Adrienne Lecouvreur (Eugène SCRIBE - Ernest LEGOUVÉ)
Comédie-Drame en cinq actes et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 14 avril 1849.
Personnages
ADRIENNE LECOUVREUR, de la Comédie française
MAURICE, comte de Saxe
LE PRINCE DE BOUILLON
LA PRINCESSE, sa femme
L’ABBÉ DE CHAZEUIL
ATHÉNAÏS, duchesse d’Aumont
MICHONNET, régisseur de la Comédie française
LA MARQUISE
LA BARONNE
MADEMOISELLE JOUVENOT, sociétaire de la Comédie française
MADEMOISELLE DANGEVILLE, sociétaire de la Comédie française
M. QUINAULT, sociétaire de la Comédie française
M. POISSON
SEIGNEURS et DAMES de la cour
ACTEURS et ACTRICES de la Comédie française
La scène se passe à Paris, au mois de mars 1780.
ACTE I
Un boudoir élégant chez la princesse de Bouillon. Une toilette à gauche, une table à droite et une console du même côté, au fond du théâtre.
Scène première
L’ABBÉ, appuyé sur la toilette, LA PRINCESSE, assise en face de la toilette, sur un canapé
LA PRINCESSE, achevant de se coiffer.
Quoi, l’abbé, pas une historiette... pas le moindre petit scandale ?...
L’ABBÉ.
Hélas ! non !
LA PRINCESSE.
Votre état est perdu ! Vous devez, d’obligation, savoir toutes les nouvelles... C’est pour cela que les dames vous reçoivent le matin à leur toilette... Donnez-moi la boîte à mouches... Voyons, cherchez bien... je vois, à votre air mystérieux, que vous savez plus que vous ne dites...
L’ABBÉ.
Des nouvelles insignifiantes... certainement ! Vous apprendrais-je que mademoiselle Lecouvreur et mademoiselle Duclos doivent ce soir jouer ensemble dans Bajazet, et qu’il y aura une foule immense ?...
LA PRINCESSE.
Après ?... Un instant, l’abbé... Placeriez- vous cette mouche à à la joue... ou à l’angle de l’œil gauche ?...
L’ABBÉ, passant derrière le canapé.
Si madame la princesse ne m’en veut pas de ma franchise, j’aurai le courage de lui dire... que je me prononce ouvertement contre le système des mouches.
LA PRINCESSE.
C’est toute une révolution que vous tentez là... et, avec votre air timide et béat... je ne vous aurais jamais cru un lévite si audacieux.
L’ABBÉ.
Timide... timide... avec vous seule.
LA PRINCESSE.
Ah bah !... Eh bien ! vous disiez donc ?... Votre autre nouvelle ?...
L’ABBÉ.
Que la représentation de ce soir est d’autant plus piquante que mademoiselle Lecouvreur et la Duclos sont en rivalité déclarée. Adrienne Lecouvreur a pour elle le public tout entier, tandis que la Duclos est ouvertement protégée par certains grands seigneurs, et même par certaines grandes dames, entre autres par la princesse de Bouillon !
LA PRINCESSE, se mettant du rouge.
Par moi ?
L’ABBÉ.
Ce dont chacun s’étonne. Et l’on commence même, dans le grand monde, à en rire.
LA PRINCESSE, avec hauteur.
Et pourquoi, s’il vous plaît ?
L’ABBÉ, avec embarras.
Pour des motifs que je ne puis ni ne dois vous dire... parce que ma délicatesse et mes scrupules...
LA PRINCESSE.
Des scrupules... à vous, l’abbé !... Et vous disiez qu’il n’y avait rien de nouveau ?...
Se levant.
Achevez donc !... Aussi bien, ma toilette est terminée... et je n’ai plus que dix minutes à vous donner...
L’ABBÉ.
Eh bien ! Madame... puisqu’il faut vous le dire, vous, petite-fille de Sobiesky, et proche parente de notre reine, vous avez pour rivale mademoiselle Duclos, de la Comédie française
LA PRINCESSE.
En vérité !
L’ABBÉ.
C’est la nouvelle du jour... Tout le monde la connaît, excepté vous, et comme cela peut vous donner un ridicule... je me suis décidé, malgré l’amitié que me porte M. le prince de Bouillon, votre mari, à vous avouer...
LA PRINCESSE.
Que le prince lui a donné une voiture et des diamants !
L’ABBÉ.
C’est vrai !
LA PRINCESSE.
Et une petite maison...
L’ABBÉ.
C’est vrai !
LA PRINCESSE.
Hors les boulevards de Paris, à la Grange-Batelière.
L’ABBÉ, étonné.
Quoi ! princesse, vous savez ?...
LA PRINCESSE.
Bien avant vous, bien avant tout le monde !... Écoutez-moi, mon gentil abbé, le tout pour voire instruction. M. de Bouillon, mon mari, quoique prince et grand seigneur, est un savant : il adore les arts, et surtout les sciences. Il s’y était adonné sous le dernier règne.
L’ABBÉ.
Par goût ?...
LA PRINCESSE.
Non ! pour faire sa cour au régent, dont il s’efforçait de devenir la copie exacte et fidèle ; il s’est appliqué, comme lui, à la chimie, il a, comme lui, un laboratoire dans ses appartements, que sais-je ? Il souffle et il cuit toute la journée ; il est en correspondance réglée avec Voltaire, dont il se dit l’élève. Ce n’est plus le bourgeois gentilhomme, c’est le gentilhomme bourgeois qui prend un maître de philosophie... toujours pour ressembler au régent... Et vous comprenez que, voulant pousser l’imitation aussi loin que possible, il n’avait garde d’oublier la galanterie de son héros... Ce qui ne me contrariait pas excessivement... Une femme a toujours plus de temps à elle... quand son mari est occupé... et pour que le mien, même infidèle, restât dans ma dépendance, j’ai pardonné à la Duclos, qui ne fait rien que par mes ordres, et mettent au fait de tout. Ma protection est à ce prix, et vous voyez que je tiens parole !
L’ABBÉ.
C’est admirable ! Mais, qu’y gagnez-vous, princesse ?
LA PRINCESSE.
Ce que j’y gagne ?... C’est que mon mari, craignant d’être découvert, tremble devant la petite-fille de Sobiesky dès qu’elle a un soupçon... et j’en ai quand je veux... Ce que j’y gagne ? c’est qu’autrefois il était très avare, et que maintenant il ne me refuse rien ! Commencez-vous à comprendre ?...
L’ABBÉ.
Oui, oui... c’est une infidélité d’une haute portée et d’un grand rapport !
LA PRINCESSE.
Le monde peut donc me plaindre et gémir de ma position, je m’y résigne, et si vous n’avez, cher abbé, rien autre chose à m’apprendre...
L’ABBÉ, timidement.
Si, Madame ! une nouvelle...
LA PRINCESSE, souriant.
Encore une !
L’ABBÉ, de même.
Qui me regarde personnellement... et celle-là, je crois être sûr que vous ne vous en doutez pas... C’est que... c’est que...
LA PRINCESSE, gaiement.
C’est que vous m’aimez !
L’ABBÉ.
Vous le saviez !... Est-il possible !... Et vous ne m’en disiez rien !
LA PRINCESSE.
Je n’étais pas obligée de vous l’annoncer.
L’ABBÉ, avec chaleur.
Eh bien ! oui... C’est pour vous que je me suis fait l’ami intime de votre mari ! Pour vous, je suis de toutes ses parties ! Pour vous, je vais à l’Opéra et chez la Duclos ! Pour vous, je vais à l’Académie des sciences ! Pour vous, enfin, j’écoute M. de Bouillon, dans ses dissertations sur la chimie, qui ne manquent jamais de m’endormir !
LA PRINCESSE.
Pauvre abbé !
L’ABBÉ.
C’est mon meilleur moment !... je ne l’entends plus... et je rêve à vous !... Mais, convenez-en vous-même, un tel dévouement mérite quelque indemnité, quelque récompense...
LA PRINCESSE, souriant.
Oui, l’on vous a souvent donné, à vous autres abbés de boudoir, pour moins que cela ! Mais, dussiez-vous crier à l’ingratitude, je ne peux rien pour vous en ce moment.
L’ABBÉ, vivement.
Ah ! je ne vous demande pas une passion égale à la mienne ! C’est impossible !... Car ce que j’éprouve pour vous, c’est une adoration, c’est un culte !
LA PRINCESSE.
Je comprends, l’abbé, et vous demandez pour les frais du... Impossible, vous dis-je... mais, silence, on vient... C’est mon mari et madame la duchesse d’Aumont... N’avez-vous pas aussi quêté de ce côté-là ?...
L’ABBÉ.
La place était prise...
LA PRINCESSE.
C’est jouer de malheur...
À part.
Ce pauvre abbé arrive toujours trop tard.
Scène II
La princesse va au devant d’Athénaïs, à qui le prince donnait la main, et les acteurs, en redescendant le théâtre, sont dans l’ordre suivant : ATHÉNAÏS, LA PRINCESSE, LE PRINCE, L’ABBÉ
LA PRINCESSE, à Athénaïs.
C’est vous, ma toute belle, quelle bonne fortune ! Qui vous amène de si bon matin ?
LE PRINCE.
Un service que madame la duchesse veut vous demander.
LA PRINCESSE.
Un plaisir de plus. Et comment avez-vous rencontré mon mari, que moi je n’ai pas aperçu depuis avant-hier ?...
ATHÉNAÏS.
Chez le cardinal de Fleury, mon oncle !
LE PRINCE.
Oui, vraiment !... le grand ministre qui nous gouverne, et que j’ai connu quand il était évêque de Fréjus, est membre, comme moi, de l’Académie des sciences... c’est aussi un savant, et, comme tel, je lui avais dédié mon nouveau traité de chimie... ce livre qui a étonné M. de Voltaire lui-même !... Jamais, m’a-t-il dit, il n’avait lu d’ouvrage écrit comme celui-là ! Ce sont ses propres paroles, et je le crois de bonne foi !
LA PRINCESSE.
Moi aussi... mais le cardinal premier ministre...
LE PRINCE.
Nous y voici.
À un valet qui entre portant un petit coffret.
Bien ! posez là ce coffret.
Le valet pose le coffret sur la table à droite et sort.
Le cardinal, qui, comme homme d’État et comme chimiste, connaît mes talents, m’avait prié de passer à son hôtel, pour me confier une mission honorable... et terrible...
TOUS.
Qu’est-ce donc ?
LE PRINCE.
L’analyse scientifique et judiciaire... des matières renfermées dans ce coffret... poudre dite de succession, inventée sous le grand roi à l’usage des familles trop nombreuses, et dont la nièce du chevalier d’Effiat est accusée, comme son oncle, d’avoir voulu se servir...
LA PRINCESSE, faisant un pas vers le coffret.
En vérité !
ATHÉNAÏS, de même, et gaiement.
Ah ! voyons.
LE PRINCE, la retenant.
Gardez-vous-en bien !... si ce que l’on dit est vrai, rien qu’une pincée de cette poudre dans une paire du gants ou dans une fleur, suffît pour produire d’abord un étourdissement vague, puis une exaltation au cerveau... et enfin un délire étrange... qui conduit à la mort... c’est, du reste, ce qui sera démontré, car j’analyserai, j’expérimenterai et je ferai mon rapport...
LA PRINCESSE.
Très bien ! mais cette analyse scientifique m’apprendra-t-elle, Monsieur, ce que vous êtes devenu hier toute la journée ?...
LE PRINCE, bas, à l’abbé.
Une scène de jalousie affreuse...
L’ABBÉ, de même.
Qui se prépare...
LE PRINCE, de même.
Sois tranquille...
Haut, à la princesse.
Ce que je faisais, Madame ?... je surveillais moi-même une surprise... que je vous réservais pour aujourd’hui.
Il lui présente un écrin.
LA PRINCESSE, vivement.
Qu’est-ce donc ?...
LE PRINCE, à l’abbé, à voix basse.
Voilà comme on s’y prend ! cela les étourdit, les éblouit, les empêche de voir...
LA PRINCESSE, qui vient d’ouvrir l’écrin.
Des diamants superbes !...
LE PRINCE, tenant toujours l’abbé.
Et quant à l’analyse de cette poudre diabolique... voici mon raisonnement... vois-tu bien, l’abbé...
L’ABBÉ, à part, avec un soupir.
Encore une dissertation chimique !...
Il écoute le prince, qui lui parle bas et avec chaleur.
LA PRINCESSE.
Regardez donc, ma charmante, comme ce bracelet est distingué !
ATHÉNAÏS.
Et monté d’une façon si remarquable... c’est exquis !
LA PRINCESSE.
Venez donc l’abbé... venez admirer comme nous.
L’ABBÉ.
Moi !... admirer !... je ne peux pas, j’écoute.
LE PRINCE.
Oui, je lui explique... et il ne comprend pas... mais je vais lui montrer...
Il fait quelques pas du côté du meuble.
L’ABBÉ, le retenant.
Non pas... non pas... une poudre pareille, qu’il suffît de respirer... pour qu’à l’instant... j’aime mieux ne pas comprendre... Allez toujours !
Le prince continue à parler bas à l’abbé. Tous les deux sont près de la table, à droite ; pendant ce temps, Athénaïs et la princesse ont été s’asseoir sur le canapé, à gauche, près de la toilette.
LA PRINCESSE, assise.
Et nous, très chère, pendant que ces Messieurs parlent science, parlons du motif de votre visite, et du service que vous attendez de moi.
ATHÉNAÏS, assise.
Je vous confierai, princesse, qu’il y a un talent... que j’admire, que j’adore... celui de mademoiselle Adrienne Lecouvreur.
LA PRINCESSE.
Eh bien ?
ATHÉNAÏS.
Eh bien ! est-il vrai (comme M. le prince s’en est vanté tout à l’heure chez mon oncle le cardinal) que mademoiselle Lecouvreur vienne demain soir chez vous, et y récite des vers ?
LE PRINCE, s’avançant vers les deux dames.
Nous l’avons invitée.
L’abbé a suivi le prince, et les acteurs sont dans l’ordre suivant : Athénaïs, sur la canapé, à gauche ; l’abbé, derrière le canapé ; la princesse, assise près d’Athénaïs ; le prince, debout, près de sa femme.
LA PRINCESSE.
Oui, quoique je ne partage pas votre enthousiasme, ma mignonne, et que mademoiselle Duclos, chacun le sait, me semble bien supérieure à sa rivale ; mais c’est une fureur ! un engouement ! tous les salons du grand monde se disputent mademoiselle Lecouvreur...
L’ABBÉ.
Elle est à la mode !
LA PRINCESSE.
Cela tient lieu de tout... et comme madame de Noailles, que je ne peux souffrir, avait compté demain sur elle pour sa grande soirée, je me suis empressée, depuis huit jours, de l’inviter, et j’ai là sa réponse.
ATHÉNAÏS, vivement.
Une lettre d’elle !... Ah ! donnez, que je voie son écriture.
LE PRINCE.
Vous disiez vrai : c’est une passion réelle !
ATHÉNAÏS.
Je ne manque pas une de ses représentations... mais je ne l’ai jamais vue de près... On assure qu’elle apporte dans le choix de ses ajustements un goût particulier qui lui sied à merveille... puis, des manières si nobles, si distinguées...
LE PRINCE.
M. de Bourbon disait d’elle, l’autre jour, qu’il avait cru voir une reine au milieu de comédiens.
LA PRINCESSE.
Compliment auquel elle a répondu par une plaisanterie fort peu convenable... C’est à cela que je faisais allusion dans mon invitation... et voici sa réponse :
Lisant la lettre.
« Madame la princesse, si j’ai eu l’imprudence de dire devant M. d’Argental que l’avantage des princesses de théâtre sur les véritables, c’est que nous ne jouions la comédie que le soir, tandis qu’elles la jouaient toute la journée, il a eu grand tort de vous répéter ce prétendu bon mot... et moi, un plus grand encore de l’avoir dit, même en riant ; vous me le prouvez, Madame, par la franchise et la gracieuseté de votre lettre. Elle est si digne, si charmante, elle sent tellement la véritable princesse, que l’ai gardée devant moi, sur mon bureau, pour placer la vérité à côté de la fable. J’avais juré de ne plus aller réciter de vers dans le monde ; ma santé est faible, et cela ajoute beaucoup à mes fatigues du théâtre. Mais le moyen, à une pauvre fille comme moi, de vous refuser ? vous me croiriez fière !... Et si je le suis, Madame, c’est de vous prouver à quel point j’ai l’honneur d’être votre très humble et obéissante servante.
Adrienne. »
ATHÉNAÏS.
Mais voilà une lettre du meilleur goût !... et personne de nous, je pense, n’en écrirait de mieux tournée...
Prenant la lettre.
puis-je la garder ? Je ne m’étonne plus de la passion de ce pauvre petit d’Argental... le fils !
L’ABBÉ.
Il en perd la tête !
LA PRINCESSE.
C’est un mal de famille... car le père, que vous connaissez, avec sa perruque de l’autre règne et sa figure de l’autre monde, s’étant rendu chez Adrienne pour lui ordonner de restituer l’esprit de soumis, y a perdu lui-même le peu qui lui restait...
ATHÉNAÏS.
C’est admirable !
L’ABBÉ.
Et l’histoire du coadjuteur ?
LE PRINCE.
Il y a une histoire de coadjuteur ?
L’ABBÉ.
Qui, trouvant dans une mansarde, au chevet d’une pauvre malade, une jeune dame charmante, lui donna le bras pour descendre les six étages... et, comme il pleuvait à verse... la força malgré elle à monter dans sa voiture épiscopale, et traversa ainsi tout Paris, conduisant qui ?... mademoiselle Lecouvreur.
ATHÉNAÏS.
C’était elle !
L’ABBÉ.
De là, le bruit qu’il avait voulu l’enlever... Le saint homme était furieux et a juré de lancer sur elle les foudres de l’Église à la première occasion ! aussi, qu’elle ne s’avise pas de mourir !
ATHÉNAÏS.
Elle n’en a pas envie, je l’espère.
Se levant, ainsi que la princesse.
Ainsi, à demain soir ! je m’invite... pour la voir, pour l’entendre...
LA PRINCESSE.
Vous viendrez ? nous allons, comme vous, adorer mademoiselle Lecouvreur.
ATHÉNAÏS.
Adieu, chère princesse, je m’en vais.
Tout le monde la reconduit ; elle fait quelques pas pour sortir, s’arrête et revient.
À propos, savez-vous la nouvelle ?
LA PRINCESSE.
Eh ! mon Dieu non ! je n’ai à moi que l’abbé, qui ne sait jamais rien !
ATHÉNAÏS.
Ce jeune étranger au service de France, que, l’hiver dernier, toutes les dames se disputaient.... ce jeune fils du roi de Pologne et de la comtesse de Kœnigsmark...
LA PRINCESSE, avec émotion.
Maurice de Saxe !
ATHÉNAÏS.
Est de retour à Paris !
L’ABBÉ.
Permettez, le bruit en a couru, mais cela n’est pas.
ATHÉNAÏS.
Cela est ! je le sais par mon petit cousin, Florestan de Belle-Isle, qui l’avait accompagné dans son expédition de Courlande... ce qui était même bien inquiétant, bien enrayant...
Vivement.
pour M. le duc d’Aumont, mon mari... et pour moi... mais enfin, il est à Paris depuis ce matin... Je l’ai vu, et il revenait, m’a-t-il dit, avec son jeune général...
LA PRINCESSE.
Qui, à ce qu’il paraît, n’avoue pas son retour.
L’ABBÉ.
À cause de ses dettes... il en a tant ! Il doit seulement, à ma connaissance, soixante-dix mille livres à un Suédois, le comte de Kalkreutz, qui, l’année dernière déjà, aurait pu le faire arrêter et qui y a renoncé, parce que où il n’y a rien...
LE PRINCE.
Le roi perd ses droits !
ATHÉNAÏS.
L’abbé ne l’aime pas et lui en veut parce que, l’année dernière, il lui faisait du tort dans son état de conquérant... jalousie de métier.
L’ABBÉ.
C’est ce qui vous trompe, duchesse. Je l’aime beaucoup, car, avec lui, c’est chaque jour une aventure nouvelle, un scandale nouveau, qui rajeunit mon répertoire... cela vous plaît. Mesdames !
ATHÉNAÏS.
Fi, l’abbé !
L’ABBÉ.
Vous aimez l’extraordinaire, et chez lui tout est bizarre. D’abord, on l’appelle Arminius ! comment peut-on se nommer Arminius ?
LE PRINCE.
C’est un nom saxon... tous les savants vous le diront.
L’ABBÉ.
Et puis, un autre talisman, il a l’honneur d’être bâtard, bâtard de roi.
LE PRINCE.
C’est une chance de succès !
L’ABBÉ.
C’est à cela qu’il doit sa renommée naissante.
ATHÉNAÏS.
Non pas, mais à son courage, à son audace ! À treize ans, il se battait à Malplaquet sous le prince Eugène ; à quatorze ans, sous Pierre le Grand, à Stralsund... c’est Florestan qui m’a raconté tout cela.
L’ABBÉ.
Il a oublié, j’en suis sûr, son plus bel exploit... au siège de Lille, il a enlevé, il n’avait pas douze ans... il a enlevé...
ATHÉNAÏS.
Une redoute !
L’ABBÉ.
Non, une jeune fille nommée Rosette.
ATHÉNAÏS, avec admiration.
À douze ans !
L’ABBÉ.
Et quand on commence ainsi, vous jugez...
ATHÉNAÏS.
Eh bien ! vous le jugez très mal, car, dans cette dernière expédition, que l’on dit fabuleuse, et où il vient de se faire nommer duc de Courlande, l’héritière du trône des czars, la fille de l’impératrice, avait conçu pour lui une affection qui ne tendait rien moins qu’à le faire un jour empereur de Russie.
LA PRINCESSE.
Et, sans doute, ébloui d’une conquête aussi brillante, Maurice aura tout employé...
ATHÉNAÏS.
Je l’aurais cru comme vous ! Pas du tout, Florestan m’a raconté qu’il n’avait rien fait de ce qu’il fallait pour réussir... au contraire, il a laissé voir franchement à la princesse moscovite qu’il avait au fond du cœur une passion parisienne...
LA PRINCESSE, avec émotion.
En vérité !
ATHÉNAÏS.
Vous voyez donc bien qu’il ne faut pas toujours croire les abbés... Adieu, princesse.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur le comte Maurice de Saxe !
ATHÉNAÏS.
Ah ! il est dit que je ne m’en irai pas aujourd’hui... je reste !
Scène III
ATHÉNAÏS, LA PRINCESSE, LE PRINCE, L’ABBÉ, MAURICE
L’ABBÉ.
Salut au souverain de Courlande !
LE PRINCE.
Salut au conquérant !
ATHÉNAÏS.
Salut au futur empereur !
MAURICE, gaiement.
Eh ! mon Dieu oui, Mesdames, duo sans duché, général sans année, et empereur sans sujets, voilà ma position !
LE PRINCE.
Les États de Courlande ne vous ont-ils donc pas choisi pour maître ?
MAURICE.
Certainement ! nommé par la diète, proclamé par le peuple, j’ai en poche mon diplôme de souverain. Mais la Russie me défendait d’accepter, sous peine du canon moscovite, et mon père, le roi de Pologne, qui craint la guerre avec ses voisins, m’ordonnait de refuser, sous peine de sa colère.
LA PRINCESSE.
Eh bien ! qu’avez-vous fait ?
MAURICE.
J’ai répondu à l’impératrice par un appel aux armes de toute la noblesse courlandaise, et j’ai écrit à mon père qu’avant d’être élu souverain, j’étais officier du roi de France ; que dans les armées de Sa Majesté Très Chrétienne je n’avais pas appris à recaler, et que j’irais en avant.
ATHÉNAÏS.
À merveille !
L’ABBÉ.
Il n’y avait rien à répliquer.
MAURICE.
Aussi, faute de bonnes raisons, mon père me mit au ban de l’empire, l’impératrice mit ma tête à prix, et son général, le prince Menzicoff, entra, sans déclaration de guerre, à Mittau, pour m’enlever par surprise dans mon palais, il avait avec lui dix-huit cents Russes, et moi, pas un soldat !
L’ABBÉ, riant.
Il fallut bien se rendre !
MAURICE.
Non pas.
LA PRINCESSE.
Vous ayez osé vous défendre ?
MAURICE.
À la Charles XII. Ah ! m’écriai-je, comme le roi de Suède, à Bender, en voyant luire autour de mon palais les torches et les fusils : Ah ! l’incendie et les balles ! cela me va !... Je rassemble quelques gentilshommes français qui m’avaient accompagné, le brave Florestan de Belle-Isle.
ATHÉNAÏS, vivement.
Mon petit cousin... vous en êtes content, monsieur le comte ?
MAURICE.
Très content, duchesse, il se bat comme un enragé. Avec lui, les gens de ma maison, mon secrétaire, mon cuisinier, six hommes d’écurie... et une jeune marchande courlandaise qui se trouvait là...
L’ABBÉ.
Toujours des femmes ! il a une manière de faire la guerre...
MAURICE.
Qui vous irait, n’est-ce pas, l’abbé ? Nous étions en tout soixante !
LE PRINCE.
Un contre vingt !
MAURICE.
Ne craignez rien, la différence diminuera bientôt. Les portes bien barricadées avec tous les meubles dorés du palais... je place mes gens aux fenêtres avec leurs mousquets et ma jeune marchande avec une chaudière...
L’ABBÉ.
Vous l’aviez enrégimentée aussi ?
MAURICE.
Sans doute. Un feu de mousqueterie dont tous les coups portaient dans la masse des assiégeants qui, après une perte de cent vingt hommes, se décidèrent enfin à l’assaut... c’est là que je les attendais ; sous le pavillon de droite, le seul où l’escalade fût possible, j’avais placé moi-même deux barils de poudre, et au moment où trois cents Cosaques, qui l’avaient envahi, hurlaient hourra et victoire... je fis sauter en l’air les vainqueurs avec une moitié du palais.
ATHÉNAÏS.
Et vous ?
MAURICE.
Debout, sur la brèche, au milieu des décombres... appelant aux armes les citoyens de Mittau, que l’explosion avait réveillés... Les cloches sonnaient de toutes parts, et Menzicoff effrayé se retira en désordre sur son corps principal... Ah ! si j’avais pu les poursuivre, si j’avais eu deux régiments français... un seulement ! C’est là ce qui me manque et ce que je viens chercher.
LA PRINCESSE.
Tel est le but de votre voyage ?
MAURICE.
Oui, Madame ! Que le cardinal de Fleury m’accorde, à moi, officier du roi de France, quelques escadrons de hussards... le nombre ne me fait rien, la qualité me suffit, et, par Arminius, mon patron, j’espère, l’année prochaine. Mesdames, vous recevoir et vous traiter dans la royale demeure des ducs de Courlande.
LA PRINCESSE.
En attendant, vous nous permettrez de vous faire les honneurs de notre hôtel.
LE PRINCE.
Je l’invite pour demain à notre soirée.
Mouvement de Maurice.
ATHÉNAÏS.
Vous me donnerez la main ; je serai fière d’avoir pour cavalier le vainqueur de Menzicoff.
Souriant.
Et puis, l’on vous réserve ici un plaisir de roi.
MAURICE.
Je serai avec vous, duchesse.
ATHÉNAÏS.
Vous entendrez mademoiselle Lecouvreur.
Mouvement de Maurice.
La connaissez-vous, monsieur le comte ?
MAURICE, avec réserve.
Oui, un peu... lors de mon dernier voyage.
ATHÉNAÏS.
C’est admirable ! Elle a amené toute une révolution dans la tragédie, elle y est simple et naturelle, elle parle.
LA PRINCESSE.
Le beau mérite !
ATHÉNAÏS, à Maurice.
Je vous préviens que madame de Bouillon ne partage pas mon enthousiasme, elle est passionnée pour mademoiselle Duclos, dont la déclamation emphatique n’est qu’un chant continuel.
LA PRINCESSE.
C’est la vraie tragédie.
L’ABBÉ.
Certainement ! les poètes disent tous : Je chante... Je chante...
LE PRINCE.
Arma virumque cano...
LA PRINCESSE.
Qu’est-ce que c’est que cela ?
L’ABBÉ.
C’est de l’Horace ou du Virgile.
ATHÉNAÏS.
Ah ! l’abbé, vous devenez pédant !
LA PRINCESSE.
Donc, plus la tragédie est chantée... mieux cela vaut.
L’ABBÉ.
C’est sans réplique.
ATHÉNAÏS.
Eh bien ! moi, je m’en rapporte à M. le comte.
LA PRINCESSE.
Je ne demande pas mieux, qu’il prononce.
MAURICE.
Moi, Mesdames ! je serais un juge bien peu compétent. Un soldat qui ne sait que se battre... un étranger qui connaît à peine votre langue.
ATHÉNAÏS.
Laissez donc ! on prétend que vous vous formez... que vous faites des progrès étonnants, que vous étudiez nos bons auteurs.
À la princesse.
Oui, vraiment, dans la dernière campagne, Florestan l’a surpris, sous sa tente, récitant seul des vers de Racine ou de Corneille.
LA PRINCESSE, riant.
C’est fabuleux.
ATHÉNAÏS, poussant un cri.
Ah ! mon Dieu ! deux heures, et mon mari, M. le duc d’Aumont, qui m’attend pour aller à Versailles.
LE PRINCE.
Depuis quelle heure ?
ATHÉNAÏS.
Depuis midi.
LA PRINCESSE.
Ce n’est pas trop.
ATHÉNAÏS.
Venez-vous avec nous, l’abbé ? Nous avons une place à vous offrir.
LE PRINCE, retenant l’abbé par la main.
Non !... je le garde !... j’ai à lui lire ce matin la moitié du dernier volume de mon traité...
L’ABBÉ, bas, à la princesse, d’un air misérable.
Vous l’entendez !...
LE PRINCE.
Impossible de remettre... l’imprimeur attend... et je l’emmène dans mon cabinet.
ATHÉNAÏS.
Pauvre abbé !... Adieu, Messieurs !
À la princesse.
Adieu,ma toute belle, à demain !
Athénaïs sort par le fond, l’abbé et le prince par la porte à droite.
Scène IV
MAURICE, LA PRINCESSE
LA PRINCESSE, après avoir attendu que toutes les portes se fussent refermées, se rapprochant vivement de Maurice.
Enfin donc, on vous revoit ! Depuis deux mois, pas une seule ligne de vous ; c’est par la duchesse d’Aumont que j’ai appris votre retour, et j’ai cru que je ne recevrais pas votre visite.
MAURICE.
Ma première a été pour vous, princesse... arrivé cette nuit...
LA PRINCESSE.
Vous n’avez vu, de la matinée, personne encore ?...
MAURICE.
Que le secrétaire d’État au département de la guerre...
Ayant l’air de chercher.
le cardinal-ministre... et le premier commis, qui, tous, du reste, m’ont assez mal accueilli et m’ont donné peu d’espoir !
LA PRINCESSE.
D’autres vous ont dédommagé !
MAURICE.
Que voulez-vous dire ?
LA PRINCESSE, qui, depuis le commencement de la scène, a tenu les yeux fixés sur un bouquet que Maurice porte à la boutonnière de son habit.
Je ne m’imagine pas que ce soit le secrétaire d’État ou le cardinal-ministre qui vous ait donné ce bouquet de roses.
MAURICE, avec embarras.
C’est vrai !... je n’y pensais plus ! vous voyez tout !
LA PRINCESSE.
De qui vous viennent ces fleurs ?
MAURICE, riant.
De qui ?... Eh ! mais, d’une petite bouquetière... fort jolie, ma foi... que j’ai rencontrée presque aux portes de votre hôtel, et qui m’a supplié si vivement de le lui acheter...
LA PRINCESSE.
Que vous avez pensé à moi...
MAURICE.
Oui, princesse !
LA PRINCESSE.
Quel aimable souvenir !... j’accepte, monsieur le comte, j’accepte...
MAURICE, avec embarras, le lui présentant.
Vous êtes trop bonne !...
LA PRINCESSE, à voix haute, et feignant de l’admirer.
Il est charmant !... L’essentiel, en ce moment, quoique peut-être vous méritiez peu qu’on s’occupe de vous... est de songer à vos intérêts... vous dites que le cardinal-ministre... vous a mal accueilli...
MAURICE.
Fort mal.
LA PRINCESSE.
Je verrai à faire changer ses dispositions. On vous accordera vos deux régiments.
MAURICE.
S’il était vrai !
LA PRINCESSE.
J’irai à Versailles... et, pour vous tenir au courant de ce que j’aurai fait, de ce que j’aurai appris...
MAURICE.
Je viendrai ici...
LA PRINCESSE.
Ici... non ! la foule des curieux et des importuns, sans compter mon mari, ne me laisse pas un instant de liberté. Mais, écoutez-moi : M. le prince de Bouillon a acheté pour la Duclos une petite maison charmante, délicieuse, près de la Grange-Batelière... à deux pas de l’enceinte de Paris... j’en puis disposer... c’est là seulement que je vous recevrai.
MAURICE.
Dans cette maison, qui appartient...
LA PRINCESSE.
À mon mari... raison de plus ! chez lui, c’est chez moi...
MAURICE, gaiement.
En vérité, princesse, il n’y a que vous pour de telles combinaisons !
LA PRINCESSE.
Oui, c’est assez ingénieux... Quand ce sera possible et nécessaire, c’est mademoiselle Duclos elle-même qui vous en préviendra en vous écrivant, jamais moi !
MAURICE, de même.
Mais, ne craignez-vous pas ?...
LA PRINCESSE.
Rien !... la Duclos m’est dévouée... son sort est dans mes mains...
MAURICE.
Je comprends... mais moi...
À part.
Accepter quand j’en aime une autre... non, mieux vaut tout lui dire.
Haut.
Je ne sais, princesse, comment vous remercier de votre générosité, de votre dévouement...
LA PRINCESSE.
En acceptant ! Silence, on vient !... Qu’est-ce ?...
Se retournant avec impatience.
Rien...C’est l’abbé.
MAURICE, salue respectueusement la princesse, et sort par le fond ; à part.
Plus tard ! plus tard !
Scène V
LA PRINCESSE, qui est remontée avec Maurice jusqu’au fond du théâtre, L’ABBÉ, se jetant dans un fauteuil, à droite
L’ABBÉ.
Soixante pages de chimie !
Il tire de sa poche un flacon de sels, qu’il respire à plusieurs reprises.
LA PRINCESSE, redescendant le théâtre en rêvant et en regardant le bouquet.
Une bouquetière qui attache ses fleurs avec des cordons de soie et or !... Cet embarras... cette froideur... sont de quelqu’un qui n’aime plus !... cela peut arriver à tout le monde... mais si cette passion, qui lui a fait dédaigner la fille du czar... était, non pas pour moi, mais pour une autre !... une rivale ! une rivale préférée !... Je m’emporte !... non... non... sans me mettre en avant, sans me compromettre... je le saurai.
Elle redescend toujours le théâtre vers le fauteuil où l’abbé est assis, et s’assied dans une chaise à côté de lui.
L’ABBÉ, respirant un flacon.
Soixante pages de chimie ! c’est au dessus de mes forces ! je donne ma démission ! je renonce à mon emploi d’ami de la maison...
Regardant la princesse.
Puisqu’il n’y a, décidément, ni avancement, ni indemnité à obtenir...
LA PRINCESSE, à part.
Et pourquoi donc, l’abbé ?...
L’ABBÉ.
Que voulez-vous dire ?...
LA PRINCESSE, à demi-voix.
Écoutez-moi vite !... Une amie à moi... une amie intime...
L’ABBÉ.
La duchesse d’Aumont ?...
LA PRINCESSE.
Peut-être !... je ne nomme personne, désire, avec ardeur, avec passion... enfin... comme nous désirons, nous autres femmes... désire découvrir un secret que l’on cache avec soin.
L’ABBÉ.
Lequel ?
LA PRINCESSE.
Quelle est la beauté mystérieuse... inconnue... qu’adore en ce moment Maurice de Saxe !... car il y en a une... Vous, l’abbé, qui savez tout... qui, par état, devez tout savoir...
L’ABBÉ.
Certainement !
LA PRINCESSE.
J’ai pensé que vous pourriez nous rendre ce service.
L’ABBÉ.
C’est très difficile !
LA PRINCESSE.
Voilà un mot que je n’admets pas !
L’ABBÉ.
Pour moi surtout... qui, dans ce moment, n’ai pas de chance et ne suis pas heureux...
LA PRINCESSE.
Le bonheur dépend souvent de bien jouer... Les heureux sont les habiles...
L’ABBÉ.
Et si j’étais assez habile... pour découvrir ce secret...
LA PRINCESSE.
Je pourrais peut-être, à mon tour... vous en confier un... auquel vous paraissiez tenir...
L’ABBÉ, avec joie.
Ô ciel ! est-il possible !
LA PRINCESSE.
Vous voyez donc bien que vous aviez tort de vous plaindre ! Aide-toi, le ciel t’aidera ! Ce n’est plus de moi... c’est de vous seul que tout dépend... Adieu... adieu !...
Elle sort par la porte à gauche.
Scène VI
L’ABBÉ, seul, puis LE PRINCE
L’ABBÉ.
L’ai-je bien entendu ?
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix !
Mais comment en sortir ?... Le comte de Saxe, qui est la discrétion même, ne me confiera rien... Je ne suis pas son ami... impossible de le trahir. À qui donc m’adresser... pour épier... pour savoir... et pour obtenir la récompense...
LE PRINCE.
Miracle ! l’abbé qui réfléchit.
L’ABBÉ.
Oui, sans doute... et sur un problème... qui n’est pas facile à résoudre !...
LE PRINCE.
Un problème !... cela nous regarde, nous autres savants.
L’ABBÉ, le regardant en riant.
Au fait... c’est vrai... cela le regarde... ça l’intéresse... en un sens.
LE PRINCE.
Voyons, l’abbé... voyons... qu’est-ce qui te tourmente ?
L’ABBÉ, amenant le prince au bord du théâtre.
Il est impossible que Maurice de Saxe, qui est si galant et si à la mode, n’ait pas au moins un amour dans le cœur ?
LE PRINCE, riant.
Eh bien ! qu’est-ce que cela te fait à toi, l’abbé ?
L’ABBÉ.
Cela me fait... que, pour des raisons inutiles à vous expliquer... des raisons personnelles, de la plus haute importance... je tiendrais à savoir quelle est sa passion actuelle... la beauté régnante...
LE PRINCE, avec bonhomie.
Je te saurai cela !
L’ABBÉ.
Vous ?
LE PRINCE.
Moi ! dès ce soir...
L’ABBÉ.
Allons donc... ce serait trop original !
LE PRINCE.
Veux-tu parier deux cents louis ?
L’ABBÉ.
C’est cher ! mais cela vaut ça... pour la rareté du fait.
Au prince, qui vient de sonner.
Que faites-vous donc ?
LE PRINCE, à un domestique, qui paraît.
Mes chevaux...
À l’abbé.
Veux-tu venir avec moi à la Comédie française ?... la Lecouvreur et la Duclos jouent dans Bajazet.
L’ABBÉ.
Volontiers... Mais qu’est-ce que cela fait à notre affaire ?...
LE PRINCE.
La Duclos connaît le nom que tu veux savoir...
L’ABBÉ.
En vérité !...
LE PRINCE.
L’autre soir, au moment où j’entrais dans sa loge comme on parlait de Maurice de Saxe... la Duclos disait en riant... je connais une grande dame qu’il adore... Elle s’est arrêtée en me voyant... Mais tu sens bien que, si je le lui demande... elle n’a rien à me refuser... Elle me le dira en confidence... je te le dirai en secret.
L’ABBÉ.
Et c’est par vous que je l’apprendrai... C’est impayable...
LE PRINCE, riant.
Impayable ? non pas... tu me paieras les deux cents louis du pari... Vivent les abbés !
L’ABBÉ.
Vivent les savants !... Donnons-nous la main !
LE PRINCE.
Et à la Comédie française !
Ils sortent ensemble en se donnant la main.
ACTE II
Le foyer de la Comédie française ; à gauche deux portes par lesquelles on pénètre sur le théâtre : entre les deux portes, une glace avec des candélabres ; au fond, une grande cheminée sur laquelle est un buste de Molière ; devant la cheminée, des fauteuils rangés en cercle ; à droite, deux portes par lesquelles on va dans la salle : aux deux angles du foyer, les bustes de Racine et de Corneille placés sur des demi-colonnes ; au fond, sur la muraille, et des deux côtés de la cheminée, les portraits de Baron, de la Champmeslé, etc. Au lever du rideau, mademoiselle Jouvenot, en costume de Fatime, dans Bajazet, est devant la glace, à gauche, et met la dernière main à sa coiffure ; plus loin , mademoiselle Dangeville, dans le rôle des Folies amoureuses, est assise et cause avec un jeune seigneur, qui est derrière elle appuyé sur son fauteuil ; au fond, debout ou assis devant la cheminée, plusieurs des acteurs qui jouent dans Bajazet ou les Folies amoureuses. Michonnet, au milieu du théâtre, va et vient et répond à tout le monde ; à droite, et devant une table, Quinault, dans le costume du vizir Acomat , et Poisson en costume de Crispin, jouant une partie d’échecs : d’autres acteurs et actrices se promènent en causant ou en étudiant leurs rôles.
Scène première
MADEMOISELLE JOUVENOT, MADEMOISELLE DANGEVILLE, MICHONNET, QUINAULT, POISSON
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Michonnet, avez-vous du rouge ?
MICHONNET.
Oui, Mademoiselle, là, dans ce tiroir.
POISSON.
Michonnet !
MICHONNET.
Monsieur Poisson !
POISSON.
La recette est-elle belle ce soir ?
MICHONNET.
Adrienne et la Duclos jouant ensemble dans Bajazet pour la première fois ! plus de cinq mille livres !
POISSON.
Diable !
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
Michonnet ! À quelle heure commencera la seconde pièce, les Folies amoureuses ?
MICHONNET.
À huit heures, Mademoiselle...
QUINAULT, jouant au tric-trac.
Michonnet !
MICHONNET.
Monsieur Quinault !
QUINAULT.
N’oubliez pas mon poignard.
MICHONNET.
Non... non... Michonnet... toujours Michonnet !... Pas un instant de repos... et à qui la faute ?... à moi, qui me suis mis sur le pied de tout surveiller... jusqu’aux accessoires, et qui ne dormirais pas tranquille si je n’avais remis moi-même à Hippolyte son épée et à Cléopâtre son aspic... Distribuer tous les soirs des parures en rubis ou des bourses pleines d’or... et quinze cents livres d’appointements... quelle ironie !... Si au moins ils m’avaient nommé sociétaire !... cela ne rapporte pas grand’chose, mais on est de la Comédie française... On signe : Michonnet, de la Comédie française ! Au lieu de cela : premier confident tragique et régisseur général... c’est-à-dire obligé d’écouter les tirades et les ordres de tout le monde...
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Adrienne aura-t-elle ce soir ses diamants ?
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
Ceux que lui a donnés la reine ?
MADEMOISELLE JOUVENOT.
À ce qu’elle dit !
MICHONNET.
Ces diamants-là lui ont fait bien des ennemis !
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Il n’y a pas de quoi !... Il est si facile d’avoir des diamants...
MICHONNET, entre ses dents.
À vous autres... mais à nous, qui n’avons que nos appointements... ou à celles qui n’ont que leur mérite...
MADEMOISELLE JOUVENOT, avec fierté.
Qu’est-ce à dire ?
MICHONNET.
Rien, Mademoiselle, rien !...
À part.
Ah ! si tu n’étais pas sociétaire ! Si je n’avais pas besoin de toi pour le devenir... comme je te répondrais !... comme je t’aurais trouvé quelque chose de bien piquant et de bien spirituel !...
QUINAULT, d’un air impatient.
Échec et mat... Vous n’êtes pas de force, mon chef...
POISSON.
Quoi ! monsieur Quinault ! tu ne me tutoies plus !...
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
C’est un manque d’égards...
POISSON.
Que voulez-vous ! depuis que mademoiselle Quinault, sa sœur et notre camarade, a épouse le duc de Nevers... il se croit duc et pair par alliance... Voyons, dis-le franchement, veux-tu que je t’appelle monseigneur ?
QUINAULT.
Il suffit... Commence-t-on ?...
MICHONNET.
Ne craignez rien... je vous avertirai... je suis la pendule du foyer.
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Pendule qui jamais ne retarde !
MICHONNET.
C’est vrai !... le moindre manquement dans le répertoire bouleverse tout mon être, et un jour de clôture est un jour de relâche dans mon existence.
Scène II
MADEMOISELLE JOUVENOT, MADEMOISELLE DANGEVILLE et d’autres dames devant la cheminée du fond, MICHONNET, sur le devant du théâtre, L’ABBÉ, LE PRINCE DE BOUILLON et plusieurs seigneurs venant de la salle et entrant par la porte à droite, QUINAULT et POISSON, sur le devant, à droite, et remontant, après l’entrée des seigneurs, pour aller causer avec eux
MICHONNET.
Allons, encore des étrangers qui viennent dans nos foyers, dans nos coulisses...
L’abbé, le prince et les seigneurs s’approchent des dames qui sont près de la cheminée, les saluant et causant avec elles. Reconnaissant et saluant.
Ah !... monsieur l’abbé de Chazeuil, monseigneur le prince de Bouillon !
À part.
Quand je pense que cet homme-là pourrait, d’un mot, me faire nommer sociétaire... je ne peux pas m’empêcher de le regarder avec respect !... Quelle bassesse !... moi, qui blâme ces dames et leurs parures !...
Le prince, l’abbé, Quinault, Michonnet, descendent sur le devant du théâtre.
L’ABBÉ, s’adressant à Quinault.
Bonsoir, vizir !... On dit, monsieur Quinault, que vous serez admirable dans Bajazet.
LE PRINCE.
Ainsi que mademoiselle Duclos !
MICHONNET.
Et Adrienne donc !... sublime !
QUINAULT.
Oui, ça a fini par la gagner !...
Souriant.
Ce n’est pas la peine ! car, sans me vanter, il n’y a pas dans le rôle de Roxane une seule intonation que je ne lui aie donnée...
MICHONNET, avec colère.
Par exemple !
QUINAULT, avec hauteur.
Qu’est-ce que c’est ?
MICHONNET, s’arrêtant.
Rien.
À part.
Encore un qui est sociétaire... sans cela !...
Regardant par la porte à droite.
C’est Adrienne qui descend de sa loge... la voici.
L’ABBÉ.
Oui, vraiment, elle étudie son rôle.
MICHONNET.
Toute seule !
À part et regardant Quinault.
et sans Monsieur... C’est étonnant !
Scène III
MADEMOISELLE DANGEVILLE, MADEMOISELLE JOUVENOT, près de la glace, à gauche, LE PRINCE, ADRIENNE, entrant par la porte à droite et étudiant son rôle, L’ABBÉ, MICHONNET, QUINAULT
ADRIENNE, étudiant.
Du sultan Amurat je reconnais l’empire.
Sortez ! que le sérail soit désormais fermé...
Non, ce n’est pas cela !
Essayant une autre manière.
Sortez ! que le sérail soit désormais fermé...
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé !
L’ABBÉ, qui s’approche d’elle.
Superbe !
ADRIENNE.
Monsieur l’abbé de Chazeuil !
LE PRINCE.
Éblouissant !
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Vous voulez parler des diamants ?
LE PRINCE.
Ceux de la reine ! fort beaux, en effet ! Quand mademoiselle Lecouvreur voudra s’en défaire, je lui en ai déjà offert soixante mille livres.
Mademoiselle Jouvenot, mademoiselle Dangeville remontent vers la cheminée qui est au fond du théâtre. À Adrienne.
Vous étudiez donc toujours ? que cherchez-vous encore ?
ADRIENNE.
La vérité.
L’ABBÉ, regardant Quinault.
Mais vous avez eu des leçons des premiers maîtres.
MICHONNET, à Quinault, qui veut sortir.
Restez donc, monsieur Quinault, on ne commence pas encore.
L’ABBÉ, à Adrienne.
Pour le rôle de Roxane, par exemple !
ADRIENNE.
Eh ! mon Dieu, non, par malheur !
Apercevant Michonnet.
Je me trompe, j’allais être ingrate en disant que je n’avais pas eu de maître. Il est un homme de cœur, un ami sincère et difficile, dont les conseils m’ont toujours soutenue...
Passant près de Michonnet, à qui elle tend la main.
Lui ! et je ne suis sûre du succès que quand je lui ai entendu dire : C’est cela ! c’est bien cela !
MICHONNET, à moitié pleurant.
Ah ! Adrienne ! vois-tu !... ce trait-là... j’étouffe !
L’ABBÉ, qui est passé près de Michonnet, à l’extrême droite du théâtre.
Mais, monsieur Michonnet, dites-moi comment, vous qui donnez de si bons conseils, vous êtes...
MICHONNET.
Comment je suis si mauvais, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ? je me le suis souvent demandé. Cela tient, je crois, à ce que je ne suis pas sociétaire.
L’ANNONCEUR.
Messieurs et Mesdames, le premier acte va commencer !
QUINAULT, au fond.
Et ces dames, qui ne sont pas prêtes !
ADRIENNE, traversant le théâtre et passant près de la glace, à gauche.
Je le suis.
MADEMOISELLE DANGEVILLE, redescendant.
Et moi aussi, quoique je ne joue que dans la seconde pièce !
QUINAULT.
Mais mademoiselle Duclos ?
MICHONNET.
Il y a un quart-d’heure que je suis entré dans sa loge, où elle écrivait... tout habillée.
LE PRINCE.
Ah ! elle écrivait !
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
En costume !
À l’abbé, qui lui parle de près.
Prenez donc garde, l’abbé, vous chiffonnez le mien !
MICHONNET.
Il fallait que ce fût une épître bien pressée !
MADEMOISELLE DANGEVILLE, regardant le prince.
Ou qu’on attendît avec bien de l’impatience.
LE PRINCE.
Qu’est-ce que cela signifie ?...
MADEMOISELLE JOUVENOT, à demi-voix, au prince de Bouillon.
Je vais vous le dire... La femme de chambre de mademoiselle Duclos...
LE PRINCE, souriant.
Pénélope ?
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Prétendait, tout à l’heure, en montrant une lettre, qu’elle avait là un petit billet que monseigneur le prince paierait bien cher.
LE PRINCE.
Moi ! le payer !
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Ce qui donnerait à penser qu’il n’était pas pour vous ! Après cela, c’est une supposition... parce que, chez nous, en fait d’infidélités... on suppose volontiers... on bavarde, on cause, on invente, et presque toujours cela se rencontre juste.
POISSON, qui est assis près de la table, à droite.
Le hasard !...
LE PRINCE, vivement, et à part.
Ô ciel ! je cours interroger Pénélope.
Bas, à l’abbé.
Je vais, l’abbé, m’occuper de notre affaire...
L’ABBÉ.
À merveille... Où vous retrouverai-je ?
LE PRINCE.
Ici... après le troisième acte.
L’ABBÉ.
C’est convenu.
MICHONNET.
Allons, mademoiselle Jouvenot, allons, monsieur Quinault.
Ces dames sortent par la porte à gauche, qui est celle du théâtre.
QUINAULT, que Michonnet presse toujours.
Me voici... me voici !...
Rencontrant l’abbé à la porte à gauche.
Après vous, monsieur l’abbé.
L’ABBÉ.
Après votre excellence turque !...
Tous les deux sortent par la porte à droite.
LE PRINCE, à part, et se dirigeant vers la porte à droite.
Je me suis défié de cette petite Pénélope... rien que ce nom-là, au théâtre, devait porter malheur.
Il sort par la porte à droite.
Scène IV
ADRIENNE, assise à gauche, MICHONNET
MICHONNET, regardant Adrienne, qui s’est remise à étudier son rôle et à voix basse.
Dire qu’elle a une amitié pareille pour moi, et voilà cinq ans que j’hésite toujours à lui avouer... C’est tout simple... elle est sociétaire... et je ne le suis pas ! elle est jeune, et je ne le suis plus ! Et puis aujourd’hui me semble un mauvais jour... attendons à demain... Il est vrai que demain je serai encore moins jeune... D’ailleurs, elle n’aime rien... que la tragédie...
S’avançant en se donnant du courage.
Allons !...
Avec embarras, et s’approchant d’Adrienne.
Tu étudies ton rôle ?
ADRIENNE.
Oui.
MICHONNET, avec embarras.
À propos de rôle... et si ça ne te dérange pas... moi qui, depuis si longtemps... fais les confidents, j’aurais bien à mon tour... quelque chose...
ADRIENNE, avec intérêt.
À me confier...
MICHONNET.
Oui, vraiment !... Tu te rappelles mon grand-oncle, l’épicier de la rue Férou ?
ADRIENNE.
Sans doute !
MICHONNET.
Eh bien ! ce pauvre homme vient de mourir.
ADRIENNE.
Ah ! tant pis !
MICHONNET.
Oui, oui, tant pis ! Mais pourtant il me laisse sur son héritage dix bonnes mille livres tournois.
ADRIENNE.
Tant mieux !
MICHONNET.
Pas tant tant mieux !... parce que moi, qui n’ai jamais eu tant d’argent, je ne sais qu’en faire, et ça me tourmente.
ADRIENNE, souriant.
Tant pis, alors !
MICHONNET.
Pas tant... parce que ça m’a donné une idée qui ne me serait peut-être pas venue sans cela... celle de me marier...
ADRIENNE.
Vous avez raison...
Avec un soupir.
et si je le pouvais aussi... moi...
MICHONNET, avec joie.
Ce ne serait pas loin de ta pensée ?
ADRIENNE.
N’avez-vous pas remarqué qu’ils disent tous, depuis quelque temps : Le talent d’Adrienne est bien changé !
MICHONNET, vivement.
C’est vrai !.. il augmente !... Jamais tu n’as joué Phèdre comme avant-hier.
ADRIENNE, avec animation et contentement.
N’est-ce pas ?... ce jour-là, je souffrais tant ! j’étais si malheureuse !...
Souriant.
On n’a pas tous les soirs ce bonheur-là !
MICHONNET.
Et d’où cela venait-il ?
ADRIENNE.
On parlait d’un combat !... et pas de nouvelles !... blessé... tué peut-être !... Ah ! tout ce qu’il y a dans le cœur de crainte, de douleur, de désespoir, j’ai tout deviné, tout souffert !... je puis tout exprimer maintenant, surtout la joie... je l’ai revu !
MICHONNET, hors de lui.
Qu’entends-je, ô ciel !... tu aimes quelqu’un.
ADRIENNE.
Comment vous le cacher, à vous, mon meilleur ami ?
MICHONNET, cherchant à se remettre.
Mais... comment cela est-il arrivé ?
ADRIENNE.
C’était à la sortie du bal de l’Opéra ! de jeunes officiers, dont un joyeux souper égarait sans doute la raison (lequel d’entre eux, sans cela, eût osé insulter une femme ?) voulaient m’empêcher de regagner ma voiture, lorsqu’un jeune homme que je ne connaissais pas, s’écria : Messieurs, c’est mademoiselle Lecouvreur... vous la laisserez passer ; et comme mes quatre adversaires... (ils étaient quatre) se mirent à rire de cet ordre, par un mouvement plus prompt que la parole et avec une force surnaturelle, mon étrange protecteur renverse de chaque côté et d’un seul coup, deux de ses ennemis, puis m’enlevant dans ses bras et me portant jusqu’à ma voiture, il me dépose sur les coussins, au moment où nos jeunes officiers, qui s’étaient relevés, accouraient l’épée à la main : Monsieur, vous me rendrez raison ! – Très volontiers ! – Vous commencerez par moi – par moi – par moi. – Lequel choisissez-vous? – Tous, répondit-il, en les chargeant à la fois... et, au cri que je poussai : Ne craignez rien, restez, Mademoiselle, me dit-il, vous serez aux premières loges ; et nous, Messieurs, allons en scène ! – Que vous dirai-je ? quoique saisie de frayeur, je ne pouvais détacher mes yeux de ce spectacle... et si vous l’aviez vu braver, en se jouant, la pointe de ces quatre épées dirigées contre sa poitrine, c’était le bras et le regard d’un héros. Loin de reculer, il les défiait ! il les appelait ! Il me semblait entendre :
Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a produit de vaillants !
Mais, aux cris de la foule, le guet arrivait de tous côtés... Nos adversaires, honteux de leur nombre et redoutant les flambeaux, disparaissaient l’un après l’autre du champ de bataille...
Et le combat finit faute de combattants !
MICHONNET, vivement.
Et tu l’as revu ?
ADRIENNE.
Dès le lendemain !... pouvais-je l’empêcher de se présenter chez moi, de venir s’informer de mes nouvelles, surtout quand il m’eut avoué que lui, étranger, simple officier, n’avait de fortune, de titres, de nom même à attendre que de son courage... Voilà ce qui le rendait si redoutable pour moi ! Riche et puissant, peu m’importait ; mais pauvre, mais malheureux, mais ne rêvant, comme moi, que l’amour et la gloire, comment lui résister ?
MICHONNET.
Ô ciel !
ADRIENNE.
Parti, depuis trois mois, pour chercher fortune avec le jeune comte de Saxe, fils du roi de Pologne, son compatriote, il est revenu ce matin, et sa première visite a été pour moi ; mais son général, mais le ministre, qui l’attendaient à Versailles, ont abrégé encore le peu d’instants qu’il me donnait ; aussi, ce soir, il me l’a promis, il viendra ici au théâtre !...
MICHONNET.
Il viendrai
ADRIENNE.
Me voir jouer Roxane !
MICHONNET, vivement.
Ah ! mon Dieu ! et dans quel état te voilà ! Ce trouble... cette émotion... tu ne pourras rien détailler... rien calculer !
ADRIENNE.
Qu’importe !
MICHONNET.
Ce qu’il importe !... c’est qu’aujourd’hui, pour la première fois, tu joues ce rôle avec la Duclos !
ADRIENNE sans l’écouter.
Soyez tranquille !
MICHONNET.
Je ne le suis pas ! Il faut du calme et du sang-froid, même dans l’inspiration. La Duclos se possédera... elle profitera de ses avantages... tandis que toi... tu ne verras que lui...
ADRIENNE, avec passion.
C’est vrai !... Et si, dans la salle, mon œil le découvre...
MICHONNET, avec désespoir.
Tu es perdue !... Ne t’occupe que de ton rôle... L’amour passe, mais un beau rôle, une belle création, un triomphe éclatant, cela reste toujours !
D’un air suppliant.
Voyons ! est-ce qu’il ne t’est pas possible de ne pas penser à lui ?
ADRIENNE.
Hélas ! non !
MICHONNET.
Pour ce soir, du moins ! Adrienne, mon enfant, sois magnifique ! je t’en supplie, sois magnifique ; si ce n’est pas pour moi, eh bien ! que ce soit dans l’intérêt même de cette folie passion ! L’amour des hommes ne vit que d’amour-propre !... et si la Duclos remportait sur toi... si tu n’était pas la plus belle !...
ADRIENNE, poussant un cri.
Je le serai !
MICHONNET, avec reconnaissance.
Merci !
ADRIENNE, avec émotion, et lui tendant la main.
C’est plutôt à moi de vous remercier, mon excellent ami !...
MICHONNET, à part.
Dis plutôt : imbécile de Michonnet !...
Prêt à s’en aller, revenant sur ses pas.
Il y a un endroit que tu négliges toujours :
N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !...
Vois-tu, Adrienne... cette pauvre femme ! ce qui excite encore plus son dépit, c’est que c’est justement pour une rivale que... tu sais... et alors... elle éprouve... là... elle se dit... Je ne peux pas bien rendre l’expression... mais tu me comprends.
ADRIENNE, déclamant.
N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !...
MICHONNET, avec joie.
C’est cela !
ADRIENNE.
Ne craignes rien !... Mais vous... ce que vous vouliez me dire... tout à l’heure... de vos idées de mariage !
MICHONNET, vivement.
Non, c’est inutile, ce n’est plus le moment... Je te laisse étudier.
À part.
Allons, j’ai beau faire, je ne peux pas sortir de mon emploi de confident... Et l’héritage de mon oncle, et mes projets...
Essuyant une larme.
Ne pensons plus à rien... à rien au monde !...
Il fait quelques pas pour sortir par la porte à gauche et revient près d’Adrienne, qui vient de traverser le théâtre et repasse à droite.
Bois une gorgée d’eau en entrant en scène, et surtout n’oublie pas... tu sais... ton... enfin, comme tu as dit !...
Il sort.
Scène V
MAURICE, entrant par la porte à droite, et s’avançant au milieu du théâtre, ADRIENNE, à droite, debout, étudiant et lui tournant le dos
ADRIENNE, à droite, étudiant.
Mes brigues, mes complots... ma trahison fatale...
N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !...
Que pour une rivale !...
MAURICE, levant les yeux et l’apercevant.
C’est beau, le foyer de la Comédie française... beau de gloire et de souvenirs... Rien qu’en traversant ces longs corridors, où semblent errer tant d’ombres illustres... on sent là comme un certain respect, surtout quand on y vient, comme moi, pour la première fois... Aussi, je l’espère, personne ne m’y connaît... pas même Adrienne... le mystère est le dernier égard que je doive à madame de Bouillon.
ADRIENNE, levant les yeux et l’apercevant.
Maurice !
MAURICE.
Adrienne !
ADRIENNE.
Vous ! ici !
MAURICE.
J’étais arrivé le premier, ou peu s’en faut, pour ne rien perdre de vous !
ADRIENNE.
Miséricorde ! on vous aura pris pour un clerc de procureur !
MAURICE.
Soit ! ceux-là s’y connaissent aussi bien que d’autres ; car, au seul nom d’Adrienne, ils tressaillent et crient : Bravo ! Mais la toile s’était levée, je ne voyais que le grand vizir et son confident.
ADRIENNE.
Patience !
MAURICE.
Je n’en ai pas quand je suis si près et si loin de vous... J’ai aperçu une petite porte par laquelle venait de passer une façon de gentilhomme... Puisqu’il entrait, j’en pouvais faire autant... On ne passe pas ! Que demandez-vous ? – Mademoiselle Lecouvreur... J’ai à lui parler... Elle m’attends...
ADRIENNE.
Imprudent !... me compromettre !
MAURICE.
En quoi ? Parce qu’on n’est pas gentilhomme de la chambre, on n’a pas le droit de vous admirer de près... Il faut à l’écart, dans un coin de la salle, frémir ou sangloter, sans vous remercier de ce cœur que vous avez fait battre ou de cette tête que vous avez exaltée... il aurait fallu attendre jusqu’à ce soir pour vous dire : Adrienne, je t’aime !
ADRIENNE, mettant un doigt sur sa bouche.
Silence !
Lui montrant son costume.
Roxane va vous entendre ! Mais avant que je vous renvoie, dites-moi bien vite, car à peine ce matin ai-je pu vous entrevoir... avez-vous fait de bien belles actions ?... me rapportez-vous quelque beau trait bien héroïque ?
MAURICE.
Ah ! s’il n’avait tenu qu’à moi !...
ADRIENNE.
Vous êtes trop difficile ! Votre général, le comte de Saxe dont on dit tant de bien, et que je voudrais bien voir, est-il satisfait de vous, Monsieur ?
MAURICE.
Oh ! le comte de Saxe est plus difficile encore que moi... Mais enfin, je ne l’ai pas quitté et j’ai été blessé !
ADRIENNE.
Près de lui ?
MAURICE.
Très près.
ADRIENNE.
C’est bien ! l’idée seule de vous savoir blessé me fait frémir, et cependant il me semble qu’en suivant les périls, vous suivez votre route ; que les chemins qui s’élèvent dans les vôtres ! Je vous ai déjà vu l’épée à la main, et quand je vous écoute, quand vous me racontez, en riant, quelqu’une de vos actions de guerre... ne vous moquez pas de mes présages... je devine en vous un grand homme, un héros !
MAURICE.
Enfant !
ADRIENNE.
Oh ! je m’y connais ! je vis au milieu des héros de tous les pays, moi ! Eh bien ! vous avez dans l’accent, dans le coup d’œil, je ne sais quoi qui sent son Rodrigue et son Nicomède... aussi, vous arriverez !
MAURICE.
Vous croyez ?
ADRIENNE.
Vous arriverez !... je saurai bien t’y forcer !
MAURICE.
Comment ?
ADRIENNE.
Je vous vanterai tant le comte de Saxe, votre jeune compatriote, dont toutes ces dames raffolent, qu’il faudra que vous l’égaliez, ne fût-ce que par jalousie !
MAURICE, souriant.
Je n’ai pas idée que je sois jamais jaloux de lui !
ADRIENNE.
Présomptueux ! mais avez-vous vu le ministre ?
MAURICE.
Pas encore, mais je vais lui écrire.
ADRIENNE.
Oh ! non, n’écrivez pas !
MAURICE.
Pourquoi ?
ADRIENNE.
Parce que, vous savez... l’orthographe...
MAURICE.
Eh bien ?
ADRIENNE.
Eh bien ! la première lettre de vous que j’ai reçue était bien chaleureuse, bien tendre, et elle m’a touchée profondément, mais en même temps elle m’a fait rire aux larmes... Une orthographe d’une invention !
MAURICE.
Qu’importe ! je ne veux pas être de l’Académie.
ADRIENNE.
Ce n’est pas cela qui vous en empêcherait. Mais vous savez bien que je me suis chargée de faire votre éducation, mon Sarmate, de vous polir l’esprit...
MAURICE.
Et moi, je n’ai point oublié mes promesses ! que de fois, là-bas, j’ai appris des scènes de Corneille !
ADRIENNE, avec admiration.
Vous pensiez à Corneille ?
MAURICE.
Non pas à lui, mais à vous, qui l’interprétez si bien !
ADRIENNE.
Et ce petit exemplaire de La Fontaine, que je vous avais donné en partant ?
MAURICE.
Il ne m’a jamais quitté... il était là, toujours là... à telles enseignes qu’il m’a sauvé d’une balle dont il a gardé l’empreinte... voyez plutôt ?
ADRIENNE.
Et vous l’avez lu ?
MAURICE.
Ma foi, non !
ADRIENNE.
Pas même la fable des Deux Pigeons, que je vous avais recommandée ?
MAURICE.
C’est vrai... mais, pardonnez-moi, ce n’est qu’une fable.
ADRIENNE, d’un air de reproche.
Une fable ! vous ne voyez là qu’une fable !
Récitant.
Deux pigeons s’aimaient...
Avec expression.
D’un amour tendre.
MAURICE.
Comme nous !
ADRIENNE.
L’un deux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays !
MAURICE.
Comme moi !
ADRIENNE.
L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux !
Non pas pour vous, cruel !
MAURICE.
Est-ce qu’il y a cela ?
ADRIENNE, continuant.
Hélas ! dirai-je, il pleut !
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon souper, bon gîte et le reste !
MAURICE.
Le reste ! ah ! après ? après ?
ADRIENNE, souriant.
Après ?
Avec finesse.
Ah ! Cela vous intéresse donc, Monsieur ? et si je vous disais les malheurs de celui qui s’éloigne... et plus encore, ingrat,, les tourments de celui qui reste...
Vivement.
Non, non !
Voilà nos gens rejoints, et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines !
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager !
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout... comptez pour rien le reste.
MAURICE.
Ah ! quand c’est vous qui lisez, quelle différence ! c’est bien mieux que La Fontaine !
ADRIENNE.
Impie !
MAURICE.
À votre voix, mon cœur s’ouvre, mon intelligence s’élève, tout me devient facile !
ADRIENNE, souriant.
Tout !... même l’orthographe !
MAURICE.
À quand ma première leçon ?
ADRIENNE.
Ce soir, après le spectacle, venez me chercher... voici mon entrée.
MAURICE.
Adieu !
ADRIENNE.
Vous allez dans la salle ?...
Vivement.
Vous m’écouterez...
Avec tendresse.
Tu me regarderas ?
MAURICE.
Aux premières, à droite.
ADRIENNE.
Que je vous voie bien ! que je vous adresse tous mes vers ! je tâcherai d’être belle ! oh ! oui, je serai belle !
Elle sort par la première porte à gauche.
MAURICE, sortant par la droite.
À ce soir !
Scène VI
MADEMOISELLE JOUVENOT, LE PRINCE DE BOUILLON, sortant par la seconde porte à gauche
LE PRINCE, avec agitation.
Merci, Mademoiselle, merci, je n’oublierai jamais le service que vous m’avez rendu !...
MADEMOISELLE JOUVENOT, vivement.
C’était donc vrai !
LE PRINCE, avec humeur.
Que trop !...
MADEMOISELLE JOUVENOT, riant.
Voyez le hasard ! enchantée de vous avoir été agréable !
LE PRINCE.
Ah ! vous appelez cela agréable !...
Avec colère.
Eh bien ! oui !... car je ne désirais qu’une occasion de rompre avec elle.
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Il fallait donc le dire !... si j’avais su plus tôt que cela vous fit plaisir !...
LE PRINCE, avec impatience.
Eh ! Mademoiselle !
Scène VII
MADEMOISELLE JOUVENOT va s’asseoir devant la cheminée du fond et se chauffe les pieds, LE PRINCE, L’ABBÉ, entrant vivement par la seconde porte à droite et se retournant avec agitation
LE PRINCE, courant à lui.
Ah ! c’est toi, l’abbé !...
S’efforçant de rire.
Viens donc recevoir mes consolations... ou plutôt me prodiguer les tiennes.
L’ABBÉ.
Comment cela ?
LE PRINCE.
L’aventure la plus piquante pour nous deux...
L’ABBÉ, à part.
Est-ce qu’il s’agit de sa femme ?
LE PRINCE.
Pour toi, d’abord... tu sais notre pari de tantôt, ces deux cents louis... au sujet du comte de Saxe...
L’ABBÉ, vivement.
Le comte de Saxe... je viens de me rencontrer nez à nez avec lui... comme il sortait de ce foyer... il y vient donc ?
LE PRINCE, vivement.
Preuve de plus !... et j’aurais, parbleu, bien voulu le voir.
L’ABBÉ.
Nous le trouverons au numéro trois des premières loges
LE PRINCE.
À merveille ! il s’agissait de découvrir sa passion régnante...
L’ABBÉ.
Oui, vraiment...
LE PRINCE.
Je n’ai pas été loin pour cela...
Montrant mademoiselle Jouvenot.
Tout m’a si bien secondé qu’il ne te reste plus, mon cher, qu’à t’exécuter.
L’ABBÉ.
Sur le vu des preuves...
LE PRINCE.
C’est bien ainsi que je l’entends... lis d’abord et dis-moi ton avis sur ce billet d’invitation... tiens...
Le lui donnant.
Il n’est pas long, mais clair et précis !
L’ABBÉ, lisant.
« Pour des motifs politiques que vous connaissez mieux que personne, on désire vous entretenir ce soir à dix heures, dans le plus rigoureux tête-à-tête, en ma petite maison de la rue Grange-Batelière, que j’ai fait dernièrement meubler ! Amour et discrétion ! – Signé : Constance. »
LE PRINCE, avec colère.
La signature de la perfide Duclos.
L’ABBÉ, avec étonnement.
Constance !
LE PRINCE, avec impatience.
Eh oui ! vraiment ! le nom ne fait rien à la chose... Je tiens ce billet de Pénélope, sa femme de chambre.
L’ABBÉ.
Qui vous l’a remis ?
LE PRINCE.
Ou plutôt vendu à un taux d’autant plus exorbitant...
L’ABBÉ.
Qu’ici ces valeurs-là ne sont pas rares !
LE PRINCE, qui, pendant ce temps, a remonté le théâtre, parlant à un domestique.
Ce billet au numéro trois des premières, sans dire de quelle part.
Revenant près de l’abbé.
Et maintenant, mon cher abbé, j’ose compter sur toi !...
L’ABBÉ.
Et pourquoi ?
LE PRINCE.
Pour te rendre témoin d’un éclat que je me dois à moi-même ; je veux d’abord ce soir tout briser chez elle.
L’ABBÉ.
C’est du plus mauvais goût pour un abbé et un savant !
LE PRINCE.
Quand la science est trahie !...
L’ABBÉ.
La science doit savoir se taire !... Le bruit est permis au comte de Saxe... à un soldat, mais à vous, presque parent de la reine... à vous, un homme marié, ce serait un scandale...
LE PRINCE.
On saura toujours l’anecdote... parce qu’ici, au Théâtre-Français... Tiens,
Montrant Mademoiselle Jouvenot, qui est à là cheminée.
voilà déjà mademoiselle Jouvenot qui n’a encore vu personne, et qui peut-être a déjà trouvé moyen de le dire.
L’ABBÉ.
Prévenez-la... Racontez l’histoire à tout le monde !... Faites mieux encore... une vengeance digne de vous... Les deux amants n’avaient-ils pas résolu de passer cette soirée dans le plus rigoureux tête-à-tête, dans cette petite maison qui vous appartient ?
LE PRINCE.
Je le crois bien ! louée et meublée à mes frais.
L’ABBÉ.
Raison de plus !... je ferais comme chez moi... un souper galant, délicieux, où j’inviterais ce soir toute la Comédie française, toutes ces dames.
LE PRINCE, secouant la tête.
Un souper galant... délicieux...
L’ABBÉ.
C’est moi qui paie. J’ai perdu le pari.
LE PRINCE, vivement.
C’est juste !
L’ABBÉ.
Au lieu du tête-à-tête, une surprise... un coup de théâtre, tableau mythologique.
LE PRINCE.
Mars et Vénus.
L’ABBÉ.
Surpris par...
S’interrompant.
Ballet-comédie, vengeance en un acte ! Vous, de votre côté, allez faire vos invitations.
LE PRINCE.
Toi, du tien, le plus grand secret avec la Duclos... et nous aurons ce soir un succès d’enthousiasme.
On entend un grand bruit de bravos.
Tiens, nous y sommes déjà...
MICHONNET, entrant.
Eh ! oui, c’est Adrienne ! Entendez-vous, toute la salle applaudit ; mademoiselle Duclos ne sait déjà plus où elle en est.
LE PRINCE, applaudissant.
Bravo ! cela commence.
MICHONNET.
Que dit-il ?
LE PRINCE, avec colère.
Bravo !... bravo !... bravo, Adrienne !
Ils sortent par la porte à gauche.
MICHONNET, montrant le prince.
Jusqu’à celui-ci, qu’elle a gagné et subjugué... Une preuve pareille de tact et de goût !
À part.
Je ne l’en aurais pas cru capable.
Scène VIII
MICHONNET, seul, écoutant vers la gauche
Ah ! nous voilà au monologue, et maintenant quel silence ! comme elle les tient tous enchaînés à sa parole !
Comme s’il l’entendait.
Bien ! bien ! pas si vite, mon Adrienne ! c’est cela ! Ah ! quel accent, comme c’est vrai ! Applaudissez donc, imbéciles !...
On applaudit.
c’est bien heureux !... divine !... divine !...
Avec jalousie.
Ah ! elle l’a aperçu, c’est évident, il est dans la salle ! et penser que c’est pour un autre qu’elle joue ainsi ! qu’elle le regarde en ce moment ! qu’elle puise dans ses yeux tout ce génie !... c’est horrible !
Entendant un vers.
Comme c’est dit... c’est délicieux... je deviens fou, je ris, je pleure... je meurs de douleur et de joie ! Oh ! Adrienne, en t’écoutant, j’oublie tout, même ma jalousie, même...
Cherchant autour de lui.
même les accessoires... où donc est la lettre de Zatime ? je la tenais tout à l’heure !... est-ce que je l’aurais perdue ? Pour la première fois, depuis vingt ans, il y aurait erreur ou omission par ma faute... c’est qu’une lettre turque n’est pas comme une autre, cela ne se remet point par la petite poste.
Il cherche dans la table, à droite.
Scène IX
MAURICE, entrant par la porte de droite et se dirigeant vers la gauche, MICHONNET, à la table, à droite
MAURICE, au fond.
Par saint Arminius, mon patron, maudit soit le duché de Courlande !
MICHONNET, cherchant toujours.
Ah ! dans ce tiroir.
MAURICE, toujours au fond.
Manquer à mon rendez-vous avec Adrienne... jamais !... et d’un autre côté, ce billet que la Duclos vient de m’envoyer au nom de la princesse... comment m’a-t-elle découvert au fond de cette loge ?... et comment la faire attendre toute la nuit hors de son hôtel, dans cette petite maison où elle ne vient que pour moi, pour mes intérêts, pour cette réponse du cardinal de Fleury ? et puis, impossible de prévenir madame de Bouillon, tandis qu’Adrienne, cette pauvre Adrienne, si je pouvais lui parler et lui dire... non pas tout... mais l’essentiel.
Il dirige ses pas vers la gauche.
MICHONNET, toujours à la table, à droite.
Où allez-vous, Monsieur ?
MAURICE.
Je voudrais parler à mademoiselle Lecouvreur.
MICHONNET, à part.
Encore un ! et quel air agité !
Haut.
Impossible, Monsieur, elle est en scène...
MAURICE.
Quand elle en sortira...
MICHONNET.
Elle n’en sortira plus...
MAURICE, à part.
Nouveau contretemps !...
À Michonnet.
Et veuillez me dire, Monsieur ?...
MICHONNET.
Pardon, Monsieur, d’autres devoirs...
Apercevant Quinault, qui vient de la droite et traverse le théâtre.
Acomat, mon bon, je veux dire monsieur Quinault, voulez-vous remettre à Zatime sa lettre pour Roxane, sa lettre du quatrième acte ?
QUINAULT, avec fierté.
Moi !... Je vous trouve plaisant !... Pour qui me prenez-vous ?
MICHONNET.
Pardon !... Veuillez dire seulement à mademoiselle Jouvenot de ne pas entrer en scène sans prendre sa lettre, qui est là sur cette table....
QUINAULT.
C’est bon !... c’est bon !... on le lui dira.
Il entre sur le théâtre, à gauche, pendant que Maurice redescend vers la droite.
MICHONNET, se levant de la table, en riant.
Il n’est pas de bonne humeur, je comprends... Roxane va trop bien ! ah ! Duclos, qui entre en ce moment...
S’approchant de la gauche.
Oui, évertue-toi, pauvre fille... pleure... crie !... tu aimes mieux chanter ?... chante !... tu as beau faire, tu es vaincue !..
MAURICE, qui s’est assis à droite, près de la table, prend le parchemin que Michonnet vient d’y placer et le déroule avec curiosité.
Rien d’écrit ! Ah ! palsambleu ! à mou secours les ruses de guerre !
Il écrit quelques mots au crayon et roule le parchemin, qu’il remet sur la table.
MICHONNET, regardant toujours du côté du théâtre, à gauche.
Adrienne reprend... elle parle à Bajazet, et sa voix est d’une douceur... Ah ! si j’étais sociétaire. Je jouerais peut-être les amoureux... On est toujours jeune quand on est sociétaire... Je l’entendrais me dire :
Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime !
MADEMOISELLE JOUVENOT, sortant vivement de la coulisse, à gauche.
Eh bien ! Michonnet, ma lettre ?... ma lettre pour Roxane, où donc est-elle ?
MICHONNET.
Là... sur cette table... Est-ce que Quinault ne vous l’a pas dit ?
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Eh ! non, vraiment ! ... Il est si bon camarade !
MAURICE, présentant à mademoiselle Jouvenot le parchemin roulé.
Voici, Mademoiselle.
MADEMOISELLE JOUVENOT, lui faisant la révérence.
Merci, Monsieur.
Le regardant en sortant.
Voilà un officier qui est fort bien, mais très bien !
MICHONNET.
Eh bien ! votre entrée ?
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Ah !
Elle sort par la coulisse, à gauche du spectateur.
MAURICE, à part, la suivant des yeux.
Elle aura mes deux mots de la main même de Zatime... et saura que je ne peux la venir chercher ce soir... Mais demain !... demain !... ô mon grand-duché de Courlande, vous ne valez pas ce que vous me coûtez !... Allons à la rue Grange-Batelière.
Il sort par la porte à droite.
MICHONNET, regardant toujours par la gauche.
Zatime entre en scène... Bon ! elle n’a pas la lettre... Si, elle l’a... elle la remet à Roxane... Dieu ! quel effet !... elle a tressailli... elle se soutient à peine !... et son émotion est telle, qu’en lisant le billet, son rouge lui est tombé du visage... C’est admirable !...
Les applaudissements éclatent avec force.
Oui, oui... frappez des mains... Bravo ! bravo ! c’est cela !... sublime ! admirable !
Scène X
Les acteurs entrent vivement par les deux portes de gauche et se rangent dans l’ordre suivant : MADEMOISELLE DANGEVILLE, POISSON, LE PRINCE, L’ABBÉ, QUINAULT, MADEMOISELLE JOUVENOT. Les autres acteurs et seigneurs vont et viennent au fond, ainsi que MICHONNET
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
Je ne sais pas ce qu’ils ont ce soir, ils applaudissent tous comme des fous.
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Ils se trompent, ma chère... ils se croient déjà aux Folies amoureuses.
L’ABBÉ, entrant.
C’est superbe !
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
C’est absurde !...
POISSON.
Ça me fait rire...
QUINAULT.
Ça me fait mal.
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Pauvre homme !
LE PRINCE.
Le fait est que jamais je n’ai rien entendu de plus beau... et je m’y connais.
ADRIENNE, entrant avec agitation par la gauche, à part.
Après deux mois d’absence... ah ! c’est bien mal !... Allons, du courage !
LE PRINCE.
Et du plaisir.... Vous êtes des nôtres.
L’ABBÉ.
Je venais l’inviter.
ADRIENNE.
Moi ?
L’ABBÉ.
Au joyeux souper où nous avons toute la Comédie française... toutes ces dames.
ADRIENNE.
Impossible !
MADEMOISELLE JOUVENOT, qui est descendue à gauche.
Par fierté ?
ADRIENNE, avec bonté.
Oh ! non... mais je n’ai pas le cœur à la joie.
L’ABBÉ.
Raison de plus pour vous égayer... Un souper charmant, où nous vous offrirons ce qu’il y a de mieux
Montrant les acteurs.
dans les arts,
Montrant le prince.
à la cour,
Se montrant lui-même.
dans le clergé... et dans l’épée... Le jeune comte de Saxe est des nôtres ! c’est le héros de la fête !
ADRIENNE, vivement.
Lui que je désirais tant connaître !
LE PRINCE.
En vérité !
ADRIENNE.
Une demande que j’avais à lui présenter... un lieutenant dont je voulais faire un capitaine.
L’ABBÉ.
Nous vous plaçons à table à côté de lui... et votre protégé est colonel... au dessert.
ADRIENNE.
Ah ! ce serait bien tentant.... Mais la tragédie finira tard... je serai fatiguée... Je n’ai pas de cavalier...
L’ABBÉ et LE PRINCE, présentant la main.
En voici.
ADRIENNE.
Je n’en veux pas.
LE PRINCE, vivement.
Eh bien, vous viendrez seule ; vous connaissez la petite maison... de la Duclos...
ADRIENNE.
Ma voisine ! ce beau jardin...
LE PRINCE.
Dont le mur fait face au vôtre ! Voici la clé de la rue... quelques pas seulement...
ADRIENNE.
C’est quelque chose...
L’ABBÉ, vivement.
Vous acceptez ?
ADRIENNE.
Je n’ai pas dit cela !
LE PRINCE.
M. Michonnet sera aussi des nôtres...
MICHONNET.
Comment donc, monsieur le prince, dès que mon spectacle de demain sera fait...
À part, regardant Adrienne.
Passer toute la soirée avec elle...
ADRIENNE, à part.
Oui, je m’occuperai encore de lui, l’ingrat !... ce sera là ma vengeance !
L’AVERTISSEUR, en dehors.
Le cinquième acte qui commence.
ADRIENNE.
Adieu, adieu. Messieurs.
Elle sort par la gauche.
MICHONNET.
Allons, Messieurs... allons, Mesdames...
MADEMOISELLE DANGEVILLE, à l’abbé.
Un mot seulement, l’abbé. Pourrai-je, pour me donner la main, amener quelqu’un ?...
L’ABBÉ, riant.
Le prince de Guéménée ?
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
Du tout.
L’ABBÉ, de même.
Un autre ?
MADEMOISELLE DANGEVILLE.
Fi donc ! un tête-à-tête ! Pour qui me prenez-vous ?... J’en amènerai deux...
L’ABBÉ, haut.
À merveille !...
MADEMOISELLE JOUVENOT.
Et notre toilette pour ce soir... et nos voitures, où seront-elles ?
L’ABBÉ.
On songera à tout... et de plus on vous promet... ce qu’on ne vous a pas dit... une surprise, un secret.
MESDEMOISELLES JOUVENOT, DANGEVILLE, et TOUTES LES AUTRES ACTRICES, accourant et entourant l’abbé.
Ah ! qu’est-ce donc... qu’est-ce donc ?
L’ABBÉ.
Je ne puis rien dire... vous verrez... vous saurez...
MICHONNET, criant.
Le cinquième acte ! voilà l’idée seule d’une fête qui bouleverse tout dans nos coulisses... on ne s’y reconnaît plus... À votre réplique... à vos rôles...
À l’abbé et au prince.
Et vous, Messieurs, je suis obligé de vous exiler !
Il se pose entre les seigneurs et les actrices, qu’il sépare, et d’un ton tragique.
Qu’à ces nobles seigneurs le foyer soit fermé,
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé !
Les seigneurs et les actrices se mettent à rire, et la toile tombe.
ACTE III
Un salon élégant dans la petite maison de la rue Grange-Batelière ; porte au fond, vers la gauche, et en pan coupé ; une porte, vers la droite, également en pan coupé ; une croisée vitrée donnant sur un balcon, sur le premier plan, à gauche, un panneau secret, au second plan, une table, sur laquelle est un flambeau à deux branches avec des bougies allumées ; sur le premier plan, à droite, une porte.
Scène première
LA PRINCESSE, seule
Louis XIV disait : J’ai failli attendre !... et moi, princesse de Bouillon, petite-fille de Jean Sobiesky... j’attends !
Souriant.
J’attends réellement... je ne peux pas me le dissimuler !... La Duclos m’a pourtant fait dire que son petit billet avait été remis au comte de Saxe lui-même dans une loge où il était seul...
Réfléchissant.
Seul !... est-ce bien vrai ? N’est-ce pas pour une autre qu’il manque à ce rendez-vous, où je suis venue, où me voici !... On peut pardonner une infidélité, cela souvent ne dépend pas de nous ; une impolitesse... jamais ! Je n’ai pas été en ma vie une seule fois impertinente sans y avoir tâché... et réussi...
Se levant avec impatience.
Onze heures !... Monsieur le comte, vous arriviez le premier l’année dernière ; voilà une heure de retard qui me prouve que j’ai un an de plus ! Malheur à elle, malheur à vous de me l’avoir rappelé ! Je venais ici avec empressement, avec impatience, pour vous sauver, et vous me laissez le temps de réfléchir que je puis également vous perdre, que votre fortune politique est entre mes mains... c’est plus qu’ingrat, c’est maladroit...
Se levant et marchant vers le fond.
Allons !
Scène II
LA PRINCESSE, MAURICE, entrant par le fond
LA PRINCESSE, apercevant Maurice, qui vient d’entrer doucement derrière elle.
Ah !...
Lui tendant la main.
Vous faites bien d’arriver !
MAURICE.
Mille excuses, princesse.
LA PRINCESSE, d’un air gracieux.
Pas de reproches ! d’autres ne songeraient qu’à leur dignité blessée, moi je ne songe
Souriant.
qu’au temps perdu sans vous voir. Il faut qu’à minuit je sois rentrée à l’hôtel.
MAURICE.
Imaginez-vous qu’en quittant la Comédie française, il me sembla être suivi. Je pris plusieurs détours, plusieurs rues qui m’éloignaient de ce quartier, et je pensais avoir dérouté mes espions, lorsqu’en me retournant j’aperçus, sur ce boulevard désert, deux hommes enveloppés de manteaux qui me suivaient à distance. Que voulez-vous ? leur demandai-je. Ils ne répondirent que par la fuite, et quoiqu’ils courussent bien, je n’eusse pas manqué de les poursuivre et de les assommer, sans la crainte de vous faire attendre, princesses.
LA PRINCESSE, souriant.
Je vous en remercie !... Cette aventure se lie peut-être à celle dont je voulais vous entretenir. J’ai été aujourd’hui, comme je vous l’avais promis, à Versailles... Marie Leckzinska, notre nouvelle reine, et comme moi Polonaise, n’a rien à refuser à la petite-fille de Sobiesky ; elle a vu, à ma prière, le cardinal Fleury, elle lui a parié de l’affaire de Courlande.
MAURICE.
Ô bonne et généreuse princesse ! Eh bien ?...
LA PRINCESSE.
Eh bien, le cardinal aimerait mieux ne pas accorder les deux régiments qu’on lui demande ; il voudrait être agréable à la jeune reine, et en même temps ne mécontenter ni l’Allemagne ni la Russie, que vous menacez, et avec qui nous sommes en paix.
MAURICE, avec impatience.
Son avis, alors ?
LA PRINCESSE.
Il n’en a pas, il n’en émet pas... et pour agir en votre faveur, sans rien faire, il vous permet seulement de lever ces deux régiments... à vos frais !
MAURICE.
Cela me rassure.
LA PRINCESSE.
Et moi pas !... Avez-vous de l’argent ?
MAURICE.
Non !
LA PRINCESSE.
Comment, alors, paierez-vous vos deux régiments ?
MAURICE.
Mes régiments français ?
LA PRINCESSE.
Oui.
MAURICE, gaiement.
Je ne les paierai pas ! si ce n’est après la victoire ! Et jusque-là, soyez tranquille, je les connais !... ils se feront tuer pour moi... à crédit !
LA PRINCESSE.
Très bien ! Une autre chose encore... est-il vrai que vous ayez des dettes ? que vous deviez soixante-dix mille livres au comte de Kalkreutz, un Suédois, qui, en vertu d’une lettre de change, peut vous faire appréhender au corps ?
MAURICE.
Pourquoi cette demande ?
LA PRINCESSE.
Parce qu’un grand danger vous menace ; l’ambassadeur russe a chargé messieurs de la police de ne pas vous perdre de vue.
MAURICE.
Voilà donc pourquoi l’on m’a suivi ce soir... je suis fâché alors de n’avoir pas coupé les oreilles !...
LA PRINCESSE.
À ces espions ?... Mais leurs oreilles, c’est leur place ! des pères de famille peut-être ! Fi donc !... Mais ce n’est pas tout, l’ambassadeur moscovite veut également découvrir à tout prix ce M. de Kalkreutz qui doit être à Paris.
MAURICE.
Et pourquoi ?
LA PRINCESSE.
Pour lui acheter sa créance, se mettre en son lieu et place, et vous faire mettre en prison.
MAURICE.
Une belle vengeance !
LA PRINCESSE.
Mieux que cela, un coup de maître ; car, vous prisonnier, la Courlande, dont le souverain est en gage, est livrée aux intrigues de la Russie, les conjurés n’ont plus de chef, les troupes se dispersent.
MAURICE.
C’est ma foi vrai !... que faire !
LA PRINCESSE.
J’y ai déjà pensé... J’ai obtenu de M. le lieutenant de police, qui me doit sa place, que s’il découvrait la demeure de M. de Kalkreutz, on m’en donnerait d’abord avis à moi, qui vous en préviendrai... Alors, vous irez trouver M. de Kalkreutz...
MAURICE.
Pour me battre avec lui.
LA PRINCESSE.
Non, mais pour prendre des arrangements. Le plus simple de tous, serait de le payer.
MAURICE.
Et comment ? je n’ai pas soixante-dix mille livres disponibles.
LA PRINCESSE, avec affection.
Hélas ! ni moi non plus !
MAURICE.
Et d’ailleurs, je n’accepterais pas. Il n’y a donc qu’un moyen qui me convienne.
LA PRINCESSE.
Lequel ?
MAURICE.
Laissant la Moscovie, la Suède et la police s’enlacer mutuellement dans leurs intrigues, auxquelles je n’entends rien, je pars demain.
LA PRINCESSE.
Vous partez ?...
MAURICE.
Ce n’était pas mon dessein, mais une partie de mes recrues est déjà disséminée sur la frontière, et vos huissiers n’auront pas beau jeu contre mes houlans ; c’est là que j’irai me réfugier ! Le brevet que vous m’ayez obtenu double les droits de mes sergents-recruteurs, qui enrôlaient déjà sans permission ; jugez maintenant, avec autorisation et privilège du roi !... Nous allons lever en masse toute la frontière... Je sais bien qu’à Versailles et ailleurs il y aura du bruit, des réclamations, l’ordre de suspendre... Je vais toujours ! Des notes diplomatiques ?... j’intercepte... Des courriers ?... je les enrôle dans ma cavalerie.... Et, lorsqu’enfin les chancelleries européennes seront en mesure d’échanger des protocoles, la Courlande sera envahie, et les Tartares de Menzikoff dispersés par les escadrons français : voilà mon plan !...
LA PRINCESSE.
Il n’a pas le sens commun.
MAURICE.
Permettez ?... S’il s’agissait de l’ordonnance a une fête ou d’un quadrille de bal, je demanderais vos conseils ; mais dès qu’il s’agit de cavalerie et de manœuvres, je prends tout sur moi... cela me regarde.
LA PRINCESSE, s’animant.
Non, à peine arrivé, vous ne quitterez pas Paris ! C’est bien le moins que vous y restiez quelques jours encore ; que votre présence et votre affection me dédommagent enfin de ce que j’ai fait pour vous et des jours que je vous ai consacrés.
MAURICE.
Princesse, entendons-nous ! Je n’ai jamais été ingrat, et dans ce moment où je vous dois tant, manquer de franchise, serait manquer de reconnaissance ; ce matin déjà, car moi je ne sais pas tromper... je voulais tout vous dire et vous avouer...
LA PRINCESSE.
Que vous en aimez une autre ?
MAURICE, vivement.
Qui ne vous vaut pas, peut-être ?
LA PRINCESSE, en cherchant à se modérer.
Et quelle est-elle ?...
Avec explosion.
Quelle est-elle ?... Répondez... car vous ne savez pas ce dont je suis capable.
MAURICE.
C’est justement pour cela que je ne veux pas vous la nommer.
D’un ton conciliant.
Mais au lieu d’emportement et de menaces, pourquoi ne pas se parler de franche amitié, pourquoi surtout ne pas se dire loyalement la vérité ? Jamais je n’ai vu de femme plus aimable que vous, plus séduisante, plus irrésistible, et pourquoi ? C’est que vos chaînes ne semblaient tressées que de fleurs, c’est que, gracieuses et légères, elles retenaient un heureux et non pas un captif... c’est que toujours prêle à les briser, votre main coquette ne craignait pas d’en détacher parfois quelques feuilles.
LA PRINCESSE.
Maurice !
MAURICE.
J’ai juré de tout dire. C’est sous l’empire d’un pareil traité, que le plaisir, un jour, nous a souri, car ni vous ni moi, n’avions pris au sérieux un semblable sentiment, et nos liens volontaires ont eu d’autant plus de durée que chacun de nous s’était réservé le droit de les rompre ; le reproche est donc injuste, où il n’y eut point de serment, il n’y a point de parjure.
Avec chaleur.
Il y en aurait, si je manquais à l’amitié et à la reconnaissance que je vous ai vouées. De ce côté-là, j’en jure par l’honneur, je me crois engagé. Pour le reste je suis libre.
LA PRINCESSE.
Pas de me trahir, perfide !
MAURICE.
Ah ! prenez garde, princesse, je finis toujours par conquérir les libertés que l’on me conteste.
LA PRINCESSE.
C’est ce que nous verrons, et dussé-je vous perdre vous et celle que vous me préférez ; dussé-je, pour la connaître, tout sacrifier...
MAURICE.
Écoutez donc... ce bruit dans la cour...
LA PRINCESSE.
Un bruit de voiture !
MAURICE.
Est-ce que vous attendez quelqu’un ?
LA PRINCESSE.
Eh ! non, vraiment... Mademoiselle Duclos, qui, seule, peut venir ici, ne s’en aviserait pas, sachant que nous devions nous y trouver.
MAURICE, à la princesse, qui s’approche de la croisée, à droite.
Voyez donc... par la fenêtre du jardin, vous qui connaissez cette maison...
LA PRINCESSE, redescendant vivement.
Ô ciel ! c’est mon mari !
MAURICE.
Que dites-vous ?
LA PRINCESSE.
Le prince de Bouillon j’en suis sûre... je l’ai vu, descendant de voiture.
MAURICE.
Qu’est-ce que cela signifie ?
LA PRINCESSE.
Je l’ignore... Mais il n’est pas seul, d’autres personnes l’accompagnent, que la nuit ne m’a pas permis de distinguer...
MAURICE.
Je les entends !... elles montent cet escalier !
LA PRINCESSE.
C’est fait de moi !
MAURICE, remontant vers le fond.
Non, tant que je serai près de vous.
LA PRINCESSE.
Il ne s’agit pas de me défendre, mais d’empêcher que je sois vue dans cette maison !... Si le prince, si quelqu’un au monde se doute que j’y ai mis les pieds... je suis perdue de réputation !...
MAURICE.
C’est vrai !
LA PRINCESSE.
Ils viennent...
Montrant la porte à droite.
Ah ! de ce côté...
MAURICE.
Où cela conduit-il ?
LA PRINCESSE, traversant le théâtre et s’élançant dans le cabinet à droite.
À un petit boudoir !
Scène III
L’ABBÉ, LE PRINCE, entrant par le fond, MAURICE
LE PRINCE, apercevant la porte à droite qui vient de se fermer.
Ah ! l’on vous y prends mon cher...
MAURICE, avec trouble.
Vous ici, Messieurs ?...
LE PRINCE, riant.
J’ai vu la dame, je l’ai vue !
MAURICE.
C’est une plaisanterie, sans doute !
LE PRINCE.
Non, parbleu ! la robe blanche flottante... qui disparaissait... Voici donc la Saxe aux prises avec la France...
MAURICE.
Qu’est-ce que cela signifie ?
L’ABBÉ.
Que nous sommes au fait, mon cher comte.
LE PRINCE, gaiement.
Et que cela ne se passera pas à huis clos, il nous faut de l’éclat et du scandale.
Frappant sur l’épaule de l’abbé.
Nous ne sommes pas des abbés pour rien... n’est-il pas vrai ?
MAURICE, au prince avec impatience.
Eh ! Monsieur, j’aurais cru, au contraire, que c’était pour vous qu’il fallait éviter le bruit... Mais puisque vous le voulez, puisque vous savez tout...
LE PRINCE, riant.
Tout... et de plus nous avons les preuves...
MAURICE, froidement et mettant son chapeau.
Monsieur le prince, je suis à vos ordres... Monsieur l’abbé consentira, je l’espère (le costume n’y fait rien), à nous servir de témoin, et comme il y a, je crois, un jardin, nous pouvons y descendre.
LE PRINCE, riant.
À cette heure ?
MAURICE.
Il est toujours l’heure de se battre... et pourvu que nous en finissions promptement... cela doit vous convenir.
L’ABBÉ, qui à remonté la théâtre, redescend près de Maurice.
Voilà où est votre erreur. Nous ne tenons pas à en finir, au contraire, nous voulons que cela dure :
Amour fidèle,
Flamme éternelle !
Comme dit l’air de Rameau ! Et par un héroïsme qui surpasse toutes les magnanimités d’opéra, M. le prince vous abandonne votre conquête !
MAURICE.
Qu’est-ce à dire ?
L’ABBÉ.
À la condition que le traité de paix sera signé ici, à souper, à l’éclat des flambeaux !
LE PRINCE.
Au bruit des verres et du champagne.
MAURICE.
Est-ce de moi, Messieurs, que l’on veut rire ?
L’ABBÉ.
Vous l’avez dit !
LE PRINCE.
Mon seul but étant de prouver à la Duclos...
MAURICE.
La Duclos...
LE PRINCE, montrant la porte à droite.
Que je ne tiens plus à ses charmes.
L’ABBÉ.
Et que si la France et la Saxe se battaient pour elle...
LE PRINCE.
Et pour sa vertu...
L’ABBÉ.
Ce serait là une querelle d’Allemand que M. le prince ne se pardonnerait jamais... Ah ! ah ! ah !
LE PRINCE, riant aussi.
Ah ! ah ! ah ! c’est drôle, n’est-il pas vrai ?... Et loin de rire... comme nous... vous avez un air étonné...
MAURICE.
Oui, d’abord... Mais, maintenant, cela me paraît en effet si original...
LE PRINCE.
N’est-ce pas ?... Ah ! ah ! m’enlever la Duclos... de mon consentement... un service d’ami !...
L’ABBÉ.
Et vous ne refuserez pas, en nouveaux alliés, de vous donner la main...
MAURICE.
Non, parbleu ! voici la mienne...
LE PRINCE, déclamant.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie.
L’ABBÉ, riant.
Et si, pour ratifier le traité, il vous faut un notaire, je vais chercher celui de la Comédie française ! et d’autres témoins encore !
Il sort par le fond.
MAURICE, étonné.
Que dit-il ?
LE PRINCE, riant.
Vous ne vous doutez pas de la brillante compagnie qui vous attend dans ma petite maison... ou plutôt dans la vôtre... car, ce soir, vous êtes le maître, le héros de la fête ; à vous les honneurs !
MAURICE, avec embarras.
C’en est trop, prince !
LE PRINCE.
Sans compter une nouvelle surprise que nous vous préparons, une jeune dame charmante, qui désirerait ardemment vous connaître, et l’abbé, qui est maître des cérémonies, est allé lui donner la main pour vous la présenter avant le souper !
MAURICE, avec embarras.
C’est moi qui vous prierai de me conduire vers elle...
À part, regardant à droite.
Pourvu que d’ici-là je puisse délivrer ma captive et la soustraire à tous les regards !
Il s’approcha de la croisée à droite, qui est restée ouverte, et regarde dans le jardin.
Scène IV
L’ABBÉ, donnant la main à ADRIENNE, et entrant par le fond, LE PRINCE, allant au devant d’elle, MAURICE, regardant par la croisée, qui est au second plan, à droite
LE PRINCE, à Adrienne.
Arrivez donc ! M. le comte de Saxe est là qui vous attend avec impatience...
L’ABBÉ.
Eh ! mais, ma toute belle, vous tremblez ?
ADRIENNE.
Cela est vrai... la présence d’un homme illustre m’émeut toujours malgré moi.
LE PRINCE, s’approche de Maurice, qui est toujours près du balcon, et lui dit.
Mademoiselle Lecouvreur.
MAURICE, à ce nom, se retourne vivement.
Ô ciel !
ADRIENNE, levant les yeux, et regardant Maurice, poussant un cri.
Ah !
Le prince a passé près de la fenêtre à droite, qui était ouverte, et qu’il referme ; l’abbé est remonté au fond, à gauche, vers la table, sur laquelle il place son chapeau et ses gants. Les acteurs sont dans l’ordre suivant : l’abbé, Adrienne, Maurice, le prince.
MAURICE, à part.
C’est elle !
ADRIENNE, le regardant.
Le comte de Saxe... ce héros... ce n’est pas possible...
Elle s’avance vers lui.
MAURICE, à voix basse, et lui saisissant la main.
Tais-toi !
ADRIENNE, poussant un cri de joie, et portant la main à son cœur.
C’est lui !
LE PRINCE, qui a refermé la fenêtre et qui revient se placer entre eux.
Eh ! mais qu’avez-vous donc ?
ADRIENNE.
Une surprise... bien naturelle... M. le comte, que je croyais n’avoir jamais rencontré, m’était connu... mais beaucoup...
La regardant avec expression.
beaucoup !
L’ABBÉ, gaiement.
De vue !...
ADRIENNE, vivement.
Non ! je lui avais même parlé.
LE PRINCE.
Où donc ?
MAURICE, vivement.
Au bal de l’Opéra !...
LE PRINCE, riant.
Un déguisement.
ADRIENNE.
Monsieur le comte les aime, les déguisements ! je ne le croyais pas !
MAURICE.
J’avais peut-être des raisons !... et si je vous en faisais juge, Mademoiselle...
L’ABBÉ.
Cela se trouve bien, Adrienne a aussi une demande à vous adresser...
MAURICE.
À moi !
LE PRINCE.
C’est là seulement ce qui l’a décidée à venir avec nous ! une pétition à vous présenter en faveur d’un petit lieutenant.
L’ABBÉ.
Dont elle veut faire un capitaine !
MAURICE, avec émotion.
En vérité !... vous, Mademoiselle, vous vouliez...
ADRIENNE.
Oui... mais je n’ose plus...
MAURICE.
Et pourquoi ?
ADRIENNE.
Pauvre officier... je croyais qu’il n’avait que la cape et l’épée, et peut-être n’a-t-il pas besoin de moi pour faire son chemin.
MAURICE.
Ah ! quel qu’il soit, votre protection doit toujours lui porter bonheur !
ADRIENNE.
Je verrai alors... je prendrai des informations, et s’il mérite réellement l’intérêt qu’on lui porte...
LE PRINCE.
Vous aurez le temps de parler de lui à table... nous vous mettrons à côté l’un de l’autre...
Remontant le théâtre et revenant se placer entre Adrienne et l’abbé.
L’abbé, toi, le grand ordonnateur, veille au souper.
L’ABBÉ.
Les fruits et les bouquets, cela me regarde.
Il sort par la porte du fond, à gauche.
LE PRINCE.
Moi, je me charge d’un soin plus important... je crains que quelque fugitive ne veuille nous échapper... avant le souper.
ADRIENNE, gaiement.
Ce n’est pas moi, je vous le jure !
LE PRINCE, souriant.
Pour plus de sécurité... je vois moi-même donner la consigne : fermer toutes les portes, et nul ne sortira avant le jour !
Il sort comme l’abbé, par la porte du pan coupé, à gauche.
MAURICE, à part, regardant la porte à droite.
Ô ciel ! que devenir !
Scène V
ADRIENNE, MAURICE
ADRIENNE, les regardant sortir, puis portant la main à son front.
Ah ! j’en doute encore !... vous le comte de Saxe ! Parlez !... parlez !... que je sois bien sûre que c’est lui qui m’aime et que pourtant c’est toujours toi !
MAURICE.
Mon Adrienne !
ADRIENNE, avec émotion.
Maurice ! mon héros, mon dieu, vous que j’avais deviné...
MAURICE, lui faisant signe de se taire.
Silence !...
À part, regardant à droite.
Ah ! quel dommage que l’autre soit là.
À demi-voix.
Ce mystère qui cachait notre bonheur est plus que jamais nécessaire.
ADRIENNE, vivement.
Ne craignez rien ! mon amour est si grand, que l’orgueil lui-même n’y peut rien ajouter. Ne parlait-on pas d’une entreprise nouvelle ? de Moscovites que vous vouliez battre ? d’un duché de Courlande que vous vouliez conquérir à vous tout seul ? Bien, Maurice, bien ! je comprends qu’au milieu des grands intérêts qui s’agitent, auprès des graves conseillers ou des vieux ministres qu’il vous faut gagner, l’amour d’une pauvre fille comme moi puisse vous faire du tort.
MAURICE, vivement.
Non, non, jamais !
ADRIENNE.
Je me tairai, je me tairai.
Montrant son cœur.
Je renfermerai là mon ivresse et ma fierté ; je ne me vanterai pas de votre amour et de votre gloire ; je ne vous admirai que tout haut, comme tout le monde ; ils célébreront vos exploits, mais vous me les raconterez, à moi ! ils diront vos titres, vos grandeurs, et vous me direz vos peines ! Ces ennemis que font naître les succès, ces haines jalouses qui s’attaquent aux héros, comme à nous autres artistes, vous me confierez tout ; je vous consolerai, je vous dirai : Courage, marchez au but qui vous attend ! Donnez à la France une gloire qu’elle vous rendra ! donnez-leur à tous vos talents et votre génie, je ne te demande, moi, que ton amour !
MAURICE, la pressant contre son cœur.
Ô ma protectrice ! ô mon bon ange !
Regardant autour de lui.
Défends-moi toujours !
ADRIENNE.
Oui, toujours, et aujourd’hui même, désolée de ne pouvoir passer cette soirée avec vous, c’est encore à vous que je pensais. C’est en votre faveur que je voulais solliciter ce comte de Saxe que l’on disait si aimable. Oui, Monsieur, coquette par amour, je venais ici avec le dessein de le charmer, de le séduire... c’était là, c’est encore mon projet ! y réussirai-je ?
MAURICE.
Enchanteresse ! comment vous résister ! mais ce comte de Saxe, que, sans le connaître, vous vouliez séduire...
ADRIENNE.
C’est vrai ! Et même dans les plus grands périls, voyez, Monsieur, combien vous êtes heureux ! vous étiez le seul homme pour qui je vous aurais trahi.
MAURICE.
Et vous la seule que je ne trahirai jamais !
ADRIENNE.
J’y compte bien. Je crois à la foi des héros ! Silence, on vient.
Scène VI
L’ABBÉ, portant une corbeille de fleurs et sortant avec MICHONNET par la porte du pan coupé, à gauche, ADRIENNE, MAURICE
L’ABBÉ, tenant une corbeille de fleurs qu’il va placer sur la table à gauche, et s’adressant à Michonnet tout en faisant des bouquets.
J’en suis fâché pour vous, mon cher Michonnet, mais c’est la consigne, une fois entré, on ne sort plus.
MICHONNET.
J’espérais cependant pour un instant, et pas votre protection...
L’ABBÉ.
Moi, je ne m’occupe que des bouquets pour les dames... c’est M. le prince qui est gouverneur de la place, il a fermé lui-même toutes les portes de la citadelle... et il en garde les clés !
MICHONNET.
C’est pour affaire urgente... pour mon répertoire.
ADRIENNE.
Pauvre homme ! il ne rêve qu’à cela, même la nuit.
MICHONNET.
Une indisposition fait changer mon spectacle de demain, et je voudrais courir chez mademoiselle Duclos, avant qu’elle ne fût couchée.
L’ABBÉ, arrangeant ses bouquets, à gauche, près de la table.
Ah bah !
MICHONNET.
Lui demander si elle pourrait me jouer demain Cléopâtre.
L’ABBÉ, de même.
N’est-ce que cela ?
MAURICE, à part.
Ô ciel !
L’ABBÉ.
Vous n’avez pas besoin de vous déranger, mademoiselle Duclos soupe avec nous.
MICHONNET.
Vraiment ! je reste, alors.
L’ABBÉ.
C’est la reine de la soirée, demandez à M. le comte de Saxe.
MICHONNET, le regardant avec surprise et respect.
Il serait possible ! quoi ! c’est là M. le comte de Saxe... lui-même ?
ADRIENNE, présentant Michonnet au comte.
M. Michonnet, notre régisseur général et mon meilleur ami !
MICHONNET, passant près de Maurice.
C’est Monsieur, si je ne me trompe, que j’ai eu le plaisir de voir ce soir au foyer de la Comédie française.
À Adrienne.
Je crois même... c’est singulier... qu’il te demandait ?
ADRIENNE, vivement.
Il ne s’agit pas de moi, mais de Cléopâtre et de mademoiselle Duclos.
MICHONNET.
C’est vrai, et dès que vous m’assurez qu’elle est ici...
L’ABBÉ, quittant la table à gauche et venant se placer entre Adrienne et Michonnet, en tournant des rubans autour d’un bouquet.
Nous sommes chez elle... dans sa petite maison, où elle avait, pour ce soir, donné rendez-vous à M. le comte.
ADRIENNE.
Que dites-vous ?
MAURICE, voulant le faire taire.
Monsieur l’abbé !
L’ABBÉ, toujours arrangeant des bouquets.
En tête-à-tête... Je le sais, et je commets là une indiscrétion, car nous ne devions rien dire avant souper, mais ici, entre amis, je puis vous raconter l’anecdote.
MAURICE.
Et moi, je ne le souffrirai pas !
L’ABBÉ, terminant un bouquet.
Vous avez raison, M. le comte la sait mieux que moi, c’est à lui de vous la dire.
MAURICE, furieux.
Monsieur !
L’ABBÉ.
Je la gâterais, tandis que le héros lui-même de l’aventure.
À Adrienne.
Oserai-je offrir ce bouquet à Melpomène ? Ah ! mon Dieu ! quelle expression dans ses traits ! quelle expression tragique ! regardez donc vous-même, monsieur le comte !
L’abbé retourne vers la table du fond, à gauche.
MICHONNET, avec effroi.
Adrienne, qu’as-tu donc ?
ADRIENNE, s’efforçant de sourire.
Moi ? rien, vous le voyez... désolée d’avoir interrompu l’aventure que monsieur le comte nous promettait...
MAURICE, passant près d’Adrienne.
Et qui ne mérite point votre attention, Mademoiselle, rien n’est plus faux.
L’ABBÉ, redescendant près d’Adrienne.
Permettez... je ne dis pas que l’histoire soit neuve, mais elle est vraie.
MAURICE.
Et moi je vous atteste...
L’ABBÉ.
Vous en êtes convenu tout à l’heure devant moi...
Faisant un pas pour sortir.
et devant M. le prince, qui va nous la redire...
MAURICE.
C’est inutile !
L’ABBÉ.
C’est juste... ce pauvre prince, c’est assez d’une fois... et si le témoignage de mes yeux vous suffit...
ADRIENNE.
Vous avez vu ?...
L’ABBÉ, se rapprochant de la table, à gauche.
Au moment où nous entrions dans cet appartement, mademoiselle Duclos s’enfuir... dans celui-ci...
Montrant la porte à droite.
où elle est encore.
MICHONNET, à part, au fond du théâtre.
Celui-ci...
L’ABBÉ, retournant à la table du fond, à gauche.
Ce dont vous pouvez vous assurer.
ADRIENNE.
Moi !
L’abbé vient de se rasseoir devant la table au fond, à gauche. Adrienne s’élance vers la porte à droite ; Maurice, qui s’est placé devant elle, la prend par la main et la ramène au bord du théâtre.
MAURICE.
Un mot !
MICHONNET, qui est resté à droite, près de la porte du cabinet.
Je vais toujours m’assurer de mon répertoire.
Il entre doucement dans l’appartement à droite pendant que Maurice et Adrienne redescendent le théâtre.
Scène VII
L’ABBÉ, près de la table, à ses bouquets, ADRIENNE, MAURICE, sur le devant du théâtre et tournant le dos à l’abbé
MAURICE, rapidement et à voix basse.
Une intrigue politique que ni l’abbé ni le prince lui-même ne peuvent connaître m’a amené ici cette nuit...
Geste d’incrédulité d’Adrienne.
Mon avenir en dépend !
ADRIENNE, d’un air de mépris.
Et mademoiselle Duclos...
MAURICE, de même.
Elle n’est pas ici !... et ce n’est pas elle que j’aime... Je le jure sur l’honneur ! me crois-tu ?
ADRIENNE, lève les yeux, le regarde, et, après un instant, lui dit :
Oui !
MAURICE, lui serrant la main avec joie.
C’est bien. Il faut plus encore... il faut empêcher l’abbé d’entrer dans cette chambre ou d’entrevoir la personne qui s’y trouve, pendant que moi... (l’honneur et la loyauté me le commandent) je vais tenter, sans que nul s’en aperçoive, de protéger sa sortie, dussé-je gagner ou étrangler le concierge et faire sauter ses verrous !
ADRIENNE.
Allez ! je veillerai.
MAURICE, avec transport.
Merci, Adrienne !... Merci !
Il sort par le fond.
Scène VIII
L’ABBÉ, toujours à table, à gauche, ADRIENNE, seule sur le devant du théâtre, à droite, puis MICHONNET
ADRIENNE.
Sur l’honneur ! a-t-il dit... sur l’honneur ! Maurice ne pourrait pas manquer à un pareil serment... j’ai dû le croire !... sinon... ce ne serait plus lui...
MICHONNET, qui vient de sortir de la porte à droite, s’avance sur la pointe du pied ; il dit tout bas.
Adrienne... Adrienne... si tu savais quelle aventure...
ADRIENNE, avec distraction.
Qu’est-ce donc ?
MICHONNET, à voix basse.
Ce n’est pas la Duclos !
ADRIENNE, à part, avec joie.
Il me l’avait dit !
MICHONNET, à voix haute et riant.
Ce n’est pas la Duclos !
L’ABBÉ, se levant de la table et s’avançant vivement.
Comment, ce n’est pas elle ?
MICHONNET, allant au devant de lui.
Silence !... c’est un secret.
L’ABBÉ.
Qu’importe !... nous ne sommes que trois... et je ne compte pas ! je suis muet.
MICHONNET.
C’est ce que chacun dit toujours dans le comité, et cependant tout finit par se savoir.
L’ABBÉ, vivement.
Ce n’est pas la Duclos !... et le comte de Saxe qui nous a avoué lui-même que c’était elle... Qui est-ce donc, alors... qui donc ?...
MICHONNET.
Je n’en sais rien... mais ce n’est pas elle... je le jure.
L’ABBÉ.
Vous l’avez vue ?
MICHONNET.
Du tout !
ADRIENNE, vivement.
C’est bien
MICHONNET.
Obscurité complète... comme si la rampe et le lustre eussent été baissés ; mais j’avais, en entrant, rencontré une manche et une robe de femme, et persuadé,
À l’abbé.
puisque vous me l’aviez dit, que c’était la Duclos... j’ai abordé sur-le-champ la question, et j’ai demandé, à tâtons, si, pour aider le répertoire, elle consentait à jouer demain Cléopâtre. La main que je tenais a tressailli, et une voix qui m’est inconnue s’est écriée avec fierté : « Pour qui me prenez-vous ? » Pour mademoiselle Duclos, ai-je répondu. À quoi on a répliqué à voix basse : « Je suis chez elle, il est vrai, pour des intérêts que je ne puis dire. »
L’ABBÉ.
Est-il possible !
MICHONNET.
« Mais, qui que vous soyez, » a continué la personne mystérieuse en baissant toujours la voix, « si vous me donnez les moyens de sortir à l’instant de cette maison sans être vue, vous pouvez compter sur ma protection, et votre fortune est faite. » Je lui ai répondu alors que je n’étais pas ambitieux, et que si je pouvais seulement être nommé sociétaire... Moi, sociétaire !
L’ABBÉ et ADRIENNE, avec impatience.
Eh bien ?
MICHONNET.
Eh bien ! me voilà !... que faut-il faire ?
L’ABBÉ, passant devant Michonnet et s’avançant vers la porte.
Savoir d’abord quelle est cette dame.
ADRIENNE, se plaçant devant la porte.
Monsieur l’abbé, y pensez-vous ?
L’ABBÉ.
Elle était ici avec le comte de Saxe, je vous l’atteste.
ADRIENNE.
Raison de plus pour la respecter ! une pareille indiscrétion serait manquer à toutes les convenances... et vous, un homme du monde !... un abbé !
L’ABBÉ.
C’est que vous ne savez pas... je ne peux pas vous dire l’intérêt que j’ai à connaître cette personne... c’est pour moi d’une importance !...
ADRIENNE, à part.
Maurice disait vrai.
L’ABBÉ, à part.
La princesse compte sur moi, je lui ai promis, et à tout prix...
Il fait un pas vers la porte.
ADRIENNE.
Non, monsieur l’abbé, vous n’entrerez pas...
L’ABBÉ, d’un air suppliant.
Par hasard et sans le vouloir...
ADRIENNE.
Non, monsieur l’abbé, j’en appellerai plutôt à M. le prince lui-même, au maître de la maison, qui ne permettra pas que chez lui...
L’ABBÉ, vivement.
Vous avez raison !... je vais tout dire au prince, qui sera enchanté ! quel bonheur ! quel hasard pour lui ! la Duclos est innocente ! complètement innocente... Il ne s’y attendait pas... ni nous non plus...
Il sort par le fond. Adrienne l’accompagne jusqu’à la porte et le suit encore des yeux pendant que Michonnet, qui était resté à gauche, traverse le théâtre en secouant la tête et va se placer à droite.
Scène IX
ADRIENNE, MICHONNET
ADRIENNE, redescendant le théâtre.
Il s’éloigne !
MICHONNET.
Que veux-tu faire ?
ADRIENNE.
Délivrer cette personne quelle qu’elle soit... et la sauver.
MICHONNET.
Pour moi ?...
ADRIENNE.
Non, pour un autre... à qui je l’ai promis.
MICHONNET.
Encore lui !... toujours lui ! pourquoi te mêler de pareilles affaires ?
ADRIENNE.
Je le veux !
MICHONNET.
Il ne faut pas, nous autres comédiens, nous jouer aux grands seigneurs et aux grandes dames, ça nous porte malheur...
ADRIENNE.
Je le veux !
MICHONNET, d’un air résigné.
C’est différent... Puis-je au moins t’aider, t’être bon à quelque chose ?...
ADRIENNE.
Non... il l’a dit : personne ne doit la voir...
Éteignant les deux bougies qui sont sur la table.
pas même moi !
MICHONNET, étonné.
Eh bien... eh bien... comment veux-tu ainsi t’y reconnaître ?...
ADRIENNE.
Soyez tranquille ! Voyez seulement au dehors si personne ne vient nous surprendre...
MICHONNET, avec colère.
C’est absurde !...
Se radoucissant.
J’y vais... j’y vais...
Il sort en fermant la porte du fond.
Scène X
ADRIENNE, puis LA PRINCESSE
ADRIENNE, se dirigeant vers la porte à droite.
Allons !...
Elle frappe à la porte.
On ne me répond pas... Ouvrez... ouvrez, Madame... au nom de Maurice de Saxe...
La porte s’ouvre.
Je savais bien que rien ne résisterait à ce talisman.
LA PRINCESSE, ouvrant la porte.
Que me veut-on ?
ADRIENNE.
Vous sauver !.... vous donner les moyens de sortir d’ici...
LA PRINCESSE.
Toutes les portes sont fermées.
ADRIENNE.
J’ai là une clé... celle du jardin sur la rue.
LA PRINCESSE, vivement.
Ô bonheur !... donnez ! donnez !
ADRIENNE.
Mais, par exemple... il faut descendre jusqu’au jardin sans être vue !... comment ? je ne saurais vous le dire, car je ne connais pas cette maison...
LA PRINCESSE.
Rassurez-vous !
Se dirigeant vers la gauche, pendant qu’Adrienne va écouter à la porte du fond ; elle dit à part.
Grâce à ce panneau secret...
Elle cherche dans la moraille le panneau, qui s’ouvre sous la main.
La voici !...
Revenant vers Adrienne, qui, dans ce moment, redescend le théâtre.
Mais, vous, à qui je dois un pareil service... qui êtes-vous ?
ADRIENNE.
Qu’importe... partez.
LA PRINCESSE.
Je ne puis distinguer vos traits...
ADRIENNE.
Ni moi les vôtres.
LA PRINCESSE.
Mais cette voix ne m’est pas inconnue... je l’ai entendue plus d’une voix... oui, oui... Pourquoi vous dérober à ma reconnaissance... duchesse de Mirepoix... c’est vous ?
ADRIENNE.
Non !... Mais hâtez-vous de fuir les dangers qui vous menacent...
LA PRINCESSE.
Vous les connaissez donc ?
ADRIENNE.
Qu’importe, vous dis-je ? croyez à ma discrétion et ne craignez rien.
LA PRINCESSE.
Mais ces dangers... ces secrets, qui vous les a confiés ?
ADRIENNE.
Quelqu’un qui me dit tout...
LA PRINCESSE, à part.
Ô ciel !
Haut, à Adrienne.
Qui donc a donné à Maurice le droit de tout vous dire ?
ADRIENNE, lui prenant la main.
Et qui vous a donné à vous-même le droit de l’appeler Maurice, le droit de m’interroger... de trembler... de frémir ?... car votre main tremble ! vous l’aimez !
LA PRINCESSE.
De toutes les forces de mon âme !
ADRIENNE.
Et moi aussi !
LA PRINCESSE.
Ah ! vous êtes celle que je cherche.
ADRIENNE.
Qui êtes-vous donc ?
LA PRINCESSE, avec fierté.
Plus que vous, à coup sûr !
ADRIENNE.
Qui me le prouvera ?
LA PRINCESSE.
Je vous perdrai !
ADRIENNE, avec hauteur.
Et moi... je vous protège !
LA PRINCESSE.
Ah ! c’en est trop !... je saurai quels sont vos traits...
ADRIENNE.
Je démasquerai les vôtres...
LE PRINCE, en dehors.
Palsambleu ! nous connaîtrons la vérité !...
LA PRINCESSE, à part.
Ô ciel ! la voix de mon mari !... et partir quand ma rivale est en mon pouvoir, quand je vais la connaître...
ADRIENNE.
Restez... restez... donc !... voici des flambeaux !
LA PRINCESSE.
Eh bien ! oui... je resterai... non, non... je ne le puis !
Elle s’élance par le panneau, à gauche, qu’elle referme, et disparaît pendant qu’Adrienne a remonté le théâtre et ouvre la porte du fond. Le prince et l’abbé entrent avec des flambeaux, tandis que deux valets restent au fond, en dehors, également avec des flambeaux.
ADRIENNE, au prince.
Venez !... venez !...
Regardant autour d’elle, et ne voyant plus personne.
Grand Dieu !
Scène XI
ADRIENNE, LE PRINCE, L’ABBÉ
LE PRINCE.
Tu es donc sûr, l’abbé, que ce n’est pas la Duclos ?
L’ABBÉ.
Je l’atteste.
LE PRINCE.
Quel bonheur !
L’ABBÉ, montrant la porte à droite.
Entrons de ce côté, et pendant que ces dames, en bas, ne se doutent de rien.
Ils entrent dans l’appartement, à droite, au moment où l’on voit à la porte du fond paraître les têtes de mesdemoiselles Dangeville et Jouvenot.
TOUTES DEUX, s’avançant sur la pointe du pied.
Suivons-les !
ADRIENNE, à part, avec douleur.
Sur l’honneur, avait-il dit, sur l’honneur ! Non, je ne puis me persuader encore qu’il m’ait trompée...
Scène XII
MICHONNET, ADRIENNE
MICHONNET, entrant sur la pointe du pied, par la porte de pan coupé, à gauche.
Eh bien ! cette dame, tu l’as donc sauvée ?
ADRIENNE.
Eh ! oui.
MICHONNET.
Alors c’est elle qui tout à l’heure traversait le jardin avec le comte de Saxe.
ADRIENNE.
Vous en êtes sûr ?
MICHONNET.
Comment ?... En passant devant le massif où j’étais, elle a même laissé tomber un bracelet que voici...
ADRIENNE, le prenant.
Donnez... Et le comte de Saxe...
MICHONNET.
Il est parti avec elle !
ADRIENNE.
Avec elle !
MICHONNET.
Ainsi, rassure-toi !... que ça ne t’inquiète plus... il veille sur elle !
ADRIENNE, tombant sur le fauteuil qui est près de la table, à gauche.
Ah ! tout est fini !
Scène XIII
MICHONNET, ADRIENNE, LE PRINCE, L’ABBÉ et LES DEUX DAMES sortant de l’appartement, à droite
LE PRINCE.
Personne !
LES DEUX DAMES et L’ABBÉ.
Personne !
LE PRINCE, s’avançant.
C’est égal... ce n’était pas la Duclos et je triomphe !...
Se retournant.
La main aux dames et à souper !
Il offre une main à mademoiselle Jouvenot, l’autre à mademoiselle Dangeville, tandis que l’abbé présente la sienne à Adrienne, qui, toujours assise et absorbée dans sa douleur, ne le voit ni l’écoute. La toile tombe.
ACTE IV
Un salon de réception très élégant chez la princesse de Bouillon ; porte au fond, deux portes latérales.
Scène première
MICHONNET, s’inclinant vers la porte à gauche, d’où il sort
Merci, mon prince, merci ! Rentrez donc, je vous prie ! trop d’honneur !
Redescendant le théâtre.
Un prince de Bouillon ! un descendant de Godefroy de Bouillon, me reconduire jusqu’à la porte de son cabinet... moi, régisseur ! Que serait-ce donc si j’étais... Ah çà ! voici ma commission faite, et avec quelque succès, j’ose le dire !... Je puis m’en aller...
Regardant la pendule du salon.
Trois heures !... la répétition sera finie, et sans moi ! C’est la première fois que j’y aurai manqué.... Je me dérange !... C’est du désordre !... mais Adrienne me l’avait demandé comme un service ! Elle y tenait tant ! elle était d’une telle impatience, qu’avant que je fusse parti elle aurait voulu que déjà je fusse de retour.
UN VALET, entrant par la porte du fond, avec Adrienne, et lui montrant Michonnet.
Oui, Mademoiselle, il est encore ici.
MICHONNET.
Que disais-je ? c’est elle !...
Scène II
MICHONNET, ADRIENNE
ADRIENNE.
Que devenez-vous donc ?... Qui peut vous retenir ?... Depuis plus de deux heures je vous attends, et je craignais qu’il ne fût survenu quelque accident, quelque obstacle...
MICHONNET.
Aucun !... tout s’est passé comme tu le désirais. À ton nom seul toutes les portes se sont ouvertes ! car il faut rendre justice à ces grands seigneurs, ils aiment les artistes, ils nous aiment !... Mon prince, lui ai-je dit, vous avez souvent daigné répéter à mademoiselle Lecouvreur que vous lui donneriez, quand elle le voudrait, soixante mille livres des diamants qu’elle tient de la libéralité de la reine... – C’est vrai, je ne m’en dédis pas. – Eh bien ! elle m’envoie vers vous, en secret, comptant sur votre bienveillance pour lui rendre ce service, et sur votre discrétion pour n’en parler à personne... Tu vois... c’est assez bien tourné.
ADRIENNE, avec impatience.
Très bien... et après ?
MICHONNET.
Après ?... Il a paru étonné... et m’a demandé pourquoi se défaire de ces diamants... dans quelle idée ?... dans quel but ?... Question à laquelle il m’a été impossible de répondre, attendu que tu ne m’as pas fait part de tes intentions... Il s’est mis alors à écrire un bon sur la caisse des fermiers généraux... en prononçant cette phrase, qui était convenable : Dites à mademoiselle Lecouvreur que je ne regarde cet écrin que comme un dépôt. Puis il a ajouté, avec un sourire qui m’a paru moins bien : Dépôt qu’elle pourra, quand elle le voudra, venir me redemander elle-même !...
ADRIENNE, avec impatience.
Enfin, ces soixante mille livre...
MICHONNET.
Je les ai là.
ADRIENNE.
Ah ! je respire... Mais si vous saviez tout ce que ces deux heures d’attente m’ont fait souffrir !... Vous n’auriez pas été aussi longtemps... car la journée avance, et il me reste encore d’autres démarches à faire...
MICHONNET.
Oui, dix mille livres de plus, qu’il te faut... Tu me l’avais dit, et les voici !
ADRIENNE.
Ô ciel !
MICHONNET.
J’ai commencé par aller te les chercher... Voilà ce qui m’a retenu... Je t’en demande pardon...
ADRIENNE.
Vous... me les chercher !... et où donc ?
MICHONNET.
Chez le notaire de la succession de mon oncle, l’épicier de la rue Férou.
ADRIENNE.
Cet héritage ! votre seul bien... tout ce que vous possédez !... Je ne puis accepter un tel sacrifice.
MICHONNET.
Et pourquoi donc ?
ADRIENNE.
Je puis exposer ma fortune... mais non celle d’un ami !
MICHONNET.
L’exposer ?... en quoi ?... Explique-moi d’abord...
ADRIENNE.
Je ne le puis !... Je ne puis vous rien dire !
MICHONNET.
Rien ?... Je ne t’en demande pas davantage !... Prends... je le veux... Tout cela t’appartient !
ADRIENNE.
Nous discuterons cela plus tard, gardez-les... Il faudrait, à l’instant même, porter cette somme rue Saint-Honoré, à l’hôtel de l’ambassadeur.
MICHONNET.
L’ambassadeur moscovite ?
ADRIENNE.
Oui ! à lui-même !... La lui remettre en paiement d’une lettre de change de soixante-dix mille livres, souscrite à M. le comte de Kalkreutz...
MICHONNET, étonné.
Comment ?
ADRIENNE, avec impatience.
Le comte de Kalkreutz... un Suédois...
MICHONNET, avec douceur.
Je ne comprends pas...
ADRIENNE.
Vous n’avez pas besoin de comprendre... Silence !... c’est l’abbé !...
Scène III
MICHONNET, L’ABBÉ, ADRIENNE
L’ABBÉ, entrant par le fond.
Que vois-je ?... mademoiselle Lecouvreur chez M. le prince de Bouillon !... Est-ce que cela nous annoncerait un contrordre ?... Est-ce qu’on ne vous verrait pas ce soir ?...
ADRIENNE.
Si, vraiment ! plus que jamais je dois tenir ma parole à M. le Prince, et je viendrai.
L’ABBÉ.
Je respire ! car je connais des dames qui se font une grande fête de vous voir et de vous entendre ; par malheur, il pourra bien vous manquer un de vos enthousiastes, de vos fanatiques...
MICHONNET.
Qui donc ?
L’ABBÉ.
Ce pauvre comte de Saxe !
ADRIENNE, à part.
Qu’entends-je ?
L’ABBÉ.
Il lui arrive l’aventure la plus piquante et la plus originale... Mon état est d’apprendre les nouvelles et de les répandre, et je tiens celle-ci de bonne source... Imaginez-vous qu’il ne s’agissait de rien moins, pour lui, que de partir cette semaine pour conquérir la Courlande, et de là, devenir grand-duc... roi, que sais-je ?
Riant.
Et vous ne devineriez jamais qui lui enlève sa couronne ? qui l’arrête au milieu de sa conquête ?
MICHONNET.
Non !
L’ABBÉ, riant toujours.
Une lettre de change de soixante-dix mille livrer.
MICHONNET.
Comment dites-vous ?
L’ABBÉ.
Que l’ambassadeur de Russie a rachetée par dessous main, afin de vaincre par huissier et de faire prisonnier, sans combats, le général qu’il redoutait.
MICHONNET, étonné.
Ce n’est pas possible !
L’ABBÉ, riant toujours.
Je vous l’atteste ! et le plus curieux... c’est que cette lettre de change était d’abord entre les mains d’un comte de Kalkreutz...
MICHONNET, vivement.
Un Suédois !
L’ABBÉ.
Vous le connaissez ?
MICHONNET, avec colère, et regardant Adrienne.
Oui... certes...
L’ABBÉ.
Et il parait que c’est une maîtresse du comte de Saxe, une grande dame !...
ADRIENNE, vivement.
Une grande dame !...
L’ABBÉ.
Que par malheur je ne connais pas encore, mais que j’espère bien découvrir... qui, dans un transport de jalousie, a dénoncé ce fait à l’ambassadeur tartare ; de sorte qu’en ce moment le héros saxon, sans sceptre et sans armée, gémit sous les verrous, attendant que la politique ou l’amour vienne le délivrer... Voilà l’aventure primitive, je vous la donne... je vous la livre... permis à vous de l’embellir et de l’orner... Je vais la confier aux méditations de M. de Bouillon... un savant qui aime à traiter ces sujets-là.
Il sort par la porte à gauche ; Michonnet remonte après lui le théâtre, le suit des yeux quelques instants, puis redescend à droite.
Scène IV
ADRIENNE, MICHONNET
MICHONNET, à Adrienne, qui, silencieuse, baisse les yeux.
Ce que je viens d’entendre est donc vrai... le comte de Saxe est celui que tu aimes ?
ADRIENNE, à voix basse.
Oui.
MICHONNET.
Et que tu veux délivrer ?
ADRIENNE, de même.
Oui.
MICHONNET.
Au prix de ta fortune ?
ADRIENNE, avec passion.
Au prix de tout mon sang !
MICHONNET.
Mais tu n’as donc pas entendu qu’il ne t’aimait pas, qu’il en aimait une autre ?
ADRIENNE.
Je le sais.
MICHONNET.
Et tu oses me l’avouer... et tu n’en rougis pas...
ADRIENNE.
Ah ! vous ne pouvez pas comprendre, vous, qu’on aime sans le vouloir et malgré soi.
MICHONNET, vivement.
Si !
ADRIENNE.
Cherchant à le cacher à tous et à soi-même... en rougissant de honte, de cette honte qui est encore de l’amour.
MICHONNET, avec passion.
Si, si, je le comprends !... pardon, Adrienne, c’est moi qui suis un insensé de t’avoir parlé ainsi. Mais qu’espères-tu ?
ADRIENNE.
Rien !...
Avec amour.
que de le sauver !... Et puis, ne nous a-t-on pas parlé tout à l’heure d’une rivale, d’une grande dame ?
MICHONNET.
Celle au bracelet, sans doute, celle qu’il te préfère et pour laquelle il t’a trahie.
ADRIENNE, portant la main à son cœur.
C’est vrai ! mais ne me le dites pas, c’est comme si vous me frappiez là d’un fer froid et aigu, et ce n’est pas votre intention.
MICHONNET, vivement et avec bonté.
Oh ! non, non ! tu ne peux le croire.
ADRIENNE.
Cette rivale, je veux la connaître.
Avec énergie.
Je la connaîtrai ! pour lui dire : C’est par vous qu’il fut prisonnier, c’est par moi qu’il a recouvré la liberté, même celle de vous voir, de vous aimer, de me trahir encore... Jugez vous-même, Madame, qui de nous aimait le mieux.
MICHONNET.
Et lui ?
ADRIENNE, avec mépris.
Lui !... il m’a trompée, j’y renonce à jamais !
MICHONNET, avec joie.
Bien cela !... Mais alors, réponds-moi, pourquoi tout sacrifier à un ingrat ?
ADRIENNE.
Pourquoi ? vous me le demandez ! La vengeance m’est-elle donc interdite et ne m’est-il pas permis de la choisir ? N’avez-vous pas entendu tout à l’heure qu’il s’agissait pour lui en ce moment de combattre, de vaincre, de gagner un duché... peut-être une couronne... Et songez donc, ami, songez, s’il me la devait !... s’il la tenait de ma main ! Roi, par la tendresse de celle qu’il a abandonnée et trahie !... Roi, par le dévouement de la pauvre comédienne !... Ah ! il aura beau faire, il ne pourra m’oublier ! À défaut de son amour, sa gloire même et sa puissance lui parleront de moi ! Comprenez-vous à présent ma vengeance ?
« Comblé de mes bienfaits, je veux l’en accabler ! »
Ô mon vieux Corneille ! viens à mon aide ! viens soutenir mon courage, viens remplir mon cœur de ces élans généreux, de ces sublimes sentiments que tu as tant de fois placés dans ma bouche. Prouve-leur à tous que nous, les interprètes de ton génie, nous pouvons gagner au contact de tes nobles pensées... autre chose que de les bien traduire ! Ce que tu as dit, je le ferai !
À Michonnet.
Allez, courez le délivrer ! Je vous attendrai chez moi.
Elle sort par le fond.
Scène V
MICHONNET, seul, allant reprendre son chapeau, qu’il avait posé, dans la première scène, sur l’un des fauteuils à gauche
Ah ! elle n’a que trop raison de compter sur moi, qui suis encore plus insensé qu’elle... Car, après tout, elle donne sa fortune pour un amant, c’est tout simple !... mais moi, la mienne pour un rival !...
Soupirant.
Enfin, elle le veut, cela lui fait plaisir... alors à moi aussi... Mais ce qu’elle ne trouverait pas dans le grand Corneille lui-même, ce qui est le sublime de l’absurde, c’est que je souffre de sa peine... à elle ! c’est que je suis tenté de lui en vouloir... à lui... de ce qu’il ne l’aime pas, et je serais furieux s’il l’aimait !
Apercevant la princesse qui sort de l’appartement à droite.
Dieu ! une belle dame !... la maîtresse de la maison, sans doute.
La saluant sans que la princesse le voie.
Elle ne me voit pas, et je puis sortir, je crois, sans que cela la dérange... Allons remplir mon message, et porter notre argent à la Russie.
Il sort par le fond.
Scène VI
LA PRINCESSE, seule et rêvant, puis L’ABBÉ, sortant de la porte à gauche
LA PRINCESSE, à part et rêvant.
Que Maurice coure la rejoindre, je l’en défie, et quant à briser mes chaînes, il doit voir à présent que cela n’est pas si facile... La seule chose qui m’inquiète, c’est ce bracelet, donné hier par mon mari et perdu dans ma fuite... à quel moment ?... sans doute en montant dans ce carrosse de louage qu’il m’a fallu prendre ! Après tout, personne ne sait que ce bracelet m’appartient... quelques diamants de moins, cela regarde M. de Bouillon. L’essentiel, l’important pour moi, c’est de connaître cette femme qui exerce sur lui un tel empire. Celle à qui il confie tout. Et quand je pense que j’ai tenu ce secret, mieux encore, cette rivale entre mes mains... et que tout m’est échappé, grâce à mon mari, dont le flambeau est venu tout embrouiller... La science n’en fait jamais d’autres... avec ses lumières... Aussi je lui en veux, et vienne l’occasion !...
Apercevant l’abbé et d’un air gracieux.
Eh ! c’est vous, l’abbé.
L’ABBÉ, sortant de la porte à gauche.
Vous, Madame ! déjà superbe, éblouissante...
LA PRINCESSE.
J’ai voulu de bonne heure me tenir prête à recevoir tout mon monde... et en attendant, je rêvais.
L’ABBÉ.
Non pas à moi... j’en suis sûr.
LA PRINCESSE.
Peut-être !... à des projets de vengeance... projets dans lesquels je ne vous ai pas défendu de m’aider... au contraire.
L’ABBÉ, vivement.
Eh bien ! Madame !... vous me voyez furieux, je ne sais rien encore !
LA PRINCESSE, souriant.
En vérité !... vous me rassurez !... je comptais si bien sur vos talents et votre habileté... que je commençais à m’effrayer de la récompense promise... mais, grâce au ciel !... et à vous...
L’ABBÉ, vivement.
Ah ! ne me parlez pas ainsi... car vous me désespérez ! un instant j’ai cru connaître la personne, tout me prouvait que c’était la Duclos...
LA PRINCESSE.
La Duclos !
L’ABBÉ.
Votre mari lui-même paraissait convaincu... il me l’avait dit et démontré...
LA PRINCESSE.
Raison de plus pour ne pas le croire !... Eh bien ! moi, je suis plus heureuse ou plus habile que vous, j’ai vu cette beauté mystérieuse !... par un hasard singulier, je me suis trouvée, il y a quelques jours... la semaine dernière, avec elle... à la campagne... dans une allée sombre... très sombre...
L’ABBÉ.
En vérité.
LA PRINCESSE.
Et sans pouvoir distinguer ses traits... je lui ai entendu prononcer quelques mots... une phrase que j’ai retentie... celle-ci : « Ne craignez rien. Votre secret m’a été confié par quelqu’un qui me dit tout. » C’est à coup sûr fort insignifiant ; mais le singulier, le voici : c’est que l’accent, le son de la voix, me sont parfaitement connus ! plus je me la rappelle et plus il me semble que maintes fois je l’ai entendue retentir à mon oreille !
L’ABBÉ.
Vous croyez ?
LA PRINCESSE.
A n’en pouvoir douter !... En quels lieux ?... c’est ce que je ne puis dire ! J’avais d’abord pensé à la duchesse de Mirepoix, j’ai couru ce matin lui faire une visite d’amitié ! Une voix aigre et pointue qui fait mal aux nerfs ! Je suis passée chez madame de Sancerre, madame de Beauveau, madame de Vaudemont, pour m’informer de leurs nouvelles, empressement dont elles ont été vivement touchées, sans compter que jamais je ne les avais écoutées avec autant d’attention ! Quelles futilités ! quel bavardage ! quel ennui !... j’ai tout subi ! courage héroïque dépensé en pure perte ! ce n’était pas cela ! et pourtant c’est la voix de quelqu’un que je rencontre souvent... habituellement... dans ma société intime.
L’ABBÉ, vivement.
Attendez ! avez-vous vu la duchesse d’Aumont ?
LA PRINCESSE, vivement.
Non, vraiment ! et pourquoi ?
L’ABBÉ.
Une inspiration !... une idée.
LA PRINCESSE, vivement.
En effet !... l’intérêt que, malgré elle, elle paraissait prendre hier au comte de Saxe ! tous ces détails intimes qu’elle savait sur son compte... et qu’elle était censée tenir de Florestan de Belle-Isle...
L’ABBÉ, riant.
Son cousin.
LA PRINCESSE.
Est-ce que vous croyez aux cousins ?
L’ABBÉ.
Du tout... on ne les prend généralement que comme un manteau, contre l’orage.
Scène VII
LA PRINCESSE, L’ABBÉ, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE.
Madame la duchesse d’Atimont !
LA PRINCESSE, bas, à l’abbé.
C’est le destin qui nous l’envoie.
Allant au devant d’elle.
C’est vous ma toute belle !... comme vous êtes aimable de nous venir de si bonne heure... l’abbé et moi nous parlions de vous... nous allions peut-être en dire du mal !...
ATHÉNAÏS, souriant.
Vrai !
L’ABBÉ, bas, à la princesse.
Est-ce la même voix ?
LA PRINCESSE, bas.
On ne peut pas juger sur un mot... faites-la parler, j’étudierai.
L’ABBÉ, quittant la princesse et passant de l’autre côté, à droite, près d’Athénaïs.
Madame la duchesse tenait tant à entendre mademoiselle Lecouvreur...
ATHÉNAÏS.
Oh ! oui...
L’ABBÉ.
C’est un talent... un talent...
ATHÉNAÏS.
Fort !
L’ABBÉ.
Tandis que celui de la Duclos...
ATHÉNAÏS.
Nul.
LA PRINCESSE, à part.
Il paraît que nous n’en obtiendrons pas une phrase entière...
Haut.
Je commence à être de votre avis, duchesse. Pour bien apprécier le charme de mademoiselle Lecouvreur et le naturel de sa diction, il faut avoir essayé soi-même quelques lignes en scène... Tenez, nous devons la semaine prochaine dire des proverbes chez M. le comte de Noailles... je joue un rôle...
ATHÉNAÏS.
Vous devez bien jouer la comédie, princesse ?
LA PRINCESSE.
Moi ! non... tout m’embarrasse. Je répétais tout à l’heure avec l’abbé, quand vous êtes venue...
ATHÉNAÏS.
Vous déranger ?
L’ABBÉ, vivement.
Pas le moins du monde.
ATHÉNAÏS.
Continuez... je ne dis plus un mot !
L’ABBÉ, à part.
À merveille !
LA PRINCESSE.
Gardez-vous-en bien ! Je suis sûre, au contraire, de gagner à vous entendre, ma toute belle, car le difficile, c’est le naturel, c’est de parler simplement, comme l’on parle. J’ai, dans ma première scène, par exemple, une phrase, la plus simple qu’on puisse réciter, et je n’en puis venir à bout.
ATHÉNAÏS.
Vous ?
LA PRINCESSE.
« Ne craignez rien. Votre secret m’a été confié par quelqu’un qui me dit tout !... »
ATHÉNAÏS.
C’est bien facile.
LA PRINCESSE.
Oui-da ! eh bien ! je voudrais vous l’entendre prononcer à vous-même !
ATHÉNAÏS.
À moi !
LA PRINCESSE.
Comment la diriez-vous ?
ATHÉNAÏS, riant.
Je ne la dirais pas.
Elle les quitte et passe à la gauche du théâtre.
LA PRINCESSE, bas, à l’abbé.
Elle élude la question.
L’ABBÉ, de même.
C’est elle !
LA PRINCESSE, allant au devant de la marquise, de la baronne et des dames qui entrent par la porte du fond.
Bonjour, mes très chères !
Scène VIII
Pendant que les dames entrent par le fond, plusieurs seigneurs sortent de l’appartement, à droite, avec LE PRINCE, LA MARQUISE, LA PRINCESSE, LA BARONNE, L’ABBÉ, ATHÉNAÏS. Les autres dames, qui sont entrées par la porte du fond, vont s’asseoir sur des fauteuils placés à gauche ; les seigneurs, qui sont entrés avec le prince, se tiennent debout devant elles.
LE PRINCE, à droite.
Oui, Messieurs, la nouvelle est authentique...
Saluant les dames.
et je puis vous attester qu’à l’heure où je vous parle il est libre, complètement libre...
ATHÉNAÏS, placée à l’extrême droite.
Et qui donc ?
LE PRINCE.
Le comte de Saxe !
LA PRINCESSE, à part.
Maurice ! ô ciel !
LA MARQUISE.
Ah ! vous savez aussi la nouvelle ! c’est très désagréable... je croyais être seule !
LA BARONNE.
En effets le bruit courait ce matin que le futur souverain de Courlande était retenu prisonnier pour une somme très considérable... ce n’est donc pas vrai ?
LA MARQUISE.
Eh ! mon Dieu ! si.
ATHÉNAÏS.
Alors, comment est-il libre ?
LA BARONNE, gaiement.
Un roman... un enlèvement, et comme il lui en arrive toujours, une aventure...
LA MARQUISE.
La plus simple du monde... et la plus bourgeoise... on a payé ses dettes !
LA BARONNE.
Oui-dà, marquise ! et vous ne trouvez pas cela une aventure extraordinaire ?
LA PRINCESSE.
Si, vraiment ; mais ces dettes, qui les a payées ?
LA MARQUISE.
Demandez à M. le prince, car, pour moi, l’histoire s’arrête là... on ne m’a rien dit de plus.
LE PRINCE, gravement.
Et moi, Mesdames...
TOUT LE MONDE.
Eh bien !
LE PRINCE, de même.
Je n’ai pu en savoir davantage... ce qui prouve bien...
L’ABBÉ.
Que cela n’est pas ! Je le saurais... Or, je ne le sais pas, donc cela n’est pas !
LA MARQUISE.
Cela est, je le tiens d’une amie intime du comte de Saxe.
LE PRINCE.
Moi, je le tiens de Florestan lui-même, qui a vu Maurice, à telles enseignes qu’il a été de sa part défier le comte de Kalkreutz.
Au nom de Florestan, Athénaïs fait un mouvement que la princesse remarque.
L’ABBÉ.
Celui qui a livré sa créance à l’ambassadeur moscovite ?
LE PRINCE.
Précisément.
ATHÉNAÏS.
Action déloyale, indigne d’un gentilhomme !
LE PRINCE.
Et dont le comte de Saxe lui a demandé raison... ils ont du se battre.
LA PRINCESSE.
Et sait-on l’issue du combat ?
LE PRINCE.
Pas encore ! mais ce pauvre Maurice, qui devait nous venir ce soir...
ATHÉNAÏS.
Ne craignez rien... il viendra !
LA PRINCESSE, l’observant avec jalousie.
Vous croyez, Madame ?
Scène IX
LE PRINCE, LA MARQUISE, LA PRINCESSE, LA BARONNE, L’ABBÉ, ATHÉNAÏS, UN DOMESTIQUE, DAMES, SEIGNEURS, puis MAURICE
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Mademoiselle Lecouvreur et monsieur Michonnet, de la Comédie française !
L’ABBÉ.
Ah ! enfin !
Tout le monde va au devant d’Adrienne.
LA MARQUISE, qui est restée avec la baronne sur le devant du théâtre, à droite.
Il parait que nous aurons ce soir la tragédie.
LA BARONNE.
Et la comédie.
LA MARQUISE.
Le prince l’aime beaucoup.
LE BARON.
Et la princesse, donc !
LE PRINCE, redescendant en donnant la main à Adrienne.
Combien je vous remercie, Mademoiselle, de l’honneur que vous voulez bien nous faire, à madame de Bouillon et à moi !
ATHÉNAÏS, à la princesse.
Daignez, princesse, me nommer à Mademoiselle. Il y a si longtemps que je l’admire de loin, que je suis bien aise de le lui dire de près !
LA PRINCESSE, présentant la duchesse.
Madame la duchesse d’Aumont, Mademoiselle...
La princesse fait passer Adrienne près d’Athénaïs, de la marquise et de la baronne, qu l’entourent ; le prince et l’abbé se rapprochent d’elles. Michonnet est toujours presque seul à l’extrême droite, pendant que la princesse descend à gauche, au bord de la scène et devant les dames qui sont assises.
ADRIENNE.
En vérité, Mesdames, je suis confuse de tant d’honneur !
MICHONNET, à part.
Ce n’est que justice ! je vous demande si elle ne figure pas aussi bien qu’elles toutes dans un salon !
ADRIENNE.
Vous avez voulu, vous et les nobles dames qui daignent m’accueillir...
LA PRINCESSE, frappée du son de voix et écoutant.
Ô ciel !
ADRIENNE.
Donner à l’humble artiste l’occasion d’étudier ce ton exquis, ces manières élégantes que vous seules possédez...
LA PRINCESSE, de même.
Qu’entends-je ?... cette voix...
ADRIENNE.
Aussi, je vais bien regarder... pour tâcher de copier fidèlement... certaine de réussir, pour peu que je sois ressemblante.
LA PRINCESSE.
Plus je l’entends, plus il me semble... Non, non, ce n’est pas possible, c’est un rêve !... ce n’est pas à mon oreille, c’est dans mon imagination seule que retentit et vibre encore ce son de voix qui me poursuit toujours.
Athénaïs et les autres dames se sont emparées d’Adrienne, la font asseoir auprès d’elles et causent avec elle à voix basse, pendant que le prince et les autres seigneurs entourent son fauteuil. Souriant avec ironie.
Quelle idée... en effet, que cette rivale qu’il me préfère soit une femme de théâtre... une comédienne... et pourquoi non ? N’ont-elles point un charme, un prestige qui n’appartient qu’à elles, le talent et la gloire qui enivrent et ajoutent à la beauté.
Regardant Adrienne, que tous les seigneurs entourent.
Dans ce moment encore ne sont-ils pas là tous à l’admirer, à l’adorer !... pourquoi n’aurait-il pas fait comme eux ? Ah ! ce doute est insupportable... et je veux à tout prix confirmer ou détruire mes soupçons.
Se retournant vers le prince qui vient de quitter le fauteuil d’Adrienne et qui s’approche d’elle.
Eh bien ! ne commençons-nous pas ?
LE PRINCE.
Il nous faut attendre le comte de Saxe, puisqu’on assure qu’il viendra.
LA PRINCESSE, regardant du côté d’Adrienne.
Je crois que vous nous flattez d’un vain espoir, il ne viendra pas.
À part.
Elle a tressailli... elle écoute...
LE PRINCE.
Qui vous le fait croire ?... qui vous l’a dit, puisqu’il est libre... libre par les mains de l’amour.
LA PRINCESSE, à part, observant Adrienne.
Elle tressaille encore ! serait-ce elle qui l’aurait délivré ?
Haut.
Je n’ai pas voulu tout à l’heure troubler vos espérances, ni attrister ces dames, mais vous savez qu’il s’est battu.
ADRIENNE, à part.
Battu !
LA PRINCESSE, à part.
Elle se rapproche.
Haut.
Et l’abbé, qui sait tout, m’a dit... que le comte était blessé dangereusement.
L’ABBÉ, étonné.
Moi ?
LA PRINCESSE, bas, à l’abbé.
Taisez-vous !
Poussant un cri, et courant auprès d’Adrienne, qui vient de tomber évanouie dans un fauteuil.
Mademoiselle Lecouvreur se trouve mal.
MICHONNET, se précipitant vers elle.
Adrienne !
LA BARONNE et LA MARQUISE, passant derrière le fauteuil d’Adrienne.
Ah ! mon Dieu.
ADRIENNE, revenant à elle.
Ce n’est rien... l’éclat des lumières... la chaleur du salon.
À la princesse, qui lui fait respirer le flacon.
Merci, Madame, que de bontés.
Rencontrant ses yeux.
Quel regard !
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur le comte de Saxe.
Tout le monde pousse un cri de surprise ; les dames quittent le fauteuil d’Adrienne et vont au devant du comte.
ADRIENNE, faisant un geste de joie.
Ah !
Elle veut s’élancer vers lui, Michonnet la retient par la main ; la princesse et Adrienne restent un moment les yeux fixés l’une sur l’autre.
MICHONNET, à voix basse.
Prends garde !... la joie trahit encore plus que la douleur.
Les seigneurs et les dames qui étaient allés au devant de Maurice redescendent avec lui.
LE PRINCE, à Maurice.
Que nous disait donc l’abbé, que vous étiez blessé ?
L’ABBÉ.
Permettez je réclame.
MAURICE.
Bah ! depuis Charles XII, la Suède ne sait plus se battre.
LE PRINCE, riant.
Ainsi, ce comte de Kalkreutz...
MAURICE.
Désarmé à la seconde passe.
Le prince, l’abbé et Athénaïs remontent le théâtre et vont causer avec les autres dames et seigneurs. Maurice se trouve sur le devant de la scène près de la princesse, et lui dit à demi-voix, sans la regarder :
Vous disiez vrai, princesse, en disant que vous me ramèneriez.
LA PRINCESSE, avec joie.
Ô ciel !
MAURICE, de même.
Je voulais partir sans vous voir, mais après le service que vous venez de me rendre, service que, du reste, je n’accepte pas... je...
ADRIENNE, à droite, et à quelques pas d’eux, les suivant des yeux.
Il lui parle bas !... si c’était cette grande dame... si c’était elle !...
LA PRINCESSE, continuant à causer avec Maurice.
Que voulez-vous dire ?
MAURICE, toujours bas à la princesse.
Il faut absolument que je vous parle.
LA PRINCESSE, de même.
Ce soir, quand tout le monde sera parti...
MAURICE, de même.
Soit !
La princesse remonte le théâtre à gauche du spectateur ; Maurice se retourne et aperçoit à droite Adrienne, il la salue profondément.
Mademoiselle Lecouvreur !
Il fait quelques pas pour aller près d’elle ; en ce moment, le prince qui avait remonté le théâtre, le redescend et prend Maurice par dessous le bras, au moment où il s’approchait d’Adrienne.
LE PRINCE.
À propos de la Suède, mon cher comte, j’ai à vous demander...
Il s’éloigne avec lui en causant et en remontant le théâtre, ils disparaissent tous deux quelques moments dans d’autres salons. Pendant ce temps, la marquise et la baronne se sont rapprochées d’Adrienne, et pendant les mouvements de la scène précédente, Michonnet, qui était à l’extrême droite, a remonté le théâtre, est resté quelque temps au fond, puis est redescendu à l’extrême gauche.
L’ABBÉ, à la princesse, à demi-voix.
Je vous demanderai maintenant, princesse, pourquoi tout à l’heure vous m’accusiez ainsi de...
LA PRINCESSE, à voix haute.
Pourquoi ?... parce que vous n’êtes jamais au fait des choses.
Se retournant en riant vers les deux dames qui sont à sa gauche.
Imaginez-vous, Mesdames...
L’abbé quitte la droite de la princesse près de laquelle il est placé, remonte le théâtre, et se pose entre deux dames comme pour se justifier près d’elles.
Imaginez-vous que le pauvre abbé court vainement depuis hier à la découverte d’un secret ! Une belle inconnue qu’adore le comte de Saxe... Mais j’y songe...
Se retournant vers Adrienne.
Mademoiselle Lecouvreur pourrait peut-être nous éclaircir sur ce mystère...
ADRIENNE.
Moi, Madame !
LA PRINCESSE.
Sans doute ! on assure dans le monde que l’objet de cet amour est une personne de théâtre.
L’ABBÉ.
Laissez donc...
ADRIENNE.
C’est étrange ! on assurait au théâtre que cette maîtresse en titre était une grande dame...
L’ABBÉ, regardant Athénaïs.
Je le croirais plutôt !
LA PRINCESSE.
Ma chronique parlait même d’une certaine rencontre nocturne...
ADRIENNE.
Et la mienne d’une visite dans une petite maison...
ATHÉNAÏS.
Mais c’est très intéressant !
LA PRINCESSE.
On disait que la comédienne y avait été surprise par une rivale jalouse.
ADRIENNE.
On affirmait que la grande dame en avait été chassée par un mari indiscret.
ATHÉNAÏS.
Que vous semblez bien instruites toutes deux !...
L’ABBÉ.
Plus que moi, j’en conviens !
ATHÉNAÏS.
Mais pour nous mettre à même de prononcer, qui nous donnera des preuves ?
LA PRINCESSE.
La mienne est un bouquet que la belle a laissé aux mains de son vainqueur... bouquet de roses, attaché par un ruban soie et or !
ADRIENNE, à part.
Mon bouquet !
ATHÉNAÏS, à Adrienne.
Et votre preuve, à vous... Mademoiselle ?
ADRIENNE.
La mienne ?... la mienne, c’est que la grande dame a laissé tomber en s’enfuyant dans le jardin...
ATHÉNAÏS.
Comme Cendrillon, sa pantoufle de verre...
ADRIENNE.
Non, mais un bracelet de diamants.
LA PRINCESSE, à part.
Mon bracelet.
L’ABBÉ.
Un conte des Mille et une Nuits !
ADRIENNE.
Non, vraiment, une réalité !... car ce bracelet on me l’a apporté... on me l’a laissé...
Le montrant.
Le voici !...
L’ABBÉ, prenant le bracelet, et le montrant à la marquise et à la baronne, entre lesquelles il est placé.
Superbe ! voyez donc, Mesdames.
LA PRINCESSE jette un regard sur le bracelet, et dit froidement :
Admirable !... c’est travaillé avec un art !
Elle avance la main pour le prendre ; mais le prince, qui depuis quelques instants est rentré dans le salon avec Maurice, s’est approché du groupe, se place entre la princesse et la marquise. La princesse s’éloigne et se rapproche d’Athénaïs, qui venait aussi pour regarder le bracelet.
LE PRINCE.
Qu’est-ce donc ? qu’admirez-vous ainsi ?
L’ABBÉ.
Ce bracelet !...
LA PRINCESSE.
Celui de ma femme !
TOUS, avec un accent différent.
Sa femme !
LE PRINCE, remontant le théâtre, et montrant à tout le monde le bracelet, avec un air de satisfaction.
Il est de bon goût, n’est-ce pas ?...
ADRIENNE, à part.
C’était elle !...
Pendant le désordre produit par cet incident, Athénaïs, la princesse, le prince el les autres dames ont remonté le théâtre. Adrienne, qui était à l’extrême droite, traverse la scène avec agitation, et va se placer à gauche, près de Michonnet.
LA PRINCESSE, au milieu du théâtre et mettant à son bras son bracelet que son mari vient de lui rendre.
Eh bien ! maintenant que M. le comte de Saxe est décidément des nôtres, si Mademoiselle Lecouvreur était assez bonne pour nous dire quelques vers...
ADRIENNE, hors d’elle.
Des vers !... moi !... en ce moment !
Les dames qui étaient assises à gauche se lèvent, et se dirigent vers la droite du salon. À part.
Ah ! C’est trop d’impudence...
MICHONNET, à gauche, près d’elle.
Calme-toi et étudie !... Il y a dans le monde de plus grands comédiens que nous !
Les dames et les seigneurs se sont placés à droite, devant les deux rangées de fauteuils qui garnissent ce côté du salon.
MAURICE, qui a redescendu le théâtre.
Quoi, Mademoiselle... vous daigneriez...
ADRIENNE, froidement.
Oui, Monsieur le comte.
LA PRINCESSE, d’un air gracieux.
Quel bonheur !... asseyons-nous, Mesdames...
À Maurice.
Monsieur le comte, auprès de moi...
ADRIENNE, à part.
Les voir là, sous mes yeux, tous les deux ensemble... comme pour me brader ! Mon Dieu, donnez-moi la force de me contraindre...
LE PRINCE.
Que nous direz-vous ?
ATHÉNAÏS.
Le Songe de Pauline.
LA MARQUISE.
Hermione.
LA BARONNE.
Ou Camille des Horaces.
LA PRINCESSE, avec ironie.
Ou plutôt le monologue d’Ariane abandonnée.
ADRIENNE, à part, se contenant à peine.
Ah ! c’en est trop.
ATHÉNAÏS, qui est assise à la droite de la princesse, s’écrie :
Non, non ! Phèdre, que vous avez si bien jouée avant-hier.
ADRIENNE, vivement.
Phèdre, soit.
TOUS.
Écoutons.
Tout le monde est rangé à droite comme il est dit plus haut. Michonnet, assis à gauche, a tiré plusieurs brochures de sa poche ; il prend celle de Phèdre, et s’apprête à souffler. Adrienne est seule debout au milieu du théâtre.
ADRIENNE, récitant avec une agitation et une fièvre toujours croissantes, les yeux fixés sur la princesse, qui se penche plusieurs fois sur l’épaule de Maurice et lui parle bas avec affectation.
...Juste ciel !... qu’ai-je fait aujourd’hui ?
Mon époux va paraître, et son fils avec lui.
Je verrai le témoin de ma flamme adultère
Observer de quel front j’ose aborder son père !
Le cœur gros de soupirs qu’il n’a point écoutés,
Regardant Maurice.
L’œil humide de pleurs par l’ingrat rebutés,
Penses-tu que sensible à l’honneur de Thésée,
Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ?
Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?
Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ?
Regardant Maurice, qui vient de ramasser l’éventail que la princesse avait laissé tomber, et qui le lui remet d’un air galant.
Il se tairait en vain ! je sais ses perfidies,
Œnone !... et ne suis point de ces femmes hardies,
Hors d’elle-même, et s’avançant vers la princesse.
Qui, goûtant dans le crime une honteuse paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais !...
Elle a continué à s’avancer vers la princesse, qu’elle désigne du doigt, et reste quelque temps dans cette attitude, pendant que les dames et seigneurs, qui ont suivi tous ses mouvements, se lèvent comme effrayés de cette scène.
LA PRINCESSE, avec colère.
Bravo ! bravo ! admirable !
TOUS.
Admirable !
MICHONNET, bas, à Adrienne.
Malheureuse ! qu’as-tu fait ?
ADRIENNE.
Je me suis vengée !
LA PRINCESSE, hors d’elle-même.
Un tel affront !... je le lui ferai payer cher !...
ADRIENNE, au prince que la félicite.
Déjà souffrante et fatiguée, je vous demanderai la permission de me retirer...
LA PRINCESSE, bas, a Maurice, qui fait un pas vers Adrienne.
Restez !
LE PRINCE, à Adrienne.
Quelque envie que nous ayons de tous retenir...
Remontant le théâtre, et parlant à des domestiques qui sont au fond.
La voiture de mademoiselle Lecouvreur...
Pendant ce temps où le prince remonte le théâtre, la princesse fait quelques pas à droite, et Maurice se rapproche d’Adrienne qui est à droite.
ADRIENNE, à demi-voix.
Suivez-moi...
MAURICE, de même.
Impossible, ce soir ! Vous saurez pourquoi... Mais...
ADRIENNE.
Il suffit...
En ce moment, le prince, qui a redescendu le théâtre, offre sa main à Adrienne. Elle remonte avec lui vers la porte du fond. Les hommes, groupés à gauche de la porte, et les femmes, debout à droite, la saluent. Adrienne jette sur Maurice un dernier regard de reproche et de douleur, et s’éloigne pendant que la princesse la regarde sortir d’un air menaçant. La toile tombe.
ACTE V
L’appartement d’Adrienne, à gauche, une cheminée, près de la cheminée, un fauteuil, puis une table ; porte au fond ; deux portes latérales ; fauteuils au fond et à droite.
Scène première
MICHONNET, à la porte du fond, parlant à une femme de chambre, puis ADRIENNE, sortant de la porte à gauche
MICHONNET.
Oui, je sais que sa porte est fermée, et qu’il est onze heures ! Mais si elle n’est pas encore déshabillée... vous lui direz que c’est moi, Michonnet !...
ADRIENNE, l’apercevant, et courant à lui.
Ah !... je vous attendais !...
MICHONNET, à la femme de chambre, qui se retire.
Vous voyez bien !
ADRIENNE.
Je souffrais tant !
MICHONNET.
Et moi donc !... Je ne pouvais rentrer sans savoir comment tu te trouvais... je n’aurais pu dormir...
ADRIENNE.
Depuis que vous êtes là... je suis mieux !
MICHONNET.
Et moi aussi !... Après t’avoir reconduite, je suis passé au théâtre, d’où je viens !
ADRIENNE.
Le spectacle est-il terminé ?
MICHONNET.
Nous en avons encore pour une heure.
ADRIENNE.
Tant mieux !... Je suis si souffrante, que je voulais faire dire au théâtre qu’il me serait impossible de jouer demain.
MICHONNET.
Je vais y passer... j’arrangerai cela, et je viendrai te rendre réponse.
ADRIENNE.
Que de peines je vous donne !
MICHONNET.
Allons donc !... moi, qui demeure dans ta maison, ne me voilà-t-il pas bien malade !... ce n’est pas cela qui m’inquiète !
ADRIENNE.
Qu’est-ce donc ?...
MICHONNET.
La scène de ce soir... chez cette grande dame ! Crois-tu donc, qu’excepté son mari, tout le monde n’ait pas compris l’allusion... à commencer par elle ?...
ADRIENNE.
Je l’espère bien ! Je l’ai blessée à mort, n’est-ce pas ?... Quelle joie ! c’est le seul moment de bonheur que j’ai éprouvé après tant de souffrance ! À chaque mot de ces derniers vers... il me semblait lui enfoncer un poignard dans le cœur ! Et puis, avez-vous lu la terreur sur tous les visages ? Avez-vous entendu ce silence ? L’avez-vous vue elle-même, en dépit de son audace, pâlir sous mes regards. Ah ! j’avais marqué d’une tache ineffaçable
...Ce front qui ne rougit jamais ?
MICHONNET.
Voilà justement ce qui m’effraie ! C’était trop bien... c’était trop fort !... Ces grandes dames, si belles et si gracieuses avec leurs guirlandes de fleurs et leurs robes de gaze, c’est vindicatif... c’est méchant... tout leur est permis... et elles osent tout ! celle-là surtout... à qui justement hier je proposais de jouer le rôle de Cléopâtre.... elle a toutes les qualités de l’emploi : elle ne reculera devant aucun moyen... pour se venger d’un affront ou se débarrasser d’une rivale...
ADRIENNE.
Eh ! que m’importe ? quel mal peut-elle me faire désormais qui égale les tourments renfermés dans cette pensée... dans ce mot : Aimée !... elle est aimée !... Cette blessure faite par moi, il la guérit par ses paroles d’amour !... Ces larmes, si elle en répand, il les essuie sous ses baisers !... Et maintenant même... maintenant que mon cœur se brise... elle est heureuse... elle est près de lui... Vous ne savez donc pas que je l’ai supplié, à voix basse, de me suivre, tandis qu’elle lui ordonnait de ne pas la quitter !
MICHONNET.
Eh bien !...
ADRIENNE.
Il est resté ! resté avec elle ! ... Ah ! c’en est trop ! je n’y résiste plus !
Faisant un pas pour sortir, et remontant le théâtre.
MICHONNET.
Où vas-tu ?
ADRIENNE.
Me jeter entre eux... les frapper... et après qu’on fasse de moi ce qu’on voudra !
MICHONNET.
Y penses-tu ?
ADRIENNE, redescendant le théâtre et allant se jeter dans un fauteuil, à droite.
Cela ne vaut-il pas mieux que de mourir ici de jalousie et de désespoir... car, je le sens, j’en mourrai.
MICHONNET.
Non ! non ! par malheur tu t’abuses encore !... c’est une fièvre qui ne vous quitte pas, une douleur aiguë de tous les instants... on souffre... on est bien malheureux... mais on n’en meurt pas !... Tu vois bien que j’existe encore !
ADRIENNE, le regardant avec étonnement.
Vous !
MICHONNET.
Ah ! cela t’étonne, n’est-ce pas ?... Tu ne peux croire que sous cette épaisse enveloppe il y ait un cœur qui souffre comme le tien... qui aime... qui saigne comme le tien...
ADRIENNE.
Quoi ! ces tourments, vous les avez éprouvés !
MICHONNET.
Oui... autrefois... il y a bien longtemps... Crois-moi on s’habitue à tout... même à être malheureux !
ADRIENNE.
Ah ! cette force que je ne vous soupçonnais pas... ce courage que j’admire en vous !... je l’imiterai !... je l’égalerai, si je le puis... Je triompherai d’une passion insensée dont maintenant je rougis !
MICHONNET, avec joie.
Dis-tu vrai ?
ADRIENNE.
Vous voyez bien que je parle de lui sans haine et sans colère... que le souvenir de ses outrages me laisse calme et tranquille... que son nom même ne m’émeut plus !...
Adrienne traverse le théâtre et va se placer près du fauteuil, à gauche, entre la cheminée et la table. La porte du fond s’ouvre.
Scène II
ADRIENNE, LA FEMME DE CHAMBRE, MICHONNET
LA FEMME DE CHAMBRE.
Un coffret qu’on apporte pour Madame.
ADRIENNE.
Qui l’a apporté ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Un domestique sans livrée, qui a dit seulement : De la part de M. le comte de Saxe.
ADRIENNE, poussant un cri.
De lui !...
Prenant le coffret des mains de la femme de chambre.
Laissez-nous, laissez-nous...
La femme de chambre sort, et Adrienne pose le coffret sur la table et s’assied toute tremblante.
Ah ! mon Dieu !... que peut-il me vouloir ? ma main tremble... et je ne puis ouvrir...
MICHONNET, à part.
Et elle croit qu’elle ne l’aime plus !
ADRIENNE, vivement.
Voyons ! voyons !
Poussant un cri de douleur.
Ah !
MICHONNET.
Qu’est-ce donc ?...
ADRIENNE.
En ouvrant ce coffret... j’ai éprouvé une sensation douloureuse... un souffle glacial qui parcourait mes sens... c’était comme un présage du coup qui m’attendait...
MICHONNET.
Que contient donc cette boîte ?
ADRIENNE.
Mon bouquet !
Le prenant à la main.
Je le reconnais... celui qu’hier je tenais à la main lors de son arrivée ! demandé par lui... donné par moi comme un gage d’amour... il pouvait le dédaigner, l’oublier, le jeter à l’écart !... mais me le renvoyer exprès !... mais joindre l’affront au mépris...
MICHONNET.
Cela ne vient pas de lui !... c’est cette rivale qui l’aura forcé !
ADRIENNE, se levant avec indignation.
Devait-il obéir ? et tout esclave qu’il est, ne devait-il pas se révolter à l’idée seule d’insulter celle qu’il a aimée !
Retombant sur le fauteuil, près de la cheminée, en tenant à la main le bouquet de fleurs qu’elle regarde quelque temps en silence.
Fleurs d’un jour, hier si éclatantes, aujourd’hui flétries, vous qui aurez duré plus longtemps encore que ses promesses ! Pauvres fleurs, reçues par lui avec tant d’ivresse et de joie, vous ne pouviez plus rester sur ce cœur où il vous avait placées et dont une autre m’a bannie ! Exilées et dédaignées comme moi, je cherche en vain sur vos feuilles la trace des baisers qu’il y imprimait !... que celui-ci soit le dernier que vous recevrez, celui d’un adieu éternel !
Elle porte avec force le bouquet à ses lèvres.
Oui... oui... il me semble que c’est celui de la mort... et maintenant... qu’il ne reste plus rien de vous, ni de mon amour...
Elle jette le bouquet dans la cheminée.
MICHONNET.
Adrienne !... Adrienne !...
ADRIENNE, se levant et s’appuyant sur le marbre de la cheminée.
Ne craignez rien !
Portant la main sur son cœur.
Cela va mieux !
Regardant du côté de la cheminée.
Je suis forte maintenant... je n’y pense plus !...
Scène III
ADRIENNE, MAURICE, se précipitant par la porte du fond, MICHONNET
MAURICE, à la cantonade et comme parlant à la femme de chambre, qui veut le retenir.
Elle y sera pour moi, vous dis-je ?
Courant à Adrienne.
Adrienne !...
ADRIENNE, se jetant involontairement dans ses bras.
Maurice !...
Voulant se dégager de ses bras.
Ah ! qu’ai-je fait ?... laissez-moi ! laissez-moi !
MAURICE.
Non, je viens tomber à tes pieds ! je viens implorer mon pardon ! Si je ne t’ai pas suivie quand tu me l’ordonnais... c’est que j’étais retenu par le devoir, par l’honneur... par un bienfait dont le poids m’accablait... je le croyais, du moins ! et je ne voulais pas laisser finir cette journée sans dire à la princesse : Je ne puis accepter votre or, car je ne vous aime pas, car je ne vous ai jamais aimée, car mon cœur est à une autre... Mais, juge de ma surprise !... aux premiers mots que je lui adresse... en m’écriant : « Je sais tout ! je sais tout !... » tremblante... éperdue... elle, qui ne tremble jamais... tombe à mes pieds et avec des larmes feintes ou véritables, m’avoue que l’amour et la jalousie l’ont égarée, qu’elle seule est la cause de ma captivité !... elle ose me l’avouer... à moi, qui pensais lui devoir ma délivrance...
ADRIENNE.
Ô ciel !...
MAURICE, continuant avec chaleur.
À moi ! qui, honteux et désespéré de ses bienfaits, venais implorer seulement quelques jours pour m’acquitter,dussé-je jouer mon sang et ma vie !... et j’étais libre... libre de la mépriser, de la haïr... de l’abandonner ! libre de courir vers toi et de me réfugier à tes pieds à ma protectrice, mon bon ange... m’y voici.
Tombant à ses genoux.
Ne me repousse pas
ADRIENNE.
Faut-il te croire ?
MAURICE.
Par le ciel !... et l’honneur, je t’ai dit la vérité... quelque difficile qu’elle soit à expliquer... car, renversé du haut de mes espérances, arrêté, jeté dans un cachot, j’ignore encore quelle main m’a délivré, et j’ai beau chercher, je ne puis découvrir par qui me sont rendus ma liberté, mon épée, et un glorieux avenir peut-être ; le sais-tu ? peux-tu m’aider à le deviner ?
ADRIENNE, baissant les yeux.
Je ne sais !... je ne puis dire...
MICHONNET, qui, pendant la tirade précédente, a remonté le théâtre, passe vivement entre eux deux.
Que c’est elle !... elle-même.
ADRIENNE, vivement.
Taisez-vous, taisez-vous !
MICHONNET, avec chaleur.
C’est elle qui a engagé pour vous sa fortune, ses diamants, tout ce qu’elle avait... et plus encore !...
ADRIENNE.
Ce n’est pas vrai !
MICHONNET, de même, avec force.
C’est vrai !... et s’il faut en donner des preuves, apprenez qu’elle a emprunté... emprunté à quelqu’un...
Se reprenant.
que je ne connais pas, mais vous pouvez m’en croire, moi !... qui ne veux que son repos... son bonheur... moi qui l’aime comme un père.
Vivement.
Oh ! oui... comme un père.
ADRIENNE, vivement.
Vous pleurez ?
MICHONNET.
De contentement, d’émotion... Adieu... tu sais qu’on m’attend au théâtre, et j’y dois être avant la fin du spectacle... adieu... adieu...
Il se précipite vers la porte du fond.
Scène IV
ADRIENNE, MAURICE
MAURICE.
Ainsi, Adrienne, c’était toi...
ADRIENNE, montrant de la main Michonnet, qui vient de sortir.
Et lui, mon meilleur ami, lui qui m’est venu en aide... mais ne parlons plus de cela... tu as accepté...
MAURICE.
À une condition... c’est qu’à ton tour tu ne refuseras rien de moi ! J’ignore l’avenir qui m’est réservé, j’ignore si je dois, sur le champ de bataille, gagner ou perdre la couronne ducale que les états de Courlande m’ont décernée ; mais vainqueur, je jure de partager avec toi le duché que tu m’aides à conquérir, de te donner le nom que tu m’aides à immortaliser !
ADRIENNE.
Ta femme ! moi !
MAURICE.
Toi ! reine par le cœur et digne de commander à tous ! Qui a grandi mon intelligence ? toi. Qui a épuré mes sentiments ? toi. Qui a soufflé dans mon sein le génie des grands hommes, dont tu es l’interprète ?... toi ! toujours toi ! Mais, ô ciel ! tu pâlis !
ADRIENNE.
Ne crains rien... tant de bonheur succédant à tant de désespoir aura épuisé mes forcer.
MAURICE, l’aidant à s’asseoir sur le canapé.
Tu chancelles !
ADRIENNE.
En effet, un trouble étrange, une douleur sourde et inconnue s’est emparée de moi... depuis quelques moments... depuis celui où j’ai porté à mes lèvres ce bouquet.
MAURICE.
Lequel ?
ADRIENNE.
Ingrate ! je le prenais pour un adieu de départ, et c’était un message de retour !
MAURICE.
Que veux-tu dire ?
ADRIENNE.
Ces fleurs... envoyées par toi dans ce coffret...
MAURICE, passant près de la table.
Moi ! je ne t’ai rien envoyé... ce bouquet, où est-il ?
ADRIENNE.
Brûlé ! je croyais que tu nous avais tous deux repoussés et dédaignés... il était comme moi, il ne pouvait plus vivre !
MAURICE, avec tendresse.
Adrienne ! mais ta main tremble... tu souffres beaucoup...
ADRIENNE.
Non, non, plus maintenant.
Montrant son cœur.
La douleur n’est plus là...
Portant la main à sa tête.
mais là... C’est singulier, c’est bizarre... mille objets divers et fantastiques passant devant moi... se succèdent confusément et sans ordre...
À Maurice.
Où étions-nous ? qu’est-ce que je te disais ? je ne sais plus... Il me semble que mon imagination s’égare... et que ma raison, que je cherche à retenir, va m’abandonner...
Vivement.
Je ne le veux pas... en la perdant, je perdrais mon bonheur... Oh ! non... non... je ne le veux pas ! pour lui d’abord, pour Maurice, et puis pour ce soir... On vient d’ouvrir, et la salle est déjà pleine ! Je conçois leur curiosité et leur impatience ; on leur promet depuis si longtemps la Psyché du grand Corneille !... Oh ! oui, depuis longtemps... depuis les premiers jours où je vis Maurice... On ne voulait pas remonter l’ouvrage... C’est trop vieux, disait-on... mais, moi, j’y tenais... j’avais une idée... Maurice ne m’a pas encore dit : Je vous aime ! ni moi non plus... je n’ose pas... et il y a là certains vers que je serais si heureuse de lui adresser, à lui, devant tout le monde, sans que personne s’en doute...
MAURICE.
Mon amie, ma bien-aimée, reviens à toi.
ADRIENNE.
Tais-toi donc... il faut que j’entre en scène. Oh ! quelle nombreuse, quelle brillante assemblée ! Comme tous ces regards tournés vers moi suivent chacun de mes mouvements !... Ils sont bons de m’aimer ainsi... Ah ! il est dans sa loge... c’est lui... il me sourit...
Murmurant entre les lèvres.
Bonjour, Maurice... À toi, Psyché, voici ta réplique.
Ne les détournes pas, ces yeux qui me déchirent,
Ces feux tendres, ces yeux perçants, mais amoureux,
Qui semblent partager le trouble qu’ils m’inspirent.
Hélas ! plus ils sont dangereux,
Plus je me plais à m’attacher sur eux !
Par quel ordre du ciel, que je ne puis comprendre,
Vous dis-je plus que je ne dois ?
Moi, de qui la pudeur devrait du moins attendre
Que l’amour m’expliquât le trouble ou je vous vois.
Vous soupirez, seigneur, ainsi que je soupire ;
Vos sens, comme les miens, paraissent interdits.
C’est à moi de m’en taire, à vous de me le dire
Et cependant c’est moi qui vous le dis !
MAURICE, lui prenant la main.
Adrienne ! Adrienne !... elle ne me voit plus... ne m’entend plus... Mon Dieu, l’effroi me glace... que faire ?...
Il agite la sonnette qui est sur la table ; paraît la femme de chambre.
Votre maîtresse est en danger... courez !... des secours !... Moi, je ne la quitte plus...
La femme de chambre sort.
Ma présence et mes soins lui rendront peut-être le calme...
Prenant la main d’Adrienne.
Écoute-moi, de grâce !...
ADRIENNE, avec égarement.
Regarde... regarde donc !... Qui entre dans sa loge ? qui s’assied près de lui ?... Je la reconnais, quoiqu’elle cache son visage !... c’est elle !... il lui parle !...
Avec désespoir.
Maurice !... il ne me regarde plus !... Maurice !...
MAURICE.
Il est près de toi...
ADRIENNE, sans l’écouter.
Ah ! voilà leurs yeux qui se rencontrent, leurs mains qui se pressent !... voilà qu’elle lui dit : Restez !... Et moi, il m’oublie !... il me repousse... il ne voit pas que je me meurs !
MAURICE.
Adrienne !... par pitié !
ADRIENNE, avec fureur.
De la pitié !
MAURICE.
Ma voix n’a-t-elle donc plus de pouvoir sur ton cœur ?
ADRIENNE.
Que me voulez-vous ?
MAURICE.
Que tu m’écoutes un seul instant ! que tu me regardes, moi... Maurice !
ADRIENNE, le regardant avec égarement.
Maurice !... non... il est près d’elle... il m’oublie !... Va-t-en. Va-t-en !
Poursuivant Maurice, qui recule d’effroi.
Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée,
Les dieux, les justes dieux... n’auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t’ont lié...
Porte... porte aux autels... un cœur qui m’abandonne...
Va, cours, mais crains encor...
Poussant un cri et reconnaissant Maurice.
Ah ! Maurice !...
Elle se jette dans ses bras.
Scène V
MAURICE, ADRIENNE, MICHONNET
MICHONNET, entrant vivement.
Ce qu’on m’a dit est-il vrai ? Adrienne en danger !
MAURICE.
Adrienne se meurt !
MICHONNET, approchant le fauteuil de droite qu’il place au milieu du théâtre, et sur lequel Maurice dépose Adrienne à moitié évanouie.
Non... non... elle respire encore !... tout espoir n’est pas perdu...
MAURICE, s’approchant de l’autre côté du canapé.
Elle ouvre les yeux !
ADRIENNE.
Ah ! quelles souffrances !... qui donc est près de moi ?...
Avec joie.
Maurice !
Se retournant et voyant Michonnet.
Et vous aussi !... dès que je souffrais, vous deviez être là... Ce n’est plus ma tête, c’est ma poitrine, qui est brûlante... j’ai là comme un brasier... comme un feu dévorant qui me consume...
MICHONNET, s’adressant à Maurice.
Mais tout me prouve... ne voyez-vous pas comme moi les traces du poison... d’un poison actif et terrible...
MAURICE.
Quoi !... tu pourrais soupçonner...
MICHONNET, avec fureur.
Je soupçonne tout le monde... et cette rivale... cette grande dame !...
MAURICE, poussant un cri d’effroi.
Tais-toi !... tais-toi !...
ADRIENNE.
Ah ! le mal redouble... Vous qui m’aimez tant, sauvez-moi, secourez-moi... Je ne veux pas mourir !... Tantôt j’eusse imploré la mort comme un bienfait... j’étais si malheureuse... mais à présent je ne veux pas mourir... Il m’aime !... il m’a nommée sa femme !
MICHONNET, étonné.
Sa femme !
ADRIENNE.
Mon Dieu ! exaucez-moi !... mon Dieu ! laissez-moi vivre... quelques jours encore... quelques jours près de lui... Je suis si jeune, et la vie s’ouvrait pour moi si belle !
MAURICE.
Ah ! c’est affreux !
ADRIENNE.
La vie !... la vie !... Vains efforts !... vaine prière !... mes jours sont comptés !... je sens les forces et l’existence qui m’échappent !...
À Maurice.
Ne me quitte pas... bientôt mes yeux ne te verront plus... bientôt ma main ne pourra plus presser la tienne !...
MAURICE.
Adrienne !... Adrienne !...
ADRIENNE.
Ô triomphes du théâtre ! mon cœur ne battra plus de vos ardentes émotions !... Et vous, longues études d’un art que j’aimais tant, rien ne restera de vous après moi...
Avec douleur.
Rien ne nous survit à nous autres... rien que le souvenir...
À ceux qui l’entourent.
Le vôtre, n’est-ce pas ? Adieu, Maurice... adieu, mes deux amis !...
MICHONNET, avec désespoir et tombant à ses pieds.
Morte... morte !...
MAURICE.
Ô noble et généreuse fille ! si jamais quelque gloire s’attache à mes jours, c’est à toi que j’en ferai hommage, et toujours unis, même après la mort, le nom de Maurice de Saxe ne se séparera jamais de celui d’Adrienne !...