La Mort de Cyrus (Philippe QUINAULT)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1656.

 

Personnages

 

ODATIRSE, Général de l’Armée de Thomiris

CLODAMANTE, beau-frère de Thomiris

ARBATE, Capitaine des Gardes

CLIDARICE, Sœur de Clodamante

THOMIRIS, Reine des Scythes

ANAXARISPE, Confidente de Thomiris

DORIANTE, autre Confidente de Thomiris

CYRUS, Roi des Perses, prisonnier de Thomiris

FÉRÉONTE, Capitaine Scythe

GARDES

SOLDATS

 

La scène est dans le Camp et devant la Tente de Thomiris.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ODATIRSE, CLODAMANTE, ARBATE, SUITE

 

ODATIRSE.

Je borne tous mes vœux au dessein que vous faites.

Mais quel sort sous nos pas fait trouver ces Tablettes[1]

Elles sont à la Reine, et ce riche ornement

De cette vérité nous instruit pleinement.

CLODAMANTE.

Ouvrez-les, Odatirse ; en l’ardeur qui m’enflamme,

Ce qui touche la Reine, intéresse mon âme.

ODATIRSE.

Vos désirs sont les miens, et vous savez, Seigneur,

Que tout ce qui vous touche intéresse mon cœur.

Il ouvre les Tablettes et lit.

Quand je perdis l’objet qui seul m’avait su plaire, 

Et qui m’était uni par un sacré lien,

Je fis serment de n’aimer jamais rien,

Et qu’à l’amour toujours mon cœur serait contraire ;

Mais hélas, je crains bien 

Que la douleur ne m’ait sait faire

Un serment téméraire !

CLODAMANTE.
Ami, d’un grand secret le hasard nous instruit !

OLVATIRSE.

Il est grand en effet ; mais voyons ce qui suit.

Il continue de lire. 

Que le charme est puissant, qui veut que je me rende !

Je sais ce que je puis pour n’y pas consentir :

Mais quoique mon cœur s’en défende,

Je crains de ne pouvoir longtemps m’en garanti ;

Si je ne sens l’amour, au moins je l’appréhende ;

Et quand l’amour s’obstine à nous assujettir,

La différence n’est pas grande

Entre le craindre et le sentir.

CLODAMANTE.

Serais-je bien l’amant à qui son cœur s’engage ?

ODATIRSE.

Ces derniers mots peut-être en diront davantage.

Il lit.

Cessons de nous flatter,

Il n’en faut plus douter,

Ce que je sens est l’amour même,

Et mon erreur était extrême.

Mon âme a beau s’en plaindre, et beau s’en alarmer,

C’est malgré moi que j’aime ;

Mais c’est toujours aimer.

Pour quel autre aurait-elle un sentiment si doux ?

CLODAMANTE.

Peut-être pour vous-même !

ODATIRSE.

Ah, Seigneur ! c’est pour vous ;

Elle a trop de vertu pour faire un choix contraire

Aux derniers sentiments du feu Roi votre frère.

Vous savez qu’en mourant, en présence de tous,

Il ordonna qu’un jour vous fumez son époux ;

Et que, voulant aussi régler ma destinée,

Son choix, avec sa sœur, conclut mon hyménée.

CLODAMANTE.

Il est vrai qu’à ma sœur votre cœur destiné,

Sans crime à Thomiris ne peut être donné.

Je sais qu’elle ne peut, par un choix qui m’offense,

Sans trahir son devoir, trahir mon espérance,

Et qu’elle est obligée, après l’ordre du Roi,

De ne jamais aimer, ou de n’aimer que moi.

Elle me doit choisir ; mais, à parler sans feinte

L’amour dans sa naissance abhorre la contrainte :

Il choisit ce qu’il veut plutôt que ce qu’il doit ;

Il fait toujours des lois et jamais n’en reçoit.

Mille exemples fameux ont souvent fait connaître

Que le droit d’être aimé sert d’obstacle pour l’être ;

Et qu’ordinairement trompant un juste espoir,

L’amour n’est plus amour sitôt qu’il est devoir.

Depuis la mort du Roi, Thomiris alarmée

Ne m’a plus accordé d’emploi dans son armée,

Et s’est mise en état, en m’ôtant tout crédit,

De faire un autre choix sans craindre mon dépit.

C’est vous seul cependant que sa saveur regarde.

Elle a mis depuis peu Cyrus en votre garde,

Ce grand Roi des Persans, que vous-même avez pris,

Et qu’on doit immoler aux mânes de son fils.

Tout le camp prend votre ordre, et pour vous s’intéresse.

La Reine vous élève autant qu’elle m’abaisse.

Et vous place si haut, que son soin déclaré

Entre son trône et vous laisse à peine un degré.

ODATIRSE.

Encor que Thomiris, qui vous est destinée,

À vous tenir si bas soit toujours obstinée,

Vous ne devez vous croire abaissé qu’à demi

Puisque si près du trône il vous reste un ami.

Mon âme en vos ennuis d’elle-même se porte,

Et du nœud qui nous joint la puissance est si forte ;

Que, malgré la bassesse où l’on vous tient ici,

Au moment qu’on m’élève, on vous élève aussi.

CLODAMANTE.

Au fond d’une douleur si vive et si profonde,

C’est aussi sur vous seul que mon espoir se fonde ;

Et je m’assure encor, sans croire me flatter,

Que le trône n’a rien qui vous puisse tenter.

ODATIRSE.

Oui, sans ambition je regarde la Reine.

D’une plus noble ardeur, j’ai l’âme toute pleine,

Et l’unique désir qui me puisse animer,

N’est que de faire voir que je sais bien aimer ;

L’union entre nous se trouve si puissante,

Que vous ne souffrez rien que mon cœur ne ressente ;

Et que jamais mes vœux ne seront contentés,

Que je n’aie obtenu ce que vous souhaitez.

CLODAMANTE.

Voyez donc Thomiris.

ODATIRSE.

Laissez-moi ces Tablettes,

Pour découvrir l’auteur de ces ardeurs secrètes

CLODAMANTE.

Mais à qui que ce soit que s’offre tel bonheur,

Vous m’en avertirez ?

ODATIRSE.

N’en doutez point, Seigneur.

 

 

Scène II

 

ARBATE, ODATIRSE

 

ARBATE.

Hé quoi ! votre amitié, qui tout-à-coup augmente ;

Vous fait céder la Reine au Prince Clodamante ?

Quoi ! déjà Thomiris cesse de vous charmer ;

Il faut que vous sachiez bien feindre ou mal aimer !

ODATIRSE.

Je sais aimer, Arbate, et ne sais pas bien feindre ;

J’aime toujours le Prince, et je le trouve à plaindre ;

Mais j’aime aussi la Reine ; et, malgré ma pitié,

L’amour est dans mon cœur plus sort que l’amitié.

ARBATE.

Vous vous déguisez bien ; à peine, à vous entendre ;

De l’erreur qui l’abuse ai-je pu me défendre.

ODATIRSE.

Ah ! d’un vice si bas cesse de m’accuser ;

Va grand cœur se dément, s’il s’ose déguiser ;

Et de tous les forfaits eût-il commis le pire,

Ayant osé le faire, il doit oser le dire,

Me mensonge est trop lâche, encor que dans ce jour,

Ce vice pour vertu s’introduise à la Cour.

Au plus honteux état où jamais on puisse être,

Toujours tel que l’on est, il est beau de paraître :

Et dût la vérité nous ouvrir le tombeau,

Quand on dénie un crime, on en sait un nouveau ;

Je suis rival du Prince, et j’ai raison de dire

Que tout ce qu’il souhaite, est ce que je désire.

Son plus grand soin, sans doute, est mon plus grand souci,

Puisqu’il en veut au cœur, à qui j’en veux aussi.

Que je serais heureux dans l’ardeur qui m’anime,

Si je causais l’amour que Thomiris exprime,

Et si j’avais forcé son cœur impérieux

D’être sensible au feu que j’ai pris dans ses yeux !

Je pourrais acheter, quoi que l’on en pût croire,

Un si grand bien sans honte, aux dépens de ma gloire ;

Et, malgré les remords, dont je serais gêné,

Mon crime serait beau, s’il était couronné.

L’amant le plus injuste et le moins excusable,

Lorsqu’il devient heureux, cesse d’être coupable ?

Et du feu le plus noir parût-il animé,

Il n’est plus criminel, sitôt qu’il est aimé.

Thomiris est mon juge ; et quoi que j’ose faire, 

Pour me justifier, il ne faut que lui plaire.

J’attendrai qu’elle passe, et veux des ce matin

L’obliger, s’il se peut, d’expliquer mon destin.

ARBATE.

Elle doit revenir bientôt du sacrifice.

Quelqu’un sort.

ODATIRSE.

Mon malheur sait que c’est Clidarice.

Elle m’aime, et du moins, pour n’être point suspects

Au défaut de l’amour, je lui dois du respect.

 

 

Scène III

 

CLIDARICE, ODATIRSE, ARBATE

 

CLIDARICE.

Vous allez voir la Reine ?

ODATIRSE.

Il paraît bien, Madame,

Que vos yeux fort avant pénètrent dans mon âme,

Et qu’à vous rien cacher mes efforts seraient vains,

Puisque vous découvrez d’abord tous mes desseins.

CLIDARICE.

Toutes vos actions parlent d’autre manière ;

Vous avez peu d’ardeur, ou j’ai peu de lumière.

Et j’ai lieu de penser que mes yeux en ce jour,

S’ils voyaient dans votre âme, y verraient peu d’amour.

ODATIRSE.

Dieux femelle est votre erreur de me croire insensible ?

Mon amour est trop grand pour n’être pas visible ;

Et pour douter du feu dont je sens le pouvoir,

Il faut qu’assurément vous craigniez de le voir :

Vous m’accusez à tort d’une froideur extrême :

Toutes mes actions vous apprennent que j’aime ;

Et si vous ignorez mes désirs les plus doux,

La faute en est sans doute en moi bien moins qu’en vous

Je ne puis empêcher mon amour de paraître :

Je juge qu’il ne tient qu’à vous de le connaître,

Et que je puis me plaindre aux yeux qui m’ont charmé,

Que j’aime, beaucoup plus que je ne suis aimé.

CLIDARICE.

Ah ! si je le croyais, je serais satisfaite ;

Mais si je ne le crois, du moins je le souhaite ;

Et comme d’ordinaire on penche à se flatter,

On peut croire aisément ce qu’on peut souhaiter.

ODATIRSE.

Princesse assurez-vous, pour votre propre gloire,

Que je sens plus d’amour que vous ne pouvez croire ;

Et, que si tous mes feux vous étaient déclarés,

Vous en trouveriez plus que vous n’en désirez.

CLIDARICE.

Pour vouloir être cru, c’est en vouloir trop dire ;

Vous ne sauriez m’aimer plus que je le désire :

Mais si vous dites vrai, comment apprendrez-vous,

Que la Reine combat les ordres d’un époux ?

J’ai su lui témoigner, allant au sacrifice,

Qu’elle doit maintenant souffrir qu’on nous unisse ;

Mais elle a résolu, pour des soins importants,

De différer encor notre hymen quelque temps,

Et m’a pourtant fait voir d’une façon trop claire,

Qu’elle le rompt plutôt qu’elle ne le diffère.

ODATIRSE.

Cet avis à tel point me trouble et me surprend,

Que je vous prouve assez que mon amour est grand,

Et que mon âme, au fort d’une ardeur violente,

À ce que vous craignez n’est pas indifférente.

Je veux que tous les Dieux, contre moi déclarés,

Me punissent des maux aux ingrats préparés,

Et de tous les tourments réordonnent le plus rude,

Si vous n’êtes l’objet de mon inquiétude ;

Et si, dans le désordre où se trouvent mes sens,

Votre hymen ne fait pas mes soins les plus pressants.

Croyez que dans ce lieu je n’attends plus la Reine,

Que pour lui découvrir mon amour et ma peine.

Possible que son cœur, attendri par mes feux,

Pourra m’être aussi doux, qu’il vous est rigoureux ;

Et que de mon amour son âme satisfaite,

Sera moins opposée à ce que je souhaite.

CLIDARICE.

Je crois que Thomiris, si vous la pressez bien ;

Vous considère trop pour vous refuser rien :

Je souffre avec plaisir, dussiez-vous me séduire,

L’espoir que dans mon cœur vous voulez introduire,

Et vais faire des vœux à nos Divinités,

Pour vous faire obtenir ce que vous souhaitez.

 

 

Scène IV

 

ARBATE, ODATIRSE

 

ARBATE.

Je connais bien, Seigneur, que l’adresse est extrême,

Par qui vous la forcez de s’abuser soi-même ;

Mais vous devez aussi connaître clairement

Que son amour pour vous fait son aveuglement :

La vérité qui trompe et cache ce qu’on pense,

Avecque le mensonge a grande ressemblance ;

Et quoiqu’à dire vrai l’on veuille s’occuper,

C’est toujours, en effet, dire faux que tromper.

ODATIRSE.

Clidarice a dû voir mon âme toute entière :

Est-ce un crime pour moi que son peu de lumière ?

J’ai dit mes sentiments comme ils sont en effet ;

Un crime n’est jamais qu’en celui qui le fait.

Et puisque la Princesse elle-même s’abuse,

C’est elle-même aussi qu’il faut que l’on accuse.

J’ai du regret pourtant qu’une plus forte loi

Me force de manquer à ce que je lui doi ;

Mais ne pouvant répondre à son amour fidèle,

Je crois, en la trompant, faire beaucoup pour elle.

Connais que la Princesse est heureuse à présent,

Qu’elle eût cessé de l’être en se désabusant,

Et qu’elle est redevable à l’erreur que j’excite,

Des douceurs qu’elle trouve et des maux qu’elle évite ;

On ne voit aspirer ceux qu’amour a charmés,

Qu’au seul plaisir d’aimer, et de se croire aimés :

Et, grâce à son erreur, la Princesse charmée

A ce plaisir d’aimer, et de se croire aimée.

Un bonheur que l’on cherche avecque passion,

Dépend moins de l’effet que de l’opinion ;

Et pour les cœurs qu’Amour sous son empire assemble,

Un bien est ce qu’il est, bien moins que ce qu’il semble.

C’est pour ceux dont on voit le péril assuré,

Un bonheur effectif qu’un malheur ignoré ;

Et quand on est heureux, quoi qu’on fasse paraître,

C’est moins parce qu’on l’est, que parce qu’on croit l’être.

ARBATE.

Mais seriez-vous contents, si, pour toutes bontés,

La Reine vous traitait comme vous la traitez ?

ODATIRSE.

Pour peu que mon amour eût irrité la Reine,

Elle me serait grâce en me cachant sa haine ;

Mais ce que la Princesse ici m’a fait savoir

Détruit toute ma crainte et soutient mon espoir :

La Reine en ma saveur veut rompre l’hyménée.

ARBATE.

Elle avance...

ODATIRSE.

Elle arrête, et paraît étonnée.

ARBATE.

Autour d’elle elle semble avec soin regarder.

ODATIRSE.

Elle vient vers sa tente, il la faut aborder.

 

 

Scène V

 

THOMIRIS, ODATIRSE, ARBATE, SUITE

 

THOMIRIS.

Que son cherche partout mes Tablettes perdues ; 

Mais que, sans les ouvrir, elles me soient rendues.

ODATIRSE.

Madame, vous pouvez les prendre entre mes mains.

THOMIRIS.

Odatirse, vous seul savez tous mes desseins ;

Et n’ayant point pour vous d’intentions secrètes,

Vous n’aurez point manqué de lire mes Tablettes.

ODATIRSE.

Oui, j’ai tout vu, Madame.

THOMIRIS.

Ô Dieux ! que dites-vous,

Et qu’aurez-vous pensé ? Vous autres, laissez-nous.

ODATIRSE.

De peur de rien penser ici qui vous offense, 

Vous-même dites-moi ce qu’il faut que je pense.

THOMIRIS.

Je ne sais pas trop bien au trouble où je me voi,

Ce que je dois vouloir que vous croyiez de moi ;

Mais puisque vous prenez intérêt à ma gloire, 

Vous-même dites-vous ce que vous devez croire ?

ODATIRSE.

Si je m’en crois, le Prince est loin de votre cœur ;

Je sais qu’il doit toucher votre âme en sa faveur :

Mais sur ce que j’ai vu, si j’ose ouvrir la bouche,

Ce qui vous doit toucher n’est pas ce qui vous touche.

L’amour, qui dans votre âme excite tant de soins,

S’il n’était qu’innocent, vous agiterait moins :

Vous ne souffririez point les combats qu’on endure,

Quand les sens font un choix dont la raison murmure,

Et ne sentiriez pas, pour de justes désirs,

Ces troubles où l’amour mêle tant de plaisirs.

THOMIRIS.

Mais puis-je justement suivre une ardeur si forte,

Qui détourne mon cœur d’où son devoir le porte ?

ODATIRSE.

Quand l’amour dans mon cœur répand son doux poison,

C’est toujours par caprice, et jamais par raison.

Chacun fait que l’amour au devoir est contraire

Ce qui plaît n’est rien moins que ce qui devrait plaire

Et par un pur instinct nous laissant enflammer,

Nous aimons sans savoir ce qui nous fait aimer.

On aime beaucoup moins en un état semblable,

Ce qui doit être aimé, que ce qui semble aimable ;

Et dans un cœur surpris par un charme confus,

Lorsqu’il s’agit d’aimer, la raison n’agit plus :

L’amour, sans notre choix, dans notre âme pénètre ;

Il justifie un crime, en le faisant commettre ;

Et quoi qu’en lui cédant on fasse de honteux,

Il purifie un cœur en y mettant ses feux.

THOMIRIS.

Du feu Roi toutefois les désirs équitables

Devraient être pour moi des lois inviolables.

ODATIRSE.

Si jadis il régna, vous régnez aujourd’hui ;

Sa puissance au cercueil est passée avec lui ;

Ses désirs ne sont plus ceux que vous devez suivre :

Votre devoir cessa, quand il cessa de vivre ;

Et ne pouvant plus rien prétendre à votre amour,

Il perdit tous ses droits, lorsqu’il perdit le jour.

Vous n’êtes plus sujette à nulle obéissance :

Son sceptre entre vos mains en a mis la dispense ;

Et vous laissant l’Empire et le droit d’en jouir,

Il vous laissa le droit de lui désobéir.

De la rigueur des lois votre rang vous délivre ;

C’est à vous de les faire, et non pas de les suivre ;

Et les lois font toujours, par d’immuables droits,

Maîtresses des Sujets, mais sujettes des Rois.

THOMIRIS.

J’entends avec plaisir dire qu’il faut que j’aime ;

C’est ce que je me dis en secret à moi-même :

Je veux aimer, et sens que sans peine l’on peut

Être persuadé de faire ce qu’on veut.

On ne résiste guère à cette douce pente ;

Et, malgré les efforts d’une fierté mourante,

Pour peu qu’on pousse un cœur qu’Amour a su toucher,

Il tombe de lui-même où l’on le voit pencher.

ODATIRSE.

Quiconque à vos beaux yeux a la gloire de plaire,

Peut-il s’en assurer sans être téméraire ?

THOMIRIS.

De grâce épargnez-moi le trouble et la rougeur

Que pourrait me coûter le nom de mon vainqueur.

Ma voix, pour l’avouer, n’est pas assez hardie ;

Tâchez de le savoir sans que je vous le die.

ODATIRSE.

Se peut-il qu’Odatirse, ayant vaincu Cyrus ?...

THOMIRIS.

Ah ! vous l’avez nommé ; c’est lui, n’en doutez plus.

ODATIRSE.

Ô Dieux ! il peut prétendre à cet honneur suprême !

C’est lui que vous aimez !

THOMIRIS.

Oui, c’est Cyrus que j’aime.

ODATIRSE.

Vous aimeriez Cyrus, ce chef des ennemis,

Soupçonné de la mort du Prince votre fils ?

THOMIRIS.

Nos prisonniers sauvés ont rendu témoignage

Que ce soupçon injuste à Cyrus fit outrage :

Mon fils n’eut point de fers ; et, suivant leur rapport,

C’est de ses propres mains qu’il s’est donné la mort.

ODATIRSE.

Mais quand d’entre les morts, par une erreur extrême,

Un des chefs de Cyrus sut tiré pour lui-même,

Fîtes-vous pas plonger, par des ordres pressants,

Sa tête en un vaisseau plein du sang des Persans ?

THOMIRIS.

Nos prisonniers encor ne m’avaient pas instruite

Des fureurs de mon fils, qu’ils m’apprirent ensuite ;

Et si Cyrus était l’auteur de son trépas,

Ce que je sens pour lui ne le sauverait pas.

Lorsque, pour terminer cette guerre funeste,

Des ennemis vaincus vous défîtes le reste,

Et livrâtes Cyrus vivant en mon pouvoir,

Je sentis tout-à-coup tous mes sens s’émouvoir.

Sitôt qu’avec ses yeux les miens se rencontrèrent,

De nouvelles ardeurs en mon cœur s’allumèrent :

Je pris pour haine alors ce qui vint m’enflammer ;

Et croyant mieux haïr, je commençai d’aimer.

J’attribuai d’abord tout mon trouble à ma haine :

Je n’y résistai point : je le souffris sans peine ;

Et quand je m’aperçus de l’erreur de mes sens,

J’y voulus résister, mais il n’était plus temps.

Mon âme fut séduite ; et j’appris par moi-même

Qu’on ne fait pas toujours ce qu’on fait quand on aime ;

Et qu’un cœur quelquefois forcé de se trahir,

Ne hait pas ce qu’il croît, ni ce qu’il veut haïr.

Sous le nom de la haine, avec toute sa flamme,

L’amour s’introduisit jusqu’au fond de mon âme ;

Et je crus beaucoup faire, en me laissant toucher,

Ne le pouvant plus fuir, de le pouvoir cacher.     

ODATIRSE.

Mais une loi gardée avecque révérence,

De tous les étrangers nous défend l’alliance.

THOMIRIS.

Mais vous-même avez dit qu’on doit croire les lois,

Maîtresses des sujets, mais sujettes des Rois.

Nul devoir ne résiste, alors qu’il faut qu’on aime,

À l’instinct qu’en nos cœurs le Ciel verse lui-même,

Et l’on est convaincu, sitôt qu’on voit le jour,

Que les premières lois sont celles de l’amour.

Ce n’est pas toutefois que mon âme charmée

Ne pût cesser d’aimer, si je n’étais aimée :

Pour faire dans ces lieux venir le prisonnier,

Prétextez que je veux qu’il change de quartier ;

Et, comme sans dessein, sortant à sa rencontre,

Je prétends voir son cœur, sans que le mien se montre.

ODATIRSE.

Quoi ! vous voulez le voir ?

THOMIRIS.

Oui ; mais dès aujourd’hui,

S’il ne fait voir pour moi ce que je sens, pour lui,

Ma fierté revenant au secours de mon âme,

En saveur de ma gloire étouffera ma flamme.

ODATIRSE.
Ah ! puisqu’il vous doit voir, vous le devez charmer

Vous en serez aimée, et vous voudrez l’aimer :

Je crains beaucoup pour vous.

THOMIRIS.

Craignez de me déplaire.   

ODATIRSE.

Votre ordre est mon devoir ; je dois y satisfaire :

Mais votre ordre doit être aussi pour votre bien.

THOMIRIS.

Faites votre devoir, et j’aurai soin du mien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CYRUS, ODATIRSE, GARDES

 

CYRUS.

Pour peu que votre cœur soit sensible à ma peine,

Permettez-moi de voir la tente de la Reine ;

Et pour dernière grâce en ce fatal moment,

Souffrez que je m’arrête en un lieu si charmant.

ODATIRSE.

Quoi ! le Roi d’un climat qui n’a rien que de rare,

Peut trouver quelque charme en un pays barbare,

Et dans un camp privé de la pompe des Arts,

Voit quelqu’objet qui puisse arrêter ses regards !

CYRUS.

L’objet le plus charmant que l’Art puisse produire,

Jusqu’au delà des sens ne peut avoir d’empire ;

Et pour faire passer son charme plus avant,

Ce qu’il a de plus beau, n’a rien d’assez vivant.

Tout ce qu’en l’Univers l’ordre du Ciel assemble,

S’attache par nature à ce qui lui ressemble ;

Et notre âme qui suit ce cours accoutumé,

Veut pour être charmée un objet animé,

Des ouvrages de l’Art la beauté la plus pure,

Ne vaut pas un défaut qu’aurait fait la nature.

Ses beautés touchent l’âme aussi bien que les yeux,

Et toujours la nature est la même en tous lieux.

Ses efforts font pareils pour ses vivants ouvrages :

Elle agit comme en Perse aux lieux les plus sauvages ;

Et comme elle a partout même soin pour former

Quelque chose d’aimable, on peut partout aimer.

ODATIRSE.

Quoi ! pourriez-vous aimer une Reine en furie,

Qui n’a fait voir pour vous que de la barbarie,

Et dont les sentiments ont dû, jusqu’à ce jour,

Vous animer plutôt de haine que d’amour ?

CYRUS.

J’aime, il n’est que trop vrai, cette aimable ennemie,

Bien que je sois certain qu’elle en veuille à ma vie ;

Et malgré mon orgueil, et malgré sa rigueur,

Sa victoire s’étend jusques dessus mon cœur.

J’étais victorieux de la première armée,

Que d’abord contre moi son fils avait formée,

Qui presque encore enfant tomba dans ce malheur,

Faute d’expérience, et non pas de valeur.

Je marchais sans obstacle, et j’osais déjà croire

Aller droit au triomphe après cette victoire,

Et pouvoir accabler avec facilité

Des ennemis défaits le reste épouvanté ;

Lorsque je rencontrai Thomiris à la tête

D’une seconde armée, au combat toute prête :

Ah ! que l’objet sut beau, qui me fut si fatal !

Dessus une éminence elle était à cheval ;

Sur son casque un amas de plumes inégales

Au gré d’un petit vent flottaient par intervalles ;

Son armure était blanche, et, pour surcroît d’appas,

Le soleil lui prêtait l’or qu’elle n’avait pas.

Il ne brillait qu’au lieu qu’occupait cette belle,

Et ne semblait avoir des rayons que pour elle :

Mais pour la reconnaître incontinent après,

Avec fort peu des miens m’approchant de plus près,

Je cessai, l’observant, de me croire invincible.

Je crus en sa faveur ma défaite possible,

Et reconnus d’abord, en voyant ses appas,

Mille ennemis secrets que le n’attendais pas.

Elle même fit tête à ma troupe avancée ;

Et commandant alors la visière haussée,

Tandis que ses beautés me tenaient occupé,

Par l’on ordre aisément je fus enveloppé.

Grâce aux miens j’échappai toutefois à ses armes :

Mais je n’échappai pas au pouvoir de ses charmes,

Et le sort, qui partout me fit victorieux,

Me sauva de ses mains, mais non pas de ses yeux :

Contr’elle, et contre ceux qui prirent sa défense,

Je n’ai depuis su faire aucune résistance :

Je perdis la bataille ; et les miens pleins d’effroi,

Me furent, en fuyant, entraîner malgré moi.

Mais quand, après trois jours de marche et poursuite,

Je vous vis en état d’empêcher notre fuite,

Auprès de Thomiris voulant trouver la mort,

Je pris des sers sans peine, et cédai sans effort.

ODATIRSE.

Vous m’étonnez beaucoup ; mais avec diligence

Cherchons un lieu plus propre à cette confidence.

CYRUS.

Ah ! ne m’éloignez point sitôt de tant d’appas.

ODATIRSE.

Pour en être plus près, vous ne les voyez pas.

CYRUS.

Quand d’un objet aimé l’on endure l’absence

On sent du plus au moins beaucoup de différence.

Plus un objet est proche, et plus il est puissant,

Et, sans en voir le charme, en secret on le sent

Lorsqu’on peut approcher de la personne aimée,

L’émotion qu’on lent ne peut être exprimée ;

Et quand si peu d’espace en cache les appas,

Le cœur passe aisément où les yeux ne vont pas.

ODATIRSE.

La Reine peut venir ; c’est ce qui m’épouvante,

Voici l’heure à peu près qu’elle sort de sa tente ;

Et vous me réduirez à perdre tout espoir,

Si dans ces sentiments elle vient à vous voir.

CYRUS.

N’importe ; pour la voir, arrêtons, je vous prie.

ODATIRSE.

Mais ne craignez-vous point de la voir en furie ?

CYRUS.

Ah ! c’est toujours la voir que la voir en fureur,

Et voir ce que l’on aime est toujours un bonheur.

Thomiris est superbe, insensible et cruelle :

Mais elle est moins barbare encor qu’elle n’est belle ;

Et toute la douceur qu’on peut avoir des Cieux,

En sortant de son âme, a passé dans ses yeux.

Si je la vois sortir, quoi qu’elle puisse faire,

Je verrai ses beautés en voyant sa colère :

Et si sur moi ses yeux s’abaissent à leur tour,

En tue montrant sa haine, ils verront mon amour.

ODATIRSE.

Quoi ! vous pourriez montrer votre amour à la Reine ?

CYRUS.

Je ne souhaite plus d’autre bien dans ma peine,

Et voudrais seulement, pour mourir satisfait,

Que son cœur sût les maux que ses beaux yeux m’ont fait.

Dieux ! elle vient.

ODATIRSE.

De grâce, évitez sa rencontre.

CYRUS.

Pour la dernière fois souffrez que je me montre.

ODATIRSE.

Mais...

 

 

Scène II

 

THOMIRIS, DORIANTE, ODATIRSE, CYRUS, GARDES

 

THOMIRIS.

Qu’entends-je ? et que vois-je ? hé quoi ! jusqu’en ces lieux

Mon ennemi m’attend, Cyrus s’offre à mes yeux !

Il ose me braver jusqu’après sa disgrâce !

Vous deviez, Odatirse, empêcher son audace. 

ODATIRSE.

J’ai fait ce que j’ai pu pour faire mon devoir,

Et j’aurais empêché que le bien de vous voir

N’adoucît les rigueurs qui lui sont destinées,

Sans le respect qu’on doit aux têtes couronnées.

CYRUS.

Si c’est vous offenser qu’oser voir vos appas,

Tout le crime est en moi, ne l’en accusez pas.

Ce désir malgré lui dans mon âme a su naître ;

S’il me rend criminel, je fais gloire de l’être :

Et pour moi ce serait un supplice nouveau,

Que d’avoir un complice en un crime si beau.

THOMIRIS.

Le feu, qui malgré moi sur mon visage monte,

Vous découvre, Odatirse, et ma peine, et ma honte ;

Sa présence m’agite ; et pour paraître mieux,

Le trouble de mon cœur vient jusques dans mes yeux.

Vous m’auriez bien servie, en m’épargnant la peine

De voir un ennemi qui mérite ma haine ;

Et deviez m’exempter, en l’état où je suis,

De faire des faveurs, à qui fait mes ennuis.

ODATIRSE.

Si de vos yeux, Madame, il vous plaît que l’on l’ôte,

Il n’est pas malaisé de réparer ma faute.

CYRUS.

Ah ! si rien de ma part ne vous saurait toucher,

Souffrez que de vos pieds je me fasse arracher :

Écoutez-moi, Princesse, ou suivant votre envie,

En m’ôtant de vos yeux, qu’on m’ôte de la vie.

ODATIRSE.

Je vais, pour redonner le calme à votre esprit,

L’éloigner...

THOMIRIS.

Ce n’est pas ce que je vous ai dit.

Mon devoir m’a forcée à vous faire connaître

Qu’il fallait à mes yeux l’empêcher de paraître :

Mais ayant pu souffrir qu’il s’y vînt présenter,

Ce qu’on doit à son rang me force à l’écouter.

CYRUS.

C’est pour moi, grande Reine, en un sort si contraire,

La plus haute faveur que vous me puissiez faire :

Je vais donc... mais, ô Dieux ! quel trouble et quel effroi

S’opposent tout-à-coup au bien que je reçoi !

Un mouvement confus, que mon âme découvre,

Vient me fermer la bouche au moment qu’elle s’ouvre ;

Et son effort, qu’en vain je tâche à dissiper,

Arrête mon secret sur le point d’échapper.

Quand je veux vous parler je tremble, je soupire,

Et ne dis rien du tout, pour avoir trop à dire :

À ce trouble puissant j’ai peine à résister.

THOMIRIS.

Il est donc inutile ici de m’arrêter :

Qu’il s’explique, Odatirse, ou bien qu’il se retire,

Je n’ai rien à savoir, s’il n’a rien à me dire.

CYRUS.

Ah ! malgré mon effroi, la peur de vous quitter

Va contraindre à l’instant mon secret d’éclater :

J’abuse trop longtemps de la grâce dernière,

Que j’obtiens aujourd’hui d’une Reine si fière ;

Et si près du tombeau, je dois sans doute mieux

Ménager des moments pour moi si précieux.

Sachez donc que pour vous, belle et superbe Reine,

Je n’ai rien dans le cœur qui ressemble à la haine,

Que vous ne connaissez mon destin qu’à demi,

Et que Cyrus pour vous n’est rien moins qu’ennemi.

Oui, je cédai plutôt à vos yeux qu’à vos armes.

Je ne pus vous haïr, dès que je vis vos charmes ;

Et quand on sent sa haine en secret se trahir,

On vainc malaisément ce qu’on ne peut haïr.

J’avais tout surmonté : mais personne n’ignore

Que l’on se défend mal d’une main qu’on adore ;

Et qu’il est malaisé, tout vainqueur que l’on est,

De n’être pas vaincu d’un ennemi qui plaît.

En voyant vos beaux yeux, je prévis ma défaite,

Et crus, par une crainte et soudaine et secrète,

Que mon cœur malheureux, pour avoir trop vécu,

Cessant d’être invincible, allait être vaincu.

Mais qu’en ce triste état je me fus mal connaître !

J’étais déjà vaincu, quand je craignis de l’être ;

Et m’offrant en secret au pouvoir qui m’abat,

Ma défaite dès lors précéda le combat.

J’eus beau me déguiser, et beau faire le brave,

Avant que d’être pris, je fus longtemps esclave.

Mon âme fut trahie, et vos fers inhumains

Passèrent dans mon cœur plutôt que dans mes mains.

THOMIRIS.

En feignant de m’aimer, pourriez-vous point prétendre

De m’inspirer pour vous un sentiment plus tendre ? 

Et vouloir, au plus fort de notre inimitié,

Par un déguisement mendier ma pitié ?

CYRUS.

Feindre de vous aimer ! non : quoi que j’aie à craindre,

Je sais mourir encor mieux que je ne sais feindre ;

Et si je pouvais feindre aux portes du trépas,

Ce serait seulement de ne vous aimer pas :

Je paraîtrais plus fier, si j’étais moins sensible ;

Et croirais, en cessant pour vous d’être invincible,

Ne perdre qu’à demi ma gloire en ce revers,

Si je pouvais cacher la moitié de mes fers.

J’aurais sans doute encor quelque reste de gloire,

Si vous n’aviez sur moi qu’une seule victoire,

Et si vous n’étiez pas, par un droit effectif

Deux fois victorieuse, et moi deux fois captif,

Je sais qu’à vos beaux yeux ma flamme découverte

Ne vous peut animer que pour hâter ma perte,

Et qu’ici ma tendresse, osant trop éclater,

Loin de vous adoucir, sert à vous irriter.

Vous avez sous des traits, dont le charme est visible,

Une âme avec l’amour toujours incompatible ;

Et je serais traité bien moins cruellement,

Comme votre ennemi, que comme votre amant ;

Enfin vous êtes Scythe, et votre âme inhumaine,

Hait naturellement, et n’aime qu’avec peine ;

Comme vous n’aimez rien ,quoi qu’on trouve de doux,

Pour vous plaire il faudrait n’aimer rien comme vous.

Mais si je vous déplais par mon feu téméraire,

Je suis jusqu’à la mort certain de vous déplaire ;

Et s’il faut, pour vous plaire, éteindre un feu si grand,

Je sens que je ne puis vous plaire qu’en mourant.

THOMIRIS.

Si pour vous quelque trouble en mon âme s’excite,

Votre tendresse au moins n’est pas ce qui m’irrite.

Le nom de Scythe en moi doit moins vous alarmer :

Les Scythes ont un cœur, et tout cœur peut aimer.

Ah ! que fais-je ? Odatirse !

ODATIRSE.

Un aveu plein de honte.

THOMIRIS.

Ma fierté m’abandonne, et l’amour me surmonte. 

CYRUS.

Quoi ! votre cœur pour moi pourrait être adouci ?

THOMIRIS, à Odatirse.

Si vous aimez ma gloire, arrachez-moi d’ici ;

De tous mes sentiments ce Prince va s’instruire,

Et vous saurez de lui ce que je ne puis dire.

 

 

Scène III

 

CYRUS, seul

 

Interprètes secrets de ces mots prononcés,

Du bien qui m’est promis témoins intéressés ;

Vous, mes sens, qui m’osez annoncer tant de gloire,

N’êtes-vous point suspects, et vous pourrai-je croire ?

Sans crime et sans erreur puis-je bien présumer

Que Thomiris m’a dit qu’elle pouvait aimer,

Et que, si quelque trouble en son âme s’excite,

Ma tendresse du moins n’est pas ce qui l’irrite ?

Et vous que sa beauté sut d’abord décevoir,

Mes yeux, croirai-le ici ce que vous croyez voir ?

Ne vous trompez-vous point, quand vous pensez connaître,

Que ma flamme a touché l’objet qui la fit naître ;

Et quand vous croyez voir un feu si glorieux

Remonter à sa source, et briller dans ses yeux ?

Ah ! si c’est en effet une erreur de ma flamme,

Qui me sait voir partout ce qui n’est qu’en mon âme ;

Et s’il est vrai, mes sens, que vous trompiez mon cœur,

Au moins faites durer une si douce erreur.

Mais plutôt bannissons de mon âme interdite

Ces troubles que l’amour a toujours à sa suite,

Et ces vaines frayeurs dont les émotions

Se mêlent si souvent aux grandes passions.

Si j’ai quelque espérance et trop vaine et trop haute,

J’ai Thomiris au moins pour garant de ma faute :

Sa bouche et ses beaux yeux, après m’avoir charmé,

Ne m’ont point défendu d’espérer d’être aimé ;

Et pour un cœur superbe, et honteux de se rendre,

C’est permettre l’espoir que ne le pas défendre.

Espérons donc, mon cœur, puisqu’il nous est permis.

Il s’est fait des amants des plus grands ennemis.

Le Dieu qui sait aimer a droit de tout soumettre :

Le soleil ne voit rien où l’amour ne pénètre ;

Son empire s’étend aux plus lointains climats,

Et ses jours vont souvent où l’amour ne va pas.

Ô que mon sort est doux, et ma gloire parfaite,

D’être encore vainqueur jusqu’après ma défaite ;

De faire une conquête alors que je me perds,

Et de triompher même au milieu de mes fers,

Mais triompher d’une âme et si fière et si belle,

Que l’univers n’a rien de plus glorieux qu’elle !

Mon bonheur clairement dans ses yeux s’est fait voir.

 

 

Scène IV

 

CYRUS, ODATIRSE, GARDES

 

CYRUS.

Odatirse, venez confirmer mon espoir.

La Reine donc enfin veut que de votre bouche,

Je sache qu’en effet ma passion la touche ;

Que son cœur est sensible, et se laisse émouvoir.

ODATIRSE.

Je n’ai rien de semblable à vous faire savoir.

CYRUS.

Vous paraissez troublé !

ODATIRSE.

Le trouble qui me presse

Montre qu’en votre sort, Seigneur, je m’intéressé :

Je suis contraint de faire un funeste rapport ;

Apprenez que la Reine a conclu votre mort.

CYRUS.

Ma mort...

ODATIRSE.

Si de vos fers le Ciel ne vous délivre,

Vous n’avez tout au plus que deux heures à vivre.

CYRUS.

Les beaux yeux de la Reine, en cachant son courroux,

Pour être plus cruels, ont donc paru plus doux,

Et d’une douceur feinte elle n’est donc capable,

Qu’afin qu’on sente mieux sa rigueur véritable ?

Ah ! faut-il qu’à ce point elle ait pu me haïr ;

Que son regard flatteur ait voulu me trahir,

Et qu’une cruauté, qui n’a point de seconde,

Ait fait des imposteurs des plus beaux yeux du monde ?

ODATIRSE.

À ce cruel dessein je ne puis consentir ;

Votre vertu m’engage à vous en garantir :

C’est moi qui donne l’ordre aux soldats qui vous gardent ;

Je veux pour vous sauver que mes jours se hasardent.

J’estime la vertu jusqu’en mes ennemis ;

Et pour votre salut je me crois tout permis.

Je veux vous assister à fuir votre disgrâce.

Dérobez votre tête au coup qui la menace,

Et tâchez d’éviter, en des lieux éloignés,

Le péril qui vous presse, et dont vous vous plaignez.

CYRUS.

Vous avez mal connu la source de ma plainte ;

Elle vient de l’amour plutôt que de la crainte :

Et lorsque Thomiris veut voir finir mon sort,

Je me plains de sa haine, et non pas de ma mort.

Pour craindre de mourir j’ai l’âme encor trop forte :

Mon cœur ne s’abat point sous les fers que je porte ;

Ce n’est que comme amant que je suis alarmé,

Et me plains seulement de n’être pas aimé.

ODATIRSE.

Mais préférant la mort à la douceur de vivre,

Ne pouvez-vous, Seigneur, souffrir qu’on vous délivre ?

CYRUS.

Hélas ! qui me pourrait rendre la liberté ?

En des fers trop puissants je me trouve arrêté,

Qui m’en délivrerait ?

ODATIRSE.

Moi, dont les soins s’apprêtent

À vous faire échapper des nœuds qui vous arrêtent, 

J’ôterai de vos mains ces fers pleins de rigueur.

CYRUS.

Mais qui pourra m’ôter ceux que j’ai dans le cœur ?

Thomiris a trop bien assuré cette chaîne.

Mon amour m’offre ici pour victime à sa haine ;

Et quand sa cruauté me condamne à la mort,

Pour pouvoir m’échapper, mon lien est trop fort.

Vous me voulez donner une assistance vaine ;

Pour un amant haï la vie est une peine :

Et vivre dans des lieux où Thomiris n’est pas,

Est un tourment pour moi plus grand que le trépas.

ODATIRSE.

Hé bien ! venez mourir.

CYRUS.

Oui, j’irai sans me plaindre.

Je puis trouver la mort ; mais je ne la puis craindre :

Avec mes jours, au moins, mes maux seront bornés.

La mort est sans horreur pour les infortunés :

Et pour être intrépide en ce dernier outrage,

Je n’ai pas même ici besoin de mon courage ;

Quand on cesse de vivre, on cesse de souffrir ;

Et quand on hait la vie, il est doux de mourir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLODAMANTE, QDATIRSE, ARBATE, GARDES

 

CLODAMANTE.

La Reine aime Cyrus ! Quoi ! sans que rien l’étonne,

Elle veut lui donner sa main et sa couronne !

Et sans aucun respect des ordres du feu Roi,

Un captif obtiendra ce qui n’est dû qu’à moi !

ODATIRSE.

Ce n’est pas un bonheur qu’ils partagent encore :

L’amour qu’il a fait naître est un bien qu’il ignore.

J’avais un ordre exprès de lui dire aujourd’hui

Les secrets sentiments que la Reine a pour lui ;

Mais méprisant un ordre où règne l’injustice,

J’ai dit qu’elle a donné l’arrêt de son supplice.

J’ai, pour l’ôter d’ici, voulu le délivrer,

Et, voyant son refus, je l’ai fait resserrer.

Ensuite dans l’ardeur dont j’ai l’âme animée,

Je me suis assuré des chefs de notre armée ;

Et pour faire un effort plus puissant et plus prompt,

Des Gardes qu’il commande Arbate nous répond.

CLODAMANTE.

Je sais que dans ces lieux vous pouvez tout sans peine,

Mais que prétendez-vous ?

ODATIRSE.

M’assurer de la Reine ;

L’obliger de choisir un époux glorieux,

Ou faire massacrer son amant à ses yeux.

Mais ne paraissez point : vous ne sauriez mieux faire,

Si vous désirez fuir sa haine et sa colère :

Vous ne pouvez que nuire au dessein que j’ai fait ;

Mes soins vous surprendront, attendez-en l’effet.

CLODAMANTE.

Qu’à vos soins généreux je serais redevable !

C’est un bien sans égal qu’un ami véritable.

ODATIRSE.

Allez, je vais agir, par une forte loi,

Avec la même ardeur que j’agirais pour moi.

 

 

Scène II

 

ARBATE, ODATIRSE

 

ARBATE.

Il est bien satisfait d’espérances frivoles.

ODATIRSE.

Les effets vont enfin expliquer mes paroles ;

Et je ne puis penser sans peine et sans horreur,

Qu’il connaîtra bientôt mon crime et son erreur,

Les bontés de sa sœur, qu’il faut que je trahisse,

Me sont encor frémir de ma propre injustice.

Thomiris même ici ne sert qu’à m’alarmer ;

Je vais lui faire outrage à force de l’aimer ;

Je vais paraître amant par des marques de haine,

Offenser mon ami, ma maîtresse et ma Reine,

Violer tous les droits, être indigne du jour,

Et trahir l’amour même en saveur de l’amour.

Mais c’est un peu trop tard que ce remords arrive ;

Le sort jeté m’entraîne, il faut que je le suive :

Sur un sentier glissant je me sens emporter,

Et je trébucherais, si j’osais m’arrêter.

Il n’est plus temps de fuir ni de prévoir l’orage,

Je suis déjà trop loin pour gagner le rivage :

Pour peu que sur ces mers j’ose me détourner ;

À travers des écueils je suis sûr de donner ;

Et je ne puis finir la route où je m’engage,

Que par un prompt triomphe, ou par un prompt naufrage.

Il faut que Thomiris...

ARBATE.

Elle vient en ces lieux.

ODATIRSE.

Je sens que mon remords se dissipe à ses yeux.

 

 

Scène III

 

THOMIRIS, ODATIRSE, DORIANTE, ARBATE, GARDES

 

THOMIRIS.

Odatirse, on m’apprend que mon camp se mutine ;

Qu’il refuse le Roi que mon loin lui destine ;

Qu’il ose insolemment examiner mon choix,

Et qu’au lieu d’obéir il veut faire des lois.

ODATIRSE.

Madame, assurément les Scythes auront peine

À voir au trône un Roi qu’ils ont mis à la chaîne.

Au seul nom de Cyrus tout le camp a frémi ;

C’est un Roi brave et grand, mais c’est un ennemi ;

Et vos meilleurs soldats trouvent trop d’infamie

À se soumettre au joug d’une main ennemie.

THOMIRIS.

Ah ! je les punirai ces insolents mutins,

Dont l’aveugle fureur veut régler mes destins.

À l’hymen de Cyrus hautement je m’obstine :

Mais a-t-il su de vous à quoi je le destine ?

ODATIRSE.

Oui, Madame, Cyrus a su, par mon rapport,

Que Votre Majesté résout enfin sa mort.

THOMIRIS.

Sa mort ! oubliez-vous que par l’amour vaincue,

Tantôt à l’épouser je me suis résolue ?

ODATIRSE.

Madame, je le sais ; mais vous ne savez pas

Que vouloir son hymen, c’est vouloir son trépas.

THOMIRIS.

L’aurait-on fait périr ?

ODATIRSE.

Non, rassurez votre âme ;

Cyrus est en lieu sûr, et j’en réponds, Madame :

Mais j’appréhende bien qu’en ce trouble nouveau,

S’il pense aller au trône, il n’arrive au tombeau.

THOMIRIS.

Je le garantirai de ces fureurs soudaines :

Je vous ai commandé d’aller rompre les chaînes ;

Parlez, où peut-il être ?

ODATIRSE.

Il est encor aux fers.

THOMIRIS.

Vous aussi me trahir !

ODATIRSE.

Madame, je vous sers ;

Vous voulez vous couvrir d’une honte éternelle ;

Et vous trahir ici, c’est vous être fidèle.

THOMIRIS.

Gardes, qu’on s’en assure. Hé quoi ! tout me trahit,

Et lorsque je commande aucun ne m’obéit.

ODATIRSE.

Vous cherchez à vous perdre, et notre zèle extrême

Nous force à vous garder malgré vous de vous-même ;

Daignez voir votre faute, et vos maux sont finis.

THOMIRIS.

Ma faute est ta grandeur, traître ! et tu m’en punis !

ODATIRSE.

Votre amour vous trahit ; et lorsque je conspire,

C’est contre votre amour, non contre votre empire ;

Et sans être infidèle à Votre Majesté,

C’est contre Cyrus seul que je suis révolté.

Oui, Princesse, en effet l’arme et je me soulève

Pour l’arracher du trône où votre amour l’élève :

Mais mes soins les plus grands et ma plus forte ardeur,

Tendent à l’arracher surtout de votre cœur.

Je suis bien éloigné de vous être infidèle ;

Je suis plus que sujet, et j’ai plus que du zèle,

Et crains bien que mon cœur n’ait joint, pour mon tourment,

Au zèle d’un sujet les ardeurs d’un amant.

Le désir de régner n’est point ce qui m’anime ;

Si je suis criminel, c’est d’un plus noble crime.

L’ambition n’a pu me toucher en ce jour ;

Mais je ne réponds pas de ce qu’a fait l’amour.

THOMIRIS.

Toi me parler d’amour ! Avant cette insolence

Tu n’as pas trop mal sait de m’ôter ma puissance ;

Si ton soin eût osé m’en laisser tant soit peu,

Ta mort suivrait de près ce téméraire aveu.

Il n’est permis qu’aux Rois de brûler de mes flammes ;

Un feu si pur s’altère en touchant d’autres âmes,

Et trouve trop de honte et se rend trop abject,

À descendre aujourd’hui dans le cœur d’un sujet.

Garde bien ma puissance, et s’il t’en prend envie,

Sois assez inhumain pour m’arracher la vie ;

Pour toi jusqu’à la mort j’aurai la même horreur ;

Tu peux tout sur mes jours, mais rien dessus mon cœur.

ODATIRSE.

Malgré tous vos mépris et toute votre haine,

Je ne perdrai jamais mon respect pour la Reine ;

Et l’amour, qui pour vous s’est joint à mon devoir,

Vous ôte tout sujet de craindre mon pouvoir.

Ne craignez rien pour vous ; mais à ne vous rien feindre,

Pour les jours de Cyrus vous avez tout à craindre ;

Et dans mon désespoir, je ne vous cèle pas,

Qu’au moins j’adoucirai mes maux par son trépas.

THOMIRIS.

Son trépas !...

ODATIRSE.

Oui, je veux détruire qui m’offense ;

Je souffre votre amour, endurez ma vengeance ; 

Chacun à ses désirs est libre d’obéir ;

Je vous le laisse aimer, laisse-le moi haïr.

THOMIRIS.

As-tu droit sur ses jours, traître ?

ODATIRSE.

Oui, plus que tout autre.

Cyrus est ma conquête, aussi bien que la vôtre :

Vos yeux l’ont enflammé ; mais mon bras l’a soumis ;

Et sur tous les vaincus ici tout est permis.

Nos droits sont différents sur ce Roi qu’on resserre :

Vous avez ceux d’amour, moi j’ai ceux de la guerre ;

Et nous sommes tous deux dans un pouvoir égal,

Vous d’aimer un amant, moi de perdre un rival.

THOMIRIS.

Quoi, méchant ! sans horreur, ta rage sans seconde

Terminera le sort du plus grand Roi du monde !

Qu’a donc sait ce héros pour voir ses jours finir ?

ODATIRSE.

Il a charmé votre âme, et je l’en veux punir.

THOMIRIS.

Il mérite mon cœur.

ODATIRSE.

Ah ! c’est ce qui m’irrite :

Pour moi son plus grand crime est son trop grand mérite ;

Et mon cœur, par l’amour à sa perte animé,

Le hait, parce qu’il est trop digne d’être aimé.

THOMIRIS.

Dois-tu nommer amour cette fureur extrême ?

Peux-tu m’aimer, barbare, et perdre ce que j’aime ?

Et cherchant à me plaire, en osant me trahir,

Veux-tu te faire aimer comme on se sait haïr ?

ODATIRSE.

Me faire aimer de vous n’est point ce que j’espère :

Mon rival seul vous plaît, et je ne puis vous plaire ;

Mais le sacrifiant, j’ai du moins le pouvoir

De le priver d’un bien que je ne puis avoir.

THOMIRIS.

S’il faut un sacrifice au dépit qui t’anime,

Pour toute grâce, ingrat, change au moins de victime !

Je te pardonnerai ton crime et mon trépas ;

Épargne ce que j’aime et ne m’épargne pas.

ODATIRSE.

Ces transports de tendresse où Cyrus vous engage,

N’excitent dans mon cœur que des transports de rage ;

Votre amour plus ardent rend mon dépit plus fort,

Et sollicite moins sa grâce que sa mort.

Si pourtant son salut vous donne tant d’envie,

Il vous reste un moyen de lui sauver la vie.

THOMIRIS.

Il n’est rien que pour lui je veuille refuser.

ODATIRSE.

Il faut...

THOMIRIS.

Je pourrai tout ; parle.

ODATIRSE.

Il faut m’épouser.

THOMIRIS.

Moi je t’épouserais, méchant !

ODATIRSE.

Je me retire ;

Je vous suis trop suspect pour oser vous rien dire.

Afin de vous aider à vous résoudre mieux,

Je vais vous envoyer votre amant en ces lieux :

C’est pour peu de moments ; et s’il ne vous inspire

Un prompt consentement à l’hymen où j’aspire,

Et s’il ne vous oblige à me rendre content,

Il est sûr de trouver la mort en vous quittant.

 

 

Scène IV

 

THOMIRIS, seule

 

Je frémis. À ce coup mon courage me laisse :

Tu m’attaques, cruel, où tu vois ma faiblesse !

Pour grand que soit mon cœur, tu viens de l’accabler :

Tu réussis, barbare, et tu me fais trembler !

Oui, je frémis, ingrat ! oui, je tremble, perfide !

Pour la première fois mon cœur devient timide,

Et ta menace horrible enfin a pénétré

Dans une âme, où l’effroi n’était jamais entré.

Je connais dans les maux quêtes soins me préparent,

Que la crainte et l’amour rarement se séparent ;

Qu’un cœur fier attendri peut enfin s’alarmer,

Et qu’on doit toujours craindre, alors qu’on peut aimer.

Sans l’amour qui me presse, un sujet téméraire

Ne m’eût point fait trembler, quoi qu’il eût osé faire ;

Et malgré la fureur, dont il est animé,

Mon cœur n’eût jamais craint, s’il n’eût jamais aimé.

Ce traître a trouvé l’art de me rendre étonnée ;

Que ne ferai-je pas pour fuir son hyménée ?

Mais j’aperçois Cyrus ; Dieux ! que j’y vois d’appas !

Pour empêcher sa mort que ne ferais-je pas ?

 

 

Scène V

 

CYRUS, THOMIRIS

 

CYRUS.

Par votre ordre Odatirse a pris soin de me dire,

Que vous avez, Princesse, ordonné que j’expire ;

Et déjà pour jamais j’avais perdu l’espoir

De flatter mes tourments du plaisir de vous voir :

Mais bien qu’à mon trépas vous soyez résolue,

C’est une grâce encor pour moi que votre vue ;

Et je sens qu’un regard qui part de vos beaux yeux,

Peut du plus cruel fort faire un fort glorieux.

Pour dernières faveurs, ne m’en faites point d’autres,

Que souffrir qu’en mourant mes yeux trouvent les vôtres,

Et que permettre au moins, pour adoucir vos coups,

Que mon dernier soupir puisse aller jusqu’à vous.

La mort la plus horrible et la plus violente,

En s’offrant à vos yeux, me paraîtra charmante ;

Je mourrai trop content de perdre ainsi le jour,

Et de laisser ma vie, où j’ai pris mon amour.

THOMIRIS.

Ah ! Cyrus, votre sort ne serait guère à plaindre,

Si vous n’aviez ici que ma rigueur à craindre ;

Et vous n’auriez pas lieu de prendre aucun effroi,

S’il ne vous restait plus d’autre ennemi que moi.

Je vous veux peu de mal ! Odatirse infidèle

A changé ma réponse en la rendant cruelle ;

Et la haine au moment qu’il l’exprimait si bien,

Était dedans son cœur plutôt que dans le mien.

CYRUS.

Quoi ! votre haine cesse et mon amour vous touche ?

THOMIRIS.

Demandez-le plutôt à mes yeux qu’à ma bouche ;

Ils ne vous sauraient plus rien dire que de doux,

Et vous les pouvez croire.

CYRUS.

Ô Dieux ! que dites-vous ?

THOMIRIS.

Je dis ce qu’un ingrat, qui contre moi conspire,

Aurait dû m’épargner la peine de vous dire.

CYRUS.

Mon cœur après ce bien n’a rien à souhaiter.

THOMIRIS.

Ah ! connaissez quels maux ce bien vous doit coûter ;

Vous avez pour rival le traître qui m’opprime ;

Le trépas vous attend ; me plaire est votre crime :

Mais dans mon impuissance il reste à mon amour

Un moyen assuré de vous sauver le jour.

CYRUS.

Ah ! puisque vous m’aimez, je dois aimer la vie ;

Prenez soin d’empêcher qu’elle me soit ravie :

Et m’accordant un bien qui me doit éblouir,

Accordez-moi du teins aussi pour en jouir.

Plus mon bonheur est grand, plus la mort m’épouvante ;

Pour un amant haï la vie est peu charmante ;

Il peut voir le trépas sans en être alarmé :

Mais le jour est bien doux pour un amant aimé.

Souffrez donc que pour moi votre bonté s’emploie ;

Faites durer mes jours pour prolonger ma joie ;

Et tâchez, s’il se peut, d’éterniser mes ans,

Afin d’éterniser les plaisirs que je sens.

THOMIRIS.

Si vous le souhaitez, mon âme se dispose

À ne résister point à la loi qu’on m’impose,

Et ne s’assure pas encor d’y résister,

Quand même vous pourriez ne le pas souhaiter.

CYRUS.

Quelque doux que me fût le jour que j’ose attendre,

S’il vous doit trop coûter, je cesse d’y prétendre.

THOMIRIS.

Odatirse me presse ; et, sans plus discourir,

Il faut ou l’épouser, ou vous laisser périr.

CYRUS.

Ah ! laissez-moi périr, et vous me ferez grâce :

Je crains plus que la mort l’hymen qui vous menace ;

Et prétendre à mes yeux aujourd’hui l’achever,

C’est me trahir, Princesse, au-lieu de me sauver.

Pouvez-vous bien m’aimer, et me croire capable

De céder pour ma vie un bien inestimable ;

De souffrir que mes jours me coûtent mon bonheur,

Et qu’on sauve ma tête aux dépens de mon cœur ?

Que plutôt la clarté cent fois me soit ravie !

Je vous aime, en effet, beaucoup plus que ma vie ;

Et ma vouloir ôter l’objet de mon amour,

C’est vouloir me ravir beaucoup plus que le jour.

THOMIRIS.

La même ardeur qui fait que vous craignez la vie,

Fait aussi que je crains qu’elle vous soit ravie ;

Et plus en ma faveur votre amour paraît fort,

Et plus vous m’obligez d’empêcher votre mort.

Je crains votre trépas plus que cette hyménée :

Je hais votre rival d’une haine obstinée ;

Mais au moins par ce choix vous serez informé,

Qu’il est bien moins haï que vous n’êtes aimé.

CYRUS.

Tout aimé que je suis, faut-il que je vous cède ?

Et tout haï qu’il est, faut-il qu’il vous possède ?

Non, contre lui plutôt redoublez vos rigueurs,

Et par son désespoir, vengez-moi si je meurs.

S’il est trop inhumain, soyez plus inhumaine ;

S’il me donne la mort, donnez-lui votre haine :

C’est un mal plus cruel que le coup qui m’attend ;

Il vivra misérable, et je mourrai content.

Nous n’avons pas tous deux également à craindre :

Celui que vous plaindrez, fera le moins à plaindre ;

Et celui qui vivra pour souffrir vos rebuts,

Sera celui de nous qui souffrira le plus.

THOMIRIS.

Cette passion tendre, et si bien découverte ;

Me persuade mal de souffrir votre perte.

Laissez pour votre vie éclater mon amour,

Et me perdez plutôt que de perdre le jour.

CYRUS.

Cet amour n’est pour moi qu’une rigueur extrême :

Qu’ai-je affaire du jour, si je perds ce que j’aime ?

Et pouvez-vous penser que je vive un moment,

Quand vous ne vivrez plus que pour un autre amant ?

J’ai pour le jour, sans vous, plus d’horreur que d’envie ;

Et puisqu’il faut enfin que l’on m’ôte la vie,

J’aime mieux que ce soit, pour flatter mon malheur,

Le dépit d’un rival que ma propre douleur.

La vie, en vous perdant, doit m’être insupportable ;

Il vaut mieux n’être point, qu’être si misérable ;

Et ne voir point le jour, n’est pas un si grand mal,

Que de voir ce qu’on aime au pouvoir d’un rival.

THOMIRIS.

Non, non : si vous m’aimez, il faut me satisfaire :

Si j’ai droit sur vos jours, gardez-les pour me plaire :

Vivez, je vous l’ordonne ; et, malgré votre effroi,

Ne désespérez pas de vivre encor pour moi.

CYRUS.

Pour vous ?

THOMIRIS.

Vivez, vous dis-je, avec cette espérance.

Allez, qu’on le remmène, et qu’Odatirse avance ;

L’ingrat sera content, il recevra ma foi.

Mais Clidarice vient pour se plaindre avec moi.

 

 

Scène VI

 

CLIDARICE, THOMIRIS, GARDES

 

CLIDARICE.

Puis-je donner créance à ce que j’entends dire ?

Se peut-il qu’Odatirse à votre hymen aspire ?

THOMIRIS.

Il est trop vrai, Princesse.

CLIDARICE.

Et le souffrirez-vous ?

THOMIRIS.

Oui, pour sauver Cyrus, il sera mon époux.

CLIDARICE.

Il sera votre époux ? Ah ! pour vous en défendre,

Sa mort...

THOMIRIS.

Parlez plus bas, on pourrait vous entendre.

CLIDARICE.

Sa mort empêchera qu’il vous ose outrager :

Je prétends d’un seul coup toutes deux nous venger.

Un poignard que je porte, en l’ardeur qui m’enflamme,

Au milieu de son sein ira chercher son âme ;

J’ai droit dessus son cœur ; et pour le moins mon bras,

Si mes yeux l’ont manqué, ne le manquera pas.

THOMIRIS.

C’est plutôt un effort qu’il faut que j’entreprenne ;

Il est si bien gardé qu’on l’aborde avec peine ;

Et votre bras hardi, qui cherche à l’attaquer,

N’est pas trop assuré de ne le pas manquer.

Je conserve sur moi, toujours en ma puissance,

Du fer et du poison, dont nul n’a connaissance :

Mais le fer beaucoup mieux ici que le poison.

De ce lâche ennemi nous peut faire raison.

À lui donner la main je ne suis préparée,

Que pour rendre, à mes coups, la mort plus assurée ;

Et ne souffre l’hymen, qu’il cherche avec ardeur,

Que comme un chemin sûr, pour aller à son cœur.

CLIDARICE.

Épargnerions le soin d’épouser ce perfide ;

Réservez son supplice au dépit qui me guide,

Je prendrai bien mon temps pour ne le manquer pas.

 

 

Scène VII

 

ARBATE, CLIDARICE, THOMIRIS, GARDES

 

CLIDARICE, voyant approcher Arbate.

Peut-on voir Odatirse ?

ARBATE.

Il marche sur mes pas ;

Mais un ordre nouveau veut que je vous apprenne,

Qu’il vous est détendu d’approcher de la Reine : 

Vous le verrez ailleurs ; de grâce obéissez.

CLIDARICE.

Il faut bien obéir, puisque vous m’y forcez.

THOMIRIS, seule.

Ce n’est qu’à moi qu’il faut réserver ma vengeance ;

Je dois seule punir l’ingrat. Mais il avance.

 

 

Scène VIII

 

ODATIRSE, THOMIRIS, GARDES

 

ODATIRSE.

Enfin, vous avez vu mon rival trop aimé ;

Votre cœur pour ses jours n’est-il point alarmé ?

Choisissez-vous l’hymen, ou la sin de sa vie ?

Dès que vous parlerez, on suivra votre envie :

L’autel est préparé ; l’échafaud l’est aussi.

THOMIRIS.

Votre rival pour vous n’a que trop réussi ;

Sachez qu’en sa faveur mon âme s’est rendue,

Et qu’à vous épouser je me suis résolue.

ODATIRSE.

Dieux ! quel bonheur au mien peut être comparé ?

Cyrus n’a rien à craindre, il sera délivré.

THOMIRIS.

Disposez de ma main.

ODATIRSE.

Quelle reconnaissance !

THOMIRIS.

Je n’en souhaite point, et je vous en dispense ;

Vous ne me devez rien pour un succès si doux ;

Je fais tout pour Cyrus, et ne fais rien pour vous.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ODATIRSE, FÉRÉONTE, ARBATE, GARDES

 

ODATIRSE, à Féréonte.

Allez trouver Cyrus ; faites qu’on me l’amène ;

Je veux rompre ses fers en faveur de la Reine :

Mais ne lui dites rien de l’hymen achevé ;

Le plaisir en doit être à moi seul réservé ;

Et j’aurai la douceur, puisqu’il faut qu’il me voie,

De jouir de sa peine, en lui montrant ma joie.

Féréonte rentre.

Mais, que dis-je ? ma joie ! en l’état où je suis,

Puis-je rien éprouver que de justes ennuis ?

Thomiris a souffert le nœud qui nous assemble ;

Mais je la vois toujours qui rougit ou qui tremble,

Et je n’en puis tirer, depuis que j’ai sa foi,

Que des signes de haine, ou des marques d’effroi.

Je ne puis être heureux, à moins qu’elle ne m’aime ;

L’hymen n’a jamais eu rien de doux de lui-même,

Et ne saurait donner, dedans son plus beau jour,

D’autres plaisirs que ceux que lui prête l’amour.

Bien que je sois l’époux d’une Reine adorable,

Puisque j’en suis haï, j’en suis plus misérable ;

Et là haine qu’on trouve en un objet charmant,

Outrage encore plus un époux qu’un amant.

ARBATE.

La Reine est trop injuste.

ODATIRSE.

Elle fuit ma présence,

Et je ne prétends pas user de violence.

ARBATE.

Un grand respect, sans doute, est propre à l’adoucir.

ODATIRSE.

Non, non, j’essaye, Arbate, en vain d’y réussir :

Je ne pourrai jamais fléchir cette inhumaine ;

Et comme si c’était trop peu que de sa haine,

Le dernier sacrifice, à l’instant à tes yeux,

Vient de m’instruire encor de la haine des Dieux.

N’as-tu pas reconnu qu’ils menacent mes crimes ?

Devant l’autel à peine on a mis deux victimes,

Pour en immoler l’une au puissant Dieu du jour,

Et l’autre au Dieu charmant qui préside à l’amour,

Qu’on a vu la première aux Prêtres échappée,

Choir à mes pieds sans vie, et sans être frappée :

Je frémis, quand j’y pense ; et ce prodige affreux

Ne présage à mes jours rien que de malheureux.

La seconde victime, à l’amour dédiée,

A, sans aucun effort, été sacrifiée ;

Mais nos Prêtres, saisis d’un juste étonnement,

Pour en trouver le cœur ont cherché vainement.

Le Ciel pouvait-il mieux m’avertir, pour ma peine,

Qu’à mon injuste amour j’immole en vain la Reine ;

Qu’elle ne peut m’aimer, et, pour dernier malheur,

Que j’en aurai le corps, sans en avoir le cœur ?

ARBATE.

Ces prodiges pour vous seront de vains présages ;

Vous êtes dans le port, ne craignez plus d’orages :

Thomiris est à vous ; le camp prend votre loi.

ODATIRSE.

Dieux ! Clodamante vient pour se plaindre de moi ;

Je l’outrage à regret, et je me veux contraindre,

Pour lui laisser, au moins, la douceur de se plaindre.

 

 

Scène II

 

CLODAMANTE, ODATIRSE, ARBATE, GARDES

 

CLODAMANTE.

Je te rencontre enfin, et tu peux m’écouter ;

Tout mon dépit pour toi n’est guère à redouter ;

Mes amis inconstants n’ont pas eu le courage

De m’aider à punir ton crime et mon outrage ;

Et pour tirer raison de ton manque de foi,

Ma disgrâce aujourd’hui ne m’a laissé que moi.

ODATIRSE.

Plaignez-vous, il est juste, et j’y consens sans peine ;

Je devais vous aimer, mais j’adorais la Reine ;

Et dedans un ami, par un charme fatal,

Je n’ai pu m’empêcher d’outrager un rival ;

Je n’ai pu me résoudre à céder ce que j’aime :

Enfin, j’ai mieux aimé vous trahir que moi-même ;

Et j’ai cru, quand j’ai mis ma trahison au jour,

Devoir à l’amitié beaucoup moins qu’à l’amour.

J’ai, sans rien respecter, voulu me satisfaire ;

Et tout ce que pour vous maintenant je puis faire

C’est d’avouer mon crime, et ne pas empêcher

Que vous ayez le bien de me le reprocher.

CLODAMANTE.

Si quelque sentiment en ma faveur te reste,

Souffre donc un combat à l’un de nous funeste,

Et consens que ta mort, ou la fin de mes jours,

Décide nos destins et règle nos amours.

Dispute-moi la Reine encor sans avantage ;

Après ta lâcheté, fais-moi voir ton courage :

Personne ne me suit ; éloigne tes soldats,

Et contre un rival seul, n’opposé qu’un seul bras.

ODATIRSE.

Non, non, je veux au moins épargner votre tête :

Le désespoir vous pousse, et la pitié m’arrête ;

Et vous ayant ôté l’objet de votre amour,

J’aurais trop de rigueur de vous ôter le jour.

Mais si mon crime est grand, mon supplice est étrange ;

Sachez que Thomiris me punit et vous venge ;

Et flattez-vous, au moins, en vous voyant trahi,

Que vous en êtes plaint, et que j’en suis haï.

Mon fort n’est pas si doux, encor qu’il vous le semble

Sa haine définit ce que mon soin assemble ;

Et bien que j’aie enfin, et sa main et sa foi,

Son insensible cœur n’en est pas plus à moi :

Mais malgré ses dédains, votre haine et la sienne

Si je n’ai point son cœur, il faut que je l’obtienne

Et je n’ai pas dessein, après mes attentats.

D’avoir fait un grand crime, et de n’en jouir pas.

CLODAMANTE.

Va, perfide ! les Dieux, s’ils ont de la justice,

Malgré tes lâches soins, hâteront ton supplice ; 

Et quand ils t’appuyaient, au-lieu de t’accabler,

Puisque je vis encor, tu dois encor trembler.

 

 

Scène III 

 

ARBATE, ODATIRSE, GARDES

 

ARBATE.

Vous devez craindre peu cette vaine menace.

ODATIRSE.

Mon esprit toutefois s’étonne et s’embarrasse,

Et, sans aucun sujet, je ne sais quel effroi,

De mon cœur interdit s’empare malgré moi.

ARBATE.

À ces tristes pensés la Reine vous expose,

Et sa rigueur pour vous en est la seule cause :

C’est sa haine, Seigneur, qui vous rend alarmé ;

Vous seriez sans effroi, si vous étiez aimé.

ODATIRSE.

Arbate, je le crois : mais Clidarice approche ;

Elle vient m’accabler d’un trop juste reproche :

Mais il faut endurer son vain ressentiment.

 

 

Scène IV

 

ODATIRSE, CLIDARICE, GARDES

 

ODATIRSE.

Videz, venez confondre un infidèle amant ;

Je sais que mon tourment ne peut être trop rude ;

Je suis bien convaincu de mon ingratitude.

Vous aviez dans les yeux des charmes assez grands,

Pour faire soupirer les plus indifférents ;

Vous aviez dans le cœur des bontés assez rares,

Pour pouvoir aisément toucher les plus barbares ;

Et vous seule, en effet, auriez dû me charmer,

Si l’on aimait toujours ce que l’on doit aimer :

Mais qui peut s’exempter de l’erreur qui m’abuse ?

Un cœur offert plaît moins, qu’un cœur qui se refuse ;

Et naturellement on trouve moins d’appas,

Dans les biens que l’on a, que dans ceux qu’on n’a pas.

Votre cœur que j’avais, devait me satisfaire :

Mais ce qu’on a trop tôt, n’a pas le temps de plaire,

Et la difficulté redoublant le désir,

Ce qui doit plus coûter promet plus de plaisir.

Je ne serais qu’à vous, si j’étais sans faiblesse ;

Je ne devais jamais trahir votre tendresse :

Mais l’amour qui me force à suivre son pouvoir,

S’accorde rarement avecque le devoir ;

Et laissant ralentir les flammes légitimes,

Mêle aux grandes ardeurs souvent un peu de crimes.

Mon sort sous votre empire aurait été plus doux ;

J’ai fait ce que j’ai pu pour me donner à vous.

CLIDARICE.

Ingrat ! ton cœur pour moi n’eut jamais rien de tendre ;

Si pourtant, sans regret, tu veux ici m’entendre,

J’ose encore espérer, quelqu’ingrat que tu sois,

De te toucher le cœur pour la première fois :

Mais pour m’accorder rien de ce que je demande,

Tu sens à m’outrager une douceur trop grande.

ODATIRSE.

Non, vous serez contente. Amis, retirez-vous.

Les Gardes se retirent au fond du Théâtre.

CLIDARICE, à part.

Ma victime elle-même enfin s’offre à mes coups ;

Mais, au lieu de sentir que ma fureur redouble,

D’où vient que ma main tremble, et que mon cœur le trouble ?

Qui peut me retenir au point de l’immoler ?

ODATIRSE.

Aucun ne vous écoute, et vous pouvez parler ;

Que voulez-vous ?

CLIDARICE.

Je veux, s’il faut que je m’exprime, 

Je veux, traître !...

ODATIRSE.

Achevez.

CLIDARICE.

Te reprocher ton crime,

Ingrat ! et te montrer, malgré ton changement,

Que je méritais bien un plus fidèle amant.

ODATIRSE.

Ô Dieux ! la Reine vient ; souffrez que je vous quitte.

CLIDARICE.

Que sais-tu, malheureux ! vois qu’elle est interdite.

Crains, méchant ! crains la Reine ; elle a fait le dessein

De punit ton audace, en te perçant le sein.

 

 

Scène V

 

THOMIRIS, CLIDARICE, ODATIRSE

 

THOMIRIS.

Craignez cette Princesse ; elle a formé l’envie

De punir vos mépris, en vous ôtant la vie.

ODATIRSE, à Clidarice.

Quoi ! vous m’avertissez de conserver mon sort,

Et vous-même, Princesse, avez juré ma mort ?

CLIDARICE.

Oui, j’ai juré ta mort, méchant ! je le confesse ;

Tu jouis, malgré moi, du jour que je te laisse :

J’ai deux sois attenté sur ton cœur endurci,

Et toutes les deux fois je n’ai pas réussi.

Oui, ton cœur qui partout impunément m’outrage,

Ainsi qu’à mon amour se dérobe à ma rage,

Et de mes vains transports toujours victorieux,

Il échappe à mon bras de même qu’à mes yeux.

Je ne te puis toucher, quelqu’ardeur qui m’anime,

Ni comme mon amant, ni comme ma victime :

Ce fer devait punir tes mépris inhumains ;

Elle laisse tomber son poignard.

Mais je sens qu’à ma honte, il me tombe des mains.

Triomphe, ingrat ! triomphe encor de ma tendresse,

Et de ta vie enfin rends grâce à ma faiblesse.

 

 

Scène VI

 

ODATIRSE, THOMIRIS

 

ODATIRSE.

Je n’ai plus rien à craindre à présent de ses coups ;

Mais mon cruel destin n’en fera pas plus doux :

Et puisque sur ma vie il vous plaît d’entreprendre,

Je sens que contre vous je ne la puis défendre.

Je ne vous dirai rien pour vous solliciter

De me laisser le jour que vous voulez m’ôter.

M’unissant avec vous d’une chaîne éternelle,

Je vous ai fait, sans doute, une offense cruelle ;

Mais je n’ai pas la force encor de consentir

À vous en témoigner le moindre repentir.

Quand je ne vous vois pas, un effroi légitime

Rend mon âme sensible au remords de mon crime :

Mais, dès que je vous vois, vos charmes sont si forts,

Qu’ils font évanouir mon crime et mes remords.

Mon attentat n’a rien qui me puisse déplaire,

Quand je vois dans vos yeux ce qui me l’a fait faire ;

Et je me sens forcé d’avouer qu’en effet,

Je le ferais encor, si je ne l’avais fait.

Clidarice m’épargne, et sa tendresse extrême

Vous laisse le plaisir de vous venger vous-même :

Je n’empêcherai point mes plus cruels destins ;

Disposez de mon sort, il est entre vos mains.

Pour vous rendre ma perte et facile et certaine,

Mon amour est d’accord avec votre haine ;

Vous me haïssez trop pour retenir vos coups,

Et je vous aime trop pour me garder de vous,

Vous ne me laissez pas le pouvoir ni l’envie

D’arrêter votre bras, armé contre ma vie ;

Et pour adresser mal vos coups pleins de rigueur,

Vous connaissez trop bien le chemin de mon cœur.

THOMIRIS.

Je n’ai rien entrepris sur quoi je veuille feindre ;

Je cherchais à vous perdre, et vous me deviez craindre.

Oui, dans l’aveuglement de mon premier transport,

J’ai souffert votre hymen, pour hâter votre mort :

Mais ma main, que j’avais à ce coup destinée,

Y répugne, depuis que je vous l’ai donnée ;

Et les nœuds qui devaient causer votre trépas,

Sont les mêmes liens qui m’arrêtent le bras.

En vous donnant ma foi, je m’étais figurée

De rendre promptement votre perte assurée ;

Cependant, c’est ma foi qui fait mon repentir,

Et ce qui dût vous perdre, a su vous garantir.

Je croyais, comme Reine, au fort de ma colère,

Avoir droit de punir un sujet téméraire ;

Mais, comme épouse enfin, malgré tout mon courroux,

Je n’ai plus aucun droit sur les jours d’un époux.

J’avais choisi ce fer pour punir votre crime :

Mais si ce soin fut juste, il n’est plus légitime ;

Et j’aime mieux laisser, par un choix différent,

Votre crime impuni, que d’en faire un plus grand.

Elle jette son poignard.

ODATIRSE.

Ah ! vous n’êtes encor qu’à demi désarmée ;

Votre haine demeure en votre âme enfermée ;

Et ce fer dans vos mains me causait moins d’effroi,

Que la secrète horreur que vous gardez pour moi,

Pour me faire périr d’une main inhumaine,

Il ne vous reste encor que trop de votre haine ;

Et certain du trépas, étant haï de vous,

Je crains mon désespoir beaucoup plus que vos coups.

Quittez-donc votre haine, ou faites que je meure :

Aimer sans être aimé, c’est mourir à toute heure ;

Et j’aime beaucoup mieux, si vous suivez mon choix,

Expirer tout d’un coup, que mourir mille fois.

THOMIRIS.

Puisque nous sommes joints d’une chaîne éternelle,

Je sais bien que pour vous ma haine est criminelle ;

Mais quel que mon cœur doive aux nœuds que j’ai reçus,

Je ne vous réponds pas de ne vous haïr plus.

Je m’assure qu’un cœur, tout juste qu’il puisse être,

De tous ses mouvements n’est pas toujours le maître ;

Et qu’il est un pouvoir, qu’on ne peut exprimer,

Qui force de haïr, aussi bien que d’aimer.

Il ne tient pas à moi que ma haine ne cesse :

Je tâche à m’arracher pour vous quelque tendresse ;

Et si je ne vous aime, au moins sans vous trahir,

Je ferai mes efforts pour ne vous pas haïr.

Je vous seconderai de toute ma puissance,

Pour vous mettre en mon cœur ; s’il vous fait résistance,

Vous aurez, si je puis, l’amour que je vous doi,

Ou vous aurez, du moins, ma haine malgré moi.

Mais cette haine, enfin, pour vous n’est pas à craindre ;

Je saurai la cacher, si je ne puis l’éteindre ;

Et devant être à vous par un choix sans retour,

J’aurai de la vertu, si je n’ai de l’amour.

Dussé-je vous haïr, l’honneur me fera faire

Tout ce qu’en vous aimant j’eusse fait pour vous plaire ;

Et je promets qu’au moins, malgré vos attentats,

Vous croirez être aimé, si vous ne l’êtes pas.

ODATIRSE.

Je prendrai pour répondre à cet effort insigne,

Tous les soins qui pourront m’en rendre moins indigne.

Cyrus sera conduit à l’instant en ces lieux :

Je veux faire briser ses chaînes à vos yeux.

Vous allez le voir libre ; il vient.

THOMIRIS.

Je me retire :

Laissez-moi fuir sa vue ; elle pourrait vous nuire ;

Et, malgré tous mes soins, et le titre d’époux,

Vous disputer un cœur qui ne se doit qu’à vous.

 

 

Scène VII

 

ODATIRSE, CYRUS, FÉRÉONTE, ARBATE, GARDES

 

ODATIRSE.

Je tâchais en ce lieu de retenir la Reine ;

Mais vous la faites fuir, et j’ai perdu ma peine.

CYRUS.

On ne doit pas toujours te croire sur ta foi,

La Reine a plus sujet de te haïr que moi ;

Et doit faire douter, à qui nous peut connaître,

Qui la fait plutôt fuir de Cyrus ou d’un traître.

ODATIRSE.

La Reine aime la gloire ; et, s’éloignant de nous,

Fuit, sans doute, plutôt Cyrus que son époux.

CYRUS.

Toi, son époux, perfide ?

ODATIRSE.

Oui, ma peine est finie ;

Thomiris avec moi pour jamais est unie :

Vous avez du mérite, et moi j’ai du bonheur ;

Tous deux différemment nous attaquions son cœur.

Vos respects étaient grands, mon audace était forte :

Mais votre amour le manque, et mon effort l’emporte ;

Et pour gagner ce prix entre nous débattu,

Mon crime a fait enfin plus que votre vertu.

Je sais bien toutefois qu’en ce bonheur extrême,

C’est en votre saveur que j’obtiens ce que j’aime.

Votre perte à la Reine a donné tant d’effroi,

Qu’elle s’est résolue à m’accorder sa foi ;

Et puisque vous servez à terminer mes peines,

Pour ma reconnaissance, on va rompre vos chaînes.

Arbate, pour Cyrus, joignez vos soins aux miens ;

Rendez-lui son épée, et brisez ses liens ;

Que sa garde le quitte, et qu’aucun ne me suive.

Vous, jouissez en paix du bien qui vous arrive ;

Je vous laisse, et je vais où m’attend Thomiris,

De votre liberté lui demander le prix.

Il entre.

ARBATE, en ôtant les fers de Cyrus.

Venez prendre en ma tente, en un sort si contraire,

Tout ce qui, pour partir, vous sera nécessaire.

CYRUS.

Allez tout préparer, je vous suivrai de près.

ARBATE, en lui rendant son épée.

Je dois vous obéir, et j’en ai l’ordre exprès.

CYRUS, seul.

Je n’ai besoin de rien, puisque ce fer me reste ;

Rendons à mon rival ma liberté funeste ;

Courons où ce perfide à l’instant vient d’entrer,

Et jusques à son cœur tâchons de pénétrer.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

THOMIRIS, ANAXARISPE, DORIANTE

 

THOMIRIS.

De ce spectacle affreux, retirons notre vue ;

De colère et d’horreur je me sens trop émue :

Un époux massacré demande à Thomiris,

Bien plus que de vains pleurs, et d’inutiles cris.

D’un mari qui n’est plus, la blessure qui saigne,

Presse que l’on la venge avant que l’on la plaigne ;

Et le funeste coup, qui lui perce le flanc,

Sans s’arrêter aux pleurs, veut du sang pour du sang.

Clodamante m’aimait ; ce coup est son ouvrage :

Son désespoir s’est joint, sans doute, à son courage ;

Et l’on doit craindre tout, dans le plus haut pouvoir,

D’un grand courage aidé d’un puissant désespoir ;

D’un si grand alternat il était seul capable.

Mais Féréonte vient de chercher le coupable.

 

 

Scène II

 

THOMIRIS, FÉRÉONTE, ANAXARISPE, DORIANTE

 

THOMIRIS.

Hé bien ? a-t-on connu le meurtrier du Roi ?

FÉRÉONTE.

Madame, tout le camp l’ignore comme moi :

Mais le commun soupçon tombe sur Clodamante,

Et même l’on dirait que ce Prince y consente ; 

Il s’en défend à peine.

THOMIRIS.

Assurez-vous de lui ;

Il suivra mon époux au cercueil aujourd’hui.

ANAXARISPE.

Mais cet époux était l’objet de votre haine ;

En terminant ses jours, on finit votre peine ;

Et c’est mal témoigner que vous ne l’aimiez pas,

Que montrer son ardeur pour venger son trépas.

THOMIRIS.

Pour venger un mari, commence ici de croire,

Qu’il suffit, sans l’aimer, que l’on aime la gloire :

C’est mon époux haï, qu’on a percé de coups ;

Mais, tout haï qu’il est, c’est toujours mon époux.

Tout ce qu’a de plus fort une haine obstinée,

Ne peut rien faire perdre aux droits de l’hyménée ;

Et quand on a subi cette puissante loi,

En refusant son cœur, on n’ôte pas sa foi.

Ma haine doit finir au moins avec sa vie :

Je ne vois plus son crime, en mourant il l’expie ;

Et les flots de son sang ayant su l’en purger,

Je ne vois plus en lui qu’un époux à venger.

Je dois avec ardeur presser cette vengeance.

Odatirse l’attend ; elle est en ma puissance :

Et pour ce Prince mort, quoiqu’indigne du jour,

L’honneur me la demande, au défaut de l’amour.

Nulle inclination pour lui ne m’intéresse ;

Mais mon devoir sera ce qu’eût fait ma tendresse :

J’agirai seulement pour ma gloire aujourd’hui,

Et je ferai pour moi, ce que j’eus fait pour lui.

ANAXARISPE.

Il est vrai qu’en ces lieux la commune créance

Tient Clodamante auteur du coup qui vous offense :

Mais personne n’a cru que du rang dont il est,

Il dût craindre de vous un si cruel arrêt.

C’est le sang de nos Rois, ne peut-il rien prétendre ?

THOMIRIS.

Fût-ce le sang des Dieux, je le serais répandre ;

Il n’est rien plus sacré pour moi que mon devoir.

 

 

Scène III

 

ARBATE, THOMIRIS, ANAXARISPE, DORIANTE, GARDES

 

ARBATE.

Cyrus me suit, Madame, et demande à vous voir.

THOMIRIS.

Ah ! ce serait trahir la vengeance où j’aspire,

Qu’oser voir un amant, lorsqu’un époux expire.

Arbate, ordonnez-lui de s’éloigner de moi.

ARBATE.

Mais son dessein, Madame, est de venger le Roi.

Il dit que du coupable il a seul connaissance,

Et qu’il le veut ici mettre en votre puissance.

THOMIRIS.

Il peut entrer ; ce soin m’oblige à le souffrir.

Quel nouveau criminel a-t-il pu découvrir ?

Dès qu’il l’aura fait voir, il verra ma vengeance.

Je cacherai mes feux pour lui. Mais il avance.

 

 

Scène IV

 

CYRUS, THOMIRIS, ARBATE, ANAXARISPE, DORIANTE, GARDES

 

CYRUS.

J’ai cru, dès que j’ai su Clodamante arrêté,

Devoir sauver un crime à votre majesté ;

Et je n’ai pu souffrir que vous fussiez capable

De perdre un criminel, en sauvant un coupable.

Je sais le criminel ; j’ai su m’en assurer,

Et je ne viens ici que pour vous le livrer.

THOMIRIS.

Vos soins sont généreux ; je m’en sens obligée ;

Je suis à la vengeance ardemment engagée :

Et l’assassin du Roi, découvert à mes yeux,

Ira droit au supplice, en sortant de ces lieux.

Par un serment fatal, j’ose attester encore

Le puissant Dieu du jour, que la Scythie adore,

Qu’à l’instant le coupable, en présence de tous,

Paiera de tout son sang, le sang de mon époux.

Parmi nous ce serment doit être inviolable ;

Parlez, et hâtez-vous de livrer le coupable.

CYRUS.

Il se livre en moi-même ; et mon amour pour vous

Vous offre, en votre amant, l’assassin d’un époux.

THOMIRIS.

Quoi ! c’est sur vous qu’il faut que tombe vengeance !

CYRUS.

Oui, je suis criminel ; si sa mort vous offense,

Faites, pour m’en punir, tout ce que vous devez.

THOMIRIS.

Ah ! soyez innocent plutôt, si vous pouvez.

CYRUS.

Je ne saurais plus l’être ; et pour venger ce crime,

Vos soins ne doivent plus chercher d’autre victime ;

Le Prince est innocent ; c’est cette même main,

Qui de votre mari vient de percer le soin :

Cette épée a servi cette main violente ;

Je la mets à vos pieds encor toute sanglante ;

Et ces restes du sang de ce malheureux Roi,

Sont autant de témoins qui parlent contre moi.

Bien qu’il eût mérité tout ce qu’a fait ma rage,

Je sais qu’à m’en punir votre hymen vous engage ;

En lui donnant la main, vous l’aviez fait monter

Dans un rang où mon bras devait le respecter.

De sa punition je n’ai pas dû résoudre ;

Il n’en devait tomber que par un coup de foudre :

Et, pour tous les mortels, le nom de votre époux

L’a dû justifier en l’unissant à vous.

Mais mon amour, plus fort que toutes ces maximes,

Ne vous a pu laisser attachée à ses crimes ;

Et, pour prix de mes jours, vous voir prendre aujourd’hui

La moitié de sa honte, en vous joignant à lui. 

Malgré tous mes désirs, pour me sauver la vie,

Vous vous êtes soumise à cette ignominie ;

Et pour vous en sauver, malgré tout votre effort,

J’ose enfin vous contraindre à m’ordonner la mort.

Je vous arrache au nœud qui vous faisait injure,

Et je donne ma vie, à ce prix, sans murmure :

J’ai suivi votre Époux, d’abord sans balancer,

Dans la première tente, où je l’ai vu passer.

Il marchait vers la vôtre avec impatience :

Mais, comme de le suivre il avait fait défense,

Au bruit qu’ont fait mes pas, s’étant tourné vers moi,

Il ne s’est défendu qu’en pâlissant d’effroi ;

Et son cœur a semblé, malgré sa résistance,

Avec moi pour sa perte être d’intelligence.

J’ai même eu le bonheur, le voyant expiré,

Que, sans être aperçu, je me suis retiré,

Et l’auteur de sa mort était en assurance,

Si vous n’en eussiez pas entrepris la vengeance.

De tout autre aisément j’aurais fui le courroux ;

Je pouvais échapper.

THOMIRIS.

Ah ! que n’échappiez-vous ?

Que n’avez-vous contraint ma vertu trop sévère

De perdre une vengeance, et si rude et si chère,

Et n’avez-vous tâché de m’ôter le pouvoir

De trahir mon amour pour servir mon devoir ?

Que ne m’empêchiez-vous d’immoler, pour ma peine,

L’objet de ma tendresse à l’objet de ma haine,

Et venger, par un droit d’un serment confirmé,

Un époux odieux sur un amant aimé ?

CYRUS.

Quoi ! Cyrus aurait craint le coup qui le menace,

Jusqu’à laisser périr Clodamante en sa place !

Quoi ! j’aurais, en fuyant, par un indigne effroi,

Laissé tomber sur lui, ce qui doit choir sur moi ;

Souffert que vous m’eussiez sauvé par son supplice,

Que mon fallut vous dût coûter une injustice,

Et que le lâche loin de voir ailleurs le jour,

M’eût sait trahir ici ma gloire et mon amour !

Le sang de votre époux, que je viens de répandre,

Au don de votre main me détend de prétendre ;

Et puisqu’il faut vous perdre, il doit m’être plus doux

De perdre encor le jour, que de vivre sans vous.

Pour jamais à mon cœur l’espérance est ravie

Du seul bien qui pouvait me faire aimer la vie ;

Et j’aime encor mieux être au supplice livré,

Qu’être de ce que j’aime à jamais séparé.

Vous avez résolu que l’assassin périsse ;

Et puisque je le suis, il faut que j’obéisse.

Vos désirs sont mes lois ; et, voulant mon trépas,

C’eût été vous trahir que ne me livrer pas.

Ma vie à vos désirs sans réserve est offerte ;

Mais, après mon trépas, plaignez au moins ma perte :

Quand je ne serai plus, n’ayez plus de courroux,

Et ne donnez pas moins à l’amant qu’à l’époux.

Songez à mon rival, pour votre seule gloire ;

Quand vous l’aurez vengé, perdez-en la mémoire :

Mais, par pitié, songez à mon destin fini,

Et ne m’oubliez pas, quand vous m’aurez puni.

Vous lui devez vengeance ; et mon trépas, sans doute,

Ne vous demande pas ce que sa mort vous coûte :

Vous lui donnez du sang ; et mes derniers malheurs

Seront trop bien payés, s’ils vous coûtent des pleurs.

THOMIRIS.

Si ce qui suit la mort peut avoir quelques charmes,

Je vous promets, Cyrus, beaucoup plus que des larmes :

Mes pleurs répondraient mal à de si rudes coups ;

Et c’est trop peu pour moi, si c’est allez pour vous.

Mon époux n’aura rien, que mon amant n’obtienne ;

Il aura votre vie, et vous aurez la mienne :

Ma mort suivra la vôtre ; et mon cœur, à son tour,

Ce devoir satisfait, satisfera l’amour.

Ayant vengé l’époux, en perdant ce que j’aime,

Je vengerai l’amant, en me perdant moi-même ;

Et votre amante, après votre destin fini,

Punira Thomiris de vous avoir puni.

CYRUS.

Ah ! que me dites-vous ? cette horrible promesse

Me fait craindre la mort, que j’ai bravé sans cesse ;

Et s’il faut après moi que vous ne viviez pas,

Je ne pourrai jamais me résoudre au trépas.

Si l’on doit voir ma mort de la vôtre suivie,

Je dois être forcé de souhaiter la vie ;

Et m’engageant pour vous à la vouloir garder,

Vous allez me réduire à vous la demander.

THOMIRIS.

Ah ! gardez vous plutôt, si vous me voulez croire,

De me rien demander qui soit contre ma gloire.

En l’état où je suis, je ne réponds pas bien

Que j’eusse le pouvoir de vous refuser rien.

CYRUS.

Si c’est trop de vouloir votre vie et la mienne,

La moitié suffira, souffrez que je l’obtienne :

J’abandonne ma vie au trépas qui l’attend,

Accordez-moi la vôtre, et je mourrai content.

THOMIRIS.

Ce que vous demandez n’est pas en ma puissance ;

Mais si je souffre encor longtemps votre présence,

Je crains, en pressant trop mes sens intimidés,

Que vous n’obteniez plus que vous ne demandez.

Éloignez-vous de moi, devant que ma faiblesse

M’empêche d’obéir au devoir qui me presse :

Mon cœur, dont à vos yeux je n’ose m’assurer,

Hasarde ma vengeance, à la plus différer ;

N’achevez pas le trouble où vous m’avez réduite,

Et quittez-moi, devant que ma vertu vous quitte.

CYRUS.

J’obéis.

THOMIRIS.

Ah ! Cyrus, en ce fatal moment,

Ne m’obéissez pas encor st promptement.

Mon âme, entre la gloire et l’amour suspendue,

N’est pas à votre perte encor bien résolue.

Je sais ce que je dois ; mais, consultant mes feux,

Je ne sais pas trop bien encor ce que je veux.

CYRUS.

Pourries-vous me sauver ?

THOMIRIS.

L’effort serait extrême :

Mais que ne peut-on pas pour sauver ce qu’on aime ?

Que nous veut Féréonte ?

 

 

Scène V

 

FÉRÉONTE, CYRUS, THOMIRIS, ARBATE, DORIANTE, ANAXARISPE

 

FÉRÉONTE.

Ah ! Madame, je crains

Qu’on n’arrache bientôt le Prince de mes mains.

Ses amis ont fait naître une rumeur confuse,

Que Cyrus est l’auteur du coup dont on l’accuse :

Tout le camp s’en émeut, et ne demande plus

Que le salut du Prince, et la mort de Cyrus ;

Et vous ne pourriez pas lui conserver la vie,

Quand même vous pourriez en concevoir l’envie.

THOMIRIS.

Quoi ! je ne serais plus maitresse de son sort ?

FÉRÉONTE.

Non : tout le camp, Madame, est armé pour sa mort :

On a de toutes parts entouré votre tente.

THOMIRIS.

Hé bien ! il faut céder ; amenez Clodamante.

À Cyrus.

Mon camp sait bien d’ôter vos jours de mon pouvoir,

Et d’oser me contraindre à remplir mon devoir.

Je dois vous immoler ; mais, à ne vous rien feindre,

Cyrus, j’avais besoin que l’on m’y vint contraindre.

Allez ; je vais vous suivre.

CYRUS.

Ah ! vivez.

THOMIRIS.

Ah ! Cyrus,

Ne me dites plus rien, et ne vous montrez plus.

Suivez-le, Anaxarispe, et me venez instruire

De tout ce qu’il sera jusqu’à ce qu’il expire.

Toi, prends soin, Doriante, après de si grands maux...

Qu’on me laisse en ma tente un moment de repos.

 

 

Scène VI

 

CLODAMANTE, CLIDARICE, FÉRÉONTE, DORIANTE, GARDES

 

CLODAMANTE, à Clidarice.

Oui, j’ai dû lui donner la mort qu’il a soufferte.

CLIDARICE.

Voulez-vous à mes maux ajouter votre perte ?

Devant la Reine, au moins, mon frère, au nom des Dieux,

Blâmez moins son Époux, et vous défendez mieux.

CLODAMANTE.

Non ; j’ai des sentiments trop justes pour les taire.

Si je n’ai sait ce coup, au moins je l’ai dû faire.

Je devais de sa perte avoir seul le plaisir :

Les moyens m’ont manqué, mais non pas le désir ;

Et si la mort me laisse encor quelqu’innocence,

Je ne la puis devoir qu’à ma seule impuissance.

CLIDARICE.

Peut-on entrer ?

DORIANTE.

La Reine ordonne absolument

Que l’on la laisse seule en sa tente un moment ;

Elle a quelque dessein, que je ne puis connaître,

Et j’appréhende sort : mais je la vois paraître.

 

 

Scène VII

 

THOMIRIS, CLODAMANTE, CLIDARICE, FÉRÉONTE, DORIANTE, GARDES

 

THOMIRIS.

Prince, cessez de craindre un injuste trépas ;

J’ai connu le coupable, et vous ne l’êtes pas.

Croyant que par vos coups le Roi cessait de vivre,

J’allais au monument vous forcer de le suivre :

Mais par un équitable et soudain changement,

Vous trouverez le trône au lieu du monument ;

Et jugeant mieux des droits que votre fang vous donne,

Au défaut de mon cœur, vous aurez ma couronne.

CLODAMANTE.

Quelqu’éclat qu’ait le prix que vous me présentez,

Il est trop au-dessous de ce que vous m’ôtez ;

En m’ôtant votre cœur, vous m’ôtez tout, Princesse.

THOMIRIS.

Non ; mon sceptre est à vous, et ma mort vous le laisse.

CLODAMANTE.

Votre mort !

THOMIRIS.

Oui : bientôt le poison que j’ai pris,

Vous va, par mon trépas, venger de mes mépris.

CLODAMANTE.

Permettez qu’on s’oppose à cette injuste envie.

THOMIRIS.

Non, non ; je vous défends d’avoir soin de ma vie :

Vous régnerez bientôt ; mais vous devez souffrir

Que j’aie encore, au moins, le pouvoir de mourir.

La mort de mon époux, à son auteur funeste,

Me coûte un sang plus cher que celui qui me reste.

J’ai condamné Cyrus, et cet illustre amant,

Peut-être, par mon ordre, expire en ce moment :

Je l’immole à ma gloire, et donne avec justice,

Ma vie à mon amour pour dernier sacrifice.

Mais, Dieux ! que doit m’apprendre un si soudain retour ?

Cyrus aurait-il bien déjà perdu le jour ?

 

 

Scène VIII

 

ANAXARISPE, THOMIRIS, CLODAMANTE, CLIDARICE, DORIANTE, FÉRÉONTE, GARDES

 

ANAXARISPE.

Puisque jusqu’à sa mort j’eus ordre de le suivre,

Mon retour vous apprend qu’il a cessé de vivre.

J’ai vu finir sa vie, et j’ai suivi ses pas,

Jusqu’assez près du lieu choisi pour son trépas.

Il marchait sans pâlir ; mais sa vue agitée

Se tournait quelquefois où vous étiez restée ;

Et ses yeux languissants faisaient connaître à tous,

Qu’il quitterait le jour plus aisément que vous.

Enfin, à l’observer j’étais toute occupée,

Au moment que d’un garde il a saisi l’épée,

Et l’a su, par trois fois, enfoncer dans son sein,

Avant que l’on ait pu détourner son dessein.

Je me suis écriée ; et me voyant tremblante,

Voici ce qu’il m’a dit d’une bouche mourante :

Allez, Anaxarispe, apprendre à Thomiris

Tout ce que contre moi j’ai moi-même entrepris :

Ma main lui veut donner le sang qu’elle demande ;

Elle ne peut souffrir qu’une autre le répande ;

Et mon bras, plein d’ardeur, s’est lui-même pressé

D’exécuter l’arrêt qu’elle m’a prononcé.

Dites-lui que je meurs sans qu’elle y contribue,

Et que, pour empêcher sa perte résolue,

Son amant, par ses coups, la dispense aujourd’hui

De le venger sur elle, en mourant après lui.

Dites-lui que l’amour... à ce mot tout de flamme,

Un funeste soupir a fait sortir son âme ;

Et l’amour même encore, en ce dernier effort,

A semblé dérober ce soupir à la mort.

THOMIRIS.

Je n’ai plus le pouvoir d’accomplir son envie :

Je sens que mon poison termine enfin ma vie ;

Et, que pour expirer après un tel malheur,

J’aurais encore assez de ma seule douleur.

Vous qui devez remplir le trône que je laisse,

Prince, si dans mes maux votre âme s’intéresse,

Pour dernière faveur, du moins au monument,

Unissez, par pitié, l’amante avec l’amant :

Dans le même cercueil, malgré le sort funeste,

De Cyrus et de moi rejoignez ce qui reste ;

Ayez soin que la mort, en un si triste jour,

Fasse, en nous rassemblant, le devoir de l’Amour ;

Et si vous me gardez quelques sentiments tendres,

Au défaut de nos feux, joignez au moins nos cendres

C’est le dernier espoir que j’ose encor souffrir ;

Et l’ayant expliqué, je n’ai plus qu’à mourir.

Attends-moi, cher Cyrus, digne objet de ma flamme !

Mon âme de bien près s’en va suivre ton âme ;

Et mon esprit qu’au tien le Ciel fut assortir,

Pour te joindre plutôt, se presse de partir.

CLIDARICE.

De la vie à la mort tout-à-coup elle passe.

CLODAMANTE.

Ôtons-la de ces lieux, et plaignons sa disgrâce.

 


[1] Il ramasse des Tablettes.

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