Le Pédagogue amoureux (CHEVALIER)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Marais, en 1665.
Personnages
ALBERT, père de Clarice, et amant de Céliane
MAURICE, père de Céliane
CLÉONTE, fils d’Élise, et amant de Clarice
CLITANDRE, amant de Céliane, et rival d’Albert
ÉLISE, mère de Cléonte et de Judith
JUDITH
CLARICE, fille d’Albert, et amante de Cléonte
CÉLIANE, amante de Clitandre, et fille de Maurice
CROQUET, valet de Cléonte, et amant d’Isabelle
RAGOTIN, valet de Clitandre, et amant de Clémence
ISABELLE, suivante de Clarice
CLÉMENCE, suivante de Céliane
La scène est à Paris.
À SON ALTESSE ROYALE MADEMOISELLE
MADEMOISELLE,
Lorsque j’eus l’honneur de paraître devant V. ALTESSE en qualité d’Acteur, je n’espérais pas avoir un jour le glorieux avantage de m’y voir en celle d’Auteur ; et véritablement, MADEMOISELLE, j’en aurais une surprise sans égale, n’était que toute la Terre sait bien que quiconque a le bonheur d’être regardé de votre Royale Personne, fût-il le plus stupide du monde, ne peut manquer d’avoir quelque étincelle d’esprit, quand la splendeur du vôtre a réfléchi sur le sien. Si bien, MADEMOISELLE, que les merveilleuses qualités dont VOTRE ALTESSE brille, ne laissent rien partir d’auprès d’elle qui n’en emporte des clartés considérables ; et comme j’étais le plus ignorant de tous les hommes avant cet heureux moment, je puis dire que si j’ai quelque talent, qu’il ne me vient que d’avoir paru en votre auguste présence. Jugez donc, MADEMOISELLE, si ce ne serait pas vous faire une espèce de larcin, si je ne vous offrais un Ouvrage qui est plus à Vous qu’à moi, n’ayant rien en ma personne que ce que j’ai gardé de l’idée de vos charmantes perfections ; joint que comme il n’est point d’Auteurs qui ne vous aient consacré leurs plus chères productions, ce serait manquer à mon devoir, si je ne suivais de si dignes traces ; il est toujours bien avantageux de suivre un chemin quand il mène au Temple de la Vertu. Je m’y vois donc, MADEMOISELLE ; et mon Pédagogue qui n’a pas moins de vertu que d’amour, vient immoler toute la sienne à la vôtre : il est bien juste que tout ce qui vous est tributaire vous rende son hommage. Je ne doute pas que V. ALTESSE qui n’a rien que d’achevé en elle, ne remarque en cette Pièce quantité de fautes et de conduite et de jugement, et même dans la justesse des Vers, pour peu qu’elle daigne s’abaisser à lire un si défectueux Ouvrage ; mais, MADEMOISELLE, y a-t-il rien au monde qui puisse avoir quelque chose de considérable à l’aspect de VOTRE ALTESSE, hors la gloire d’en approcher ? Non, non, MADEMOISELLE, ni moi, ni tous les Auteurs du Siècle, ne peuvent rien exposer à vos yeux qui ne soit plein de défauts auprès de votre haut mérite. Voilà ce qui peut m’excuser envers VOTRE ALTESSE, de l’audace que je prends de lui faire un présent si peu digne d’elle ; et sa bonté qui est plus grande mille fois que ma témérité, fait que j’en ose espérer le pardon avec la grâce de me dire d’un zèle aussi respectueux que soumis,
MADEMOISELLE,
DE VOTRE ALTESSE,
Le très humble, et très obéissant et très obligé Serviteur,
CHEVALIER.
SONNET
PRINCESSE, l’ornement et l’honneur de la France,
Dont le bruit des vertus remplit l’Univers,
Je voudrais bien louer vos mérites divers ;
Mais tous ces dons du Ciel m’en ôtent la puissance.
Vous êtes au-dessus de tout ce que je pense,
Dans vos perfections je sens que je me pers ;
Et quand j’enfanterais un million de Vers,
Ma louange n’aurait qu’une faible éloquence.
Ne pouvant donc rien faire en cette occasion ;
Princesse, souffrez-moi dans l’admiration
De tant de qualités dont l’Europe est charmée.
Puisque pour vous vanter, en vain je parlerais,
Il vaut bien mieux laisser parler la Renommée ;
Elle en dira cent fois plus que je n’en dirais
ACTE I
Scène première
CLÉONTE, CROQUET
CLÉONTE.
Ah ! Croquet, je suis mort, mes affaires sont faites.
CROQUET.
Si les vivants sont morts, sans doute que vous l’êtes :
Mais ce mot si souvent règne en votre entretien,
Que quand vous le seriez, Croquet n’en croirait rien.
À d’autres, s’il vous plaît, vous aimez trop la vie.
CLÉONTE.
Mais tu ne sais donc pas quelle est ma maladie ?
CROQUET.
Non par ma foi, Monsieur, et n’en veux rien savoir,
Vous n’êtes donc plus mort, à ce que je puis voir ;
Vous ne vous sentez plus à présent que malade,
Votre mal sûrement n’est rien qu’une boutade :
Si tous les maladifs, comme vous, étaient sains,
On n’aurait qu’à bannir Messieurs les Médecins.
Croyez-moi, ce n’est rien que votre maladie.
CLÉONTE.
Que dis-tu ? ce n’est rien ; ah ! J’en perdrai la vie.
CROQUET.
Tant pis pour vous, car c’est un très malheureux sort,
Alors qu’il faut passer de la vie à la mort,
Et je ne vous crois pas si fol que de le faire.
CLÉONTE.
Mon mal est par trop grand, je ne m’en puis distraire.
CROQUET.
Mais ne saurais-je point quel peut être ce mal
Qui vous tourmente tant, qui vous est si fatal ?
Est-ce une fièvre, un rhume, ou bien une migraine
Ou quelque asthme, qui cause en vous la courte haleine
Est-ce paralysie ? est-ce mal de côté ?
Auriez-vous ou le foie, ou le poumon gâté ?
CLÉONTE.
Ce n’est point tout cela, Croquet, je te proteste.
CROQUET.
Que diable auriez-vous donc ? auriez-vous la peste.
CLÉONTE.
Ah ! ce ne serait rien, j’ai pis que tout cela.
CROQUET.
Vous avez pis ? Cherchez qui vous approchera :
Cléonte, permettez qu’un peu je me promène,
Tandis que vous irez faire la Quarantaine.
CLÉONTE.
Apprends de tous ces maux, que pas un n’est le mien.
CROQUET.
Ah ! je vous guérirai, si vous vous portez bien :
Mais quel est donc ce mal que vous peignez extrême ?
CLÉONTE.
Sache, mon cher Croquet, que mon mal est, que j’aime.
CROQUET.
Quoi, c’est là ce grand mal qui vous fait tant souffrir ?
J’aime aussi bien que vous, et n’en crois pas mourir :
Si on mourait d’amour, je veux que l’on me tonde,
Et le Monde qu’on voit, dans deux jours serait Monde.
Monsieur, vous n’êtes pas le seul des Amoureux
Qui peuvent ici-bas se croire malheureux :
Consolez-vous en donc, car votre ami Clitandre,
N’ayant pas Céliante, est prêt de s’aller pendre ;
Il ne manquera pas de venir en ces lieux
Pour se plaindre avec vous de son sort malheureux,
Car vous n’ignorez pas qu’un Amant misérable
Se soulage au moment qu’il trouve son semblable.
CLÉONTE.
Ah ! que nos maux sont grands !
CROQUET.
Mais quelle est la Beauté
Qui vous a pu si tôt ravir la liberté ?
Car vous ne faites rien que sortir du Collège,
Et déjà je vous vois...
CLÉONTE.
Hélas ! te le dirai-je ?
Tu te vas étonner de me voir sous les Lois
D’un objet que je n’ai jamais vu qu’une fois ;
De Clarice en un mot, dont le mérite extrême
Est si connu partout, que sans la voir, on l’aime.
CROQUET.
Et puisque sans la voir on chérit ses appas,
Comment l’auriez-vous vue, et ne l’adorer pas ?
Sa Suivante, ma foi, ne m’est pas plus connue ;
Et si j’en fus féru dès la première vue,
Où nous eûmes ensemble un fort doux entretien.
CLÉONTE.
Clarice ayant appris de moi beaucoup de bien,
Me dit obligeamment, qu’avant me voir paraître,
Elle sentait pour moi son estime s’accroître ;
Mais en lui protestant mes ardeurs à mon tour,
Son estime dès lors fut changée en amour.
CROQUET.
Qui vous oblige donc, Cléonte, de vous plaindre ?
CLÉONTE.
Un malheur si pressant, qu’on ne le peut dépeindre :
Et pour te dire où va l’excès de ce malheur,
Le père de l’objet qui règne sur mon cœur,
Enferme incessamment cet adorable charme ;
Et dans cet embarras, tout ce qui plus m’alarme,
Et me va détourner d’en être possesseur,
Ma Mère sur ce point me donne un Précepteur,
Me voyant jeune encor.
CROQUET.
Elle a raison, volage ;
Pourquoi faire l’amour avant que d’être en âge ?
CLÉONTE.
Ah ! ne me raille point.
CROQUET.
Il est vrai que j’ai tort ;
Mais sans me tant crier, ah ! Croquet, je suis mort :
Ce Précepteur peut-être en cette conjoncture
Ne se montrera pas ennemi de Nature.
Sera-t-il jeune ou vieux ?
CLÉONTE.
Comme il se trouvera.
CROQUET.
S’il est jeune, Monsieur, l’Amour le touchera,
On le pourra fléchir.
CLÉONTE.
Croquet, il n’aura garde,
Ma mère ne le prend qu’à dessein qu’il me garde.
CROQUET.
Que diable faire donc en un si grand malheur ?
CLÉONTE.
Ma Mère m’a donné le choix d’un Précepteur,
Ou bien de m’en aller dès demain à l’Armée ;
Mais de cette Beauté mon âme étant charmée,
Ce me sera toujours un peu d’allègement,
De ne pas m’éloigner de cet objet charmant ;
Quoique ma Mère enfin me défende sa vue ;
Je verrai pour le moins et sa porte, et sa rue.
CROQUET.
C’est un grand réconfort pour un Amant transi :
Mais discourons un peu de ma Maîtresse aussi.
Dites-moi, s’il vous plaît, si ma chère Isabelle,
Sa Suivante, se trouve enfermée avec elle ?
CLÉONTE.
Oui, Croquet, je t’assure, et très exactement.
CROQUET.
Ah ! Monsieur, je vous prie à mon Enterrement :
Vous m’allez voir mourir, si je perds sa présence.
CLÉONTE.
Par toi-même, Croquet, juge de ma souffrance.
CROQUET.
Vous souffrez, et je souffre, et nos maux sont si grands
Que nous sommes du monde enfin les plus souffrants.
CLÉONTE.
Croquet, j’entends Albert, le Père de Clarice :
S’il ne l’enfermait pas, quel serait mon délice,
De pouvoir à mon gré lui parler de mon feu !
CROQUET.
Tandis qu’il sortira, retirons-nous un peu.
Scène II
ALBERT, ISABELLE
Cléonte et Croquet restent dans une allée du Théâtre et Albert met Isabelle dehors, et enferme Clarice.
ALBERT, à Isabelle.
Sortez, et que Clarice au logis enfermée,
Se tienne chaudement, de peur d’être enrhumée.
Vous durant tout le temps qu’elle restera là,
Vous pouvez gambadez autant qu’il vous plaira ;
Car en vous enfermant avec cette volage,
Vous ne mettriez guère à lui faire un passage ;
Mais emportant la clef, et vous mettant dehors,
Vous pouvez faire agir vos plus subtils efforts.
Je ne crains rien de vous, adieu notre Isabelle ;
Si vous demeurez là, faites la sentinelle.
Scène III
CLÉONTE, CROQUET, ISABELLE
ISABELLE.
Diantre soit du vieux fou.
CROQUET, à Cléonte.
Monsieur, qui de nous deux
Peut passer à présent pour être plus heureux ?
Naguères nous croyions notre espérance morte ;
Mais j’ai mon Isabelle, et vous avez la porte :
À qui pouvoir conter l’excès de votre amour ?
Ainsi nous revivons tous deux en même jour.
CLÉONTE.
Ah ! laisse-moi de grâce en ma douleur mortelle.
CROQUET.
De quoi vous plaignez-vous ? n’ai-je pas Isabelle ?
Elle était enfermée, et très exactement :
Je vous avais prié de mon Enterrement ;
Mais qui vous en pria, Monsieur, vous en déprie.
Voyez quelle malice, et quelle fourberie,
Pour me faire mourir il avait inventé ?
Moi qui me croyais mort, je suis ressuscité ;
Et vous, qui de mentir avait eu la malice,
Vous mourez de regret de ne point voir Clarice.
Que ne me dites-vous dans votre triste sort,
En criant comme un Diable, ah ! Croquet, je suis mort ?
Je vous répondrais lors d’une gaie harmonie,
J’en suis tout consolé, puisque je suis en vie :
Mais je suis assuré que vous n’en mourrez pas ;
Vous savez le chemin d’éviter le trépas,
Pourvu que vous voyiez dans votre ardeur plus forte
Comme vous m’avez dit, et sa rue, et sa porte.
Vous pouvez maintenant les voir tout votre saoul ;
Pour en être content, il faut être bien fou.
ISABELLE.
Croquet, si tu m’en crois, laisse en repos ton Maître.
C’est par trop le railler.
CROQUET.
Il mérite de l’être.
CLÉONTE.
Cesse donc sur ce point de me persécuter.
CROQUET.
Vous cessez contre moi de vous plus emporter ;
Et loin de me montrer ici votre colère,
Dénichons promptement, de peur que votre Mère
Nous trouvant en ces lieux par elle défendus,
Ne nous rende tous deux de mille coups perclus ;
Car comme elle sait bien que vous aimez Clarice,
En ne vous voyant plus, Dieu sait si son caprice
La mènera d’abord dedans cet endroit-ci,
Sachant que c’est le lieu qui fait votre souci,
Pour nous entretenir dessus cette matière.
Sortons, nous rentrerons au logis par derrière ;
Vous devez craindre encor que votre Sœur Judith
Ne vous observe, étant toute pleine d’esprit,
Et plus fine qu’Élise.
CLÉONTE.
Ah ! contrainte cruelle.
CROQUET.
Que vas-tu devenir, ma petite Isabelle ?
ISABELLE.
Pour passer un moment, je m’en vais faire un tour
Chez Céliane, à qui mon Maître fait l’amour,
Me divertir avec sa Suivante Clémence.
CROQUET.
Quoi, l’amour dans Albert prend encore naissance ?
Peste du Roquentin, du vieux fou, du Pénard ;
C’est avoir grand dessein de devenir Cornard,
Que s’aller justement à la fin de son âge
Embarrasser encor dedans le mariage :
Mais loin de s’en fâcher, il s’en faut réjouir,
Cet amour vous pourra pour le vôtre servir ;
Éloignons-nous d’ici, de peur que votre Mère...
CLÉONTE.
Quand je quitte ce lieu, Croquet, je désespère.
CROQUET.
En le quittant, Monsieur, je désespère aussi.
Adieu, mon Isabelle.
ISABELLE.
Adieu, mon cher souci,
Je reviens dans ce lieu te voir avant une heure.
CROQUET.
Je ne puis te quitter, qu’aussitôt je ne pleure.
ISABELLE.
Voici quelqu’un, sortons.
Scène IV
CLITANDRE, RAGOTIN
CLITANDRE.
Dis-moi donc promptement,
As-tu vu Céliane ? adoucis mon tourment.
RAGOTIN.
Si c’est cette beauté qui règne dans votre âme,
Clitandre, vous pouvez rengainer votre flamme.
CLITANDRE.
Comment, ne suis-je pas aimé de cet objet ?
RAGOTIN.
Il vous aime, il est vrai, mais son Père vous hait.
CLITANDRE.
Et par quelle raison rebuter ma personne ?
RAGOTIN.
C’est qu’il aime un Vieillard qui force argent lui donne
Enfin de Céliane Albert est amoureux,
Il est riche.
CLITANDRE.
Et je suis...
RAGOTIN.
Et vous êtes fort gueux.
CLITANDRE.
Ne compte-t-il pour rien une naissance illustre ?
RAGOTIN.
Monsieur, force Louis anoblissent un rustre. Rustre :
Vous savez, comme moi, qu’au siècle d’à présent,
La qualité n’est rien, si l’on n’a de l’argent ;
Un gueux n’est qu’un coquin, et Madame Finance
Fait préférer le rustre à l’Homme de naissance :
Albert sans qualité, vieux, riche comme il est,
Est mieux venu que vous ; on aime l’intérêt,
Quand on n’a pas, Monsieur, de celui qui se couche,
La plus facile fille alors devient farouche ;
On reçoit votre abord d’un si vilain minois,
Qu’on vous donne congé dès la première fois.
CLITANDRE.
Mais je suis assuré que Céliane m’aime.
RAGOTIN.
Mais quoi, quand son amour serait pour vous extrême,
Si Maurice son Père est sourd à cet amour,
Ne vous faudra-t-il pas décamper en ce jour ?
CLITANDRE.
Céliane, et moi, nous pouvons nous entendre,
Et nous entretenant par quelque Billet tendre,
Que tu lui porteras quelque fois de ma part,
On peut trouver le moyen de tromper le Vieillard ;
Et comme tu chéris la Suivante Clémence,
Vous pouvez vous aider.
RAGOTIN.
C’est trop de complaisance :
Si j’allais vous servir en ces occasions,
Vous m’en verriez venir plein de confusions ;
Car découvrant la fourbe, et me voyant paraître,
Un Valet attrapé paie alors pour son Maître ;
Si bien que par Maurice, ou par le vieil Albert,
Je me verrais charger de bois pour mon Hiver.
CLITANDRE.
Mais s’il fallait pour toi parler à ta Maîtresse,
Tu me verrais...
RAGOTIN.
Monsieur, sur ce point rien ne presse ;
Employez-vous pour vous, vous en avez besoin.
CLITANDRE.
Quoi, tu ne prendras plus de mon amour le soin ?
J’ai pourtant, Ragotin, encor quelques pistoles.
RAGOTIN.
Vous me radoucissez avec que ces paroles :
Je crois, si j’étais fille, en vous oyant parler,
Que je me laisserais tout aussitôt aller,
Car l’argent en ce temps est beaucoup pathétique.
CLITANDRE.
Fais donc agir pour moi toute ta Rhétorique,
Et sois tout assuré d’être heureux avec moi,
Si tu peux réussir dans un si digne emploi.
Va donc dès à présent travailler à l’affaire,
Et me reviens trouver ici.
RAGOTIN.
Laissez-moi faire,
Élise vient.
Scène V
ÉLISE, JUDITH
ÉLISE.
Où va Cléonte tout le jour ?
JUDITH.
Le faut-il demander ? sans doute il fait l’amour,
Car je sais qu’il y trouve un extrême délice.
ÉLISE.
Mais je ne le veux pas, il faut qu’il m’obéisse.
JUDITH.
L’amour aux jeunes gens se permet en tous lieux.
ÉLISE.
Cléonte, votre Frère, est trop tôt amoureux ;
De plus, je ne veux pas qu’il le soit de Clarice.
JUDITH.
Et pourquoi non, Maman, est-ce que c’est un vice.
ÉLISE.
Non, mais elle n’est pas de notre qualité.
JUDITH.
On est bien peu son maître en cette extrémité ;
Et quand d’aimer, ce Dieu nous conduit à la route,
Maman, ainsi que lui, je crois qu’il n’y voit goutte ;
Du moment qu’il se rend de nous victorieux,
Il nous fait adorer ce qui s’offre à nos yeux ;
Quoique les qualités ne soient pas assorties,
Les deux cœurs bien souvent le sont par sympathies :
Si bien que quand ce Dieu prend empire sur nous,
Quoiqu’on soit inégaux, l’Amour n’est pas moins doux.
ÉLISE.
Qui t’en a tant appris ? dis-moi, petite folle.
JUDITH.
Être avec vous, Maman, c’est être en bonne école ;
Et ne savez-vous pas que l’on dit maintenant,
Qu’à l’âge le plus tendre on ne voit plus d’enfant ?
À mon Frère, Maman, vous êtes trop sévère.
ÉLISE.
Et puisque je le veux, c’est à vous de vous taire.
Et peur que de Clarice il ne soit possesseur,
Je lui vais de ce pas chercher un Précepteur :
Cherchons, et s’il vous plaît, trêve de réprimande.
JUDITH.
C’est à moi d’obéir, quand Maman le commande.
ÉLISE.
Allons vite au logis.
JUDITH.
Mon discours vous aigrit ;
Mais pourquoi m’avez-vous fait aussi tant d’esprit ?
ÉLISE.
Ah ! c’est trop discourir, et trop d’impertinence.
Scène VI
ISABELLE, seule
Enfin je viens de voir ma compagne Clémence,
Où je croyais pouvoir passer quelque moment ;
Mais loin d’y rencontrer du divertissement,
Depuis que je me trouve absente de Clarice,
L’entretien le plus doux me paraît un supplice.
J’ai pour cette Maîtresse un tel attachement,
Que je ne puis quitter sa porte un seul moment :
Mais qui pourrais ouvrir par dedans cette porte ?
Si c’était ma Maîtresse, ah ! que je serais forte.
Que vois-je ? hélas ! mon Dieu, c’est un homme tout noir
Si c’est quelque Démon, quel sera mon espoir ?
Scène VII
CLARICE, ISABELLE
CLARICE.
Isabelle, bien loin que la peur te saisisse,
Viens reconnaître en moi ta Maîtresse Clarice.
ISABELLE.
Quoi, serait-ce bien vous ? je suis pleine d’effroi.
CLARICE.
Quoi, peux-tu bien douter encor que ce soit moi ?
ISABELLE.
N’en ai-je pas bien lieu, vous voyant de la sorte ?
Si vous ne l’eussiez dit, Madame, j’étais morte :
Mais qui vous a pu mettre en ce lugubre atour ?
CLARICE.
Isabelle, c’est moi, par ordre de l’Amour :
Quand cette passion une fois nous maîtrise,
Il n’est point de façon dont on ne se déguise ;
Et quand ce doux poison se glisse dans un cœur,
On a beau résister, il s’en rend le vainqueur.
Hélas ! pourrai-je bien te le dire à ma honte ?
Tu sais que du moment que je connus Cléonte,
Qu’à mon premier aspect il fut de moi charmé ;
Et comme il me sut plaire, aussitôt je l’aimai.
La chose, ce me semble, est assez ordinaire,
Alors que quelque objet a le don de nous plaire,
Qu’il fait de nous aimer ses plaisirs les plus doux,
De ressentir pour lui ce qu’il ressent pour nous.
ISABELLE.
Mais pour vous mettre ainsi, comme avez-vous pu faire ?
CLARICE.
Je vais en peu de mots t’apprendre ce mystère.
Comme mon Père enfin me menaçait toujours,
Que pour couper racine à toutes mes amours
Il saurait me tenir au logis enfermée ;
D’une adresse d’amour je fus lors animée,
Et lui prenant sa clef assez adroitement,
Un Artisan m’en fit une autre en un moment :
Mais ce ne fut pas tout de songer à la porte,
Je me sus emparer de l’habit que je porte.
ISABELLE.
Que prétendez-vous faire avec ce long habit ?
CLARICE.
Te montrer qu’en amour, je suis pleine d’esprit.
Mon Père ne veux pas que j’épouse Cléonte ;
Et sa Mère croyant que ce lui serait honte,
Se sentant avoir plus de naissance que nous,
L’empêche absolument d’être aussi mon Époux :
Mon Père m’enfermant, croit m’en ôter la joie ;
Elle pour empêcher que son fils ne me voie,
Lui veut présentement donner un précepteur,
Pour de ces actions être le Conducteur.
Puis-je pas m’introduire en Homme de Science ?
ISABELLE.
Oui-da, vous le pouvez avec toute assurance :
Mais ce n’est pas le tout que d’avoir l’esprit fin,
Il faut qu’un Précepteur sache parler Latin.
Où diantre en prendrez-vous ?
CLARICE.
Que tu parais peu fine !
Tu me verras piper dans la Langue Latine.
Mon Frère qui mourut, avait un Précepteur ;
Entendant ses leçons, je les retins par cœur ;
Et comme le dessein que je prétends conduire
Veut que l’on soit savant, j’ai su me faire instruire,
Et tu ne doutes pas qu’on apprend en un jour
Plus qu’en mille, au moment que l’on sert son amour.
Feins seulement ici de ne me pas connaître,
Tu verras dans ce jour d’étranges tours paraître ;
Ne m’ayant jamais vue à leurs yeux qu’une fois,
Et qu’ainsi que d’habit je changerai de voix,
Aucun d’eux ne pourra me prendre pour Clarice.
ISABELLE.
Qui vous pourrait connaître avec tant d’artifice ?
CLARICE.
Loin de t’en étonner, va-t’en ; moi dans ces lieux
Je vais attendre Élise, et m’offrir à ses yeux.
ACTE II
Scène première
ÉLISE, JUDITH
ÉLISE.
Que n’ai-je un Précepteur admirable en prudence
Pour Cléonte ? Que vois-je ?
JUDITH.
Un Homme qui s’avance.
Scène II
ÉLISE, ISIDORE, JUDITH
CLARICE, sous le nom d’Isidore, bas.
C’est Élise elle-même.
ÉLISE.
Est-ce point notre fait ?
Si c’est un Précepteur, tout nous vient à souhait.
Demandez-vous quelqu’un ?
ISIDORE.
Excusez la franchise ;
Puis-je vous demander l’endroit où loge Élise ?
ÉLISE.
Vous la voyez en moi, n’allez pas plus avant.
ISIDORE.
Ayant su qu’il vous faut un Homme très savant
Pour élever un fils dans l’honneur, dans l’estime,
Je sais morigéner la jeunesse à ravir ;
Regardez si je suis digne de vous servir.
JUDITH.
Maman, qu’il est joli ! Je le trouve admirable,
Et crois qu’à gouverner il est incomparable.
ISIDORE.
Si j’ai de vous servir le suprême bonheur,
Je m’en acquitterai, Madame, avec honneur.
Puis-je espérer ce bien ?
ÉLISE.
Mais pour cette espérance,
Vous sentez-vous avoir assez d’expérience ?
Car étant jeune encor...
ISIDORE.
Mais, Madame, il suffit,
Pourvu qu’en un jeune Homme on trouve un vieil Esprit,
Une belle conduite, une grande sagesse,
Des talents merveilleux pour régir la jeunesse,
Enfin qu’il sache bien la retenir de court,
Et principalement des commerces d’Amour.
ÉLISE.
Ayant ces qualités, Monsieur, je vous accepte.
ISIDORE.
Vous m’honorez. Ce Fils a-t-il quelque précepte ?
ÉLISE.
Il sait ce qu’un jeune Homme a besoin de savoir.
ISIDORE.
Quand il ne saurait rien, il est en mon pouvoir
Dans peu de vous le rendre un torrent d’Éloquence.
Quoique jeune, je suis un prodige en science,
Je parle bon Latin, bon Grec, Italien,
J’ai lu tous les Auteurs, et je n’ignore rien,
Comme Aristote, Ovide, Osone, Démosthène,
Plutarque, Juvénal, Cicéron, Origène,
Zénocrate, Virgile, Homère, Lucian,
Aristippe, Platon, Théophraste, Apian,
Et cent autres encore : Voyez en quelle Langue
Vous voulez m’ordonner de faire une Harangue ?
De toutes je sais mettre en forme un Argument,
Mais d’un discours pompeux et conduit doctement,
En termes bien choisis, d’une phrase énergique,
D’une manière enfin toute philosophique :
Aussi, sans vanité, je possède l’honneur
De passer en tous lieux pour célèbre Orateur ;
De plus, je suis savant dans la Géographie,
Et je le suis encor dans la Cosmographie ;
J’entends parfaitement l’Astrologie aussi ;
Enfin de tout en moi l’on voit un raccourci ;
Oui, je suis un Recueil de toute la Doctrine.
ÉLISE.
Ô Dieux ! qu’il est savant !
JUDITH.
Et de Science fine :
Mais lorsque nous aurons ce célèbre Garçon,
Il pourra me donner aussi quelque leçon ;
Par avance déjà j’en témoigne mon aise,
Car j’apprendrai d’abord du Latin plus que seize.
ISIDORE.
Nous vous commencerons par un Salve, Bonjour
Deliciæ meæ, mon cher cœur, mon amour.
Quid vis ? que voulez-vous ? Pauca, fort peu de chose
Ades dum, approchez, Non audeo, je n’ose ;
Par quomodo vales ? Comment va la santé ?
Je vous instruirai bien, si je suis écouté ;
Puis ayant tant d’esprit, tout vous sera facile ;
Joint que de bien montrer nous avons le beau style.
À Monsieur votre Frère, aussi bien comme à vous,
D’être le Précepteur, l’emploi me sera doux ;
Il apprendra cet Art qu’on appelle Éloquence,
Pour débiter un fait dans une Conférence,
Pour traiter noblement un illustre sujet,
Et jusques à sa fin conduire son projet.
Par exemple, s’il faut que de l’Amour on traite,
Il en saura dépeindre une image parfaite,
Il dira son progrès, et sa cause, et son temps,
Son absolu pouvoir qui règne sur nos sens,
D’où lui vient cette ardeur et cette loi si forte
Qui réduit sous son joug tous ceux qu’elle transporte,
Et mêlant en son art et le charme, et l’appas,
Il dira quand il faut aimer, ou n’aimer pas ;
Puis s’il était besoin de se servir d’exemples,
Il vous en produira sans peine d’assez amples,
Selon qu’il lui plaira d’étendre son sujet.
JUDITH.
Je pense que pour nous le ciel vous avait fait,
Ayant cet air galant, et cette bonne mine :
Dieux ! que je me vais plaire à la Langue Latine !
Commençons, s’il vous plaît.
ISIDORE.
Sachez premièrement,
Que pour la commencer il faut un Rudiment
L’on dit Musa, la Muse, et le verbe amò, j’aime,
Qu’on décline, on conjugue.
JUDITH.
Ô la surprise extrême !
Comment dans le Latin on parle aussi d’aimer ?
Ah, qui ne l’aimerait ? Puisqu’il sait tant charmer ;
Même oyant les leçons sous un si rare Maître,
Mon Frère était chagrin, et sans sujet de l’être,
Alors qu’on lui parla d’avoir un Précepteur :
Mais si j’étais sous vous le Frère, et non la Sœur,
Je me tiendrais heureux, et je ferais merveille ;
À tous vos entretiens je prêterais l’oreille,
Et quand je me verrais tous le jour enfermé,
Du Maître, et des leçons, mon cœur serait charmé.
ÉLISE.
Cela va bien, Judith, va-t’en quérir ton Frère.
JUDITH.
J’y vais, il sera peu content de cette affaire.
Scène III
ÉLISE, ISIDORE
ÉLISE.
Dites-moi, s’il vous plaît, comment vous nomme-t-on ?
ISIDORE.
Pour vous servir, Madame, Isidore est mon nom.
ÉLISE.
Isidore, ce n’est que pour votre prudence
Que j’ai besoin de vous, non de votre Science ;
Mon fils en sait assez : Donc mes prétentions
Sont que vous conduisiez de l’œil ses actions.
Surtout ce que je veux d’un si rare service,
C’est de le détourner de voir une Clarice,
Une fille qu’il aime, et contre mon vouloir.
ISIDORE.
Vrai comme je suis Homme, il ne l’ira plus voir.
Quoi, la voir malgré vous ! est-il rien plus sensible ?
La jeunesse en ce temps est bien incorrigible :
Vous ne pouviez jamais mieux rencontrer que moi.
Pour l’en bien empêcher ; et s’il est sous ma loi,
Je vous promets en lui de faire un tel miracle,
Que malgré sa Clarice, et malgré tout obstacle,
Il n’ira plus chercher ce qui fait votre ennui,
Et se contentera de m’avoir avec lui.
ÉLISE.
Ah ! que vous m’obligez, quand votre soin s’apprête...
ISIDORE.
Quand ce Sexe une fois se met l’amour en tête,
Il n’est tours sur ce point qu’il ne sache inventer ;
La plus simple en amour est fort à redouter :
Quand la fille veut voir un objet qui l’engage,
Elle sait mettre alors toute chose en usage,
Il n’est dedans le monde aucun déguisement
Dont elle ne se serve en faveur d’un Amant.
ÉLISE.
Son Père depuis peu la tient bien enfermée ;
Mais comme elle aime bien, et qu’elle est bien aimée
L’Amour, vous le savez, fournit de grands desseins.
ISIDORE.
Je vous réponds de lui, s’il est entre mes mains ;
Et quand cette Clarice userait de finesse,
Quoiqu’elle soit subtile et bien pleine d’adresse,
Si dans de tels talents c’était à qui mieux mieux,
Je crois que nous serions semblables tous deux,
Mais...
ÉLISE.
Je me fie à vous. Mais Cléonte s’avance ;
Mon fils, je vous présente un Homme d’importance.
Scène IV
ÉLISE, CLÉONTE, ISIDORE, JUDITH, CROQUET
ISIDORE.
Dux animo, tibi, me scito devotum,
Et quod mihi datur munus fore gratum.
JUDITH.
Qu’il crache de Latin en saluant mon Frère !
On pourrait sous cela cacher bien du mystère.
CLÉONTE.
Non pauca debeo.
CROQUET.
Raisonnez autrement,
Ce langage pour nous est du haut Allemand.
Quel diable de jargon, et quel baragouinage.
Je m’imagine d’être en quelque lieu sauvage
Avec des animaux.
ÉLISE.
Cléonte, il vous suffit,
Acceptez de ma part cet Homme plein d’esprit,
Il est savant, profond, civil, plein de mérite ;
Sa façon qui ravit, m’en fait faire l’élite.
Ce n’est pas qu’en ce soin je veuille avec rigueur
Vous attacher aux lois d’un rude Précepteur ;
Vous êtes hors d’état des premières études
Où l’on donne souvent des Maîtres un peu rudes :
Ce que je prétends faire, est pour vous divertir,
Lorsque de la maison vous ne pourrez sortir.
Ce soin vient de l’amour qu’a pour vous une Mère.
CLÉONTE.
Ce soin vient de l’amour, lorsqu’il me désespère,
Et qu’il me va priver du plus charmant objet ?...
Mais...
ISIDORE, bas.
Il parle de moi.
ÉLISE.
Vous n’aurez pas sujet
De vous plaindre d’avoir avec vous Isidore ;
Cet Homme merveilleux mérite qu’on l’adore ;
Vous passerez tous deux d’agréables moments.
ISIDORE, bas le premier vers.
S’il savait qui je suis, ils lui seraient charmants.
Madame, cet emploi qu’avec ardeur j’embrasse,
Est un aimable effet de votre pure grâce,
D’avoir pour un tel choix jeté sur moi les yeux.
Aussi de ce bonheur je suis si glorieux,
Et vais m’étudier tellement à vous plaire,
Que je vous surprendrai dans ce que je vais faire.
ÉLISE.
Mon fils, entre vos mains, je n’ai plus de souci.
ISIDORE.
L’honneur d’être avec lui, bannit le mien aussi ;
Et je le vais garder d’un soin autant extrême,
Comme si je voulais le garder pour moi-même.
ÉLISE.
N’est-on pas trop heureux de vous avoir chez soi.
ISIDORE.
En travaillant pour vous, je travaille pour moi,
Mais que ce digne emploi que mon Destin m’envoie
Fait mon unique bien, et ma plus grande joie.
ÉLISE.
Enfin je l’abandonne à votre bonne foi.
ISIDORE.
Il peut s’imaginer de voir Clarice en moi ;
Car je le vais instruire à tant de retenue,
Qu’il n’en verra paraître aucune autre à sa vue.
ÉLISE.
Ah ! quel contentement d’ouïr parler ainsi !
ISIDORE.
Je veux, vous contentant, le contenter aussi,
Et par une conduite et rare et surprenante,
Qu’il trouve ses plaisirs en ce qu’il vous contente.
ÉLISE.
Nous vous contenterons aussi d’un tel labeur.
ISIDORE.
Je serai trop payé, d’être avecque Monsieur ;
Car pour tout paiement, ma plus ardente envie,
C’est de me voir à lui tout le temps de ma vie.
ÉLISE.
Je ferai ce qu’il faut en cette occasion :
Donnez aussi parfois quelque correction
À Croquet son Valet, car il a la cervelle
Gâtée, ainsi que lui, pour certaine Isabelle.
ISIDORE.
Je les saurai fort bien morigéner tous deux.
CROQUET.
Un Pédagogue, à moi ? Me voilà bien chanceux :
Mais peut-être étant jeune, il ne sera pas rude.
ÉLISE.
Qu’on prépare une chambre à cet Homme d’étude ?
CROQUET.
Mais sans tant façonner, Madame, s’il m’en croit,
Il pourra pour toujours coucher avecque moi.
Vous savez que je suis d’humeur assez facile.
ISIDORE.
J’espère coucher seul.
ÉLISE.
Ce n’est qu’un imbécile.
Adieu, je sais fort bien comme il en faut user.
Scène V
CLÉONTE, ISIDORE, CROQUET
CROQUET.
Monsieur, vous allez donc nous pédagoguiser ;
Mais quoique vous portiez le nom de Pédagogue
Vous êtes trop bénin pour vouloir être rogue :
Pourtant si nous allions vous contredire un peu,
La Férule, je crois, jouerait souvent son jeu.
ISIDORE.
Ah ! je ne vous crois pas gens à me contredire ;
Puisque c’est avec douceur, et non avec empire,
Que je...
CLÉONTE.
Je vous aurai grande obligation ;
Car pour Clarice étant tout plein de passion,
Et sachant son amour comme le mien extrême...
ISIDORE.
Je suis de cette amour touché comme elle-même :
Mais enfin vous savez qu’il ne la faut plus voir,
Et que vous en devez perdre à jamais l’espoir.
CROQUET, à Cléonte.
Ah ! Vous voilà pas mal ! S’il m’en vient autant dire,
Cela, non plus que vous, ne me fera pas rire.
CLÉONTE.
Je ne la verrais plus ; ah ! quel coup de malheur !
M’en arracher l’espoir, c’est m’arracher le cœur ;
À ma prière, hélas ! seriez-vous inflexible ?
ISIDORE.
Oui, car de l’aller voir il vous est impossible.
Dites-moi, s’il vous plaît, comment la voir enfin,
Son Père l’enfermant ?
CLÉONTE.
Ah ! funeste Destin !
Mais je la pourrais voir par quelque intelligence,
Si pouvant s’échapper...
ISIDORE.
M’en ayant fait défense
Il faut que j’obéisse.
CLÉONTE.
Daignez m’être plus doux.
ISIDORE.
Monsieur, j’y suis autant intéressé que vous,
Puisque tous mes desseins ne tendent qu’à vous plaire ?
Mais quoi ? je me perdrais auprès de votre Mère ;
Patientez un peu, peut-être qu’en ce jour
Je vous rendrai content, d’elle, de moi, d’Amour :
Étant tout plein d’esprit, je puis par artifice
La fléchir, et vous faire avoir votre Clarice.
Ainsi nous nous verrions par ces coups importants,
Auprès de vous, Clarice, et moi, tous fort contents.
CLÉONTE.
Que vous me ravissez par un discours semblable !
CROQUET.
Et le pauvre Croquet sera-t-il misérable ?
Dites-moi, s’il vous plaît, Monsieur le Précepteur
N’amoindrirez-vous pas pour moi votre rigueur ?
Comme vous promettez de soulager mon Maître,
Son cher Valet par vous voudrait bien aussi l’être,
Aimant mon Isabelle...
ISIDORE.
Il n’y faut plus songer.
CROQUET.
Mon cœur d’auprès du sien ne saurait déloger.
Seriez-vous insensible aux tourments que j’endure.
Non, je ne vous crois pas ennemi de nature.
Vous croyant donc, Monsieur, d’un fort bon naturel
Et voyant que je suis un malheureux mortel,
Orphelin, affligé, sans Père, ni sans Mère,
Daignez ne pas souffrir que je me désespère ;
Si je n’ai mon objet, je suis un homme à cul.
ISIDORE.
Mais lorsque tu l’auras, si tu deviens Cocu...
CROQUET.
Que m’importe ? ce mal ne vaut pas qu’on le craigne
Telles sortes de gens à présent sont en règne ;
Tels pour nous en montrer au doigt font leur pouvoir
Qui souvent le sont plus que ceux qui nous font voir
Et tels autres aussi sont tachés de sottise,
Qui le disent à tous, de crainte qu’on leur dise :
Tels de ceux que je dis, sont ici les témoins
Qui ne répondent rien, et n’en pensent pas moins
Et si ceux qui le sont, se grattaient tous la tête,
On verrait des gratteurs une assemblée honnête :
Si bien qu’être Cocu, n’est pas un grand affront.
Ceux qui sont mariés, comme l’on dit, le sont ;
Et quand on le croirait le mal le plus barbare,
Quiconque se marie, il faut qu’il s’y prépare.
J’y suis donc préparé, si le Ciel l’a conclu.
Vous radoucirez-vous ?
ISIDORE.
Oui, j’y suis résolu :
Mais allons au logis, de peur qu’à votre Mère
Nous ne donnions sujet de se mettre en colère.
Ne vous affligez point, à quelque heure du jour
Nous reviendrons ici parler de votre amour ;
Et j’ai sur ce sujet des choses à vous dire...
Rentrons, car quelqu’un vient, et l’on nous pourrait nuire.
ACTE III
Scène première
RAGOTIN, CLÉMENCE
RAGOTIN.
Ah ! qu’heureux est celui qui se peut quelquefois
Voir avec sa maîtresse ainsi que je me vois !
Et qui se peut vanter d’avoir la bienveillance
De celle qu’il chérit, comme j’ai de Clémence !
Clémence, mon cher cœur, mes petits yeux fripons,
Quand viendra le moment que nous nous marierons
Je veux tous les neufs mois, si mon amour te touche,
Que deux ou trois Ragots sortent de notre couche ;
Et montrer à tous ceux qu’on voit se marier,
Que je sais bien mieux qu’eux l’art de multiplier.
CLÉMENCE.
Cesse donc, Ragotin, cela me rend honteuse,
Ta conversation à l’oreille est fâcheuse.
RAGOTIN.
Innocente, es-tu point de ces rares trésors
Dont l’oreille est beaucoup plus chaste que le corps.
CLÉMENCE.
Comment ? serais-tu bien atteint de jalousie ?
Si je te croyais pris de cette fantaisie,
L’Hymen où tu prétends n’irait jamais à bout.
RAGOTIN.
Va ne te fâche point, je me résous à tout.
Sache que mon humeur ne fut jamais jalouse,
Puisque quand tu seras ma légitime Épouse,
Je te mettrai d’abord la bride sur le cou,
Car contraindre ton sexe est vouloir être fou,
Et je t’aime en un point, Clémence ma mignonne,
Si tu me fais cocu, que je te le pardonne.
Tu vois bien que je suis assez accommodant.
CLÉMENCE.
Voilà comme il faut être, afin d’en être exempt ;
Un mari nous donnant liberté toute entière,
Nous en usons alors de la belle manière :
Tu sais bien que la fille aime à se réjouir,
Que de voir le beau monde elle prétend jouir,
Et que quand on la veut priver d’un bien semblable,
Fut-elle avant un Ange, après elle est un Diable.
Tu dois donc t’apprêter à cette liberté.
RAGOTIN.
Oui, ma chère Fanfan, j’y suis tout apprêté,
Pourvu qu’en revenant le soir de promenade,
Tu t’approches de moi pour me faire accolade :
Si je suis endormi, tu me réveilleras,
Puis après nous ferons ce que tu voudras.
Enfin je ne puis pas t’en dire davantage.
CLÉMENCE.
Je pense, Ragotin, que tu n’es pas trop sage.
RAGOTIN.
Pour peu qu’on ait d’amour, on paraît un peu fou :
Ainsi je le suis bien, car j’en ai jusqu’au cou ;
Et comme c’est de toi que je fais ma conquête,
Dieu sait si j’en aurai lors par-dessus la tête.
Scène II
CLITANDRE, CLÉMENCE, RAGOTIN
CLITANDRE.
Hé bien, cher Ragotin, as-tu parlé pour moi ?
RAGOTIN.
Dans ce Monde, Monsieur, chacun parle pour soi.
CLITANDRE, à Clémence.
Daigne songer à moi, mon aimable Clémence,
Car cet impertinent...
RAGOTIN.
Trêve d’impertinence,
Laissez-nous, s’il vous plaît, un peu penser à nous ;
Quand nous serons contents, nous songerons à vous.
On doit pour obliger commencer par soi-même,
Et puis pour ses Amis après on fait de même
Sortez, et nous laissant agir selon nos vœux,
Vous serez satisfait, et nous serons heureux.
N’allez pourtant pas loin, car il faut qu’on vous voie.
CLITANDRE.
Je serai près d’ici.
RAGOTIN.
Je vais chercher la voie
Pour rendre ta Maîtresse, et mon Maître en ce jour
Au comble de leur joie, et nous de notre amour.
Scène III
CLÉMENCE, ISABELLE
ISABELLE.
Que nos Maîtresses sont toutes deux malheureuses !
Et que nous nous voyons aussi malencontreuses !
Mais encore, pour nous, dans nos malheurs touchants,
Nous pouvons nous vanter d’avoir la clef des champs.
CLÉMENCE.
Il est vrai que l’on doit bien plaindre nos Maîtresses,
Les voyant à l’attache ainsi que des Tigresses,
Ou de voir leurs Patrons les sevrer en ce jour
De Cléonte et Clitandre objets de leur amour.
Ils ne pouvaient jamais sans doute leur pis faire,
Que de leur arracher ce qui savait leur plaire ;
Et nous par conséquent qui sommes les objets
De Croquet et Ragot, de ces Amants valets,
Songe si nous aurons fort grand sujet de rire,
Et ce que là-dessus nous pourrons faire ou dire :
Leurs Maîtres n’étant pas les Gendres de chez nous,
De Croquet et Ragot nous aurons du dessous.
ISABELLE.
Quand je songe à nos maux, à ceux de nos Maîtresses,
Je ne sais qui de nous a le plus de tristesses ;
Libres, nous pouvons voir chacune notre Amant,
Mais les voir sans espoir n’est pas contentement ;
Voir ce que nous aimons sans possession pleine,
C’est enrager de soif auprès de la Fontaine.
CLÉMENCE.
Nous ayant de tout temps figuré ces plaisirs
Comme choses qui font nos plus ardents désirs,
Sachant que l’Hymen rend la Femme satisfaite,
Isabelle, ma foi, fort souvent je l’appète,
Et principalement avecque Ragotin,
Car c’est un gros gaillard, douillet, dodu, rondin,
Qui me porte bien l’air d’être un assez bon drille ;
Je puis dire cela, n’étant que fille à fille.
ISABELLE.
Dans de tels entretiens, quel mal est-ce qu’on fait ?
J’en dirais bien autant de mon Amant Croquet.
Est-il rien si plaisant dans cette vie humaine
Que de s’entretenir de l’objet de sa peine.
Pour moi je me plais tant à m’en entretenir,
Que je fais mon plaisir de mon ressouvenir.
CLÉMENCE.
Tu l’aimes donc bien fort, ce Croquet ?
ISABELLE.
Oui, je l’aime.
CLÉMENCE.
Pour Ragotin aussi mon amour est extrême,
Et je n’aurai jamais d’autre Mari que lui.
ISABELLE.
Si Croquet n’est le mien, je vais mourir d’ennui.
CLÉMENCE.
Usons pour les avoir, de toutes nos finesses ;
Pour leurs Maîtres, il faut parler à nos Maîtresses.
Tu ne peux pas peut-être en trouver les moyens ;
Mais pour moi m’efforçant, je sais que je les tiens.
Tâche, si tu m’en crois, d’en trouver l’industrie ;
Car si par quelque adresse, ou quelque fourberie,
Nous rendons ces Messieurs Maîtres de leurs objets,
Ce sera le moyen d’épouser leurs Valets.
Mais quelqu’un vient ici, cessons notre langage,
Pour aller sur ce point mettre tout en usage.
Scène IV
CLÉONTE, ISIDORE
CLÉONTE.
Voulez-vous m’écouter ?
ISIDORE.
Libenter.
CLÉONTE.
Maintenant
Ne parlons plus Latin cela sent le Pédant ;
La prudence, il est vrai, passe pour sans seconde ;
En sortant du collège, on est bien peu du monde.
Parlons donc en Français, et laissons le Latin.
ISIDORE.
Pour ce qu’il vous plaira, je rends grâce au Destin :
S’il en eut fallu dire encor une parole,
On m’aurait vu bientôt à la fin de mon rôle.
Monsieur, j’en suis content : Hé bien qu’en dirons-nous ?
CLÉONTE.
De penser à Clarice, est un plaisir bien doux.
ISIDORE.
Et quelles qualités, quelles vertus a-t-elle,
Qui vous puisse porter à cette amour pour elle ?
Quelles perfections...
CLÉONTE.
Cent charmes merveilleux
Conquirent ma franchise, en s’offrant à mes yeux :
Mais hélas ! je la vis si peu de temps paraître,
Qu’à peine la pourrais-je à présent reconnaître.
Cependant cet objet, mon unique vainqueur,
S’éloignant de mes yeux, demeura dans mon cœur
Ainsi disparaissant aussitôt de ma vue,
Je ne pus...
ISIDORE.
Savez-vous qu’elle m’est fort connue.
CLÉONTE.
Quoi, vous la connaissez ? Vous n’en aviez rien dit.
ISIDORE.
Sachant bien que la voir vous était interdit,
Si j’avais témoigné d’être ami de Clarice,
Élise n’aurait pas accepté mon service.
CLÉONTE.
Pourquoi cacher à moi ce qui m’eut su ravir ?
ISIDORE.
De peur que vous m’eussiez pressé de vous servir,
Car pour vous obliger, et plaire à votre Mère,
Ce n’était pas, Monsieur, une petite affaire ;
Puis c’était dire assez que je la connaissais,
Disant qu’assurément je vous y servirais.
CLÉONTE.
Il est vrai qu’on ne peut trop louer votre adresse.
ISIDORE.
Et pour vous, et pour elle, aussi je m’intéresse.
CLÉONTE.
Vous lui voulez du bien ?
ISIDORE.
Oui, je l’estime fort,
Et nous avons ensemble un si parfait rapport,
Son visage et le mien si grande ressemblance,
Qu’à peine en pourrait-on faire la différence :
Aussi dit-on partout assez communément,
Que nous ne différons que d’habit seulement.
CLÉONTE.
Quoi, vous lui ressemblez. Ah ! charmant Isidore,
Ce sujet-là tout seul fait que je vous adore.
Que de vous posséder j’ai de joie en mon cœur !
Mais d’où connaissez-vous cet objet mon vainqueur ?
ISIDORE.
Pour avecque son Frère avoir fait mes études,
Nous formâmes tous deux de douces habitudes ;
Et vous avez sujet, Cléonte, de l’aimer,
Car son amour pour vous ne se peut exprimer.
CLÉONTE.
Vous en a-t-elle fait secrète confidence ?
ISIDORE.
Oui, son esprit au mien a tant de confiance,
Je me connais pour être un Homme si prudent,
Que de tous ses secrets je suis le confident :
Mais Albert l’enfermant avecque violence,
Je ne puis plus la voir, qu’étant en sa présence.
Toutefois prêtant peu l’oreille à nos discours,
Nous nous entretenons souvent de ses amours ;
Avec tant de tendresse elle exprime sa flamme,
Que nous la ressentons également dans l’âme :
Si bien que son amour nous paraît si commun,
Qu’on dirait de nous deux, que ce ne serait qu’un.
Aussi j’aime en un point tout ce que Clarice aime,
Que ce qu’elle ressent, je le ressens de même.
CLÉONTE.
Isidore, en ceci daignez donc m’être doux.
ISIDORE.
Allez, je vous promets de lui parler pour vous.
Que je m’en vais charmer et réjouir Clarice,
Lui disant qu’Isidore est à votre service !
En lui parlant de vous, je m’en vais la ravir,
Parce qu’en vous servant, je pourrai la servir :
Mais pour vous obliger l’un l’autre en cette affaire,
Je veux rester pour voir quand reviendra son Père,
Afin que pour tâcher d’adoucir votre ennui,
Il puisse m’introduire au logis avec lui ;
Connaissant ma sagesse, il n’aura nul ombrage,
Lorsque j’entretiendrai l’objet qui vous engage ;
De plus Albert n’entend, ni ne voit pas trop clair,
Ainsi facilement je lui pourrai parler.
CLÉONTE.
Que ne vous dois-je point, obligeant Isidore ?
ISIDORE.
Je veux pour votre amour faire bien plus encore.
CLÉONTE.
Mais de Clarice ici la Suivante paraît ;
Isabelle, Isidore, agréez, s’il vous plaît,
L’entretien de deux mots.
ISIDORE.
Dieux ! que voulez-vous faire ?
Si je le permettais, que dirait votre Mère ?
Non, non, Cléonte, non, vous ne lui direz rien,
Ce serait pour tous deux un funeste entretien :
Au lieu de lui parler, si vous m’en voulez croire,
Rentrez dans le logis, pour vous, et pour ma gloire.
Si de cet entretien je demeurais d’accord,
Élise d’avec vous me chasserait d’abord ;
Et comme vous servir m’est un bien d’importance,
Je ne pourrais jamais supporter votre absence.
Laissez-moi donc agir ainsi que je l’entends,
Votre amour, mon honneur, seront tous deux contents.
CLÉONTE.
Hé bien, vous le voulez, il faut que j’obéisse.
ISIDORE.
Pour vous trahir, je suis trop ami de Clarice ;
L’honneur de la servir, m’est emploi si doux,
Que je fais tout mon bien de lui parler pour vous.
Rentrez donc au logis, allez, laissez-moi faire,
Je veux vous obliger, et plaire à votre Mère.
Scène V
ISIDORE, ISABELLE
ISIDORE.
Chère Isabelle, enfin, me voilà Précepteur,
De la Mère et du Fils je gouverne le cœur :
Je m’en vais ménager cette affaire de sorte,
Qu’aujourd’hui hautement il faut que je l’emporte.
Mais je parle trop haut, l’on pourrait m’écouter,
Et bien loin d’avancer je pourrais tout gâter.
ISABELLE.
Mais, Madame, comment prétendez-vous donc faire,
Au moment que chez vous reviendra votre Père ?
Ne vois y trouvant point, il désespérera.
ISIDORE.
Je saurai m’y trouver alors qu’il reviendra.
ISABELLE.
Et s’il vous aperçoit de la sorte vêtue,
Que dira-t-il ?
ISIDORE.
Tu sais qu’il n’a pas bonne vue ;
Et comme fort souvent je m’habille de noir,
En nous mettant ma coiffe, il n’y pourra rien voir.
ISABELLE.
J’admire votre esprit, rien ne vous est pénible.
ISIDORE.
L’Amour n’a jamais rien rencontré d’impossible :
Mais Élise paraît, sors vite de ces lieux.
Feignons, disparaissez promptement de mes yeux,
Autrement...
Scène VI
ÉLISE, ISIDORE
ÉLISE.
Quel courroux en vous vois-je paraître ?
ISIDORE.
Isabelle cherchait le Valet ou le Maître,
Afin de leur glisser dans leurs mains le Poulet ;
Mais j’empêcherai bien le Maître et le Valet
De faire rien du tout qui vous puisse déplaire.
ÉLISE.
Isidore, cessez de vous mettre en colère.
ISIDORE.
Madame, vous m’avez élu leur Précepteur,
Daignez donc m’en laisser sortir à mon honneur.
Écoutez si j’ai tort, lorsque je me tourmente.
Cléonte apercevant cette digne Suivante,
M’a prié mille fois, pour le mettre en repos,
Qu’il lui pût seulement dire deux ou trois mots.
Mon âme à ce discours s’est si fort irritée,
Que la bile au cerveau m’est aussitôt montée,
Et loin de contenter sur ce point votre Fils,
Je l’ai fait promptement rentrer dans le logis
Il avait beau prier, je sais comme on résiste.
ÉLISE.
Je ne m’étonne plus si je l’ai vu si triste ;
Mais le voyant sans vous, dans un chagrin si noir,
Je venais vous chercher, à dessein de savoir
D’où lui pouvait venir cette douleur mortelle.
ISIDORE.
De ce qu’il n’a pas eu l’entretien d’Isabelle :
Mais je vais voir le Père, et lui veux publier
Que de cette Suivante il se doit défier.
À Cléonte pourtant n’en allez pas rien dire,
Ce serait augmenter l’excès de son martyre :
Laissez-moi faire, allez, je veux qu’en ce jourd’hui
Vous vous en contentiez, lui de moi, moi de lui.
ÉLISE.
Quoi, vous allez parler au Père de Clarice ?
ISIDORE.
Oui, Madame, et je veux que tout cela finisse,
Et vous faire avouer dans un si noble emploi,
Que l’on ne vit jamais Précepteur comme moi.
ÉLISE.
Je m’en vais satisfaite après cette promesse.
ISIDORE.
Adieu, préparez-vous d’admirer mon adresse.
Elle sort.
Scène VII
ISIDORE, seul
Je suis défaite enfin de la Mère et du Fils ;
Sans qu’on nous puisse voir, rentrons dans le logis ;
Comme c’est ici l’heure où doit venir mon Père,
Sauvons-nous-y, de peur de gâter notre affaire ;
Là je pourrai rêver, pour trouver le moyen
De faire réussir toutes choses à bien.
Scène VIII
CLÉONTE, CROQUET
CLÉONTE.
Ah ! mon pauvre Croquet, je suis inconsolable.
CROQUET.
Vous êtes malheureux, et je suis misérable.
Cependant votre mal est doux auprès du mien,
Car on tient enfermé l’objet de votre bien :
Mais voyant que le mien a pour prison la rue,
Et que je ne le puis rencontrer à ma vue,
Mon mal plus que le vôtre est dur à digérer.
Oui, mon cœur y songeant, ne fait que soupirer ;
Et si dans peu de temps Isabelle n’est nôtre,
Et mon âme, et mon corps, se vont quitter l’un l’autre.
Ah...
CLÉONTE.
Je suis fort touché de ton affliction.
CROQUET.
Monsieur, ma passion est une passion
Plus grande qu’aucune autre ait jamais pu paraître
Car l’amour d’un Valet n’est pas l’amour d’un Maître
Un Valet fait l’amour, comme l’Amour le fait
En badinant ; ainsi voilà l’Amour parfait.
Mais vous autres Messieurs, vous avez des manières
Hautes, et qui font voir des façons par trop fières :
Ainsi donc, hors l’Amour, l’objet, la nuit, le jour,
Que diable savez-vous ce que c’est que l’Amour ?
CLÉONTE.
En autre temps, Croquet, cela me ferait rire ;
Mais je souffre à présent un si cruel martyre,
Que...
Scène IX
CLÉONTE, CLITANDRE, CROQUET, RAGOTIN
CLITANDRE.
Cher ami Cléonte, a-t-on vu rien d’égal
À mon malheur sensible, à l’excès de ton mal ?
Ami, console-moi dans ce désordre extrême.
CROQUET.
Hé monsieur, croyez-moi, consolez-nous vous-même ;
Étant ainsi que vous dedans l’affliction,
Nous avons grand besoin de consolation.
CLÉONTE.
Hélas !
CLITANDRE.
Ah ! quel malheur !
CROQUET.
Mon pauvre cœur expire.
RAGOTIN.
Messieurs, ne pleurez pas, car vous me feriez rire.
Que diable vous sert-il de faire les plaintifs ?
Soyez à vous servir plutôt tous trois actifs.
CROQUET.
C’est aisé, Ragot, d’être dans l’allégresse,
Car tu vois, quand tu veux, Clémence ta Maîtresse :
Mais nous qui ne voyons nullement nos objets...
RAGOTIN.
Loin de vous plaindre tous, formez quelques projets
Pour...
CROQUET.
Mon cher Ragotin, comment pourrions-nous faire ?
RAGOTIN.
Voyons. Mais j’aperçois de Clarice le Père :
Sortez vite d’ici ; moi je ferai le guet.
Scène X
ALBERT, MAURICE, à sa porte avec Albert, RAGOTIN
ALBERT.
Maurice, d’avec vous je sors fort satisfait ;
Je vais jusque chez moi voir ce que fait ma fille,
Où vous viendrez ce soir pour souper en famille.
Amenez Céliane ; et là sans nul éclat
De notre Mariage on fera le Contrat :
Mais il n’est pas besoin d’en dire davantage,
Je vous reviendrai voir avant cet assemblage ;
Je vous quitte un moment, Beau-Père prétendu.
RAGOTIN, du coin du théâtre.
Ton Beau-Père ! S’il l’est je veux être pendu.
MAURICE.
Adieu.
RAGOTIN.
Si tu t’attends d’avoir Albert pour Gendre,
Tu n’as dès à présent rien qu’à t’y désattendre ;
Je l’empêcherai bien.
ALBERT, auprès de sa porte.
Me voilà de retour,
Très content de Maurice, et mal de mon amour :
Mais Maurice voulant que sa fille obéisse,
Il faut qu’elle y consente. Entrons, voyons Clarice,
Afin de découvrir si depuis ce matin
Elle n’aurait point fait quelque tour de sa main :
Les Filles d’aujourd’hui sont subtiles et fines,
Et font dans leur amour de diables de machines.
Cléonte se sentant épris de ces attraits,
Il n’est point trop mal fait d’y regarder de près :
Je dois pourtant peu craindre, à présent qu’il m’affronte,
Et je viens de savoir que ce Monsieur Cléonte
Est d’un tel Précepteur observé depuis peu,
Qu’il n’a sur ce sujet qu’à rengainer son feu.
Scène XI
RAGOTIN, seul
Céliane ce soir doit aller chez Clarice
Souper avec Albert, et son Père Maurice,
Ils doivent disent-ils, passer là leur Contrat.
Si tout cela se fait, je veux passer pour fat :
Je vais tout de ce pas leur faire bien paraître,
Qu’ils n’ont qu’à décompter en faveur de mon Maître ;
Et si je ne le fais, je veux que Ragotin,
Parmi tous les Valets passe pour un faquin.
ACTE IV
Scène première
ALBERT, seul, sortant de chez lui
Ma porte est bien fermée, allons revoir Maurice ;
Tout est en bon état, et ma fille Clarice
M’a témoignée avoir autant de gaieté
Que si je la laissais en pleine liberté.
Ah ! que je suis heureux ! que mon âme est contente
De voir ainsi ma fille en tout obéissante !
Il n’appartient qu’à moi d’ôter à ces enfants
Le désir d’écouter nos rusés Courtisans.
Je voudrais bien savoir si dans toute notre âge
On pourrait rencontrer une fille plus sage ;
Car bien loin de vouloir sortir de la maison,
On la voit s’attacher sans cesse à l’oraison.
À ce que je puis voir, notre amoureux Cléonte
Près de ma Fille enfin trouvera mal son compte ;
Il n’a de son esprit qu’à chasser cette amour.
Nous, voyons Céliane, et tâchons en ce jour,
Encor qu’elle paraisse insensible à ma flamme,
À prendre, s’il se peut, empire sur son âme.
Scène II
ISIDORE, seule
Voilà donc, Dieu merci, le bon Homme sorti,
Et pour voir Céliane, enfin il est parti.
Quoique je susse bien le défaut de sa vue,
Je m’éloignais toujours, de peur d’être aperçue ;
Car s’il m’avait pu voir dans ce déguisement,
Tout était découvert indubitablement.
Hé quoi, lorsqu’en amour on fait une entreprise,
Notre amour sûrement nos desseins favorise ;
Et le Ciel bien souvent forme notre bonheur,
Lorsque nos projets se font avec honneur.
L’action pour mon Sexe est un peu bien hardie ;
Mais quand on aime bien, on risquerait la vie ;
Si mon Père encor aime à quatre-vingts ans,
À tout âge l’Amour peut surprendre mes sens.
Allons donc promptement voir l’aimable Cléonte,
Pour de nos actions lui rendre un juste compte ;
Et voir dans peu de temps finir notre tourment,
Je m’en vais le tromper, mais agréablement.
Que vois-je ? C’est Croquet.
Scène III
ISIDORE, CROQUET
CROQUET.
Oui, tu le vois paraître,
Qui vient, pour te chercher, de la part de son Maître.
ISIDORE.
Allons donc le trouver.
CROQUET.
Non, demeurons ici,
Dans un petit moment il s’y doit rendre aussi.
Mais attendant qu’il vienne, apprends-moi, je te prie,
Comme tu te connais dedans l’Astrologie ;
Si la Nymphe que j’aime, a de l’amour pour moi.
ISIDORE.
Il faut savoir devant, quel mérite est en toi,
Qui te puisse donner la qualité d’aimable.
CROQUET.
Oui-da.
ISIDORE.
Peux-tu passer pour personne estimable
Aurais-tu de l’acquis pour te mettre en crédit ?
CROQUET.
J’ai...
ISIDORE.
De quoi ? de l’honneur, des charmes, de l’esprit,
De la vivacité, du cœur, de la conduite ?
Peut-on trouver en toi quelque chose d’élite ?
CROQUET.
Oui...
ISIDORE.
Pour te faire aimer, es-tu rempli d’appas ?
CROQUET.
Si je ne parle point, je ne le dirai pas.
ISIDORE.
Hé parle, cher Croquet, il est trop raisonnable.
CROQUET.
Pardon...
ISIDORE.
De te troubler je ne suis pas capable.
CROQUET.
Tu crois donc...
ISIDORE.
Je t’écoute avec attention.
CROQUET.
C’est bien fait, si...
ISIDORE.
Ne crains nulle digression ;
Tu peux présentement exposer ta matière,
Je m’en vais t’écouter de la belle manière.
CROQUET.
Les qualités que j’ai...
ISIDORE.
Sont belles, que je crois.
Va, commence, Croquet, dépêche, dis-les moi.
CROQUET.
Elles sont au-dessus...
ISIDORE.
Sont-elles sans pareilles ?
Peuvent-elles passer pour autant de merveilles ?
Premièrement, es-tu grand Rhétoricien,
Duc, Peintre, Harangueur, Mathématicien ?
Sais-tu danser, chanter ? sais-tu bien la Musique,
Peux-tu te faire croire en ton espèce unique ?
Es-tu grand Médecin ? es-tu grand Avocat ?
Pourrais-tu gouverner, ou régir un État ?
Es-tu bon au Conseil ? entends-tu la Justice ?
Es-tu considérable en l’art de la Milice ?
Es-tu vaillant ? fais-tu redouter ton courroux ?
CROQUET.
Oui, je le suis assez pour te rouer de coups,
Si je ne parle.
ISIDORE.
Ah ! parle.
CROQUET.
Or donc...
ISIDORE.
En cette chose
Prétends-tu t’énoncer en Vers, ou bien en Prose ?
Si c’est un grand sujet sur quoi tu veux parler,
Il faut des termes hauts pour y bien exceller ;
Car quand la Cause veut un discours emphatique
On doit mettre des Dieux le langage en pratique,
L’orner de riches mots, de graves, et puissants,
D’antithèses partout, qui surprennent les sens.
CROQUET.
D’anti-diable à ton cou.
ISIDORE.
Mais un sujet vulgaire
Ne s’étale jamais qu’en langage ordinaire ;
Parce que du moment que l’on expose un fait,
On doit accommoder son style à son sujet ;
Pour une belle Cause, une phrase éclatante ;
Une faible, il n’en faut qu’une basse et rampante
Si bien que lorsqu’on veut agir communément
On ne doit s’énoncer qu’en Prose seulement.
CROQUET.
Je ne parlerais pas ? Ah ! la fièvre me serre.
ISIDORE.
Sais-tu si l’Auteur du Ciel et de la Terre
Te donnera le temps de souffler seulement ?
Peut-il pas à tous deux ôter le mouvement ?
Nous pouvons à la langue avoir l’équilancie,
Ou bien être surpris par une apoplexie ;
Tu sais qu’il ne faut rien pour nous priver du jour.
CROQUET.
Ha morbleu, de parler j’aurai pourtant mon tour,
Et je veux...
ISIDORE.
C’est parler avecque trop d’audace ;
Je veux... Mais est-ce ainsi qu’on demande une grâce ?
Je tranche ce je veux de tes prétentions,
Les gens d’autorité disent bien, nous voulons ;
Lorsque l’on dit, je veux, l’audience s’exige.
CROQUET.
Ah ! ventre, je le veux ; je parlerai, te dis-je ;
Tu sauras que...
ISIDORE.
De toi je ne veux rien savoir ;
Tu ne peux rien du tout, tout est en mon pouvoir.
Sache que je possède en moi seul l’avantage
D’être parfait en tout, et de plus...
CROQUET.
Ah ! J’enrage.
Sache...
ISIDORE.
Qu’on ne saurait au monde rencontrer
L’Homme qui dans chaque Art puisse plus pénétrer,
Qu’alors que ma Science au jour se manifeste
Tout me paraît aisé.
Isidore feint de parler, et laisse Croquet seul.
Scène IV
CROQUET, seul
Je crève, je déteste :
Mais puisque l’on ne peut t’empêcher de phraser,
Pour te faire étouffer, je vais aussi jaser.
Les Villes, les Châteaux, les Bourgs, les Citadelles,
Les Rivières, les Bois, les Buissons, les Prunelles,
Les pierres, les métaux, les Cités, et les champs,
Les gens entremêlés, les bons et les méchants,
Le fer, le feu, l’acier, l’Air, le Ciel, et la Terre,
La Lune, le Soleil, les Éclairs, le Tonnerre,
Les Étoiles, la Mer, les Vaisseaux, les Poissons,
Le froid, le chaud, l’humide, et toutes les Saisons
L’Hiver, l’Été, les Fleurs, le Printemps, et l’Automne,
Les jeunes et les vieux, les gredins, et l’aumône,
Le cuivre, l’or, l’argent, le plomb, les Éléments,
Les Gascons, les Picards, les Manceaux, les Normands,
Les viandes, les ragoûts, le pâté, le potage,
Les entremets, le fruit, le beurre et le fromage,
Le bon vin Bourguignon, Muscat, Espagne, Ay.
Scène V
ISABELLE, CROQUET
ISABELLE.
Tu fais là, ce me semble, un bon salmigondis.
CROQUET.
Quoi tu parles encor ? Ah ! morbleu, quel martyre.
ISABELLE.
Pourquoi ne parler pas, Croquet, que veux-tu dire ?
Ne me connais-tu point ?
CROQUET.
Ah ! pardon, mon cher cœur,
Je pensais être encor avec ce Précepteur :
Jamais je n’entendis plus fâcheuse harangue ;
Ce Maître assurément est Femme par la langue :
Si mon discours au sien n’avait coupé chemin,
Je pense qu’il aurait parlé jusqu’à demain.
Peste, qu’un Savant est chose insupportable !
Je l’ai plus de cent fois souhaité chez le Diable :
Et quand il y serait, sur mon âme, je crois
Qu’il ferait enrager tout l’Enfer comme moi.
ISABELLE.
Mais que t’a-t-il donc fait qui ton courroux excite ?
CROQUET.
Je voulais lui parler ; mais sa langue maudite,
Sur ce que j’ai pensé dire un mot seulement,
A fait dedans le corps rentrer mon compliment ;
Car ne pouvant avoir de lui nulle audience,
Je fus fort étourdi de toute sa Science,
Que je suis assuré que ce petit Démon
S’est usé pour le moins six onces de poumon :
Mais le voyant poursuivre avec la même audace,
Parlant haut à mon tour, il a quitté la place.
Si bien qu’en ce moment je puis après cela,
De même qu’Arlequin, crier victoria.
J’estime peu pourtant une telle victoire,
Et ce bonheur sans toi m’est une triste gloire.
Dis-moi donc, s’il te plaît, comme quoi sommes-nous
Puis-je espérer de toi quelque chose de doux ?
Alors que de mon cœur tu te vois la maîtresse,
Tu dois en ma faveur témoigner ta tendresse.
De moi montre-toi donc amoureuse à ton tour ;
Tu vois bien que je suis tout suffoqué d’amour.
Ah ! morbleu, je ne puis plus dire une parole ;
Je m’en vais étouffer, si tu ne me consoles ;
Je pâme, je me meurs à ce coup, c’en est fait ;
Soulage-moi, sinon, adieu ton cher Croquet.
ISABELLE.
Tu vas mourir, Croquet ? à mon tour je suffoque.
CROQUET.
Non, non, je ne meurs pas ; va, c’est que je me moque
Ce n’était que pour voir si tu m’aimais bien fort,
Qu’à tes yeux j’ai voulu feindre que j’étais mort.
ISABELLE.
Quand aussi d’un grand mal je t’ai parue atteinte
Pour voir si tu m’aimais, ce n’étais qu’une feinte.
CROQUET.
À ce que je puis voir, nous feignons donc tous deux.
Est-il rien plus madré que sont les amoureux ?
En nous l’on croyait voir deux personnes mourantes
Cependant on n’en vit jamais de mieux vivantes
Sans railler, m’aimes-tu ?
ISABELLE.
Que sais-je moi ? selon.
CROQUET.
Mais si tu ne dis oui, je mourrai tout de bon.
ISABELLE.
Oui, va, je t’aime bien, ne suis-je pas bien folle,
De dire hautement une telle parole ?
CROQUET.
Pourquoi non ? quand Croquet te dit qu’il t’aime bien,
N’en va-t-il pas autant du sien comme du tien ?
ISABELLE.
Non, Croquet, tu sais bien qu’il n’en va pas de même,
Une fille jamais ne doit dire qu’elle aime ;
Et quand elle serait touchée au dernier point,
C’est une modestie...
CROQUET.
Ah ! ne te moque point.
Quand Croquet te fait voir qu’il t’aime et qu’il t’honore,
De même tu lui dois montrer que tu l’adores.
ISABELLE.
Mais de quoi nous sert-il de nous vouloir du bien,
Quand tout cela ne peut nous réussir à rien ?
Mais tu sais qu’on t’a fait une expresse défense
De ne te rencontrer jamais en ma présence.
Le petit Précepteur est un rusé fripon.
CROQUET.
Il est vrai que ce Cuistre est un méchant garçon.
ISABELLE.
Comme il sait à présent que je suis à Clarice,
Me voir avecque toi, lui serait un supplice ;
Car de servir Élise, il paraît si jaloux,
Que s’il nous rencontrait, ce serait fait de nous.
CROQUET.
Mais comment faire ? Quoi ?
ISABELLE.
Quoi ? prendre patience.
Mais adieu, quittons-nous, je le vois qui s’avance.
Scène VI
CLÉONTE, ISIDORE, CROQUET
CLÉONTE.
Ce lieu sera plus propre à nous entretenir.
Que fais-tu là ?
CROQUET.
Sachant que vous deviez venir,
J’attendais...
ISIDORE.
Ce Croquet a-t-il l’âme discrète ?
Puis-je être devant lui d’amour votre Interprète.
CLÉONTE.
Oui, vous pouvez tout dire, et n’appréhendez rien
Croquet est fort discret.
CROQUET.
Et fort Homme de bien.
CLÉONTE.
N’ayant donc, Isidore, à craindre aucun obstacle,
Daignez m’apprendre ici ce qu’a dit ce miracle.
Puis-je espérer d’avoir quelque soulagement ?
Allez-vous adoucir, ou croître mon tourment ?
Me direz-vous au vrai ce qu’a dit cette Belle,
Quand mon amour par vous s’est fait voir si fidèle ?
Et lorsque vous avez montré ma passion,
N’avez-vous vu paraître aucune émotion ?
ISIDORE.
Plutôt que dire ici ce que j’ai vu paraître,
Je m’en vais vous surprendre autant qu’on puisse l’être.
Apprenez que l’objet qui règne en votre cœur,
Sachant qu’on vous voulait donner un Précepteur,
Étant son Confident, pour vous êtes prospère,
M’avertit qu’il fallait m’offrir à votre Mère.
Moi qui ne cherchais que l’heur de vous servir,
Pensez si ce bonheur sût d’abord me ravir,
Car combien j’ai sujet de la bien reconnaître,
De m’avoir su donner Cléonte pour mon Maître.
Je trouvai donc moyen d’entrer avecque vous,
Pour vous servir tous deux, et cet emploi m’est doux,
Puisque je vous assure, ayant en main sa cause,
Que son sort et le mien n’est qu’une même chose.
Vous pouvez voir par là si vous êtes aimé.
CLÉONTE.
Je suis de discours et surpris et charmé ;
Car vous ne m’aviez pas dit ce bonheur que j’admire.
ISIDORE.
Je n’avais pas encor ordre de vous le dire ;
Mais aujourd’hui Clarice a su me faire voir,
Qu’elle fondait en vous son bonheur et son espoir.
De vous elle m’a dit des choses si touchantes,
Et qui sont sur l’amour tellement éloquentes,
Que je n’en saurais faire une description,
Sans en rougir moi-même, et sans émotion.
Ne m’obligez donc pas à vous en mieux instruire ;
Sachez que l’on vous aime, et cela c’est tout dire.
CLÉONTE.
Ha ! que vous me touchez par ce charmant récit.
ISIDORE.
Puisque je vous le fais comme elle me l’a dit :
Mon cœur en a reçu l’impression si tendre,
Qu’il semble m’entendant, qu’elle se fait entendre.
CROQUET.
Mon cœur comme le sien à ces mots s’attendrit ;
Pour un si petit Homme, ah ! qu’il a grand esprit.
Jamais je n’entendis rien de si pathétique,
Ce Confident d’amour est éloquentifique.
Quoique tantôt pourtant il m’ait fait enrager.
CLÉONTE.
Ah ! que vous savez bien comme il faut obliger.
CROQUET.
Oui, pour certaines gens il a l’âme obligeante ;
Mais quant à mon égard elle est fort malfaisante.
N’importe, quelque jour elle en agira mieux.
CLÉONTE.
Ainsi que vous peignez son amour à mes yeux,
Aux siens avez-vous su peindre le mien extrême.
ISIDORE.
Du même ton de voix, de l’éloquence même,
En lui parlant pour vous j’ai fait dans cet emploi
Qu’on eût dit, m’entendant, que je parlais pour moi
Et comme votre amour entièrement me touche
Tout ce que vous sentez s’exprimait par ma bouche,
Si bien qu’en lui disant vos amoureux tourments,
Elle m’a découvert les tendres sentiments,
Que je viens d’exprimer en serviteur fidèle,
Et dont vous me voyez l’âme atteinte comme elle
Voilà ce que je puis vous dire là-dessus ;
Mais j’ai bien autre chose à vous dire de plus.
CLÉONTE.
Quoi donc ?
ISIDORE.
C’est qu’en un mot elle m’a fait promesse
Qu’elle reconnaîtra votre illustre tendresse,
Qu’au péril de sa vie aujourd’hui par l’Hymen
Vous vous joindrez ensemble.
CROQUET.
Il faudra dire Amen.
CLÉONTE.
Quel heur !
CROQUET.
Si me voyant et constant et fidèle,
Vous me faites avoir aussi mon Isabelle,
Comme vous le pouvez par votre esprit subtil,
Je dirai lors pour moi le même ainsi soit-il.
ISIDORE.
Cher Croquet, je te veux aussi rendre service,
Qui est tout à fait bien dans l’Esprit de Clarice :
C’est que je lui demande Isabelle pour toi,
Tu l’auras, car elle a grande bonté pour moi :
Fiez-vous donc à moi, n’ayez plus de tristesse,
Vous aurez aujourd’hui chacun votre Maîtresse :
Laissez-moi ménager Élise là-dessus :
Mais je la vois venir, sur ce sujet mutus :
Je vais ici jouer un autre Personnage.
Scène VII
ÉLISE, CROQUET, ISIDORE
ISIDORE.
Madame, chez Albert je viens de faire rage,
Et me suis si bien plaint d’Isabelle, qu’alors
Sous mes yeux pour vous plaire il l’a mise dehors ;
Ne craignez donc plus rien de la part de Clarice,
N’ayant plus de Suivante elle est sans artifice,
Étant mieux enfermée encore que jamais.
CROQUET.
Que Diable lui dit-il ? La peste du Bennais.
Dites-moi, s’il vous plaît, est-ce là ce service
Qui vous a ce jourd’hui rendu près de Clarice ?
Si devers Isabelle il m’en donne ma part,
Je n’ai de mon côté qu’à me tenir gaillard ;
Malgré tous nos malheurs et tout notre martyre,
Je ne puis voir cela sans me crever de rire ;
Et si pour un si petit et si jeune animal,
À mon gré, ce me semble, il ne fourbe pas mal.
ÉLISE.
Ah ! que vous savez bien comme quoi l’on oblige.
CROQUET.
Il est vrai qu’à fourber c’est un petit prodige,
Et nous en devons être en ce lieu tous surpris.
ISIDORE.
Madame, avec honneur pour tous quatre j’agis.
CROQUET.
Peste de ton honneur et de ton agissage,
Loin de nous consoler tu nous mets dans la rage.
ÉLISE.
Vos services aussi seront récompensés,
Car vous m’obligez trop.
ISIDORE.
Pas tant que vous pensez.
ÉLISE.
Je veux dedans ce jour et dedans ce lieu même
Vous donner sur Cléonte une puissance extrême
Et qu’il ne fasse rien que par vos seuls avis :
Rentrons, tous quatre.
CROQUET.
Entrons, fourbe des plus maudits.
ACTE V
Scène première
CLÉONTE, ISIDORE, CROQUET
ISIDORE.
Mais que vous ai-je fait ?
CLÉONTE.
Est-ce m’être fidèle,
Qu’avoir de chez Albert fait sortir Isabelle ?
Alors que je me fie à votre bonne foi,
Bien loin de m’obliger, vous êtes contre moi ?
CROQUET.
Il ne faut pas douter dedans cette rencontre,
Bien peu d’être pour nous, il est tout à fait contre ;
Car pour avoir fait mettre Isabelle dehors,
Il faut qu’il ait au moins un Diable dans le corps,
Ou bien qu’il soit sans pair en l’art de fourberie.
ISIDORE.
C’était pour abuser, Élise, une industrie :
Et comment à Clarice eussé-je pu parler,
Si je n’eusse eu le don de bien dissimuler ?
En me trouvant sans vous près d’Isabelle,
C’est pour feindre à ses yeux, pour me défaire d’elle,
Et pour dans son esprit passer pour bon Valet,
Qu’Isabelle venait vous donner un Poulet ;
Et feignant d’en avoir une extrême colère,
J’ai dit que de Clarice il fallait voir le Père,
Pour lui faire chasser Isabelle en ce jour,
Pour tromper votre Mère, et servir votre Amour
Pouvais-je, en m’excusant, mieux trouver une ruse.
CROQUET.
Je ne sais si c’est elle, ou bien nous qu’il abuse :
Cependant s’il nous trompe, il nous trompe si bien
Que plus j’ouvre les yeux, et moins j’y connais rien.
CLÉONTE.
Après tant de bontés, généreux Isidore,
Voulez-vous m’obliger près de Clarice encore ?
Daignerez-vous pour moi faire un dernier effort.
ISIDORE.
Oui, Cléonte, dussé-je y rencontrer la mort,
Sa parole est donnée, il faut qu’elle la tienne ;
Je puis vous en répondre, ainsi que de la mienne
Et de l’air que pour vous elle a promis sa foi,
J’en suis aussi certain comme si c’était moi.
CLÉONTE.
Ah ! bonheur sans pareil !
CROQUET.
Le mien est-il de même ?
ISIDORE.
Oui, je veux que ton heur aille aussi dans l’extrême
Et vous rende tous deux vainqueurs de vos ennuis.
CROQUET.
Nous allons donc bientôt passer de bonnes nuits.
Il ne faut pas pourtant se trop presser de rire,
Voyant venir Élise, il se pourrait dédire ;
Car il est tellement double en tout ce qu’il fait
Que s’il manque à fourber, il n’est pas satisfait.
Mais voyons jusqu’au bout.
ISIDORE.
Comme l’heure me presse,
Je m’en vais travailler à tenir ma promesse ;
Je vous réponds de tout, rentrez dans le logis.
CLÉONTE.
Mes sens de cet espoir se sentent tous ravis.
Isidore, daignez témoigner à Clarice,
Que si je ne la vois, il faut que je périsse,
Et que si ce bonheur ne m’arrive aujourd’hui,
On me verra mourir et d’amour et d’ennui.
Pour la dernière fois, exprimez-lui la flamme
Que vous reconnaissez pour elle dans mon âme,
Et la touchez si bien par vos puissants efforts,
Comprenant jusqu’où vont mes amoureux transports,
Au récit de mes maux, cette belle inhumaine
Cherche tous les moyens de soulager ma peine.
Faites que la pitié trouve place en son cœur,
Parce que s’il me faut expirer de douleur,
Que ne la voir jamais il me faille contraindre,
Je puisse être assuré qu’elle a daigné me plaindre :
Il est bien doux, avant qu’entrer au monument,
De se voir regretter par un objet charmant ;
Et que cette beauté sachant qu’on meurt pour elle,
Me témoigne en avoir une douleur mortelle.
ISIDORE.
Connaissant par vos maux tous ceux qu’elle ressent,
Je souffre pour tous deux un déplaisir puissant :
Et je veux vous montrer par mon dernier service,
Que je sais obliger et Cléonte et Clarice ;
De ce que je vous dis, vous allez voir l’effet.
CROQUET.
N’oubliez pas aussi l’infortuné Croquet ;
Et si vous rencontrez par hasard Isabelle,
Dites-lui que mon cœur est tout percé pour elle,
Que je suis tout grillé du feu de ses beaux yeux,
Qu’en ne la voyant pas je suis tout langoureux,
Et que si sa présence encore m’abandonne,
On me verra bientôt trépasser en personne.
ISIDORE.
Je n’y manquerai pas ; allez, rentrez tous deux,
Je veux dans peu de temps que nous soyons heureux.
Scène II
ISIDORE, seul
Çà, voyons maintenant... Mais j’aperçois mon Père
Rentrons vite, et tâchons d’achever notre affaire.
Scène III
ALBERT quittant MAURICE à sa porte
ALBERT.
Adieu, je vais devant employer mon pouvoir,
Pour me mieux disposer à vous bien recevoir.
MAURICE.
C’est par trop m’obliger ; dans un moment mon Gendre
Et Céliane, et moi, chez vous saurons nous rendre.
Scène IV
ALBERT, seul entrant chez lui
J’aurai donc à la fin l’objet qui fait mon bien ;
Allons tout préparer, et ne craignons plus rien.
Scène V
CLITANDRE, RAGOTIN
RAGOTIN.
La nuit vient, voici l’heure à peu près que Maurice
Doit mener Céliane au logis de Clarice,
Pour passer leur Contrat avec le Sieur Albert ;
Si nous ne l’empêchons, nous sommes pris sans vert.
CLITANDRE.
Ragotin, en cela fais donc ta diligence.
RAGOTIN.
J’attends, pour vous servir, le retour de Clémence ;
Car on ne peut mener votre affaire à bon port,
Si Céliane n’est avecque nous d’accord.
Mais ne pouvant rien faire, à moins qu’elle y consente,
Je lui viens d’envoyer Clémence sa Suivante,
Pour lui faire savoir quel est le tour gaillard
Dont je me veux servir pour l’ôter au Vieillard :
Elle fera peut-être un peu de résistance
Pour suivre mon dessein... Mais j’aperçois Clémence.
Scène VI
CLITANDRE, CLÉMENCE, RAGOTIN
CLITANDRE.
Hélas ! chère Clémence, ai-je lieu d’espérer...
RAGOTIN.
Que Diable voulez-vous ici tant soupirer ?
Il n’est pas question d’exprimer la tendresse,
Mais de savoir plutôt ce qu’a dit sa Maîtresse.
Laisse-nous donc parler, sans faire l’idiot :
Céliane veut-elle accomplir le complot
Que nous avons conclu pour mon Maître et pour elle.
Donne-nous là-dessus quelque bonne nouvelle.
CLÉMENCE.
Ragotin, lui disant ce que tu m’avais dit,
Son cœur en ce moment était tout interdit.
RAGOTIN.
Mais de la sorte enfin que je prétends m’y prendre
Tout chacun la louera, bien loin de la reprendre.
Mon Maître, tu sais bien, pour elle est tout de feu
Voilà bien des façons pour donner son aveu.
Hé bien, après l’amour que mon maître a pour elle
Si son dessein est tel de faire la cruelle,
Mon Maître et moi, seront cruels à notre tour :
Que le vieil Albert soit l’objet de son amour,
Elle sera, je crois, passablement punie,
D’avoir un Roquentin tout le temps de sa vie.
CLITANDRE.
Mais, Ragot, en ceci...
RAGOTIN.
Mais, Monsieur, en cela
Elle mérite bien que l’on la laisse là.
CLÉMENCE.
Tu sais bien que son Sexe...
RAGOTIN.
Ah ! quelle babillarde !
En ce que je te dis, qu’est-ce qu’elle hasarde ?
Pour elle je ne vois ici rien que de doux,
Et pour moi je ne vois à gagner que des coups.
Du jour de ce malheur, Monsieur, et vous Clémence,
Saurez que je vous quitte, et que je m’en dispense.
CLÉMENCE.
Non Ragot, je ferai qu’elle y consentira.
RAGOTIN.
Qu’elle fasse sans moi tout ce qui lui plaira.
CLITANDRE.
Lors donc, de ton courroux tu ne veux rien rabattre ?
RAGOTIN.
Je la veux à mon tour faire tenir à quatre,
Et de moi d’aujourd’hui vous ne viendrez à bout.
CLÉMENCE.
Et je puis t’assurer qu’elle risquera tout.
RAGOTIN.
Mais pourquoi faire donc tant de la renchérie ?
CLÉMENCE.
Ton maître t’en conjure, et Clémence t’en prie,
Au nom du grand amour que je ressens pour toi.
Lors, ne feras-tu rien pour ton Maître et pour moi ?
RAGOTIN.
Me voilà désarmé : va dire à ta Maîtresse,
Que pour la rendre heureuse, un Ragot s’intéresse ;
Pour ce que je vais faire elle soit sans effroi ;
Et quand je la prendrai, qu’elle vienne avec moi.
Lorsque nous aurons fait ce que nous voulons faire
Je sais bien les moyens de radoucir son Père,
Sans qu’elle, ni mon Maître, en soient jamais repris
Adieu, va t’acquitter de ce que je te dis.
Scène VII
CLITANDRE, RAGOTIN
CLITANDRE.
Et moi, que faire ?
RAGOTIN.
Et vous, sans faire ici la bête
Vous tiendrez, s’il vous plaît, votre rapière prête,
Feignant adroitement de servir le Vieillard,
Pour montrer qu’en cela vous n’avez nulle part :
Et quand il vous dira qu’on a pris votre Belle,
Témoignez d’en avoir une douleur mortelle ;
Dites que vous allez courir à son secours,
Et la ramènerez au péril de vos jours.
Souvenez-vous donc bien de toutes ces paroles.
Les voici, prenons garde à bien jouer nos rôles.
Scène VIII
MAURICE, CÉLIANE, CLITANDRE, RAGOTIN
MAURICE, tenant sa fille.
Vous serez accordée avec Albert ce soir,
Et c’est pour ce sujet que nous allons le voir.
RAGOTIN.
Je vois, réponds. La bourse, ou je te mousquetonne.
MAURICE, quittant sa fille pour mettre l’épée à la main.
Traître, tu périras avant que je la donne.
RAGOTIN, à Céliane.
Céliane, venez avecque Ragotin,
Nous nous sauvons tandis qu’il met l’épée en main.
CÉLIANE.
Ah Ciel ! on m’enlève.
MAURICE.
Ô Dieux ! quelle injustice !
Vite accours, cher Albert, au secours de Maurice.
Scène IX
CLITANDRE, ALBERT, MAURICE
ALBERT, sortant brusquement de chez lui, et laissant sa porte ouverte.
Qui va là ? quel malheur ? quel bruit ai-je entendu ?
MAURICE.
Ma fille est enlevée, hélas ! je suis perdu.
CLITANDRE.
Feignons, je pense ouïr de Maurice l’organe.
MAURICE.
Oui, Clitandre, elle-même.
CLITANDRE.
On a pris Céliane.
Ah ! Je m’en vais périr, ou j’aurai ce voleur.
Il prend Albert.
Cherchons partout, Maurice. Ah ! je tiens l’enjôleur.
Tu n’échapperas pas ; vite, de la lumière,
Nous allons l’ajuster de la bonne manière.
ALBERT.
Qu’est-ce ci, justes Dieux !
Clémence sortant de chez elle une chandelle à la main.
Scène X
ALBERT, MAURICE, ISIDORE, CLITANDRE
ISIDORE.
Tandis qu’on fait grand bruit,
Et que tout est ouvert, coulons-nous dans la nuit.
CLITANDRE.
Ha, c’est Albert qui vient d’enlever Céliane ?
ALBERT.
Comment, moi ? point du tout.
CLITANDRE.
Cherchons donc le profane ;
Il se rendra, le traître, ou je l’attraperai,
Car j’aurai Céliane, et la ramènerai.
Il sort.
ALBERT.
Étant avecque lui : Mais ma porte est ouverte ;
Je parle assurément ayant l’esprit alerte,
Car pour Cléonte étant toute pleine d’amour,
Elle a peut-être aussi joué de quelque tour :
S’il faut que cela soit, tout est perdu, Maurice.
Allons-y promptement.
ISIDORE.
Ils trouveront Clarice.
Comme j’ai du logis bien fait de me sauver !
Clémence en Doctorat aurait su m’y trouver :
Mais en demandant quelle était ma figure,
Qu’eussé-je dit alors ?
Scène XI
ALBERT, MAURICE, ISIDORE
ALBERT.
Ah ! funeste aventure
Ma fille s’est sauvée.
MAURICE.
Ô Destin rigoureux !
Peut-on voir deux mortels être plus malheureux ?
ALBERT.
Faut-il sur nos vieux jours que l’on nous déshonore
Que vois-je ? qu’êtes-vous ?
ISIDORE.
On m’appelle Isidore,
Connu chez les Savants pour un fameux Docteur,
Et du brave Cléonte à présent Précepteur.
ALBERT.
Et d’où vient qu’on vous voit ici sans ce Cléonte ?
ISIDORE.
De peur qu’envers Clarice enfin il ne m’affronte
Sitôt qu’il est chez lui, par un soin merveilleux
Pour prendre garde à tout, je me trouve en ces lieux.
ALBERT.
Mais n’avez-vous point vu passer cette Clarice.
ISIDORE.
Ne faisant qu’arriver...
ALBERT.
Juste ciel ! quel supplice
Est-il un sort au monde égal à notre Sort ?
Ah ! Maurice, je meurs.
MAURICE.
Cher Albert, je suis mort.
ALBERT.
Ce Cléonte peut-être aura séduit ma Fille.
ISIDORE.
Non, il respecte trop, Albert, votre Famille,
Pour former un dessein fatal à votre honneur.
ALBERT.
N’étant pas à présent auprès de lui, Monsieur,
Sans que vous le sachiez, il peut avoir Clarice.
ISIDORE.
Il faut sur ce sujet que je vous éclaircisse.
Cléonte, descendez.
Scène XII
ALBERT, MAURICE, ÉLISE, CLÉONTE, ISIDORE, JUDITH
ÉLISE.
Que lui veut-on ici ?
ISIDORE.
Vous parler sur un point ; tirez-nous de souci.
CLÉONTE.
Que vous plaît-il de moi ?
ALBERT.
Vous prier de m’apprendre,
Si Clarice vers vous ne vient pas de se rendre ;
Elle s’est échappée à présent de chez nous.
CLÉONTE.
Que dites-vous, Monsieur ? elle n’est plus chez vous !
ALBERT.
Non, Cléonte.
CROQUET.
Sans doute elle a plié bagage,
À fourber, Isidore est un grand personnage :
Isabelle de même aura gagné au pied,
Et comme vous, Monsieur, je suis mortifié.
Ah ! Cuistre malfaisant !
CLÉONTE.
Ah ! malheur effroyable
Allons chercher partout cette fille adorable ;
Comment, elle est partie, et il reste en ces lieux.
Allons...
ISIDORE, retenant Cléonte.
Aux yeux d’Élise, aussi bien qu’à mes yeux
Vous osez témoignez un amour de la sorte ?
Ah ! Cléonte, arrêtez l’ardeur qui vous emporte
Et songez que bien loin de cet emportement,
Il vous faut obéir à mon commandement.
Demeurez.
CLÉONTE.
J’obéis.
ÉLISE, aux Vieillards.
Qu’est-ce qui vous invite ?
MAURICE.
Ma fille est enlevée.
ALBERT.
Et la mienne est en fuite.
ÉLISE.
Ce sont assurément de grandes cruautés ;
Mais savez-vous, Messieurs, que vous les méritez.
ALBERT.
Comment donc ?
CROQUET.
Ces Beautés étant toutes deux mûres,
Vous deviez, les gardant, prendre mieux vos mesures.
MAURICE.
Que dit-il ?
ÉLISE.
Qu’il fallait vous précautionner,
En leur donnant quelqu’un pour les bien gouverner.
Mais tout ce que je dis n’est plus ici de mise :
Si vous eussiez agi de la façon qu’Élise
A su, faisant garder avec grand soin son Fils,
Vous auriez comme moi le calme en vos esprits :
Mais chacun ne peut pas avoir cette conduite,
Vous avez mal agi, vous en voyez la suite.
Un Homme égal au mien eut été votre fait !
Vous dormiriez en paix ainsi qu’Élise fait ;
Car c’est un Précepteur plein de soin, plein d’adresse,
Il est au dernier point, unique en son espèce.
ISIDORE, bas le premier vers.
Et je sais qu’il s’en est fort peu vu comme moi.
Vous m’accablez d’honneur, Madame, et cet emploi
Que j’ai avec votre Fils...
CROQUET.
En douceur comme il pipe !
Ce parfait Charlatan, des fourbes prototype,
Je sais bien ce métier. Certes, mon Maître et moi
Avons été bien fous, de nous fier à toi.
Scène XIII
ALBERT, MAURICE, ÉLISE, JUDITH, CLÉONTE, ISIDORE, RAGOTIN
RAGOTIN, à Maurice.
Monsieur, soyez joyeux, je viens...
MAURICE.
Quoi ?
RAGOTIN.
Vous apprendre
Que votre Céliane est aux mains de Clitandre.
MAURICE.
Et par quelle aventure et quel rare bonheur
A-t-il pu rencontrer cet insigne voleur ?
RAGOTIN.
Par hasard.
MAURICE.
Quelle mine avait ce rien qui vaille.
RAGOTIN.
C’était un grand pendard environ de ma taille,
Qui vous avait volé ce rare et digne objet,
Mais mon Maître d’abord vous l’a pris au collet
Et puis ayant donné cent coups à ce profane,
Il s’est après cela saisi de Céliane.
MAURICE.
Il vient donc me la rendre. Ah ! je n’ai plus d’ennui.
RAGOTIN.
Non, Monsieur, au contraire, je la garde pour lui.
MAURICE.
Je me fais son valet.
RAGOTIN.
Ah ! mon Maître est le vôtre.
Ce fat, eût-il voulu la sauver pour un autre.
Il eut été bien fol. Faites moins le mauvais,
Sinon mon Maître va l’emmener pour jamais ;
Et comme il a, Monsieur, la promptitude en tête,
Il voudra s’en aller avecque sa conquête.
MAURICE.
Mais que dois-je faire ?
ALBERT.
Accordez-lui ce bien ;
Dans mon affliction je n’y prétends plus rien ;
J’aurais eu grand honneur d’être en votre Famille :
Mais j’ai trop de chagrin d’avoir perdu ma Fille,
Car la vôtre de là ne pouvant s’échapper...
RAGOTIN.
Monsieur, dépêchez-vous, ils pourraient décamper,
Et vous seriez sevré de votre géniture.
Ne la donnez-vous pas ?
MAURICE.
Oui, va, je t’en assure ;
Qu’on les fasse venir. Cher Albert, quel malheur !
ALBERT.
Cet hymen aussi bien n’eût pour moi que rigueur ;
Mais comme elle eut toujours grand amour pour Clitandre,
Il faut la lui donner.
Scène XIV
ÉLISE, CLITANDRE, ALBERT, MAURICE, JUDITH, RAGOTIN, ISIDORE
CLITANDRE.
Vous voyez votre Gendre
Avec son cher objet, qui viennent à genoux
Vous demander pardon.
MAURICE.
Clitandre, levez-vous.
Remerciez Albert, c’est lui qui vous la donne.
ALBERT.
Ah ! c’est votre mérite.
RAGOTIN.
Ô la bonne personne.
CLITANDRE.
Pour toutes les bontés que vous montrez ici,
Que ne puis-je à mon tour vous obliger aussi !
Vous me verriez agir avec un si grand zèle,
Que... Mais ne vois-je pas en ces lieux Isabelle.
Scène XV
ISABELLE, ÉLISE, CLITANDRE, ALBERT, MAURICE, JUDITH, RAGOTIN, ISIDORE, CROQUET
ISABELLE.
Elle-même.
ALBERT.
Isabelle, ah de grâce dis-moi
Où peut être Clarice.
ISABELLE.
Au logis que je crois.
Saura-t-elle sortir, s’y voyant enfermée,
Sauf par la cheminée avecque la fumée.
ALBERT.
Mais j’ai laissé la porte ouverte par malheur ;
C’est tout mon désespoir.
ISIDORE.
Ayez moins de douleur ;
Votre fille, Monsieur, fort d’une âme trop belle,
Ne souffre jamais rien qui soit indigne d’elle ;
Devant vous, sans doute, elle se montrerait,
Si de votre courroux elle n’appréhendait...
ALBERT.
N’ayant rien fait de mal, bien loin que je la blâme,
Je pardonne sa fuite, et de toute mon âme.
ISIDORE.
Vous la verrez bientôt, Monsieur, sans contredit.
ALBERT.
Vous m’obligez.
ÉLISE.
Quel heur d’avoir un tel esprit
Qui rapaise les gens d’une seule parole !
Dans mes plus grands malheurs sa douceur me console
Aussi pour avoir su dissiper mon ennui,
Je prétends qu’il en soit satisfait aujourd’hui.
Oui, mon cher Isidore, Élise vous commande
De ce que vous voudrez de faire la demande.
ISIDORE.
Le bien de vous servir m’est un trop grand bonheur.
ÉLISE.
Non, je vous jure foi de personne d’honneur,
Qu’à jamais vous allez perdre ma bienveillance,
Si vous ne permettez que je vous récompense.
ISIDORE.
Plutôt que d’encourir ce malheur plein d’effroi
Je vais vous demander... Mais las ! c’est trop pour moi.
ÉLISE.
Demandez hardiment, demandez, Isidore,
Tout ce qui m’appartient n’est pas assez encore
Pour vous récompenser de ce que je vous dois ;
Et j’atteste le Ciel, dont j’adore les Lois,
Que le plus précieux qui soit en ma puissance,
Je l’immolerai tout pour votre récompense.
Vous en défendrez-vous après un tel serment ?
ISIDORE.
Non, Madame, et ce m’est un tel contentement
D’être forcé par vous à ce bonheur extrême,
Que j’ose demander Cléonte pour moi-même,
Pour joindre par l’hymen son cœur avec mon cœur.
CROQUET.
Mon Maître se marie avec son Précepteur ?
CLÉONTE.
Vous ma femme !
ISIDORE.
Comment, vous refusez Clarice ?
CROQUET.
Le Précepteur, sans doute, est une Préceptrice.
ÉLISE.
Quoi, vous êtes Clarice ? Ah ! grands Dieux, qu’est-ce ci ?
ISIDORE.
Excusez-moi, Madame, et vous Monsieur aussi,
C’est ce qu’en moi l’Amour a su faire paraître :
Car il faut obéir à ce Dieu, c’est le Maître ;
Bien que cet hymen vous soit un grand tourment,
Vous ne voudriez pas rompre votre serment.
CLÉONTE.
Mon cœur sur votre cœur n’aura-t-il point d’empire ?
ÉLISE.
Étant surprise ainsi, je pourrais me dédire :
Mais cet Hymen sans doute est du Ciel arrêté,
Puisqu’il vous sût donner tant de subtilité.
Je ne peux résister à cette Loi suprême.
ALBERT.
Ma fille.
CLÉONTE.
Vous Clarice !
ISIDORE.
[...], moi-même.
CLÉONTE.
Je ne saurais trop admirer mon destin.
ALBERT.
Il faut vous marier tous quatre dès demain
CROQUET.
Comme chacun ici rencontre sa chacune,
Si j’en cherche pour moi veux-tu bien en être une ?
ISABELLE.
Oui !
RAGOTIN.
Chacun s’enrôlant au Matrimonium,
Clémence, me veux-tu ? je suis bon compagnon.
CLÉMENCE.
De bon cœur.
CLÉONTE.
Si l’Amour tous quatre vous assemble
Il faudra par l’hymen aussi vous joindre ensemble.
ISIDORE.
Alors que vous aurez quelque obstacle à vos feux,
Devenez, comme moi, Pédagogue Amoureux.