La Mère Coquette (Philippe QUINAULT)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 15 octobre 1665.
Personnages
LAURETTE, servante d’Ismène
CHAMPAGNE, valet de chambre d’Acante
ACANTE, amant d’Isabelle
LE MARQUIS, cousin d’Acante
CRÉMANTE, père d’Acante
ISABELLE, fille d’Ismène
ISMÈNE, mère d’Isabelle
LE PAGE DU MARQUIS
La scène est à Paris, dans une salle du logis d’Ismène.
ACTE I
Scène première
LAURETTE, CHAMPAGNE
LAURETTE.
Tu n’es donc pas content ? vraiment c’est une honte :
Je t’ai baisé deux fois.
CHAMPAGNE.
Quoi ! tu baises par compte ?
Après un an d’absence, au retour d’un amant,
Tu crois que deux baisers ce soit contentement ?
LAURETTE.
Hé, mon Dieu ! patience ; un de ces jours j’espère,
Que de moi sur ce point tu ne te plaindras guère.
Mais parlons de mon maître, et sans déguisement.
CHAMPAGNE.
N’ai-je pas là-dessus écrit bien amplement ?
LAURETTE.
Oui ; qu’on t’avait fait faire en vain un grand voyage,
Pour chercher ce bon homme et l’ôter d’esclavage,
Et que n’en ayant pu trouver nulle clarté,
Tu revenais enfin sans l’avoir racheté :
À ce compte il est mort ?
CHAMPAGNE.
Cela ne veut rien dire,
Et ta maîtresse encor n’a que faire de rire.
LAURETTE.
Comment rire ?
CHAMPAGNE.
Oh, que non !
LAURETTE.
Qu’est-ce donc que tu crois ?
CHAMPAGNE.
Mais toi, tu me crois donc un sot comme autrefois ?
Je ne l’étais pas tant que tu l’aurais pu croire,
Quand je te dis adieu... si j’ai bonne mémoire,
Ce fut en cette salle, en ce lieu justement,
Comme je te faisais mon petit compliment,
T’assurais de mon mieux d’une ardeur sans seconde ;
Hé ! Je m’en acquittai, je crois...
LAURETTE.
Le mieux du monde.
CHAMPAGNE.
Ta maîtresse survint, qui nous fit séparer ;
Avec elle en sa chambre elle te fit entrer ;
Et, chagrin de nous voir séparés de la sorte,
Je voulus par dépit écouter à la porte.
J’ai l’oreille un peu fine : elle avait le cœur gros ;
Elle le débonda d’abord par des sanglots ;
Puis d’un ton assez aigre, elle te fit entendre
Quels maux de mon voyage elle devait attendre ;
Que j’allais lui chercher un époux irrité
D’avoir langui longtemps dans la captivité ;
Qu’elle allait à son tour entrer dans l’esclavage ;
Enfin qu’après sept ans d’espoir d’un doux veuvage,
Un vieux mari chagrin viendrait troubler le cours
De ses plus doux plaisirs et de ses plus beaux jours.
J’en aurais bien ouï davantage sans peine :
Mais ou vint à sortir de la chambre prochaine.
J’eus peur d’être surpris, et je vois à regret,
Que tu n’as pas voulu m’avouer ce secret.
LAURETTE.
C’est ta faute.
CHAMPAGNE.
Ma faute !
LAURETTE.
Oui ; je te le proteste.
CHAMPAGNE.
Si tu m’aimais assez...
LAURETTE.
Va, je t’aime de reste.
CHAMPAGNE.
Quel secret entre amants doit-on jamais avoir ?
LAURETTE.
Tu ne saurais rien taire, et tu veux tout savoir.
Crois-tu que quand je garde avec toi le silence,
Je ne me fasse pas beaucoup de violence ?
Je suis fille, je t’aime, et me tais à regret ;
Ce m’est un grand fardeau, que le moindre secret :
Mais j’ai trop éprouvé ton caquet invincible,
Et ne m’y puis fier sans être incorrigible.
CHAMPAGNE.
Va, va, j’ai vu le monde, et je suis bien changé ;
Si j’eus quelque défaut, je m’en suis corrigé,
Je sais comme il faut vivre, et vivre avec adresse ;
Je reviens du pays des sept sages de Grèce,
Et, pour te faire voir que je me tais fort bien,
Je sais un grand secret dont tu ne sauras rien.
LAURETTE.
Qui ? moi ?
CHAMPAGNE.
Toi-même.
LAURETTE.
Encor, quel secret pourrait-ce être ?
CHAMPAGNE.
Un secret qui me perd, s’il est su de mon maître.
Son vieux père, surtout, fâcheux au dernier point,
Est homme là-dessus à ne pardonner point.
LAURETTE.
Je ne puis donc prétendre à savoir ce mystère ?
CHAMPAGNE.
N’était que tu croirais que je ne me puis taire :
Vois-tu, je t’aime assez pour ne te rien celer ;
Mais tu m’accuserais encor de trop parler.
LAURETTE.
Point, cela n’est pour moi d’aucune conséquence.
CHAMPAGNE.
Je veux savoir garder désormais le silence ;
Et si je te dis tout, peut-être tu croiras...
LAURETTE.
Point du tout ; je croirai tout ce que tu voudras.
CHAMPAGNE.
Tu sais quelle amitié de tout temps fit paraître
L’époux de ta maîtresse au père de mon maître ;
Qu’ils étaient grands amis, n’étant encor qu’enfants,
Et qu’il y peut avoir déjà près de huit ans ;
Que ton maître, embarqué sur mer pour ses affaires,
Fut pris, et chez les Turcs vendu par des Corsaires.
Tu sais que ta maîtresse en eut peu de douleur,
Et très patiemment supporta ce malheur ;
Que, loin de rechercher, craignant sa délivrance,
Elle le tint pour mort et prit le deuil d’avance.
Tu sais fort bien aussi que la vieille amitié
Fit qu’enfin mon vieux maître eu eut quelque pitié,
Et me chargea de faire en Turquie un voyage
Pour chercher et tirer son ami d’esclavage.
Je fus, comme tu sais, m’embarquer pour cela :
Tu sais enfin... Comment ! Quels gestes fais-tu là ?
LAURETTE.
C’est que le sang me bout, franchement, à t’entendre :
Si je sais tout cela, que sert de me l’apprendre ?
CHAMPAGNE.
Je t’ai voulu conter le tout de point en point.
LAURETTE.
Conte-moi simplement ce que je ne sais point.
CHAMPAGNE, lui faisant signe de se taire.
Donc, au moins...
LAURETTE.
Oui ; dis donc.
CHAMPAGNE.
Veux-tu que je te die ?
Je n’ai, ma foi, jamais été jusqu’en Turquie.
LAURETTE.
Comment ?
CHAMPAGNE.
Un vent fâcheux à Malte nous jeta,
Où d’un certain vin grec le charme m’arrêta.
Ta maîtresse aussi bien...
LAURETTE.
Laisse-là ma maîtresse.
Si l’on t’interrogeait...
CHAMPAGNE.
Me crois-tu sans adresse ?
Un vaisseau Turc fut pris ; un Esclave Chrétien,
Français, et pas trop sot pour un Parisien,
Trouvé sur ce vaisseau, fut mis hors d’esclavage :
Il était vieux, cassé ; j’eus pitié de son âge ;
Je l’ai, par charité, jusqu’à Paris conduit,
Et du pays des Turcs il m’a fort bien instruit.
Veux-tu voir si je sais...
LAURETTE.
Moi ! puis-je m’y connaître ?
CHAMPAGNE.
N’importe.
LAURETTE.
Quelqu’un vient ; c’est Acante, ton maître.
Scène II
ACANTE, LAURETTE, CHAMPAGNE
LAURETTE.
Vous nous trouvez causant, Monsieur Champagne et moi.
ACANTE.
Vous vous aimez toujours, à ce que je connais.
CHAMPAGNE.
Hé ! Pourquoi non, Monsieur ?
LAURETTE.
Avec même tendresse.
ACANTE.
Que vous êtes heureux ! Mais voit-on ta maîtresse ?
LAURETTE.
On ne peut voir Madame encor de quelque temps ;
Elle est à sa toilette.
ACANTE.
Il suffit, et j’attends.
CHAMPAGNE.
C’est-à-dire, entre nous, que Madame se farde.
LAURETTE.
Ne retiendras-tu point ta langue babillarde ?
CHAMPAGNE.
Hé ! ce n’est qu’entre nous.
ACANTE.
Que dites-vous tout bas ?
LAURETTE.
Que la mère en ces lieux n’attire point vos pas ;
Que la fille plutôt...
ACANTE.
Quoi ! l’ingrate Isabelle ?
Je l’aimais, je l’avoue, et d’une ardeur fidèle,
Dès mes plus jeunes ans je m’en sentis charmé,
Et je puis dire, hélas ! qu’alors j’étais aimé ;
J’en avais chaque jour quelque douce assurance,
Tant qu’elle fut dans l’âge où règne l’innocence.
Elle vit avec joie, et même avec transport,
Nos deux Pères amis, de notre hymen d’accord ;
Et j’attendais des nœuds qu’en nous on voyait croître,
Une éternelle amour, s’il en peut jamais être.
J’avais cru que son cœur pourrait se dégager,
Du penchant naturel qu’a son Sexe à changer ;
Mais l’ingrate, au mépris d’un feu tel que le nôtre,
Est changeante, sans foi, fille enfin comme une autre.
LAURETTE.
C’est traiter un peu mal notre sexe à mes yeux ;
Les hommes, par ma foi, ne valent guère mieux,
Et tel qui nous impute une inconstance extrême,
Souvent cherche querelle, et veut changer lui-même,
Quand les traîtres sont las, Messieurs font les jaloux.
ACANTE.
Crois-tu...
LAURETTE.
Ce que j’en dis, Monsieur, n’est pas pour vous.
Isabelle, sans doute, agit d’une manière,
Qui fait voir qu’avec vous elle rompt la première ;
Et malgré ses mépris, malgré tous ses rebuts,
Je ne jurerais pas que vous ne l’aimiez plus.
ACANTE.
Moi ! que j’aime une ingrate ! une inconstante fille !...
Mais est-elle en sa chambre ?
LAURETTE.
Oui, Monsieur, qui s’habille ;
Un homme y vient d’entrer.
ACANTE.
Qui ?
LAURETTE.
Qui vous craint fort peu,
Beau, jeune.
ACANTE.
Et c’est ?
LAURETTE.
Déjà vous voilà tout en feu,
Il n’a que soixante ans, c’est Monsieur votre père.
ACANTE.
Mon Père ? eh ! que fait-il ?
LAURETTE.
Hé ! Que pourrait-il faire ?
Courbé sur son bâton, le bon petit vieillard
Tousse, crache, se mouche, et fait le goguenard,
Des contes du vieux temps étourdit Isabelle,
C’est tout ce que je crois qu’il peut faire auprès d’elle.
ACANTE.
Crois-tu qu’elle aime ailleurs ?
CHAMPAGNE.
Là, dis.
LAURETTE.
Je le crois bien,
Mais pour dire qui c’est, Monsieur, je n’en sais rien.
CHAMPAGNE.
Serait-ce point...
ACANTE.
Qui donc ?
CHAMPAGNE.
Attendez, que j’y pense.
Le Marquis ?
ACANTE.
Mon cousin ? J’y vois peu d’apparence.
LAURETTE.
Il est vrai : ce cousin, respect la parenté,
Est un jeune étourdi bouffi de vanité,
Qui cache, dans le faste, et sous l’énorme enflure
D’une grosse perruque et d’une garniture,
Le plus badin Marquis qui vit jamais le jour ;
Et, pour tout dire enfin, un sot suivant la Cour.
CHAMPAGNE.
N’importe ; il est Marquis ; c’est ainsi qu’on le nomme ;
Et ce titre, parfois, rajuste bien un homme.
ACANTE.
Ah ! si c’était pour lui... Non ; je ne le crois pas ;
Isabelle n’a point des sentiments si bas ;
Quelque juste dépit qui contre elle m’aigrisse,
Je ne lui saurais faire encor cette injustice.
Mais si je connaissais mon rival trop heureux...
LAURETTE.
Ah ! vous êtes, Monsieur, encor bien amoureux !
ACANTE.
Non ; je neveux plus l’être après un tel outrage.
LAURETTE.
Quand on l’est malgré soi, l’on l’est bien davantage :
On ne m’y trompe pas ; je m’y connais trop bien.
ACANTE.
Hélas ! que l’orgueilleuse au moins n’en sache rien !
Si l’ingrate qu’elle est connaissait ma tendresse,
Elle triompherait encor de ma faiblesse.
LAURETTE.
Vraiment ! sans lui rien dire, elle en triomphe assez,
Et vous raille en secret plus que vous ne pensez ;
Elle ne croit que trop que vous l’aimez encore.
ACANTE.
L’ingrate me méprise et croit que je l’adore.
Dis-lui qu’elle s’abuse ; oui, mais dis-lui si bien...
LAURETTE.
Ma foi, j’aurai beau dire, elle n’en croira rien ;
Elle tient votre cœur trop sûr sous son empire.
ACANTE.
Je l’empêcherai bien de m’en oser dédire ;
Ce cœur, ce lâche cœur...
Scène III
LE MARQUIS, ACANTE, CHAMPAGNE, LAURETTE
LE MARQUIS.
Ah ! Cousin, te voilà !
Bonjour. Que je t’embrasse ; encor cette fois-là.
ACANTE.
Ah, vous me meurtrissez ! Laurette se retire ?
LAURETTE.
Monsieur Champagne encore a deux mots à me dire.
LE MARQUIS.
Comment, Monsieur Champagne ! il est donc revenu ?
Il sent son honnête homme, et je l’ai méconnu ;
Lorsqu’il était laquais, il n’était pas si sage.
CHAMPAGNE.
Ni vous non plus, Monsieur, lorsque vous étiez Page.
LE MARQUIS.
Nous étions grands fripons.
CHAMPAGNE.
Vous l’étiez plus que moi.
LE MARQUIS.
Je te veux servir.
CHAMPAGNE.
Ouf ! vous m’étranglez, ma foi.
LE MARQUIS.
Hé ! Laurette ?
LAURETTE.
Ah, Monsieur ! avec moi, je vous prie,
Trêve de compliment, et de cérémonie.
Laurette et Champagne se retirent.
ACANTE.
Estimez-vous beaucoup l’air dont vous affectez
D’estropier les gens par vos civilités ?
Ces compliments de main, ces rudes embrassades,
Ces saluts qui font peur, ces bonjours à gourmades ;
Ne reviendrez-vous point de toutes ces façons ?
LE MARQUIS.
Ho, ho ! voudrais-tu bien me donner des leçons,
À moi, cousin, à moi ?
ACANTE.
C’est un avis sincère,
Et ce que je vous suis me défend de me taire :
On peut plus sagement exprimer l’amitié.
LE MARQUIS.
Hé ! mon pauvre cousin, que tu me fais pitié !
Tu veux donc faire prendre un air modeste et sage
Aux gens de ma volée, aux Marquis de mon âge ?
Va, tu sais peu le monde, et la Cour, si tu crois
Qu’on peut être Marquis, jeune, et sage à la fois.
Il faut être à la mode, ou l’on est ridicule ;
On n’est point regardé, si l’on ne gesticule ;
Si dans les jeux de main ne cédant à pas un,
On ne se fait un peu distinguer du commun.
La sagesse est niaise, et n’est plus en usage,
Et la galanterie est dans le badinage :
C’est ce qu’on nomme adresse, esprit, vivacité,
Et le véritable air des gens de qualité.
ACANTE.
On peut voir toutefois, pour peu que l’on raisonne...
LE MARQUIS.
Où l’usage prévaut, nulle raison n’est bonne.
ACANTE.
Mais...
LE MARQUIS.
Ne t’érige point, de grâce, en raisonneur ;
Morbleu ! c’est un défaut à te perdre d’honneur ;
Tâche à t’en corriger, et changeons de matière.
Je viens chercher ici ton père à ta prière ;
Je veux, en ta faveur, lui parler comme il faut.
ACANTE.
Il est dans cette chambre, et sortira bientôt ;
Surtout...
LE MARQUIS.
Tu me dis hier tout ce qu’il lui faut dire ;
Laisse-moi seulement.
ACANTE.
Quoi ! que je me retire
Sans m’informer de lui, du moins de sa santé ?
LE MARQUIS.
Hé ! ne te pique point de tant d’honnêteté.
Dans un fils tel que toi, crois-moi, l’on n’aime guère
Ces soins si curieux de la santé d’un père.
Le bon homme pour toi ne mourra que trop tard.
ACANTE.
Vous croyez...
LE MARQUIS.
Avec moi, cousin, finesse à part,
Nous savons ce que c’est que la perte d’un père ;
Jamais de ce malheur fils ne se désespère ;
Et l’on trouve toujours aux douceurs d’hériter,
Des consolations qu’on ne peut rejeter.
Quelque honnête grimace, enfin, qu’on puisse faire,
Tout père qui vit trop, court danger de déplaire :
Ton chagrin, pour le tien, n’a que trop éclaté.
ACANTE.
Si j’ai quelque chagrin, c’est de sa dureté ;
De lui voir chaque jour retrancher ma dépense,
Et d’un air dont pour lui je rougis quand j’y pense.
Mais ce n’est pas encor sa plus grande rigueur :
De plus, ce coup surtout m’a percé jusqu’au cœur.
Lui-même qui pour moi fit le choix d’Isabelle,
A cessé d’approuver mon hymen avec elle,
M’a dit qu’il s’avisait de m’engager ailleurs,
Et jetait l’œil pour moi sur des partis meilleurs.
J’eus beau de mon amour lui marquer la tendresse,
Il la nomma folie, aveuglement, faiblesse,
Et paya mes raisons, sans en être adouci.
D’un, je suis votre père, et je le veux ainsi.
LE MARQUIS.
Laissons l’amour à part, parlons pour ta dépense :
Mais sors ; j’entends tousser, et le bon homme avance.
Scène IV
CRÉMANTE, LE MARQUIS
CRÉMANTE, en toussant.
C’est vous, mon cher neveu ! qui vous croyait si près ?
LE MARQUIS.
Achevez de tousser, vous parlerez après ;
Vous allez étouffer, ce n’est point raillerie.
Quelques coups sur le dos...
CRÉMANTE.
Doucement, je vous prie.
La moindre émotion me fait tousser d’abord.
LE MARQUIS.
Et qui peut si matin vous émouvoir si fort ?
CRÉMANTE.
Je vais vous tout conter sans feinte et sans grimace.
Pour vous...
LE MARQUIS.
Sans compliment.
CRÉMANTE.
Couvrons-nous donc, de grâce.
LE MARQUIS.
Mettez.
CRÉMANTE.
Hé !
LE MARQUIS.
Laissez-moi.
CRÉMANTE.
Quoi ! Ne vous couvrir pas ?
LE MARQUIS.
Non.
CRÉMANTE.
Quoi ! vous...
LE MARQUIS.
Morbleu, non.
CRÉMANTE.
Vous laisser chapeau bas !
Moi, souffrir d’un Marquis ce respect !
LE MARQUIS.
Non, je jure :
C’est moins respect pour vous que soin pour ma coiffure ;
Celui de se couvrir n’est bon qu’aux vieilles gens.
CRÉMANTE.
Hé ! l’on n’est pas si vieux encore à soixante ans.
LE MARQUIS.
Non-dà ; vous êtes sain.
CRÉMANTE.
Oui, je le suis, sans doute,
Hors quelques petits maux, comme atteinte de goutte,
Catarrhes, rhumatisme.
LE MARQUIS.
Ah ! tout cela n’est rien.
CRÉMANTE.
Enfin, à cela près ; je me porte assez bien.
Tout vieux que je parais, l’âge encore me laisse
Des restes de chaleur, des regains de jeunesse ;
Mon poil blanc couvre encore un sang subtil et chaud,
Tel qu’au temps...
LE MARQUIS.
Vous prenez le récit d’un peu haut.
CRÉMANTE.
Je ne vous dis donc point, enfin, qu’en secret j’aime,
Que je suis depuis peu rival de mon fils même.
LE MARQUIS.
Vous m’avez dit cela vingt fois sans celle-ci.
CRÉMANTE.
Vraiment ! je n’entends pas vous en rien dire aussi.
Enfin donc, par un feu dont tout mon sang s’allume,
Éveillé ce matin plus tôt que de coutume,
J’ai familièrement usé de mon crédit,
Et surpris Isabelle au sortir de son lit.
Je n’ai senti jamais mon âme plus émue ;
Sa beauté négligée en semblait être accrue ;
Son désordre charmait ; un long et doux sommeil
Avait rendu son teint plus frais et plus vermeil,
Rallumé ses regards, et jeté sur sa bouche
Du plus vif incarnat une nouvelle couche :
Sans art, sans ornements, sans attraits empruntés ;
Elle était belle, enfin, de ses propres beautés.
Sous le nom de bon homme et d’ami de son père,
Je l’ai vue habiller sans façon, sans mystère ;
J’ai fait, pour l’amuser, des contes de mon mieux.
Mais Dieu sait, cependant, comme j’ouvrais les yeux !
En se chaussant, j’ai vu... rien n’est mieux fait au monde !
J’ai vu certain morceau de jambe blanche, ronde...
Mais n’allez point l’aimer, au moins, sur mon récit.
LE MARQUIS.
Les gens de Cour ont bien autre chose en l’esprit ;
L’amour leur est honteux, à moins d’un grand trophée.
Poursuivez donc.
CRÉMANTE.
Ensuite elle s’est donc coiffée,
J’ai goûté le plaisir de voir ses cheveux blonds
Tomber, à flots épais jusque sur ses talons ;
Et même si bien pris mon temps et mes mesures,
Que j’en ai finement ramassé des peignures.
S’étant coiffée enfin, comme avec mille appas,
Pour prendre un corps de robe elle avançait les bras.
Par bonheur tout-à-coup une épingle arrachée,
Qui tenait sur son sein sa chemise attachée,
M’a laissé voir à nu l’objet le plus charmant...
Ouf ! je suis tout ému d’y penser seulement.
LE MARQUIS.
Votre toux reviendra ; changeons donc de langage ;
Aussi bien mon cousin à vous parler m’engage ;
Il voudrait quelque argent.
CRÉMANTE.
Là-dessus je suis sourd ;
La Jeunesse a besoin qu’on la tienne de court :
Vos conseils, toutefois, sont ceux que je veux suivre.
LE MARQUIS.
Non, non, ne changez point votre façon de vivre ;
Tenez-lui les rigueurs des pères d’aujourd’hui ;
Dites-lui bien pourtant que j’ai parlé pour lui ;
Mais que c’est pour son bien.
CRÉMANTE.
Allez, laissez-moi faire ;
Je sais faire valoir l’autorité de père.
LE MARQUIS.
Vous me prêterez bien, que je crois, cent louis ;
J’en reçus hier deux cents qui sont évanouis :
Mais vous saurez comment, et m’en louerez sans doute ;
Quand il s’agit d’honneur, il faut que rien ne coûte ;
Et je puis, sur ce point, dire sans vanité,
Qu’aucun argent jamais n’a si bien profité.
CRÉMANTE.
Oui, l’honneur vaut beaucoup.
LE MARQUIS.
Admirez l’industrie ;
L’honneur vient de bravoure et de galanterie,
Et j’ai su trouver l’art d’être ensemble estimé,
Et galant de fortune, et brave confirmé.
Moyennant cent louis que j’ai donnés d’avance,
Un Marquis des plus gueux, mais brave à toute outrance,
M’a feint une querelle, et, d’abord prenant feu,
M’a donné sur la joue un coup plus fort que jeu.
CRÉMANTE.
Un soufflet !
LE MARQUIS.
Point du tout.
CRÉMANTE.
Mais un coup sur la joue !
LE MARQUIS.
Ce n’est qu’un coup de poing, et lui-même l’avoue.
J’ai fait rage aussitôt, j’ai ferraillé, paré,
Et me suis fait tenir pour être séparé.
Voilà qui m’établit pour brave sans conteste ;
Je n’ai pas mis plus mal mes cent louis de reste.
Avec une comtesse en crédit à la Cour,
J’ai seul passé le soir, et joué jusqu’au jour.
J’ai perdu mon argent, mais ma perte est légère,
Et ce qu’elle me vaut me la doit rendre chère.
CRÉMANTE.
Quoi ! la Dame en faveurs vous aurait raquitté ?
LE MARQUIS.
Non ; je la crois fort sage, à dire vérité.
Mais comme je sortais sans suite que mon Page,
(Car c’est une maison de notre voisinage)
J’ai trouvé deux Marquis, et des plus médisants,
Qui, pour chasser ensemble, allaient, sans doute, aux champs :
Tous deux m’ont reconnu, dès qu’ils m’ont vu paraître ;
J’ai feint, me détournant, de ne les pas connaître,
Et d’un grand manteau gris me suis couvert le nez,
Comme font en tel cas les galants fortunés.
Jugez en quel honneur me mettra cette histoire,
Et pour fort peu d’argent combien j’aurai de gloire.
CRÉMANTE.
Mais l’honneur, ce me semble, au fond n’est point cela.
LE MARQUIS.
Bon ! c’est du vieil honneur dont vous nous parlez-là.
CRÉMANTE.
Jadis...
LE MARQUIS.
Sans perdre temps en des raisons frivoles,
De grâce, allons chez vous, pour prendre cent pistoles.
CRÉMANTE.
Quoique l’argent soit rare, allons, j’en suis content ;
Mais j’espère eu revanche un service important.
LE MARQUIS.
Mon crédit à la cour vous est-il nécessaire ?
CRÉMANTE.
Non ; l’amour maintenant est mon unique affaire.
Mon fils aime Isabelle, et c’est tout mon espoir
De les brouiller ensemble, et de m’en prévaloir.
LE MARQUIS.
Fussent-ils plus unis, que rien ne vous étonne ;
Je sais l’art de brouiller les gens mieux que personne.
C’est là mon vrai talent, et mon soin le plus doux.
CRÉMANTE.
Il faudrait donc...
LE MARQUIS.
Allons résoudre tout chez vous.
ACTE II
Scène première
ISMÈNE, ISABELLE, LAURETTE
ISABELLE, sortant de sa chambre et trouvant Ismène qui sort de la sienne.
J’allais à votre chambre.
ISMÈNE.
Et qu’y veniez- vous faire ?
ISABELLE.
Vous rendre ce que doit une fille à sa mère ;
M’informer s’il vous plaît que je suive vos pas
Au temple ce matin.
ISMÈNE.
Non, il ne me plaît pas.
ISABELLE.
Chaque jour rend pour moi votre humeur plus sévère :
Ne saurais-je jamais d’où vient votre colère ?
J’essaierais, Madame...
ISMÈNE.
Ah ! C’est trop discourir ;
Allez ; retirez-vous ; je ne vous puis souffrir.
Scène II
ISMÈNE, LAURETTE
LAURETTE.
Madame, en vérité, cette rigueur m’étonne.
Quoi ! vous, pour tout le monde et si douce et si bonne,
Pour votre fille seule être rude à ce point ?
ISMÈNE.
J’en ai trop de raisons.
LAURETTE.
Je ne les conçois point ;
J’ignore d’où vous vient tant de haine pour elle ;
C’est une fille aimable...
ISMÈNE.
Elle n’est que trop belle ;
Je sais trop sur les cœurs quel empire elle prend.
LAURETTE.
Est-ce là tout l’outrage ?...
ISMÈNE.
En est-il un plus grand ?
De quel œil puis-je voir, moi qui, par mon adresse,
Crois pouvoir, si j’osais, me piquer de jeunesse,
Une fille adorée, et qui, malgré mes soins,
M’oblige d’avouer que j’ai trente ans au moins ?
Et comme à mal juger on n’a que trop de pente,
De trente ans avoués n’en crois-t-on pas quarante ?
LAURETTE.
Il est vrai que le monde est plein de médisants ;
Mais on peut être belle encore à quarante ans.
ISMÈNE.
Ou le peut ; mais enfin, c’est l’âge de retraite ;
La beauté perd ses droits, fut-elle encor parfaite ;
Et la galanterie, au moment qu’on vieillit,
Ne peut se retrancher qu’à la beauté d’esprit.
LAURETTE.
Vous êtes trop bien faite, et c’est une chimère.
ISMÈNE.
Une fille à seize ans défait bien une mère.
J’ai beau, par mille soins tâcher de rétablir
Ce que de mes appas l’âge peut affaiblir,
Et d’arrêter, par art, la beauté naturelle
Qui vient de la jeunesse, et qui passe avec elle,
Ma fille détruit tout, dès qu’elle est près de moi ;
Je me sens enlaidir sitôt que je la vois ;
Et la jeunesse en elle, et la simple nature,
Font plus que tout mon art, mes soins et ma parure.
Fut-il jamais sujet d’un plus juste courroux ?
LAURETTE.
Elle a tort en effet ; je l’avoue avec vous.
Mais on sait à ce mal le remède ordinaire ;
Faites-la d’un Couvent au moins pensionnaire.
Quoi ! vous hochez la tête ? est-ce que vous doutez
Qu’Isabelle ose rien contre vos volontés ?
ISMÈNE.
Non ; je puis m’assurer de son obéissance ;
Elle suit mes désirs toujours sans résistance :
Je la trouve soumise à tout ce que je veux ;
Et c’est ce que j’y trouve encor de plus fâcheux,
Puisqu’elle m’ôte ainsi tout prétexte de plainte,
Pour couvrir le dépit dont je me sens atteinte.
Pour l’éloigner de moi, je n’ai qu’à le vouloir.
Mais, Laurette, quels maux n’en dois-je pas prévoir ?
C’est dans l’état de veuve où je dois me réduire,
Un prétexte aux plaisirs, qu’une fille à conduire.
Je puis, sous la couleur d’un soin si spécieux,
Prétendre sans scrupule à paraître eu tous lieux,
À jouir des douceurs du cours, des promenades,
À voir les jeux publics, bals, ballets, mascarades ;
Et n’ayant plus de fille à mener avec moi,
Je dois vivre autrement, et c’est là mon effroi.
Le grand monde me plaît ; je hais la solitude ;
Il n’est point à mon gré de supplice plus rude ;
Et j’aime encore mieux voir ma fille à regret,
Qu’éviter, à ce prix, le tort qu’elle me fait.
LAURETTE.
Elle ne vous fait pas tant de tort qu’il vous semble ;
On vous prend pour deux sœurs quand on vous voit ensemble.
ISMÈNE.
Sans mentir ?
LAURETTE.
Je vous parle avec sincérité.
ISMÈNE, se regardant dans son miroir de poche.
Comment suis-je aujourd’hui ? mais dis la vérité.
LAURETTE.
Vous ne fûtes jamais plus jeune ni plus belle ;
Surtout votre beauté paraît fort naturelle.
ISMÈNE.
Est-il bien vrai, Laurette ?
LAURETTE.
Il n’est rien plus certain.
ISMÈNE.
Tu peux prendre pour toi cette jupe demain ;
Je viens d’apercevoir que la tienne se passe.
LAURETTE.
Vous savez, sans mentir, donner de bonne grâce :
Votre fille, après tout, ne vous vaudra jamais.
ISMÈNE.
La jeunesse, Laurette, a de puissants attraits.
LAURETTE.
Elle est jeune, il est vrai ; mais, à faute de l’être,
On peut s’en consoler quand on la sait paraitre :
Votre fille n’a point vos secrets pour charmer.
ISMÈNE.
Acante cependant l’aime, et ne peut m’aimer.
Ni tout ce que j’ai d’art, ni toute ton adresse,
N’ont pu déraciner sa première tendresse :
Je ne puis à ma fille arracher cet amant.
LAURETTE.
Les premières amours tiennent terriblement !
Nous pouvons toutefois avoir quelque espérance ;
Mes ruses ont entre eux rompu l’intelligence ;
Et tous les faux rapports que j’ai faits jusqu’ici,
Nous ont, grâces au Ciel, assez bien réussi.
Ils ne se parlent plus.
ISMÈNE.
C’est beaucoup. Mais, Laurette,
Ce n’est pas, tu le sais, tout ce que je souhaite.
Avant de mes appas le déclin déclaré,
Il serait bon que j’eusse un époux assuré,
Un parti qui me plût, et qui me fût sortable,
Et je trouve, à mon goût, Acante fort aimable.
LAURETTE.
Vous avez le goût bon, on ne le peut nier,
Et ce second époux vaudrait bien le premier.
Mais c’est un grand dessein.
ISMÈNE.
N’épargne soin ni peine.
Si tu peux réussir, ta fortune est certaine ;
Tu n’en dois point douter.
LAURETTE.
J’y ferai mon effort.
Mais je trouve un obstacle à surmonter d’abord :
Touchant votre veuvage un scrupule peut naître ;
Vous êtes fort bien veuve, et l’on ne peut mieux l’être ;
Votre mari, sans doute, est défunt, autant vaut ;
Vous avez attendu plus de temps qu’il n’en faut.
Après huit ans passés, sans qu’un mari se trouve,
Une femme au besoin est même plus que veuve ;
Il n’est rien de plus sûr, votre Avocat l’a dit.
Mais il est bon d’ôter tout soupçon de l’esprit ;
Toute peur d’un retour, et d’un remue-ménage,
Si vous voulez qu’on pense à vous pour mariage.
ISMÈNE.
Laurette, à dire vrai, c’est mon plus grand souci.
LAURETTE.
Champagne m’a promis d’être bientôt ici ;
Il faut voir si l’on peut gagner son témoignage,
Et celui d’un vieillard qui sort de l’esclavage.
ISMÈNE.
Il faudrait que ce fût sans me commettre, au moins.
LAURETTE.
C’est comme je l’entends ; fiez- vous à mes soins.
Afin de vous laisser garder la bienséance,
Je ferai du dessein seule toute l’avance ;
Mais l’argent pour corrompre est un puissant moyen.
ISMÈNE.
Dispose, agis, promets, je n’épargnerai rien.
On vient ; je remets tout enfin à ta conduite.
LAURETTE.
Laissez-nous un peu seuls ; vous reviendrez ensuite.
Scène III
CHAMPAGNE, LAURETTE
CHAMPAGNE.
D’où vient que ta maîtresse évite de me voir ?
Va-t-elle dire encor deux mots à son miroir ?
De ses ingrédients grossir un peu la dose ?
LAURETTE.
Elle avait oublié de serrer quelque chose ;
Elle va l’enfermer, et doit sortir bientôt.
CHAMPAGNE.
Son visage de jour est donc fait comme il faut ?
Et sa beauté d’emprunt...
LAURETTE.
Brisons là, je te prie.
Elle hait, là-dessus, à mort la raillerie ;
Elle est étrangement délicate en cela,
Et ne croit nul outrage égal à celui-là.
Je veux t’entretenir d’affaires d’importance.
L’homme que tu m’as dit avoir conduit en France,
Quel homme est-ce ?
CHAMPAGNE.
Un vieillard assez chagrin.
LAURETTE.
Au fond,
Est-ce un homme d’esprit ?
CHAMPAGNE.
D’esprit ! je t’en réponds.
Mais touchant sa famille, il s’obstine à se taire...
LAURETTE.
Cela n’importe rien pour ce que j’en veux faire.
Ma maîtresse a, sans doute, à parler tout de bon,
De se remarier grande démangeaison ;
Mais quoiqu’elle prétende être veuve à bon titre,
Elle a quelque scrupule encor sur ce chapitre ;
Et pour l’en délivrer on l’obligerait fort,
Si quelqu’un témoignait que sou mari fût mort.
Crois-tu que ton vieillard pût rendre cet office ?
Nous ferions bien valoir le prix d’un tel service.
CHAMPAGNE.
Oui, je le tiens, s’il veut, fort propre à cet emploi ;
C’est sans doute.
LAURETTE.
Et surtout étant instruit par toi.
CHAMPAGNE.
À gagner ce témoin aisément je m’engage.
Si tu voulais y joindre aussi ton témoignage,
Ce serait encor mieux.
CHAMPAGNE.
Moi ! faire un faux rapport ?
LAURETTE.
Quoi ! pour mentir un peu, te troubles-tu si fort ?
Et serais-tu bien homme à si faible cervelle
Que de t’embarrasser pour une bagatelle ?
Crois-moi, le plus grand vice est celui d’être gueux,
Et ce n’est pas à nous d’être si scrupuleux ;
Un soin si délicat n’est pas à notre usage ;
La fourbe qui nous sert est notre vrai partage ;
Elle est pour nous sans honte, et jusqu’ici jamais
La probité ne fut la vertu des valets.
Les gens d’esprit surtout ont leur profit en tête.
CHAMPAGNE.
Le scrupule n’est pas aussi ce qui m’arrête,
Hier, lorsque j’arrivai, quand j’y songe d’abord,
Je dis que j’ignorais si ton maître était mort.
Comment dire autrement sans que l’on me soupçonne ?
LAURETTE.
Pour un homme d’esprit peu de chose t’étonne.
Tu diras que d’abord ne doutant point du choix
Que ton maître avait fait d’Isabelle autrefois,
Tu cachais cette mort, pour détourner la mère
De donner à sa fille un importun beau-père ;
Mais ton maître pour elle étant sans intérêt,
Que tu dis franchement la chose comme elle est.
CHAMPAGNE.
Cela m’est comme à toi venu dans la pensée ;
Mais d’un autre souci j’ai l’âme embarrassée :
Si ton maître à la fin revenait du Levant ?
LAURETTE.
Mon Dieu ! point ; il est mort.
CHAMPAGNE.
Mais s’il était vivant ?
LAURETTE.
Il n’a garde, crois-moi.
CHAMPAGNE.
Je songe où je m’engage.
LAURETTE.
Ma maîtresse revient ; songe à ton personnage.
CHAMPAGNE.
J’y vois trop de péril, et tu m’obligeras
De ne me point mêler dans tout cet embarras.
LAURETTE.
Es-tu si simple encor ? Que rien ne t’inquiète.
Scène IV
ISMÈNE, LAURETTE, CHAMPAGNE
LAURETTE, feignant de pleurer.
Quelle nouvelle ! ah ! ah !
ISMÈNE.
De quoi pleure Laurette ?
LAURETTE.
Je pleure ; mais, hélas ! quand vous saurez de quoi,
Vous pleurerez, Madame, encor bien plus que moi.
ISMÈNE.
N’importe, expliquez-vous.
LAURETTE.
Ah ! ma bonne maîtresse,
C’est... Je ne puis parler, tant la douleur me presse ;
Monsieur Champagne... hé là ! faites-lui ce récit ;
Dites-lui tout.
CHAMPAGNE.
Quoi ! tout ?
LAURETTE.
Ce que vous m’avez dit.
CHAMPAGNE.
Moi ! je n’ai rien à dire.
LAURETTE.
À quoi bon ce mystère ?
C’est par discrétion qu’il s’obstine à se taire.
Il est vrai que d’abord un si cruel malheur
Doit causer à Madame une extrême douleur :
Mais puisque tôt ou tard il faut qu’elle l’apprenne,
Le plus tôt vaut le mieux pour la tirer de peine :
À la laisser languir, quel plaisir prenez-vous ?
Que sert de lui cacher qu’elle n’a plus d’époux ?
ISMÈNE, se laissant choir sur un siège.
Je n’aurais plus d’époux ! serait-il bien possible ?
LAURETTE.
Ce coup assurément pour Madame est sensible.
La pauvre femme, hélas ! sans doute elle perd bien.
CHAMPAGNE.
Ne vous fâchez pas tant, Madame, il n’en est rien.
ISMÈNE.
Ah ! Ne me flattez pas.
LAURETTE.
Voyez quel est son zélé !
Il voudrait vous cacher cette triste nouvelle :
Vous devez à ses soins beaucoup certainement,
Et vous m’aviez parlé d’un certain diamant...
ISMÈNE.
La douleur m’en avait fait perdre la mémoire :
Je ferai plus pour vous, et vous le pouvez croire ;
Prenez toujours ceci.
LAURETTE.
Là, prenez, sans façon :
Son époux est-il mort ?
CHAMPAGNE, prenant le diamant.
Hé !
LAURETTE.
Parlez tout de bon,
Madame le souhaite, et n’a pas l’âme ingrate ;
Mais elle ne veut pas surtout que l’on la flatte.
De son mari, sans feinte, apprenez-lui le sort.
CHAMPAGNE.
Puisque vous le voulez, Madame, il est donc mort.
ISMÈNE.
Ciel !
LAURETTE.
Comme la douleur l’accable et la possède !
Un peu de solitude est son meilleur remède.
Bas, à Champagne.
Laissons-la revenir, et va prendre le soin
D’instruire le vieillard dont nous avons besoin.
CHAMPAGNE.
Le diamant est bon, au moins ?
LAURETTE.
Bon ? Tu te railles ;
C’est du pauvre défunt un présent d’épousailles.
CHAMPAGNE.
Quel défunt ?
LAURETTE.
Hé ! mon maître ; et tu doutes à tort...
CHAMPAGNE.
Enfin, s’il n’est pas bon, le défunt n’est pas mort.
LAURETTE.
Je t’assure de tout ; va, tu n’as rien à craindre.
Scène V
ISMÈNE, LAURETTE
LAURETTE.
Madame, il est sorti, cessez de vous contraindre ;
Rendez grâces au Ciel ; tout va bien ; tout nous rit.
ISMÈNE.
Me voilà donc, enfin veuve sans contredit.
LAURETTE.
On n’en peut plus douter, à moins d’être incrédule.
ISMÈNE.
Acante pourrait donc m’épouser sans scrupule ?
LAURETTE.
C’est sans difficulté : si c’est peu d’un témoin
Nous en aurons encore un second au besoin ;
Les dons faits à propos produisent des miracles.
ISMÈNE.
Nous oublions peut-être un des plus grands obstacles.
LAURETTE.
Quel ?
ISMÈNE.
Le père d’Acante.
LAURETTE.
Hé ! qu’appréhendons-nous ?
Le bon homme vous aime, et tout lui plaît de vous.
ISMÈNE.
Peut-être il m’aime trop, c’est ce que j’appréhende :
J’ai peur qu’à m’épouser lui-même il ne prétende.
LAURETTE.
Ce dessein nous pourrait, sans doute, embarrasser :
Mais pourrait-il bien être en état d’y penser,
À son âge ?
ISMÈNE.
Il n’importe, et je crains qu’il n’y pense.
LAURETTE.
Qui ? lui vous épouser ! ce serait conscience.
Vieux, usé comme il est, et déjà demi-mort,
Pourrait-il bien vouloir vous faire un si grand tort ?
Après d’un vieux mari la longue et triste épreuve,
Puisqu’en très bonne forme enfin, vous voila veuve,
C’est bien le moins, vraiment, que vous puissiez pour vous,
Que d’oser faire aussi le choix d’un jeune époux,
Et de connaître un peu, par votre expérience,
Du jeune et dit vieillard quelle est la différence.
ISMÈNE.
Ce n’est point pour cela, Laurette.
LAURETTE.
Mon Dieu ! non.
Mais voici le bonhomme ; il faut changer de ton.
Scène VI
CRÉMANTE, ISMÈNE, LAURETTE
LAURETTE.
Venez m’aider, Monsieur, à consoler Madame.
CRÉMANTE.
Qu’a-t-elle ?
ISMÈNE.
Oh !
LAURETTE.
La douleur la perce jusqu’à l’âme.
CRÉMANTE.
Quel accident l’expose au trouble où la voilà ?
LAURETTE.
La mort de son mari.
CRÉMANTE.
Quoi ! ce n’est que cela ?
Il n’est pas mort peut-être.
ISMÈNE.
Il est trop véritable !
LAURETTE.
Champagne, qui l’assure, est homme irréprochable.
CRÉMANTE.
Sa mort m’ôte un ami, vous ôtant un époux ;
Et j’y crois perdre, au moins, Madame, autant que vous.
Le regret que j’en ai ne cède en rien au vôtre :
Mais nous l’avions compté pour mort et l’un et l’autre.
On ne rend pas la vie aux gens pour les pleurer ;
Puis la perte est pour vous aisée à réparer ;
Et, pour vous consoler d’une telle disgrâce,
Quelque autre du défunt peut occuper la place.
Vous n’aurez rien perdu, prenant un autre époux ;
J’en sais un...
ISMÈNE.
Hé, Monsieur ! de quoi me parlez-vous ?
CRÉMANTE.
Je veux que dans l’effort de vos premières larmes,
Pour vous le mariage ait d’abord peu de charmes ;
Je veux qu’il vous soit même odieux en effet :
Mais, enfin, si l’époux était bien votre fait,
Si vous pouviez en lui trouver de quoi vous plaire ?
ISMÈNE.
Cela ne se peut pas.
CRÉMANTE.
Mon Dieu ! tout se peut faire :
Si vous saviez l’époux que je veux vous offrir...
ISMÈNE.
Ah !
LAURETTE.
Au seul nom d’époux son mal semble s’aigrir.
CRÉMANTE.
Il est vrai ; j’aurais tort d’en plus ouvrir la bouche ;
Le désir de lui plaire est le seul qui me touche ;
Et j’ai cru que mon fils, jeune, adroit, plein d’appas,
Pour un second époux ne lui déplairait pas.
LAURETTE.
Si ce n’est que cela, vous pourriez bien lui dire...
CRÉMANTE.
Je m’en garderai bien ; non, non, je me retire :
Je la laisse en repos ; ce sera le meilleur.
ISMÈNE.
Laissez-vous vos amis ainsi dans la douleur ?
CRÉMANTE.
Je vois que tout le soin où l’amitié m’engage,
Loin de vous consoler, vous trouble davantage.
ISMÈNE.
Hélas ! qui pourrait mieux me consoler que vous ?
Vous étiez tant ami de mon défunt époux !
Tout votre soin ne peut m’être que salutaire,
Et rien, venant de vous, ne me saurait déplaire.
CRÉMANTE.
Ce que j’ai dit pourtant vous a déplu d’abord.
ISMÈNE.
Sait-on ce que l’on fait dans un premier transport ?
D’abord, il est certain, c’était bien mon envie,
De n’entendre parler d’autre époux de ma vie ;
J’en rejetais l’espoir, quoiqu’il me fût permis :
Mais que ne peuvent point les conseils des amis ?
CRÉMANTE.
Je voulais vous parler de mon fils ; mais, Madame,
Ne faites rien pour moi qui contraigne votre âme ;
Prenez plutôt du temps pour examiner bien...
ISMÈNE.
Ah, Monsieur ! après vous, je n’examine rien.
CRÉMANTE.
Il est jeune, bien fait ; voyez s’il peut vous plaire.
ISMÈNE.
Vous savez, mieux que moi, ce qui m’est nécessaire.
Acante vaut beaucoup ; mais, quel qu’en soit le prix,
Si rien me plaît en lui, c’est qu’il est votre fils.
CRÉMANTE.
Vous nous honorez trop.
ISMÈNE.
Au moins c’est une affaire,
Que vous trouverez bon, Monsieur, que je diffère :
Ce n’est pas qu’en effet ce soin importe fort.
Feu mon mari déjà depuis longtemps est mort ;
J’en ai porté le deuil, et j’ai toute licence :
Mais j’aime extrêmement l’exacte bienséance ;
Et, pour sécher mes pleurs, pour en finir le cours,
Je vous demande encore au moins huit ou dix jours.
CRÉMANTE.
Ce n’est qu’avec le temps qu’un grand ennui se passe,
Il est vrai ; mais j’espère, à mon tour, une grâce.
ISMÈNE.
Ce que je vous dois être, unit nos intérêts.
CRÉMANTE.
Votre fille pourrait les unir de plus près.
ISMÈNE.
Ma fille, dites-vous ?
CRÉMANTE.
Pour elle je soupire.
ISMÈNE.
Vous, Monsieur ?
CRÉMANTE.
Pourquoi, non ? qu’y trouvez-vous à dire ?
ISMÈNE.
Hé, rien ! mais vous pourriez peut-être choisir mieux.
Elle est si jeune encor !
CRÉMANTE.
Me trouvez-vous si vieux ?
ISMÈNE.
Point du tout ; mais j’ai peur, quelque soin que je prenne,
Que ma fille, en ce choix, m’obéisse avec peine.
CRÉMANTE.
À ne vous rien celer, j’ai peur, s’il est ainsi,
Qu’à m’obéir mon fils n’ait de la peine aussi.
ISMÈNE.
Sur ma fille, après tout, j’ai pourtant trop d’empire,
Pour craindre absolument qu’elle m’ose dédire :
Elle me fut toujours soumise au dernier point.
CRÉMANTE.
Mon fils, je pense, aussi ne me dédira point.
Je ne crains qu’un retour de cette intelligence
Que l’amour mit entre eux dès leur plus tendre enfance ;
Et je doute qu’on puisse aisément parvenir
À diviser deux cœurs qui sont nés pour s’unir.
ISMÈNE.
Ainsi que vous, Monsieur, c’est ce qui m’inquiète :
Mais j’ai grande espérance aux ruses de Laurette.
LAURETTE.
Je sais l’art de fourber assez bien, Dieu merci ;
Mais dans le cabinet vous seriez mieux qu’ici.
CRÉMANTE.
Elle a raison ; aucun n’y viendra nous distraire :
Allons-y consulter ce que nous devons faire,
Et voir par quels moyens nous pourrons, sans retour,
Séparer deux amants en dépit de l’amour.
ACTE III
Scène première
ISABELLE, LAURETTE
LAURETTE.
Hé bien ! que voulez-vous ? si vous perdez un père,
Ce n’est pas d’aujourd’hui, vous n’y sauriez que faire ;
Des regrets des vivants les morts ne sont pas mieux :
Parlons donc d’autre chose, et ressayez vos yeux.
ISABELLE.
Tu dis donc que l’ingrat qui m’avait tant su plaire,
Acante, ce volage à qui je fus si chère,
T’a parlé ce matin ?
LAURETTE.
Fort longtemps.
ISABELLE.
Entre nous,
Que pense-t-il de moi ?
LAURETTE.
Lui ? pense-t-il à vous ?
ISABELLE.
Mais quel si long discours encor t’a-t-il pu faire ?
De quoi t’a-t-il parlé ?
LAURETTE.
Rien que de votre mère ;
Il m’a fait voir pour elle un grand empressement.
ISABELLE.
Et n’a rien dit de moi ?
LAURETTE.
Pas un mot seulement ;
De votre mère seule il m’a parlé sans cesse :
J’ai tourné le discours sur vous avec adresse,
Dit vingt fois votre nom.
ISABELLE.
Et qu’a-t-il répondu ?
LAURETTE.
Il n’a pas fait semblant d’avoir rien entendu.
ISABELLE.
Mais dans ma mère, enfin, que peut-il voir d’aimable ?
LAURETTE.
Beaucoup d’argent comptant, un bien considérable.
C’est un charme bien doux aux yeux de bien des gens ;
Vous ne serez en âge encor de très longtemps.
Votre père étant mort, tout est en sa puissance ;
Comme je vous l’ai dit, elle en a l’assurance ;
Et, de l’humeur qu’elle est, vous devez peu douter
Qu’un jeune époux s’offrant n’ait de quoi la tenter.
ISABELLE.
Le soin qu’elle a de plaire et de cacher son âge,
M’a bien fait prévoir d’elle un second mariage.
Mais voir mon amant même en devenir l’époux !
Voir mon beau-père en lui !
LAURETTE.
Que fait cela pour vous ?
Si vous ne l’aimez plus, quel soin vous inquiète ?
ISABELLE.
Si je ne l’aime plus ! que n’est-il vrai, Laurette ?
LAURETTE.
Comment ! auriez-vous bien assez de lâcheté
Pour ne vous venger pas de sa légèreté ?
Quoi ! vous constante encor pour un homme qui change ?
Aurait-on vu jamais faiblesse plus étrange ?
Un homme changerait ; et vous, pleine d’appas,
Fière, vous fille enfin, vous ne changeriez pas !
Laisser sur notre sexe avoir cet avantage !
ISABELLE.
Notre sexe à son gré n’est pas toujours volage ;
Et comme par pudeur une fille d’abord
N’aime ordinairement qu’après beaucoup d’effort,
Quand l’amour une fois lui fait prendre une chaîne,
Elle n’en sort aussi qu’avec beaucoup de peine.
Surtout, les premiers feux sont toujours les plus doux ;
Ceux d’Acante et les miens sont nés presque avec nous.
Nos pères qui s’aimaient, semblaient, dès la naissance,
Avoir fait, pour s’aimer, nos cœurs d’intelligence :
Tout enfant que j’étais, sans nul discernement,
Je songeais à lui plaire avec empressement.
Cent petits soins aussi m’exprimaient sa tendresse ;
Nous nous voyions souvent, et nous cherchions sans cesse :
Sans lui j’étais chagrine, ainsi que lui sans moi ;
Parfois nous soupirions sans savoir bien pourquoi ;
Et nos cœurs, ignorant quel mal ce pouvait être,
Surent sentir l’amour plus tôt que le connaître.
LAURETTE.
C’est cela qui le rend encore, avec raison,
Plus coupable envers vous après sa trahison ;
C’est ce qui doit pour lui redoubler votre haine.
ISABELLE.
Sans doute ; et si je vois sa trahison certaine...
LAURETTE.
Quoi ! vous flatteriez-vous assez pour en douter ?
ISABELLE.
Ah ! s’il se peut encor, laisse-moi m’en flatter.
LAURETTE.
Vous pourriez vous flatter d’une erreur si honteuse ?
Son infidélité pour vous n’est plus douteuse ;
Tout ce qu’on vous a dit vous en doit assurer.
ISABELLE.
On m’en a dit assez pour me désespérer.
Cependant en secret un pouvoir que j’admire,
Me fait presque oublier tout ce qu’on m’a pu dire.
Je ne sais quoi toujours me parle en sa faveur.
LAURETTE.
Mon Dieu ! jusqu’où l’amour séduit un jeune cœur !
Je m’étais bien de vous promis plus de courage.
ISABELLE.
Tu te peux tout promettre encor, s’il est volage ;
Mais mon cœur, par lui-même, en veut être éclairci.
LAURETTE.
Quoi ! le voir ?
ISABELLE.
Je t’ai crue, et l’ai fui jusqu’ici.
Redevable à tes soins dès ma tendre jeunesse,
J’ai suivi tes conseils, j’ai contraint ma tendresse,
J’ai tâché de te croire autant que je l’ai pu,
Souffre, au moins une fois, que mon cœur en soit cru ;
Qu’il puisse s’éclaircir ainsi qu’il le souhaite ;
Qu’un aveu de l’ingrat... Mais tu rougis, Laurette.
LAURETTE.
Je rougis de vous voir faible encore à ce point.
ISABELLE.
Je ne le suis que trop, je ne m’en défends point :
Mais pardonne aux abois d’une première flamme,
Ces restes de faiblesse où tombe encor mon âme.
LAURETTE.
Ce serait vous trahir que de les excuser.
ISABELLE.
J’ai cru qu’à ce dessein tu pourrais t’opposer ;
Et si de m’y servir la prière te gêne,
Je me suis préparée à t’en sauver la peine :
Un billet de ma main par quelque autre porté...
LAURETTE.
Je veux prendre ce soin encor par charité ;
Ne confiez, hors moi, ce billet à personne.
ISABELLE.
Es-tu si bonne encore ?
LAURETTE.
Hé ! oui ; je suis trop bonne ;
Vous me persuadez toujours ce qu’il vous plaît,
Et si (vous le savez) c’est sans nul intérêt.
ISABELLE.
Va, tu n’y perdras rien.
LAURETTE.
Est-ce là cette lettre ?
ISABELLE.
L’adresse encore y manque.
LAURETTE.
Ah ! gardez bien d’en mettre :
Votre ingrat peut montrer ce billet aujourd’hui ;
Vous pourriez, au besoin, nier qu’il fut pour lui.
Nous ne saurions chercher, dans le siècle où nous sommes,
Trop de précautions contre les traîtres hommes :
Ils sont si vains !
ISABELLE.
J’ai cru qu’ils ne l’étaient pas tous.
LAURETTE.
Ah ! croyez-moi ; j’en sais là-dessus plus que vous.
Vous n’avez pas encore assez d’expérience ;
Rentrez ; laissez-moi faire.
ISABELLE.
Au moins fais diligence.
LAURETTE.
Oui ; j’aurai bientôt fait ; n’ayez aucun souci.
ISABELLE.
Ne rends qu’à lui...
LAURETTE.
J’entends.
ISABELLE.
Champagne vient ici,
Qu’il ne t’arrête pas.
LAURETTE.
Vous m’arrêtez vous-même.
ISABELLE.
Surtout...
LAURETTE.
Encor ? Rentrez. Qu’on est sot quand on aime !
Scène II
CHAMPAGNE, LAURETTE
CHAMPAGNE.
Je sors d’avec notre homme, et d’un long entretien.
LAURETTE.
Hé bien ?
CHAMPAGNE.
D’abord le traître a fait l’homme de bien,
M’a prêché la vertu, l’honneur à toute outrance,
Et contre ta maîtresse a pesté d’importance :
Mais enfin mes raisons ont si bien réussi,
Que mille écus offerts l’ont un peu radouci.
LAURETTE.
Mille écus !
CHAMPAGNE.
Il veut même avoir l’argent d’avance,
Et de mentir à moins il ferait conscience.
LAURETTE.
Le scrupule est fort bon ; mais il faut aujourd’hui,
Quoi qu’il coûte pourtant, nous assurer de lui :
Tu n’as qu’à l’amener ; je prendrai soin du reste.
Dis-moi, que fait ton maître ?
CHAMPAGNE.
Il se tourmente, il peste.
LAURETTE.
Il peste ! et contre qui ?
CHAMPAGNE.
Contre un amour maudit,
Qui lui fera, je crois, bientôt tourner l’esprit.
Il ne peut, quoi qu’il fasse, oublier Isabelle ;
Il a beau s’efforcer d’être inconstant comme elle,
Plus il y tâche, et moins il en a le pouvoir.
LAURETTE.
Hé ! n’a-t-il point de honte ?
CHAMPAGNE.
Il est au désespoir.
Il aime avec regret ; sa honte en est extrême :
Il s’en blâme ; il s’en dit cent pouilles à lui-même ;
Se battrait volontiers de rage qu’il en a :
Mais il ne laisse pas d’aimer pour tout cela ;
Il est ensorcelé.
LAURETTE.
Les amants sont bien lâches !
CHAMPAGNE.
Qu’as-tu là ?
LAURETTE.
Moi ? qu’aurais-je ?
CHAMPAGNE.
Un billet que tu caches.
LAURETTE.
Mon dieu ! que tu vois clair !
CHAMPAGNE.
Je suis dépaysé ;
Vois-tu ? j’ai de bons yeux, et suis un peu rusé ;
J’ai vu, comme j’entrais, retirer Isabelle,
Et je gagerais bien que ce billet est d’elle,
Qu’au rival de mon maître...
LAURETTE.
Oh !
CHAMPAGNE.
Gageons, si tu veux.
LAURETTE.
Ah ! que les gens si fins sont quelquefois fâcheux !
CHAMPAGNE.
Ce poulet va, sans doute, au Marquis ?
LAURETTE.
Tu devines.
CHAMPAGNE.
Nous démêlons un peu les ruses les plus fines :
Les voyages font bien les gens.
LAURETTE.
Sans contredit.
CHAMPAGNE.
Mais surtout le vin grec ouvre bien un esprit ;
Dès que j’en eus tâté, je le sus bien connaître ;
Aussi je m’en donnais...
LAURETTE.
Voici ton jeune maître.
CHAMPAGNE.
Qu’ai-je dit ? son amour le ramène en ces lieux.
LAURETTE.
Le trouble de son cœur parait jusqu’en ses yeux.
Scène III
ACANTE, CHAMPAGNE, LAURETTE
LAURETTE.
Savez-vous les ennuis où Madame est plongée,
Monsieur ?
ACANTE.
On m’a tout dit.
LAURETTE.
Elle est bien affligée.
ACANTE.
Mais ne la voit-on pas ?
LAURETTE.
Vous êtes des amis.
Et je crois que pour vous, Monsieur, tout est permis.
Vous la consolerez.
ACANTE.
Sa fille est avec elle ?
LAURETTE.
Non, non ; ne craignez point d’y trouver Isabelle.
De son défunt mari, c’est un vivant portrait,
Qui renouvelle trop la perte qu’elle fait :
Madame, en la voyant, d’ennuis est trop outrée ;
Seule, en son cabinet elle s’est retirée.
ACANTE.
Puisqu’elle est seule, il faut la laisser...
LAURETTE.
Nullement.
ACANTE.
Je l’incommoderais, Laurette, assurément.
LAURETTE.
Hé, Monsieur ! croyez-moi, parlez-nous sans finesse :
Vous cherchez Isabelle, et non pas ma maîtresse ;
Avouez, sans façon, ce qu’aisément je voi.
ACANTE.
Ah ! si je l’avouais, que dirais-tu de moi ?
LAURETTE.
Moi ! qu’aurais-je à vous dire ? il ne m’importe guère ;
Chacun peut en ce monde aimer à sa manière ;
Et je n’ai pas dessein, par mes raisonnements,
De vouloir réformer les erreurs des amants.
ACANTE.
Sont-ce là les conseils que Laurette me donne ?
LAURETTE.
Je ne me mêle plus de conseiller personne :
Les plus sages conseils, les meilleures leçons,
À gens bien amoureux, Monsieur, sont des chansons.
CHAMPAGNE.
Si vous saviez quel est votre rival indigne.
ACANTE.
Qui serait-ce ? dis donc.
CHAMPAGNE.
Laurette me fait signe.
LAURETTE.
Il parle sans savoir.
CHAMPAGNE.
Je sais tout, et fort bien ;
Mais elle ne veut pas que je vous dise rien.
ACANTE.
Souffre, au moins, qu’il achève.
LAURETTE.
Hé, Monsieur ! il se raille.
ACANTE.
Tu lui fais signe encor.
LAURETTE.
Qui ! moi ? c’est que je bâille.
CHAMPAGNE.
Pourquoi ne veux-tu pas me laisser découvrir,
Ce qui pourrait aider Monsieur à se guérir ?
N’aura-t-il pas sujet de haïr Isabelle,
S’il sait que le Marquis tient sa place auprès d’elle ?
ACANTE.
C’est mon cousin, dis-tu ?
LAURETTE.
Que sait-il ce qu’il dit ?
Il s’est mis, malgré moi, cette erreur dans l’esprit :
Croyez sur mon honneur...
CHAMPAGNE.
Penses-tu qu’on te croie ?
Et certain billet doux qu’au Marquis elle envoie,
Que tu portes toi-même, est-ce erreur que cela ?
LAURETTE.
J’aurais pour le Marquis un billet !
CHAMPAGNE, tirant le billet du sein de Laurette.
Le voilà.
ACANTE, arrachant le billet des mains de Champagne.
Donne.
LAURETTE.
Hé ! que voulez-vous ?
CHAMPAGNE, à Laurette.
Il ne veut que le lire ;
Laisse faire Monsieur.
LAURETTE.
Comment...
CHAMPAGNE.
Laissez-la dire.
ACANTE.
Laurette à mon rival porte donc ce Poulet ?
Tu me trahis ainsi !
CHAMPAGNE.
Le grand tort qu’on te fait !
LAURETTE.
Ne croyez pas, Monsieur, que jamais je permette...
CHAMPAGNE.
Hé ! pour l’amour de moi, si tu m’aimes, Laurette...
Elle consent, Monsieur, puisqu’elle ne dit rien.
LAURETTE.
Je ne suis que trop sotte, et tu le sais trop bien.
CHAMPAGNE.
Oui, tu m’aimes beaucoup ; je n’en suis point en doute :
Aussi de mon côté... Mais il va lire ; écoute.
ACANTE lit.
Je voudrais vous parler, et nous voir seuls tous deux ;
Je ne conçois pas bien pourquoi je le désire ;
Je ne sais ce que je vous veux,
Mais n’auriez-vous rien à me dire ?
Il continue.
Hé ! c’est pour le Marquis ?
CHAMPAGNE.
Hé bien ! qu’en dites-vous,
Monsieur ?
ACANTE.
Pour le Marquis ?
CHAMPAGNE.
Le style est assez doux.
Vous ne nous dites rien ?
LAURETTE.
Hé ! que veux-tu qu’il die ?
Il est tout interdit de cette perfidie.
ACANTE.
L’ingrate ! ah ! si jamais cette fille sans foi
Pouvoir écrire ainsi, devait-ce être qu’à moi ?
Encor si mon rival avait quelque mérite !
Mais que pour le Marquis Isabelle me quitte !
Que son esprit volage, ébloui d’un faux jour,
S’égare jusqu’au choix d’un si honteux amour !...
LAURETTE.
D’ordinaire en amour, Monsieur, l’esprit s’égare,
Et le goût d’une fille est quelquefois bizarre :
Souvent le vrai mérite, avec tous ses appas,
Lui plaît moins que l’éclat, le faste, et le fracas.
Un Marquisat, enfin, est un charme admirable.
ACANTE.
Mais tout son Marquisat n’est qu’une vaine fable,
Un faux titre.
LAURETTE.
Il n’importe, ou vrai Marquis, ou non,
S’il épouse Isabelle, elle aura ce grand nom,
Un grand train, et surtout, comme c’est la coutume,
Un Page à lui porter la queue en grand volume.
ACANTE.
Ah ! Si je ne me venge, et si j’épargne rien...
LAURETTE.
Tâchez d’aimer ailleurs, c’en est le vrai moyen.
ACANTE.
C’est bien aussi, Laurette, à quoi je me prépare,
Et je veux faire choix d’une beauté si rare...
LAURETTE.
Ce n’est pas là de vous ce que l’on craint le plus,
Et si j’osais vous dire un secret là-dessus...
ACANTE.
Espère tout de moi ; prends pitié de mon trouble.
CHAMPAGNE.
Monsieur est libéral ; mais il n’a pas le double :
Peut-être quelque jour que son père mourra.
LAURETTE.
Peut-être que son père aussi l’enterrera ;
Je ne fais pas grand fond sur la foi d’un peut-être ;
Mais pour l’amour de toi je veux servir ton maître.
Je connais Isabelle, et jusqu’au fond du cœur ;
La crainte d’un beau-père est sa mortelle peur ;
Et le plus grand dépit que vous lui pourriez faire,
Serait de témoigner d’en vouloir à sa mère.
Si rien peut la piquer, ce doit être cela.
ACANTE.
Mais pourrais-je espérer qu’elle revînt par-là ?
LAURETTE.
Peut-être. Le dépit fait quelquefois miracle ;
Du moins à son amour vous pourriez mettre obstacle ;
Et, comme son beau-père, il dépendrait de vous
D’empêcher le Marquis de se voir son époux.
ACANTE.
Il n’est pour l’empêcher effort que je ne tente,
Et je vais de ce pas...
LAURETTE.
Où ?
ACANTE.
Voir cette inconstante ;
Lui dire que sa mère a pour moi tant d’appas...
LAURETTE.
Ah ! si vous m’en croyiez, vous ne la verriez pas.
ACANTE.
Pourquoi ?
LAURETTE.
Pour vous encor j’appréhende sa vue.
ACANTE.
Ne crains rien de mon âme, elle est trop résolue ;
Tout mon amour est mort ; je t’en répondrai bien.
LAURETTE.
En fait d’amour, Monsieur, ne répondons de rien.
ACANTE.
Après sa trahison, quelque soin que j’emploie,
Tu peux douter !... Non, non, il faut que je la voie,
Ne fût-ce seulement que pour te faire voir
Que l’ingrate sur moi n’a plus aucun pouvoir.
LAURETTE.
Mais l’incivilité, Monsieur, serait extrême,
De vouloir l’outrager jusqu’en sa chambre même.
Aussi bien vous pourriez le vouloir vainement ;
Elle n’y sera pas pour vous assurément.
ACANTE.
La perfide !
LAURETTE.
Attendez, j’espère agir de sorte,
Que, sans aucun soupçon, je ferai qu’elle sorte.
ACANTE.
Va donc.
LAURETTE.
Et son billet, ne le rendez- vous pas ?
ACANTE.
Oui ; je te le rendrai dès que tu reviendras ;
Je le veux lire encor.
CHAMPAGNE.
Va.
LAURETTE.
Tu vois, à ma honte,
Ce que je fais pour toi.
CHAMPAGNE.
Va, je t’en tiendrai compte.
Laurette rentre.
Sans vanité, Monsieur, nous avons réussi :
Vous voilà, par mes soins, assez bien éclairci.
ACANTE.
Ah ! que trop bien : c’est là ce qui me désespère.
LAURETTE, revenant.
Je viens vous avertir que voici votre père.
ACANTE.
Mon père !
LAURETTE.
Il vient ici, je crois, dix fois par jour ;
Il ne veut point du tout approuver votre amour ;
Il vous a défendu l’entretien d’Isabelle,
Et vous ferait beau bruit, vous trouvant avec elle :
Sans doute, en lui parlant, il vous eût rencontré.
ACANTE.
Mais s’il pouvait passer par le petit degré...
LAURETTE.
Ne faites point, Monsieur, là-dessus votre compte ;
C’est par cet escalier que d’ordinaire il monte ;
Il le trouve commode, et l’autre lui déplaît.
ACANTE.
Au moins dis à l’ingrate... Ô ciel ! elle paraît.
LAURETTE.
Songez à votre père ; il monte.
ACANTE.
Qu’elle est belle !
LAURETTE.
C’est dommage, il est vrai, qu’elle soit infidèle :
Mais qu’attendez-vous tant ? qu’on vous vienne gronder ?
ACANTE.
Sortons.
LAURETTE.
Et le billet, voulez-vous le garder ?
ACANTE.
Le voilà, ce billet.
LAURETTE.
Cachez bien vos faiblesses ;
On vous observe, au moins.
ACANTE, déchirant le billet.
Tiens.
LAURETTE.
Fort bien, en vingt pièces.
Scène IV
ISABELLE, LAURETTE
ISABELLE.
L’ingrat déchire ainsi mon billet à mes yeux !
LAURETTE.
Vous voyez.
ISABELLE.
Est-il rien de plus injurieux,
Qu’ainsi de ma faiblesse il triomphe à ma vue ?
LAURETTE.
Que vous avais-je dit ?
ISABELLE.
Ah ! pourquoi m’as-tu crue ?
Pourquoi lui rendais-tu ce billet trop honteux ?
LAURETTE.
Pourquoi ? vous le vouliez.
ISABELLE.
Sais-je ce que je veux ?
Toi, qui voyais la honte où s’exposait ma flamme,
Que ne trahissais-tu le faible de mon âme ?
Fallait-il, pour en croire un lâche emportement,
Abandonner mon cœur à son aveuglement ?
Et ne devais-tu pas, avec un zélé extrême,
Prendre soin de ma gloire en dépit de moi-même ?
LAURETTE.
Le remède est facile, après tout.
ISABELLE.
Hé ! comment ?
LAURETTE.
D’un billet sans adresse on se sauve aisément.
Dites, pour réparer et ma faute et la vôtre,
Que vous aviez écrit ce billet à quelque autre.
ISABELLE.
Mais à qui donc ?
LAURETTE.
À qui ? n’importe.
ISABELLE.
À ton avis,
Dis.
LAURETTE.
Au premier venu, par exemple, au Marquis.
ISABELLE.
À tes soins désormais mon âme s’abandonne :
Mais quelqu’un vient ici ; je ne puis voir personne.
Scène V
CRÉMANTE, LAURETTE
CRÉMANTE, courant après Isabelle.
Hé ! notre bel enfant.
LAURETTE, arrêtant Crémante.
Ah, Monsieur ! laissez-la ;
La pauvre fille est mal.
CRÉMANTE.
Quel mal est-ce qu’elle a ?
LAURETTE.
Le plus grand mal de cœur qu’elle ait eu de sa vie :
Entre nous, tout répond, Monsieur, à notre envie.
CRÉMANTE.
As-tu des deux amants augmenté le soupçon ?
LAURETTE.
Je viens de leur jouer un tour de ma façon.
Mais pour les brouiller mieux, je veux encor plus faire ;
Le Marquis pour cela nous serait nécessaire.
CRÉMANTE.
Je n’ai qu’à le mander. Mais viendrons-nous à bout ?...
LAURETTE.
Allons trouver Madame, et je vous dirai tout.
ACTE IV
Scène première
CHAMPAGNE, LAURETTE
CHAMPAGNE.
Jusque-là du Marquis Isabelle est éprise ?
Je ne l’aurais pas cru ; j’avouerai ma surprise.
Tu dis que dans sa chambre, et, sans témoins, ce soir
Ce galant a reçu rendez-vous pour la voir ?
LAURETTE.
Au moins n’en dis rien.
CHAMPAGNE.
Moi ! tu me sais mal connaître :
Je meure, si jamais j’en dis rien qu’à mon maître.
LAURETTE.
C’est lui qui le dernier en doit être éclairci :
Je suis bien simple encor de te tout dire ainsi.
CHAMPAGNE.
Hé ! ne te fâche pas.
LAURETTE.
Ton babil est terrible !
Ne dis donc rien.
CHAMPAGNE.
Bien, va, j’y ferai mon possible.
LAURETTE.
À propos, dis-moi donc : quand viendra ton vieillard ?
CHAMPAGNE.
Il viendra, sans manquer, dans une heure au plus tard.
Mais voici le Marquis. Adieu, je me retire.
Scène II
LE MARQUIS, LAURETTE
LAURETTE.
Vous riez ?
LE MARQUIS.
Là-dedans on vient de me tout dire,
Je ris de ton adresse, et du tour du billet.
LAURETTE.
Chacun n’en a pas ri.
LE MARQUIS.
Morbleu, que c’est bien fait !
Surtout, pour mon cousin ma joie en est extrême.
LAURETTE.
Isabelle est encor si faible, qu’elle l’aime.
Mais j’ai, tout de nouveau si bien su l’éblouir,
Que cet excès d’amour ne sert qu’à la trahir.
Au lieu qu’à son déçu j’ai crû vous introduire ;
Elle y consent.
LE MARQUIS.
Comment ?
LAURETTE.
Je vais vous en instruire.
J’ai voulu la revoir pour souder son courroux :
J’ai feint que vous aviez querelle Acante et vous ;
Que vous deviez vous battre, et dès ce soir peut-être ;
Que ce combat pourrait la venger de son traître ;
Qu’elle en devait attendre ou sa fuite ou sa mort.
Je l’ai vue, à ces mots interdite d’abord.
Son âme, où la tendresse est soudain revenue,
De son nouveau dépit ne s’est plus souvenue ;
Et quoi que la vengeance ait pu lui conseiller,
L’amour, qui semblait mort, n’a fait que s’éveiller.
La voyant, à ce point, de ce combat émue,
J’ai voulu profiter du trouble où je l’ai vue ;
J’ai ménagé sa peur.
LE MARQUIS.
Fort bien, mais après tout,
À quoi bon ce combat ?
LAURETTE.
Écoutez jusqu’au bout.
J’ai dit qu’un sûr moyen d’accorder la querelle,
Ce serait d’essayer de vous mener chez elle,
Afin qu’elle vous pût amuser quelque temps,
Pour me donner loisir d’avertir vos parents.
Dans le panneau d’abord elle a donné sans peine ;
Ainsi, de son aveu, chez elle je vous mène.
De savoir nos desseins ne faites pas semblant.
LE MARQUIS.
Non, non ; tu m’introduis à titre de galant :
C’est un pur rendez-vous qu’Isabelle me donne,
Et j’aurais bien regret d’en détromper personne.
LAURETTE.
C’est à votre cousin, surtout, qu’il faut songer.
LE MARQUIS.
Que j’aurai de plaisir à le faire enrager !
LAURETTE.
Mais...
LE MARQUIS.
Mon Page est longtemps.
LAURETTE.
Pour l’aigrir davantage...
LE MARQUIS.
Mon Page...
LAURETTE.
Hé ! je sais bien que vous avez un Page.
LE MARQUIS.
Le voici ; ce fripon s’arrête à chaque pas.
Scène III
LE PAGE, LE MARQUIS, LAURETTE
LE MARQUIS, prenant un manteau gris des mains de son Page.
Donnez, Page.
LE PAGE.
Monsieur.
LE MARQUIS.
Ma calèche est là-bas ?
LE PAGE.
Oui, Monsieur.
LE MARQUIS.
Écoutez, la nuit étant venue,
Qu’on la tienne à l’écart vers le bout de la rue,
Et de dire où je suis qu’on sache se garder.
Page.
LE PAGE.
Monsieur.
LE MARQUIS.
En cas qu’on me vînt demander,
Qu’on dise (et que surtout mon Suisse s’en souvienne)
Qu’on ne croit pas, ce soir, que chez moi je revienne ;
Que j’ai dit que j’irais coucher peut-être ailleurs ;
Et si l’on demande où, dites, chez les Baigneurs,
Page, et cela d’un ton... vous m’entendez bien, Page ?
Bon, il suffit ; allez.
LAURETTE.
Quel est cet équipage ?
Pourquoi s’envelopper de ce grand manteau gris ?
LE MARQUIS.
Ah ! si de ce manteau tu savais tout le prix...
LAURETTE.
Quel prix ?
LE MARQUIS.
C’est, quoique simple et d’étoffe commune,
Un manteau de mystère et de bonne fortune ;
Manteau, pour un galant, utile en cent façons ;
Manteau propre, surtout, à donner des soupçons ;
Et c’est assez qu’Acante en cet état me voie,
Pour lui persuader tout ce qu’on veut qu’il croie.
Mais par quelque artifice il serait donc besoin
De l’attirer ici ?
LAURETTE.
Champagne en prendra soin ;
C’est un valet zélé, mais à tromper facile,
Et dupe d’autant plus, qu’il se tient fort habile ;
Et qu’il croit m’attraper, lors même qu’il me sert,
Bien mieux que s’il était avec moi de concert.
Son faible est de l’humeur dont je l’ai su connaître,
De se faire de fête en faveur de son maître ;
Il cherche à lui conter toujours quelque secret,
Et le trahit souvent par un zèle indiscret ;
Il prétend qu’il n’est rien que je ne lui confie ;
Et j’ai pris soin qu’il sût ce que je veux qu’il die.
J’ai feint de craindre fort que son maître en sût rien.
Exprès... Voyez, Monsieur, si je le connais bien.
LE MARQUIS.
Entrons ; l’occasion ne peut être meilleure.
Ils entrent dans la chambre d’Isabelle.
Scène IV
ACANTE, CHAMPAGNE
CHAMPAGNE.
C’est lui ; nous arrivons, Monsieur, à la bonne heure.
ACANTE.
Ah ! c’en est trop ; je veux...
CHAMPAGNE.
Monsieur, que voulez-vous ?
ACANTE.
Je ne veux croire ici que mes transports jaloux.
CHAMPAGNE.
Mais, Monsieur...
ACANTE.
Laisse-moi, si tu crains ma colère.
Ils ont fermé la porte !
CHAMPAGNE.
Ils ont peut-être affaire ;
Les mystères d’amour doivent être cachés.
ACANTE.
Heurtons. On n’ouvre pas !
CHAMPAGNE.
C’est qu’ils sont empêchés.
Voyez par le trou. Bon.
ACANTE, après avoir regardé par le trou de la serrure.
Qu’elle ait si peu de honte !
CHAMPAGNE.
Vous n’avez donc rien vu qui vous plaise, à ce conte ?
ACANTE.
Qui l’eût pensé ?
CHAMPAGNE.
Quoi donc ! qui peut tant vous troubler ?
ACANTE.
L’ingrate ! Ô ciel ! J’ai vu... Je ne saurais parler.
CHAMPAGNE.
Vous avez donc, Monsieur, vu chose bien terrible ?
ACANTE.
Je l’ai vue elle-même (ah ! qui l’eût cru possible ?)
Enfermer le galant d’un air tout interdit.
CHAMPAGNE.
Où ?
ACANTE.
Dans son cabinet, à côté de son lit.
CHAMPAGNE.
Voyez-vous la rusée avec son innocence !
Diable !
ACANTE.
Il faut redoubler.
CHAMPAGNE.
Un peu de patience ;
On vient.
Scène V
LAURETTE, ACANTE, CHAMPAGNE
LAURETTE.
Qui heurte ici ?
CHAMPAGNE.
Ne vois-tu pas qui c’est ?
ACANTE.
Oui ; c’est moi.
LAURETTE.
Vous, Monsieur ; excusez, s’il vous plaît :
J’ai charge, si c’est vous, de refermer la porte.
ACANTE.
Isabelle ose ainsi... Mais à tort je m’emporte.
Non, non ; elle a raison de me traiter ainsi ;
Je l’incommoderais, et le galant aussi.
LAURETTE.
Quel galant ?
ACANTE.
Le galant qu’elle enferme chez elle.
LAURETTE.
Voici de notre ami quelque pièce nouvelle.
CHAMPAGNE.
Je n’ai pu m’en tenir, j’ai tout dit. Que veux-tu ?
J’aurais trahi Monsieur, s’il n’en avait rien su.
LAURETTE.
Qu’aurait-il pu savoir de ton babil extrême ?
CHAMPAGNE.
Hé...
LAURETTE.
Quoi ?
CHAMPAGNE.
Le rendez-vous que j’ai su de toi-même.
LAURETTE.
Quel rendez-vous ? comment ! qu’oses-tu supposer ?
ACANTE.
Et tu prétends qu’ainsi je me laisse abuser ?
Tu veux chercher en vain une méchante ruse.
LAURETTE.
En bonne foi, Monsieur, c’est lui qui vous abuse.
CHAMPAGNE.
Tu me démentirais ?
LAURETTE.
Que ne parles-tu mieux
D’une fille d’honneur ?
ACANTE.
Démens aussi mes yeux.
LAURETTE.
Qu’auriez-vous vu, Monsieur ?
ACANTE.
J’ai trop vu pour sa gloire,
J’ai vu... non, sans le voir, je ne l’aurais pu croire ;
J’ai vu le digne objet dont son cœur est épris,
Se couler doucement chez elle en manteau gris.
Je n’ai point vu Laurette en prendre la conduite,
Le faire entrer sans bruit, fermer la porte ensuite,
Avoir soin du galant et de sa sûreté ?
Enfin, par la serrure, après avoir heurté,
Je n’ai point vu l’ingrate, avec un trouble extrême
À côté de son lit, l’enfermer elle-même ?
Ose, ose le nier.
CHAMPAGNE.
Que dis-tu de cela ?
Explique-nous un peu quelle affaire il a là.
Avec ton bel esprit tu ne sais que répondre.
LAURETTE.
C’est... j’ai... je...
CHAMPAGNE.
Tu ne fais, ma foi, que te confondre :
Crois-moi, fais mieux, avoue.
ACANTE.
En cette occasion,
Faut-il quelque autre aveu que sa confusion ?
Son silence en dit plus qu’on n’en veut savoir d’elle ;
Il faut que j’aille aussi confondre l’infidèle ;
Que j’éclate...
LAURETTE.
Hé, Monsieur ! Ne soyez pas si prompt :
Quelle gloire aurez-vous de lui faire un affront ?
De faire un tort mortel à l’honneur d’une fille,
Si sage jusqu’ici, de si bonne famille,
De plus, qui vous fut chère ? Enfin, songez-y bien ;
Vous êtes honnête homme, et vous n’en ferez rien.
Un mépris généreux, s’il vous était possible,
Serait pour vous plus beau, pour elle plus sensible.
ACANTE.
La voici.
Scène VI
ISABELLE, ACANTE, LAURETTE, CHAMPAGNE
LAURETTE, à Isabelle.
C’est Monsieur qui m’arrête en ces lieux.
ACANTE, à Champagne.
Elle est tout interdite.
ISABELLE, à Laurette.
Il paraît furieux.
LAURETTE, à Isabelle.
Tandis que j’aurai soin d’amuser sa colère,
Vous ferez bien d’aller avertir votre mère.
ACANTE, à Isabelle.
Quoi ! sans rien dire, ainsi passer en m’évitant ?
LAURETTE.
Elle a hâte, Monsieur, et Madame l’attend.
ISABELLE.
Il vous importe peu qu’ainsi je me retire :
Nous n’avons, que je crois, Monsieur, rien à nous dire ;
Vous ne me cherchez pas.
ACANTE.
Je serais mal reçu.
Je cherche mon cousin ; ne l’auriez-vous point vu ?
LAURETTE.
Non, Monsieur. Souffrez-vous qu’ainsi l’on vous amuse ?
ACANTE.
Hé quoi ! vous paraissez et surprise et confuse ?
D’où naît cette rougeur ?
ISABELLE.
C’est d’un juste courroux.
ACANTE.
Enfin donc, mon cousin n’est pas venu chez vous ?
ISABELLE.
Il y pouvait venir, s’il vous eût plu permettre
Que jusqu’entre ses mains on eût porté ma lettre :
Mais l’ayant déchirée, il n’en a rien appris.
ACANTE.
C’était pour mon cousin ?
ISABELLE.
Vous en semblez surpris ;
Laurette n’a pas dû vous en faire un mystère.
LAURETTE.
Mon Dieu ! vous vous ferez crier par votre mère ;
D’un éclaircissement vous vous passerez bien.
ISABELLE.
C’est un soin, en effet, qui n’est plus bon à rien.
ACANTE, arrêtant Isabelle.
Auprès de votre mère, au moins, sans trop d’audace,
Pourrais-je encor de vous espérer une grâce ?
Votre mère étant veuve avec tant de beautés,
On va venir briguer son choix de tous côtés ;
Votre suffrage y peut être considérable,
Et j’ose vous prier qu’il me soit favorable.
Nul ne peut mieux que vous parler en ma faveur :
Vous avez fait l’essai vous-même de mon cœur ;
Vous savez comme il aime, il fut sous votre empire ;
Vous savez...
ISABELLE.
Oui, Monsieur ; je sais ce qu’il faut dire.
Scène VII
ACANTE, LAURETTE, CHAMPAGNE
CHAMPAGNE.
Elle est au désespoir. Laurette l’a bien dit :
Vous ne lui pouviez pas faire un plus grand dépit ;
Elle sort tout outrée, et l’atteinte est cruelle.
ACANTE.
Cependant le Marquis est enfermé chez elle.
LAURETTE.
Je prendrai soin, Monsieur, sitôt qu’il sera nuit,
De le faire sortir sans scandale et sans bruit :
Fût-il déjà bien loin ; si l’on m’en avait crue,
Isabelle, en secret, n’eût point souffert sa vue,
N’eût jamais accordé ce rendez-vous maudit :
Enfin pour l’empêcher, Dieu sait ce que j’ai dit.
Mais elle m’a parlé d’une façon si tendre,
Que ma sotte bonté ne s’en est pu défendre :
Je suis trop complaisante, et je m’en veux du mal.
ACANTE.
Mais je veux voir sortir moi-même ce rival.
LAURETTE.
Tout comme il vous plaira ; j’y consens : mais de grâce,
Que la chose, entre vous, avec douceur se passe ;
Jugez ce qu’on croirait, si vous faisiez éclat :
Le monde est si méchant, l’honneur si délicat !
De ce qui s’est passé la moindre connaissance
Peut faire étrangement parler la médisance :
Les méchants bruits, surtout, ont cela de mauvais,
Que les taches qu’ils font ne s’effacent jamais ;
Et si vous épousiez quelque jour Isabelle...
ACANTE.
Moi, l’épouser, après ce que j’ai connu d’elle,
Après la trahison dont je suis éclairci,
Après l’indigne amour dont son cœur s’est noirci !
Je cherche à m’en venger ; c’est tout ce que j’espère.
LAURETTE.
Si je puis vous servir pour épouser sa mère,
Je vous offre mes soins, et sans déguisement...
ACANTE.
Mais ne pourrais-je pas m’en venger autrement ?
LAURETTE.
Non, Monsieur, que je sache. Il est vrai, ma maîtresse
Tente moins que sa fille, et n’a pas sa jeunesse,
Son éclat, sa beauté : mais, au lieu de cela,
Si vous saviez, Monsieur, les beaux louis qu’elle a,
Les écus d’or mignons, et le nombre innombrable
De grands sacs déçus blancs.
CHAMPAGNE.
Peste ! qu’elle est aimable !
Épousez-la, Monsieur, s’il se peut, dès ce soir.
ACANTE.
Qu’Isabelle ait ainsi pu trahir mon espoir !
CHAMPAGNE.
Moquez-vous d’Isabelle, et de son inconstance.
ACANTE.
Oui... Mais sa mère sort.
Scène VIII
ISMÈNE, ACANTE, LAURETTE, CHAMPAGNE
ISMÈNE.
Craignez- vous ma présence ?
ACANTE.
La peur d’être importun me faisait détourner.
ISMÈNE.
Vous ne sauriez, Monsieur, jamais importuner ;
Des soins de mes amis, je me tiens obligée ;
Mais on fuit volontiers une veuve affligée :
Car, puisqu’il plaît au Ciel trop contraire à mes vœux,
Mon veuvage à présent n’a plus rien de douteux.
LAURETTE.
Monsieur sait tout, Madame, et chérit la famille ;
Il a fait compliment pour vous à votre fille :
Vous l’a-t-elle pas dit ?
ISMÈNE.
Quel esprit déloyal !
Ma fille de Monsieur ne m’a dit que du mal ;
Je n’ai jamais tant vu de colère et de haine,
Et ne l’ai même, enfin, fait taire qu’avec peine.
ACANTE.
Elle me fait plaisir : injuste comme elle est,
Sa colère m’oblige, et sa haine me plaît ;
Je me tiens honoré du mépris qu’elle exprime,
Et j’aurais à rougir, si j’avais son estime.
ISMÈNE.
J’ai regret de vous voir tous deux si désunis ;
Je vous aime toujours autant et plus qu’un fils ;
Le Ciel m’en est témoin, et que votre alliance
A fait jusques ici ma plus chère espérance.
LAURETTE.
Si ces nœuds sont rompus, il en est de plus doux
Qui pourraient renouer l’alliance entre vous.
Monsieur peut rencontrer dans la même famille
De quoi se consoler des mépris de la fille ;
Et Madame, voyant Monsieur mal satisfait,
Peut réparer le tort que sa fille lui fait.
Vous êtes en état tous deux de mariage.
ISMÈNE.
Laurette, en vérité, vous n’êtes guère sage.
LAURETTE.
Sage ou non, croyez-moi tous deux à cela près :
Pour Monsieur, j’en réponds, je sais ses vœux secrets.
Il souhaite ardemment une union si belle ;
C’est vous qu’il veut aimer ; c’est vous...
ACANTE.
Ah, l’infidèle !
ISMÈNE.
Monsieur songe à ma fille, et n’y renonce pas.
ACANTE.
Moi, Madame, y songer ! j’aurais le cœur si bas !
De cette lâcheté vous me croiriez capable !
LAURETTE.
Non ; c’est lui faire tort ; cela n’est pas croyable.
Quoi que lui fasse dire un transport de courroux,
Monsieur assurément ne veut songer qu’à vous.
ACANTE.
Madame, il est certain, jamais, je le confesse,
L’amour n’a fait aimer avec tant de tendresse ;
N’a jamais inspiré dans le cœur d’un amant,
Rien qui fût comparable à mon empressement ;
Bien d’égal à l’ardeur pure, vive, fidèle,
Dont mon âme charmée adorait Isabelle.
Vous voyez cependant comme j’en suis traité.
ISMÈNE.
La Jeunesse, Monsieur, n’est que légèreté :
Au sortir de l’enfance, une âme est peu capable
De la solidité d’un amour raisonnable ;
Un cœur n’est pas encore assez fait à seize ans,
Et le grand art d’aimer veut un peu plus de temps.
C’est après les erreurs où la jeunesse engage,
Vers trente ans, c’est-à-dire, environ à mon âge,
Lorsqu’on est de retour des vains amusements
Qui détournent l’esprit des vrais attachements :
C’est alors qu’on peut faire un choix en assurance,
Et c’est là proprement l’âge de la constance.
Un esprit jusque-là n’est pas bien arrêté,
Et les cœurs, pour aimer, ont leur maturité.
ACANTE.
Mais, Madame, après tout, qui l’eût cru d’Isabelle ?
Isabelle inconstante ! Isabelle infidèle !
Isabelle perfide, et sans se soucier...
ISMÈNE.
Quoi ! toujours Isabelle !
ACANTE.
Ah ! c’est pour l’oublier.
Et je veux, s’il se peut, dans mon dépit extrême,
Arracher de mon cœur jusques à son nom même ;
Je veux n’y laisser rien de ce qui me fut doux.
Grâce au ciel, c’en est fait.
LAURETTE.
C’est fort bien fait à vous.
ACANTE.
J’en fais juge Madame, et veux bien qu’elle die
S’il est rien de si noir que cette perfidie :
Après tant de serments, et si tendrement faits,
De nous aimer toujours, de ne changer jamais,
Isabelle aujourd’hui, cette même Isabelle...
Madame, obligez-moi, ne me parlez plus d’elle.
ISMÈNE.
C’est vous qui m’en parlez.
ACANTE.
Ce sont tous ces endroits,
Où l’ingrate a promis de m’aimer tant de fois :
Ces lieux témoins des nœuds dont son cœur se dégage,
De qui l’objet encor m’en rappelle l’image ;
Et pour marquer l’ardeur que j’ai d’y renoncer,
Je ne veux plus rien voir qui m’y fasse penser.
Tout me parle ici d’elle ; il vaut mieux que je sorte.
LAURETTE, arrêtant Acante qui veut passer par la chambre d’Ismène.
Par où donc allez-vous ?
ACANTE.
Je ne sais ; mais n’importe ;
Par le petit degré l’on descend aussi-bien.
ISMÈNE.
Ma fille est là-dedans.
ACANTE.
Ah ! je m’en ressouviens :
Il n’est pas, en effet, à propos que j’y passe ;
Sans vous je l’oubliais, et vous m’avez fait grâce.
Scène IX
ISMÈNE, LAURETTE
ISMÈNE.
Fais sortir le Marquis.
LAURETTE.
Vous, du même moment,
Tâchez de profiter d’un premier mouvement ;
Pour le père d’Acante engagez Isabelle.
ISMÈNE.
J’y vais ; je l’ai laissé dans ma chambre avec elle.
Mais tu m’avais parlé d’un vieillard...
LAURETTE.
Je l’attends ;
Et vous verrez bientôt tous vos désirs contents.
ISMÈNE.
Hélas !
LAURETTE.
Comment hélas ! pour vous rendre contente,
Que vous faut-il de plus que d’épouser Acante ?
ISMÈNE.
Qu’il m’aimât ; que ma fille eût pour lui moins d’attraits :
Tu vois...
LAURETTE.
Prenez-vous garde à cela de si près ?
Épousez-le toujours.
ISMÈNE.
Quoi ! qu’un cœur m’appartienne,
Qu’il faille que ma fille, à ma honte, retienne !
Crois-tu qu’il soit au monde un plus grand désespoir ?
LAURETTE.
Rien n’est encore fait, et c’est à vous à voir ;
Si vous voulez tout rompre, un mot pourra suffire ;
Vous n’avez...
ISMÈNE.
Ce n’est pas ce que je veux te dire.
Acante, tel qu’il est, n’est pas à négliger ;
Et quand ce ne serait qu’afin de me venger,
Que pour punir ma fille, épousant ce qu’elle aime,
Cet hymen m’est toujours d’une importance extrême.
LAURETTE.
Tâchons donc d’achever ; tout commence assez bien.
ISMÈNE.
Agis de ton côté ; je vais agir du mien.
ACTE V
Scène première
LE MARQUIS, CHAMPAGNE, LAURETTE
LAURETTE, voyant Champagne au guet, qui se retire, dès qu’il aperçoit le Marquis.
L’avez-vous vu, Monsieur ?
LE MARQUIS.
Quoi ! qu’as-tu vu paraître ?
LAURETTE.
L’ami Champagne au guet pour avertir sou maître ;
Il veut vous voir sortir ; souvenez-vous donc bien,
S’il vient à vous parler...
LE MARQUIS.
Va, je n’oublierai rien :
Jamais homme à la Cour, sans trop m’en faire accroire,
N’a su si bien que moi tourner tout à sa gloire ;
De rien faire mystère, et de peu fort grand cas,
Et triompher, enfin, des faveurs qu’il n’a pas.
Si je parle au cousin, crois qu’il n’est peine égale
Aux couleuvres, morbleu ! que je veux qu’il avale :
C’est ma félicité de faire des jaloux ;
Je tiens que dans la vie il n’est rien de si doux ;
Le triomphe, à mon gré, vaut mieux que la victoire ;
Et l’on n’a de bonheur qu’autant qu’on en fait croire.
Le cousin passera mal le temps avec moi.
LAURETTE.
J’entends quelqu’un. Adieu.
Scène II
ACANTE, CHAMPAGNE, LE MARQUIS
ACANTE, empêchant Champagne de s’avancer.
Laisse-nous, je le vois.
Au Marquis, en lui ôtant son manteau.
Non, non ; ne croyez pas m’échapper de la sorte.
LE MARQUIS.
C’est moi, cousin, permets de grâce que je sorte.
Pour n’être point connu, j’ai certains intérêts...
ACANTE.
Écoutez quatre mots ; vous sortirez après.
LE MARQUIS.
Je vois bien que tu veux me parler de ton père ;
Mon soin est inutile ; il est toujours sévère.
J’ai prié de mon mieux en vain en ta faveur ;
Je ne sais ce qui peut endurcir tant son cœur ;
Je n’ai pu l’émouvoir ; il n’est rien qui le touche.
ACANTE.
Mais le cœur d’Isabelle est-il aussi farouche ?
LE MARQUIS.
Comment ?
ACANTE.
Vous l’ignorez ?
LE MARQUIS.
Qu’entends-tu donc, par-là ?
ACANTE.
Vos nouvelles amours.
LE MARQUIS.
Cousin, laissons cela :
Là-dessus, en ami, tout ce que je puis faire
De mieux pour ton repos, crois-moi, c’est de me taire.
ACANTE.
Ne me déguisez rien ; j’ai tout appris d’ailleurs.
LE MARQUIS.
N’importe ; je craindrais d’irriter tes douleurs :
Je vois trop quel chagrin en secret te dévore.
Adieu ; dispense-moi de t’affliger encore.
ACANTE.
Non ; je puis, sans chagrin, savoir votre bonheur :
Isabelle à présent ne me tient plus au cœur ;
Je vois son changement avec indifférence,
Et vous m’en pouvez faire entière confidence.
Je me sens bien guéri ; ne craignez rien pour moi.
LE MARQUIS.
Tout de bon ?
ACANTE.
Tout de bon.
LE MARQUIS.
Tu sais fort bien, ma foi :
Mépriser les mépris, rendre haine pour haine,
Est le parti qu’il faut qu’un honnête homme prenne.
Isabelle, après tout, n’a rien fait d’étonnant ;
Tu lui plus autrefois ; je lui plais maintenant.
Durant quatre ou cinq ans son cœur fut ta conquête :
Du sexe dont elle est, le terme est bien honnête ;
Tu ne dois pas t’en plaindre, et je la quitte à moins.
ACANTE.
Avez-vous pour lui plaire employé bien des soins ?
LE MARQUIS.
Moi ? des soins pour lui plaire ! Un tel soupçon m’offense ;
Mes soins sont pour des choix de plus grande importance :
À moins d’être Duchesse, on ne peut m’engager,
Et le cœur que tu perds me vient sans y songer.
ACANTE.
Vous voyez toutefois en secret Isabelle ?
LE MARQUIS.
Elle m’en a prié ; je n’ai pu moins pour elle :
On doit être civil, si l’on n’est pas amant.
Peut-on en galant homme en user autrement ?
ACANTE.
Mais enfin, dans l’ardeur dont elle est possédée,
Quelle marque d’amour vous a-t-elle accordée ?
Comment en use-t-elle avec vous en secret ?
LE MARQUIS.
Tu peux croire...
ACANTE.
Hem ?
LE MARQUIS.
Cousin, il faut être discret.
Tu t’émeus ; parle-moi franchement, je te prie :
Tout ce que j’en ai fait n’est que galanterie ;
Je suis trop ton ami pour te rien refuser ;
Et, si le cœur t’en dit, tu la peux épouser.
ACANTE.
C’est pour moi trop d’honneur, et je cède la place.
Mais pourrais-je de vous attendre une autre grâce ?
LE MARQUIS.
Parle ; je suis à toi : mais, morbleu ! tout de bon.
ACANTE.
Fallait-il, pour cela m’arracher ce bouton ?
LE MARQUIS.
C’est pour mieux t’exprimer, cousin, de quel courage...
ACANTE.
Au moins, je ne puis pas reculer davantage.
LE MARQUIS.
Là, reprends du terrain.
ACANTE.
Pourrait-on seul vous voir,
En quelque endroit, demain ?...
LE MARQUIS.
Si tu veux, dès ce soir.
Pourquoi ?
ACANTE.
Vous n’avez là qu’un couteau, que je pense ?
LE MARQUIS.
Non.
ACANTE.
Prenez une épée, et bonne et de défense.
LE MARQUIS.
As-tu quelque querelle ?
ACANTE.
Oui, qu’il faudra vider.
LE MARQUIS.
Mais est-ce un différent qu’on ne puisse accorder ?
ACANTE.
Non ; il n’est point d’accord pour de pareils outrages.
LE MARQUIS.
Apprends-moi donc, au moins, contre qui tu m’engages.
ACANTE.
Vous n’avez pas compris à quoi je me résous ;
Je veux me battre seul.
LE MARQUIS.
Fort bien.
ACANTE.
Mais contre vous.
LE MARQUIS.
Pour moi je ne me bats qu’en rencontre imprévue.
ACANTE.
Hé bien ! soit : descendons, à l’instant, dans la rue.
LE MARQUIS.
Mais quel tort t’ai-je fait ? examinons en quoi :
Si ta maîtresse m’aime, est-ce ma faute à moi ?
Un homme recherché peut-il de bonne grâce ?...
ACANTE.
Quoi qu’il en soit, il faut que je me satisfasse ;
Nous nous battrons là-bas, si vous avez du cœur.
LE MARQUIS.
Quoi qu’il en soit, cousin, je suis ton serviteur.
Je n’ai point prétendu te faire aucune injure,
Et ne me battrai point contre toi, je te jure.
ACANTE.
L’honneur vous touche ainsi ?
LE MARQUIS.
Pour être décrié,
Mon honneur dans le monde est sur un trop bon pié ;
Et j’ai fait assez voir de marques de courage,
Pour n’avoir pas besoin d’en donner davantage.
ACANTE.
Si vous ne me suivez...
LE MARQUIS.
Cousin, en vérité,
Tu pourrais voir, enfin, rabattre ta fierté.
ACANTE.
Venez, ou je vous tiens pour le dernier des hommes.
LE MARQUIS.
Ah ! si nous n’étions pas cousins comme nous sommes...
ACANTE.
Ah ! si vous étiez brave...
LE MARQUIS.
Encore un coup, cousin,
Quand on me presse trop, je m’échauffe à la fin ;
Et si tu me fais mettre une fois en furie,
J’irai, vois-tu, j’irai...
ACANTE.
Venez donc, je vous prie.
LE MARQUIS.
Hé bien donc ! puisque ainsi tu me pousses à bout,
J’irai trouver ton père, et je lui dirai tout ;
Il est ici.
ACANTE, mettant l’épée à la main.
Je cède enfin à ma colère.
LE MARQUIS.
Hé, cousin !
ACANTE.
Défends-toi. Quelqu’un sort ; c’est mon père.
Scène III
CRÉMANTE, LE MARQUIS, ACANTE
LE MARQUIS, tirant son couteau.
Maintenant...
CRÉMANTE.
Qu’est-ce ici ? quel désordre nouveau !
Une brette à la main contre un petit couteau !
Lâche ! attaquer Monsieur avec cet avantage !
LE MARQUIS.
Ou ne prend garde à rien, quand on a du courage.
ACANTE.
Vous témoignez, sans doute, un courage fort grand.
CRÉMANTE.
Taisez-vous... Mais, Monsieur, quel est ce différent ?
LE MARQUIS.
Pour Isabelle encore il s’émeut, il s’emporte.
CRÉMANTE.
Pour Isabelle ! il suit mes ordres de la sorte !
LE MARQUIS.
S’il n’avait point été mon cousin, votre fils...
CRÉMANTE.
Vite, qu’on fasse excuse à Monsieur le Marquis.
ACANTE.
Moi ! Je ferais, Monsieur, excuse à qui m’offense !
CRÉMANTE.
N’importe ; je le veux.
LE MARQUIS.
Non, non ; je l’en dispense ;
Et de peur, contre lui, de me mettre en courroux,
Je vais me retirer, et le laisse avec vous.
Scène IV
CRÉMANTE, ACANTE
CRÉMANTE.
Quoi ! le joli garçon ! avoir l’impertinence
De choquer un parent de cette conséquence !
Et, pour comble d’audace et de crime aujourd’hui,
Oser pour Isabelle être mal avec lui !
Une fille à vos vœux désormais interdite,
Pour qui le moindre soin de votre part m’irrite,
Que je vous ai cent fois ordonné d’oublier,
Une fille, en un mot, qui se va marier !
ACANTE.
Se marier, Monsieur !
CRÉMANTE.
C’est une affaire faite ;
La fille en est d’accord ; la mère le souhaite.
ACANTE.
Et ce sera bientôt ?
CRÉMANTE.
Ce sera, que je croi,
Dans huit jours au plus tard.
ACANTE.
Mais à qui donc ?
CRÉMANTE.
À moi.
ACANTE.
À vous ?
CRÉMANTE.
Oui.
ACANTE.
Vous ?
CRÉMANTE.
Moi-même.
ACANTE.
Épouser Isabelle,
Vous qui condamniez tant mon hymen avec elle,
Qui blâmiez ce parti, lorsqu’il m’était si doux !
CRÉMANTE.
Je l’ai trouvé, pour moi, plus propre que pour vous.
ACANTE.
Vous oublieriez ainsi la parole donnée.
CRÉMANTE.
Isabelle, il est vrai, vous était destinée :
Jadis son père et moi, comme amis dès longtemps,
Nous nous étions promis d’unir nos deux enfants.
S’il était revenu, vous auriez eu sa fille :
Mais sa mort change enfin l’état de sa famille ;
Et, pour plusieurs raisons, je trouve qu’en effet,
Tout bien considéré, ce n’est pas votre fait.
Sa veuve l’est bien mieux : vous aimez la dépense,
Isabelle pour dot n’a qu’un peu d’espérance ;
Sa mère maintenant jouit de tout le bien,
Et n’entend pas encor se dépouiller de rien ;
Elle ne lui promet qu’une légère somme.
Il faut qu’un mariage établisse un jeune homme ;
Qu’il trouve, en s’engageant, du bien pour vivre heureux,
Ou pour toute sa vie il est sûr d’être gueux.
L’amour perd la jeunesse, et pour une jeune âme,
Rien n’est si dangereux qu’une trop belle femme :
C’est ce qui rend souvent le cœur efféminé.
Pour moi qui suis d’un âge au repos destiné,
Je ne suis pas en droit d’être si difficile,
Et je puis préférer l’agréable à l’utile.
Après tant de travaux, tant de soins importants,
Où j’ai sacrifié les plus beaux de mes ans,
Il est bien juste, enfin, que suivant mon envie,
Je tâche de sortir doucement de la vie,
Et qu’avant que d’entrer au cercueil où je cours,
J’essaie à bien user du reste de mes jours.
Je vois que ces raisons ne vous contentent guère :
Mais, enfin, je suis libre, et de plus votre père ;
Je n’ai pas, Dieu merci, besoin de votre aveu ;
Et, que je l’aie ou non, cela m’importe peu.
ACANTE.
Si vous connaissiez bien ce que c’est qu’Isabelle,
Son peu de foi...
CRÉMANTE.
Gardez d’oser parler mal d’elle ;
Elle est presque ma femme, et déjà m’appartient ;
Et si vous l’offensez... Mais la voici qui vient.
Scène V
ISABELLE, CRÉMANTE, ACANTE
CRÉMANTE.
Vous quittez donc déjà Madame votre mère ?
ISABELLE.
Un vieillard l’entretient d’une secrète affaire :
Champagne l’a conduit par le petit degré ;
Et l’on m’a fait sortir sitôt qu’il est entré.
CRÉMANTE.
Vous me trouvez outré d’une juste colère.
ISABELLE.
Contre qui donc, Monsieur ?
CRÉMANTE.
Contre un fils téméraire.
ISABELLE.
Quel sujet, contre lui, vous peut mettre en courroux ?
CRÉMANTE.
Quel sujet ! l’insolent veut médire de vous ;
Il voudrait empêcher notre heureux mariage :
Mais mon cœur à ce choix trop fortement s’engage.
ISABELLE.
Se peut-il que Monsieur, engagé comme il est,
Prenne en ce qui me touche encor quelque intérêt ?
CRÉMANTE.
C’est malice ou dépit ; mais vous m’êtes si chère...
ACANTE.
Si j’y prends intérêt, ce n’est que pour mon père.
CRÉMANTE.
De quoi vous mêlez-vous, vous qui parlez si haut ?
Pensez-vous mieux que moi savoir ce qu’il me faut ?
Allez, ma belle enfant, malgré lui je désire...
ISABELLE.
Mais, Monsieur, mais encor, qu’est-ce qu’il pourrait dire ?
CRÉMANTE.
Je n’en veux rien savoir, et déjà comme époux
J’ai tant d’affection, tant d’estime pour vous...
ISABELLE.
Je mets au pis, Monsieur, toute sa médisance ;
S’il me peut accuser, c’est de trop d’innocence,
D’avoir un cœur trop tendre, et qu’il sut trop toucher ;
C’est tout ce que je crois qu’il me peut reprocher.
ACANTE.
Ah ! si je n’avais point autre reproche à faire !
CRÉMANTE.
Où je parle, où je suis, mêlez-vous de vous taire :
Autrement...
ACANTE.
Je me tais ; mais si j’osais parler ;
Si vous saviez, Monsieur...
CRÉMANTE.
Quoi ! toujours nous troubler
Vous pouvez là-dehors jaser tout à votre aise.
ACANTE.
Je ne dirai plus rien, Monsieur, qui vous déplaise.
CRÉMANTE.
Je lui défends de dire un seul mot contre vous ;
L’ingrat mérite assez déjà votre courroux ;
Vous le haïriez trop.
ISABELLE.
Non, non, laissez-le dire ;
Ma haine encor n’est pas au point que je désire :
Laissez-le de nouveau m’outrager, me trahir :
Laissez-le enfin, Monsieur, m’aider à le haïr.
ACANTE.
Je n’ai que trop de lieu de vous pouvoir confondre.
CRÉMANTE.
Plaît-il ?
ACANTE.
Je ne dis rien, je ne fais que répondre.
CRÉMANTE.
On ne vous parle pas. Pour la dernière fois,
Taisez-vous, ou sortez ; je vous laisse le choix.
ISABELLE.
Il se taira, Monsieur.
CRÉMANTE.
J’entends qu’il considère
Sa belle-mère en vous.
ACANTE.
Elle ma belle-mère !
CRÉMANTE.
Vous voyez à ce nom comme il est irrité.
ISABELLE.
Je ne l’aurais pas eu, s’il l’avait souhaité ;
Il sait bien à quel point il avait su me plaire.
CRÉMANTE.
Ne vous amusez pas à vous mettre en colère ;
Il n’en vaut pas la peine.
ISABELLE.
Oui ; l’ingrat aujourd’hui
Ne vaut pas en effet qu’on pense encore à lui.
CRÉMANTE.
C’est un impertinent.
ISABELLE.
Cependant, je confesse
Qu’il fut l’unique objet de toute ma tendresse ;
Qu’il avait tous mes vœux pour être mon époux.
CRÉMANTE.
Ah ! quel meurtre, bon Dieu ! ç’aurait été pour vous !
Si, pour votre malheur, il vous eût épousée,
Il vous eût peu chérie, il vous eût méprisée ;
Vous n’auriez avec lui jeûnais pu rencontrer
Cent douceurs qu’avec moi vous devez espérer.
Je vous ferai bénir le choix qui nous engage.
Ah ! si vous m’aviez vu dans la fleur de mon âge,
Je valais en ce temps cent fois mieux que mon fils,
Et le vaux bien encor, malgré mes cheveux gris.
Je suis vieux, mais exempt des maux de la vieillesse ;
Je me sens rajeunir par l’amour qui me presse,
Par des yeux si puissants, par des charmes si doux.
Hum.
ISABELLE.
Je vous plains d’avoir cette méchante toux.
CRÉMANTE, en toussant.
Point, point ; c’est une toux dont la cause m’est douce ;
C’est de transport ; enfin, c’est d’amour que je tousse.
J’ai tant d’émotion...
Scène VI
CRÉMANTE, CHAMPAGNE, ISABELLE, ACANTE
CHAMPAGNE, tirant Crémante par le bras.
Monsieur !
CRÉMANTE.
Aïe !
ACANTE.
Excusez.
Est-ce à l’endroit ?...
CRÉMANTE.
Lourdaud, si vous ne vous taisez...
CHAMPAGNE.
On aurait là-dedans quelque chose à vous dire.
CRÉMANTE.
J’y vais. Allez devant. Et vous ?
ACANTE.
Je me retire ;
N’en doutez point, Monsieur.
ISABELLE.
Monsieur peut croire aussi
Que je n’ai pas dessein de demeurer ici.
CRÉMANTE.
Bonsoir.
Scène VII
ACANTE, ISABELLE
ACANTE, revenant sur ses pas.
L’ingrate encor ne s’est pas retirée.
ISABELLE.
Vous n’êtes pas sorti ?
ACANTE.
Vous n’êtes pas rentrée ?
Qui vous peut retenir ?
ISABELLE.
Qui vous fait demeurer ?
ACANTE.
Moi ? rien ; je vais sortir.
ISABELLE.
Je vais aussi rentrer.
ACANTE.
Quoi ! vous me fuyez donc avec un soin extrême ?
ISABELLE.
Moi ! point : c’est vous, Monsieur, qui nie fuyez vous-même.
ACANTE.
C’est vous faire plaisir ; au moins, je l’ai pensé.
ISABELLE.
Vous savez qu’autrefois... Mais laissons le passé.
ACANTE.
Vous allez donc enfin être ma belle-mère ?
ISABELLE.
Vous allez donc aussi devenir mon beau-père ?
ACANTE.
Si j’ai changé, du moins, mon cœur, quoique inconstant,
Ne s’est guère éloigné de vous en vous quittant,
N’a passé qu’à la mère, échappé de la fille,
Et n’a pas même osé sortir de la famille.
ISABELLE.
Vous voyez bien qu’aussi, prenant un autre époux,
Je tâche, en changeant même, à m’approcher de vous :
Il est vrai qu’on y peut voir cette différence,
Que vous changez par choix, moi par obéissance.
ACANTE.
Mais vous obéirez sans un effort bien grand.
ISABELLE.
Cela vous est, je pense, assez indifférent.
ACANTE.
Il me devrait bien l’être, après l’injuste flamme
Qu’un indigne rival a surpris dans votre âme.
Le Marquis... !
ISABELLE.
Vous pourriez croire mon cœur si bas,
Si lâche...
ACANTE.
Hé ! quel moyen de ne le croire pas ?
ISABELLE.
Il ne fallait avoir pour moi qu’un peu d’estime :
Suivez, Monsieur, suivez l’ardeur qui vous anime ;
Rompez l’attachement dont nous fûmes charmés ;
Brisez les plus beaux nœuds que l’amour ait formés.
Puisqu’il vous plaît, enfin, trahissez sans scrupule
Ces serments si trompeurs, où je fus si crédule ;
Portez ailleurs des vœux qui m’ont été si doux :
Mais épargnez, au moins, un cœur qui fut à vous ;
Un cœur qui, trop content de sa première chaîne,
La voit rompre à regret, et n’en sort qu’avec peine ;
Un cœur trop faible encor pour qui l’ose trahir,
Et qui n’était pas fait, enfin, pour vous haïr.
ACANTE.
Vous voulez m’abuser, en parlant de la sorte :
Hé bien, ingrate, hé bien ! abusez-moi, n’importe ;
Trompez-moi, s’il se peut ; l’abus m’en sera doux ;
Mon cœur même est tout prêt de s’entendre avec vous ;
Mais faites que ce cœur, dont je ne suis plus maître,
Soit si bien abusé, qu’il ne pense pas l’être.
J’ai peine à croire encor tout ce que j’ai pu voir.
ISABELLE.
Mais quoi donc ?
ACANTE.
Le Marquis caché chez vous ce soir,
Enfermé par vous-même.
ISABELLE.
On m’avait fait entendre
Que vous aviez querelle.
ACANTE.
Ah ! c’est mal vous défendre.
Mais le billet rompu, pour le Marquis si doux...
ISABELLE.
Vous ne savez que trop qu’il n’était que pour vous.
ACANTE.
Pour moi ? n’avez-vous pas avoué le contraire ?
ISABELLE.
Doit-on croire un aveu que le dépit fait faire ?
Croyez plutôt Laurette.
ACANTE.
Hélas ! si je la croi,
Vous aimez le Marquis, vous me manquez de foi.
ISABELLE.
Laurette aurait bien pu me trahir de la sorte ?
Scène VIII
ISABELLE, LAURETTE, ACANTE
LAURETTE.
Que me donnerez-vous pour l’avis que j’apporte ?
ISABELLE.
Perfide ! te voilà.
ACANTE.
Fourbe !
ISABELLE.
Esprit dangereux !
LAURETTE.
Est-ce ainsi qu’on reçoit qui vient vous rendre heureux ?
ISABELLE.
Toi qui nous as trahis ?
LAURETTE.
Je n’en fais plus mystère ;
J’ai fait pour vous brouiller tout ce que j’ai pu faire ;
Mis le Marquis en jeu pour y mieux réussir :
Mais qui vous a brouillés veut bien vous éclaircir.
ACANTE.
Tu ne meurs pas de honte !
LAURETTE.
Hé ! pourquoi, je vous prie ?
Est-ce une honte à moi qu’un peu de fourberie ?
N’est-ce pas mon devoir ?
ISABELLE.
Ton devoir ?
LAURETTE.
En effet,
Que pouvez-vous blâmer en tout ce que j’ai fait ?
Je n’ai qu’exécuté l’ordre de votre mère.
Votre amant, par malheur, avait trop su lui plaire ;
Sans doute elle avait tort de vous l’oser ravir :
Mais c’était ma maîtresse, et j’ai dû la servir.
ISABELLE.
Tu n’as point eu pitié du trouble où tu nous jettes ?
LAURETTE.
Allez, le mal n’est pas si grand que vous le faites ;
L’amour n’est que plus doux après ces démêlés ;
Et l’on s’en aime mieux, de s’être un peu brouillés.
ACANTE.
Tu nous as cependant engagés l’un et l’autre.
LAURETTE.
Je viens faire cesser et sa peine et la vôtre :
Mais il faut composer pour un avis si doux ;
J’entends qu’il me remette en grâce auprès de vous.
ISABELLE.
Oui ; dis.
LAURETTE.
J’entends qu’aussi Monsieur soit sans colère,
Pour notre ami Champagne.
ACANTE.
Oui ; quoi qu’il ait pu faire,
Si tu veux l’épouser, je lui ferai du bien ;
Hâte notre bonheur, nous aurons soin du tien ;
Instruis-nous du succès qui nous rend l’espérance.
LAURETTE.
Le vieillard que Champagne avait conduit en France,
Que ma maîtresse avait fait pratiquer par nous
Pour venir assurer la mort de son époux,
Pour ses péchés, sans doute, et pour sa honte extrême,
Au lieu d’un faux témoin, est son époux lui-même.
ISABELLE.
Mon père !
LAURETTE.
Oui, c’est mon maître ; il est fort irrité
De l’oubli de Madame en sa captivité :
De se faire connaître il a su se défendre,
Exprès pour la confondre, et pour la mieux surprendre ;
Votre bonheur est sûr par cet heureux retour.
Nous devons craindre encor mon père et son amour.
LAURETTE.
Un amour de vieillard aisément se surmonte :
Mon maître là-dessus l’a tant comblé de honte,
L’a si bien chapitré, qu’au point qu’il est confus.
Quand il voudrait vous nuire, il ne l’oserait plus ;
Il faut qu’il tienne enfin sa parole donnée,
Et mon maître au plus tôt veut voir votre hyménée.
ACANTE.
Se peut-il...
LAURETTE.
En transports ne perdez point de temps.
Venez trouver celui qui vous rendra contents,
Il brûle de vous voir, et lui-même m’envoie...
ISABELLE.
Allons.
ACANTE.
Allons enfin voir combler notre joie.