Un Jour d’embarras (Étienne ARAGO - Auguste LEPOITEVIN DE L’ÉGREVILLE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu Comique, le 8 mars 1824.
Personnages
MONSIEUR BARON
EUGÈNE DORVAL, son neveu
ÉMILIE, femme d’Eugène
MADEMOISELLE DUPRÉ, revendeuse à la toilette, de 20 à 25 ans, très élégante
MONSIEUR POINÇON, bijoutier-brocanteur, de 25 à 30 ans, élégant
LISE, femme de chambre d’Émilie
La scène se passe à Paris, dans le salon d’Eugène. À droite et à gauche un cabinet, une porte au fond, une autre à droite, donnant dans l’appartement d’Émilie.
Au lever du rideau la scène est vide ; on sonne à triple carillon à la porte.
Scène première
LISE, presque endormie
Maudits soient les importuns... il me semble que le portier aurait pu dire que nous ne recevions jamais avant midi... mais bath ! il y a des gens pour qui rien n’est sacré... les créanciers, par exemple.
On sonne.
On y va... À propos de créanciers, n’oublions pas la consigne de Madame.
On sonne de nouveau, elle va ouvrir.
Scène II
MONSIEUR DORVAL, LISE
DORVAL, brusquement.
Est-ce ici que demeure M. Eugène Dorval ?
LISE, le regardant.
Monsieur, c’est selon.
DORVAL.
Comment, c’est selon ?
LISE.
Oui, c’est selon... qui vous êtes.
DORVAL.
Point de subterfuges... je sais, à n’en pas douter, qu’Eugène Dorval demeure en ces lieux. J’ai à lui parler. Est-il sorti ?
LISE.
Sorti ! Ah bien oui ; il n’est pas encore éveillé. Oh ! nous dormons beaucoup nous autres.
DORVAL, ironiquement.
Il compte sur le proverbe.
Air du Carnaval.
Cette conduite est exemplaire,
Et votre maître à mes yeux n’a pas tort ;
L’argent nous vient lorsqu’on n’y songe guère,
Et la fortune arrive quand on dort.
LISE.
Quoi ! vous trouvez qu’il mérite le blâme ?
Oui, s’il repose, il fait bien, entre nous,
Ne dit-on pas que la fortune est femme ?
Il sait choisir le lieu du rendez-vous. (bis.)
DORVAL, brusquement.
Allez lui dire de se lever et de venir sur-le-champ... J’attendrai cinq minutes... qu’il se dépêche.
LISE.
Votre nom, s’il vous plaît ?
DORVAL.
Allez donc ! vous êtes insupportable.
Air.
L’obéissance est votre lot.
De suite
Annoncez ma visite.
Partez, sans ajouter un mot,
Et corbleu ! qu’il vienne bientôt.
LISE.
Prenez un ton plus modéré,
Quand vous parlerez à mon maître ;
Car, bien que parla porte entré,
Vous sortiriez par la fenêtre. (bis.)
Ensemble.
DORVAL.
L’obéissance est votre lot.
De suite
Annoncez ma visite.
Partez, etc.
LISE.
Allons, allons, puisqu’il le faut,
De suite Annonçons sa visite.
Je pars, sans ajouter un mot,
Car l’obéissance est mon lot.
Elle sort.
Scène III
DORVAL, seul
J’ai donc enfin retrouvé mon étourdi de neveu. Mais que fait-il ici ? et pourquoi a-t-il abandonné le cours de ses voyages ? Je soupçonne quelque folie... Passe encore s’il n’y a que de l’argent de dépensé, mais je crains bien qu’il n’ait été entraîné plus loin.
Scène IV
DORVAL, EUGÈNE, un peu en désordre
EUGÈNE.
L’on m’a dit, Monsieur, que vous attendiez après moi ?
DORVAL.
Oui, Monsieur, et depuis fort longtemps.
EUGÈNE.
Ciel ! mon oncle... quel bonheur, il y a un siècle qu’on ne vous a vu.
Voulant l’embrasser.
Ce cher oncle !...
DORVAL, l’arrêtant.
Un moment, s’il vous plaît... que faites-vous ici ?
EUGÈNE.
Ma foi, mon oncle, c’est suivant ; je m’ennuie ou je m’amuse... aujourd’hui, par exemple.
Il fait un geste négatif.
DORVAL.
Entraîné par le désir de voir le monde, vous avez quitté ma maison. Je vous laissai partir, dans l’espoir que l’expérience mûrirait votre mauvaise tête ; mais pendant que je vous croyais en Afrique ou en Asie, vous dissipiez à deux pas de moi l’argent que je destinais à vos voyages.
EUGÈNE.
C’est vrai, mon oncle, c’est très vrai. Convaincu que le tour du monde n’ajouterait rien à mon éducation, je m’arrangeai en conséquence ; au lieu de m’enfumer en Angleterre, de ramasser des petites pierres sur les bords de l’Eurotas, et d’apprendre à croiser les jambes dans les bazars de Constantinople, après un séjour de quelques mois en Italie, je revins à Paris, persuadé qu’on s’y forme beaucoup mieux qu’en aucun lieu du monde.
Air de Marianne.
Moi, dans Paris, par ma méthode,
J’ai connu le monde à loisir ;
En un jour la table ou la mode
Souvent me l’ont fait parcourir.
Porto, Madère,
Tokai, Tonnerre,
Là, sans bouger
L’on m’a vu voyager ;
À nos tournures,
À nos parures,
Plus d’une fois j’ai cru voir l’étranger,
Jugez par des courses pareilles,
Si je connais les nations :
J’ai la Russie en pantalons
Et l’Espagne en bouteilles.
DORVAL.
Vous m’enchantez !... Quoi qu’il en soit, je serais trop coupable si je vous abandonnais plus longtemps à vous-même ; je vous offre votre pardon ; il dépend de vous de le mériter.
EUGÈNE.
Parlez, mon oncle, je suis prêt à tout ; croyez que mes travers n’ont jamais affaibli mes sentiments pour vous ; je ne réponds pas de ma tête ; mais vous le savez, mon cœur est plus mur... vos conditions.
DORVAL.
Il faut me suivre.
EUGÈNE.
Partons, mon oncle.
DORVAL.
Quoi ! tu consentirais, mon ami ?...
EUGÈNE.
Si j’y consens... Attendez, je vais chercher ma femme, et nous partons.
DORVAL.
Votre femme ! quoi, vous seriez marié ?
EUGÈNE, riant.
Oui, mon oncle.
DORVAL.
Et vous pouvez me le dire en riant ?
EUGÈNE.
Voilà ce qu’il y a d’extraordinaire.
DORVAL.
Morbleu !
Air du vaudeville des Amazones.
C’est ainsi que tu sais répondre
Aux bienfaits dont je t’ai comblé.
Ingrat neveu, mais je vais te confondre,
Et ton bonheur par moi sera troublé. (bis.)
Ne compte plus sur un parent sensible,
Sur ses biens, auxquels tu prétends :
Pour t’en priver, je ferai l’impossible... } (bis.)
Je prendrai femme, et j’aurai des enfants. }
EUGÈNE.
Ah ! mon oncle, vous ne pourrez pas me punir d’une manière aussi sévère.
Il s’approche de lui.
DORVAL.
Laissez-moi, laissez-moi... marié ! et avec qui ?
EUGÈNE.
Mon cher oncle, veuillez m’entendre, et vous verrez que je n’ai point à rougir de mon choix. Vous savez avec quels transports j’entrepris mes voyages ; j’arrivai à Florence, plein d’admiration pour les grands artistes que l’Italie a vu naître. Un de nos compatriotes m’introduit dans la maison d’Antonio Forlini, peintre célèbre. J’admire les ouvrages de l’artiste, et j’adore son chef-d’œuvre, sa fille Émilie. Forlini s’aperçut bientôt d’un amour que je ne cachais point ; il me parla en père, je lui répondis en homme d’honneur, et il fut convenu qu’on vous écrirait. Le lendemain de cette explication, le peintre tomba malade ; en peu de jours il fut aux portes du tombeau. Inquiet sur le destin de sa fille chérie, il me laissa voir les angoisses qui déchiraient son cœur paternel. Que vous dirais-je, mon oncle ? je ne pus résister ni à sa douleur ni à mon amour. Forlini mourut content, et il me vit l’époux de sa fille, de sa fille que vous m’eussiez sans doute accordée. Je revins à Paris, mais ayant appris que vous pensiez pour moi à un autre mariage, je n’osai ni vous voir ni vous faire part du mien. Mon cher oncle, voilà mon crime.
DORVAL, surmontant son émotion.
Roman que tout cela... Votre Émilie n’est peut-être qu’une aventurière.
EUGÈNE.
Arrêtez, Monsieur. Un étourdi peut souffrir qu’on médise de sa maîtresse, mais un homme d’honneur doit exiger qu’on respecte sa femme.
Air de Lantara.
Ses attraits régnaient sur mon âme,
La vertu réglait ses discours,
Sa main fut le prix de ma flamme :
Je jurai de l’aimer toujours. (bis.)
Je peux remplir votre demande,
Je peux briser ces nœuds charmants ;
Mais avant tout, faites qu’elle me rende
Et mon amour et mes serments.
DORVAL.
Il ne vous manquait plus que d’être homme à grands sentiments ; mais je vous déclare que c’est en pure perte, car le mariage est nul.
EUGÈNE.
Comment nul ?...
DORVAL.
Oui, nul... Vous n’étiez pas majeur.
EUGÈNE.
Aussi ai-je pris femme dans un pays où toutes les minuties de soumission, d’âge, de majorité, sont tranchées comme superflues ; ma foi, vive l’Italie... pour les amoureux.
DORVAL.
C’est fort bien ! mais vous espérez donc vivre d’amour ? Je souhaite que l’expérience vous réussisse.
EUGÈNE.
Eh ! mon oncle, avec de l’économie... D’ailleurs j’ai 1 200 fr. de rente, et ma femme m’en a apporté autant.
DORVAL.
C’est juste ce qu’il faut pour végéter... Et vos enfants...
EUGÈNE.
J’en ferai des philosophes... Le mépris des richesses formera la base de leur éducation.
DORVAL, furieux.
Ah ! tu le prends sur ce ton-là... Eh bien, morbleu !...
Se radoucissant.
Écoute, je te donne deux heures pour réfléchir... Ta tête se calmera peut-être... Choisis, Émilie ou ma fortune.
EUGÈNE.
Mon oncle, n’y aurait-il pas moyen de cumuler ?
DORVAL.
Il est incorrigible.
Air du vaudeville des Blouses.
Mets à profit le temps de mon absence,
Ici, bientôt je serai de retour ;
Suis mes avis, écoute la prudence,
Et pour jamais renonce à cet amour.
EUGÈNE.
Si, pour vous plaire, il faut être perfide,
Mon oncle, adieu ! je subis mon destin ;
Non, je ne puis abandonner, sans guide,
Celle qui peut s’égarer en chemin.
Ensemble.
EUGÈNE.
Ne comptez pas sur mon obéissance,
Je vous le dis, mon oncle, sans détour.
Tous les plaisirs que donne l’opulence,
Ne me sont rien au prix de son amour.
DORVAL.
Mets à profit le temps de mon absence,
Ici, bientôt, etc.
Dorval sort.
Scène V
EUGÈNE, seul
Allons, plus d’espoir du côté de l’oncle... Et les mille écus du trimestre de mes voyages ; sur lesquels je comptais pour solder mademoiselle Dupré... Morbleu ! c’est jouer de malheur... Vous verrez que je serai obligé d’emprunter à ma femme pour payer les bracelets dont je vais lui faire cadeau... Ma foi, le trait sera neuf.
Il rit.
Scène VI
EUGÈNE, LISE
LISE.
Eh bien, il est parti !...
EUGÈNE.
Oui ; mais ne parle pas de cette visite à Émilie.
LISE.
Soyez tranquille. Est-ce que c’en était un par hasard ?...
Elle fait le geste de compter de l’argent.
EUGÈNE, riant.
Précisément... Tu as le coup d’œil juste.
LISE.
Je vous connais bientôt ça, moi. Ah ça ! lui devez-vous beaucoup ?...
EUGÈNE, avec sentiment.
Oh ! beaucoup.
LISE.
Faites-y bien attention, Monsieur ; il ne faut pas prendre de mauvais pli.
EUGÈNE.
Je n’ai qu’un créancier.
LISE, à part.
Et Madame un, ça fait deux.
EUGÈNE.
D’ailleurs Émilie me rend trop heureux pour que je m’inquiète de ces vétilles.
LISE.
Heureux, vous ?
Air du Verre.
Ah ! je vous croirais de bon cœur,
Si vous étiez dans l’opulence ;
Mais, en ménage, le bonheur
Finit quand l’appétit commence.
EUGÈNE.
Notre amour est simple en, ses vœux,
Aussi le bonheur doit le suivre.
LISE.
Mais, cependant, pour vivre heureux,
Il faut bien avoir de quoi vivre.
EUGÈNE.
Chut !... J’entends Émilie : laisse-nous, je veux avoir un entretien secret avec elle...
LISE.
Un entretien secret ?
EUGÈNE, riant.
Pour lui demander de l’argent : je suis à sec.
Scène VII
ÉMILIE, EUGÈNE, LISE
ÉMILIE, à Lise.
Lise, écoute.
Bas.
Eugène est-il de bonne humeur ?
LISE.
Mais oui... Pourquoi ?
ÉMILIE.
Tu sais qu’il me faut de l’argent pour payer le portrait... Je vais lui en emprunter.
LISE.
Lui emprunter...
Elle sort en riant.
EUGÈNE, à Émilie.
Qu’a donc Lise ?
ÉMILIE.
Elle est folle... Bonjour, Eugène... Mais que te voulait-on si matin ?...
EUGÈNE.
Une visite insignifiante.
ÉMILIE.
Je tremble toujours qu’on ne t’apporte de fâcheuses nouvelles ; tes parents m’en voudront beaucoup quand ils apprendront notre mariage.
EUGÈNE.
Il est très probable qu’ils ne me pardonneront pas d’avoir, pris ma femme pour moi et non pour eux.
ÉMILIE.
Il t’en coûtera aussi ta fortune, ton état... tu m’as tout sacrifié.
Air d’Aristipe.
De ton épouse, appui noble et fidèle.
Sacrifiant un brillant avenir,
Parents, amis, tu quittas tout pour elle :
J’en garde encor le touchant souvenir. (bis.)
Je n’ai jamais calculé ta richesse ;
Mon cœur était digne du tien :
Je ne voulais que la tendresse ;
Je la possède... il ne me manque rien.
EUGÈNE.
Mais nous sommes à notre aise... cent louis de rente.
ÉMILIE.
Et puis la pension de ton oncle.
EUGÈNE.
C’est magnifique !... je sais bien que cette pension n’est pas parfaitement sûre.
ÉMILIE.
Que dis-tu ?
EUGÈNE.
Ne peut-on pas éprouver des retards ? mais avec de l’économie...
ÉMILIE.
On a toujours une petite réserve pour parer aux accidents imprévus.
EUGÈNE.
Et dans ces cas-là, on se fait un vrai plaisir entre époux devenir au secours l’un de l’autre.
ÉMILIE.
Ah ! je suis bien sûre que si jamais j’avais besoin d’argent...
EUGÈNE.
Je serais le premier à t’en offrir, et tu m’accorderais une faveur en acceptant... Comme moi, si par hasard je me trouvais dans l’embarras...
ÉMILIE.
Ah ! tu me rends justice ;
À part.
il est dans de bonnes dis positions.
EUGÈNE, à part.
Allons, je n’ai qu’à parler.
Ensemble.
ÉMILIE.
Mon cher Eugène....
EUGÈNE.
Ma bonne amie...
Seul.
Mais, je crois que tu as quelque chose à me dire ?
ÉMILIE.
Oui ; mais toi-même ?...
EUGÈNE.
Je te cède la parole.
ÉMILIE.
Non, après toi.
EUGÈNE.
Je suis trop galant.
ÉMILIE.
Moi je n’ose.
EUGÈNE.
Eh bien, ensemble.
ÉMILIE.
Soit... mon cher ami.
EUGÈNE.
Ma chère amie.
ENSEMBLE.
Peux-tu me prêter de l’argent ?
Ils détournent tout surpris et penauds.
EUGÈNE, se retournant et riant.
Voilà de ces coups de sympathie auxquels on ne s’attend pas.
ÉMILIE.
En vérité, Eugène, ton insouciance me confond.
Air : Vaudeville de l’Actrice.
Oui, ta gaîté tient du délire ;
D’honneur, je ne la conçois pas.
Il vaudrait mieux, au lieu de rire,
Penser à sortir d’embarras.
Fais que notre gêne finisse,
Et, surtout, que ce soit bientôt ;
Car, si pauvreté n’est pas vice,
C’est du moins un fort grand défaut.
EUGÈNE.
Tu as raison, je vais tâcher de me corriger de ce défaut-là... mais en attendant, accepté ces bracelets que j’ai achetés pour toi.
ÉMILIE.
Ah ! qu’ils sont jolis !...
EUGÈNE.
Garde-les, comme je conserverai ce portrait que tu m’as donné hier.
Il le montre suspendu par une jolie chaîne autour de son cou.
ÉMILIE.
Ils ne me quitteront jamais.
Scène VIII
ÉMILIE, EUGÈNE, LISE
LISE.
Le déjeuner est servi.
Bas à Eugène.
Monsieur, une jeune dame attend dans l’antichambre.
EUGÈNE, bas.
Chut ! je sais ce que c’est.
LISE, vite et bas.
Elle veut vous parler absolument.
EUGÈNE, bas.
Silence donc...
Haut.
J’oubliais, Émilie... j’ai une lettre à écrire. C’est à Senneville, mon correspondant.
Riant.
Tu sais que l’affaire est urgente.
ÉMILIE.
Oui, oui ; mais ne me laisse pas longtemps seule.
Il sort.
Scène IX
EUGÈNE, LISE
EUGÈNE.
À l’autre, à présent... Lise, dépêchons-nous.
Lise sort.
Ces créanciers sont uniques !... Parce qu’on leur doit, on est obligé d’avoir de l’argent... C’est abusif...
Scène X
EUGÈNE, MADEMOISELLE DUPRÉ
EUGÈNE.
Je souhaite le bonjour à l’aimable mademoiselle Dupré... Soyez la bienvenue...
À part.
Que le diable t’emporte !
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Vous êtes trop poli... Ne croyez pas au moins, monsieur, que je vienne ici précisément pour les quinze cents francs des bracelets que je vous ai livrés... je sais trop à qui j’ai affaire ; mais me trouvant aujourd’hui avec un assortiment d’occasions très conséquentes, j’ai voulu vous en donner l’étrenne.
EUGÈNE.
Je vous sais gré de l’attention, mais dans ce moment...
MADEMOISELLE DUPRÉ.
N’importe, monsieur, n’importe ; la vue n’en coûte rien... Comme vous voyez, je ne me sers jamais ni de cartons ni d’écrins ; je porte tout sur moi.
EUGÈNE.
Afin de parer votre marchandise.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Vous êtes trop galant, monsieur Dorval... faites-moi l’amitié de regarder cette montre...
EUGÈNE.
Elle est magnifique : les diamants jettent des flammes.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
C’est un milord anglais... il faut que je vous conte cela... Ce milord voulait épouser une dame avec laquelle je fais souvent des affaires... Oh ! c’est une histoire très intéressante... figurez-vous que milord employa tous les moyens possibles... d’abord les plus économiques ; tels que larmes, soupirs et serments... Ça ne prit pas ; alors il s’exécuta en homme qui sait vivre, et entre autres honnêtetés, il lui fit présent de cette montre enrichie de diamants.
EUGÈNE.
Afin d’entendre sonner l’heure du berger.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Oh ! milord a été plus patient.
Air.
Un jour, sans craindre une disgrâce,
Et croyantț fléchir sa rigueur,
Il osa, voyez son audace,
Poser une main sur son cœur.
Il crut, trop heureuse rencontre,
Que de plaisir il palpitait :
C’était le tictac de la montre } (bis.)
Que le pauvre milord sentait. }
EUGÈNE.
Enfin, milord épousa-t-il ?
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Oui, monsieur ; mais bientôt après il quitta la France.
EUGÈNE.
Et madame ?...
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Oh ! madame aimait trop son pays pour le suivre... Mais sa délicatesse ne lui permettant pas de garder des présents qui sans cesse lui rappelaient l’absence de milord...
EUGÈNE.
Elle les lui renvoya ?...
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Non, elle en fit de l’argent.
EUGÈNE.
Quel effort magnanime !
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Je crois que je pourrais vous la passer pour cent louis.
EUGÈNE.
Non, non, je n’en veux pas.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Monsieur préférerait peut-être ce collier, ce jonc, ce cachemire, ces boucles d’oreilles.
EUGÈNE.
Vous êtes vraiment un magasin ambulant, et vous devez faire tort aux marchands patentés.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Oh ! monsieur, chacun pour soi et Dieu pour tout.
Air de Blanchard.
Dès le matin
Je me mets en chemin,
Et sans craindre que l’on me fronde,
Parcourant tout Paris, à la ronde,
Je colporte mon magasin.
Un objet que je vends,
Aussitôt qu’il cesse de plaire,
Pour un faible salaire,
Sans façon, moi, je le reprends.
Pour marquer l’heure du rendez-vous,
Souvent l’on m’achète une montre,
Et j’ai mainte chaîne de rencontre
Pour fille qui cherche un époux ;
Nos galants, de faveurs,
Très souvent chez moi font emplette.
J’ai, pour mainte coquette,
Des odeurs
Contre les vapeurs.
J’ai vu porter des cœurs autrefois,
Pour les amants c’était commode ;
Nos beautés ont quitté cette mode :
Avoir un cœur, c’est trop bourgeois.
Je vendis
À Damis,
Pour Zelmire,
Un beau cachemire.
On juge sa vertu
À la finesse du tissu.
Quelquefois je vends
Des diamants
Aux mamans,
Pour paraître belles ;
Et j’ai des fleurs pour nos demoiselles
Qui n’ont plus celles du printemps.
L’autre jour j’ai vendu
À cette Radcliff à la glace,
Un esprit à la place
De celui qu’elle avait perdu.
Soyons donc ici de bonne foi ;
Sans patente, enfin, si j’exerce,
J’en connais beaucoup dans le commerce,
Comme moi,
Qui fraudent la loi.
Voyez, voyez, monsieur, qu’est-ce qui vous convient ?
EUGÈNE.
Rien, vous dis-je.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Alors, monsieur, permettez-moi de vous présenter mon petit mémoire.
EUGÈNE.
Je ne puis l’acquitter aujourd’hui.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Que me dîtes-vous là, Monsieur ? et moi qui comptais sur vous pour payer un billet qui vient d’échoir.
EUGÈNE.
Ça ne doit pas vous inquiéter...
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Je n’ai pas le premier écu.
EUGÈNE.
Vous avez du crédit ?
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Il est mort.
EUGÈNE.
Dans votre position, il existe mille moyens d’avoir de l’argent.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Indiquez m’en un seul.
EUGÈNE.
Eh parbleu ! cet établissement magnifique, fondé pour venir au secours de l’indigent et des particuliers momentanément gênés.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Sans doute, mais il faut y apporter des gages.
EUGÈNE.
Il est vrai qu’on tient beaucoup à cette formalité.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Quand on donne de semblables conseils, on devrait prêcher d’exemple... Et vous avez là des diamants...
Elle lui fait remarquer le portrait de sa femme.
EUGÈNE.
Fi donc ! c’est le portrait de ma femme.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Conservez la peinture.
EUGÈNE, riant.
Elle a, parbleu, raison...
Il détache son portrait.
Tenez, voici l’entourage ; mais à une condition... Revenez dans une heure, si j’ai de l’argent, je vous solderai ; sinon, vous me remettrez la reconnaissance et le surplus.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
S’il y en a... Il est onze heures, je serai exacte au rendez-vous.
Air : Sortez, obligeante soubrette.
À midi donc, et sans remise.
EUGÈNE.
Oui, gardez-vous de l’oublier ;
Car, midi, c’est l’heure précise
Où je solde tout créancier.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
J’approuve fort votre scrupule :
Rien n’est plus noble que cela.
J’en sais beaucoup dont la pendule
Ne sonne pas cette heure-là.
Ensemble.
EUGÈNE.
À midi donc, et sans remise :
Oui, gardez-vous de l’oublier ;
Car, midi, c’est l’heure précise
Où je solde tout créancier.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
À midi donc, et sans remise :
Je ne crains pas de l’oublier,
Puisque c’est votre heure précise
Pour solder chaque créancier.
Scène XI
EUGÈNE, ÉMILIE
ÉMILIE.
En vérité, Eugène, ta correspondance est bien longue à faire.
EUGÈNE.
J’ai réfléchi, je n’écrirai pas ; les affaires d’intérêt demandent à être traitées de vive voix : je vais sortir.
ÉMILIE.
J’irai avec toi.
EUGÈNE.
Je préfère que tu n’attendes.
ÉMILIE.
Non, non, je ne veux pas rester seule ici.
EUGÈNE.
Je vais chez mon correspondant, tu t’ennuieras.
ÉMILIE.
Si cela m’amuse.
EUGÈNE.
Je n’ai rien à répliquer ; partons...
Scène XII
EUGÈNE, ÉMILIE, LISE
ÉMILIE, à Lise qui entre.
Lise, mon chapeau, mon châle.
LISE.
Comment, vous allez sortir ?
Bas à Émilie.
Ce monsieur du portrait, vous savez bien, il attend...
ÉMILIE, vivement, à part.
Tais-toi.
Haut.
Tiens, Eugène, je suis raisonnable, et comme je vois que ma toilette te retarderait...
LISE.
Certainement, la toilette de Madame vous retarderait...
EUGÈNE.
Hem ! vous voulez me renvoyer maintenant ?...
ÉMILIE.
Du tout ; mais je crains de te gêner.
EUGÈNE.
Est-ce que je serais de trop, par hasard ?... Au fait... un mari !... il ne faut jurer de rien.
ÉMILIE.
Vous ne méritez pas que je vous réponde... Restez ou sortez, cela m’est indifférent.
EUGÈNE.
Ne me boude donc pas, Émilie. Pourquoi changer si vite de résolution ?... Mais n’en parlons plus... Si l’on demande après moi, vous direz que je rentrerai bientôt.
Il l’embrasse et sort.
Scène XIII
ÉMILIE, LISE
LISE.
À la fin, le voilà parti...
ÉMILIE.
Où est M. Poinçon ?...
LISE.
Je l’ai caché dans l’antichambre.
ÉMILIE.
Reçois-le pour moi... Dis-lui... qu’il m’est impossible de le payer aujourd’hui... Eugène n’a pas encore touché ses fonds.
LISE.
Soyez tranquille... Un créancier : je sais pomment ça se prend.
ÉMILIE.
Air.
Que pourras-tu lui dire ?...
Ah ! je tremble d’effroi...
LISE.
Je saurai l’éconduire ;
Rentrez, comptez sur moi.
ÉMILIE.
La chose est difficile.
LISE.
Misère que cela...
Ce n’est qu’un imbécile.
POINÇON, en dehors.
Me voilà.
ÉMILIE.
Le voilà.
Elle rentre précipitamment.
LISE.
Ce n’est qu’un imbécile.
Scène XIV
POINÇON, LISE
Suite de l’air.
POINÇON.
Me voilà.
LISE.
Le voilà.
POINÇON.
Me voilà.
Monsieur Dorval, est-il allé bien loin ?...
LISE.
Pas trop ; c’est ce qui fait que vous ne resterez pas longtemps ; voyez-vous, s’il vous trouvait ici...
POINÇON.
C’est clair, ça... Je comprends. Pressons-nous donc ; non pas que j’aie peur ; mais un mari, ça gêne toujours ! quand ça ne sert pas... C’est clair... Il est donc bien méchant ?...
LISE.
Oh ! là là... Ça fait trembler, il est jaloux comme quatre.
POINÇON.
Il est jaloux... C’est qu’il a une jolie femme... C’est que... c’est clair, ça.
Lorgnant Lise.
Sais-tu bien, petite, que ce serait plutôt à ta maîtresse à être jalouse...
LISE.
Comment cela ?...
POINÇON.
Avec des yeux fripons comme les tiens... C’est clair.
Air de l’Écu de six francs.
Est-ce une brillante toilette
Qui seule fait naître l’amour ?...
À sa maîtresse, une soubrette
A souvent joué plus d’un tour. (Bis.)
Tout parfumé de musc et d’ambre,
Plus d’un jeune homme du bon ton
Chercha vainement au salon
Ce qu’il trouva dans l’antichambre.
Mais, dis-moi, puis-je voir Madame ?
LISE.
Non, elle m’a chargée de vous dire qu’elle n’avait pas d’argent à vous donner aujourd’hui ; mais si vous voulez repasser demain...
POINÇON.
C’est clair... c’est clair... Et ces demain-là sont comme ceux du barbier... ils n’arrivent jamais... Cependant, ma petite, il y aurait moyen de s’arranger... Je ne suis pas un Turc... D’ailleurs, ta maîtresse et toi devez être solidaires.
LISE.
Qu’est-ce que ça veut dire, solidaires ?
POINÇON, lui prenant la taille.
Ça veut dire que tu devrais au moins payer les intérêts de ma créance.
LISE, le repoussant.
Je ne fais pas de ces marchés-là.
POINÇON.
Ah ! tu refuses d’entrer en arrangement... Alors je veux parler à ta maîtresse.
LISE.
C’est inutile, elle n’a pas d’argent.
POINÇON.
Dans ces cas, on vend pour payer ses dettes.
LISE.
Mes maîtres ne demanderaient pas mieux ; mais pour vendre il faut posséder.
POINÇON.
Ils ne sont pas sans avoir quelque chose.
Air du Ménage du garçon.
Ils ont sans doute quelque terre.
LISE.
Marbeuf, Beaujon et Tivoli.
POINÇON.
Mais ils ont des meubles, j’espère.
LISE.
Ils logent en hôtel garni.
POINÇON.
Peut-être une rente au grand livres.
LISE.
Quelques dettes par-ci par-là...
POINÇON.
Avec des dettes, peut-on vivre ? (Bis.)
LISE
Ils ne vivraient pas sans cela. (Bis.)
POINÇON, à part.
Diable ! et si je ne savais pas qu’il a un oncle fort riche...
Haut.
Sais-tu que ça devient sérieux, petite, que mes capitaux courent quelque danger, et en conscience tu devrais me les assurer.
LISE.
Finissez donc, monsieur ; vous êtes trop pressant.
POINÇON.
C’est que j’ai peu de temps à jouir de ma liberté... Dans huit jours j’abdique le célibat.
LISE.
Ah ! vous vous mariez, monsieur.
POINÇON.
N’ai-je pas tout ce qu’il faut pour cela ?
Air nouveau de M. Fiquepau.
1er couplet.
En moi, tout plaît, ravit, enchante ;
J’ai la tournure séduisante,
Le regard vif, le teint fleuri,
Mon humeur est très complaisante.
LISE.
Excellent pour un mari. (Bis.)
POINÇON.
2e couplet.
Mais comme il faut payer sa dette
À notre nature imparfaite,
Je dois te l’avouer ici,
Je n’y vois pas bien sans lunette.
LISE.
Excellent pour un mari. (Bis.)
POINÇON.
C’est clair, ça... mais je suis encore garçon, et je veux...
LISE.
Finissez.
POINÇON.
Un petit baiser pour à-compte, ou de l’argent.
LISE.
Aujourd’hui, ni l’un ni l’autre, revenez demain.
POINÇON.
Demain, c’est jour férié... on ne paie pas.
Il veut embrasser Lise qui se défend.
LISE.
Air des Noces de Figaro.
Revenez,
Oui, je vous le répète.
POINÇON.
Mes désirs seront-ils couronnés ?...
Un baiser, ou bien solde ma dette.
LISE.
Revenez, revenez, revenez.
Poinçon la poursuit, Émilie entre.
Scène XV
POINÇON, LISE, ÉMILIE
POINÇON.
Voilà ta maîtresse.
ÉMILIE.
M. Poinçon, éloignez-vous promptement... Je viens d’a percevoir mon mari.
POINÇON, à part.
Ruse de guerre pour me faire déguerpir ; c’est clair ça...
Haut.
Madame, je ne demande pas mieux que de m’éloigner, ; mais il me faut de l’argent... ou des gages.
ÉMILIE.
Des gages ?...
POINÇON.
Des gages... Je ne sors pas d’ici sans cela.
ÉMILIE.
J’entends Eugène... il est déjà sur l’escalier ; je tiens beaucoup à ce qu’il ignore la dette que j’ai contractée...
Détachant ses bracelets.
Voyez si cela peut vous satisfaire ; mais, de grâce, sortez... Sortez donc, monsieur.
On sonne.
Il n’est plus temps.
LISE.
Ah, mon pauvre M. Poinçon, que je vous plains !...
POINÇON.
Comment donc ?...
LISE.
Heureusement que nous logeons au premier.
POINÇON.
Ah ! bon Dieu ! je me sauve.
LISE.
Impossible, Monsieur est là...
POINÇON.
Mais l’appartement a deux sorties ?...
LISE.
Une seule.
POINÇON.
C’est un guet-apens... apprenez que lorsqu’on n’a qu’une porte, on n’a pas de créanciers... Que vais-je devenir p... Au moins cachez-moi.
LISE.
Mais dans quel endroit ?...
POINÇON.
Partout, partout... Je tiens peu de place, excessivement peu.
ÉMILIE.
Vite, entrez dans ce cabinet.
LISE.
Et ne bougez pas, surtout.
POINÇON.
Ne craignez rien, je retiendrai mon haleine... je me ferai petit.
Il entre.
ÉMILIE, à Lise.
Tu peux ouvrir... Prenons notre broderie...
Elle s’assied.
Ô ciel ! s’il le trouvait... Ah ! quel résultat peut avoir une simple inconséquence !
Scène XVI
EUGÈNE, ÉMILIE, LISE
EUGÈNE.
J’ai cru qu’on ne m’ouvrirait pas.
LISE.
Nous n’avions pas entendu.
ÉMILIE.
Eugène, tu as été bien longtemps absent... Tu auras sans doute rencontré des amis ?
EUGÈNE.
Des amis... Non, non, ils sont rares maintenant.
Air : À soixante ans.
Lorsque l’on a beaucoup d’or en partage,
Lorsque l’on paie et spectacle et repas,
Maints bons amis guettent votre passage ;
On en rencontre enfin à chaque pas.
Mais que le sort amène une autre chance,
Les bons amis, alors en peu d’instants,
De l’hirondelle imitant la prudence,
S’envolent tous, crainte du mauvais temps.
ÉMILIE, quittant sa broderie.
Quoi ! pas un seul ?...
EUGÈNE.
Ils me manquent tous à la fois. Ceux qui me doivent sont ruinés ; les autres ne sont pas visibles.
ÉMILIE.
Mais ton correspondant ?
EUGÈNE.
Tiens, Émilie, il n’y faut plus compter... Mon oncle a retranché la pension... Mais ne t’afflige pas : nous avons des ressources.
Il porte sa main à la place où était le portrait, et regarde Émilie.
À propos... je ne vois pas tes bracelets... Tu m’avais pourtant promis de ne les quitter jamais.
ÉMILIE, embarrassée.
Mon ami, c’est que... Mais, toi-même, qu’as-tu fait de mon portrait ?...
EUGÈNE, boutonnant vivement son habit.
Ton portrait !... la chaîne s’est brisée, et je l’ai donnée à raccommoder.
Scène XVII
EUGÈNE, ÉMILIE, LISE, LISE
LISE, s’approchant d’Eugène.
Monsieur, la dame de ce matin...
EUGÈNE, à part.
Dieu soit loué !... je vais avoir de l’argent ; mais il faudrait qu’Émilie me cédât la place... renvoyons-la...
Haut..
Eh bien, tes bracelets ?
ÉMILIE.
Je ne sais... ils sont sans doute dans ma chambre.
EUGÈNE.
Vous les aurez perdus.
ÉMILIE.
Oh ! quelle idée.
EUGÈNE.
Je le parierais.
ÉMILIE.
Vous êtes bien maussade aujourd’hui.
EUGÈNE.
Vous voulez dire observateur... Mais pourrez-vous me les montrer ? voyons...
ÉMILIE.
Sans doute.
Bas à Lise.
Veille sur M. Poinçon.
Haut.
Je vais les chercher ; mais je ne les porterai plus, puisqu’ils me viennent de vous.
Elle sort.
EUGÈNE.
Lise, retiens-la dans son appartement... Je me serai bientôt défait de Mademoiselle Dupré.
Lise suit Émilie.
Scène XVIII
EUGÈNE, MADEMOISELLE DUPRÉ
EUGÈNE.
Allons, vite, vite, Mademoiselle.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Vous voyez que je suis exacte.
EUGÈNE.
C’est fort bien ; mais mon argent.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Je n’ai reçu que le montant de ma dette.
EUGÈNE.
Diable ! cela ne fait pas mon compte.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Que voulez-vous que j’y fasse.
EUGÈNE.
Mes diamants valaient davantage.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Mais, Monsieur, cependant...
EUGÈNE.
C’est une indignité...
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Air de l’École de village.
Je ne comprends point ce courroux,
Monsieur ; je ne devais pas craindre
Après ce que j’ai fait pour vous,
Que vous pourriez encor vous plaindre ;
Enfin je n’ai rien négligé... (Bis.)
EUGÈNE.
Toujours, de votre complaisance,
Je vous serai fort obligé. (Bis.)
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Gardez votre reconnaissance.
Elle lui donne la reconnaissance.
Scène XIX
EUGÈNE, MADEMOISELLE DUPRÉ, LISE, accourant
LISE, bas à Eugène.
Monsieur, voilà le créancier bourru de ce matin... je l’ai vu entrer...
EUGÈNE.
Mon oncle !... je n’ose le voir.
ÉMILIE, appelant.
Lise ! Lise !
EUGÈNE.
Ma femme aussi... Cerné de tous côtés... quel embarras !
LISE.
Ouvrirai-je ?...
EUGÈNE.
Attends...
À Mlle Dupré.
Mademoiselle Dupré, je ne veux pas qu’on vous voie ici.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Pourquoi cela, Monsieur ?...
EUGÈNE.
Parce que... parce que ma femme pourrait être jalouse de vous.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Vous croyez ?
EUGÈNE.
Vous êtes assez jolie pour inspirer ce sentiment... et, d’un autre côté, mon oncle, en vous voyant ici, pourrait croire que j’ai affaire à des usurières.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Des usurières !... quelle horreur !
On sonne plus fort, et Émilie appelle de nouveau.
EUGÈNE.
Entendez-vous ?
LISE.
Madame va venir.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Je me résigne.
EUGÈNE.
Un peu de complaisance ; entrez dans ce cabinet.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Dans ce cabinet ?
EUGÈNE, la poussant dedans.
N’importe, n’importe... Lise, congédie mon oncle, si tu peux.
Lise sort ; Eugène ferme le cabinet, et se sauve dans ce lui où est Poinçon.
Ah ! quel jour d’embarras !... Voilà la vie de garçon qui recommence.
Il entre.
Scène XX
LISE, DORVAL
DORVAL.
Je vous dis qu’il est rentré.
LISE.
Mais, Monsieur...
DORVAL.
Taisez-vous, impertinente.
LISE.
Il n’y a pas moyen de causer avec cet homme-là ; qu’ils s’arrangent tous.
Elle sort.
Scène XXI
DORVAL, seul
Quelle maison !... Je suis pourtant curieux de voir cette Émilie ; les informations que j’ai prises sont favorables, on la dit charmante, bien élevée... Allons, allons, avant de condamner, j’entendrai, je verrai : c’est ce qu’on devrait toujours faire, et il y aurait économie de sottises.
POINÇON, dans le cabinet.
Miséricorde ! au secours !...
DORVAL.
Qu’entends-je !... on se bat là-dedans.
Scène XXII
EUGÈNE, POINÇON, DORVAL
EUGÈNE entre, et tient Poinçon par l’oreille.
Air : Comme il m’aimait.
C’est un voleur. (Bis)
POINÇON.
Monsieur, vous me faites injure.
EUGÈNE.
C’est un voleur ;
Laisse là ton air de candeur,
On le lit bien sur ta figure.
POINÇON.
Je suis brocanteur, je vous jure.
EUGÈNE.
C’est un voleur. (Bis.)
DORVAL.
En es-tu sûr, au moins ?...
EUGÈNE.
Belle demande ! je viens de le trouver tapi dans un coin.
POINÇON.
Mais, Monsieur... je suis connu... je m’appelle Roch Poinçon, bijoutier brocanteur, nouvellement établi sur le quai de la ferraille... C’est clair ça...
DORVAL.
Mais que diable faisiez-vous dans ce cabinet ?
POINÇON.
Je l’ignore...
EUGÈNE.
Parle : pourquoi étais-tu dans ce cabinet ?...
POINÇON.
Je crois que c’était pour que vous ne me vissiez pas.
DORVAL, étonné.
Ah ! ah ! on vous y avait donc introduit ?
POINÇON.
Apparemment.
EUGÈNE.
Et qui ?
POINÇON.
Ah ! pour cela, Monsieur, on m’a défendu de vous le dire... Je ne peux pas, en vérité ; vous vous fâcheriez.
EUGÈNE.
Parbleu ! tu parleras.
POINÇON.
Ahi !... ahi !... prenez patience... Je n’y tiens pas, moi ; je vais vous le dire... C’est...
EUGÈNE.
Qui donc ?
POINÇON.
Votre femme.
DORVAL.
Courage, mon neveu...
EUGÈNE.
N’en croyez rien, mon oncle, c’est faux...
À Poinçon
Malheureux ! tu soutiendras...
POINÇON.
Rien, rien...
EUGÈNE.
Vite la preuve, ou je t’assomme.
POINÇON.
La preuve ; est-ce qu’il y en a ?... à moins que Madame ne vous l’affirme elle-même...
Scène XXIII
EUGÈNE, POINÇON, DORVAL, ÉMILIE
ÉMILIE.
Qu’est-il donc arrivé, mon ami... ? D’où vient ce bruit ?...
Apercevant Poinçon.
Ô ciel ! tout est découvert !
DORVAL.
Morbleu, elle est charmante ! quel dommage pourtant !...
EUGÈNE, à Émilie.
C’est fort bien, Madame...
ÉMILIE.
Ah ! mon ami, j’ai eu tort, je l’avoue ; mais j’espère que tu excuseras mon inconséquence en faveur de l’intention.
DORVAL.
Quelle intention ?...
EUGÈNE.
Ne tentez point une justification qui ne ferait qu’aggraver vos torts.
ÉMILIE.
Quoi ! l’on me soupçonne !... Ah ! Eugène, Eugène !...
À Dorval.
Mais vous, Monsieur, de quel droit vous interposez vous entre mon mari et moi ?...
DORVAL.
De quel droit ?... Comme oncle et tuteur d’Eugène.
ÉMILIE.
Son oncle !... Grand Dieu !...
Scène XXIV
EUGÈNE, POINÇON, DORVAL, ÉMILIE, MADEMOISELLE DUPRÉ
MADEMOISELLE DUPRÉ, dans le cabinet.
Ouvrez ! ouvrez !
EUGÈNE.
À l’autre.
DORVAL, allant ouvrir.
Une voix de femme !
POINÇON.
Oh ! oh !
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Ouvrez donc ! ouvrez donc, Messieurs !
ÉMILIE.
Une femme ici... Quel soupçon !...
DORVAL, ouvrant.
Partie carrée...
POINÇON, s’avançant.
Ciel ! Mlle Dupré... ma future !
MADEMOISELLE DUPRÉ.
J’avais reconnu sa voix...
À Poinçon.
Que venez-vous faire ici, Monsieur ?...
POINÇON.
Qui vous attirait ici, Madame ?
MADEMOISELLE DUPRÉ, montrant Eugène.
J’avais affaire à Monsieur.
ÉMILIE.
À mon mari ?
POINÇON, montrant Émilie.
J’avais affaire à Madame.
EUGÈNE, à Émilie.
Vous l’entendez !
MADEMOISELLE DUPRÉ.
Il l’avoue, le perfide.
POINÇON.
Elle ne s’en cache pas, l’infidèle.
Ensemble.
Air des Gardes marines.
MADEMOISELLE DUPRÉ et POINÇON.
C’est affreux, (Bis.)
C’est vraiment épouvantable
Me jouer un tour semblable.
Femme } perfide et coupable,
Époux }
Allez, je vous donne au diable,
Éloignez-vous de mes yeux.
EUGÈNE et ÉMILIE.
C’est affreux,
C’est honteux. (Bis.)
C’est vraiment épouvantable,
Une conduite semblable
Est indigne, inexcusable.
Fuyez, épouse } coupable ;
Fuyez époux trop }
Éloignez-vous de mes yeux.
DORVAL.
C’est affreux
C’est honteux. (Bis.)
C’est vraiment épouvantable ;
Chacun des deux est coupable :
Une aventure semblable
Va d’un blâme inévitable
Les couvrir à tous les yeux.
POINÇON.
Ainsi donc vous reconnaissez être venue ici pour Monsieur.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
J’en conviens... Monsieur me devait 1 500 fr. d’une paire de bracelets que je lui ai vendus, et c’est pour cela...
ÉMILIE.
Pour mes bracelets... Ah ! Eugène.
POINÇON.
Quoi ! ce n’est pas... Elle est donc vertueuse...
Il va pour l’embrasser.
MADEMOISELLE DUPRÉ, l’arrêtant.
Un moment, volage... Justifiez-vous auparavant.
EUGÈNE.
Oui, oui, qu’il s’explique.
POINÇON.
Bel ange, rien n’est plus aisé... Un motif semblable m’attirait vers Madame, et l’entourage d’un portrait...
MADEMOISELLE DUPRÉ, à Eugène.
Celui que j’ai porté...
EUGÈNE, arrêtant Mlle Dupré.
Chut !... Et moi qui avais cru... Ah ! comme on est poltron quand on est marié !...
MADEMOISELLE DUPRÉ, à Poinçon.
Tu m’es donc toujours fidèle ?
DORVAL.
Eh quoi ! ce ne sont que des créanciers !... En vérité, je suis confus des jugements que j’ai portés.
EUGÈNE.
Et moi, mon oncle !
Il fait remarquer, à Dorval, Émilie qui est plongée dans la douleur.
DORVAL, à Eugène.
Je te comprends : il n’est qu’un moyen de tout réparer, et je vais l’employer... Ma nièce,
Il appuie sur ce mot.
je viens demander notre grâce... Votre conduite va guider la mienne... Je ne rendrai mon amitié à mon neveu qu’autant que vous lui pardonnerez.
ÉMILIE.
Je vous obéis ; mais je lui en veux horriblement.
Elle donne sa main à Eugène.
DORVAL.
Pardonnons-nous mutuellement ; nous nous sommes tous trompés aujourd’hui dans nos jugements... J’ai pris Émilie pour une coquette ; vous avez pris Monsieur et Madame pour ce qu’ils n’étaient pas... MADEMOISELLE DUPRÉ, à Poinçon.
Nous nous sommes crus infidèles.
POINÇON.
Oui, décidément, nous avions tous un bandeau sur les yeux. C’est clair...
Vaudeville.
DORVAL.
Air de l’Artiste.
Sur l’océan du monde
Nous voguons au hasard ;
Le caprice de l’onde
À chacun fait sa part.
Gémir serait folie ;
Je ne vois rien de mieux
Que de passer la vie,
Un bandeau sur les yeux.
MADEMOISELLE DUPRÉ.
De l’élégante Estelle
Le bien est fort borné,
Et cependant chez elle
Brille un luxe effréné ;
Quel ordre en mon ménage !
Dit l’époux radieux ;
Encore un qui voyage
Un bandeau sur les yeux...
POINÇON.
Quand on veut prendre femme,
Fou qui s’informe avant
Si l’objet de sa flamme
Eut, ou non quelqu’amant.
Quelle sotie manie !...
Ne vaudrait-il pas mieux
Aller à la mairie
Un bandeau sur les yeux ?
EUGÈNE.
Les artistes, sans cesse,
Sont brouillés avec l’or,
Tandis que la richesse
Est le lot d’un butor ;
C’est aussi par rancune,
Qu’un peintre ingénieux
Nous peignit la Fortune
Un bandeau sur les yeux.
ÉMILIE, au public.
La critique, à l’œil sombre,
Porte un flambeau fatal,
Laissant le bien dans l’ombre,
Au jour plaçant le mal.
Si sa clarté maudite
Pénétrait dans ces lieux,
Messieurs, mettez bien vite,
Un bandeau sur les yeux.