Le Boulevard Bonne-Nouvelle (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Théodore-François MOREAU-SAINTI)

Prologue en Vaudevilles.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 23 décembre 1820, lors de l’inauguration du Gymnase dramatique.

 

Personnages

 

M. TRICOT, marchand bonnetier

M. DUJOUR

M. PONCTUEL

SORBETI

VIEUBRIQUET

LA COMTESSE CHINCHILA

AGNÈS

GEORGETTE

MADAME DURAND

CÉCILE

MADAME GIANETI

MADAME BONACCUEIL

CURIEUX

ACTEURS

ACTRICES

 

Sur le boulevard Bonne-Nouvelle, devant le théâtre du Gymnase.

 

Le boulevard Bonne-Nouvelle. À droite, plusieurs rangées de chaises au fond, une fermeture en planches, et, au-dessus, des toiles qui cachent la sculpture du théâtre du Gymnase.

 

 

Scène première

 

VIEUBRIQUET, CURIEUX, qui se pressent pour entrer

 

LES CURIEUX.

Air : Bon voyage, cher Dumelet. (Le Départ pour Saint-Malo.)

J’entrerai,
Morbleu ! j’entrerai !
Dans cette salle
Il faut qu’un nous installe.
J’entrerai,
Morbleu ! j’entrerai !
Je verrai tout, ou de force ou de gré.

VIEUBRIQUET, les repoussant.

Pour ces Français n’y a vraiment pas d’obstacle ;
Jeux et combats excitent leurs transports :
Ils vous assiég’nt un’ salle de spectacle.
Ni plus ni moins qu’ils enlevaient un fort.

LES CURIEUX.

J’entrerai, etc.

VIEUBRIQUET.

Quoiqu’à mon post’ je sois des plus solides,
Si le coup d’ poing continue à donner,
Moi, qui d’puis peu quittai les Invalides,
Ils m’ forceront bientôt d’y retourner.

LES CURIEUX.

J’entrerai, etc.

PREMIER CURIEUX.

Mais, monsieur l’invalide, cela n’a pas de nom ; fermer les portes le jour de l’ouverture !

DEUXIÈME CURIEUX.

Comment, monsieur Vieubriquet, il n’y aurait pas moyen de voir les travaux de la salle ?

VIEUBRIQUET.

Non, messieurs, j »ai ma consigne... impossible ce matin ; ce soir, c’est différent, on n’empêchera personne d’entrer...

PREMIER CURIEUX.

C’est que, ce soir, voyez-vous, j’aurai des affaires.

VIEUBRIQUET.

Voilà comme ils sont !

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

Devant not’ port’ chaque passant s’arrête ;
D’ les éloigner n’y a vraiment pas moyen ;
Pendant des heur’s s’ils lèvent tous la tête,
C’est qu’ comme on dit, la vue n’en coûte rien.
Loin de r’douter une chance fatale,
De not’ théâtr’ le succès s’rait certain,
Si nous avions chaque soir dans la salle
La moitié d’ ceux qui la r’gardaient l’ matin.

 

 

Scène II

 

VIEUBRIQUET, CURIEUX, M. TRICOT

 

TRICOT, à la cantonade.

C’est bon... c’est bon : j’attendrai ici la réponse... Eh bien ! voilà encore du monde qui stationne ! Que diable, invalide, à quoi songez-vous donc ? dégagez les avenues.

DEUXIÈME CURIEUX.

C’est sans doute un inspecteur... je continue ma promenade.

PREMIER CURIEUX.

Et moi aussi.

Peu à peu les curieux s’éloignent et disparaissent.

TRICOT.

C’est vrai, ils sont là un tas de curieux qui cherchent à tromper les factionnaires et à gagner les invalides... il faut donc que ces gens-là n’aient rien à faire ?

VIEUBRIQUET, l’arrêtant.

Eh bien ! monsieur, où allez-vous donc ?

TRICOT.

Je vais voir si cela avance et où ils en sont.

VIEUBRIQUET, ôtant son chapeau.

Monsieur est actionnaire ?

TRICOT.

Du tout, simple amateur ; j’exerce ici une surveillance active et gratuite. Mais on se lasse de tout, même d’être sur ses jambes, et grâce à la demande que je viens de faire...

VIEUBRIQUET.

Vous avez demandé une place ?

TRICOT.

Trois !

VIEUBRIQUET.

Trois places à la fois !

TRICOT.

C’est plus sûr, parce que, voyez-vous, par le temps qui court, les places, ça n’est pas comme les lièvres... on peut...

Il prend du tabac.

VIEUBRIQUET.

Permettez, monsieur, je remets bien votre figure maintenant ; il n’y a que votre nom qui ne me revient pas.

TRICOT.

Tricot, l’ancien marchand bonnetier, au Mollet d’Hercule, et fournisseur en chef de plusieurs théâtres. Tel que vous me voyez, l’Opéra me doit beaucoup.

VIEUBRIQUET.

Vous n’avez pas été soldé ?

TRICOT.

Si fait, mais ils ont eu là cinq ou six danseurs qui ne seraient rien sans moi ; je les ai formés, c’est le mot.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Oui, des erreurs de la nature
J’étais l’adroit réparateur,
Maint Zéphir’ de faible structure
Me dut son embonpoint flatteur ;
Ils n’en étaient que plus ingambes,
Et le vrai connaisseur enfin
Savait bien distinguer les jambes
Qui sortaient de mon magasin.

Je viens rendre le même service au Gymnase.

VIEUBRIQUET.

Et vous croyez que vous obtiendrez...

TRICOT.

Est-ce qu’il est possible que l’administration me refuse, après les services que je lui ai rendus ?

Air : Paris est comme autrefois.

Par amour pour le théâtre,
J’étais toujours là, morbleu !
Et je m’exposais au plâtre,
Comme vous jadis au feu !
Dès six heures moins un quart,
J’étais sur le boulevard.
On sait tout ce que je vaux
Pour activer les travaux.
Je ne parle pas du reste ;
Mais, pendant des jours entiers,
Et de la voix et du geste
J’animais les ouvriers.
Que de pierres, de moellons,
M’ont roulé sur les talons !
Combien j’ai reçu, grands dieux !
De poussière dans les yeux !
J’ai mesuré l’architrave,
Et, sans voir le soupirail.
Je suis tombé dans la cave
En regardant le portail.
La pose du chapiteau
M’a fait perdre mon chapeau,
La sculpture du fronton
Me coûte un habit marron ;
La manœuvre de la grue
M’a deux fois presque assommé !
Et vous jugez, dans la rue,
Si je me suis enrhumé...
Enfin le jour fortuné
Où, de peuple environné,
Je vois le toit terminé,
Et mon travail couronné,
Une montre de Bréguet,
Ma montre, hélas ! m’est ravie !
Au moment où je m’écrie :
Enfin voilà le bouquet !

Vous sentez bien qu’avec des titres pareils, si on ne faisait pas droit à ma demande, je leur intenterais un procès en dommages et intérêts.

VIEUBRIQUET.

Ah çà ! sans être trop curieux, quelles sont donc les deux autres places que vous attendez ?

TRICOT.

D’abord celle de souffleur en chef et celle de directeur général des combats à outrance.

VIEUBRIQUET.

Directeur général des combats !...

TRICOT.

Oui ; à un théâtre de boulevard, c’est la place la plus importante. Mais, vous autres, mon cher, vous ne vous doutez pas de ce que c’est que des combats.

VIEUBRIQUET.

Mille canons, je ne m’en doute pas ! et cette blessure-là ?

TRICOT.

C’est justement ce qui prouve que vous n’y entendez rien. La première règle est de se battre sans se l’aire de mal.

Air du vaudeville de Fanchon.

Premier couplet.

J’aime à les voir combattre
Deux à deux, quatre à quatre ;
Il faut, dans ce métier.
L’adresse la plus grande ;
Car, fût-on prince ou chevalier,
On est mis à l’amende
Quand on blesse un guerrier.

Deuxième couplet.

Vu que chaque soirée
Est toujours consacrée
À des combats sans fin,
Il faut que l’on y veille,
Et, par économie enfui,
Que les morts de la veille
Servent le lendemain.

Qui vient encore là ? qu’est-ce que demande cette femme ?

 

 

Scène III

 

VIEUBRIQUET, qui retourne près de la porte, TRICOT, MADAME BONACCUEIL

 

TRICOT.

Invalide, à votre poste !

MADAME BONACCUEIL.

Eh bien ! laissez-moi donc passer !

TRICOT.

Impossible, madame, nous ne pouvons pas.

MADAME BONACCUEIL.

Que je parle au moins à quelqu’un du Gymnase !

TRICOT.

Qu’y a-t-il pour votre service ?... je le devine : vous demandez à entrer.

MADAME BONACCUEIL.

Au contraire,

Montrant ses clefs.

je demande à faire entrer les autres ; je voudrais une place d’ouvreuse de loges.

TRICOT.

Diable ! diable ! madame, ce sont des places bien recherchées ; nous avons beaucoup de demandes.

MADAME BONACCUEIL.

Mais, moi, monsieur, j’ai fait mes preuves ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’exerce, et vous pouvez vous informer de madame Bonaccueil.

TRICOT.

Le nom promet.

MADAME BONACCUEIL.

Je puis dire que je suis au théâtre depuis mon enfance.

Air : La séance est terminée. (Flore et Zéphyre.)

Avec un peu d’ gentillesse,
On se pousse toujours là.
J’ débutai dans ma jeunesse
Au balcon de l’Opéra.
Je n’ voyais qu’ des diplomates,
Et là, plus d’un grand seigneur
Dans des missions délicates
M’ choisit pour ambassadeur.
Mais on décim’ nos cohortes :
R’gardant comm’ soins superflus
À Favart d’ouvrir des portes
Où personne n’ frappait plus.
Quittant à r’gret le lyrique,
On m’ chargea peu d’ temps après,
Vu mon goût pour la musique,
D’ouvrir l’orchestr’ des Français.
Pour Stuart et sa belle intrigue,
Que de mal nous avons eu !
J’en s’rais morte de fatigue
Si l’ Paresseux n’ fût pas v’nu.
Pour me r’fair’ quelques semaines,
À l’Odéon j’ m’en allai ;
Aux Vêpres Siciliennes
J’eus trois fois le bras foulé ;
Mais tout le temps, sans reproches,
Que Phocion fut r’présenté,
J’avais les mains dans mes poches
Et mes clefs à mon côté.
Ainsi, de tout’s les manières,
Mon p’tit talent fut placé.
J’ n’ demande plus les premières,
Aux s’cond’s mem’ j’ai renoncé.
Aux troisièm’s j’étais naguère,
Mais tous mes vœux s’ront remplis,
Si, sur la fin d’ ma carrière,
J’ai les clefs du paradis.

TRICOT.

Le paradis ! c’est trop juste, elle l’a bien gagné. Allons, ma bonne, je vous promets ma protection, pourvu que vous songiez bien à ce que je vais vous dire.

MADAME BONACCUEIL.

Ah ! monsieur, vous n’avez qu’à parler.

TRICOT.

Voilà ce que nous voulons.

Air du Ballet des Pierrots.

Sans être obligé de se battre,
Que les spectateurs soient assis,
Et que dans les loges de quatre
On n’en mette pas plus de six ;
Placez chacun comme il désire,
Sans en exiger de cadeau.

MADAME BONACCUEIL.

Ah ! pour le coup, on pourra dire :
C’est bien un théâtre nouveau.

TRICOT.

Même air.

On n’entendra pas les ouvreuses
Parler plus haut que les acteurs ;
Et jamais leurs mains scrupuleuses
Ne mettront d’écriteaux menteurs.
La salle ne sera pas pleine
Avant qu’on ouvre le bureau.

MADAME BONACCUEIL.

Ah ! pour le coup, j’en suis certaine,
C’est bien un théâtre nouveau.

Soyez tranquille, monsieur.

Air : Pégase est un cheval qui porte. (Les Chenilles de Maître Adam.)

R’nonçant à d’ancienn’s habitudes,
À vos goûts on se conform’ra :
Et dans mes nouvelles études,
L’ désir d’ vous plaire m’ soutiendra.
Messieurs, quand un hasard propice
En ces lieux conduira vos pas,
Mes clefs sont à votre service,
Mais ne me les empruntez pas.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

VIEUBRIQUET, TRICOT, M. DUJOUR, LA COMTESSE CHINCHILA

 

DUJOUR et LA COMTESSE CHINCHILA.

Air de la valse des Montagnes russes.

Temple charmant.
Qu’édifie
La folie,
Tu fus vraiment
Fait par enchantement.

DUJOUR.

Chaque aurore
Vient encore
Faire éclore
Un plaisir.
Tout en France
Plaît d’avance ;
L’inconstance
Aime à choisir.

DUJOUR et LA COMTESSE CHINCHILA.

Temple charmant, etc.

LA COMTESSE CHINCHILA.

L’emplacement est tort bien, et l’on aurait pu y établir quelque chose de plus considérable.

DUJOUR.

Mais oui, c’était assez petit pour y mettre le grand Opéra... On ne voulait pas de ce nouveau théâtre... on disait qu’il y en avait trop ; mais je trouve, au contraire, qu’il n’y en a pas assez. Je vais tous les soirs à chaque spectacle pour voir ce qu’il y a de bon... je n’y reste pas cinq minutes, et au bout d’une heure je ne sais plus que faire de ma soirée. Il faudrait nous adresser à quelque employé... où est la location ?

VIEUBRIQUET, montrant Tricot.

Voilà monsieur, qui est un des administrateurs.

DUJOUR, le regardant.

Ah ! c’est là... Eh ! mais, c’est monsieur Tricot, mon bonnetier. Il paraît que nous ne sommes plus dans les bonnets de coton, et que nous avons abandonné notre maison de commerce du carré Saint-Denis ?

LA COMTESSE CHINCHILA.

Carré Saint-Denis ! comment ! vous alliez dans un pareil magasin ?

DUJOUR.

Vous sentez bien que j’y allais incognito... la boutique était assez vulgaire, mais il y avait au comptoir une petite fille supérieure... au-dessus du genre. Cette petite Agnès, qu’est-ce qu’elle est devenue, monsieur Tricot ? n’aviez-vous pas envie d’en faire votre femme ?

TRICOT.

Je vous en prie, monsieur, n’en parlons plus. Je venais tous les matins inspecter les travaux du Gymnase, et pendant ce temps-là... Agnès... enfin, un jour je ne l’ai plus retrouvée ; voyez-vous, ce sont des chagrins domestiques...

DUJOUR.

Je comprends, je comprends... on ne voit que cela cette année, c’est épidémique. Et c’est par désespoir que vous vous êtes jeté dans les entreprises théâtrales ?

TRICOT.

Oui, monsieur, par désespoir... et un peu par spéculation.

DUJOUR

Eh bien ! mon cher, nous venons ce soir vous applaudir. Croyez-vous avoir du monde ?

TRICOT.

Nous l’espérons du moins, et je vous conseille de venir de bonne heure.

LA COMTESSE CHINCHILA.

De bonne heure ? Impossible.

TRICOT.

Madame a du monde à dîner ?

LA COMTESSE CHINCHILA.

Non, je n’ai rien à faire ; mais on ne peut pas arriver au premier acte, ce serait s’afficher. Le bon genre est d’entrer dans sa loge au milieu de la seconde pièce, au moment le plus intéressant ; voyez-vous le parterre en fureur, qui se retourne pour gronder... et qui s’arrête pour lorgner ! Tout en ayant l’air de s’asseoir et d’arranger négligemment son châle sur le devant de la loge, on a déjà parcouru toute la salle d’un coup d’œil ; on a remarqué monsieur l’ambassadeur qui paraît au balcon, madame la comtesse qui se montre aux premières, et le petit chevalier qui se cache aux troisièmes. On donne à l’un un salut... à l’autre un signe de tête... et plus haut un sourire... c’est charmant ! tout Paris est là, et sans sortir de sa loge on a fait ses visites.

DUJOUR.

Et souvent on a causé tout le temps de la pièce.

LA COMTESSE CHINCHILA.

Oui, cela nous arrive quelquefois à la tragédie ou à l’opéra. Mais il faut nous rendre justice...

Air du vaudeville de Les Maris ont tort.

Quand la pantomime commence,
Il est défendu de parler.
On pourrait, quand Zéphire danse,
Entendre une mouche voler ;
Car dans la bonne compagnie
Qui, vous le savez, s’y connaît,
On regarde la tragédie,
Mais on écoute le ballet.

Dansera-t-on chez vous, monsieur ?

TRICOT.

Je ne crois pas, madame.

LA COMTESSE CHINCHILA.

Eh bien ! que fera-t-on, et quel est ce nom-là, le Gymnase ?

TRICOT.

Mais c’est un nom grec, ou latin. Voyez-vous, madame, le Gymnase, c’était comme qui dirait l’Ambigu-Comique d’Athènes... excepté qu’on y boxait...

LA COMTESSE CHINCHILA.

Oh ! mon Dieu ! je pensais que ce n’était qu’à Londres...

TRICOT.

Du tout ; les Grecs étaient les plus grands boxeurs de l’antiquité, et les coups de poing anglais sont renouvelés des Grecs.

DUJOUR.

Diable ! monsieur Tricot, savez-vous que c’est là de l’érudition ? et j’estime fort votre définition du Gymnase ; je crois cependant qu’on peut en donner à madame une idée un peu plus exacte.

Air de La Sentinelle.

À nos esprits ce nom vient retracer
Et les beaux jours et les jeux de la Grèce,
Et cette enceinte où courait s’exercer
Une héroïque et brillante jeunesse.
Des magistrats, seuls juges des succès,
Du Gymnase occupaient les places ;
Mais plus heureux dans vos essais,
Messieurs, au Gymnase français
Pour juges vous aurez les Grâces.

LA COMTESSE CHINCHILA.

Et dites-moi, monsieur, donnerez-vous de bonnes pièces ?

TRICOT.

Certainement, madame... voilà une question !... Vous n’avez qu’à les commander ; comment les voulez-vous ?

LA COMTESSE CHINCHILA.

S’il ne tient qu’à dire mon goût, je demande d’abord, pour ma part, qu’on nous épargne ces éternelles épigrammes contre les maris.

DUJOUR.

Et surtout contre les femmes.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Enclin aux piquantes malices,
Le Vaudeville, enfant gâté,
Prit trop souvent, dans ses esquisses,
La licence pour la gaité.
Dans les tableaux que votre main hasarde
Il ne faut pas, peintre licencieux,
Si vous voulez que la beauté regarde,
La forcer à baisser les yeux.

TRICOT.

Certainement... vous pouvez vous en rapporter à moi. La plus stricte décence...

DUJOUR.

Allons, nous allons louer une loge, et voilà notre soirée décidément fixée : nous commencerons par le Gymnase, nous passerons à Don Juan, et nous finirons par le bal de la petite duchesse.

TRICOT.

Comment, monsieur ?

DUJOUR.

Oh ! mon Dieu ! oui, tous les plaisirs à la fois ; voilà comme je suis.

Air de l’entr’acte de L’Épreuve villageoise.

Je fis toujours
De mes jours
Bon emploi :
J’ai pour toi
De saisir
Le plaisir
Qui passe.
Lorsqu’un savant
En rêvant,
Perd des nuits,
Jeux et ris
M’entraînent dans l’espace.
Je fus, dans plus d’une cité,
Cité,
Pour être promptement d’un cœur
Vainqueur.
J’entends dire au censeur subtil :
N’a-t-il
Que ce joli talent-ci ?
Si !

Je sais danser
Et valser,
Puis nager,
Voltiger
D’un pied léger
Sur la glace.
Jeux de hasard,
De billard,
De boston.
Du bon ton,
Je vous joue avec grâce.
Le malin, à cheval, au cours
Je cours ;
Au spectacle je me fais voir,
Le soir.
Bref, je donne le ton pour tout,
Partout,
Et n’épargne en épicurien
Rien.

Aux doux instants
Du printemps,
Dans les champs,
Par ses chants,
L’oiseau du bocage m’appelle ;
Loin de Paris,
Je souris,
Quand Zéphyr
Vient ouvrir
Chaque rose nouvelle.
Ainsi, courant, jouant, buvant
Souvent,
Je double de mes jours trop courts
Le cours ;
Et pour devise dans Paris,
J’ai pris :
Amour et plaisir ; ou sinon,
Non !

 

 

Scène V

 

VIEUBRIQUET, TRICOT, M. DUJOUR, LA COMTESSE CHINCHILA, SORBETI, MADAME GIANETI, MADAME DURANDI

 

LA COMTESSE CHINCHILA.

Eh ! mais, qui vient de ce côté ? C’est un concert tout entier.

SORBETI, MADAME GIANETI et MADAME DURANDI.

Air : Ô pescator d’ell’ onda. (La Sérénade )

Ascoltate a la ronda
En plein air,
Le Pescator del onda :
Qua ! bel air !
Abiamo del tremor,
Ma un coup de main pourra
Conduir’ la nostra barca,
La barque à bon port.

LA COMTESSE CHINCHILA.

Eh ! mon Dieu ! quel salmigondis de français et d’italien !

DUJOUR.

Oui, l’on dirait de l’opéra-comique chanté par l’Opéra-Buffa.

SORBETI.

Vi l’avele dito.

DUJOUR.

Je ne me trompe pas, c’est monsieur Sorbeti, ce glacier de la rue de Louvois...

SORBETI.

Perdonate, monsiou, il signor Sorbeti.

DUJOUR.

Mais vous êtes Français ?

SORBETI.

Perdonate, ze souis Italien depuis quelques zours.

MADAME GIANETI.

Ah ! mon Dieu ! oui, nous sommes...

SORBETI.

Silencio !... vi sapete que z’étais limonadier de l’Opéra-Buffa, et que z’avais une voix... superbe. Vi m’y avez entendu ?

LA COMTESSE CHINCHILA.

À l’Opéra-Buffa ?

SORBETI.

Si, signora, dans les corridors, quand je criais : Orzeat ! limonade ! des glazes ! oun timbre admirable, auquel on ne faisait point attention, et per que ? sense dubbio à cause des paroles françaises. Zé ou un soir l’idée de crier, après le premier acte de Don Zouan : Orzata... limonada... delle glacée... Subito tous les dilettanti y m’azetaient... d’où z’ai conclou que pour les glazes et la mousique, il n’y avait de salout que dans l’Italie.

DUJOUR.

Et vous vous êtes fait Italien ?

SORBETI.

Tout à fait. Il n’y a que la langue qui m’embarrasse un pou, per qué ze ne la sais pas encore ; ma avec quelques mots que z’ai attrapés dans les finales, et les cavatines, on peut se tirer d’affaire... Voyez-vous... Tuti... Quanti... Maladetto... Ascoltati, Ben mio... Cor mio... je ne sors pas de là.

MADAME DURANDI.

Oui, mais vous nous aviez promis de nous apprendre...

SORBETI.

Silenzio, dunque !... et ze viens offrir au Zymnase mes roulades et mes sorbets.

LA COMTESSE CHINCHILA, montrant Tricot.

Voici monsieur qui est un des principaux administrateurs.

SORBETI.

Corpo di Baccho !... il ne fallait pas me laisser parler devant lui... Nous venons, signer... moi d’abord, é poui ces deux dames, prime donne, ma cousine Jannette, c’est-à-dire Gianeti, et ma sœur madame Durandi.

DUJOUR.

J’entends, madame Durand.

SORBETI.

Si, ma ze lui ai donné des lettres de naturalisation, per qué, comme ze vous disais, pour roussir en mousique, il faut être Italiano.

DUJOUR.

Permettez, monsieur ; je ne suis pas tout à fait de votre avis.

Air : Dans ma chaumière. (Koulouf.)

Elle est française,
La noble lyre de Grétry,
Et cette voix qui dans l’Agnèse
Enivre vos dilettanti.
Elle est française.

SORBETI.

Si, signer, les Français ont du bon ; quoique zé ne sois piou de leur pays, je conviens que dans ce moment ils ont pris un élan mousical... auquel je me plais à rendre justice.

Air : Voilà bien ces lâches mortels. (Les Préventions d’une femme.)

Chaque rue a ses troubadours,
Armés de luths et de guitares ;
Grâce à leurs chants, vos carrefours
En musique sont moins barbares ;
Et tout reconnaîtrait dézà
Les douces lois de l’harmonie,
Si les orgues n’étaient pas là
Pour rappeler la barbarie.

TRICOT.

Et vous croyez, mon cher, que votre musique italienne pourra s’adaptera nos petits opéras-comiques et à nos vaudevilles ?

SORBETI.

Oh ! parfaitement.

Air : Sans mentir. (Les Habitant ! des Landes.)

Z’ai tradouit en chants faciles
Gluck, Mozart et Sacchini ;
Et ze mets en vaudevilles
Jusqu’au signer Rossini.
Ses œuvres, que ze corrige,
Sarmeront plus d’un écho,
Et, frappé d’un tel prodige,
Chacun dira : Quesaco ?
Il Turco, (Bis.)
Sur l’air de la Monaco.
Ascoltale un poco.

Il chante un air bouffe.

TRICOT, après l’air, à Sorbeti.

C’est fort bien... Voici l’entrée du théâtre,

À M. Dujour.

et de la location.

Ils sortent tous, excepté Tricot.

 

 

Scène VI

 

TRICOT, AGNÈS et GEORGETTE

 

GEORGETTE.

Allons, mademoiselle, un peu plus de courage :

Nous voilà, grâce au ciel, au terme du voyage.

À ce nouveau théâtre on nous recevra bien.

AGNÈS.

Oui, Victor me l’assure, et moi je n’en crois rien.

TRICOT, à part.

Je ne me trompe pas, c’est Agnès en personne.

Qui l’accompagne-là ? C’est cette autre friponne,

Georgette, ma servante. Ah ! je vais donc savoir

Qui les fit toutes deux sortir de mon comptoir.

Ah ! fortune ! Ce trait d’aventure propice

Répare tous les maux que m’a faits ton caprice.

AGNÈS.

Au Gymnase, monsieur, nous venons débuter,

Et nous voudrions bien nous faire présenter

Au directeur.

TRICOT, à part, cachant sa figure avec son mouchoir.

Feignons...

Haut.

C’est moi, ne vous déplaise.

GEORGETTE.

Comment, monsieur, c’est vous ? Ah ! que j’en suis bien aise.

Mademoiselle et moi, pour nous former un peu,

Nous avons habité le quartier Richelieu,

Une bonne maison, un hôtel magnifique,

Où les princes, les rois, vivent en république.

TRICOT.

On vous y reçut mal ?

GEORGETTE.

Au contraire, monsieur :

Nous avons éprouvé l’accueil le plus flatteur.

Mais les maîtres vraiment sont d’une étrange sorte :

Dès qu’on leur convient trop on est mis à la porte,

Et l’on vous éconduit toujours, en pareil cas,

Avec des compliments et des certificats.

Voici les nôtres.

TRICOT.

Bon : mais vous avez peut-être,

Avant ces grands seigneurs, servi quelqu’ autre maître ?

AGNÈS.

Oui, monsieur, un marchand du carré Saint-Denis.

GEORGETTE.

Un sot dont nous avons déserté le logis.

TRICOT, à part.

Un sot ! La patience à la fin m’abandonne.

Haut.

Me reconnaissez-vous ?

GEORGETTE et AGNÈS.

Aïe !

TRICOT.

Mon visage, friponne,

Dans cette occasion, rend vos sens effrayés,

Et c’est à contrecœur qu’ici vous me voyez.

GEORGETTE, bas à Agnès.

Courage, allons, du cœur, surtout de la mémoire ;

À notre aide appelons tout notre répertoire.

TRICOT.

Malgré tous mes bienfaits, former un tel dessein !

Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein,

De votre fuite au moins apprenez-moi l’histoire.

AGNÈS.

Elle est fort étonnante et difficile à croire.

J’étais à travailler, dans le petit salon,

Lorsque je vis passer devant votre maison

Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue

D’une humble révérence aussitôt me salue ;

Moi, pour ne point manquer à la civilité,

Je fais la révérence aussi de mon côté.

Soudain il me refait une autre révérence,

Moi, j’en refais de même une autre en diligence,

Et lui d’une troisième aussitôt repartant,

D’une troisième aussi, je repars à l’instant.

Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle,

Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;

Et moi, qui tous ces tours fixement regardais,

Nouvelle révérence aussi je lui rendais,

Tant que si sur ce point la nuit ne fût venue,

Toujours comme cela je me serais tenue,

Ne voulant point céder ni recevoir l’ennui

Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

TRICOT.

Fort bien.

AGNÈS.

Le lendemain j’étais avec Georgette,

Lorsqu’il entra chez nous pour y faire une emplette ;

Le soir, il vint encor ; le lendemain aussi ;

Il revenait toujours quand vous étiez sorti.

Il disait qu’il m’aimait d’une ardeur sans seconde ;

Et me disait les mots les plus gentils du monde ;

Des choses que jamais rien ne peut égaler,

Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,

La douceur me chatouille, et là-dedans remue

Certain je ne sais quoi, dont je suis toute émue.

TRICOT, à part.

Ô fâcheux examen d’un mystère fatal,

Où l’examinateur souffre seul tout le mal !

Haut.

Et vous n’avez pas craint d’encourager sa flamme ?

AGNÈS.

C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme.

TRICOT.

Morbleu !

AGNÈS.

Pourquoi crier ?

TRICOT.

J’ai grand tort en effet.

AGNÈS.

Je n’entends pas de mal à tout ce que j’ai fait,

Il venait tous les jours s’asseoir dans la boutique,

M’apportait des billets de l’Ambigu-Comique.

Sur la scène il prétend diriger mes essais.

À ses leçons déjà je dois quelques succès :

Aussi pour cultiver un art qu’il idolâtre,

Je me suis engagée à ce nouveau théâtre.

TRICOT.

Vous pourriez préférer un semblable destin

À l’honneur de régir un jour mon magasin,

De m’avoir pour époux ! Car je vous lis entendre

Que pour femme, en un mot, je prétendais vous prendre.

AGNÈS.

Oui, mais à vous parler franchement, entre nous,

Victor est pour cela plus à mon goût que vous :

Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,

Et vos discours en font une image terrible.

Mais Victor le fait, lui, si rempli de plaisirs,

Que de se marier il donne des désirs.

TRICOT.

Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

AGNÈS.

Oui, je l’aime.

TRICOT.

Et vous avez le front de le dire à moi-même ?

AGNÈS.

Et pourquoi, s’il vous plaît, ne le dirais-je pas ?

TRICOT.

Le deviez-vous aimer, impertinente ?

AGNÈS.

Hélas !

Est-ce que j’en puis ? mais lui seul en est la cause,

Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

TRICOT.

Voyez comme répond la perfide aujourd’hui.

Vous ne m’aimez donc pas à ce compte ?

AGNÈS.

Vous ?

TRICOT.

Oui.

AGNÈS.

Hélas ! non.

TRICOT.

Comment, non ?

AGNÈS.

Voulez-vous que je mente ?

TRICOT.

Pourquoi ne m’aimer pas, madame l’impudente ?

Mais tu le peux encor ; tu le peux, si tu veux ;

Écoute seulement ce soupir amoureux,

Je suis tout prêt, cruelle, à le prouver ma flamme

Si tu consens enfin à devenir ma femme.

GEORGETTE.

Votre femme ? fi donc !

TRICOT.

Qu’entends-tu par ce ton ?

GEORGETTE.

Fi ! vous dis-je.

TRICOT.

Comment !

GEORGETTE.

Et fi... fi ! vous dit-on

Vous avez trop d’esprit pour faire une sottise ;

Et j’en appellerais à votre barbe grise.

Ne nous emportons pas, voyons tranquillement

Si l’amour vous a fait un objet bien charmant.

Vos traits sont effacés, elle est aimable et fraîche ;

Elle a l’esprit bien fait, et vous, l’humeur revêche ;

Elle n’a pas seize ans, et vous, vous êtes vieux ;

Elle se porte bien, vous êtes catarrheux ;

Elle a toutes ses dents, qui la rendent plus belle,

Vous n’en avez plus qu’une, encore branle-t-elle,

Et doit être emportée à la première toux.

À quelle malheureuse ici-bas plairiez-vous ?

TRICOT.

Morbleu !

GEORGETTE.

Vous êtes fou de vouloir à votre âge

Pour la seconde fois tâter du mariage ;

Plus fou d’être amoureux d’un objet de seize ans,

Encor plus fou d’oser forcer ses sentiments :

Ainsi, dans ce dessein funeste en conséquences,

Je compte la valeur de trois extravagances,

Dont la moindre va droit aux petites maisons.

TRICOT.

Je vous renfermerai.

GEORGETTE.

Belles précautions !

TRICOT, à Agnès.

Sais-tu qu’après avoir employé la prière,

Je saurai contre toi prendre un parti contraire ?

GEORGETTE.

Pestez, jurez, criez, mettez-vous en courroux,

Vous m’entendrez toujours vous dire qu’un jaloux

Est un objet affreux, à qui l’on fait la guerre,

Qu’on voudrait de bon cœur voir à cent pieds sous terre,

Qu’il n’est rien plus hideux ! Que Satan, Lucifer,

Et tant d’autres messieurs, habitants de l’enfer,

Sont des objets plus beaux, plus charmants, plus aimables,

Des bourreaux moins cruels, et moins insupportables

Que certains jaloux tels qu’on en voit en ce lieu :

Vous m’entendez, j’ai dit, je me retire, adieu.

Georgette et Agnès se sauvent.

TRICOT, s’opposant à leur sortie.

Non, non, morbleu ! vous ne vous en irez pas... Mais c’est M. Ponctuel, le régisseur du théâtre.

 

 

Scène VII

 

TRICOT, AGNÈS, GEORGETTE, M. PONCTUEL, puis LA COMTESSE CHINCHILA, M. DUJOUR et CÉCILE

 

PONCTUEL.

Silence donc, monsieur Tricot ! vous faites un bruit à notre porte ! vous allez réveiller la fille de la maison, qui revient de la Belgique et qui était si fatiguée qu’elle s’est endormie en arrivant.

On entend la ritournelle de l’air suivant.

TRICOT, regardant.

La voilà qui vient de ce côté... et, Dieu me pardonne ! elle dort encore.

DUJOUR.

Comment ! elle dort en marchant ? Voilà qui est très curieux.

LA COMTESSE CHINCHILA.

Oh ! certainement, je reste.

CHŒUR.

Air de la contredanse de La Somnambule.

Silence (Bis.)
La voilà qui s’avance :
Silence ! (Bis.)
Surtout n’arrêtons pas
Ses pas.

Sa grâce
Efface
Les amours qui suivent sa trace ;
Et même
On aime
Son sommeil,
Autant que son réveil.

Silence ! (Bis.)
Chez nous elle s’avance.
Silence ! (Bis.)
Surtout n’arrêtons pas
Ses pas.

CÉCILE.

Oui, dépêchez-vous ! nous n’arriverons jamais... ah ! mon Dieu ! quelle route et quels chevaux !...

Écoutant.

Oui, je suis pressée...

Écoutant.

Si l’on m’attend à Paris ?... sans doute on m’attend... du moins je l’espère !... enfin voilà la barrière... nous entrons... Comment... où je veux descendre ?... Boulevard Bonne-Nouvelle... Oh ! mon Dieu ! à mesure que nous approchons, le cœur me bat... Postillon, plus doucement... il va comme le vent. À présent, je voudrais ne pas arriver... comment vais-je être accueillie ?... ne m’aura-t-on pas oubliée ? Ah ! j’ai entendu mon nom... quelqu’un m’a saluée...

S’inclinant.

On me reconnaît !

Elle penche la tête sur le fauteuil et s’endort.

TRICOT.

C’est étonnant ! ça me fait l’effet de la Belle au bois dormant.

DUJOUR.

Taisez-vous donc, vous allez l’éveiller.

CÉCILE, se levant vivement.

Mais un instant, mademoiselle... on peut bien attendre un instant... dites au régisseur que je veux lui parler... qu’il monte sur-le-champ... Ah ! vous voilà !... Comment, monsieur, vous faites commencer ?... vous voyez bien que je ne suis pas encore prête, que ma toque n’est pas encore posée... et je ne descendrai pas sans mes marabouts...

Écoutant.

Hein... qu’est-ce que vous dites ?... Certainement au Gymnase...

Écoutant.

Comment, monsieur, on ne fera pas d’entr’actes, et l’on ne fera jamais attendre le public... c’est différent... je descends... écoutez... voilà les trois coups...

L’orchestre joue avec sourdines l’air : Dormez donc, mes chères amours.

C’est l’ouverture qui commence...

Arrangeant ses gants, sa coiffure, et repoussant sa robe avec son pied, comme si c’était une robe longue.

On a beau dire... ce moment-là produit toujours un certain effet... moi surtout qui n’ai pas encore vu la salle... si je regardais à travers la toile ... Ah ! mon Dieu !... quel coup d’œil !... comme c’est joli et comme ça fait peur !

Air : Dormez donc, mes chères amours. (Le Repos.)

Ici, quel spectacle enchanteur !
Je sens déjà battre mon cœur
Et de plaisir et de frayeur.
Combien ces loges sont brillantes !
Que de toilettes séduisantes !
Ah ! combien de femmes charmantes !

DUJOUR.

Vraiment, elle y voit en dormant.
Vraiment, vraiment !
Je crois qu’elle y voit en dormant !

CÉCILE, écoutant.

Taisez-vous donc ! je crois qu’on applaudit.

DUJOUR.

Ma foi, j’ai envie de l’interroger.

LA COMTESSE CHINCHILA.

Oui, on prétend que les somnambules répondent quand on leur parle.

DUJOUR.

Et on assure môme qu’elles disent toujours la vérité.

TRICOT.

Oui, croyez cela ; ce sont des contes à dormir debout.

DUJOUR.

Silence !

Air du Pont de Khel.

Premier couplet.

Ô vous, dont l’œil découvre
L’avenir incertain,
Du théâtre qui s’ouvre
Quel sera le destin ?

CÉCILE.

Ici, bientôt un autre
Vous le dira,

Montrant le parterre.

Et mon juge et le vôtre
N’est-il pas là ?

Deuxième couplet.

Momus me le révèle,
Le public va venir.
Mais je vois que le zèle
Peut seul le retenir...
On le dit infidèle ;
Malgré cela,
Que la gaité l’appelle,

Montrant le parterre.

Il sera là.

On entend dans le fond la ritournelle du chœur suivant à grand orchestre.

PONCTUEL.

Ah ! mon Dieu ! ce sont nos chœurs qui répètent : ils vont l’éveiller, et dans quel moment encore !

CHŒUR, en dehors.

Air : Vive le Roi.

Des fous de plus
Par le plaisir élus,
Pour le joyeux Momus
Quelle
Bonne nouvelle !
Des fous de plus ;
Ce sont les vrais élus
Qui chantent l’orémus
Au temple de Momus.

CÉCILE, qui pendant le chœur précédent s’est un peu réveillée.

Que m’est-il donc arrivé ? et où suis-je ?

DUJOUR.

Eh ! mais, ma belle enfant, vous êtes à Paris, au Gymnase.

CÉCILE.

Au Gymnase ?... comme dans mon rêve.

DUJOUR.

Regardez plutôt cette nouvelle salle.

CÉCILE.

Oui... ce monde... ces loges brillantes... comme dans mon rêve ; et qu’est-ce que j’ai entendu là ?

PONCTUEL.

Nos chœurs, qui répètent au foyer.

DUJOUR.

Et qui font un bruit du diable.

CÉCILE.

Comme dans mon rêve.

PONCTUEL.

Air : Restez, restez, troupe jolie, (Les Gardes-Marine.)

Mais, si j’ai bien su vous comprendre,
Vous disiez, dans ce rêve heureux,
Qu’avant peu nous pourrions entendre
Des applaudissements nombreux.

DUJOUR.

Oui, ce rêve si favorable,
Qu’en dormant elle a rencontré,
À son réveil elle est capable
D’en faire une réalité.

Les toiles qui cachent le théâtre disparaissent, on aperçoit la façade du Gymnase : toutes les portes s’ouvrent et tous les acteurs et actrices paraissent en habits de caractère.

CHŒUR.

Air : Vive le Roi.

Des fous de plus
Par le plaisir élus ;
Pour le joyeux Momus
Quelle
Bonne nouvelle !
Des fous de plus ;
Ce sont les vrais élus,
Qui chantent l’orémus
Au temple de Momus.

VIEUBRIQUET.

Air du Lisbeth.

D’puis trois mois mon poste est l’ seul point
Où tous les jours la foul’ se porte ;
J’entrerai ! vous n’entrerez point !
On échange des coups de poing.
Que de mal pour défendr’ la porte !
Tant d’ curieux y dirig’nt leurs pas !
Qu’ j’ai l’ corps brisé, la têt’ rompue,
Ils me cassent jambes et bras,
Fass’ le ciel (Bis.) que ça continue !

CHŒUR.

Des fous de plus, etc.

LA COMTESSE CHINCHILA.

Air de Marcelin.

Messieurs, pour nos premiers essais,
Ne consultez que l’indulgence ;
Nos échos, trop longtemps muets,
Vont par vous rompre le silence ;
Sans craindre qu’ils soient indiscrets,
Des bravos redoublez la dose ;
Mais ne leur apprenez jamais
Qu’on peut répéter autre chose.

CHŒUR.

Des fous de plus, etc.

PONCTUEL.

Air : de Lantara.

Devant un public toujours juste,
Le Gymnase s’ouvre aujourd’hui,
Sous les yeux d’un monarque auguste,
Qui de tous temps des muses fut l’appui :
Au Pinde ainsi que dans l’histoire,
Il régnerait avec honneur,
Et des beaux-arts il eût été la gloire,
S’il n’aimait mieux être leur protecteur.

CHŒUR.

Des fous de plus, etc.

SORBETI.

Air : La Fille au coupeur de paille.

Aux Bouffes, c’est la manie,
On trépigne aux aria.
On se pâme et l’on s’écrie :
Divina, Bravissima !
Ici, pour nos couplets.
N’en déplaise à l’Italie,
Je me contenterais
D’un petit bravo français.

CHŒUR.

Des fous de plus, etc.

CÉCILE.

Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.

Au doux sommeil je me livrais naguère ;
Tous mes instants seront mieux employés,
Et dans ces lieux le désir de vous plaire
Va désormais nous tenir éveillés.
Loin que pour vous notre zélé se lasse,
Dès aujourd’hui nous jurons tous
De ne jamais nous endormir... de grâce !
Tâchez, messieurs, d’en faire autant que nous.

CHŒUR.

Des fous de plus, etc.

 

 

SCÈNE AJOUTÉE AU BOULEVARD BONNE-NOUVELLE

 (Anniversaire de la naissance de Molière.)

 

Théâtre du Gymnase. 15 Janvier 1821.

 

Personnages

 

UN ANGLAIS

M. TRICOT

 

 

Scène ajoutée

 

M. TRICOT, UN ANGLAIS

 

L’ANGLAIS.

Oh ! monsieur... n’est-il pas ici, le Théâtre-Français ?

TRICOT.

Oh ! non, monsieur, nous en sommes bien loin.

L’ANGLAIS.

Tant mieux, je suis très content.

TRICOT.

Et pourquoi donc, monsieur ?

L’ANGLAIS.

Pourquoi ?... Cet diable de Molière il m’ennuie beaucoup... et je vois aujourd’hui sur toutes les... toutes les... Comment appelez-vous ces papiers attachés contre les murs ?

TRICOT.

Ah !... les affiches.

L’ANGLAIS.

Oui... je voulais dire que je vois son nom sur toutes les affiches, en grosses lettres.

TRICOT.

Ce n’est pas étonnant.

Air : de La Sentinelle.

Avec raison ils fêtent l’heureux jour
Qui de Molière a marqué la naissance ;
De ses bienfaits c’est un juste retour,
Ne blâmez point notre reconnaissance.
S’illustrant dans tous les travaux,
De tous les arts la patrie est la mère.
La France, en ses jours les plus beaux,
A fait naître mille héros
Et n’a vu naître qu’un Molière.

L’ANGLAIS.

Goddam !... C’est encore beaucoup trop.

TRICOT.

Peut-on savoir d’où vient la prévention que vous avez contre lui ?

L’ANGLAIS.

Oh !... je ne puis le souffrir.

TRICOT.

Mais pour quelle raison ?

L’ANGLAIS.

Par la raison que je puis pas le souffrir.

TRICOT.

Peut-être monsieur ne le connait-il pas ?

L’ANGLAIS, riant.

Oh ! je le connais parfaitement bien, je vous jure ; je l’ai joué très souvent dans ma maison de campagne, où milady donnait des spectacles magnifiques et très chers.

TRICOT.

C’était vous qui payiez ?

L’ANGLAIS.

Yes... On donnait les comédies âmes dépens ; je me rappelle que c’était un membre du parlement qui avait joué le Tartufe, et milady, mon femme, faisait un rôle dans le George battu et puis content.

TRICOT.

Ah ! George Dandin.

L’ANGLAIS.

Yes... C’était moi qui faisais le Dandin... La pièce elle était fort à la mode, et ils avaient ri beaucoup de moi.

TRICOT.

Puisque vous devez un pareil succès à Molière, je ne conçois pas pourquoi vous ne pouvez pas le souffrir.

L’ANGLAIS.

Ce était pour des considérations personnelles ; car je suis, comme tous les Anglais, grand admirateur de Molière. Cet diable d’homme, il m’a ruiné.

TRICOT.

Pas possible !

L’ANGLAIS.

C’est très possible... J’avais un oncle complètement riche et très avare ; espérance bien confortable pour les héritiers ! eh bien !... pour avoir vu le Harpagon, il était devenu un petit dissipateur, et il ne se laissait manquer de rien ; il buvait, il mangeait tous les jours : c’est une chose bien terrible pour moi !

TRICOT.

Je conçois maintenant votre colère contre Molière.

L’ANGLAIS.

Ce n’était rien encore... J’avais un autre oncle très vieil, qui avait vingt mille livres sterling de revenu et qui était attaqué du spleen... du moins... la famille... il l’espérait...

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la vielleuse.)

Triste et chagrin dans sa sombre enveloppe,
Il méditait un funeste dessein,
Quand par hasard il voit le Misanthrope
Voilà, monsieur, qu’il hésite soudain.
Le Pourceaugnac, avec l’apothicaire,
L’a presque rendu guilleret,
Et le Malade imaginaire,
Il l’avait guéri tout à fait.

Il faisait plus que rire... Il parlait toujours de Thomas Diafoirus ; et quand je lui demandais de l’argent, il me disait : Clysterium donare, ensuita purgare... Il y a de quoi se pendre !

TRICOT.

Sans doute, c’est une horreur... Un auteur qui guérit du spleen... chez vous c’est sans exemple.

L’ANGLAIS.

Je croyais bien... Nous avons lord Byron qui serait capable pour le donner lui seul à toute l’Angleterre ; mais ce n’est pas tout encore... Je avais une tante...

TRICOT.

Ah ! mon Dieu, quelle famille !

L’ANGLAIS.

Qui faisait des romans très longs, aussi longs que lady Morgan, et qui les vendait aussi cher que Walter Scott... Elle avait eu le malheur de voir à Argail’s rooms les Miladies savantes...

TRICOT.

Ah ! les Femmes savantes.

L’ANGLAIS.

Yes... Et elle avait jeté au feu les dix premiers volumes d’un petite roman dont le libraire de London il offrait six mille guinées... et je devais payer les dettes à moi avec le roman de ma tante.

TRICOT.

Je conçois alors qu’entre Molière et vous c’est une guerre à mort.

L’ANGLAIS.

Et je arrivais justement pour le anniversaire... car vous êtes bien sûr que ce était le anniversaire ?...

TRICOT.

Monsieur, on le dit... c’est une de mes pratiques, le carillonneur de Saint-Eustache, qui a fait cette découverte-là sur les registres de la paroisse...

L’ANGLAIS.

Il paraîtrait alors que le lieu de sa naissance...

TRICOT.

Monsieur, on ne le connaît pas.

L’ANGLAIS.

Ah ! et le jour précis ?

TRICOT.

On n’en est pas sûr.

L’ANGLAIS.

Mais... son tombeau ?

TRICOT.

Monsieur, c’est fort incertain.

L’ANGLAIS.

Air : Muses des jeux et des accords champêtres.

Convenez-en, vous êtes économes
Dans les honneurs que l’on doit aux talens ;
Si nous avons, moins que vous, de grands hommes,
Sur leurs autels nous brûlons plus d’encens.
Rendez au moins justice à l’Angleterre :
Votre Molière, applaudi tant de fois,
Obtint chez vous à peine un peu de terre ;
Garrick repose à côté de nos rois !

TRICOT.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Il est trop vrai, par une aveugle rage,
Ce grand homme fut outragé ;
Mais des préjuges d’un autre âge
Notre siècle l’a bien vengé.
L’homme obscur tout entier succombe,
Mais Molière est encor debout ;
Qu’importe enfin où se trouve sa tombe ?
Son génie est partout. (Bis.)

Et je ne dois pas vous cacher, monsieur, que le modeste Gymnase se promet aussi de fêter aujourd’hui l’anniversaire de sa naissance.

L’ANGLAIS.

Goddam !... ce Molière, qui avait persécuté moi... qui avait poursuivi tous les ridicules...

TRICOT.

Vous ne pouvez pas lui échapper.

Le théâtre change, et représente l’intérieur d’un temple, au fond duquel on voit le buste de Molière, placé sur un piédestal. Tous les acteurs du prologue sont groupés autour de lui, et s’apprêtent à le couronner.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Pour Saint-Cyr, ah ! quelle gloire ! (Une Visite à Saint-Cyr.)

Célébrons le jour prospère
Où le premier des auteurs
Jadis a vu la lumière,
Et sur le front de Molière
Plaçons de modestes fleurs.

AGNÈS.

Ô Molière ! ô génie étonnant et sublime !
Toi que nous admirons, sans oser nous flatter
Que parmi tes enfants tu daignes nous compter,
Pardonne notre audace au feu qui nous anime :
Que notre amour nous légitime,
Et soyons tes enfants, au moins pour te fêter.

Elle s’approche du buste de Molière et place une couronne de laurier sur sa tête.

Vaudeville.

Air : La bonne aventure, ô gué !

TRICOT.

Shakspear’ peut paraître gai
Aux lords d’Angleterre.
Schiller est bien intrigué,
Sa touche est légère ;
Mais du drame fatigué,
Par sa verve subjugué,
J’aime mieux Molière, ô gué !
J’aime mieux Molière.

M. DUJOUR.

L’art de joindre à l’enjouement
La raison sévère,
L’art de poursuivre gaiement
La sottise altière,
L’art de peindre tour à tour
Le bourgeois, l’homme de cour,
Ne sont-ils pas nés le jour
Où naquit Molière ?

GEORGETTE.

Ce grand homm’ dont les écrits,
Charm’ la France entière,
N’ méprisait pas les avis
De sa cuisinière :
On sait comm’ il l’écoutait,
Et puisqu’il la consultait,
On peut êt’ fièr’ quand on est
Servant’ de Molière.

VIEUBRIQUET.

Docteurs dont il se moqua,
Faculté si fière,
Tartufes dont il montra
L’âme tout entière,
Vous craignez jusqu’à son nom,
Et vous avez le frisson
Quand vous voyez la maison
Où naquit Molière.

L’ANGLAIS.

Que de scènes nous voyons
Dans notre Angleterre !
Celle des élections
Et du ministère,
Des budgets avec l’appoint
Du comique à coups de poing ;
C’est ce qu’on ne trouve point
Chez monsieur Molière.

MADAME CHINCHILA, au public.

Quelquefois, pour nos chansons
Un public sévère,
Mêle au bruit de nos flons-flons
Certains bruits de guerre ;
Trop souvent ils ont leur tour,
Qu’ils se taisent au moins pour
L’anniversaire du jour
Où naquit Molière.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Même air.

Célébrons le jour prospère, etc.

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