon ?
GASPARD.
À quinze, Monsieur.
SOISSEUL, de même.
Fais le remonter de quatre à cinq minutes, et quand il à y sera, je passerai de l’autre côté.
JULES, à Gaspard, qui va fermer la fenêtre.
Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
GASPARD.
Qu’avant de passer de sa chambre à coucher, à ce qu’il appelle l’air extérieur ou atmosphérique, il doit s’arrêter, tous les matins, dans cette pièce, et y trouver un degré de chaleur intermédiaire, que je suis chargé d’établir, et lui même a toujours en poche un petit thermomètre qu’il appelle son thermomètre personnel, et qu’il consulte au moins toutes les demi-heures.
Après avoir regardé le thermomètre, il s’approche de la chambre, et dit.
Monsieur, il est à quinze quatre minutes et demie.
JULES.
Puis-je rester ici ?
GASPARD.
Oui, oui, je vais vous annoncer.
Il entre.
JULES, seul un instant.
Quel singulier homme ! faut-il que ce soit de lui que dépende mon bonheur ?
Scène VI
SOISSEUL, JULES, GASPARD
SOISSEUL, à Gaspard, en sortant de la chambre.
Oui dà, je recevrai très volontiers monsieur Jules.
JULES, allant vers son oncle.
Ah ! mon cher oncle, que j’étais impatient de vous revoir.
SOISSEUL, allant regarder au thermomètre.
Bonjour, bonjour, c’est cela.
JULES, s’approchant.
Permettez-vous ?...
SOISSEUL, comparant son petit thermomètre au grand.
Voyons dans quel rapport je suis... bien...
SOISSEUL.
Gaspard, faites ma chambre pendant que je suis ici, et puis, neuf heures précises, mon premier déjeuner... Vous avez tardé hier de cinq minutes, et je n’ai pas eu. faim pour le second ; mon système est de manger peu et souvent ; de cette manière je ne charge jamais mon estomac et je l’occupe toujours.
Gaspard sort.
Scène VII
SOISSEUL, JULES
JULES.
Ne permettez-vous pas, mon cher oncle, que je vous embrasse.
SOISSEUL.
Es-tu parfaitement guéri ?...
JULES.
Parfaitement, mon oncle... c’était un excès de fatigue... J’ai eu tant de malheurs...
SOISSEUL.
Oui, je crois que tu m’as écrit cela... enfin tu es guéri...
JULES.
Oui, mon oncle.
SOISSEUL, l’embrassant.
À la bonne heure.
JULES.
Je vois aussi avec plaisir que votre santé est très bien conservée...
SOISSEUL.
Oui, mon cher, conservée est le mot, car je préfère de beaucoup les précautions qui l’entretiennent, aux remèdes qui la rétablissent. Aussi j’évite avec une attention minutieuse jusqu’à la moindre émotion, parce que tonte émotion est nuisible en ce qu’elle rompt l’équilibre, et, ma foi, l’équilibre rompe, votre serviteur de tout mon cœur. Je m’abstiens non-seulement de tout excès, mais même de tout plaisir un peu vif, et, grâce à cette légère précaution, j’ose dire, sans me flatter, que peu d’hommes se portent aussi bien que moi.
JULES.
Mais peu d’hommes aussi se refusent autant de jouissance.
SOISSEUL.
Comment donc ? elles sont toutes, absolument toutes renfermées dans le témoignage satisfaisant que je me rends de ma santé ; quand on me dit : comment vous portez vous, monsieur de Soisseul ? et que je réponds : je me porte bien, on peut voir que ce n’est pas une formule insignifiante, comme chez tant de gens qui vous disent : je me porte à merveille, sans avoir seulement l’air d’y penser, comme ils diraient : je vous aime de tout mon cœur ; moi, quand j’ai proféré ces mots là, on s’aperçoit que j’en sens toute l’importance, que j’en savoure tout le charme ! je me porte bien ! je me porte à merveille... As-tu jamais remarqué à un autre cet accent là ? cet accent qui part de l’âme ; enfin, je ne te cache pas, moi, ce qu’on peut m’adresser de plus flatteur, de plus intéressant, c’est de me demander tout bonnement de mes nouvelles.
JULES.
C’est parler à un amant de sa maîtresse.
SOISSEUL.
Ah! c’est mieux que cela... beaucoup mieux que cela...
Air nouveau de M. Blanchard.
Tu vas bien voir qu’on peut s’aimer soi-même,
Et pour cela n’être pas moins heureux ;
Pourtant on dit, et c’est un faux système,
Que pour aimer, il faut que l’on soit deux.
Dans vos amours fertiles en querelles,
Les cris, les pleurs troublent tous les moments :
Aimé, trahi, repoussé par vos belles,
Pour un plaisir vous avez cent tourments.
Mais moi, mon cher, exempt de tout nuage,
Mon sentiment évite les excès,
De n’aimer seul je suis donc bien plus sage ;
Toujours content je ne boude jamais ;
Bientôt, hélas ! l’affreuse jalousie
De ses soupçons anime votre cœur,
Contre un rival vous risquez votre vie
Et vous perdez la paix et le bonheur.
Moi, mon ami, dans l’ardeur qui m’enflamme,
Je suis bien sûr de conserver ma foi ;
L’être chéri qui possède mon âme,
Ne peut jamais être ingrat envers moi ;
Dans mon amour, toujours avec constance,
Au même point on me voit arrêté,
Et je ne crains pas plus l’indifférence
Que la froideur ou l’infidélité.
Tu vois donc bien qu’on peut s’aimer soi-même,
Et pour cela n’être pas moins heureux ;
Pourtant on dit, et c’est un faux système,
Que pour aimer, il faut que l’on soit deux.
JULES.
Ah ! mon oncle, vous ne pensiez sans doute pas comme cela, il y a vingt ans.
SOISSEUL.
La même chose... et cependant la nature m’a fait le plus passionné des hommes. Ah ! dieux... tiens, sens-tu le camphre dont je suis couvert.
JULES.
Très fort, hé bien, qu’est-ce à dire ?
SOISSEUL.
Que sans la vertu sédative de cet antispasmodique tout puissant, il m’échapperait, à tout moment, des traits... On ne sait pas combien il m’en coûte pour modérer ma fougue nerveuse.
JULES.
Si ce moyen vous suffit ?...
SOISSEUL.
Ah ! il me sauve de beaucoup d’égarements de nerfs ; mais si, malgré cette précaution, je me sens gagné par quelque émotion involontaire, ou entrainé dans une discussion trop vive, j’ai une autre ressource qui est aussi simple qu’infaillible.
JULES.
Laquelle, mon oncle.
SOISSEUL.
C’est d’échapper brusquement à la passion en chantant tout à coup la chose la plus indifférente, par exemple : j’ai du bon tabac dans ma tabatière... c’est à peu près, sauf quelques paroles d’opéra, ce que j’ai trouvé de plus insignifiant.
JULES.
C’est que vous n’avez pas bien cherché.
SOISSEUL.
Je sais que ma manière d’être passe aux yeux de bien des gens pour de l’égoïsme, quoique, certainement, j’aie par devers moi des traits... Quand on a sauvé la vie à deux hommes... Eh bien ! cela m’est arrivé, tel que tu me vois... Dans mon dernier voyage à Dieppe, je rentrais en longeant la jetée, je vois au clair de la lune deux malheureux qui se débattaient contre les flots ; il faisait un froid piquant, j’étais enrhumé comme un loup ; la mer était affreuse !... Je ne balance pas, je dis à un homme qui passait : mon ami, à votre place, je me jetterais à l’eau pour voler au secours de ces malheureux qui se noient... Il s’y jeta, pour me faire plaisir, les sauva l’un et l’autre, et j’eus ainsi le bonheur d’arracher deux infortunés à une mort certaine.
JULES.
Il est vrai qu’après un semblable dévouement on aurait tort...
SOISSEUL.
Oui, oui, je crois que ce trait là répond assez victorieusement à beaucoup d’inculpations ridicules ; mais ce qui m’engage à parler, moi-même, de mon prétendu égoïsme avec une franchise qui ressemble à de l’exagération, c’est que je me suis aperçu, depuis longtemps, que l’on n’était malheureux dans le monde que par les défauts qu’on y dissimule... Qu’un homme convienne, par exemple, qu’il a le malheur d’être susceptible, eh bien ! tu verras que chacun le ménagera ; moi, je suis sans façon, vous dit un autre, et ses grossièretés lui sont pardonnées. Enfin, celui qui s’avoue gourmand, se verra toujours servir les meilleurs morceaux... Aussi, depuis que j’ai fait hautement mon idole de ma santé, je la vois respectée par les autres presque autant que par moi-même.
Scène VIII
SOISSEUL, JULES, GASPARD
GASPARD.
Voilà un billet pour Monsieur.
À Jules.
Vous a-t-il bien reçu ?
JULES.
À merveille... nous en sommes aux confidences.
GASPARD.
Ah ! tant mieux.
SOISSEUL.
Tu n’as pas d’idée combien je suis tourmenté quand j’ai des parents ou des amis malades.
JULES.
Je le conçois, mon oncle, vous avez un si bon cœur !
SOISSEUL.
Ce n’est pas ça... Vois-tu, ce n’est pas comme avec de simples liaisons de société... on y envoie le premier venu, un domestique... mais un parent ou un ami, c’est le diable, parce qu’il faut aller le voir soi-même, et qu’on ne sait pas jusqu’à quel point le mauvais air... parbleu ! il me vient une idée... vas-y toi, de ma part... tu es de la famille, ce n’est pas comme si j’y envoyais un étranger, et cela me convient mieux ; d’ailleurs elle sera flattée de le voir ; je suis même sûr que cela lui fera grand plaisir.
JULES.
À la bonne heure, mon oncle.
SOISSEUL.
Air de la Bégueule.
C’est une une excellente femme ;
Cours bien vite, il faut la voir ;
Pour moi, près de notre tante,
Va-t’en remplir ce devoir...
Mais agis avec prudence
En revenant au logis ;
Pour paraître en ma présence
Change bien tous tes habits.
Ensemble.
C’est une femme, etc.
JULES.
C’est une femme excellente ;
Sans tarder je vais la voir ;
Pour vous, près de notre tante,
Je vais remplir ce devoir.
Il sort.
Scène IX
SOISSEUL, seul
Il a l’air d’un brave garçon... il est malheureux, je verrai s’il peut m’être bon à quelque chose.
Il regarde son baromètre.
Diable, c’est donc ça que je sentais : il faut ouvrir cette croisée.
Il l’ouvre.
Scène X
SOISSEUL, LE DOCTEUR
LE DOCTEUR.
Bonjour, monsieur de Soisseul, comment vous portez vous ?
SOISSEUL.
Je me porte bien, mon cher, très bien... je le crois du moins, voyez... n’est-ce pas ?
LE DOCTEUR.
À merveille...
SOISSEUL.
À propos, docteur, j’ai à vous consulter : hier, au soir, dans un moraliste, que me lisait Gaspard,, pour m’endormir, j’ai remarqué, cette phrase : une bonne action rafraichit le sang ; qu’en pensez-vous ?
LE DOCTEUR.
Ce n’est pas un aphorisme d’Hippocrate, mais c’est une maxime de morale que j’approuve fort.
SOISSEUL.
J’y ai rêvé toute la nuit, et j’ai quelque envie d’en essuyer au lieu de ce maudit orgeat qui me délabre un peu l’estomac... cela vaudra bien autant, peut-être... heim ?
LE DOCTEUR.
Je crois même que cela vaut mieux ; j’ai une occasion superbe, si vous voulez en profiter...
SOISSEUL.
Voyons ?
LE DOCTEUR.
Vous vous intéressez à la famille Bertrand ?
SOISSEUL.
Beaucoup, et c’est précisément d’elle que je voudrais m’occuper.
LE DOCTEUR.
Le mari, tout médiocre qu’il paraisse, entend assez bien les affaires : on lui offre un fort bel intérêt dans une entre prise, qu’il ferait valoir, et on ne lui demande pour cela que dix mille francs ; prêtez-les lui.
SOISSEUL.
Est-ce que je ne pourrais pas me rafraichir le sang meilleur marché ?... qu’en pensez-vous ? J’ai d’ailleurs et depuis fort longtemps un projet qui rassurerait la famille Bertrand sur son avenir... Dites-moi, quand revient Agathe ?
LE DOCTEUR.
Elle est ici.
SOISSEUL.
Elle est ici !
LE DOCTEUR.
Qu’avez-vous donc ?
SOISSEUL.
Ah ! Docteur, tâtez-moi ce cœur là... le mal est plus sérieux que je ne pensais.
LE DOCTEUR.
Comment, le mal ?
SOISSEUL.
Allez, je sais ce que je dis, je ne suis pas de ces malades qui s’aveuglent sur leur état ; moi, si je me laisse une fois entamer par l’amour, adieu mon repos, et par conséquent ma santé ; allez vite me demander cette fille là en mariage.
LE DOCTEUR, à part.
Nous y voilà.
Haut.
Comme vous y allez ?
SOISSEUL.
Comme un homme qui souffre, Docteur ; vous savez combien j’ai toujours fui les passions, mais Agathe sortant de l’enfance, pour croître et embellir sous mes yeux, chaque jour, ne m’inspirait nulle défiance ; loin d’en redouter aucun mal, il me semblait, au contraire, que sa vue me faisait du bien ; me regardait-elle, ça me faisait plus de bien encore ; et quand je lui prenais la main... Ah ! je conviens qu’en la lui prenant un jour je crus m’apercevoir que cela me faisait décidément trop de bien : je respirai du camphre... je chantai : j’ai du bon tabac... j’allai chez Tortoni, prendre deux carafes d’orgeat, et quand je rentrai, c’était toujours la même chose. Son absence ne m’avait rendu qu’imparfaitement le repos, son retour vient de reporter le trouble dans mon âme, l’agitation dans tous mes sens ; la nature a ses droits, Docteur ; ce n’est jamais sans danger qu’on les brave et qu’on les élude. Encore une fois, allez me demander Agathe à ses parents, il n’y a pas une minute à perdre.
LE DOCTEUR.
Mais y avez-vous bien pensé ?
SOISSEUL.
Écoutez, il s’agit de ma santé, et cela vous regarde plus que tout autre.
Air de la Maison de plaisance.
Moi je crois que l’hymen
Me serait salutaire,
Voyez donc si le père
Servira mon dessein.
LE DOCTEUR.
Hippocrate en sa médecine
Ne parle pas de ce moyen
SOISSEUL.
Couper le mal dans la racine
Vous est prescrit par Gallien ;
Oui, mon cher, ma conduite est sage
Et vous l’approuverez un jour ;
Car, les maux que cause l’amour
Sont guéris par le mariage.
Ensemble.
Moi je crois, etc.
LE DOCTEUR.
Mon ami, si l’hymen
Vous paraît salutaire,
Je vais voir si le père
Approuve ce dessein.
Scène XI
SOISSEUL, seul
Cette nouvelle, tout-à-fait inattendue, de l’arrivée d’Agathe, ces souvenirs, cette conversation, m’ont fouetté le sang à un point extraordinaire. J’éprouve on tressaille ment, une oppression... un je ne sais quoi...
Air du rocher de Saint-Avelle.
Ah ! mon âme est trop sensible
Pour supporter ce combat ;
Grand Dieu, serait-il possible !
Oui... je sens mon cœur qui bat,
À ce signe il faut me rendre
Et céder à la beauté.
Il tire son baromètre.
Je suis curieux d’apprendre
De combien je suis monté.
Je ne m’étonne plus... il n’y a pas de santé qui résiste à ces variations là.
Scène XII
LE DOCTEUR, SOISSEUL, BERTRAND
BERTRAND.
Eh ! que je l’embrasse donc, ce cher gendre ; quel bonheur ! quel jour heureux ! Touchez-là, mon cher beau fils !
Il secoue la main de Soisseul.
SOISSEUL.
Mille pardons, cher beau-père, mais vous savez que je redoute tout ce qui me remue un peu fortement...Où donc est cette chère Agathe ? je suis impatient de la voir, d’apprendre d’elle-même...
BERTRAND.
Je le conçois, mais nous avons pensé que sa mère la devait préparer un peu.
SOISSEUL.
Comment la préparer ? est-ce que vous doutez...
BERTRAND.
Du tout... Nous sommes bien sûrs... d’ailleurs pour vous-même... est-ce bien, dans ce négligé, qu’il convient d’avoir une semblable entrevue.
SOISSEUL.
Vous voulez parler de mon habit du matin ?
Air d’Aristippe.
Oui, je conviens que ma toilette
N’est pas celle d’un jeune amant ;
Mais on doit bannir l’étiquette
Quand de l’hymen arrive le moment.
Car, voyez-vous, parler de mariage
À la beauté qui nous séduit ;
C’est poliment réclamer l’avantage
De paraître en bonnet de nuit.
Je vais écrire un mot à mon notaire, et je reviendrai présenter mes hommages à votre charmante fille.
À Bertrand.
Faites-moi le plaisir d’appeler Gaspard ?
BERTRAND.
Gaspard ! Gaspard !
SOISSEUL.
Qu’il est heureux d’avoir une poitrine comme celle-là !
GASPARD, sur la porte de la chambre.
Monsieur !
SOISSEUL.
Où en sommes nous, là-dedans.
GASPARD.
Quinze degrés, comme ici.
SOISSEUL.
C’est bien ; préparez mon chocolat, et ce qu’il faut pour m’habiller. Mes amis, voyez la petite, et dites-lui bien que je ne veux pas d’amour ou très peu. C’est tout bonnement un mariage... de...
LE DOCTEUR.
De santé.
SOISSEUL.
C’est cela.
Il sort.
Scène XIII
BERTRAND, LE DOCTEUR
BERTRAND.
Quelle heureuse union pour ma fille.
LE DOCTEUR.
Je crains bien qu’elle ne sache pas sentir son bonheur.
Scène XIV
BERTRAND, LE DOCTEUR, MADAME BERTRAND, AGATHE
MADAME BERTRAND.
Comment, Agathe, quand vous pouvez d’un mot assurer votre fortune et la nôtre.
AGATHE.
C’est justement parce que je ne saurais dire ce mot que je pleure, maman.
LE DOCTEUR.
Je vois ce que c’est... Vous ne lui aurez pas dit comment il entend ce mariage... Tout ceci ne finira pas bien, si je ne m’en mêle pas un peu. Mes amis, souffrez que je parle à votre fille ; peut-être écoutera-t-elle avec quelque confiance un homme qui est également son ami et le vôtre.
MADAME BERTRAND.
Volontiers, cher docteur.
AGATHE.
Eh ! quoi, mon parrain, vous me trahissez donc ?
MADAME BERTRAND.
Mademoiselle, disposez-vous à m’obéir ?
AGATHE, suppliant.
Ma mère !
BERTRAND.
Un mariage comme celui-là !
AGATHE.
Mon père !
Ensemble.
MONSIEUR et MADAME BERTRAND.
Air : J’ai retrouvé mon couteau.
Non, non, vous n’êtes plus ma fille,
Si vous résistez à mes vœux ;
Chagriner ainsi sa famille,
Ah ! vraiment, vraiment, c’est affreux !
Oui, c’est affreux. (bis.)
AGATHE.
Tourmenter ainsi votre fille,
Allez ce n’est pas généreux ;
On sacrifie à ma famille
Mon bonheur... vraiment, c’est affreux !
Oui, c’est affreux. (bis.)
Scène XV
LE DOCTEUR, AGATHE
AGATHE.
Je vous aime beaucoup, mon cher parrain ; mais tout ce que vous me direz ne pourra me déterminer... je serais trop malheureuse.
LE DOCTEUR.
Oh ! oui, je vois bien que l’oncle vous plaît moins que le neveu... aussi j’ai voulu vous parler seul pour vous donner un moyen d’arranger le tout à la satisfaction générale.
AGATHE.
Ah ! parlez, que faut-il faire ?
LE DOCTEUR.
Il faut feindre pour M. de Soisseul une grande passion...
Air de la Petite Sœur.
Nous sommes sauvés en ce jour
S’il peut croire à votre tendresse (bis.)
Des feux du plus tendre amour
Exprimez-lui toute l’ivresse. (bis.)
Vous ne croyez pas au succès,
Par le moyen que je vous donne.
Avec notre homme il est sûr... mais
Ne l’employez avec personne.
AGATHE.
Mais comment feindre une tendresse que je suis si loin d’éprouver ? le tromper...
LE DOCTEUR.
Pour un jour ! et pour son bien !
AGATHE.
Je veux du moins prévenir Jules.
LE DOCTEUR.
Je m’en charge, dès que j’en trouverai le moment.
SOISSEUL, dans la chambre.
Portez ceci à mon notaire.
LE DOCTEUR.
Mais j’entends Soisseul, je vais vous livrer à tous les périls du tête-à-tête.
AGATHE.
Eh bien ! croiriez-vous que le cœur me bat ?
LE DOCTEUR.
Excellente disposition !
Scène XVI
LE DOCTEUR, AGATHE, SOISSEUL
Gaspard vient de la chambre et sort par le fond.
SOISSEUL.
Bonjour, aimable Agathe, que j’ai de plaisir à vous voir ; vos parents vous ont sans doute instruite des vœux qui...
AGATHE.
Oui, monsieur.
SOISSEUL.
Et puis je me flatter que vous-même approuvez ?
AGATHE.
Monsieur... je...
LE DOCTEUR, l’interrompant.
Que vous êtes heureux, mon cher ami. Au risque d’être indiscret, je dois vous dire qu’Agathe m’a paru tout à l’heure disposée à montrer plus que de l’obéissance.
SOISSEUL.
Dois-je en croire le cher docteur, belle Agathe ?
AGATHE.
Je ne me pardonnerais pas d’altérer votre confiance en lui.
SOISSEUL, lui baisant la main.
Charmante !
LE DOCTEUR.
Je ne veux pas être importun, je vous laisse.
SOISSEUL.
Mon bon ami, je crains bien que cela ne m’agite beaucoup.
LE DOCTEUR.
Le calmant n’est pas loin.
SOISSEUL.
Dès demain j’épouse.
Le docteur sort.
Scène XVII
SOISSEUL, AGATHE
SOISSEUL.
Mille pardons, j’avais deux mots à dire au docteur... Vous concevez qu’à la veille de changer d’état.
Il regarde son petit thermomètre.
Voyons où j’en suis ?... Diable !
AGATHE.
Je serais désolée de vous gêner en rien, monsieur.
SOISSEUL.
Voilà justement ce que j’attends dans l’épouse que je choisis... nous serons bien heureux !
AGATHE.
Je sais que vous aimez la promenade ; tous les matins vous me donnerez le bras.
SOISSEUL.
Ce serait avec grand plaisir, certainement ! mais n’ayant jamais donné le bras à personne, je craindrais qu’un peu de fatigue...
AGATHE.
Oh ! je puis m’en passer, nous marcherons l’un près de l’autre en causant.
SOISSEUL.
Ce serait charmant sans doute, mais je vous avouerai que parler en marchant, cela m’essouffle un peu, et j’aurais peur...
AGATHE.
Alors nous resterons chez nous, nous ferons des lectures, de la musique...
SOISSEUL.
De la musique ?... c’est-à-dire vous m’en ferez ; vous savez que ma voix...
AGATHE.
Me plaît beaucoup, je vous jure.
SOISSEUL.
Ah !par exemple, vous êtes la première qui m’en fassiez compliment, je ne chante moi que pour me distraire.
AGATHE.
Eh bien ! vous chanterez pour me faire plaisir... il doit être si doux de marier sa voix à celle de ce qu’on aime.
SOISSEUIL.
Oui, oh ! je conviens que c’est délicieux ! c’est même une des choses auxquelles je suis le plus sensible, et si j’étais de force à me mettre quelques duos dans la tête...
AGATHE.
Qu’est-il besoin de duos, ne sais-je pas assez de musique pour ajouter aux airs que vous chantez une partie bien ou mal.
SOISSEUL.
Vrai ? eh bien ! essayons celui-ci. Depuis qu’amour... vous savez ?
AGATHE.
Oui, oui, commencez.
SOISSEUL.
Air.
Depuis qu’amour me tient sous son empire ;
De toi, me vient ma peine ou mon plaisir.
AGATHE.
J’ai du plaisir si je te vois sourire.
SOISSEUL.
J’ai du chagrin si je t’entends gémir.
J’ai...
Point d’orgue d’où Soisseul part subitement pour chanter : J’ai du bon tabac. Il regarde en même temps son thermomètre ; et s’écrie.
Il était temps ! deux grands degrés de différence !
AGATHE.
Que signifie cette lubie, monsieur ?
SOISSEUL.
Cette lubie ! c’est le plus bel hommage que je puisse vous rendre !...
AGATHE.
Oh ! je le vois, vous ne m’aimez pas.
SOISSEUL.
Chacun a sa manière d’aimer, bel ange.
AGATHE.
Oui, sans doute, monsieur, et je vous déclare que la mienne est d’aimer avec ardeur.
Air : Oui, j’aime Nanette.
D’un amour extrême
Moi je veux qu’on m’aime
Et que mon époux,
Ou je le déteste,
Au plus petit geste,
Tombe à mes genoux.
Je suis susceptible ;
D’un cœur trop sensible
Je crains les excès ;
Point d’indifférence, }
J’aime avec violence, } (bis.)
Ou n’aime jamais. }
SOISSEUL.
Bien vite en votre âme,
Cette ardente flamme
A donc pénétré ?
AGATHE.
Ce sera pis encore,
Au feu qui dévore
A-t-on résisté ?
SOISSEUL.
Oui c’est fort aimable,
Mais peu profitable
Quant à la santé.
Ensemble.
AGATHE.
D’un amour extrême, etc.
SOISSEUL.
D’un amour extrême
Elle veut qu’on l’aime,
Et que son époux,
Qu’il soit vieux ou leste,
Au plus petit geste
Tombe à ses genoux.
Elle est susceptible,
D’un cœur trop sensible,
Je crains les excès,
Tant de violence,
Faut de pétulance
Ne n’iraient jamais.
Scène XXIII
SOISSEUL, AGATHE, LE DOCTEUR, MONSIEUR et MADAME BERTRAND
SOISSEUL.
Mon dieu, madame, venez donc m’aider à lui faire entendre raison.
MADAME BERTRAND.
Comment donc, mademoiselle, nous devions être si contents de vous, disait le docteur ! il faut lui pardonner, monsieur, cette résistance n’est que de la timidité, je vous répond qu’elle vous aime, qu’elle vous aimera chaque jour davantage.
SOISSEUL.
Elle ne m’aime déjà que trop, de par tous les diables.
LE DOCTEUR, bas à Agathe.
Très bien.
MADAME BERTRAND.
Et de quoi vous plaignez-vous donc, monsieur ?
SOISSEUL.
Je me plains précisément d’une tendresse qui au lieu de me promettre le bonheur tranquille auquel j’aspire, me menace de toutes les agitations tumultueuses que je redoute.
MADAME BERTRAND.
Monsieur, avec le temps, cela se calmera.
Scène XIX
SOISSEUL, AGATHE, LE DOCTEUR, MONSIEUR et MADAME BERTRAND, JULES
SOISSEUL.
Ah ! te voilà revenu, mon ami ! eh bien ! as-tu été chez notre tante ?
JULES.
Oui, vraiment, j’ai même passé deux heures auprès de son lit.
SOISSEUL s’éloigne.
Et qu’a-t-elle ?
JULES.
Un peu de fièvre.
SOISSEUL.
Ah ! de la fièvre.
Il lui jette au nez di vinaigre et s’en frotte les tempes.
JULES.
De quoi donc m’arrosez-vous si généreusement, s’il vous plaît.
SOISSEUL.
Du vinaigre des quatre voleurs... Tu as changé de tout.
JULES.
Vous me l’aviez recommandé.
SOISSEUL.
C’est bien... mon cher neveu, je vous présente l’aimable Agathe, qui demain sera votre tante.
JULES.
Quoi ?
AGATHE, avec intention.
Ne vous effrayez pas de ce titre, monsieur ; ce n’est pas à celui-là que je prétends vous être chère : j’espère que vous ne verrez jamais en moi qu’une amie.
LE DOCTEUR.
Qu’une compagne... des soins que vous donnerez au cher oncle.
SOISSEUL.
Ah ! mon dieu ! comme il est changé ! docteur, tâtez-moi donc un peu le pouls de ce jeune homme-là, et voyez ce qu’il a.
JULES.
Rien du tout, mon oncle.
LE DOCTEUR.
Plaisanterie à part, je ne serais pas surpris qu’il eût besoin d’une petite consultation, et s’il veut me suivre un moment, je lui garantis qu’il se trouvera mieux.
AGATHE.
Allez tout de suite, M. Jules ; on voit bien que vous souffrez, et puisque mon parrain est sûr de vous soulager.
JULES.
Je ne le crois pas.
Il sort avec le docteur.
Scène XX
SOISSEUL, AGATHE, MONSIEUR et MADAME BERTRAND, GASPARD
GASPARD, à Bertrand.
Dites donc, v’là l’heure où il s’endort...
BERTRAND.
Il faut nous retirer... voilà deux heures, M. de Soisseul va s’assoupir.
SOISSEUL.
C’est ma foi vrai... deux heures moins cinq... c’est une mauvaise habitude que j’ai contractée... mais si j’y manquais, je ferais une maladie... Je vous demande la permission de perdre connaissance un instant.
TOUS.
Nous vous laissons.
SOISSEUL.
Bien... bien... Mais si la charmante Agathe voulait se mettre au piano et faire un peu de musique, cela me procurerait un sommeil plus agréable.
AGATAHE.
Ce piano sera discord, depuis trois mois que je ne l’ai touché.
MADAME BERTRAND.
Je l’ai fait accorder hier pour ton arrivée.
SOISSEUL.
Ah ! c’est une jolie attention !
AGATHE, à part.
Oui, tout-à-fait. !
M. et Madame Bertrand sortent.
Scène XXII
SOISSEUL, AGATHE, GASPARD
AGATHE, au piano.
Que voulez-vous que je vous chante, monsieur ?
SOISSEUL.
Tout ce que vous voudrez, chère Agathe ; vous êtes trop aimable.
Elle prélude.
Un moment, s’il vous plaît.
Il va s’asseoir.
GASPARD, prenant un livre.
Voulez-vous que je vous lise quelque chose : nous en étions resté comme quoi la belle Maguelone rencontra le beau paladin, et de la conversation qui s’en suivit.
SOISSEUL.
C’est inutile, tu vois bien que mademoiselle a la complaisance...
GASPARD.
Je vois aurais endormi plus vite.
SOISSEUL.
Ce serait trop de plaisir à la fois. Laisse--moi.
Il sort.
Si vous voulez commencer, mon ange.
Elle touche du piano.
Scène XXIII
SOISSEUL, AGATHE, GASPARD, LE DOCTEUR, JULES
AGATHE.
Air nouveau de M. Blanchard.
Ô vous, dont l’amoureuse flamme
Reçut pour prix tendre retour !
LE DOCTEUR, bas à Agathe.
Toussez un peu, je vais vous servir... Il faut comprendre à demi-mot.
SOISSEUL.
Qu’est-ce que c’est ?
LE DOCTEUR.
Ah ! mon Dieu ! vous aurais-je réveillé ?
SOISSEUL.
Non pas précisément, je ne dormais pas encore ; mais qui vous ramène sitôt.
LE DOCTEUR.
D’abord je venais vous dire que votre neveu se porte maintenant à merveille.
SOISSEUL.
C’est bon ! il était inutile...
LE DOCTEUR.
Et je voulais vous prier aussi de ne pas trop faire chanter Agathe.
SOISSEUL.
Pourquoi donc ?
LE DOCTEUR.
Oh ! c’est qu’elle a la poitrine échauffée.
Agathe tousse.
Tenez, l’entendez-vous ? ce n’est rien, mais il vaut mieux ne pas irriter le mal, je vous laisse.
SOISSEUL.
Vous reviendrez avec le notaire, docteur, vous savez...
LE DOCTEUR.
Oui, oui, comptez sur moi.
À Agathe à demi-voix mais de manière à être entendu de Soisseul qui écoute.
Avez-vous pris bien exactement le sirop de limaçon, pendant votre absence ?
SOISSEUL.
Que parle-t-il de limaçon ?
AGATHE.
Oh ! très exactement.
LE DOCTEUR.
Continuez, mais sans jamais rien dire, entendez-vous, c’est inutile.
Il sort. Jules va près d’Agathe.
Scène XXIV
SOISSEUL, AGATHE, JULES
SOISSEUL.
Allons ma petite, vous pouvez recommencer.
AGATHE, en touchant du piano.
Même air.
Ô vous, dont l’amoureuse flamme.
Reçut pour prix tendre retour !
Jules lui fait signe de tousser.
Hum ! hum !
SOISSEUL.
Voilà une petite toux sèche, qui me chiffonne.
JULES, très fort en se sauvant.
Hum ! hum ! hum !
SOISSEUL.
Ah ! mon dieu ! mais c’est de plus fort en plus fort.
Il sonne, Gaspard paraît.
Gaspard, appelle-moi le docteur qui est sans doute chez madame Bertrand. – C’est assez de musique comme ça, chère Agathe, puisque je ne puis dormir, c’est inutile.
AGATHE.
Je vous laisse, monsieur, je serais fâchée de vous gêner.
Elle sort.
Scène XXV
LE DOCTEUR, SOISSEUL
SOISSEUL.
Docteur, je vous croyais mon ami.
LE DOCTEUR.
Depuis quand ne le suis-je plus ?
SOISSEUL.
Mon ami me laisserait-il épouser une femme, à qui il ordonne le sirop de limaçon ?
LE DOCTEUR.
Par pure précaution, je vous le jure, je ne prétend pas vous cacher que cette jeune personne a la poitrine délicate, mais avec des soins et du régime, on peut espérer... la vie tranquille et heureuse que lui assurent vos goûts et vos habitudes seront très salutaires à son état, vous êtes, sous tous les rapports, le mari qui lui convient le mieux.
SOISSEUL.
C’est très flatteur ! je ne sais pas jusqu’à quel point je pourrais convenir à sa santé, mais je me crois sûr qu’elle ne convient pas à la mienne, et puisqu’elle prend du sirop par précaution, par précaution aussi je retire ma parole.
Scène XXVI
LE DOCTEUR, SOISSEUL, GASPARD
GASPARD.
Monsieur, le notaire est là qui vous attend.
SOISSEUL, frémissant.
Qu’il attende, et laissez-nous.
Il sort.
Scène XXVII
LE DOCTEUR, SOISSEUL
SOISSEUL.
Ah ! docteur, c’est impossible, allez leur dire que c’est impossible.
LE DOCTEUR.
Je ferai ce que vous voudrez, mais cette rupture sera bien brusque... C’est compromettre la réputation de cette jeune fille.
SOISSEUL.
Sauvez-moi, docteur, sauvez-moi à tout prix...
LE DOCTEUR.
Il у aurait bien un moyen.
SOISSEUL.
Lequel ?
LE DOCTEUR.
Votre neveu aurait pu... mais votre tendresse pour lui vous ferait peut-être craindre.
SOISSEUL.
Pas du tout, mon cher, ne m’assurez-vous pas qu’il n’y a rien à redouter ; sur votre parole, je suis parfaitement tranquille pour mon neveu... ainsi ne perdons pas une minute... allez voir si cet échange est possible, promettez une dot s’il le faut... Je ratifierai tout... allez, allez.
Scène XXVIII
SOISSEUL, seul
Ah ! que la sensibilité est un présent funeste ! dans quel état me voilà... et je me marierais moi, organisé comme je le suis... non, non jamais, que mon neveu me remplace, c’est son devoir, il est d’âge à se prêter mieux que moi aux caprices d’une femme exigeante et passionnée ; d’ailleurs moins aimé, peut-être court-il moins de dangers... après tout s’il en souffre je ne saurais me faire aucun reproche, j’agis d’après l’opinion d’un médecin éclairé, et ne l’exposant que pour me sauver moi-même, c’est, je puis le dire, à mon corps défendant et aux termes de la loi...
Scène XXIX
SOISSEUL, TOUS LES PERSONNAGES, UN NOTAIRE
TOUS.
Air : Que l’amitié, (de la Mansarde).
Tout est d’accord,
Tout est d’accord,
Espérance,
Et confiance,
Tout est d’accord,
Tout est d’accord,
Un doux hymen va fixer { notre sort.
{ votre
SOISSEUL.
Mille pardons, belle Agathe.
AGATHE.
Je me rends justice, monsieur, je sens que ma manière de vous aimer aurait pu troubler votre repos ; et cette crainte seule eut suffi pour troubler le mien.
SOISSEUL.
Charmante enfant !
MADAME BERTRAND.
Je regrette beaucoup, monsieur, de ne pouvoir vous appeler mon gendre.
JULES.
Quant à moi, mon oncle, vous ne pouvez pas douter du bonheur que je trouve à vous obéir.
SOISSEUL.
Bon jeune homme, prends bien soin de la petite femme, mon ami, prends en bien soin, je ne puis te dire que cela... mais tu m’entends... hein !... ménage-là... écoute Jules, j’aimais assez ta mère pour le pardonner d’être mon héritier... tu le seras, mais tâche que jamais rien ne me le rappelle... ne te mets donc pas toujours en habit noir.
JULES.
Eh ! mon Dieu, que parlez-vous d’héritage ? les neveux marins ne meurent-ils pas toujours avant leurs oncles ?
SOISSEUL.
Je t’achèterai un navire et un cargaison, mon ami ; tu es trop jeune pour rester à ne rien faire.
Au public.
Air du Passe-partout.
On intercède ici, c’est l’ordinaire,
Pour que l’auteur évite un coup fatal ;
Vous concevez, d’après mon caractère,
Que son destin m’est tout-à-fait égal.
Comme le bruit me chagrine et me blesse,
J’implore aussi votre bonté.
Entendons-nous, ce n’est pas pour la pièce ;
Mais par égard pour ma santé.
CHŒUR.
Tout est d’accord, etc.