Les Méprises de l'amour (Émile AUGIER)
Comédie en cinq actes et en vers
1852.
Personnages
ADRASTE
LÉLIO
MARFISE
SYLVIA
GABIOLLE, valet d’Adraste
SPINETTE, suivante de Marfise et de Sylvia
La scène est à Naples, du temps de Scapin, dans un salon, chez Marfise.
AVERTISSEMENT
J’ai écrit cette comédie immédiatement après la Ciguë. Une fois terminée, je la lus à quelques amis qui la condamnèrent à ne pas voir le jour, au moins celui de la rampe. Je la serrai docilement au fond de mon tiroir, où elle a dormi sept ans. Je l’en ai tirée il y a trois mois pour la donner à la Revue contemporaine ; en la relisant, j’ai trouvé la sévérité de mes amis un peu sévère, mais juste au fond. Cinq actes sont en effet un cadre trop vaste pour un si mince sujet, et ce qui peut se sauver à la lecture par les détails et surtout par les interruptions du lecteur, paraîtrait démesurément long à la scène et vu de suite. Toutefois, je ne regrette pas le temps que j’ai donné à cet ouvrage : il mérite les honneurs de l’impression, ne fût-ce que comme pastiche exact de la langue du grand siècle.
Sur ce, lecteur, prends-le d’une main patiente, et avale-le à petites gorgées si tu veux y trouver quelque agrément.
ACTE I
Scène première
ADRASTE, GABIOLLE
ADRASTE.
Non ! je n’y comprends rien, et je me donne au diable.
GABIOLLE.
Le cadeau lui sera, Monsieur, fort agréable.
ADRASTE.
Marfise, du vivant de son ladre d’époux,
Me faisait, sans conteste, un accueil assez doux...
GABIOLLE.
Parbleu ! le détenteur de sa foi conjugale
Était vieux, et, de plus, méchant comme la gale.
ADRASTE.
Je plaignais ses ennuis : sous couleur d’amitié,
Je gagnais du terrain dans son cœur pied à pied ;
Je lui faisais des vers où je trouvais infâme
L’homme qui chagrinait une si belle femme ;
Enfin, après deux mois passés à soupirer,
Croyant l’instant venu, j’allais me déclarer,
Quand le soudain trépas du vieil époux m’arrête.
GABIOLLE.
Ma foi, ce mari-là n’était pas une bête !
Il est mort bien à point pour l’honneur de son front !
Voilà ce que j’appelle esquiver un affront !
ADRASTE.
Au bout de quelque temps, je retourne à Marfise,
Je lui dis mon amour : elle feint la surprise !
GABIOLLE.
Elle se fâche ?
ADRASTE.
Non : elle ne répond rien,
Ou répond en riant et change d’entretien.
J’insiste, je m’emporte... Elle, toujours tranquille,
Prétexte une visite à faire dans la ville ;
Je la quitte, et depuis (voici bientôt un mois),
Je n’ai pu la voir seule une seconde fois !
Comprends-tu quelque chose à ce nouveau système ?
GABIOLLE.
Êtes-vous sûr, Monsieur, que la dame vous aime ?
ADRASTE.
Imbécile ! Parbleu, si je n’en étais sûr,
Tout son petit manège aurait-il rien d’obscur ?
GABIOLLE.
C’est alors qu’elle veut vous prendre en mariage.
ADRASTE.
Bah !
GABIOLLE.
Puisqu’elle vous aime et n’a point passé l’âge,
Comme amant ou mari la belle veut de vous ;
Ce n’est pas comme amant, ergo c’est comme époux.
ADRASTE.
Diable ! il se pourrait bien.
GABIOLLE.
Elle ne vous résiste
Que pour vous amener à ses fins.
ADRASTE.
C’est fort triste.
Et c’est son dernier mot, tu crois ?
GABIOLLE.
Évidemment :
Toute femme voudrait épouser son amant.
ADRASTE.
Mais si l’amant n’a pas le goût au mariage ?
GABIOLLE.
Il marque peu d’amour.
ADRASTE.
Diable !
GABIOLLE.
Plions bagage,
Si vous m’en croyez.
ADRASTE.
Diable ! – Et mes soins assidus,
Mes soupirs de trois mois, mes vers seraient perdus ?
GABIOLLE.
Les vers resserviront. Quant aux soupirs, je pense
Que vous êtes en fonds d’une telle dépense.
ADRASTE.
Soit. Mais j’aime Marfise, à ne rien déguiser ;
Et s’il faut aujourd’hui la perdre ou l’épouser...
Que me conseilles-tu ?
GABIOLLE.
Perdez-la, sans nul doute.
ADRASTE.
J’en suis épris pourtant, et veux, quoi qu’il en coûte...
GABIOLLE.
Réfléchissez, Monsieur, c’est grave.
ADRASTE.
Bah ! tant pis !
Je n’aurai pas poussé tant de soupirs gratis ;
Et si par un malheur, où je ne puis que faire,
Le chemin de son cœur passe chez le notaire,
Eh bien ! rien ne fera reculer mon amour,
Et je veux arriver, fût-ce par ce détour.
GABIOLLE.
À vos souhaits, alors ! – L’extravagance est forte !
ADRASTE.
Je le sais parbleu bien, mon enfant : mais qu’importe ?
Rien ne me coûte au prix d’un désir satisfait.
Ma mère m’a gâté, dit-on ? – Elle a bien fait.
Je suis extravagant, obstiné, volontaire,
Et je m’en applaudis. – Grâce à ce caractère,
Je fais tranquillement les mille absurdités
Que font avec remords ceux qu’on n’a point gâtés.
Pour résumer, Marfise, en femme honnête et sage,
Ne veut s’abandonner à moi qu’en mariage ;
Et pour mettre mes vœux et sa vertu d’accord,
Te vais lui demander sa main.
GABIOLLE.
Vous avez tort.
ADRASTE.
De quoi te mêles-tu ? Je te donne des gages
Pour brosser mes habits et porter mes messages ;
Mais conseiller ton maître excède ton emploi.
GABIOLLE.
Vous m’aviez consulté, Monsieur, excusez-moi.
ADRASTE.
Il suffit. Désormais tiens-t’en à ton service.
Marfise vient...
GABIOLLE.
Je vais faire un tour à l’office.
Il sort.
Scène II
ADRASTE, MARFISE
MARFISE, à part, apercevant Adraste.
Adraste ! je suis prise, il va parler d’amour.
Comment puis-je éluder ?...
ADRASTE, saluant.
Madame, je...
MARFISE, contrainte.
Bonjour.
Que savez-vous de neuf ?
ADRASTE.
Rien. Pour toute nouvelle,
Je suis toujours épris, comme vous toujours belle.
MARFISE.
Fi ! pouvez-vous ainsi donner dans la fadeur !
Laissons le badinage : avez-vous vu ma sœur ?
ADRASTE.
Sylvia se promène avec sa camériste :
Mais je...
MARFISE.
Depuis huit jours je la trouve un peu triste.
ADRASTE.
Elle n’est pas la seule et je le suis aussi.
MARFISE.
Hé ! chacun ici-bas, Adraste, a son souci.
J’ai moi-même le mien qui me poursuit sans trêve ;
Mon procès me tourmente à ce point que j’en rêve.
ADRASTE, à part.
Elle veut m’échapper, je m’y suis attendu.
MARFISE.
J’ai rêvé cette nuit que je l’avais perdu.
ADRASTE.
Vilain rêve ! Pour moi, j’ai fait de plus doux songes.
MARFISE.
Les rêves, par bonheur, sont autant de mensonges.
ADRASTE.
Je viens savoir de vous si le mien a menti.
MARFISE.
En joie à mon réveil le mien s’est converti.
Mon plaideur, Lélio, qui ne m’a jamais vue,
Me demande par lettre un moment d’entrevue,
Afin de transiger. – Je l’attends aujourd’hui.
ADRASTE.
Certe, il est bien heureux ! vous l’écouterez, lui !
MARFISE.
Vous êtes susceptible ! – hé bien ! je vous écoute :
Que me conseillez-vous ? de transiger ?
ADRASTE.
Sans doute.
Mais ce n’est pas cela...
MARFISE.
Mon procureur prétend
Que le droit est pour moi...
ADRASTE.
Tous en disent autant ;
Mais laissons le procès, je vous prie, et pour cause.
MARFISE.
Mon Dieu ! je ne saurais vous parler d’autre chose :
Ce procès m’étourdit... tout mon bien en dépend !
ADRASTE, à part.
Ne glisse-t-elle pas aux doigts comme un serpent ?
MARFISE.
Tenez, j’ai ce matin à visiter trois juges...
ADRASTE.
Vous voilà donc enfin à bout de subterfuges !
MARFISE.
Hé bien ! oui, j’en conviens ; je cherchais des détours,
Des subterfuges, soit, pour rompre vos discours,
Et n’être pas réduite au ton de fâcherie
Qui donne à la raison l’air de la pruderie.
Mais puisque votre instance est telle qu’il me faut,
Pour m’en débarrasser, le prendre un ton plus haut,
Et que vous refusez méchamment de comprendre
Tout ce qu’à demi-mots on veut vous faire entendre,
Votre fâcheux amour m’offense, et mon devoir
Me défend désormais le plaisir de vous voir.
Comprenez-vous ?
ADRASTE.
C’est clair.
À part.
Elle tient au notaire.
Haut.
Je n’ai pas mérité ce traitement sévère :
L’amour que j’ai pour vous n’est pas injurieux,
Car c’est à votre main, Madame, que j’en veux.
MARFISE.
Alors c’est différent.
ADRASTE, à part.
La voilà radoucie.
MARFISE.
La demande m’honore et je vous remercie.
ADRASTE.
Pour vous appartenir, j’ai tout sacrifié.
MARFISE.
Asseyons-nous, Adraste, et causons d’amitié.
ADRASTE, s’asseyant.
Vous avez donc le temps maintenant ? – Ah ! cruelle !
Comme vous me traitiez tout à l’heure en rebelle !
Qu’il faut se ranger vite à votre bon plaisir.
Et qu’on est mal venu de vous désobéir !
Vous voilà plus traitable, et ma joie en est grande.
MARFISE.
Le ton doit différer ainsi que la demande ;
Et quand on en reçoit que peut souffrir l’honneur,
Il y faut bien répondre avec quelque douceur.
ADRASTE.
Ne vous excusez pas : j’aime fort votre crime.
MARFISE.
Je vous ai toujours eu dans une grande estime ;
Je vous vois en ami plutôt qu’en étranger,
Et je ne voudrais pas du tout vous affliger.
ADRASTE.
Vous êtes adorable !
MARFISE.
Hé non ! dans ma surprise,
Je m’explique fort mal sans doute...
ADRASTE.
Non, Marfise.
J’aime à la passion cet embarras charmant !
MARFISE.
Comment vous dira...
ADRASTE.
Bon ! dites-moi simplement
Qu’il ne manque plus rien ici que le notaire.
MARFISE.
Mais c’est que je voudrais vous dire... le contraire.
ADRASTE, se levant.
Le contraire !
MARFISE.
Hélas ! oui.
ADRASTE.
Vous refusez !
MARFISE.
Hélas !
ADRASTE.
Voilà certe un refus que je n’attendais pas !
Quoi ! de ma liberté je fais le sacrifice,
Je me résous... c’est bien ! suivez votre caprice !
MARFISE.
Croyez que je regrette...
ADRASTE.
Adieu, n’en parlons plus.
Il fait quelques pas vers la porte et revient.
Daignerez-vous au moins m’expliquer ce refus ?
Vous ne me chassez pas sans un motif peut-être ?
MARFISE.
C’est que dans mon mari je veux trouver un maître.
ADRASTE, rassuré.
S’il ne tient qu’à cela, parbleu ! je vous promets
De vous en donner un qui ne cède jamais,
Madame, et vous pourrez en juger à l’usage.
MARFISE.
Mais pour avoir un maître, au moins je le veux sage.
Vous êtes libéral, noble, riche, élégant,
Brave, spirituel, mais très extravagant.
ADRASTE, souriant.
Moi !
MARFISE.
Sans aller bien loin pour en chercher la preuve,
Vous voulez à votre âge épouser une veuve.
ADRASTE.
L’argument est joli sans doute à m’opposer !
Sont-ce là des raisons pour ne pas s’épouser
Quand on s’aime, Marfise ?
MARFISE.
Il est vrai, quand on s’aime.
ADRASTE.
Comment. Douteriez-vous de mon amour extrême.
MARFISE.
Peut-être.
ADRASTE.
Quoi !...
MARFISE.
Laissons d’inutiles débats :
Vous m’aimez, soit ; mais moi, je ne vous aime pas.
ADRASTE.
Ô ciel !
MARFISE.
S’il vous suffit d’une amitié bien tendre...
ADRASTE.
Non, non ! je ne veux plus vous voir ni vous entendre !
De mon amour, cruelle, est-ce donc là le prix ?
Votre amitié ! – mieux vaut cent fois votre mépris !
– Je me croyais aimé ! Certe, j’étais stupide !
Croire dans une femme !
Marfise hausse les épaules et sort.
Oui ! laissez-moi, perfide !
Allez !
Scène III
ADRASTE, seul
Elle triomphe ! Elle se rit de moi !
Je ne la verrai plus. – Sexe ingrat et sans foi !
Éteignons notre amour, puisqu’il nous faut l’éteindre !
Voilà donc un obstacle, où je ne puis atteindre,
Qu’aucun entêtement ne saurait surmonter !
Pour la première fois, je vais me désister !
Il me faut retrancher un désir de mon âme !
– Non, non ! puisque je l’aime, elle sera ma femme !
Scène IV
ADRASTE, GABIOLLE
GABIOLLE.
Ah ! Monsieur ! de quel vin le défunt s’enivrait,
Et qu’il a dû quitter la soif avec regret !
ADRASTE.
Laisse là ta gaîté, car je suis au martyre.
GABIOLLE.
Laissez là vos chagrins, car j’ai besoin de rire.
ADRASTE.
Maraud !
GABIOLLE.
Parbleu ! lequel à perdre est le meilleur
De votre désespoir ou de ma belle humeur ?
ADRASTE.
Je ne ris pas.
GABIOLLE.
Tant pis, mais ce n’est pas ma faute.
ADRASTE.
Marfise...
GABIOLLE.
Encor l’amour ! – Ah ! Monsieur, voilà l’hôte
Qu’il faut chasser. – Croyez votre humble serviteur ;
Celui qui n’aime pas, vit sans peines de cœur.
ADRASTE.
Veux-tu m’entendre ?
GABIOLLE.
Il dort la grasse matinée,
À la digestion donne l’après-dînée,
Et n’a jamais l’esprit d’autres soucis troublé
Que d’un coq matinal ou d’un rôti brûlé.
ADRASTE.
Bourreau !
GABIOLLE.
Ce n’est pas lui qu’on verrait, d’humeur noire,
Quereller ses valets d’être gais après boire !
ADRASTE.
Tu te feras rosser, faquin !
GABIOLLE.
Ce n’est pas lui
Qui rosserait ses gens pour charmer son ennui.
Adraste le bat.
Oh ! là ! oh ! ménagez l’échine d’un pauvre homme.
ADRASTE.
Veux-tu m’entendre, enfin ?
GABIOLLE.
S’il faut que l’on m’assomme,
J’aime mieux que ce soient vos récits que vos coups.
Parlez, me voilà triste autant et plus que vous.
Nous nous affligerons, Monsieur, de compagnie.
ADRASTE.
Marfise me refuse.
GABIOLLE, criant.
Ô ciel ! quelle avanie !
Quoi désespoir ! – mourons.
ADRASTE.
À qui diable en as-tu ?
GABIOLLE.
Je m’afflige avec vous de peur d’être battu.
ADRASTE.
Et tu vas t’attirer, par ta sotte grimace...
GABIOLLE.
Résolument, Monsieur, que faut-il que je fasse ?
Dois-je rire ou pleurer ?
ADRASTE.
Tu me dois écouter,
Et me donner conseil sur l’effort à tenter.
GABIOLLE.
Excusez-moi, Monsieur ; j’ai cent écus de gages
Pour brosser vos habits et porter vos messages ;
Mais donner des conseils excède mon emploi.
ADRASTE.
Si nous réussissons, cent pistoles pour toi.
GABIOLLE.
Voilà qui change tout. – Donc Marfise refuse
De vous épouser ?
ADRASTE.
Oui.
GABIOLLE.
Donne-t-elle une excuse ?
ADRASTE.
Elle ne m’aime point. – Ne ris pas !
GABIOLLE.
J’ai de quoi !
ADRASTE.
Oui, – mais je te défends de te moquer de moi.
GABIOLLE.
Expliquons-nous un peu sur ce ton despotique :
Je suis votre conseil ou votre domestique ;
Si votre conseiller, j’entends être traité
Par Votre Seigneurie avec moins de fierté,
Et rire à ses dépens quand elle le mérite ;
Sinon...
ADRASTE.
Ris donc, bourreau.
GABIOLLE.
Non, je vous en tiens quitte.
Votre soumission me désarme, et d’ailleurs
Nous n’avons pas le temps de faire les railleurs.
– Ainsi, Monsieur, malgré votre déconvenue,
Cette démangeaison d’épouser continue ?
ADRASTE.
Oui : l’obstacle m’irrite irrésistiblement,
Et mon amour s’accroît de mon entêtement.
Ainsi cherche, imagine, et que rien ne t’arrête.
GABIOLLE.
Sans chercher plus longtemps, j’ai votre affaire en tête.
Il faut tout simplement (c’est le meilleur moyen)
Que vous soyez, Monsieur, l’époux qui lui convient.
ADRASTE.
Drôle ! je ne suis pas en train de raillerie !
GABIOLLE.
Qui parle de railler ? – Suivez-moi, je vous prie :
Il faut, vous ai-je dit, et je disais fort bien.
Que vous soyez, Monsieur, l’époux qui lui convient
Or ce mortel, créé tout exprès pour lui plaire,
De quel air est-il fait ? – C’est encore un mystère ;
Mais ce que nous savons très positivement,
C’est que ce n’est pas vous – premier renseignement.
ADRASTE.
Je te veux jusqu’au bout écouter sans chicane :
Mais si tu m’as berné, maroufle, cette canne...
GABIOLLE.
Si ce tiers importun dans le discours revient.
Je vous laisse avec lui terminer l’entretien ;
Car mon esprit déjà tire assez, je l’avoue,
Sans ce fâcheux surcroît d’un bâton dans la roue.
ADRASTE.
Je veux patienter encore ; mais conclus.
GABIOLLE.
Je reprends le discours et n’interrompez plus.
Il faut donc, ai-je dit, pour finir l’entreprise.
Que vous soyez l’époux qui convient à Marfise.
Or, vous ne l’êtes pas, c’est le seul point connu :
Ergo, plutôt que vous, c’est le premier venu ;
Ergo, plus vous serez différent de vous-même,
Plus vous augmenterez les chances qu’on vous aime.
Mais par où commencer la transformation ?
Par votre plus grand tort, par votre passion :
Cette seule réforme, aux yeux de votre veuve,
Du haut jusques en bas, Monsieur, vous fait peau neuve :
Vous serez cœur à prendre au lieu de cœur tout pris,
Objet de convoitise et non plus de mépris !
ADRASTE.
C’est une vieille ruse.
GABIOLLE.
Oui, Monsieur, vieille et bonne,
Et qui peut réussir encore cette automne,
Tandis qu’un règlement n’a pas été rendu
Par qui soit l’amour-propre aux femmes défendu.
ADRASTE.
Mais quel biais donner à ma métamorphose ?
Marfise...
GABIOLLE.
Je m’en charge, et de tourner la chose
De façon à piquer son amour-propre au jeu.
Pendant que du dépit elle couve le feu,
Qu’en son cœur sourdement vous poussez cette mine,
Je forge pour l’assaut une grande machine.
ADRASTE.
Puisse ton industrie aider à mes amours !
Mais je n’ose espérer...
GABIOLLE.
Bon ! espérez toujours,
Le désespoir étant, Monsieur, la seule affaire
Qu’un homme sain d’esprit au lendemain diffère.
ADRASTE.
Au fait, que puis-je perdre en l’état où je suis,
Et n’étant pas aimé, qu’ai-je à craindre de pis ?
À ta gouverne, allons, maraud, je m’abandonne.
GABIOLLE.
Bien dit. – Pour commencer, Monsieur, je vous ordonne
De retourner chez nous finir ce vin muscat...
ADRASTE.
A-t-on jamais vu boire homme dans mon état ?
GABIOLLE.
Eh ! fi ! partagez-vous la commune injustice
Qui veut que l’estomac avec le cœur pâtisse,
Et vous vengerez-vous sur ce bon serviteur
De l’indiscrétion de votre enragé cœur ?
ADRASTE.
Tu raillerais, je crois, au pied de la potence.
GABIOLLE.
Je ne raille jamais les sujets d’importance !
– Va, mon cher estomac, ce n’est pas moi du moins
Qui, par un tel mépris, te paierai de tes soins.
C’est toi qui me nourris, me réjouis, m’engraisses ;
Un ami tel que toi vaut mieux que cent maîtresses ;
Aussi, compte sur moi pour n’avoir jamais faim,
Et tant que j’en aurai, sois sûr d’avoir du pain !
ADRASTE.
À ta gaîté, maraud, combien je porte envie !
GABIOLLE.
Chut ! je vois Sylvia de Spinette suivie :
Plantons vite un jalon.
Scène V
ADRASTE, GABIOLLE, SYLVIA, SPINETTE
ADRASTE.
Je ne suis pas heureux,
Sylvia ; vous rentrez quand je quitte ces lieux.
GABIOLLE.
Sur la cérémonie allez-vous vous étendre ?
Vos convives, Monsieur, ne doivent pas attendre.
SPINETTE.
Vous traitez ?
GABIOLLE.
Oui, mon cœur. Si tu nous le permets,
De Naples nous traitons tous les mauvais sujets.
SYLVIA.
Certes, recevez-en mon compliment, Adraste.
La compagnie est belle et vous fait honneur.
SPINETTE.
Baste !
Je dis qu’il n’a pas tort. Est-il dans la saison
De se fourrer les pieds et garder la maison ?
Un peu de vice est bien avec de la moustache !
Pour moi, si de quelqu’un jamais je m’amourache...
GABIOLLE.
Ce sera d’un galant fort léger de vertu,
Comme moi ?
SPINETTE, le toisant.
Mais mieux fait.
GABIOLLE.
Diantre ! où le prendrais-tu ?
SPINETTE.
Au hasard.
GABIOLLE.
Au hasard ! – impertinente fille !
Ce corps vous semble-t-il un corps de pacotille !
Apprenez que mon père eut pension du roi
Pour fournir tous les ans un enfant comme moi.
SPINETTE.
C’est un roi qui jetait l’argent par la fenêtre.
GABIOLLE.
Puisqu’on nous trouve laids, allons-nous-en, mon maître !
À Spinette.
Tu peux te raviser : je te garde ta part.
SPINETTE.
Va, pour me raviser, j’attends qu’il soit trop tard.
GABIOLLE.
Allons manger, Monsieur : elle me perce l’âme.
ADRASTE.
Je prendrai mieux mon temps une autre fois. Madame.
Ils sortent.
Scène VI
SYLVIA, SPINETTE
SYLVIA.
Hélas ! qu’ils sont heureux d’avoir le cœur content !
SPINETTE.
Il ne tiendrait qu’à vous d’en avoir tout autant.
J’enrage de vous voir soupirer pour un homme
Dont vous ignorez tout, même comme il se nomme.
SYLVIA.
Que m’importent son nom et son état ? je sais
Sa générosité, Spinette, et c’est assez.
De son image, hélas ! ma tête est encor pleine
Depuis ce soir d’été, quand, d’une voix hautaine,
Il écarta de nous ces masques insolents,
Qui de leurs cris grossiers suivaient nos pas tremblants !
Je fus frappée au cœur d’une atteinte imprévue,
Et tout mon sort changea par sa courte entrevue.
SPINETTE.
Pourtant il s’est conduit, entre nous, comme un sot :
Il nous défend, et part sans nous dire un seul mot.
SYLVIA.
Et c’est ce procédé que surtout j’apprécie :
Il nous défend et part sans qu’on le remercie,
Comme ne pensant rien avoir fait de plus beau
Que de m’offrir la main pour passer un ruisseau !
Son action ainsi par lui-même estimée,
Marque aux grands sentiments une âme accoutumée,
Oui sait les pratiquer sans efforts et sans soins ;
Et pour tout dire, enfin, je l’estimerais moins
S’il eût mis à profit, quand il m’a protégée,
Le hasard qui m’avait faite son obligée.
SPINETTE.
Ah ! qu’une jeune fille éprise d’un garçon
À de raisonnements pour se donner raison,
Et de quels ornements sa tendresse pallie
Tout ce qui la pourrait convaincre de folie !
Mais, pour ne pas nous perdre en d’amoureux propos,
Espérez-vous encor revoir votre héros ?
Toute notre recherche est restée inutile,
Et j’incline à penser qu’il a quitté la ville.
SYLVIA.
Ah ! j’entre, quand j’y songe, en un bien autre effroi !
S’il s’est battu, Spinette, et qu’il soit mort pour moi !
SPINETTE.
Mort pour vous ? – Il est temps que l’inconnu paraisse
Pour vous débarrasser d’une telle tendresse.
SYLVIA.
Crois-tu que le revoir me le fasse oublier ?
SPINETTE.
Certes, j’y trouve cent contre un à parier ;
Car l’homme le meilleur et de plus belle mine
Est si loin du héros qu’une femme imagine,
Et, vu sans cesse, il est parfois tellement sot,
Maladroit, fat, jaloux, brutal, homme en un mot,
Que nous souffrons toujours un peu de sa présence
Et ne l’aimons vraiment qu’en pleurant son absence.
Plus il est loin et plus nous en pensons de bien,
Et, pour peu qu’il soit mort, il ne lui manque rien ;
De ses vertus, alors, tout devient une preuve ;
Il n’est d’époux parfait que celui d’une veuve.
SYLVIA.
Que tu me connais mal ! les cœurs comme le mien
Ne changent pas, Spinette.
SPINETTE.
Oh ! ne jurons de rien.
SYLVIA.
Allons voir cependant ma sœur, que trop d’absence
Pourrait surprendre enfin et mettre en défiance.
SPINETTE.
Elle ne pense pas à vous, n’ayez pas peur !
Elle attend aujourd’hui Lélio, son plaideur.
Ainsi, restez, sortez, soyez triste ou riante...
SYLVIA.
Ne nous y fions pas : elle est si clairvoyante !
– Me cacher de ma sœur ! Quelle honte !
SPINETTE.
Et pourquoi
Ne la pas consulter ? Je lui dirais tout, moi.
SYLVIA.
Elle se moquerait de ma chère folie.
SPINETTE.
Réponse concluante et de bon sens remplie :
En effet, pour ne pas augmenter nos ennuis,
Ne consultons jamais que gens de notre avis.
Elles entrent chez Marfise.
ACTE II
Scène première
MARFISE, SYLVIA
SYLVIA.
D’un amant éconduit loin d’avoir la figure
Il allait déjeuner fort gaîment, je vous jure.
MARFISE.
Je n’en suis pas surprise : il se croyait aimé,
Et cette douce erreur l’avait seule charmé :
En le désabusant, j’ai perdu tout mon charme
Et mon refus dès lors ne vaut pas une larme.
Scène II
MARFISE, SYLVIA, SPINETTE, puis LÉLIO
SPINETTE.
Le seigneur Lélio, Madame, veut vous voir.
MARFISE.
Hé bien, faîtes entrer.
Entre Lélio.
SYLVIA, bas à Spinette.
C’est lui ! Dieu ! quel espoir !
LÉLIO, à Marfise.
D’un aimable entretien j’ai tort de vous distraire,
Madame, et je viens mal pour vous parler d’affaire.
MARFISE.
Rassurez-vous, Monsieur, vous ne dérangez rien.
SYLVIA, bas à Spinette.
Comme il m’a regardée ! – Ah ! c’est pour moi qu’il vient.
MARFISE, à Sylvia.
Laisse-nous.
Lélio salue Sylvia.
SYLVIA, en sortant, à Spinette.
Mais comment a-t-il pu me connaître ?
Il veut s’accommoder... en m’épousant peut-être !
Elles sortent.
Scène III
MARFISE, LÉLIO
Ils s’asseyent.
LÉLIO.
Pour entrer en matière et ne rien allonger,
J’ai ce matin appris qu’on allait nous juger.
MARFISE.
Mon procureur pourtant devait ne pas poursuivre.
LÉLIO.
Ils n’ont, ces pauvres gens, que les procès pour vivre.
MARFISE.
Soit, mais je n’entends pas les nourrir.
LÉLIO.
Moi non plus,
D’autant que je les sais affamés et goulus.
Pour ne leur pas servir plus longtemps de pâture,
Voulez-vous couper court à toute procédure ?
MARFISE.
J’y suis prête.
LÉLIO.
Fort bien : reste à savoir comment
Nous pourrons ajuster notre accommodement.
MARFISE.
C’est simple : partageons le différend ensemble.
LÉLIO.
Partageons : il n’est rien de plus simple, ce semble.
Mais je vous avouerai, du ton d’un suppliant,
Que je viens tout coiffé d’un autre expédient.
MARFISE.
Ah ! parlez.
LÉLIO.
C’est qu’il est très incommode à dire,
Madame, et j’ai grand’peur de vous donner à rire.
MARFISE.
Il est façon d’offrir toute chose en tel jour...
LÉLIO.
Ah ! si j’avais le temps de chercher un détour !
MARFISE.
Cherchez, Monsieur, cherchez.
LÉLIO, à part.
Si j’entrais en matière
Par quelque compliment ? – mais je n’en sais pas faire.
Si je... non, c’est trop brusque. Il faudrait biaiser.
MARFISE, après un silence.
Hé bien, Monsieur ?
LÉLIO.
Hé bien... voulez-vous m’épouser ?
MARFISE.
La proposition est plaisante, et j’admire
Comment vous avez pu me la faire sans rire.
LÉLIO.
Je l’avais bien prévu : vous vous moquez de moi.
MARFISE.
Mais franchement, Monsieur, n’ai-je pas là de quoi ?
Pour la première fois nous nous trouvons ensemble,
Inconnus l’un à l’autre ; un procès nous rassemble :
Et vous me saluez en demandant ma main ?
On ne demande ainsi que l’heure ou son chemin !
« Voulez-vous m’épouser ? » C’est dans les comédies
Que l’on voit réussir ces demandes hardies ;
Mais hors de là, Monsieur, on ne s’épouse point
À moins de se connaître, et nous en sommes loin.
LÉLIO.
Madame, pas si loin que vous croyez peut-être :
Je vous connais à fond, et vous m’allez connaître.
MARFISE.
Vous me connaissez, vous ?
LÉLIO.
Oui. Je me suis permis
De m’informer de vous à de communs amis ;
Tous m’ont dit qu’en appas votre personne abonde,
Que vous avez les yeux les plus charmants du monde,
De la grâce surtout jusques au bout des doigts,
Une bonne santé, vingt-cinq ans dans deux mois...
Et ce portrait n’a rien que votre aspect n’efface,
Autant qu’en peut juger une vue un peu basse.
MARFISE, souriant.
Ainsi vous me trouvez belle... probablement,
Et n’affirmeriez pas mes beaux yeux par serment ?
LÉLIO.
Que si fait ! et plutôt deux fois qu’une, Madame !
Car ce portrait de vous, je le tiens d’une femme,
Ce qui m’a fait vous dire avec sécurité
Que le portrait n’est rien près de la vérité.
– D’ailleurs ce n’est pas tant la beauté qui m’importe
Que de savoir comment votre humeur se comporte ;
Et je sais par des gens dignes de toute foi
Que le destin vous semble avoir faite pour moi.
Vous n’êtes point coquette et point sentimentale ;
Point moqueuse ; d’humeur douce et toujours égale ;
D’un sens calme et rassis, d’un esprit juste et fin ;
D’un cœur honnête et droit par-dessus tout ; enfin
(Et du ciel ce n’est pas le moindre tour de force)
Femme à ne pas juger un homme sur l’écorce.
Or c’est là le phénix, le prodige divin
Que j’ai depuis six ans cherché toujours en vain.
MARFISE.
Vous aimez le bon sens ; mais vous n’en montrez guère
À croire les rapports que chacun peut vous faire ;
Et vouloir m’épouser sur un simple portrait
D’un homme réfléchi n’est certes pas le trait.
Près de moi c’est plaider assez mal votre cause
Si j’ai réellement l’humeur qu’on me suppose ;
Et si je ne l’ai pas, c’est vous exposer fort
À trouver un peu tard que vous avez eu tort.
LÉLIO.
Ce prétendu hasard n’a rien que j’appréhende,
Madame ; car à l’air dont j’ai fait ma demande,
Il faut pour l’accepter que vous ayez du sens
Et préfériez le fond aux dehors séduisants.
L’épreuve me suffit, et je n’en veux pas d’autre.
Vous êtes bien mon fait dès que je suis le vôtre.
MARFISE.
J’aime la raillerie et m’y prête au besoin ;
Mais franchement, Monsieur, celle-ci va trop loin.
LÉLIO.
Jamais de plaisanter je n’eus si peu d’envie.
Et je ne fus jamais plus grave de ma vie.
MARFISE.
Alors ayez, Monsieur, s’il vous plaît, la bonté
De changer le sujet de votre gravité.
LÉLIO.
J’en suis confus, Madame : excusez mon audace,
Mais...
MARFISE.
Si vous persistez, je vous quitte la place.
LÉLIO.
Il me faut respecter ce rigoureux arrêt :
Mais trouvez bon du moins que ce soit à regret.
MARFISE.
Pour cela, j’y consens.
LÉLIO.
Merci. – Pour notre affaire,
Puisque l’expédient ne peut vous satisfaire,
Je vous en fais l’arbitre, et veux m’en rapporter
À ce qu’il vous aura convenu d’arrêter.
MARFISE.
Ce procédé, Monsieur...
LÉLIO.
Je vous crois juste et sage.
Mais dussé-je en souffrir encor quelque dommage,
Je l’aime mieux ainsi qu’être en guerre avec vous,
Sur qui j’ai pu fonder un espoir aussi doux.
MARFISE.
Mais, Monsieur...
LÉLIO.
Il est temps d’abréger ma visite.
Pourtant, un mot encore avant que je vous quitte ;
Car j’aurais de la peine à vous laisser de moi
Mauvaise opinion...
MARFISE.
Mauvaise ? mais pourquoi ?
LÉLIO.
Je sens qu’une demande aussi gauchement faite.
M’a dû faire à vos yeux passer pour une bête.
MARFISE.
Croyez...
LÉLIO.
Je sais qu’il est impossible autrement.
MARFISE.
Je vous jure, Monsieur...
LÉLIO.
Non, non, point de serment.
Je ne m’en fâche pas, et m’y devais attendre ;
Mais, pour toute faveur, laissez-moi m’en défendre.
Sur un geste de Marfise, il continue.
Je fus dans tous les temps gauche à parler d’amour,
Et des choses du cœur je ne sais pas le tour.
Ce n’est pas que je sois plus bête que tant d’autres
Qui savent se produire et font les bons apôtres ;
Mais c’est timidité. De toute autre façon
Je tiens un rang honnête entre l’aigle et l’oison.
MARFISE.
Quoi ! timide... à votre âge ?
LÉLIO.
À mon âge, oui, Madame.
Mais entendez timide à côté d’mie femme,
Car j’ai partout ailleurs le verbe ferme et droit,
Et je soutiens mon dire envers qui que ce soit.
MARFISE.
Cette inégalité...
LÉLIO.
La cause en est bizarre,
Et vous expliquera mon humeur assez rare.
J’eus pour père un ancien libertin... de bon lieu,
Rangé par la vieillesse à la crainte de Dieu
Qui, pour me détourner des périls où sans cesse
La bonne opinion expose la jeunesse,
Dès l’âge de raison mit un soin tout dévot
À me persuader que j’étais un magot,
Que l’on ne pouvait pas me regarder sans rire,
Que j’avais le nez grand et la bouche encor pire ;
Et j’étais dans le fait assez défectueux,
Mais, grâce à ses discours, je me crus monstrueux.
MARFISE.
Voilà certe un parent fait d’une étrange sorte.
LÉLIO.
Comme ma mère, hélas ! dès longtemps était morte
Mon père eut plein effet de son méchant travail ;
Si bien que je grandis sous cet épouvantail,
Enfant gauche et honteux, sans naturel, sans grâce,
Ne riant pas, de peur de faire la grimace,
Fuyant l’attention des gens, ami des coins,
Et de mon nez partout redoutant les témoins.
MARFISE.
Votre père était fou, Monsieur, et sans excuse.
LÉLIO.
Quand j’attrapai vingt ans, je découvris la ruse,
Et que j’étais tourné comme sont la plupart.
Mais quoi ! cette lumière arrivait un peu tard.
Comme un arbre élevé dans une caisse étroite
Conserve sa raideur en sortant de sa boîte,
Je n’ai pas retrouvé non plus cet heureux don
Du doux épanchement et du tendre abandon.
Ma langue est demeurée aux doux propos rétive,
Et vivant malgré moi toujours sur le qui-vive,
J’ai désaccoutumé tous les élans du cœur,
Et ne m’étonne plus qu’un bossu soit moqueur.
C’est pourquoi, redoutant d’être fort ridicule
Si je m’aventurais dans quelque préambule,
Je commence par où l’on finit galamment,
Et je parle d’hymen pour premier compliment.
MARFISE.
Qu’eût fait un ennemi de plus que votre père ?
LÉLIO.
Madame, contre lui vous êtes trop sévère ;
De vrai, son procédé m’a rendu maladroit,
Mais c’en est le revers.
MARFISE.
Voyons un peu l’endroit.
LÉLIO.
Le besoin d’excuser mon malheureux visage,
Me rendit de bonne heure assez modeste et sage ;
Je compris qu’il m’était interdit de penser
Aux rêves dont mon âge eût voulu se bercer ;
Qu’à défaut de ces dons qu’une femme idolâtre,
Aux vertus qu’on estime il fallait me rabattre,
Et prenant mon parti, j’entrepris sans délai
De me rendre aussi bon que je me croyais laid.
Dès lors je pratiquai dans mon cœur l’indulgence,
L’amitié, la franchise, et la reconnaissance :
Et j’espérai qu’un jour une femme de sens
Pourrait me pardonner mes dehors déplaisants,
Et du pour et du contre en moi faisant la somme,
Me trouverait moins laid me voyant honnête homme.
Enfin, grâce à Terreur où l’on m’avait nourri,
Je suis un pauvre amant, mais un très bon mari.
Maintenant vous savez à fond mon caractère ;
Seulement, croyez-vous la peinture sincère ?
MARFISE.
Vous ne paraissez pas homme à rien déguiser.
LÉLIO.
Hé bien donc, derechef, voulez-vous m’épouser ?
MARFISE.
Vous avez peint, Monsieur, l’époux que je souhaite,
Il est vrai, mais...
LÉLIO.
Alors, c’est une affaire faite.
MARFISE.
Doucement...
LÉLIO.
Quel obstacle encore à mon bonheur ?
Tout convient entre nous, âge, fortune, humeur !
Vous avez vingt-cinq ans, et j’en ai trente-quatre ;
Vous êtes douce, et moi loin d’être acariâtre ;
Raisonnables tous deux, et nos débats, de plus,
Sans procès ruineux sont ainsi résolus.
Voilà trois bons motifs ; combien de mariages
Se font à moins, qu’on trouve encore heureux et sages !
MARFISE.
Certes à cet hymen rien ne s’opposerait
S’il fallait épouser ici votre portrait ;
Comme il en faut surtout épouser le modèle,
Je m’inquiète un peu de voir s’il est fidèle.
LÉLIO.
Parbleu, je n’ai pas peur de la comparaison !
Donnez-moi seulement accès dans la maison,
Madame, et vous pourrez vous rendre bientôt sûre
Que je n’ai pas flatté d’un seul trait ma peinture.
MARFISE.
Qu’un mariage ou non en doive réussir,
Je vous verrai toujours, Monsieur, avec plaisir.
LÉLIO.
Vous me réjouissez plus que je ne peux dire ;
J’ai ce que je voulais, Madame, et me retire
Pour ne pas commencer entre nous ce lien
Par vous importuner d’un trop long entretien.
MARFISE.
Vous n’importunez pas, et je n’ai point d’affaire.
LÉLIO.
J’en ai, moi, par malheur, où je suis nécessaire.
MARFISE.
Je ne vous retiens plus : au revoir.
LÉLIO.
À bientôt.
Il sort.
Scène IV
MARFISE seule, puis SPINETTE et SYLVIA
MARFISE, seule.
Cet homme-là ressemble au mari qu’il me faut.
Entrent Sylvia et Spinette.
SYLVIA.
Votre procès, ma sœur ?
MARFISE.
Il est en bonne voie,
Nous ne plaiderons pas.
SYLVIA.
J’en ai bien de la joie.
SPINETTE, bas à Sylvia.
C’est bon signe déjà.
MARFISE.
Comment le trouves-tu ?
SYLVIA.
Qui ?
MARFISE.
Lélio, sans doute.
SYLVIA.
À peine l’ai-je vu.
MARFISE.
Ne t’a-t-il pas semblé sage et de bonne mine ?
SYLVIA.
Oui. Quel arrangement propose-t-il ?
MARFISE.
Devine.
SPINETTE, bas à Sylvia.
C’est toujours le bonheur qu’on donne à deviner :
Tout va bien.
SYLVIA.
Aidez-moi.
MARFISE.
Tâche d’imaginer
Des choses sans raison, soudaines et fantasques...
SPINETTE, bas à Sylvia.
C’est cela justement : l’aventure des masques.
MARFISE.
Tu ne trouves pas ?
SPINETTE.
Non, de peur de nous tromper.
MARFISE.
Hé bien, Lélio veut... il veut envelopper
Tout notre démêlé dans un bon mariage.
SYLVIA, à part.
Quel bonheur !
MARFISE.
Qu’en dis-tu ? trouves-tu cela sage ?
Pour moi, j’y penche fort.
SYLVIA.
Je n’ai pas d’autre vœu
Que votre volonté.
MARFISE.
Non, rien sans ton aveu,
Car la chose, après tout, comme moi te regarde.
SYLVIA.
Notre mère, ma sœur, m’a mise à votre garde.
Et je ne voudrais pas vous contredire en rien.
MARFISE.
Laisse là le respect : il s’agit de ton bien.
Je t’aime, et ne veux pas t’imposer un beau-frère...
SYLVIA, à Spinette à part.
Ah ! Spinette, c’était...
SPINETTE, de même.
J’entends ; laissez-moi faire.
À Marfise.
Puisqu’elle n’ose pas vous donner son avis,
Je répondrai pour elle, avec votre permis.
À quoi donc pensez-vous, d’épouser sans connaître ?
Mettez-vous au hasard le choix de votre maître ?
On peut encor risquer de le prendre aigre-doux
S’il est vieux, comme était votre premier époux :
On sait que tels maris ne sont pas de durée,
Et que l’on en sera vitement délivrée ;
Mais Lélio paraît très robuste et très sain ;
C’est un gaillard, Madame, à n’en pas voir la fin,
Et si d’un repentir l’équipée est suivie,
Vous vous en préparez cette fois pour la vie.
MARFISE.
Aussi ne vais-je pas l’épouser de léger :
Il doit nous voir souvent, je pourrai le juger.
SPINETTE.
Bon ! l’hymen est, Madame, un étrange négoce ;
Un mari n’est jamais mari qu’après la noce :
Tant qu’il est au futur sans doute il est charmant ;
Mais une fois l’époux, Madame, adieu l’amant !
MARFISE.
Cette maxime étant généralement bonne,
Personne, en y songeant, n’épouserait personne.
SPINETTE.
Et qui diantre vous force à vous remarier ?
L’état de veuve est-il un si rude métier ?
C’est le meilleur de tous ! n’être fille ni femme,
C’est-à-dire n’avoir nul Mentor qui vous blâme,
Et sourire aux galants sans que mère ou mari
Vous vienne demander raison d’avoir souri !
Moi, ce qui m’adoucit envers le mariage,
C’est que je ne vois pas d’autre route au veuvage.
MARFISE.
Voilà, certe, une belle et rare liberté.
Oui contraint une veuve à plus d’austérité !
Car chacun l’épiant avec un œil sévère,
Soupçonne qu’elle fait tout ce qu’elle peut faire,
Et lui donne aussitôt vingt amants, si tous ceux
Qu’elle veut recevoir ne sont pas laids et vieux.
Voilà de mon état les plus clairs avantages !
Aussi j’ai résolu, craignant les vieux visages,
Qu’un mari rouvrirait ma porte aux gens bien faits.
Lélio me convient et je l’accepte.
SPINETTE.
Mais...
MARFISE.
Assez.
SPINETTE, bas à Sylvia.
Ma foi ! parlez !
SYLVIA.
Adraste qui vous aime,
Lui devez-vous, ma sœur, cette rigueur extrême ?
MARFISE.
Mais il ne m’aime pas, te dis-je ; il en est loin.
SPINETTE, bas à Sylvia.
Vous tenez le bon bout.
SYLVIA.
Il ne vous aime point !
D’où savez-vous si bien ce que son cœur recèle ?
MARFISE.
J’en suis sûre...
SYLVIA.
Comment ! vous êtes jeune et belle ;
Vous laissez un jeune homme, hélas ! trop imprudent,
De tous vos pleurs secrets être le confident ;
Votre facile accueil à l’amour le convie,
Et quand il a perdu le repos de sa vie,
Sur un vague soupçon qu’il ne vous aime point,
D’un rival triomphant vous le faites témoin !
Et quel rival encor, si vous êtes sincère !
C’est aux frais d’un procès, ma sœur, qu’il vous préfère.
Je veux bien que l’amour d’Adraste soit douteux ;
Mais l’autre assurément ne peut être amoureux.
SPINETTE, bas à Sylvia.
C’est cela... prenez feu... soyez enthousiaste !
MARFISE.
Quelle chaleur tu mets...
SYLVIA.
N’épousez pas Adraste,
Mais ne le poussez pas non plus au désespoir !
MARFISE.
Ce n’est pas mon dessein ; et si je croyais voir...
SYLVIA.
Ah ! vous ne savez pas ce qu’est la jalousie,
Et ce que souffre une âme en ce piège saisie !
MARFISE.
Toi-même as remarqué combien ton protégé
Avait, en me quittant, le maintien dégagé.
SYLVIA.
C’est qu’il dissimulait. Toute âme un peu hautaine
À la pitié d’autrui veut dérober sa peine.
Adraste enfin vous aime, et si vous ne l’aimez,
Comme il est honnête homme, au moins vous l’estimez,
Et ne voudriez pas qu’un chagrin sans remède...
MARFISE.
Au fait, si je pensais...
SYLVIA, caressante.
Vous semblez-vous si laide
Que vous ne puissiez croire au mal que font vos yeux ?
SPINETTE, à part.
Qu’un cœur de jeune fille est artificieux !
MARFISE.
Hé bien donc, j’attendrai qu’Adraste se résigne.
C’est un ménagement, au fait, dont il est digne.
Lélio m’agréait pourtant. – À son défaut
Je trouverai plus tard le mari qu’il me faut.
SYLVIA.
Ma chère sœur !
SPINETTE.
Voici Gabiolle qui, je gage,
Vous apporte d’Adraste un suppliant message.
Scène V
MARFISE, SPINETTE, SYLVIA, GABIOLLE, consterné
MARFISE.
Que nous annoncez-vous ?
SYLVIA.
Adraste en sa douleur
Vous charge, n’est-ce pas, de supplier ma sœur ?
SPINETTE.
Es-tu muet ?
MARFISE.
Parlez.
SPINETTE.
Ah ! la sotte figure !
GABIOLLE, à part.
Tout cet empressement est d’assez bon augure.
SYLVIA.
Vous nous faites languir.
SPINETTE.
Réponds donc une fois !
GABIOLLE.
Avant qu’Adraste ici vous parle par ma voix,
Madame, trouvez bon qu’an instant je soupire,
Et demande pardon de ce que je vais dire.
MARFISE.
Parlez sans crainte.
GABIOLLE.
Hélas ! qu’un homme délicat
Agit imprudemment d’embrasser mon état !
SPINETTE.
Adraste t’a chargé d’amoureuses injures ?
GABIOLLE.
Non, ce ne seraient là qu’agréables piqûres.
SYLVIA.
Il parle de mourir ?
GABIOLLE.
Ce serait très poli,
Et mon message alors ne ferait pas un pli.
SPINETTE.
J’y renonce.
GABIOLLE.
Il faut donc rassembler mon courage.
Mais plaignez-moi, Madame, et pardonnez l’outrage.
Mon maître, n’osant pas affronter votre aspect,
Vous assure par moi de son profond respect.
MARFISE.
Qu’est-il là d’outrageant ?
GABIOLLE.
Ah ! Madame, le pire
N’est pas ce que j’ai dit, mais ce qui reste à dire.
SPINETTE.
Qu’est-ce ? nous écoutons.
GABIOLLE.
C’est qu’il a remplacé
Par une amitié calme un amour insensé...
SYLVIA, à part.
Ô mon dernier espoir !
MARFISE, à Sylvia.
Que t’en semble ?
GABIOLLE, à part.
Elle enrage.
Haut.
Enfin, pour en venir au but de mon message,
Il demande l’honneur d’être chez vous admis
Comme vos plus anciens et dévoués amis.
Ouf !...
MARFISE.
Il ne m’aime plus ? c’est bien sûr ?
GABIOLLE.
Oui, Madame.
Mais n’allez pas au moins m’en rejeter le blâme ;
Je sais que mon message est offensant...
MARFISE.
En quoi ?
GABIOLLE.
Mais j’ai tout fait pour fuir ce désolant emploi.
MARFISE.
Vous vous trompez du tout de me croire offensée.
GABIOLLE.
Vous voulez, par bonté, cacher votre pensée ;
Mais je n’ignore pas que l’oubli d’un amant
Aux dames sert toujours de mauvais compliment,
Et je suis désolé d’en être le complice.
MARFISE.
Adraste, en m’oubliant, me rend un grand service :
Il m’obéit, d’ailleurs, bien loin de me trahir.
GABIOLLE.
C’est ce qu’il me disait : Je ne fais qu’obéir.
– Mais, Monsieur, répondais-je, avez-vous l’innocence
De croire qu’on s’attende à votre obéissance ?
Ignorez-vous encore, à l’âge où vous voilà,
Qu’une femme jamais ne pardonne cela,
Et que ne voulant plus d’un amant, la cruelle
S’offense qu’à son tour il ne veuille plus d’elle ?
– Bon ! tu ne connais pas : Marfise, disait-il ;
Elle a reçu du ciel un esprit très viril,
Et ne m’en voudra pas de mon amour éteinte.
MARFISE.
Il m’a très bien jugée et peut être sans crainte.
GABIOLLE, à part.
Je crois que pour le coup elle est touchée à fond.
MARFISE.
Qu’en dis-tu, Sylvia ?
SYLVIA.
Tout ceci me confond.
SPINETTE.
Et je vous soutiens, moi, qu’Adraste encor vous aime,
Et que son changement n’est rien qu’un stratagème.
GABIOLLE, à part.
Ah ! diable ! Je suis pris. Tout va se découvrir.
SPINETTE.
Vous l’avez mis dehors, et, pour se faire ouvrir,
Il frappe doucement, vous promet d’être sage,
Et demande pardon d’avoir fait du tapage,
Preuve qu’il ne peut point se passer de vous voir.
GABIOLLE, à part.
À gauche, mon enfant.
SYLVIA, à part.
Je renais à l’espoir.
SPINETTE.
Ah ! maître sot ! tu crois que c’est moi qu’on abuse
Tu peux t’en retourner avec ta pauvre ruse.
Un amour malheureux qui tourne à l’amitié
En deux heures de temps ! – Va, tu me fais pitié !
GABIOLLE.
L’argument est poussé dans la bonne logique,
Mais je l’anéantis d’une seule réplique :
C’est qu’Adraste, soit dit sans nier vos appas,
Madame, a découvert qu’il ne vous aimait pas.
MARFISE.
Que disais-je, ma sœur ?
GABIOLLE, à Spinette.
Ceci te déconcerte.
SPINETTE.
Quand et comment fit-il sa belle découverte ?
GABIOLLE.
Quand ? Ce matin, mon cœur, en sortant de ces lieux.
Comment ? En rencontrant une brune aux yeux bleus.
SPINETTE.
Voilà tout ?
GABIOLLE.
C’est honteux, sans doute, pour mon maître.
Mais d’un autre côté, la belle à sa fenêtre
Si gracieusement appuyait son beau front
Sur une main si blanche et sur un bras si rond,
Qu’un ermite eût voulu, comme Adraste, lui dire
Les beaux yeux que voilà ! – Ce qui la fit sourire.
SPINETTE.
Gardez tous ces détails pour votre confesseur.
MARFISE.
Laisse : ils pourront servir à convaincre ma sœur.
Ainsi, ton maître est pris d’une flamme nouvelle ?
GABIOLLE.
Je devrais vous cacher ce que je vous révèle ;
Mais cette raisonneuse a forcé mon secret.
Pardonnez-moi l’offense en faveur du regret.
MARFISE.
Quelle rage avez-vous de me croire fâchée ?
D’Adraste pensez-vous que je sois entichée ?
Persuadez-vous bien, mon ami, qu’en ce jour
Rien ne me gênerait autant que son amour.
GABIOLLE, à part.
Elle écume en dedans.
Haut.
Vous êtes magnanime
De ne pas imputer tant d’inconstance à crime.
Puisqu’il en est ainsi, Madame, j’ai l’espoir
Qu’Adraste peut prétendre à l’honneur de vous voir,
Et que vous lui ferez un aussi bon visage
Que s’il était constant.
MARFISE.
Meilleur, puisqu’il est sage.
GABIOLLE.
Que ce message-là mieux que l’autre me plaît !
MARFISE.
C’est d’un bon serviteur.
GABIOLLE.
Je suis votre valet.
À part.
Et voilà ce que c’est que connaître les femmes :
Comme une cire molle on vous pétrit leurs âmes.
Il sort.
Scène VI
MARFISE, SYLVIA, SPINETTE
MARFISE.
Que dis-tu maintenant de mon vague soupçon,
Et laquelle de nous avait tort ou raison,
Ma sœur ?
SYLVIA.
Est-ce qu’Adraste inconstant vous décide
Pour Lélio ?
MARFISE.
Je suis dans mes choix moins rapide ;
Mais Adraste inconstant me rend, ma liberté.
SPINETTE.
Si j’étais que de vous, j’aurais plus de fierté :
Je voudrais, pour punir sa froideur insolente,
Reconquérir son cœur, toute affaire cessante.
MARFISE.
Qu’en ferais-je, bon Dieu !
SPINETTE.
Vous le tourmenteriez.
Il ferait bon laisser l’infidèle à vos pieds,
Entendre ses soupirs en faisant la distraite,
Et...
MARFISE.
Ce manège-là serait d’une coquette.
SPINETTE.
Comment ! vous êtes femme et ne vous vengez pas ?
MARFISE.
De quoi ? d’un abandon qui m’ôte d’embarras ?
Lélio peut venir, grâce à cette inconstance ;
Et s’il ne dément pas tout le bien que j’en pense...
SPINETTE.
Vous l’épouserez ?
MARFISE.
Certe. – Où donc vas-tu, ma sœur ?
SYLVIA.
Respirer au jardin.
Elle sort.
MARFISE, à Spinette.
As-tu vu sa pâleur ?
SPINETTE.
Non.
MARFISE.
Suivons-la pourtant, car elle a quelque chose.
SPINETTE.
Bah ! c’est ce pot de fleurs dont l’odeur l’indispose.
Elles sortent. On baisse la toile.
ACTE III
Scène première
SYLVIA, SPINETTE
SPINETTE.
Ainsi, leur mariage est convenu ?
SYLVIA.
Ma sœur
Vient de me l’annoncer. Juge de ma douleur !
SPINETTE.
C’est l’instant d’avouer franchement à Marfise...
SYLVIA.
Que je suis sa rivale et que l’on me méprise ?
SPINETTE.
Que comptez-vous donc faire ?
SYLVIA.
Entrer dans un couvent.
SPINETTE.
C’est fort bien, mais il faut lutter auparavant.
SYLVIA.
À quoi bon me raidir contre ma destinée ?
Hélas ! pour Lélio Sylvia n’est pas née :
Il ne m’a pas encor regardée, et je voi
Que son regard jamais ne tombera sur moi.
SPINETTE.
Ma foi ! c’est votre faute et je ne vous plains guère.
Tant pis pour les battus qui se sont laissé faire.
SYLVIA.
Que pouvais-je opposer à mon mauvais destin ?
SPINETTE.
Vos grâces, vos seize ans, votre présence enfin !
Mais non ! quand Lélio paraît, mademoiselle
Abandonne la place et s’enferme chez elle !
Pardienne ! croyez-vous plaire sans vous montrer.
Ou que de pareils yeux ne soient bons qu’à pleurer ?
Il fallait...
SYLVIA.
Fallait-il, pour comble d’infortune,
M’exposer à l’affront de leur être importune ?
SPINETTE.
Dieu ! que ces petits cœurs ont de subtils détours !
Quelle gourme à jeter, les premières amours !
SYLVIA.
Je n’ai plus qu’à pleurer.
SPINETTE.
En diverses familles
J’ai vu combien pleurer est cher aux jeunes filles :
Mais diantre ! vous aimez les pleurs avec excès.
SYLVIA.
Puis-je dans mon amour espérer du succès ?
SPINETTE.
Oui, si vous m’en croyez.
SYLVIA.
Hé bien, je veux t’en croire.
SPINETTE.
D’abord à Lélio rappelez votre histoire.
SYLVIA.
Y penses-tu, Spinette ? À mon émotion
S’il allait deviner ma folle passion ?
SPINETTE.
Après ?
SYLVIA.
Je ne sais pas composer mon visage.
SPINETTE.
Fort bien.
SYLVIA.
Mes sentiments s’y montrent sans nuage,
Et Lélio verrait...
SPINETTE.
Bon ! c’est ce qu’il nous faut.
S’il vous croit de l’amour, il en aura bientôt.
SYLVIA.
Il n’est pas de bonheur qui vaille qu’on l’achète
Au prix de sa fierté. N’en parlons plus, Spinette.
SPINETTE.
Réfléchissez un peu.
SYLVIA.
Non, non. Je ne veux pas.
SPINETTE, à part.
Nous verrons.
SYLVIA.
Lélio porte vers nous ses pas
Sortons.
SPINETTE.
Avez-vous peur ?
Scène II
SYLVIA, SPINETTE, LÉLIO
LÉLIO.
Bonjour, Mademoiselle
Comment vous portez-vous ?
À part.
Elle paraît fort belle.
SYLVIA.
Dans sa chambre, Monsieur, Marfise vous attend.
LÉLIO.
J’y vais, je ne veux pas qu’elle attende.
SPINETTE.
Un instant.
Il nous faut, s’il vous plaît, un moment d’audience.
LÉLIO, à Sylvia.
À vous, Mademoiselle ?
SYLVIA.
Elle est folle, je pense.
Bas, à Spinette.
Tais-toi.
SPINETTE, de même.
Je parlerai.
SYLVIA, à Lélio.
Vous oubliez ma sœur.
SPINETTE, à Sylvia.
Rendez donc un peu grâce à votre défenseur !
LÉLIO.
Comment ?
SPINETTE.
Vous souvient-il d’une dame outragée
Par de méchants garçons, et par vous protégée ?
LÉLIO, à Sylvia.
C’était vous ?
SYLVIA.
Oui, Monsieur.
LÉLIO.
Parbleu, j’en suis ravi !
Ce m’est un grand bonheur que mon bras ait servi
La sœur de... votre sœur, j’allais dire la mienne.
SYLVIA, à part.
Sa sœur !
SPINETTE.
Ma foi ! sans vous nous étions fort en peine.
Bas, à Sylvia.
Remerciez-le donc.
LÉLIO.
L’obscurité du soir
Jointe à mes mauvais yeux m’empêcha de vous voir.
SPINETTE.
Et vous n’imaginiez nullement, je suppose,
Que votre protégée était si blanche et rose.
LÉLIO.
C’est mal à vous, ma sœur, de me dire si tard
Les obligations que je dois au hasard.
SPINETTE.
Trop de timidité – défaut de l’innocence –
A retenu la bride à sa reconnaissance ;
Et même en ce moment quel trouble en son maintien !
Elle a raison, d’ailleurs ; la honte lui va bien,
N’est-ce pas ?
SYLVIA.
Excusez le babil de Spinette.
SPINETTE.
Hé demandez plutôt pardon d’être muette !
C’est que vous êtes là, Monsieur, car entre nous
Du matin jusqu’au soir elle parle de vous.
SYLVIA, à part.
La sotte !
LÉLIO, à part.
Je ne sais quelle attitude prendre.
SPINETTE.
Ah ! Monsieur, je voudrais que vous pussiez l’entendre.
Qu’il est brave par-ci, magnanime par-là !...
SYLVIA, bas.
Tais-toi !
SPINETTE.
L’air de franchise et de bonté qu’il a !
C’est à n’en pas finir.
SYLVIA, bas.
Tu me mets au supplice !
LÉLIO.
Vous vous exagérez un bien faible service,
Ma sœur. Tout honnête homme en aurait fait autant.
Mais j’oublie avec vous que Marfise m’attend...
SPINETTE.
Maintenant nous avons acquitté notre dette ;
Vous pouvez nous quitter.
Lélio salue et entre chez Marfise.
Scène III
SYLVIA, SPINETTE
SYLVIA.
Ah ! qu’as-tu fait, Spinette !
SPINETTE.
J’ai semé de l’amour dans son cœur.
SYLVIA.
Non, jamais !
Il n’a pas seulement compris que je l’aimais !
Hélas ! quelle froideur ne m’a-t-il pas montrée !
SPINETTE.
Et pourquoi diantre aussi faire la mijaurée ?
Que ne lui parliez-vous ?
SYLVIA.
Son premier compliment
A glacé dans mon cœur tout mon épanchement.
Je ne suis rien pour lui qu’à cause de Marfise !
Il m’appelle sa sœur ! – Que ce nom me suffise ;
Je n’en cherche pas d’autre. – Oui, je serai sa sœur,
Et j’y trouve, Spinette, encor quelque douceur.
SPINETTE.
Je sais les agréments du rôle de victime :
On charme sa douleur en se trouvant sublime,
Et puis, à votre insu, le temps vous séchant l’œil
Vous ôte la douleur et vous laisse l’orgueil.
C’est tout profit. Mais quoi ! je voudrais qu’à votre âge
Votre cœur vous servît pour un meilleur usage :
La résignation est sotte et me déplaît.
SYLVIA.
Tais-toi : voici quelqu’un.
SPINETTE.
Adraste et son valet.
Scène IV
SYLVIA, SPINETTE, ADRASTE, GABIOLLE
GABIOLLE, dans le fond, à Adraste.
À nos pièces, Monsieur, car voici l’avant-garde.
SPINETTE, à Sylvia.
Prenez un air riant, songez qu’on vous regarde.
SYLVIA, à Adraste.
On ne vous a pas vu, Monsieur, depuis huit jours.
ADRASTE.
Huit jours ? Vous m’étonnez.
SPINETTE.
Ils vous ont semblé courts ?
ADRASTE.
Vive Dieu ! nous menons une vie occupée !
Pas de jour avec nous qui n’ait son équipée :
Amourettes, duels, festins et jeu d’enfer !
GABIOLLE.
Il faut pour y durer avoir un corps de fer.
ADRASTE.
Y durer ? à quoi bon !
GABIOLLE.
Hélas ! il déraisonne.
ADRASTE.
La devise du sage, ami, c’est courte et bonne.
Au diable un lendemain qui peut s’évanouir !
Celui-là seul est fou qui remet de jouir !
GABIOLLE.
C’est d’après les anciens qu’il dit ces platitudes,
Et voilà le profit que lui font ses études.
ADRASTE.
S’amuse-t-on ici ? vous n’en avez pas l’air,
Sylvia. C’est un tort. Diable ! le temps qu’on perd
Ne se retrouve pas. – Et toi, toujours gentille ?
Sais-tu que ton amant serait un heureux drille,
Spinette ? – Quoi de neuf, outre le temps perdu ?
SYLVIA.
Ma sœur se remarie.
ADRASTE.
Ô ciel ! qu’ai-je entendu ?
Marfise...
SYLVIA.
Dans trois jours.
ADRASTE.
Ah ! malheureux ! je l’aime !
SYLVIA.
Comment ?
ADRASTE.
Mon inconstance était un stratagème
Conseillé par Gabiolle.
GABIOLLE.
Écervelé maudit !
SPINETTE.
Tu fis de bel ouvrage alors, sans contredit !
Marfise abandonnait pour lui son mariage,
Quand tu vins tout gâter avec ton sot message.
ADRASTE.
Ainsi, sans ce coquin, Marfise eût consenti
À me laisser le temps de prendre mon parti ?
SPINETTE.
Oui, Monsieur.
ADRASTE, à Gabiolle.
Tu l’entends, ta ruse m’assassine !
GABIOLLE, confus.
Oui, Monsieur.
ADRASTE.
C’est à toi que je dois ma ruine !
GABIOLLE.
Oui, Monsieur.
ADRASTE.
Je te chasse.
GABIOLLE.
Oui, Monsieur.
ADRASTE.
Va-t’en donc !
Et ne reviens jamais me demander pardon !
Tout est dit entre nous ! – Va, que Dieu te confonde !
GABIOLLE.
Si nous ne devons plus nous revoir en ce monde,
J’aimerais à rentrer dans l’argent qui m’est dû.
ADRASTE.
Combien est-ce ?
À part.
Ô Marfise ! ô coup inattendu !
Il s’assied d’un air désespéré.
GABIOLLE, aux deux femmes.
Écartez-vous un peu. Nous avons dans le compte
Des articles badins et qui vous feraient honte.
Plus loin. Il ne faut pas que vous entendiez rien.
Revenant vers Adraste.
Pendant que de ses maux Adraste s’entretient,
Je vais lui faire voir de mon arithmétique.
ADRASTE, brusquement.
Ce compte ?
GABIOLLE.
Le voici, Monsieur, très véridique.
Mes gages d’août, septembre et quelques jours de plus,
À dix écus par mois, font, je croîs, trente écus ?
Plus, j’ai payé pour vous en diverses rencontres
Vingt écus de tabac et de verres de montres.
ADRASTE, distrait.
Après ?
GABIOLLE.
Trois vieux pourpoints qu’il vous plut me céder,
Et qu’à vos frais, Monsieur, je fis raccommoder,
Dix écus.
ADRASTE.
Est-ce tout ?
GABIOLLE, à part.
Bah ! donnons-nous carrière.
Haut.
Item, vingt coups de pied, tous reçus par derrière,
(Je vous avais bien dit que vous me les paieriez)
Et qui font vingt écus, négligeant les deniers.
C’est pour rien.
ADRASTE.
Le total ?
GABIOLLE.
Trente et vingt font soixante,
Et dix font quatre-vingt, et vingt font cent quarante.
ADRASTE.
Je n’ai pas l’argent là. Paie encore pour moi
Et joins-en le montant à ce que je te doi.
GABIOLLE.
Que je me paye à moi mes gages ? – ô cervelle !
C’est être trop distrait.
ADRASTE, à Sylvia.
Qui donc épouse-t-elle ?
SYLVIA.
Lélio.
GABIOLLE.
Son plaideur ? – Mariage d’argent,
Que romprait en trois jours un drôle intelligent.
ADRASTE.
Va-t’en ! nous n’avons plus besoin de tes services.
Je porte à mon côté de plus sûrs artifices.
À Sylvia.
Où trouver mon rival pour le faire appeler ?
SYLVIA.
Il le tuera, Spinette !
SPINETTE.
Il faut tout révéler. –
Si vous considérez Sylvia, votre épée
Du sang de Lélio ne sera pas trempée...
ADRASTE.
Quel intérêt pour lui vous fait intercéder ?
SPINETTE.
Elle l’aime.
À Sylvia.
C’est fait. Vous pouvez regarder.
ADRASTE, après un silence.
Qu’il vive et soit heureux ! Votre amour le protège.
SYLVIA.
Noble Adraste !
ADRASTE.
Le sort de toutes parts m’assiège !
Vit-on jamais malheur à mon malheur égal ?
SYLVIA.
Vous du moins, vous pouvez haïr votre rival !
ADRASTE.
Oui, c’est vrai, Sylvia, vous êtes misérable,
Et le ciel tous les deux durement nous accable.
SYLVIA.
Il adoucit nos maux avec notre amitié,
Et nous saurons du moins où trouver la pitié !
SPINETTE.
Ah ! les pauvres enfants ! Je me sens tout émue !
Et toi ?
GABIOLLE.
J’ai quelque chose aussi là qui remue.
SPINETTE.
Ne leur viendrons-nous pas en aide ?
GABIOLLE.
En vérité
Je ne sais si je dois... m’a fort maltraité !
ADRASTE.
Ah ! si tu peux, Gabiolle, avec ton industrie...
GABIOLLE.
Certainement : je peux tout ce dont on me prie...
ADRASTE.
Faut-il qu’à tes genoux... ?
GABIOLLE.
N’êtes-vous pas honteux ?
À genoux ! Ces honneurs n’appartiennent qu’aux dieux !
Je ne veux sur leur part faire aucune entreprise ;
Traitez-moi sans façon – comme une marchandise.
ADRASTE.
Hé bien, tu fixeras toi-même ton loyer.
GABIOLLE.
Ceci vaut mieux. – Voilà décemment me prier.
Ce sont façons d’agir où mon cœur se captive.
Ainsi ligue offensive ensemble et défensive
Entre vous deux, Spinette et votre serviteur,
À la fin d’assurer votre commun bonheur !
– Or, entrons en conseil – des sièges. –
Spinette lui approche un fauteuil ; il s’assied ; les autres se rangent autour de lui.
Cette affaire
M’offre, à la voir de près, deux besognes à faire ;
Brouiller entre eux : Marfise et Lélio d’abord,
si vous Plues amener par un second effort.
Mais la première tâche étant la plus pressée,
J’écarte pour l’instant l’autre do ma pensée,
Ceci posé, Messieurs – je boirais bien un coup,
Car j’ai la gorge sèche et vais parler beaucoup.
Spinette lui apporte à boire, il s’essuie la bouche et reprend.
Ne nous attardons pas à plus de faribole,
Et comprenez mon plan sous cette parabole :
Quand on veut jeter bas un arbre au front chenu,
Il faut mettre d’abord ses racines à nu ;
Pendant que ce travail occupe sa lignée,
Le père bûcheron emmanche sa cognée.
L’hymen qui vous chagrine est le malheureux tronc ;
Vous êtes les enfants, je suis le bûcheron,
Et tandis que j’emmanche une ruse exemplaire
Pour mettre à tout jamais nos ennemis en guerre,
Vous préparez le coup par les bien informer
Des cent motifs qu’ils ont de ne se point aimer.
ADRASTE.
Où prends-tu ces motifs ?
GABIOLLE.
Où ? – dans leur mariage !
Je vois tous les époux faire mauvais ménage,
D’où j’induis que le sort ne trouve bon d’unir
Que gens pleins de motifs cachés de se haïr,
Et que l’on pourrait dire en dicton populaire :
Gens qui vont s’épouser, gens qui vont se déplaire.
SPINETTE, gravement.
C’est juste.
GABIOLLE.
Maintenant, à vous de remarquer
Par où vos ennemis peuvent s’entrechoquer.
ADRASTE.
Je ne vois pas par où peut déplaire Marfise.
SYLVIA.
Quel mal de Lélio voulez-vous que je dise ?
GABIOLLE.
S’ils n’ont que des vertus, il faut les travestir,
Leur donner des couleurs...
SYLVIA.
Je ne sais pas mentir.
GABIOLLE.
Bon ! c’est où j’en étais à mon premier mensonge.
SPINETTE.
D’ailleurs si votre esprit à ce scrupule songe,
Que vous demande-t-on ? De les calomnier ?
Non ! Ils viendraient trop vite à se justifier !
Mais d’amasser entre eux de ces petits nuages
Qui font le mauvais temps, sans bruit et sans orages,
Et mouillent jusqu’aux os les promeneurs du lieu
Sans presque seulement les avertir qu’il pleut.
ADRASTE.
C’est une perfidie !
SPINETTE.
Oui, Monsieur, c’en est une.
ADRASTE.
Nous aimons mieux alors garder notre infortune.
SYLVIA.
Certes !
SPINETTE, à Sylvia.
C’est pour lui seul que vous ferez cela.
GABIOLLE, à Adraste.
Pouvez-vous refuser votre aide à Sylvia ?
SYLVIA, à Spinette.
Pour lui, je le veux bien.
ADRASTE, à Gabiolle.
Pour elle, encore passe.
SYLVIA.
Mais enfin, dites-moi, que faut-il que je fasse ?
SPINETTE.
Faites rire la femme aux dépens du mari :
On n’aime pas longtemps l’homme dont on a ri.
SYLVIA.
Mais Lélio n’est pas ridicule !
SPINETTE.
Bonne âme !
Tous les hommes le sont dans les mains d’une femme.
Le tout est de savoir les tourner.
SYLVIA.
Quant à moi,
Je ne suis pas moqueuse.
SPINETTE.
Hé bien ! c’est mon emploi.
Je raillerai pour vous.
SYLVIA.
Et quel sera mon rôle ?
SPINETTE.
Tout ce que je dirai vous paraîtra très drôle ;
Vous rirez aux éclats ou vous ferez semblant.
GABIOLLE.
C’est le meilleur moyen de perdre le galant.
L’amant dont on rit seule est près de sa ruine,
Mais il est mort celui dont rit une voisine.
ADRASTE.
Contre Marfise, moi, quel trait puis-je aiguiser ?
Elle n’est pas facile à ridiculiser.
GABIOLLE.
Elle prête le flanc par un point : elle est veuve.
ADRASTE.
Bon ! Lélio le sait. Crois-tu qu’il s’en émeuve ?
GABIOLLE.
Certes, si vous savez lui glisser en douceur
Quelque ressouvenir de son prédécesseur.
ADRASTE.
Fi donc !
GABIOLLE.
Et pourquoi fi ! C’est de très bonne guerre.
ADRASTE.
D’ailleurs le compliment ne le touchera guère.
GABIOLLE.
Vous croyez ? Essayons. – Soyez pour un moment
Le futur, moi je suis le malheureux amant.
« Ah ! Monsieur, permettez que je vous félicite !
« Au choix de votre épouse on voit votre mérite. »
Sur ce, vous saluez et me trouvez bien bon.
« Un trésor de vertu dont le passé répond, »
Reprends-je, « oui, Monsieur, car un père barbare
« La remit presque enfant aux bras d’un vieil avare,
« Fort laid, peu ragoûtant, et, pour comble, encor vert...
ADRASTE, riant.
Je comprends le manège... Il est parfait, mon cher.
GABIOLLE.
« De mourir sans enfants il se faisait scrupule...
ADRASTE, riant.
Ah ! pauvre Lélio ! quelle amère pilule !
GABIOLLE.
« Jugez quelle vertu Marfise dut avoir
« Pour prendre en patience un si fâcheux devoir !
ADRASTE.
Hein ?
GABIOLLE.
« Quelle rude épreuve et quel apprentissage !
« Mais l’espoir d’être mère élevait son courage. »
ADRASTE.
Vous mentez par la gorge !
GABIOLLE.
Eh ! monsieur, doucement !
La supposition n’est pas sans fondement.
ADRASTE.
Vous êtes un sot.
GABIOLLE.
Moi, j’ai dit une sottise ?
ADRASTE.
Un maraud comme vous supposer que Marfise...
GABIOLLE.
Mais c’est pour refroidir Lélio.
ADRASTE.
Taisez-vous.
GABIOLLE.
Soit, et que de Marfise il devienne l’époux !
Je n’en dormirai pas, pour moi, d’un moins bon somme.
ADRASTE.
Lui, son époux, grand Dieu !
GABIOLLE.
Voyez, le galant homme
Qui trouve malséant de vexer un rival !
ADRASTE, à part.
Au fait, je suis bien bon... Qu’il souffre de mon mal !
Qu’il soit jaloux aussi du passé de Marfise.
Haut.
Oui, je lui dirai tout, oui tout, et sans remise.
SPINETTE.
Il est ici.
ADRASTE.
Tant mieux, je l’attends, et parbleu !
Une fois dans mes mains il n’aura pas beau jeu.
GABIOLLE.
Bien – je vous laisse et vais rêver à la machine
Qui doit tout emporter.
SPINETTE.
Que le ciel t’illumine.
Il sort.
Scène V
ADRASTE, SYLVIA, SPINETTE
ADRASTE.
Je le tourmenterai, ce rival odieux !
SPINETTE.
Mais ne lui parlez pas de cet air furieux.
ADRASTE.
Sois tranquille : je sais composer mon visage.
SYLVIA.
Il vient ; contenez-vous, de grâce.
SPINETTE.
Soyez sage.
ADRASTE.
Oui.
SPINETTE.
Sortez avec lui ; suivez votre leçon,
Et moi j’entreprendrai Marfise à ma façon.
Les voici...
Scène VI
ADRASTE, SYLVIA, SPINETTE, MARFISE, LÉLIO
MARFISE.
Vous, Adraste ? On ne vous voit plus guères.
ADRASTE.
Il est vrai, ce n’est pas ma faute... des affaires...
MARFISE.
Vous savez la nouvelle ?
ADRASTE.
Oui, Madame, et je vois
L’heureux mortel, sans doute, objet de votre choix ?
LÉLIO.
C’est moi-même, Monsieur.
ADRASTE, à part.
Tournure hétéroclite.
LÉLIO, à part.
Ce jeune homme a bon air.
ADRASTE.
Que je vous félicite !
LÉLIO.
Oui, félicitez-moi, car je suis bien heureux.
ADRASTE, à part.
Tout à l’heure on pourra refroidir ces beaux feux.
Haut.
Mais vous sortiez, je crois ?
LÉLIO.
Dans une autre occurrence
Nous ferons à loisir plus ample connaissance :
Je sortais en effet quand vous êtes entré.
ADRASTE.
Avec votre agrément, Monsieur, je vous suivrai.
MARFISE.
Déjà ?
ADRASTE.
Mais je suis là depuis longtemps, Madame,
Et dans l’autre quartier cette heure me réclame.
MARFISE.
J’en suis fâchée.
ADRASTE.
Et moi plus encore.
Lélio et Adraste saluent les dames et font des cérémonies sur la porte.
ADRASTE.
Pardon.
Passez, Monsieur.
ADRASTE.
Monsieur, passez.
LÉLIO.
Je passe donc.
Ils sortent.
Scène VII
MARFISE, SPINETTE, SYLVIA
SPINETTE, bas à Sylvia.
Attaquons Lélio. Riez, moi je l’assomme.
À Marfise.
Votre futur, Madame, a l’air bien honnête homme !
MARFISE.
C’est qu’il l’est en effet.
SPINETTE.
On le juge à l’aspect,
Et ses moindres façons me donnent du respect :
Il fait tout gravement, rit sans ouvrir la bouche,
Gravement éternue et gravement se mouche...
MARFISE.
Les étranges vertus que tu vas lui chercher !
SPINETTE.
Oh ! ce n’est rien encore ! Il faut le voir marcher
Lentement, noblement, comme un juge...
SYLVIA, à part.
La sotte !
SPINETTE.
Il ne doit pas tacher ses bas les jours de crotte !
Et comme ses habits sont proprement tenus !
C’est le moins élégant de ceux que j’ai connus ;
Mais quelle rectitude en toute sa toilette !
Sa perruque est toujours bien droite sur sa tête,
Et je gagerais bien qu’en se couchant le soir
Il a soin de ranger ses hardes au tiroir !
SYLVIA, à part.
L’impertinente !
MARFISE, souriant.
Il a sans doute beaucoup d’ordre.
SPINETTE.
C’est un homme sur qui l’on ne sait pas où mordre.
Quel bon sens agréable il met dans ce qu’il dit !
Il a toujours raison contre les gens d’esprit :
S’il se dit un bon mot qui blesse la logique,
Il le réduit à rien d’une forte réplique,
Et son raisonnement, solide et bien nourri,
En quatre points fait honte aux rieurs d’avoir ri.
Ah ! ah ! c’est qu’il n’est pas de ces cervelles folles
Oui se prêtent gaiement aux entretiens frivoles ;
Et l’on ne risque pas, quand on est avec lui,
De s’amuser à tort et de frauder l’ennui !
SYLVIA, à Marfise.
Vous riez !
MARFISE.
Son babil m’amuse.
SYLVIA, à part.
Quel supplice !
SPINETTE.
Riez, riez avant que l’hymen s’accomplisse !
Vous bâillerez de reste avec ce mari-là...
Parfait mari d’ailleurs, qui vous profitera ;
Sain de corps, sain d’esprit, point jaloux, point volage,
Économe, rangé, paisible, un peu sur l’âge...
SYLVIA.
Un peu sur l’âge !...
SPINETTE.
Il a quarante ans révolus !
MARFISE.
Trente-quatre.
SPINETTE.
Vraiment ! on lui donnerait plus.
SYLVIA.
Il ne les paraît pas !
MARFISE.
Si fait bien, je t’assure.
SPINETTE.
Il n’a rien d’un jeune homme en sa désinvolture.
On le prendrait plutôt, à son air réservé,
Pour un petit vieillard assez bien conservé.
SYLVIA, à part.
La méchante !
SPINETTE.
Tant mieux : ce sont les bons, Madame ;
On sait ce que l’on prend en devenant leur femme.
La grâce, la beauté ne sont que d’un printemps...
La laideur est solide et croît avec le temps !
SYLVIA.
Et vous ne mettez pas cette fille à la porte ?
MARFISE.
Pourquoi ?
SYLVIA.
Vous tolérez des propos de la sorte ?
MARFISE.
Mon Dieu !...
SYLVIA.
Vous vous prêtez à ces méchancetés ?
SPINETTE.
Quelle mouche vous pique à présent ?
SYLVIA.
Ah ! sortez !
SPINETTE.
Qu’avez-vous donc ?
SYLVIA.
Sortez, qu’on ne vous le répète.
MARFISE.
Quelle vivacité !
SPINETTE.
Çà, vous perdez la tête ?
SYLVIA.
Allez-vous-en d’ici, méchante !
SPINETTE.
Je m’en vais,
Puisque mon bon vouloir est trouvé si mauvais !
À part.
Que le cœur des amants est un plaisant mystère !
Elle sort.
Scène VIII
SYLVIA, MARFISE
MARFISE.
Peut-on savoir d’où vient cette grande colère ?
SYLVIA.
Traiter de la façon un pareil homme ! – et vous
Au lieu de le défendre...
MARFISE.
Hé, là, là ! quel courroux !
SYLVIA.
Vous deviez à Spinette imposer le silence,
Et non l’encourager dans son impertinence !
C’est de votre mari qu’elle riait.
MARFISE.
Vraiment
Ses propos n’étaient pas sans quelque fondement.
SYLVIA.
Lélio vous paraît alors prêter à rire ?
MARFISE.
Chacun a ses travers.
SYLVIA.
Oui, chacun !... c’est-à-dire
Que Lélio vous semble être comme chacun,
Platement honnête homme, estimable et commun.
MARFISE.
L’honnêteté, ma sœur, n’est pas chose si plate.
SYLVIA.
Hé bien, détrompez-vous, car il faut que j’éclate !
Celui que vous prenez pour le premier venu,
Ce Lélio, ma sœur, ne vous est pas connu !
C’est le cœur le plus fier, le plus noble du monde,
D’une délicatesse à nulle autre seconde,
Que vous devriez être heureuse d’épouser
Et que nul n’a le droit de ridiculiser.
MARFISE.
Quel crime est-ce après tout qu’un peu de moquerie ?
SYLVIA.
Sachez qu’il est des gens trop grands pour qu’on en rie.
MARFISE.
Mais comme tu prends feu pour Lélio, ma sœur !
SYLVIA.
En puis-je faire moins envers mon défenseur ?
Il m’a trouvée un soir par des masques suivie
Et m’en a délivrée au péril de sa vie.
Le plaisanterez-vous encore maintenant ?
MARFISE.
Voilà qui change tout. C’est un trait surprenant.
Après cette action magnanime, j’avoue
Que ses petits travers méritent qu’on les loue !
Puisqu’il n’est pas poltron, c’est un crime en effet
De ne le trouver pas admirable et parfait.
SYLVIA.
Ah ! que cette ironie est de mauvaise grâce !
MARFISE.
Folle ! tout autre eût fait même chose à sa place.
C’est un trait d’honnête homme et non pas de héros,
Et tu l’admires là vraiment hors de propos.
Contre les quolibets si tu veux le défendre,
C’est par d’autres moyens que tu devrais t’y prendre :
Montre aux mauvais plaisants son caractère égal,
Son bon sens, son bon cœur et son esprit loyal...
SYLVIA.
Les beaux mérites !
MARFISE.
Soit ! Ils n’ont rien d’héroïque ;
Mais ce sont les garants de la paix domestique ;
Ils ont une douceur qu’on goûte chaque jour
Et donnent du bonheur sans donner de l’amour.
– Tu t’arrangerais mal d’une existence unie ;
Mais nous avons du ciel un différent génie,
Mon partage, ma sœur, c’est un peu de raison :
J’aime le coin du feu, le calme, la maison,
Un mari, comme moi, d’humeur peu remuante
Qui se contente aussi de ce qui me contente.
Tu vois que Lélio de tous points me convient.
SYLVIA.
Oui, ma sœur.
MARFISE.
Mais j’oublie avec cet entretien
Qu’il faut pour le contrat écrire à mon notaire.
Adieu.
Elle sort.
Scène IX
SYLVIA, seule
Pour le contrat ! – Hélas ! qu’allons-nous faire ?
Lélio lui convient : elle l’épousera...
Pauvre Adraste ! mon Dieu ! sans doute il en mourra.
Elle sort.
ACTE IV
Scène première
SYLVIA, SPINETTE
SPINETTE.
Je veux bien vous servir encor, car je suis bonne.
SYLVIA.
Non, abandonne-moi, comme je m’abandonne.
SPINETTE.
Hé quoi !...
SYLVIA.
J’ai réfléchi, vois-tu, que sans noirceur
Je ne puis conspirer ainsi contre ma sœur.
Va, puisque Lélio lui plaît, qu’elle l’épouse :
Je me résigne à tout.
SPINETTE.
Vous n’êtes plus jalouse ?
SYLVIA.
De qui l’étais-je, hélas ! j’y songe avec effroi :
D’une sœur que j’adore, et qui fut tout pour moi,
Qui me servit de mère, éleva mon enfance,
Et que je n’ai pas dû trahir pour récompense !
SPINETTE.
Par exemple, voilà qui me paraît touchant !
– Et vous comptez mourir d’ennui, dans quel couvent ?
SYLVIA.
Non, mon âme au malheur se familiarise :
Mon entrée au couvent affligerait Marfise...
SPINETTE.
Ah ! ne l’affligez pas – surtout à vos dépens !
SYLVIA.
De tout ce que j’ai fait déjà je me repens !
SPINETTE.
Et vous vous condamnez à voir votre rivale
Ouvrir à votre amant la chambre nuptiale ?
SYLVIA.
J’ai même quelque joie à ces nouveaux projets :
Je verrai le bonheur d’heureux que j’aurai faits,
Et leur sacrifierai tout l’espoir de ma vie,
Sans qu’ils sachent jamais ce que je sacrifie.
SPINETTE.
De grâce, ménagez ma sensibilité !
SYLVIA.
Va, va, je ne suis pas à plaindre, en vérité.
Mon dévouement n’a rien dont mon âme s’effraie :
Il me rend au contraire heureuse et presque gaie.
SPINETTE.
Les bonnes actions rafraîchissent le sang.
Mais que votre roman devient attendrissant !
Scène II
SYLVIA, SPINETTE, ADRASTE
SPINETTE.
Venez, Monsieur, venez que l’on vous attendrisse !
Nous allons consommer un très beau sacrifice.
ADRASTE.
Qu’est-ce donc ?
SPINETTE.
Nous trouvons que ce serait noirceur
De traverser ainsi l’espoir de notre sœur ;
De quelle sœur encor ! De la sœur la plus chère
Qui soigna notre enfance et nous servit de mère...
ADRASTE, à part.
La pauvre enfant !
SPINETTE.
D’ailleurs, cela nous satisfait :
Nous verrons un bonheur qui sera notre fait,
Et notre dévouement n’a rien qui nous effraie,
Il nous rend au contraire heureuse et presque gaie ;
Les bonnes actions rafraîchissent le sang...
Qu’en dites-vous, Monsieur, n’est-ce pas très plaisant ?
ADRASTE.
Sylvia, vous avez une âme noble et grande.
Aussi la seule grâce au ciel que je demande
Est de vous voir heureuse avant de vous quitter.
SYLVIA.
Me quitter ?
ADRASTE.
Oui, je pars.
SPINETTE.
Mais c’est là déserter !
Un véritable amant doit être opiniâtre.
Et non pas se tenir pour battu sans combattre !
ADRASTE.
J’ai fait ce que j’ai pu, Spinette, et je vois bien
Avec ce Lélio que rien n’y fera rien.
C’est un homme rassis et que rien n’indispose :
Il ne veut regarder que le bon d’une chose,
Et le ressouvenir de cet affreux défunt,
Loin de le traverser d’un penser importun,
Le réjouit beaucoup, comme preuve éclatante
Qu’il trouvera : Marfise en ses devoirs constante !
– Je vais faire la guerre aux Turcs.
Scène III
SYLVIA, SPINETTE, ADRASTE, GABIOLLE, déguisé en vieux clerc de procureur
GABIOLLE, d’une voix humble.
De par la loi !
ADRASTE.
Qu’est-ce à dire ?
GABIOLLE.
Monsieur, c’est un petit exploit.
ADRASTE.
À moi ? Vous vous trompez.
GABIOLLE.
Point d’excuse frivole :
Vous avez un valet qui s’appelle Gabiolle.
ADRASTE.
Quel mal y voyez-vous ?
GABIOLLE.
Aucun, Monsieur, sinon
Que le valet, nommé Gabiolle, est un fripon.
SPINETTE.
Diantre, Monsieur, voilà qui prend de l’apparence !
ADRASTE.
Et qu’a-t-il fait encore ?
GABIOLLE.
Un crime d’importance :
Autorisé par vous, du moins à ce qu’il dit,
D’un clerc de procureur il usurpa l’habit,
Changea sa voix sonore en mielleuse et douce,
Enfila des bas noirs, une perruque rousse,
Et se rendit si laid et si salement gras
Que vous-même, Monsieur.
De sa voix ordinaire.
Ne me remettez pas.
ADRASTE.
Comment, maraud, c’est toi ?
GABIOLLE.
Suis-je méconnaissable ?
SPINETTE.
Oui, plus laid que jamais.
GABIOLLE.
Flatteuse détestable !
SYLVIA.
Mais que prétendez-vous par ce déguisement ?
GABIOLLE.
Aux yeux de votre sœur m’offrir effrontément.
Qui me reconnaîtra sous une mascarade
Grâce à laquelle Oreste a méconnu Pylade ?
ADRASTE.
Je me passerais bien de la comparaison.
GABIOLLE.
Bref, je viens vous sauver.
SPINETTE.
Les sauver, pauvre oison !
Sache qu’ils ont un plan charmant que tu déranges :
Ils aiment leur chagrin, ces pauvres petits anges !
Ils ont fait la partie ensemble de pleurer,
De se sacrifier, de se désespérer,
Et quand tout est conclu, tu viens en rabat-joie
Contrecarrer leurs pleurs !
GABIOLLE.
Faut-il que je la croie ?
SYLVIA.
Oui, je suis en effet résignée à mon sort.
SPINETTE.
Et Monsieur chez les Turcs s’en va chercher la mort.
GABIOLLE.
Chez les Turcs ?
ADRASTE.
Je t’emmène.
GABIOLLE.
Attendez-moi sous l’orme.
Dès étant tout petit j’exécrais l’uniforme.
SPINETTE.
Seriez-vous un poltron ?
GABIOLLE.
Ce n’est pas lâcheté :
Mon courage a paru... contre l’adversité !
Mais la guerre, Monsieur ! c’est un métier impie
Où l’homme le mieux fait bêtement s’estropie ;
Un métier que les rois devraient s’être occupés
De réserver aux gens par nature éclopés !
Par Vénus ! trouve-t-on qu’il soit trop peu sur terre
De borgnes, de boiteux, de manchots – sans en faire ?
Ce sont des procédés que je ne puis souffrir :
Moi, qui suis né complet, complet je veux mourir.
Adieu, Monsieur, partez sans moi pour la Turquie.
– Mes compliments aux Turcs sur la polygamie.
SPINETTE.
As-tu le cœur de rire ?
GABIOLLE.
Avant votre départ
Faites un testament, Monsieur, à tout hasard.
SYLVIA, à part.
C’est affreux !
GABIOLLE.
Hé mon Dieu ! si mes petits services
Vous semblent mériter de petits bénéfices,
Léguez-moi...
SPINETTE.
Léguez-lui quelques coups de bâton.
GABIOLLE.
Enrichis de brillants, si vous le trouvez bon.
ADRASTE.
Comme il faut tout prévoir, Sylvia, dans la vie,
Ce testament est fait et je vous le confie.
Il le lui remet.
SYLVIA.
En est-ce là, mon Dieu ?
ADRASTE.
Si je ne reviens pas...
SYLVIA.
Hélas ! que dites-vous !...
ADRASTE.
C’est le sort des combats...
Ouvrez-le : voyez-y ma dernière pensée
À votre sœur, à vous, tendrement adressée,
Et ne refusez pas un faible souvenir
D’un ami qui vers vous ne doit plus revenir.
SYLVIA.
Ah ! par cette amitié que vous m’avez promise,
Cher Adraste, restez et vivez pour Marfise ;
Elle vous aimera...
ADRASTE.
Non, je n’ai plus d’espoir.
GABIOLLE.
Avant la fin du jour, Monsieur, voulez-vous voir
Votre rival confus sortir l’oreille basse ?
ADRASTE.
Tu m’as trompé vingt fois, et ta fourbe me lasse.
SPINETTE.
Laissez ce bon garçon pour vous s’évertuer :
Il sera toujours temps de vous faire tuer !
SYLVIA.
Vous ne partirez pas, s’il réussit ?
ADRASTE.
Sans doute :
Mais une réussite à ce prix-là me coûte.
Employer un fripon...
GABIOLLE, à Spinette.
Il m’insulte, je croi ?
SYLVIA.
Hé bien, ce n’est pas vous qui l’employez, c’est moi.
Oubliez-vous déjà l’alliance jurée ?
ADRASTE.
Hélas ! je vous croyais aussi désespérée.
SYLVIA.
J’ai repris du courage et veux vous en donner.
SPINETTE.
À la bonne heure donc ! voilà bien raisonner.
ADRASTE, à Gabiolle.
Fais ce que tu voudras, triple fourbe.
GABIOLLE.
À merveille.
Nous sommes tous d’accord ? – Terre, prête l’oreille !
Voici l’invention dont je suis accouché
Dans un cabaret borgne, au coin du Vieux Marché.
ADRASTE.
Abrège si tu peux.
GABIOLLE.
Non, jamais je n’abrège !
Je buvais, et buvant : mon cher fils, me disais-je,
– Car le bon vin me rend plus tendre de moitié,
Et je cause avec moi de meilleure amitié...
SPINETTE.
Mais pour Gabiolle à jeun tu n’as pas grande haine ?
GABIOLLE.
Sans doute : seulement il me fait de la peine.
Je buvais donc alors et me disais : mon fils,
Examine d’abord le camp des ennemis.
Qu’y vois-tu ? – Deux plaideurs las de la procédure,
Qui par le conjungo prétendent la conclure.
Comment les diviser ? – Tête dure à l’excès !
Un procès les unit, fais finir le procès :
Suppose un jugement, ou – mieux encor – suppose
Que chacun des plaideurs a reçu gain de cause,
Et lui cours annoncer que son procès gagné
Le fait riche à monceaux et l’autre ruiné.
Le monde est bien changé si, sous ta double attaque,
D’une part tout au moins l’hymen ne se détraque.
Aussitôt dit, ma foi ! Monsieur, aussitôt fait :
Je quitte Lélio surpris et satisfait,
Et je rapporte ici l’appât de ma nouvelle.
Qu’en dites-vous, Monsieur, et vous, Mademoiselle ?
SPINETTE.
L’artifice est sublime en sa simplicité.
ADRASTE.
Je le trouve fort bête et fort mal inventé.
GABIOLLE.
Spinette, réponds-lui, car ma voix se fatigue.
ADRASTE.
Nos gens sans être fins éventeront l’intrigue,
Dès qu’à leurs procureurs ils iront s’éclaircir.
SPINETTE.
Bon ! ils s’éclairciront, mais plus tard, à loisir...
Allez, la défiance est sagesse importune
Quand il s’agit de croire à la bonne fortune.
ADRASTE.
Mais ils s’expliqueront en se démariant.
SPINETTE.
Par lettre, et c’est le beau de notre expédient.
Ces choses-là, Monsieur, sont honteuses à dire,
Et les honnêtes gens aiment mieux les écrire.
C’est pour eux l’important de sauver leur maintien,
Et quand rien n’est perdu, fors l’honneur, tout va bien.
ADRASTE.
Mais leur étonnement en recevant la lettre
Les fera s’expliquer et bientôt tout connaître.
SPINETTE.
Trop tard. Nulle union n’est possible entre gens
Qui se sont laissé voir de si bas sentiments.
ADRASTE.
Tous ces raisonnements sont louches.
GABIOLLE.
Malepeste !
Comment vous les faut-il ?
SPINETTE.
Le désespoir vous reste
En tous cas, et les Turcs ne vous manqueront pas.
SYLVIA.
Il faut tout essayer plutôt que le trépas.
Par amitié pour moi, laissez faire à leur ruse !
GABIOLLE.
Et si nous échouons, qu’on me traite de buse !
ADRASTE.
Qu’ils fassent à leur gré ! Je ne m’oppose à rien.
SPINETTE.
C’est tout ce qu’il nous faut. Mais, chut ! Marfise vient.
Scène IV
SYLVIA, SPINETTE, ADRASTE, GABIOLLE, MARFISE
GABIOLLE, reprenant sa voix humble.
Madame, permettez que je vous congratule.
MARFISE, bas à Spinette.
Quel est cet inconnu de forme ridicule ?
GABIOLLE.
Je suis le maître clerc de votre procureur
Et vous viens annoncer, madame, le bonheur
Que nous eûmes hier de gagner votre affaire.
MARFISE.
Quoi, Monsieur, malgré moi ?
GABIOLLE.
L’affaire était si claire
Que mon patron, Madame, a cru de son devoir
Et de votre intérêt de passer son pouvoir.
MARFISE.
C’est bien, je vais chez lui.
GABIOLLE.
Madame, il dîne en ville.
MARFISE.
Hé bien, j’irai demain.
GABIOLLE.
Mon Dieu, c’est inutile,
Car tous les lendemains de ses jours de gala
Se passent à gémir des coliques qu’il a.
Mais je peux comme lui raisonner de la cause :
Tous les droits contestés, cheptels, emphytéose,
Servitudes, contrats, appels comme d’abus...
Bref, vous en gagnez là pour deux cent mille écus,
Et le sieur Lélio, votre inique adversaire,
Peut dans les hôpitaux héberger sa misère.
MARFISE.
Votre patron, Monsieur, m’a fait jouer gros jeu ;
Mais puisqu’il a gagné, je l’en approuve. – Adieu.
GABIOLLE.
Votre valet, Madame.
Bas à Adraste.
Hé bien, que vous disais-je ?
Les voilà tous les deux pris dans le même piège.
Il sort.
Scène V
SYLVIA, SPINETTE, ADRASTE, MARFISE
SPINETTE.
Pardi ! puisque le ciel vous fait un tel cadeau,
Je vais décommander le suisse et le bedeau.
MARFISE.
Comment ?
SPINETTE.
Votre futur réduit à sa figure
Ailleurs apparemment peut chercher aventure ?
MARFISE.
Lélio n’a-t-il pas d’autre part dans son lot
Assez de qualités pour se passer de dot ?
SPINETTE.
Hein ?... quoi ?... vous persistez à prendre un pauvre hère ?...
MARFISE.
Son malheur me le rend plus aimable au contraire,
Et je sens dans mon cœur un orgueil assez doux
À penser que je puis enrichir mon époux.
SPINETTE.
Ces gentillesses-là sont bonnes pour les vieilles !
MARFISE.
Sais-tu quelle bassesse ici tu me conseilles ?
SPINETTE.
Je ne conseille rien : mais pour un tel bienfait,
Moi, je voudrais choisir un malheureux mieux fait
Et qui me pût au moins payer en bonne mine.
Mais qu’a ce Lélio pour orner sa ruine ?
MARFISE.
Presque rien : à ma place et gagnant le procès,
J’en suis sûre, il voudrait faire ce que je fais.
SPINETTE.
Chansons !
MARFISE.
J’ai même peur que par délicatesse
Il ne se veuille pas prêter à ma largesse.
SPINETTE.
Ah ! bah !
MARFISE.
Mais s’il s’entête en un faux point d’honneur,
Je saurai le résoudre à souffrir son bonheur.
SYLVIA, à part.
Pauvre Adraste ! voilà pour le rendre incurable.
ADRASTE, à part.
Elle fait son devoir : ce n’est pas admirable.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Le seigneur Lélio.
SPINETTE, à part.
Qu’ils s’expliquent sans moi.
Elle s’esquive.
MARFISE, à Adraste.
Il vient me dégager et me rendre ma foi.
Scène VI
SYLVIA, ADRASTE, MARFISE, LÉLIO
LÉLIO.
Madame, vous savez qu’indiscrets dans leur zèle
Nos procureurs...
MARFISE.
Ont fait juger notre querelle,
Oui, Monsieur, je le sais : mais un tel jugement
N’est pas pour changer rien à notre arrangement.
LÉLIO.
Rien du tout.
À part.
Mais c’était à moi de le lui dire.
MARFISE.
Grâce au ciel ! L’intérêt n’est pas ce qui m’inspire :
Vous avez su me plaire, et vos rares vertus
L’emportent à mes yeux sur tout l’or de Crésus.
À part.
Mais je voudrais qu’il fît plus de cérémonie !
LÉLIO.
Tout soupçon là-dessus vous serait calomnie ;
Et, Madame, d’ailleurs entre cœurs généreux
Qui peut enrichir l’autre est bien le plus heureux.
À part.
Mon procédé pourtant vaut qu’elle remercie !
MARFISE.
À tous vos sentiments, Monsieur, je m’associe ;
Je suis aise que tout aille aussi simplement,
Car je vous avouerai que j’ai craint un moment...
LÉLIO.
Vous ne me jugiez pas d’après vous.
MARFISE, à part.
Au contraire !
LÉLIO.
C’est mal à vous, Madame : en pareille matière,
À mon sens, le vaincu fait injure au vainqueur
De paraître douter un instant de son cœur.
MARFISE, à part.
La maxime est commode à bannir le scrupule.
Haut.
Pardonnez-moi, Monsieur, ma crainte ridicule ;
Mais franchement ici vous auriez hésité
Que je l’eusse trouvé tout simple, en vérité.
LÉLIO, à part.
Elle est naïve au moins.
MARFISE.
Pour terminer l’affaire
Vous plairait-il, Monsieur, de quérir un notaire ?
LÉLIO, à part.
Que diable ! a-t-elle peur que je change d’avis ?
Haut.
Vos ordres ont été par avance suivis ;
Notre contrat s’achève.
MARFISE, à part.
Il venait, ou je meure,
Réclamer ma parole et me mettre en demeure !
ADRASTE, à part.
Tout est fini pour nous. Ah ! pauvre Sylvia !
SYLVIA, à part.
Pauvre Adraste ! – Aidons-nous, le ciel nous aidera.
Haut.
Avant d’aller plus loin, un secret d’importance
Me fait vous demander un moment d’audience.
MARFISE.
Parle.
SYLVIA.
C’est un secret à dire sans témoins :
Venez.
MARFISE, à Lélio.
Vous permettez ?
Lélio s’incline.
SYLVIA, en sortant, à part.
Sauvons Adraste au moins.
Elles entrent chez Marfise.
Scène VII
ADRASTE, LÉLIO
Lélio s’assied à droite du théâtre. Adraste se promène de l’autre côté en réfléchissant.
ADRASTE, à part.
La pauvre enfant ! ce trait de Lélio l’achève !
Comment la secourir ? – Il faudra que j’y rêve.
LÉLIO, à part.
Grâce à ce que j’ai vu dans ce triste entretien,
J’épouse sans estime une femme sans bien.
L’humeur qu’elle a montrée à mes yeux la dépare,
Et je l’aimerais mieux sotte ou laide qu’avare !
Impossible de rompre ! Elle m’accuserait
De reprendre ma foi pour un vil intérêt,
Et j’ai tant célébré son noble caractère,
Que mes meilleurs amis me jetteraient la pierre...
Il faut m’exécuter... et le pis de mon cas
Est d’avoir à me plaindre et de ne l’oser pas.
ADRASTE, à part.
C’est cela ! je le tiens !
À Lélio.
Parbleu ! Monsieur, Marfise
A dû là vous causer une étrange surprise ?
LÉLIO.
Comment l’entendez-vous, Monsieur ?
ADRASTE.
Il m’a paru
Qu’elle n’a pas agi comme je l’aurais cru,
Et votre délicate et loyale insistance
Me semblait mériter plus de reconnaissance.
LÉLIO.
Et sur quoi jugez-vous qu’elle m’en puisse avoir ?
Je n’ai rien fait ici qui ne fût mon devoir.
ADRASTE.
Il se peut, mais pour moi je sais bien qu’à sa place
J’aurais voulu du moins en faire la grimace ;
Car l’obligé se doit d’en montrer en tout cas
Même pour un bienfait qui n’en mérite pas.
LÉLIO.
Chacun son goût, Monsieur ; je hais les simagrées.
ADRASTE.
Il en est cependant qui ne sont pas outrées.
Ainsi Marfise eût fait quelques difficultés ;
Au lieu de prendre au mot vos libéralités,
Elle vous eût rendu par quelque résistance
Libre de vos bienfaits, que c’eût été, je pense,
Agir avec fierté, convenance et bon goût.
LÉLIO.
Et moi de votre avis je ne suis pas du tout.
Elle n’eût pas mal fait ; elle a fait mieux encore :
Sa conduite en cela tous les deux nous honore ;
Et cette confiance entière dans ma foi
Témoigne qu’à ma place elle eût fait comme moi.
ADRASTE.
Parbleu ! ce serait bon à dire si Marfise
Eût pris soin de cacher un peu sa convoitise ;
Mais au lieu d’un accueil modeste et presque froid,
Elle s’est empressée à réclamer son droit ;
Et cet empressement n’est pas de bon augure
Pour ce qu’elle aurait fait dans votre conjoncture.
LÉLIO.
Vous êtes cependant au rang de ses amis,
Et ce n’est pas à vous que le blâme est permis.
ADRASTE.
J’avais beaucoup d’estime et d’amitié pour elle :
Mais ses torts envers vous ont refroidi mon zèle.
LÉLIO.
C’est trop de soins pour moi.
ADRASTE.
Non, je suis enragé
De voir un galant homme en ce piège engagé.
LÉLIO.
Quand je ne me plains pas, nul n’a droit de me plaindre :
Je suis fort satisfait.
ADRASTE.
Oh ! vous avez beau feindre,
Vous ne me ferez pas croire que sans dépit...
LÉLIO.
Je suis fort satisfait : tenez-vous-le pour dit.
ADRASTE.
Mon intervention est peut-être indiscrète ?
LÉLIO.
Oui, Monsieur, franchement, vous me rompez la tête.
ADRASTE.
C’est à regret, Monsieur, que je suis impoli...
LÉLIO.
Ne le soyez donc plus.
ADRASTE.
Mais comme votre ami...
LÉLIO.
Hé ! Monsieur mon ami, qui m’échauffez la bile,
Faites-moi l’amitié de me laisser tranquille !
ADRASTE.
Je le voudrais, Monsieur...
LÉLIO.
Parbleu ! nous allons voir !...
ADRASTE.
Mais l’amitié me pousse et me fait un devoir
De ne pas vous laisser consommer votre perte :
Ainsi, pestez, criez, rien ne me déconcerte.
LÉLIO.
C’est-à-dire qu’il faut vous entendre accuser
Une femme que j’aime et qui va m’épouser ?
ADRASTE.
Non, vous ne l’aimez pas. Elle ne peut vous plaire.
LÉLIO.
Faut-il vous répéter, ventrebleu !...
ADRASTE.
Sans colère.
Votre obstination ne me convaincra point ;
Je comprends vos motifs de nier sur ce point :
Votre fierté résiste à se plaindre de celle
Qu’il vous faut maintenant épouser telle quelle,
Et désirant qu’au moins les dehors soient gardés,
C’est par respect pour vous que vous la défendez.
LÉLIO.
Puisque vous comprenez mes raisons de me taire,
De quel droit osez-vous en forcer le mystère ?
ADRASTE.
Ainsi vous convenez...
LÉLIO.
Eh bien, oui, mais, morbleu !
Vous me rendrez raison, Monsieur, de mon aveu.
ADRASTE.
Soit. – Entendons-nous bien : Vous méprisez Marfise ?
LÉLIO.
Oui, mais malheur à qui sait que je la méprise.
ADRASTE.
Son hymen vous déplaît ?
LÉLIO.
Vous en pouvez juger,
Mais sortons.
ADRASTE.
Une excuse à vous en dégager
Vous serait à ce compte une bonne fortune ?
LÉLIO.
Oui parbleu ! Mais, venez...
ADRASTE.
Eh bien, moi, j’en sais une.
LÉLIO.
Ah ! mon ami !
ADRASTE.
Sortons maintenant, s’il vous plaît.
LÉLIO.
Vous êtes mon sauveur.
ADRASTE.
Je suis un indiscret.
LÉLIO.
J’avais tort ; mais parlez !...
ADRASTE.
Il est bon que je meure.
LÉLIO.
Pardonnez-moi...
ADRASTE.
Non, non. Vos armes et votre heure ?
LÉLIO.
Ah ! bien ! si vous voulez vous tant faire prier,
Au diable ! j’aime autant presque me marier !
ADRASTE.
Quel homme pour pousser les choses à l’extrême !
LÉLIO.
Parlerez-vous ?
ADRASTE.
La sœur de Marfise vous aime.
LÉLIO.
Hein ? qu’est-ce qu’elle fait ?
ADRASTE.
Elle vous aime.
LÉLIO.
Moi !
Que la plaisanterie est de mauvais aloi !
ADRASTE.
Elle vous aime, dis-je.
LÉLIO.
Allons ! vous voulez rire :
Je sais que je n’ai rien qui la puisse séduire.
ADRASTE.
Il est vrai. – Sylvia vous aime cependant.
LÉLIO.
Quoi ! vous l’a-t-elle dit ?
ADRASTE.
À son corps défendant.
LÉLIO, à part.
Au fait, cette aventure où je l’ai secourue...
En me remerciant elle semblait émue,
Et Spinette m’a dit que du matin au soir
Elle parle de moi... Dieu ! quel charmant espoir !
À Adraste.
Quoi ! je serais aimé de cette aimable fille ?
ADRASTE.
À vous le répéter faut-il qu’on s’égosille ?
LÉLIO.
Moi, qui par désespoir d’être jamais aimé
Me composais un cœur à tout désir fermé,
Et retenant en moi l’élan de ma jeunesse
Renonçais sottement à ma part de tendresse !
– Mais je ne vois pas trop comment cet amour-là
Peut me tirer des mains de Marfise...
ADRASTE.
Voilà :
Ce qui seul vous retient à cette femme avide,
C’est la crainte en rompant de passer pour cupide ?
LÉLIO.
Justement.
ADRASTE.
Sylvia n’a rien : en l’épousant
Vous fermerez la bouche au monde médisant.
LÉLIO.
Tout s’arrange par là, c’est juste. – Je l’épouse !
– Il me semble rêver. - Ô fortune jalouse,
Tu te lasses enfin ! – Adraste, mon ami !
On m’aime !
ADRASTE.
Je le sais.
LÉLIO.
Je vivais endormi...
Je me réveille enfin !
ADRASTE, à part.
Il en perd la cervelle.
LÉLIO.
Sylvia ! savez-vous que Marfise est moins belle ?
ADRASTE.
Oh !
LÉLIO.
Sans comparaison. Elle a les yeux moins grands.
ADRASTE.
C’est vrai, mais...
LÉLIO.
Et moins noirs...
ADRASTE.
Oui, mais...
LÉLIO.
Moins transparents.
ADRASTE.
Soit, mais...
LÉLIO.
Le bras moins rond, la main moins fine et blanche.
ADRASTE.
J’en conviens, mais...
LÉLIO.
Le pied moins mignon...
ADRASTE.
En revanche...
LÉLIO.
Elle n’a pas surtout ce charme de seize ans !
ADRASTE.
Hé, morbleu ! croyez-vous ces détails amusants ?
LÉLIO.
Laissez-moi savourer mon bonheur sans mélange !
C’est votre ouvrage, au fait ! – Comme je gagne au change
Car enfin, mon ami, je vous le dis tout bas :
Marfise est veuve, et l’autre... et l’autre ne l’est pas.
ADRASTE.
Allez au diable !
LÉLIO.
Point ! c’était bon tout à l’heure :
Je me plais maintenant sur terre, et j’y demeure !
ADRASTE, à part.
Que je le trouve laid, et qu’il a mauvais ton !
LÉLIO.
Mais concevez-vous bien qu’on m’aime ?
ADRASTE.
Ma foi, non !
Car vous n’êtes pas beau.
LÉLIO.
Ni galant ! – Je m’étonne
Par où j’ai pu gagner cette aimable personne !
Certe, on ne dira pas que ce soit par mes soins,
Et jamais homme aimé n’aura soupiré moins.
ADRASTE, à part.
Il lui manquait encore d’être fat, le bélître !
LÉLIO.
Au cœur de Sylvia je n’ai, certe, aucun titre ;
Je voudrais bien savoir combien de beaux muguets
Pour lui plaire ont perdu leurs pas et leurs bouquets !
Que j’aurais de plaisir à leur dire à la ronde :
Vous avez la voix tendre et la moustache blonde ;
Mais moi, que vous traitez d’ours et d’ours mal léché,
Je suis aimé, Messieurs, et sans l’avoir cherché.
ADRASTE.
Ces muguets, quels qu’ils soient, que vous croyez confondre,
Ont la riposte vive et sauraient vous répondre.
LÉLIO.
Certe ! ils parlent beaucoup, mais réussissent peu ;
Moi, je fais le contraire et préfère mon jeu.
ADRASTE.
Comme vous voilà vain pour une réussite !
Croyez-vous la devoir à votre seul mérite ?
LÉLIO.
À moins de la devoir au vôtre cependant...
ADRASTE.
Votre prospérité vous rend outrecuidant !
LÉLIO.
Parbleu, mon cher ! depuis le jour qui m’a vu naître,
C’est la première fois que j’ai sujet de l’être !
Et je négligerais si bonne occasion
De m’élever un peu dans mon opinion ?
Non ! – Je fus trop sevré, par un sot stratagème,
Des charmantes douceurs de me plaire à moi-même ;
Je veux, pour une fois, m’en donner tout mon soûl,
Être fat, oui, morbleu ! pour en savoir le goût,
Et remerciant Dieu du bonheur qu’il m’envoie,
D’aucun respect humain n’embarrasser ma joie.
ADRASTE.
Pour un original que l’on a tant vanté...
LÉLIO.
On n’est original que par nécessité,
Et je ne le suis plus du jour que la fortune
Me permet d’être heureux à la façon commune !
C’est la bonne, et je vois gaiement s’évanouir
Le temps où je croyais être exclu d’en jouir...
J’entre, dès aujourd’hui, dans une humeur nouvelle,
Ou plutôt je reprends mon humeur naturelle ;
Je veux suivre les bais, m’amuser sans repos,
Être gai, rire à tout et dire des bons mots ;
Et je vais de ce pas, pour me mettre à la mode,
Acheter un habit plus riche et moins commode.
ADRASTE.
C’est bien vu !
LÉLIO.
N’est-ce pas ? Vous, mon cher, cependant,
Préparerez Marfise au revers qui l’attend.
Dorez-lui la pilule, enfin faites en sorte
Qu’elle puisse me voir sans colère trop forte.
Son amitié pour moi n’a pas grande douceur,
Mais quoi ! je la ménage à cause de sa sœur.
ADRASTE.
J’entends.
LÉLIO.
Pour Sylvia, je lui dirai moi-même
Combien je suis surpris et charmé qu’elle m’aime.
ADRASTE.
Ce sera fort bien fait.
LÉLIO.
Je veux jouir un peu
De sa confusion pendant le tendre aveu.
Ce doit être charmant un front de jeune fille
Qui rougit !... Mais il faut d’abord que je m’habille.
Il me vient une idée...
ADRASTE.
Ah !
LÉLIO.
Vous avez du goût ?
ADRASTE.
On le dit.
LÉLIO.
Eh bien ! moi, je n’en ai pas du tout.
Je suis fort ignorant des choses de toilette,
Et ne regarde point aux habits que j’achète ;
En sorte que j’ai peur d’être mal habillé
Si par un élégant je ne suis conseillé.
ADRASTE.
Mes conseils sont à vous.
LÉLIO.
Faites-moi donc la grâce
De venir avec moi jusqu’à la grande place,
Chez mon tailleur.
ADRASTE.
Allons plutôt trouver le mien ;
Le vôtre n’est qu’un sot.
LÉLIO.
Allons, je le veux bien.
Ils sortent.
ACTE V
Scène première
ADRASTE
Je suis peu réjoui de ce message-là.
Il m’envoie en avant avertir Sylvia,
Pour lui faciliter son entrée en matière,
N’étant pas fort, dit-il, sur le préliminaire !
Imbécile ! – Mais moi, je suis plus sot que lui
D’avoir pu consentir à lui prêter appui...
Un butor, un pédant, un fat que je déteste !
Dire qu’il est aimé d’une fille céleste,
Tandis que moi, morbleu, je ne puis seulement
Être aimé d’une veuve !...
Scène II
ADRASTE, SYLVIA
SYLVIA.
Ah ! c’est vous. Justement
Je vous cherchais.
ADRASTE.
Et moi, je vous cherchais de même.
SYLVIA.
Vous ne partirez plus pour la guerre : on vous aime.
ADRASTE.
Marfise ?
SYLVIA.
J’ai plaidé votre cause : j’ai dit...
J’ai dit ce qu’il fallait pour qu’elle consentît.
ADRASTE.
Ah ! cette aimable veuve accepte mes services !
La femme raisonnable, elle a donc des caprices ?
SYLVIA.
Enfin, caprice ou non, vous serez son époux ;
N’en demandez pas plus, et réjouissez-vous.
ADRASTE.
Ainsi fais-je, parbleu ! – Mais vous, Mademoiselle,
Veuillez, à votre tour, écouter ma nouvelle :
Je viens pour Lélio demander votre main ;
Il vous épousera, s’il vous plaît, dès demain.
SYLVIA.
Vous plaisantez ?
ADRASTE.
Non pas. Trouvez-vous impossible
Qu’à votre amour pour lui Lélio soit sensible ?
SYLVIA.
Quoi ? vous avez dit...
ADRASTE.
Tout.
SYLVIA.
Hélas ! qu’avez-vous fait ?
ADRASTE.
Rien que de très adroit à juger par l’effet.
Lélio vous épouse : êtes-vous satisfaite ?
Tous vos vœux sont comblés. Prenez votre air de fête.
SYLVIA.
Je ne m’attendais plus du tout à ce bonheur,
J’en avais fait mon deuil.
ADRASTE.
Il vient d’autant meilleur.
SYLVIA.
Oui, je suis très heureuse.
ADRASTE.
Il faut que je vous croie,
Car vous n’en montrez pas au dehors grande joie.
SYLVIA.
Mais, Adraste, vous-même, en un pareil moment,
Vous vous réjouissez un peu tranquillement.
ADRASTE.
J’aurais cru, j’en conviens, que ce prix de ma flamme
À de plus vifs transports emporterait mon âme.
SYLVIA.
Et je m’imaginais aussi que le bonheur,
Adraste, me mettrait plus d’allégresse au cœur.
ADRASTE.
Tous mes vœux sont comblés, et pourtant il me semble
Que je désirais plus, quand nous pleurions ensemble.
SYLVIA.
Hé bien, c’est comme moi : mon bonheur est très grand ;
Mais il me satisfait moins qu’il ne me surprend.
ADRASTE.
Est-ce donc cette joie incomplète et sans charmes,
Que tant de désespoir hâtait et tant de larmes ?
Pourquoi le ciel met-il cette inégalité
Entre notre désir et la réalité ?
SYLVIA.
Contre quelle vulgaire et froide jouissance
Avons-nous échangé notre douce espérance !
ADRASTE.
Que n’ai-je su plus tôt ce qu’appelaient mes vœux !
SYLVIA.
Ah ! c’est quand nous pleurions que nous étions heureux !
ADRASTE.
Je ne le vois que trop, hélas ! ces courtes heures
Ont été de ma vie et seront les meilleures !
Ah ! que je voudrais être encore au temps si doux
Où je pouvais vous plaindre, où j’étais plaint par vous...
SYLVIA.
Où j’avais une part dans votre confidence !
ADRASTE.
Où nous étions unis par la même souffrance !
SYLVIA.
Où vous étiez mon frère, où j’étais votre sœur !
ADRASTE.
Adieu cette amitié si pleine de douceur !
Nous voilà désormais étrangers l’un à l’autre.
SYLVIA.
Est-ce que vous jugez mon cœur d’après le vôtre,
Quand vous dites, Adraste : adieu notre amitié ?
ADRASTE.
Ah ! vous m’aurez bientôt sans retour oublié !
Un autre tout entière, un autre vous réclame,
À qui va désormais appartenir votre âme,
À qui vos doux regards, votre pudique front,
Et, si vous en versez, vos pleurs appartiendront !
SYLVIA.
Hélas !
ADRASTE.
D’un tel trésor qui ne serait avare ?
Oui, oui ! c’est pour jam.ais que le ciel nous sépare !
SYLVIA.
Calmez-vous... du courage... allez ! il nous en faut !
D’ailleurs vous m’oublierez le premier, et bientôt...
Ma sœur est belle, Adraste !
ADRASTE.
Ah ! ne parlons pas d’elle
C’est vous, ô Sylvia, vous qui seule êtes belle !
Que vos regards sont doux et douce votre voix !
Il me semble vous voir pour la première fois,
Et j’ignorais encor quelle grâce candide,
Quelle fleur de beauté sur votre font réside !
Épouser votre sœur, moi, Sylvia ! – Jamais !
Je ne sais pas comment j’ai cru que je l’aimais ;
Je le sens maintenant, je m’abusais moi-même,
Et c’est vous, Sylvia, c’est vous seule que j’aime !
SYLVIA.
Grand Dieu !
ADRASTE.
Nous nous aimons, je le vois dans vos yeux !
Ne le détournez pas, ce regard plein d’aveux !
Laissez tomber sur moi ce rayon de votre âme !
Regardez votre amant...
Sylvia tourne les yeux vers lui, il tombe à ses pieds.
Ton époux, ô ma femme !
Scène III
ADRASTE, SYLVIA, SPINETTE, GABIOLLE
SPINETTE.
Hé ! que faites-vous là, Monsieur ?
ADRASTE.
Nous nous aimons !
GABIOLLE.
Dans quel temps vivons-nous, ô ciel !
ADRASTE.
Pas de sermons :
Parle de mon bonheur si tu veux que j’écoute !
GABIOLLE.
Hé, je ne puis parler, tant ceci me déroute !
SPINETTE.
Vous aimez Sylvia, Monsieur ?
ADRASTE.
Quoi d’étonnant ?
SPINETTE.
Comprenne qui pourra les cœurs de maintenant !
Je ne m’en mêle plus ! – Et Marfise ?
ADRASTE.
Marfise ?
GABIOLLE.
Oui.
ADRASTE.
J’aime Sylvia, que veux-tu que je dise ?
GABIOLLE.
Marfise cependant consent à vous aimer.
ADRASTE.
Bien. De mon inconstance il faudra l’informer.
SPINETTE.
C’est pour vous attirer une haine mortelle !
ADRASTE.
Regarde Sylvia, Spinette : qu’elle est belle !
SPINETTE.
Réponse d’amoureux. – Voulez-vous l’épouser ?
Ménagez donc qui d’elle a droit de disposer.
SYLVIA.
N’offensez pas ma sœur : je dépens d’elle.
ADRASTE.
Diable !
Si, pour vous obtenir, il faut au préalable
Épouser votre sœur... je suis dans l’embarras.
GABIOLLE.
Vous vous êtes mis là, Monsieur, dans de beaux draps !
Car vous ne pouvez plus, en bonne conscience,
Refuser cette veuve après tant d’insistance !
SYLVIA.
Mais si c’était ma sœur qui refusait ?
GABIOLLE.
Très bien
Vous avez mis le doigt sur l’unique moyen.
Mais comment obtenir que Marfise refuse ?
C’est là le hic.
SYLVIA.
Il faut lui découvrir la ruse.
ADRASTE.
Je m’en vais tout lui dire...
SYLVIA.
Hé non ! ce libre aveu
D’une honnête action pourrait vous tenir lieu.
SPINETTE, à part.
Voyez-vous la futée !
SYLVIA.
Il faut qu’elle se fâche,
Reprenne Lélio pour époux...
GABIOLLE.
Et vous lâche !
ADRASTE.
Hé bien, apprends-lui tout comme par trahison.
GABIOLLE.
Je veux bien vous trahir; mais pour quelle raison ?
Observez d’autre part qu’en toute cette affaire
Je ne puis vous trahir sans m’avouer faussaire,
Et que si l’on me livre aux mains des gens de loi
Les brutaux m’enverront sur les vaisseaux du roi,
Ce qui me fâcherait ; car la mer m’incommode.
Il faudrait donc ici trouver une méthode
Qui laissât sans soupçons Marfise d’un côté
Et de l’autre me mît moi-même en sûreté.
Voilà pour mon génie une grande fatigue ;
Combien l’estimez-vous ?
ADRASTE.
Ce qu’elle vaut.
GABIOLLE.
Prodigue !
J’ai déjà quelque idée en tête... J’entrevoi...
Spinette, viens-nous-en ; j’aurai besoin de toi.
SPINETTE, à Adraste.
Vous, attendez ici Marfise avec courage ;
Ne vous départez pas de votre personnage.
Et remerciez-la de ses bontés pour vous,
Mais d’un remercîment à la mettre en courroux,
Vous savez ? – En un mot, tâchez de lui déplaire.
ADRASTE.
Ce n’est pas difficile et j’en fais mon affaire.
GABIOLLE.
Je le crois : vous avez ce qu’il faut pour cela.
ADRASTE.
Insolent !
SPINETTE.
Sauvons-nous, Gabiolle ! la voilà !
Gabiolle et Spinette sortent.
Scène IV
MARFISE, ADRASTE, SYLVIA
ADRASTE, à Marfise.
De mon amour enfin votre cœur se soucie !
Je n’y comptais plus guère et je vous remercie.
MARFISE.
Remerciez plutôt ma sœur : elle a tout fait.
SYLVIA, à part.
Hélas !
ADRASTE, à Sylvia.
C’est donc à vous que je dois...
SYLVIA.
En effet.
MARFISE.
Contre elle assez longtemps j’ai voulu me défendre ;
Mais elle a tant parlé qu’il a fallu me rendre.
ADRASTE.
Vous pouviez opposer d’excellentes raisons
Pourtant, et je conviens entre nous, sans façons,
Que mon extravagance en bonne rhétorique
Vous aurait pu servir d’argument sans réplique.
MARFISE.
Sylvia m’a montré les périls du bon sens,
Et ce que j’en ai vu chez de certaines gens
M’a réconciliée avec l’extravagance.
ADRASTE.
Je dois à Lélio quelque reconnaissance,
À ce compte.
MARFISE.
Il est vrai : son vilain procédé
Autant que Sylvia pour vous-même a plaidé.
ADRASTE.
Plaise au ciel que jamais à son tour ma folie
Avec le sens commun ne vous réconcilie !
MARFISE.
Ma sœur prétend qu’au fond vous n’êtes pas si fou,
Et que je serai là pour crier casse-cou.
ADRASTE, bas à Sylvia.
C’est encor vous ?...
SYLVIA, de même.
Toujours.
MARFISE.
La paix du mariage,
Dit-elle, amortira cette fougue de l’âge.
ADRASTE.
Qu’en sait-on ? Mes défauts sont des plus entêtés,
Et j’en suis plein.
MARFISE.
Vraiment ? – Parmi ses qualités
Tu n’avais pas, ma sœur, compté la modestie.
ADRASTE, à part.
Bon ! je perds du terrain à chaque repartie !
Haut.
Si j’ai tant de vertus, pourquoi donc l’autre jour ?...
MARFISE.
C’est qu’alors je doutais encor de votre amour.
ADRASTE.
Et vous n’en doutez plus ?
MARFISE.
Je cède à l’évidence.
ADRASTE, à part.
Elle prend bien son temps !
MARFISE.
Ni mon indifférence,
Ni les projets d’hymen qu’il m’avait plu former
N’ont pu décourager votre cœur de m’aimer !
ADRASTE.
Si vous ne vous rendez qu’à ma persévérance !
MARFISE.
Elle n’eût pas vaincu seule ma résistance :
Mais ma sœur m’a fait peur de vos sombres projets.
Vous vouliez donc mourir, mon ami ?
ADRASTE.
J’y songeais.
Scène V
MARFISE, ADRASTE, SYLVIA, SPINETTE
SPINETTE, effarée.
Ah ! Madame ! ah ! Monsieur !
SYLVIA.
Qu’est-ce ?
SPINETTE.
Ah ! Mademoiselle !
Bas.
Feignez l’étonnement.
Haut.
Quelle étrange nouvelle !
À peine je la crois moi-même qui la dis !
ADRASTE.
Parle.
SPINETTE.
Non, devinez ; je vous le donne en dix !
Ce hâbleur, ce menteur, ce gourmand, cet ivrogne,
Ce fripon, ce pendard, ce coureur sans vergogne,
Ce païen qui jamais ne s’était repenti,
Ce suppôt de Satan, Gabiolle est converti !
ADRASTE.
Converti ? lui, Gabiolle ?
SPINETTE.
Oui, converti, vous dis-je !
Un père capucin en a fait le prodige.
Gabiolle avec le vice a pour jamais rompu ;
Mais avant de quitter ce monde corrompu,
Il va de porte en porte, à grandes révérences,
Demander à chacun pardon de ses offenses.
On dit que c’est pitié de sa contrition :
Aux gens qu’il a dupés il présente un bâton
Les priant sur son dos de châtier ses crimes...
Mais il est embrassé par toutes ses victimes !
ADRASTE.
Gabiolle converti ! je n’en puis revenir !
SPINETTE.
Je ne m’étonne plus de rien à l’avenir.
MARFISE.
Fais comme lui, Spinette, et laisse-nous tranquilles.
Pour reprendre entre nous des propos plus utiles,
Adraste, allez quérir le notaire.
ADRASTE.
Déjà !
MARFISE.
Point de remercîments. – Quant à toi, Sylvia,
Au seigneur Lélio mande ce qui se passe :
Que je ne sois réduite à le lui dire en face.
SYLVIA.
Ah ! ma sœur, le voici.
Entre Lélio.
MARFISE.
Quel fâcheux contretemps !
Scène VI
MARFISE, ADRASTE, SYLVIA, SPINETTE, LÉLIO, en habit magnifique
LÉLIO, sur la porte, à part.
De tout accommoder Adraste a pris le temps :
Allons.
Il s’avance et salue.
MARFISE.
J’avais chargé ma sœur de vous écrire
Pour des choses, Monsieur, délicates à dire :
Je me retirerai, s’il vous plaît. – Sylvia
Connaît mes volontés et vous les apprendra.
Elle salue Lélio et rentre dans son appartement.
LÉLIO, à part.
Je l’aime autant ainsi.
Il s’avance vers Sylvia d’un air galant.
C’est vous, Mademoiselle,
Avec qui votre sœur veut que je parle d’elle :
Je venais m’expliquer avec Marfise et vous,
Et nous ferons ainsi d’une pierre deux coups.
SYLVIA.
Cette explication avec moi m’embarrasse,
Monsieur, et je voudrais que vous m’en fissiez grâce.
Adraste que voilà vous répondra pour moi.
Elle salue et rentre chez elle.
LÉLIO, à part.
Adorable pudeur !
Haut.
Eh bien, Monsieur ?
ADRASTE.
Ma foi,
J’ai des torts envers vous... que vous dira Spinette.
Il salue, et sort du même côté que Sylvia.
Scène VII
LÉLIO, SPINETTE
LÉLIO, à part.
Cette réception m’étonne et m’inquiète.
Haut.
Saurai-je au moins de vous ?
SPINETTE.
Quel est votre tailleur ?
LÉLIO.
Mon tailleur !
SPINETTE.
Votre habit lui fait beaucoup d’honneur.
LÉLIO.
Il est riche en effet – mais vous...
SPINETTE.
Que de dorures !
LÉLIO.
Laissez là mon habit.
SPINETTE.
Sur toutes les coutures !
Mettant la main sur ses yeux.
Il faut un parasol contre un habit pareil !
L’avez-vous payé ?
LÉLIO.
Non.
SPINETTE.
Suivez donc mon conseil :
Avant qu’il soit fané, hâtez-vous de le rendre :
Tôt, Monsieur ! le tailleur peut encor le reprendre
C’est un millier d’écus que vous gagnerez là.
LÉLIO.
Vous moquez-vous de moi ? Que veut dire cela ?
SPINETTE.
C’est-à-dire, Monsieur, que cet habit de noce
Fut par vous acheté d’un soin un peu précoce,
Et que votre habit noir et simple de tantôt
Pour être mis dehors était tout ce qu’il faut.
LÉLIO.
On ne met pas dehors un homme de ma sorte.
SPINETTE.
Si le mot vous plaît mieux, on vous met à la porte ;
Madame se ravise et vous donne congé.
LÉLIO.
Fort bien. – Je suis content que tout soit arrangé.
Mais sachez, pour régler votre langue étourdie,
Que loin d’avoir congé, c’est moi qui congédie.
J’épouse Sylvia qui m’aime.
SPINETTE.
Sylvia ?
À part.
Adraste aura parlé : parons le coup.
Haut.
Oui dà !
Vous vous imaginez que Sylvia vous aime !
Elle rit.
LÉLIO.
Êtes-vous folle ?
SPINETTE.
Allez, vous êtes fou vous même !
Où diantre voulez-vous qu’elle ait pris de l’amour?
Vous êtes très galant, j’en conviens; fait au tour,
Je le vois ; mais, Monsieur, songez que ma maîtresse
Ne vous vit qu’un quart d’heure ; et c’est de sa faiblesse
Ou de votre mérita un peu trop présumer
De croire qu’un coup d’œil suffise à l’enflammer !
LÉLIO, confus.
Je ne me fonde pas du tout sur mon mérite,
Et la part que j’en ai sans doute est fort petite.
SPINETTE.
Si vous pensiez de vous aussi modestement,
Vous ne vous croiriez pas aimé sans fondement.
LÉLIO.
Mais j’ai bien quelque titre à son cœur : le service
Qu’un jour je lui rendis par un hasard propice...
SPINETTE.
Elle vous en a su, Monsieur, beaucoup degré,
Et vous l’a ce matin, je crois, assez montré.
C’était de son devoir : mais la reconnaissance
Ne la condamne pas à vous aimer, je pense ?
LÉLIO, décontenancé.
J’en conviens, – cependant j’ai pu croire – j’ai cru...
Je vois que j’avais tort... mais il m’avait paru...
SPINETTE.
Vous estimez trop haut un trait fort ordinaire :
Ce que vous avez fait, tout autre eût pu le faire.
LÉLIO.
Hélas ! c’est vrai. – Que diable Adraste m’a-t-il dit ?
SPINETTE, à part.
Tout juste.
Haut.
À ses propos vous donnez du crédit ?
Sachez qu’il est enclin à la plaisanterie ;
Il vous aura berné par plaisir, je parie.
LÉLIO.
Il m’a berné ?...
SPINETTE.
Sans doute.
LÉLIO, contraint.
Ah ! ah ! c’est très plaisant !
À part.
Le traître !
Haut.
J’en rirai.
SPINETTE.
C’est cela : riez-en.
Sans faire la grimace avalez la pilule ;
Vous ne serez ainsi qu’à moitié ridicule.
LÉLIO.
Parbleu ! me voilà bon avec mon habit neuf !
Je peux dire à présent que je suis deux fois veuf,
Hé ! hé !
SPINETTE.
Le mot est bon.
LÉLIO, à part.
En cette angoisse extrême
Faut-il pour complément me plaisanter moi-même !
Haut.
J’admire ma bêtise en cette occasion !
SPINETTE, à part.
Pauvre homme !
LÉLIO.
Croiriez-vous que par compassion
Je voulais épouser cette petite fille ?
SPINETTE.
Vous êtes pitoyable.
LÉLIO, négligemment.
Est-elle un peu gentille ?
Car je ne l’ai pas vue avec mes mauvais jeux.
SPINETTE.
Elle n’est pas mal faite.
LÉLIO.
Oui ?
SPINETTE.
Mais sa sœur l’est mieux.
LÉLIO.
Ma foi ! je trouverais aussi la sœur fort belle
Si pour ses intérêts elle avait moins de zèle.
Adieu, ma belle enfant. – Dites à mon berneur
Qu’il m’a fort amusé, ma parole d’honneur.
À part.
J’étouffe !
SPINETTE, à part.
Le pauvre homme en sera cacochyme,
De son amusement.
Au moment où Lélio ouvre la porte pour sortir, Gabiolle paraît, qui l’arrête.
Scène VIII
SPINETTE, LÉLIO, GABIOLLE
GABIOLLE, à Lélio.
Restez, ô ma victime !
À Spinette.
Et vous, allez chercher, suppôt de Belzébuth,
Tous ceux dont le pardon importe à mon salut.
Spinette sort.
LÉLIO.
Que voulez-vous de moi ?
GABIOLLE.
Vous le saurez, mon frère.
LÉLIO.
Bonsoir.
Il veut sortir.
GABIOLLE, l’arrêtant.
Votre présence est ici nécessaire :
Je me vais accuser de mes iniquités.
LÉLIO, même jeu.
J’en suis peu curieux.
GABIOLLE, même jeu.
Au nom du ciel, restez.
Scène IX
LÉLIO, GABIOLLE, SPINETTE, ADRASTE, SYLVIA
SPINETTE, à Gabiolle.
Les voici.
ADRASTE.
Que veux-tu ?
SYLVIA.
Quelle est votre entreprise ?
GABIOLLE.
Vous le saurez bientôt. – Il manque encor Marfise.
Spinette sort ; Sylvia par le dans le fond à Gabiolle : Lélio s’approche d’Adraste sur le devant de la scène.
LÉLIO, à Adraste.
Vous m’avez donc berné, mon cher ?
ADRASTE.
Je me repens...
LÉLIO.
Allons donc ! je sais rire à mes propres dépens.
Je suis homme d’esprit, mon cher, veuillez le croire.
ADRASTE.
Il fait bon plaisanter avec vous.
LÉLIO.
J’en fais gloire.
ADRASTE.
Je suis allé peut-être un peu loin.
LÉLIO.
Pas du tout !
Le tour n’a point passé les bornes du bon goût.
Si vous le racontez, seulem.ent, je vous prie
De dire en même temps que j’entends raillerie.
À part.
À quoi suis-je réduit !
Haut.
Touchez là, s’il vous plaît.
Scène X
LÉLIO, GABIOLLE, ADRASTE, SYLVIA, SPINETTE rentre avec MARFISE
SPINETTE, à Gabiolle.
Tu peux parler, mon fils, nous sommes au complet.
GABIOLLE.
Ne me tutoyez pas, par grâce spéciale,
Femme ! ces privautés ne sont pas sans scandale.
SPINETTE.
Diantre !
GABIOLLE.
Écoutez-moi tous, mes frères et mes sœurs,
Car je viens m’accuser à vous de mes noirceurs,
Remerciant le ciel dont la grâce infinie
A disposé la mort à la fin de la vie
Pour donner au pécheur le temps du repentir.
Puisse ce libre aveu, mes frères, amortir
La fournaise d’enfer qui pour moi déjà flambe :
Vous êtes des badauds que j’ai joués sous jambe ;
J’en conviens à genoux avec humilité :
J’ai de votre candeur lâchement profité
Pour vous faire gober une bourde incroyable
Qui de tout le quartier va vous rendre la fable.
Hélas ! à vos dépens je me suis diverti !
LÉLIO.
Vous perdez le respect, monsieur le converti !
GABIOLLE.
Politesse et respect sont pratique mondaine
Dont il ne me sied plus de me donner la peine.
MARFISE.
Que nous avez-vous fait, en un mot ?
GABIOLLE.
Ce procès
Dont vous croyez avoir, Monsieur, tout le succès,
Dont vous croyez avoir tout le succès. Madame,
Il n’est pas jugé !
MARFISE.
Quoi !
LÉLIO.
Quelle odieuse trame !
GABIOLLE.
C’est moi qui, sous l’habit d’un clerc de procureur.
Vous ai traîtreusement jetés dans cette erreur !
Je voulais vous brouiller avec mon artifice,
Et j’ai bien réussi, grâce à votre avarice !
Chacun de vous, croyant son plaideur condamné,
A refusé l’hymen d’un époux ruiné !
MARFISE, à Lélio.
Quoi ! Monsieur, vous pensiez...
GABIOLLE.
Qu’il avait gain de cause.
LÉLIO.
Et vous imaginiez, Madame...
GABIOLLE.
Même chose.
MARFISE.
J’ai pu vous méconnaître !
LÉLIO.
Et moi vous accuser !
MARFISE.
Quoi ! vous m’estimiez pauvre et vouliez m’épouser ?
LÉLIO.
Vous vouliez m’épouser croyant à ma détresse ?
MARFISE.
Que de bonté, Monsieur.
LÉLIO.
Que de délicatesse !
Voudrez-vous m’accorder un généreux pardon ?
MARFISE.
J’allais le demander.
LÉLIO.
Si j’osais...
SPINETTE.
Osez donc !
À genoux !
LÉLIO.
M’y voilà. – C’est à vos pieds, Madame,
Que j’attends le pardon de mon soupçon infâme ;
Et je ne me croirai tout à fait pardonné,
Que si quelqu’autre espoir encore m’est donné.
MARFISE.
Je ne m’appartiens plus : Adraste a ma parole.
LÉLIO, se relevant.
Encore Adraste !
GABIOLLE.
À moi le dé.
ADRASTE.
Tais-toi, Gabiolle :
J’ai déjà trop prêté mon silence à ce jeu
Que ton libertinage a fait sans mon aveu.
– J’ai des torts envers vous, Marfise : je me blâme
De vous avoir jugée ainsi qu’une autre femme,
Et d’avoir pu vous croire assez peu de bonté
Pour n’oser pas vous dire ici la vérité.
De tels ménagements sont bons pour les coquettes ;
Mais ils vous font injure, étant ce que vous êtes.
MARFISE.
Je soupçonne à peu près l’aveu qui va venir,
Et pour vous épargner l’embarras de finir,
Vous ne m’aimez plus.
LÉLIO, à part.
Bon !
ADRASTE.
Je l’avoue à ma honte.
MARFISE.
Franchement, j’en suis aise et j’y trouve mon compte ;
Je n’avais jamais cru votre amour qu’à moitié,
Et pourrai tout à fait croire votre amitié.
ADRASTE.
Elle vous est acquise éternelle et sincère !
LÉLIO.
Et moi, n’avez-vous pas de réponse à me faire ?
MARFISE.
Voici ma main.
LÉLIO.
Merci ; je ne la quitte plus !
Me voilà plus heureux que jamais je ne fus !
ADRASTE, à Marfise.
Si j’osais éprouver votre amitié nouvelle,
Je vous demanderais votre sœur...
MARFISE, souriant.
Ah ! c’est elle ?
ADRASTE.
Oui, je lui racontais vos froideurs, vos dédains ;
Elle me consolait et plaignait mes chagrins...
MARFISE.
Et l’amour vous a pris en parlant d’autre chose...
Car vous êtes aimé cette fois, je suppose ?
SYLVIA.
Ah ! ma sœur !
MARFISE.
Je t’entends, ma chère Sylvia.
En me parlant pour lui, tu l’aimais donc déjà ?
SYLVIA.
Mais je n’en savais rien !
MARFISE.
Je le crois... Il me semble
Qu’on pourrait faire alors les deux noces ensemble.
LÉLIO.
Quel bonheur !
ADRASTE.
Quel bonheur !
SYLVIA, plus bas.
Quel bonheur !
GABIOLLE.
Par ma foi !
Tout le monde est content, Spinette, excepté moi.
N’as-tu pas de dégoût pour les gens de génie ?
SPINETTE.
Va donc ! Marions-nous aussi par compagnie.