Les Compagnons (Adolphe D’ENNERY - Eugène CORMON)

Drame en cinq actes et sept tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 14 février 1846.

 

Personnages

 

DELAMARRE

ÉTIENNE

MARCEL

ROLLIN

SANSONNET

SAINT-AMOUR

PÈRE LORIOT

UN CHIFFONNIER

FRANÇOIS

MORICOT

CÉCILE

BATIFOLE

AGATHE

UNE AUBERGISTE

UNE VOISINE

MAÇONS

CHARPENTIERS

INSPECTEURS

 

 

ACTE I

 

Un chantier de charpentiers ; à gauche, la maison de Delamarre ; à droite, un hangar ; au 3e plan, une fermeture à hauteur d’appui avec une porte charretière au milieu. Au fond, en dehors du chantier, une maison basse de marchand de vins ; au premier, une terrasse avec des treillages formant des arcades ; au-dessus, un transparent entouré de verres de couleurs et sur lequel on lit : Vivent les charpentiers ! Dans le lointain, une barrière de Paris.

 

 

Scène première

 

SANSONNET, FRANÇOIS, OUVRIERS

 

Au lever du rideau, les charpentiers sont au travail. Les uns préparent des charpentes placées à terre ; d’autres font l’office de scieurs de long ; d’autres enfin transportent sous le hangar les pièces de bois qui ont été préparées.

CHŒUR.

Air : C’est l’amant le plus tendre.

Travaillons, du courage,
Ne dormons pas sur l’ouvrage,
Allons, gai charpentier,
Donne un bon coup de collier.

FRANÇOIS.

Dépêchons, mes amis ; tâchons de gagner le pourboire que le patron nous a promis si cette charpente était finie pour tantôt.

SANSONNET.

Ah ! le bourgeois... il peut bien se fendre d’un pourboire... il en gagne assez de c’t argent !

FRANÇOIS.

Bah ! s’il en gagne, il en dépense aussi !

SANSONNET.

L’ grand mal !... Si j’étais calé comme lui, je m’en repasserais un peu de la volupté !...  D’abord, et d’une, j’aurais pas besoin de me tuer le corps et l’âme pour amasser de quoi m’unir à celle que j’aime !

FRANÇOIS.

T’es t’amoureux, toi ?

SANSONNET.

Tous les soirs, en me couchant !

FRANÇOIS.

Amoureux... d’une femme ?

SANSONNET

C’te bêtise... Qu’est-ce tu veux donc que j’aime ?... un singe ?

FRANÇOIS.

Et laquelle que tu aimes ?

SANSONNET.

La fille au père Loriot, dont voici l’enseigne...

Il montre l’auberge du fond.

FRANÇOIS.

La Batifole... la future d’Étienne ?

SANSONNET.

Eh ! non, bêta !... Sa sœur... son amour de sœur...

FRANÇOIS.

La petite Agathe ?

SANSONNET.

La petite Agathe... Elle m’a mordu, mon vieux !... oh ! mais mordu que j’en suis enragé !...

FRANÇOIS.

Ah ben ! t’es pas le seul... j’en connais un autre qui en tient aussi pas mal.

SANSONNET.

Qui ça ?... Marcel... le frère d’Étienne ?

FRANÇOIS.

Juste !... Les deux sœurs aux deux frères, ça va tout naturellement.

SANSONNET.

As-tu fini !... l’épouser, lui, Marcel !... l’enfant de la loupe ! le roi de la flâne ! aussi feignant que je suis laborieux ! aussi casseur que je suis rangé !...

FRANÇOIS.

Ah !

SANSONNET.

Que je suis candide !...

FRANÇOIS.

Ah !

SANSONNET.

Que je suis aimable ! que je suis gentil !...

FRANÇOIS.

Prends donc garde !... As-tu fait tes ongles ?

SANSONNET.

Pourquoi ?

FRANÇOIS.

Tu vas t’égratigner.

SANSONNET.

Y a pas de danger !... Enfin le père Loriot, qui sait à quoi s’en tenir sur nos deux caractères, a décidé que le premier de nous deux qui aurait amassé mille francs épouserait sa fille. Tu conçois que Marcel est un peu enfoncé ! Et puis, d’ailleurs, Agathe n’aurait jamais consenti...

FRANÇOIS.

Bah !

SANSONNET.

J’ai causé des ravages dans son âme !... Ce sont mes yeux qui ont incendié l’objet.

FRANÇOIS.

Tes yeux ?

SANSONNET.

Il paraît que les scélérats lancent des flammes... dès que je regarde une femme, elle est brûlée !...

FRANÇOIS.

Tiens !... voilà ta victime ! Elle vient par ici avec la Batifole.

SANSONNET.

C’te chère Agathe ! Elle ne peut pas rester une heure sans me voir !

 

 

Scène II

 

SANSONNET, FRANÇOIS, BATIFOLE, AGATHE, OUVRIERS

 

FRANÇOIS et LES OUVRIERS.

Bonjour, la Batifole !...

FRANÇOIS.

Bonjour, not’ mère !...

BATIFOLE.

Bonjour, mes enfants ! bonjour, mes petits lapins !... Dis donc, Agathe, si jeune,  avoir déjà une si belle famille ! et tous garçons !...

SANSONNET.

Tous beaux garçons ; pas vrai, mamzelle Agathe ?...

BATIFOLE.

Beaux !... beaux !... Y a du mêlé !...

SANSONNET, à François.

C’est pour toi qu’elle dit ça...

BATIFOLE.

C’est égal, je les aime comme ça...

SANSONNET.

Ah ! qué bonne mère ! qué chouette mère que nous avons choisie là !...

LES OUVRIERS.

Ah ! oui, c’est bien vrai.

SANSONNET.

Elle a toujours un petit mot agréable à nous dire.

BATIFOLE, tirant une bouteille de sa poche.

Et une petite goutte à vous verser !

SANSONNET.

La goutte de riquiqui...

BATIFOLE.

Dame !... l’ouvrage va fort... l’ soleil tape dur... j’ m’ai dit : ces pauvres gars, ils doivent avoir bien chaud !... Allons, la mère, vite une fiole de vieille pour tes enfants... c’est souverain pour garantir des rhumes de cerveau ! Tendez vos becs.

Agathe leur donne des verres qu’elle prend dans un petit panier.

LES OUVRIERS.

Vive la Batifole !

BATIFOLE.

Air du Vieux ménétrier. (L. Puget.)

J’suis la mèr’ des compagnons,
C’est un beau titre et j’en suis fière ;
J’suis la mèr’ des compagnons,
Et j’ai pour fils de gais lurons !
Chacun m’aime et me vénère,
Moi, j’ partage en bonne mère
Ma tendresse et l’ petit verre ;
Égal’ment à mes enfants,
Petits ou grands,
Laids ou charmants.

Premier couplet.

Quand des compagnons
La troupe entière
Vient danser chez la mère,
Fièr’ d’ mes garçons
J’ danse avec eux
La polka, l’avant-deux !
J’éveille leur gaité
Et si parfois la danse
Un peu trop loin se lance,
J’endors l’autorité !
Gai... gai... gai... tou !...

ENSEMBLE.

J’suis la mère des compagnons, etc.

CHŒUR DES OUVRIERS.

Viv’ la mèr’ des compagnons !
À chacun de nous elle est chère,
Viv’ la mère des compagnons !
Elle a pour fils de gais lurons !
Chacun l’aim’, la vénère,
Elle partage en bonne mère
Sa tendresse et l’ p’tit verre,
Égal’ment à ses enfants,
Petits ou grands,
Laids ou charmants.

Pendant le refrain, Agathe verse aux Ouvriers.

BATIFOLE.

Deuxième couplet.

Au jour du malheur,
Que l’on s’adresse
Enfants, à ma tendresse !
Fiez-vous à mon cœur,
Il saura bien adoucir vot’ douleur !
Quand je vous vois souffrir,
Allons, pourquoi vous taire ?...
On peut avec sa mère
Partager sans rougir...

On casse la vieille tirelire... on vide une bonne bouteille... et en avant mon refrain !

Gai... gai... gai... tou...

Reprise de l’ensemble.

BATIFOLE.

J’ suis la mère, etc.

LES OUVRIERS.

Viv’ la mère, etc.

À la fin du chœur, les Ouvriers se bousculent de qui boira.

TOUS.

À moi ! à moi !... encore !...

BATIFOLE, défendant sa bouteille.

Doucement ! doucement !... comme vous y allez !... Ils n’en laisseraient pas une goutte... et je ne veux pas que les absents aient tort...

AGATHIE.

Oui, oui... il ne faut oublier personne.

BATIFOLE.

Où donc est Étienne ?

Elle remonte en regardant, et va reporter dans son auberge la bouteille, le panier et les verres.

AGATHE.

Où donc est Marcel ?

SANSONNET, faisant la grimace.

Marcel ? c’est pas malin à deviner... il est partout où il n’y a pas d’ouvrage.

AGATHE.

Monsieur Sansonnet, c’est pas gentil d’abîmer les camarades. Marcel est peut-être à travailler...

SANSONNET.

Lui ?... Il travaille les canons et les côtelettes !... et, faut être juste, de ce côté-là il abat joliment de la besogne...

AGATHE.

Ah ! vous lui jetez toujours la pierre...

SANSONNET.

La pierre ! on peut bien la lui jeter tant qu’on voudra... ça ne le blessera pas... il n’est jamais là pour la recevoir.

AGATHE.

Oh ! jamais !...

SANSONNET.

Y a trois jours qu’on ne l’a vu au chantier... Trois jours !... doit-il en avoir exterminé des petits verres !...

BATIFOLE, revenant du fond.

Mais lui, Étienne... vot’ contremaître... comment qui se fait qu’il ne soit pas ici ?

SANSONNET.

Il est sorti tout à l’heure en disant qu’il allait revenir... J’ croyais qu’il était près de vous. Quand on doit se marier, quand on s’aime... on a tant de choses à se dire !... pas vrai, mamzelle Agathe ?...

AGATHE.

Moi... j’ai rien à vous dire du tout !

SANSONNET, à François.

Elle dissimule... elle cache son jeu !...

Souriant avec malice.

Vous me parlerez plus tard...

BATIFOLE, poussant un cri.

Ah !

SANSONNET.

Quoi donc ?

BATIFOLE.

Je sais où il est !...

AGATHE.

Marcel ?...

BATIFOLE.

Non... Étienne... Il s’agit d’une surprise que je l’ai prié de me ménager... quèque chose que j’aime, qu’il est allé m’acheter sans que je m’en doute...

FRANÇOIS.

Le v’là qui revient.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, ÉTIENNE

 

ÉTIENNE, arrivant du fond, et s’essuyant le front.

Bonjour, Agathe... bonjour, Batifole.

Ôtant sa veste, et reprenant ses outils pour travailler.

Est-ce que le bourgeois s’est aperçu de mon absence ?

SANSONNET.

Pas du tout.

ÉTIENNE.

Ah ! tant mieux !

BATIFOLE.

S’est-il dépêché... le v’là tout en nage !... Est-elle encore chaude ?

ÉTIENNE.

Quoi ?

BATIFOLE.

Ma surprise...

ÉTIENNE.

Quelle surprise ?

BATIFOLE.

Eh bien, la galette...

ÉTIENNE.

Ah ! j’avais bien autre chose en tête que votre galette...

BATIFOLE.

Ah ! mon Dieu ! faut pas vous fâcher pour me dire ça !...

ÉTIENNE.

Eh !... où voyez-vous que je me fâche ?

BATIFOLE, avec colère.

Comment donc ! au contraire... vous me dites des mamours... vous me faites les yeux doux et la bouche en cœur...

SANSONNET, bas à Étienne.

Tu l’as brusquée, c’te grosse... t’as eu tort.

ÉTIENNE.

Tu crois... c’est possible...

AGATHE, bas à Batifole.

Tu t’emportes trop vite, ma sœur...

BATIFOLE.

Bah ! laisse donc... il reviendra... les hommes, c’est comme les caniches... ça revient toujours.

ÉTIENNE, tendant la main.

Batifole !...

BATIFOLE, à sa sœur.

C’est ça, vois-tu... il fait le beau... il tend la patte !

ÉTIENNE.

Vous m’en voulez ?

BATIFOLE, lui tapant dans la main.

Ma foi, non !... la rancune c’est bête !... monsieur Étienne, je vous permets de m’embrasser.

ÉTIENNE.

Bien volontiers... Il l’embrasse.

SANSONNET, à Agathe.

Mamzelle Agathe... si le cœur vous en dit... n’ vous gênez pas, je vous en permets autant !

AGATHE, lui tournant le dos.

Merci !

SANSONNET, à François.

Elle n’ose pas, voilà !

BATIFOLE, à Étienne.

Oh ! je n’ vous tiens pas quitte, faudra m’expliquer c’te mauvaise humeur, cette absence... mais comme j’ai un bon caractère, je vas d’abord vous dire une nouvelle qui ne vous fera pas de peine, je l’espère !

ÉTIENNE.

Qu’est-ce donc ?

BATIFOLE.

Voyez-vous sur notre terrasse ces guirlandes, ces verres de couleurs ?... ce soir, il y aura là une table de vingt couverts, et pour convives, tous les amis que voilà !... et de plus, deux jeunes et beaux fiancés... je nous écorche pas, c’est malsain...

ÉTIENNE.

Comment !... ce soir nos fiançailles !...

BATIFOLE.

Ce soir !... c’est le papa Loriot qui l’a voulu... moi, je n’ai pas dit non... et demain,  pas plus tard, je dirai oui !... Oh ! j’aurais dû baisser les yeux !...

Elle prend un maintien décent.

Voilà !... c’est-y bien... c’est-y modeste ?

FRANÇOIS.

Ah ! c’est fameux ça !... c’est gentil d’a voir pensé à nous !

SANSONNET.

Pour lors, chauffons la besogne... et puis on ira se faire beau.

LES OUVRIERS.

Dépêchons ! dépêchons !

REPRISE DU CHŒUR,

Travaillons, du courage,
Joyeux charpentiers, etc.

Ils retournent à leurs travaux et disparaissent peu à peu sous le hangar et dans le chantier. Sansonnet seul travaille à une charpente sur l’avant-scène.

 

 

Scène IV

 

BATIFOLE, ÉTIENNE, AGATHE, SANSONNET

 

ÉTIENNE, à lui-même.

Marié !... demain !...

SANSONNET, à Étienne.

Eh ben !... t’es pas plus joyeux que ça ?...

ÉTIENNE, vivement.

Moi !... mais au contraire... je suis enchanté... cette chère Batifole !...

Lui prenant le bras.

Bientôt madame Étienne !

BATIFOLE.

Quel beau couple !

ÉTIENNE.

Oh ! superbe !

BATIFOLE.

Oui... mais dans un bon ménage, il n’y a pas de secrets et je prends l’avance. Allons, vite, la vérité ! Pourquoi avez-vous quitté l’ouvrage ?... où êtes-vous allé ?... d’où venez-vous ?... qu’avez-vous fait ?... j’ suis pas curieuse, mais je veux tout savoir !

AGATHE, sans l’écouter.

Parlez, monsieur Étienne, je vous en prie... c’est votre frère... c’est Marcel qui est cause de votre tristesse, n’est-ce pas ?

ÉTIENNE.

Oui.

AGATHE.

Lui serait-il arrivé un malheur ?

ÉTIENNE.

Est-ce qu’on peut savoir ?... mais faut s’y attendre à chaque instant !... Trois jours sans travailler !... et la besogne qui presse... et le patron qui gronde quand on vient cinq minutes trop tard...

SANSONNET.

Il se fera renvoyer, voilà !...

AGATHE.

Mais taisez-vous donc, vous.

BATIFOLE.

Vous nous faites mal aux nerfs, cher ami.

Sansonnet remonte.

ÉTIENNE.

Ça me désole quand je pense à ca !... Marcel... mon frère... lui que j’aimais tant !

Cris, rires au loin.

BATIFOLE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

SANSONNET.

Tenez !... tenez... c’est lui !

ÉTIENNE.

Marcel !

SANSONNET.

C’est le pigeon voyageur qui revient au pigeonnier.

Étienne redescend en colère, pendant que Marcel et ses camarades arrivent au fond en chantant à tue-tête.

 

 

Scène V

 

BATIFOLE, ÉTIENNE, AGATHE, SANSONNET, MARCEL, DEUX AUTRES OUVRIERS

 

Ils se tiennent par le bras comme des gens qui sortent du cabaret. Ils s’arrêtent au fond, en dehors du chantier.

ENSEMBLE.

Air.

Fichons-nous d’ ça !
Tra la la !
Vive l’amour et le chass’la,
Tra la la !

ÉTIENNE, avec colère.

S’il n’y a pas de quoi se manger les sens !...

MARCEL, à ses amis.

Eh ben ! eh ben !... on s’ quitte comme ça... sans tirer l’ canon d’adieu !... J’ régale à l’œil !

LES AUTRES.

Vive Marcel !... entrons, les amis.

Ils entrent chez le père Loriot et on les entend crier. 

Eh ! la boutique ! trois canons !

ÉTIENNE, s’élançant.

Il me prend des envies de leur tomber dessus, à tous !

BATIFOLE, le retenant.

Étienne !... restez là... je le veux !

AGATHE.

Monsieur Étienne !...

SANSONNET.

Si jamais celui-là ramasse mille francs, je paye des cerises !

ÉTIENNE.

Voyez-vous, Agathe, quand le père Loriot a refusé de choisir entre Marcel et Sansonnet, quand il leur a imposé une condition pour vous obtenir, c’est qu’il avait compris que l’un des deux était indigne de vous.

SANSONNET.

C’est évident !... c’est évident !...

BATIFOLE.

Eh ben !... moi, je dis que dans le fond, Marcel est un brave jeune homme.

ÉTIENNE.

Oui, mais les mauvaises habitudes sont prises.

BATIFOLE.

Il les corrigera... avec de bons conseils...

AGATHE.

Avec un exemple comme le vôtre...

BATIFOLE.

Allons, allons, n’vous tourmentez pas, monsieur Étienne ; d’ailleurs, un jour comme celui-ci, je ne veux pas de mines allongées, et puis

Prenant le bras d’Étienne.

quand nous serons mariés...

SANSONNET, prenant le bras d’Agathe qui ne s’en aperçoit pas.

Quand nous serons tous mariés !...

BATIFOLE.

Quand il nous verra dans not petit ménage...

SANSONNET.

Dans nos deux petits ménages...

BATIFOLE.

Si rangés, si heureux...

SANSONNET, indiquant des enfants.

Et accompagnés de plusieurs autres...

BATIFOLE.

Ça fera réfléchir Marcel...

SANSONNET.

Eh ! oui, au fait, ca le fera réfléchir... bah !

BATIFOLE.

Ça le guérira un peu.

SANSONNET.

Ça le guérira même tout à fait... bah !...

AGATIE.

Vous croyez...

SANSONNET.

J’en suis sûr... bah !...

AGATHE, vivement.

Et je pourrai l’épouser... bah !...

SANSONNET.

Plaît-il ?... Comment l’épouser ?...

ÉTIENNE.

Vous êtes une brave et honnête fille, Batifole...

BATIFOLE.

Et je serai une bonne femme aussi, parole d’honneur !

Passant auprès d’Agathe.

Allons, viens vite, sœur ; il faut que j’aille par-là arrêter les frais. À revoir, Étienne... à revoir, petit Sansonnet !

Elle rentre dans son auberge avec Agathe.

 

 

Scène VI

 

SANSONNET, ÉTIENNE

 

ÉTIENNE, se mettant à l’ouvrage.

Eh ben ! elle a raison ! tant qu’un homme a du cœur, il y a de la ressource. C’est que je l’aime tant, mon pauvre frère !... ça me rendrait si heureux de le voir se bien conduire. Il est habile dans son état plus que nous tous !... il est beau garçon...

SANSONNET.

Y en a d’autres qui ne sont pas trop déchirés non plus !...

ÉTIENNE.

Et puis, il ne manque pas d’esprit, le gaillard !...

SANSONNET.

Ah !... de l’esprit !... qu’est-ce qui n’a pas d’esprit ?... y a que les imbéciles !...

ÉTIENNE.

Ne te fâche pas... je sais bien que tu es son rival !... mais, bah... tu en aimeras une autre !...

SANSONNET.

Ça t’est aisé à dire... Après ça, c’est pas étonnant, quand on se marie comme toi, sans être amoureux de sa femme.

ÉTIENNE.

Hein ?... comment ?... je n’aime pas Batifole ?

SANSONNET.

Tu n’en es pas insensé !... ça se voit de reste. T’as de l’amitié pour elle... voui... mais de l’amour... nisco !...

ÉTIENNE, l’amenant sur l’avant-scène.

Eh ben !... oui... c’est peut-être vrai, ce que tu dis là...

SANSONNET.

Oh ! j’ai un coup d’œil...

ÉTIENNE.

Batifole est une bonne fille, sage, franche, dévouée... elle a toutes les qualités qu’il faut pour être la femme d’un ouvrier et pour le rendre heureux... Et puis c’était un mariage convenu depuis des années par nos parents... c’est presque un devoir que je remplis...

SANSONNET.

Voilà le mot... c’est un devoir... c’est pas un bonheur... Et pourtant la Batifole est jeune, fraiche... et grassouillette et rondelette !... Et puis c’est une gaillarde bonne pour se défendre... qui vous a une langue joliment pendue... et un poignet... comme un homme !... qu’est-ce qui te faut donc, monsieur le difficile ?

ÉTIENNE.

Je ne pouvais rien désirer de mieux, c’est vrai... cependant...

SANSONNET.

Quoi ?

ÉTIENNE.

Rien !

SANSONNET.

Gageons que tu as dans le cœur quéque secret... une grande passion...

ÉTIENNE.

Moi ?... du tout... mais...

SANSONNET.

Ah !... si c’est pas une grande, c’est une petite, mais t’en as une...

ÉTIENNE.

Écoute...

Il regarde autour de lui.

Est-ce que tu n’as jamais fait de châteaux en Espagne ?

SANSONNET.

Des châteaux ?... je n’ai travaillé qu’à celui de Saint-Cloud.

ÉTIENNE.

Quand tu es retiré dans ta chambre, est-ce que tu ne rêves jamais ?

SANSONNET.

Que si, que je rêve !... Je rêve que je suis millionnaire, que je passe toutes mes journées à la pêche à la ligne !... que j’ai des voitures, des domestiques, et que je porte des gants de peau de lapin en hiver... Est-ce que tu as fait le même rêve ?

ÉTIENNE.

Non... pas tout à fait... et ce qui est bien plus fort, c’est que je rêve tout éveillé.

SANSONNET.

Bah !... t’es somnambule ?... tu te promènes sur les toits ?...

ÉTIENNE.

Non... mais c’est une idée fixe qui me poursuit sans cesse. Le soir, après l’ouvrage, quand je rentre, accablé de lassitude, dans ma mansarde de la Cité, il me semble toujours que je vais y trouver une petite femme charmante...

SANSONNET.

Tiens... tiens... tiens !...

ÉTIENNE.

Non pas une femme comme Batifole, grosse, fraîche, forte... mais... tu vas te moquer de moi, et cependant ce que je dis est vrai... à force de penser à elle... et de la voir toujours la même, il me semble, si j’étais peintre, que je pourrais faire son portrait.

SANSONNET.

Voyons donc... voyons donc...

ÉTIENNE.

C’est une jeune fille délicate et faible ; sa figure est douce et noble, ses mains sont petites et blanches ; son regard n’a rien d’assuré, rien de hardi, mais il respire la bonté, la modestie ; sa voix n’est ni forte ni élevée, mais elle est d’une douceur qui pénètre jusqu’à l’âme.

SANSONNET.

Elle te parle aussi... elle te roucoule des romances ?

ÉTIENNE.

Il y a des instants où je crois la voir, l’entendre... à chaque pas que je fais dans ma chambre, il me semble que je vais la rencontrer, la saisir ; quand je prépare mon souper, j’ai toujours envie de mettre deux couverts... je me figure qu’elle va venir s’asseoir à côté de moi et me payer de mes fatigues du jour, en me disant : Étienne, pendant que tu travaillais pour moi, je pensais à toi, je t’attendais, je t’aimais... Et je crois sentir sa main qui presse la mienne... sa jolie tête blonde qui s’approche de mon front...

SANSONNET.

Ah ! gueusard !... ah ! brigand !... mais finis donc !... me procures des crispations... tu me chatouilles la plante des pieds ! Et c’est comme ça toutes les nuits ?

ÉTIENNE.

Non... non... Souvent, dans mon sommeil, je la vois pâle, tremblante, ses yeux sont rem plis de larmes.

Air : La prière de ma mère, (L. Puget.)

Le malheur plane sur elle
Et sa vie est en danger !
J’entends sa voix qui m’appelle,
Et je cours la protéger.
Je la sauve et la venge !
Alors son regard d’ange
Vers moi se tourne avec douceur...
D’amour je sens battre mon cœur !...

SANSONNET.

Après, après ?...

ÉTIENNE.

Hélas ! mon rêve
Bientôt s’achève ;
Le jour se lève,
Le bonheur fuit,
S’enfuit

Avec la nuit !

SANSONNET.

Eh ben ! si j’étais la Batifole, ce rêve-là me donnerait le cauchemar.

ÉTIENNE.

Bah ! laisse donc !... je le lui dirai à elle même.

On entend rire dans l’auberge. Les Ouvriers du  chantier reviennent les unis après les autres, et regardent au fond.

SANSONNET.

Les enragés !... s’en donnent-ils par là !...

On voit sortir les amis de Marcel.

ÉTIENNE.

Tiens, viens par là... je ne veux pas les voir, ça me fait mal.

Sansonnet l’aide à soulever une charpente qu’ils placent sur leurs épaules, et qu’ils transportent sous le hangar ; ils disparaissent au moment où Marcel sort de la maison.

 

 

Scène VII

 

FRANÇOIS, OUVRIERS, MARCEL et LES DEUX AUTRES

 

MARCEL, au fond, en sortant de l’auberge.

Oui, la mère... on se rangera des voitures, on s’abonnera à la caisse d’épargne !...

FRANÇOIS et LES OUVRIERS.

Tiens !... c’est Marcel !

MARCEL, à ses amis.

Au revoir, les amours !...

LES DEUX OUVRIERS.

Au revoir !

Ils se redonnent le bras et sortent en chantant à pleine voix. Pendant qu’ils s’éloignent, Marcel entre dans le chantier.

MARCEL, à ses amis.

Eh ! eh !... doucement donc !... pas si fort... la mère des compagnons va se fâcher !

Riant.

Ha ! ha ! ah !... elle est amusante, la Batifole, avec sa morale !... oui... la mère, oui... je serai doux et obéissant comme un épagneul ; je vas demander une place de sous maîtresse dans un pensionnat de demoiselles !

LES OUVRIERS, riant.

Ha ! ha ! ha !

FRANÇOIS.

T’arrive à la besogne un mercredi... à six heures du soir...

MARCEL.

Sans chandelle, comme tu vois !

FRANÇOIS.

C’est du beau.

MARCEL.

Eh ben ! après !... J’ suis parti lundi matin pour y aller, à la besogne !... mais j’ai pris le plus long, ça m’a attardé.

FRANÇOIS.

Et t’as mis trois jours pour arriver ?

MARCEL.

J’aime pas aller vite... ça m’essouffle ! Ah ! mes amis !... quelle noce ! quelle rigolade !... la fin du monde ! quoi !... trois jours de volupté !...

FRANÇOIS.

Où ça donc ?

MARCEL.

Dans un délicieux établissement... À la naissance de Vénuse.

TOUS.

Ah ! oui, connu !

FRANÇOIS.

Et c’est toi qui as régalé ?

MARCEL.

Moi ? j’ai payé ma part avec des noyaux de cerises...

TOUS.

Comment ?

MARCEL

C’est le grand Saint-Amour qui venait d’enterrer un oncle, et nous avons enterré l’héritage !

FRANÇOIS.

Il paraît que ça ronflait...

MARCEL.

Et ferme !... Ah ! mes amis, la noce ! la reine des noces !... c’était superbe à voir !... et qué beau bal !... Nous avons dansé !... les assiettes ont dansé !... les bouteilles ont dansé ; tout a dansé !... Si bien que les voisins se sont plaint de la danse... et qu’ils ont reçu la leur de danse !

FRANÇOIS.

Mais s’ils vous poursuivent en dommages et intérêts...

MARCEL.

S’ils nous poursuivent, c’est eux qui seront attrapés... Et puis, d’ailleurs... tiens... vois-tu ça ?

Il se bat l’œil avec son doigt.

FRANÇOIS.

Eh ben ?

MARCEL.

C’est une manière de dire que je m’en bats l’œil.

FRANÇOIS.

Et le patron... s’il se fâche ?

MARCEL

Le patron ? même jeu !...

Il change de main et se bat l’autre œil.

Et ceuses qui ne seront pas contents, c’est différent... je m’en bats la paire !... et je leur chanterai la romance du philosophe, avec la manière de s’en servir !

Air connu.

Dans l’ mond’, chacun pratique
Mon grotesque refrain.
Épicier en boutique,
Ambassadeur malin,
Fillette brune ou blonde,
Qui dit qu’elle aimera,
Tout ça se fich’ du monde,
La répons’ la voilà :
Fichons-nous de ça,
Tra la la !
Vive la noce et le chasselas,
Tra la la !

CHŒUR.

Fichons-nous de ça,
Tra la la,
etc.

MARCEL.

Deuxième couplet.

L’ami, dans l’ fond de l’âme,
Se fich’ de son ami ;
L’ mari s’ fich’ de sa femme,
La femm’ de son mari.
Oui, toujours l’un de l’autre
Dans le monde on se fich’ra...
L’ plus sage est l’ bon apôtre
Qui comme moi répét’ra :
Fichons-nous de ça,
Tra la la !
Vive la noce et le chasselas,
Tra la la !

CHŒUR, en dansant.

Fichons-nous de ça,
Tra la la,
etc.

À la fin du chœur, la porte de la maison s’ouvre brusquement, et M. Delamarre paraît sur le seuil. Étienne revient au même instant.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, DELAMARRE, ÉTIENNE, SANSONNET

 

DELAMARRE.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?... pourquoi tout ce bruit ?

MARCEL, aux autres.

Oh ! v’là le singe !... gare la chicorée !

DELAMARRE.

C’est comme cela que vous travaillez ?

ÉTIENNE, s’avançant.

Excusez, monsieur Delamarre ; mais les ouvriers qui chantent, c’est comme les soldats qui entendent le tambour ; ils n’en ont que plus de cœur à l’ouvrage.

MARCEL, à François.

Qué bon frère !... Il me sauve une graisse !

DELAMARRE.

Et bien ! voyons, puisqu’on travaille si bien, cette charpente est-elle terminée ?

ÉTIENNE.

Oui, bourgeois, complètement.

SANSONNET.

Avant l’heure, bourgeois ; avant l’heure.

DELAMARRE.

C’est bien, vous aurez votre pourboire.

MARCEL.

Un pourboire, j’en suis.

DELAMARRE.

Toi... qui n’as rien fait de la semaine...

MARCEL

J’ai eu la grippe.

DELAMARRE.

Si tu crois que je te payerai des journées qui commencent à six heures du soir...

MARCEL.

Tiens !... j’ demande pas l’aumône !

ÉTIENNE, bas à Marcel.

Tais-toi donc.

DELAMARRE.

Étienne, si cet homme-là n’était pas votre frère, demain il ne serait plus ici.

MARCEL.

Eh ben, on s’rait autre part, vieux renaudeur.

Étienne le pousse pour le faire taire.

DELAMARRE.

Allons, Étienne, faites charger la charpente sur la charrette ; il faut qu’elle soit transportée avant la nuit à la bâtisse de la Cité, pour être posée demain.

ÉTIENNE.

Vous l’entendez... dépêchons...

SANSONNET, arrêtant les Ouvriers.

Un instant !

DELAMARRE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

SANSONNET.

Pardon, excuse, monsieur Delamarre... Si c’était un effet de vot’ part... quand le chargement s’ra fini de nous donner campo ?

DELAMARRE.

La raison ?

SANSONNET.

C’est rapport... à ce que c’est ce soir le repas des fiançailles d’Étienne.

DELAMARRE.

Ah ! oui, avec la mère des compagnons.

SANSONNET.

Et on aurait juste le temps de se bichonner un peu.

ÉTIENNE.

Monsieur Delamarre, soyez assez bon pour présider à notre fête.

DELAMARRE.

Bien volontiers... et je paye du champagne.

MARCEL.

Du champagne ! chouettard !... voilà un vin !... Pif ! paf ! pon !...

Il donne un renfoncement à François.

DELAMARRE.

Tu n’en boiras pas, je l’espère, avec la grippe ?

MARCEL.

C’est ordonné par les médecins !

SANSONNET.

Chauffons la vapeur !

Les Ouvriers chargent des charpentes sur leurs épaules, et vont les porter en dehors sur la charrette. 

DELAMARRE, à lui-même.

Une fête !... du bruit !... de la joie !... je suis bien en train, vraiment, d’y prendre part ! Mais il le faut ! je dois cacher à tout le monde, et principalement à ces ouvriers, les craintes, les inquiétudes qui viennent m’assaillir !... Maudites spéculations, qui m’ont placé sur le bord d’un abîme !

Il regarde dans un carnet qu’il a tiré de sa poche.

Ma dernière espérance est dans ces constructions, dont je fournis la charpente... Si le trente, je l’ai livrée, si je puis être ce jour-là remboursé de mes frais et payé par le propriétaire, je puis être sauvé... du moins pour quelque temps !

Depuis un moment, Rollin a paru au fond. Il est vêtu comme un ouvrier qui voyage. Il a une canne et le sac sur le dos. Il s’adresse à un Ouvrier qui lui indique Delamarre. Alors il entre dans le chantier. Tous les Ouvriers reviennent et le regardent.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, ROLLIN

 

ROLLIN, se découvrant.

Monsieur Delamarre, je vous salue !

DELAMARRE, se retournant.

Qui êtes-vous ? que demandez-vous ?

SANSONNET.

Ah !... v’là un compagnon du tour de France,

ROLLIN.

Tu as dit vrai, camarade.

MARCEL.

Mais attendez donc, je connais ce profil-là !

ROLLIN, lui tendant la main.

Tiens, Marcel !

MARCEL.

Rollin !

ÉTIENNE.

Où donc as-tu connu cet homme, frère ?

MARCEL

À Orléans... je n’étais encore qu’apprenti, il était compagnon... c’est Rollin, dit la Vertu, à cause des belles maximes qu’il débitait toujours,

Bas.

mais dont tu n’usais guère.

ROLLIN.

Fais ce que je te dis...

Bas.

et ne dis pas ce que je fais !

MARCEL.

Compris...

Haut.

Et tu viens ?...

ROLLIN.

On m’a dit que M. Delamarre avait de grands travaux... et s’il y a une petite place, je demanderai la préférence.

DELAMARRE.

Nous verrons ; peut-être pourrai-je vous occuper, si vous êtes bon travailleur.

ROLLIN.

Bon travailleur ou non, je suis sûr que nous nous entendrons à merveille !

DELAMARRE.

Comment ?

ROLLIN.

D’ailleurs, j’arrive au chantier un jour où on doit s’amuser et où la besogne ne presse guère.

DELAMARRE.

C’est ce qui vous trompe, et si vous venez semer, parmi mes ouvriers, des idées de rébellion ou de paresse, vous pouvez vous retirer.

ROLLIN.

M’en aller ? du tout... J’ai dit qu’on devait s’amuser aujourd’hui, parce qu’il y a un mariage à conclure...

MARCEL.

Tiens, tu sais ça...

ROLLIN, bas.

Et ben autre chose...

Haut.

Je vous ai dit que la besogne ne pressait guère, parce qu’il n’y a pas besoin de s’éreinter de travail pour finir une maison dont le propriétaire est en faillite depuis hier...

DELAMARRE, avec force.

En faillite ! c’est impossible ! vous mentez !

ROLLIN.

Le mensonge et la colère sont deux grands péchés... je ne mens jamais, mon bon monsieur Delamarre, et je suis sûr que vous êtes trop sage pour vous emporter sans raison...

DELAMARRE.

En faillite !... un homme aussi riche, une des meilleures maisons de Paris...

ROLLIN.

Ah ! ça n’empêche pas les faillites ! la route de Belgique est diablement fréquentée depuis quelque temps... c’est pour ça qu’on presse tant le chemin de fer du Nord !...

DELAMARRE.

Mais d’où savez-vous ?...

ROLLIN.

La déconfiture du propriétaire ?... c’était pas malin à prévoir !... Autrefois, on faisait sa fortune en vingt ans, aujourd’hui, on veut la finir en six mois !... pas vrai, monsieur Delamarre ?... autrefois, on travaillait ! aujourd’hui on spécule, et le jeu a remplacé l’industrie ; pas vrai, monsieur Delamarre ?... si bien  que le bourgeois qui remuait la veille des mille et des cents, se trouverait le lendemain sur le point de faire banqueroute, si un bon enfant ne venait pas à son aide...

Bas.

Et je viens vous sauver, monsieur Delamarre !

DELAMARRE.

Vous ?...

ROLLIN, bas.

Renvoyez tout ce monde...

DELAMARRE.

Que signifie...

ROLLIN, bas.

Allons donc !...

DELAMARRE.

Mes amis, achevez de charger cette voiture, et ensuite, assez de travail pour ce soir...

TOUS.

Merci, monsieur Delamarre.

ROLLIN, à Marcel.

Au revoir, petit...

MARCEL.

Au revoir...

ROLLIN, bas.

Dis donc, si quelque jour les eaux sont basses...

MARCEL.

Ça peut se voir !

ROLLIN.

Viens me trouver, j’aurai toujours de l’argent à ton service.

Les Ouvriers sortent.

 

 

Scène X

 

DELAMARRE, ROLLIN

 

ROLLIN.

À présent, causons sérieusement...

DELAMARRE.

Ce n’est donc pas pour me demander de l’ouvrage que vous êtes venu ?

ROLLIN.

L’ouvrage !... je m’en moque comme des abricots de l’année dernière !... je viens ici pour vous rendre service, v’là tout...

DELAMARRE.

À moi !... je ne vous connais pas...

ROLLIN.

Eh bien, moi, c’est autre chose, je vous connais parfaitement. Je connais votre passé, votre présent, tout comme vous, et quant à votre avenir, je vous défie de le deviner aussi bien que moi... La raison est toute simple, il dépend de ma volonté.

DELAMARRE.

Vous êtes fou, l’ami...

ROLLIN.

Possible, nous allons voir !... allons par ordre... votre passé, d’abord !... Vous êtes le fils d’un maitre charpentier d’Orléans, mort il y a une quinzaine d’années ; à cette époque votre famille n’était composée que d’un oncle, de vous qui n’aviez rien, et d’un cousin qui n’avait pas davantage. Ce cousin, mauvaise tête en diable, était la bête noire du brave oncle... il fit des sottises, on le jeta sur un vaisseau qui partait pour les îles... le drôle y est mort, n’en parlons plus... Vous voilà donc resté seul héritier d’un oncle millionnaire !... c’était beau !... il n’y avait qu’à attendre tranquillement là-bas ; mais vous fîtes le voyage de Paris, ville dangereuse. Elle avait perdu votre cousin, et vous vîntes heurter contre le même écueil !... seulement, plus sage ou plus adroit que lui, vous avez eu le bonheur de n’avoir rien à démêler avec la justice... Voilà pour le passé !... voyons le présent !...

DELAMARRE.

Je vous en dispense...

ROLLIN.

Ah ! vous me croyez donc bien instruit ?

DELAMARRE.

C’est possible... mais peu m’importe...

ROLLIN.

Vous aimez mieux, sans doute, que je passe à l’avenir ?... Ah ! ah ! ceci vous intéresse... l’avenir qui n’est pas pour vous couleur de rose... et que je puis changer d’un mot !

DELAMARRE, vivement.

Eh bien, ce mot, dites-le donc !

ROLLIN.

Votre oncle est mort !

DELAMARRE.

Mort !... et j’hérite !...

ROLLIN.

Non ! vous êtes déshérité !

DELAMARRE.

C’est impossible... vous me trompez !...

ROLLIN.

Diable d’homme ! qui ne croit jamais à rien !... voulez-vous encore des preuves ?

DELAMARRE.

Déshérité !... mais non, je le répète, c’est impossible !... mon oncle a pu, de son vivant, résister à toutes mes instances pour me rapprocher de lui... mais me ravir une fortune qui me revenait de droit...

ROLLIN.

Et si elle revenait à un autre avant vous ?

DELAMARRE.

Un autre ?...

ROLLIN.

Un héritier direct, et qui vous enlève tout...

DELAMARRE.

Un enfant !...

ROLLIN.

Vous l’avez dit, un enfant de l’amour !

DELAMARRE, avec violence.

Malédiction ! mon unique ressource, ma dernière espérance... un million qui m’échappe !... Oh ! cet héritier maudit...

ROLLIN.

Prenez donc garde !... vous allez lui faire mal !

DELAMARRE.

Mais qui donc êtes-vous ?... d’où venez vous ?... quel est votre but ?

ROLLIN.

Je suis un pauvre diable d’ouvrier... J’arrive d’Orléans, j’ai travaillé pendant deux années à peu de distance du château qu’habitait votre oncle... Mon but, je vous l’ai dit déjà, est de vous rendre service... vous devez avoir le cœur bon au fond, tout au fond, et quand je vous aurai donné une grosse fortune, vous ferez bien bien quéque petite chose pour moi qui vous aurai rendu millionnaire.

DELAMARRE.

Mais que demandez-vous, si vous réussissez ? 

ROLLIN.

Rien... je suis tranquille... nous nous en tendrons toujours bien...

DELAMARRE, à part.

C’est singulier !...

Haut.

Quel moyen proposez-vous pour ressaisir ma fortune qui m’échappe ?

ROLLIN.

Écoutez ! ce soir à dix heures, par le chemin de fer de Rouen, arrive une jeune fille de seize ans qui n’a connu ni son père ni sa mère... Cette jeune fille, dont votre oncle n’avait jamais parlé, a occupé tous ses derniers instants... il a laissé à son adresse, entre les mains de son notaire, un paquet mystérieux dont elle vient prendre possession ; dans ce paquet, il y a un testament et un acte d’adoption en sa faveur...

DELAMARRE.

Eh bien ?

ROLLIN.

Voulez-vous hériter à sa place ?

DELAMARRE.

Tais-toi ! on vient... Doit-on nous voir ensemble ?

ROLLIN.

Mieux vaudrait que non.

DELAMARRE, lui indiquant la droite.

Là, sous le hangar !

ROLLIN.

C’est bien !

Il se glisse sous le hangar et disparaît dans l’ombre. La nuit est venue pendant cette scène.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, MARCEL, ÉTIENNE, SANSONNET, FRANÇOIS, LES OUVRIERS, endimanchés et revenant du fond, BATIFOLE, paraissant sur la terrasse, que l’on a éclairée avec des verres de couleurs

 

BATIFOLE.

Allons donc ! allons donc, lambins !

MARCEL et ÉTIENNE, s’arrêtant à la porte du chantier.

Monsieur Delamarre, nous comptons sur foule sur vous !

DELAMARRE, allant à eux.

Dans un instant !... Je vous suis !

Les Ouvriers entrent dans l’auberge ; Rollin reparaît. Musique sourde pendant le dialogue suivant.

DELAMARRE, se rapprochant de Rollin.

Mon parti est pris !

À Rollin.

Que faut-il faire ?

ROLLIN.

Vous ? rien... j’agirai seul ! Je ne vous demande que de quoi me procurer trois choses.

DELAMARRE.

Lesquelles ?

ROLLIN.

Un cheval, un fiacre et une conscience d’occasion.

DELAMARRE.

Je te donnerai tout ce que tu demanderas.

ROLLIN.

C’est bien.

DELAMARRE.

Où te retrouverai-je ?

ROLLIN.

À minuit, derrière Notre-Dame, à la pointe de la Cité !

DELAMARRE.

J’y serai.

ROLLIN.

Et à minuit, monsieur Delamarre, vous hériterez d’un million.

DELAMARRE.

À minuit !

ROLLIN.

À minuit. 

Rollin reste caché dans l’ombre. Delamarre se dirige vers le fond. Les Ouvriers paraissent en la terrasse, en criant : Vive Étienne !  Vive Batifole !

 

 

ACTE II

 

 

Premier Tableau

 

La scène se passe sur le quai au coin de la rue de Pontoise. On aperçoit, éclairés par la lune, Notre-Dame, le jardin et les tourelles de l’Archevêché. Dans le lointain la Grève et l’Hôtel-de-Ville. Il est près de minuit.

 

 

Scène première

 

DELAMARRE, seul

 

Au lever du rideau, une lueur rougeâtre éclaire les vitraux de Notre-Dame et on entend au loin le bruit de l’orgue. Quelques personnes passent. Puis Delamarre enveloppé d’un grand manteau arrive, s’avance au milieu du quai, regarde à gauche, à droite avec inquiétude. En ce moment, le chant de l’orgue cesse. Musique en sourdine à l’orchestre.

Rien encore !... Je n’aperçois aucune voiture sur le quai ; je n’entends au loin que le bruit sourd qui résonne dans Paris, même pendant la nuit la plus calme... ce bruit que j’ai cent fois écouté sans qu’il me causât le moindre trouble, et qui, dans cet instant, me pénètre d’un étrange effroi... Tout me fait peur... la solitude... le vent qui souffle... et jusqu’à cette musique religieuse qui, tout à l’heure encore, résonnait à mon oreille, et semblait me dire : Dieu te regarde !

Vivement et prêtant l’oreille.

Ah !... le bruit d’une voiture qui s’approche...

Il écoute.

C’est Rollin peut-être !... non, la voiture passe, s’éloigne. Plus rien ! Oh ! s’il pouvait ne pas venir !... Vingt fois pendant cette soirée, qui m’a paru un siècle, je me suis levé pour courir après lui... pour l’arrêter !... Mais où aller ?... de quel côté diriger mes pas pour le rejoindre ?... Il fallait attendre l’heure du rendez-vous !... Cette heure va bientôt sonner... Et quand il paraîtra, qu’aura-t-il fait, grand Dieu !... Oh ! cette attente est affreuse !... Et chaque instant qui s’écoule redouble mes terreurs.

Il se rencontre avec un Chiffonnier, qui pendant ces derniers mots s’est avancé lentement et comme en cherchant à terre avec sa lanterne. Il pousse un cri d’effroi.

 

 

Scène II

 

DELAMARRE, LE CHIFFONNIER

 

DELAMARRE.

Hein !... que voulez-vous ?...

LE CHIFFONNIER.

Chut !... taisez-vous donc ! et marchez devant vous.

DELAMARRE, bas.

Qui êtes-vous ?

LE CHIFFONNIER, bas.

Un ami !... marchez toujours... n’ayez pas l’air d’attendre quelqu’un... si la ronde passait, ça lui donnerait l’éveil.

DELAMARRE, avec effroi et dégoût.

Quel est donc cet homme ?... Un complice peut-être !...

LE CHIFFONNIER.

Dans un quart d’heure, le fiacre passera ici... Marchez, marchez...

DELAMARRE, à part.

Le fiacre !... ah ! c’est bien cela !... par lui je pourrai savoir ce qui se passe... ce qu’ils veulent faire.

Haut.

Deux mots seulement... dites-moi...

LE CHIFFONNIER, vivement.

Chut !... j’ai flairé les inspecteurs... filez par là... décollez le billard !

Il se sépare de Delamarre qui sort vivement par la droite. Le Chiffonnier se remet à chercher à terre. Deux Inspecteurs passent ; il se croise avec eux, et pendant que les Inspecteurs s’éloignent d’un côté, il s’éloigne de l’autre ; mais avant de sortir, il s’arrête, ouvre sa lanterne et allume sa pipe à chandelle. Pendant ce temps, on entend dans le lointain un chant à plusieurs voix ; il se rapproche peu à peu et bientôt on voit arriver Étienne, Marcel, Sansonnet et les ouvriers marchant quatre de front, en se donnant le bras ; Marcel est en tête, il bat la mesure comme un chef d’orchestre. Étienne marche ensuite avec Sansonnet ; il porte la canne de compagnon, ainsi que tous les autres Ouvriers.

 

 

Scène III

 

ÉTIENNE, MARCEL, FRANÇOIS, SANSONNET, LES OUVRIERS

 

CHŒUR, sans accompagnement.

Air : La jeune Annette.

La jeune Annette
S’en va seulette
Sur la coudrette
Chanter Robin des Bois.
C’est pour savoir
Si le printemps s’avance
Pour chasser l’échéance
De nos climats d’hiver.
Le beau Narcisse,
La croyant novice,
La suit à la piste,
La suit pas à pas.
C’est pour savoir,
etc.

MARCEL.

Bravo, les artistes !... c’est ça qui est un peu fignolé !... comme à la grande opéra !

SANSONNET.

Oui, mais le mauricot me fait toujours fausser... il chante comme une porte qu’a des peines de cœur !...

ÉTIENNE.

Ah ça, mes enfants, c’est ici qu’il faut se quitter... Vous avez voulu me faire la conduite... je vous en remercie ; mais je ne veux pas que vous alliez plus loin. D’ailleurs, voilà la Cité ; dans deux minutes je serai à ma porte.

SANSONNET.

Ah ! oui, dites donc... je vote pour qu’on aille taper de l’œil... demain faut être matinal : c’est pour vuit heures, à la mairerie, le grand tralala... devant l’écharpe citoyenne...

ÉTIENNE.

N’allez pas vous faire attendre, au moins... Songez qu’on a promis au bourgeois d’aller, en sortant de l’église, faire quatre heures de travail.

SANSONNET.

As pas peur... J’ai pas envie qu’on me rogne une centime !

MARCEL.

Pioche, mon vieux !... échine-toi !... je te rattraperai sans courir !

Les Ouvriers remontent un peu.

ÉTIENNE.

Allons, Marcel, à demain. Tu vas rentrer avec eux, n’est-ce pas ?

MARCEL.

Oui, frère, n’ crains rien, et dors sur tes deux oreilles.

ÉTIENNE.

Demain... ne manque pas non plus à l’ouvrage !... Songe que le bourgeois est déjà mal monté contre toi.

MARCEL.

Sois donc calme...

ÉTIENNE.

Promets-moi surtout d’éviter tous ces mauvais sujets qui te font perdre ton temps et ton argent... Pense à Agathe, que tu aimes, que tu chagrines, et qui te serait enlevée par un rival plus raisonnable et plus laborieux que toi.

MARCEL.

Sansonnet !... un avorton !...

SANSONNET, se retournant.

Plaît-il ?

MARCEL.

Rien ; j’fais ton éloge.

ÉTIENNE.

Pense aussi à moi, à ton ami... dis-toi, avant de te laisser aller à tes mauvais penchants : Je vais déchirer le cœur de mon frère...

MARCEL.

Étienne !...

ÉTIENNE.

Je vais salir un nom honorable et respecté de tout le monde... le nom de notre père...

MARCEL.

Oh ! jamais !... jamais !...

ÉTIENNE.

Enfin rappelle-toi les dernières paroles de notre mère mourante... Elles sont gravées dans mon cœur, Marcel.

MARCEL, avec émotion.

Dans le mien aussi, frère... et je crois les entendre encore !...

Air : Un Matelot.

Auprès de vous, quand ma tâche est finie,
Quand Dieu m’appelle au céleste séjour...
Ô mes enfants, pour marcher dans la vie,
Soyez unis d’un fraternel amour !
Si l’un de vous, moins heureux que son frère,
Venait, hélas ! à faiblir en chemin,
L’autre aussitôt doit écouter sa mère,
Qui de là-haut criera : Tends-lui la main !

ENSEMBLE.

Ils se prennent la main.

Va, mon enfant, et pour sauver ton frère,
Remplace-moi, cours... et tends-lui la main !

Ils s’embrassent en pleurant.

MARCEL, avec émotion.

Oh ! vois-tu, Étienne, si jamais tu avais besoin de moi... je serais là !

ÉTIENNE.

Moi aussi !... sois-en sûr !... tu me trouverais dans le malheur... mais puisque tu m’aimes comme un bon frère !... eh bien ! conduis-toi mieux.

MARCEL.

Je tâcherai... Je voudrais pouvoir promettre ; mais tout ne vient pas en un jour... Tiens, pour commencer... j’avais cette nuit un rendez-vous... avec de bons enfants...

ÉTIENNE.

Oh ! tu n’iras pas... tu me le promets ?

MARCEL.

Si, j’irai... parce que on m’attend ; mais je reviendrai tout de suite... et je rentrerai bien gentiment, sans avoir rien accepté !... Oh ! ça, rien de rien !

ÉTIENNE, soupirant.

Allons, soit... bonsoir !

MARCEL.

Adieu, Étienne !

ÉTIENNE.

Adieu, frère !

MARCEL.

Allons, en route, les amis !

SANSONNET, bas à Étienne.

Dis donc, j’espère que tu ne vas pas repenser à ta petite fée... ta sylphide... la veille de tes noces ?

ÉTIENNE, bas.

Chut !...

Haut.

À demain !... chez la mariée !

TOUS.

À demain !

MARCEL.

Allons, en route, les troubadours, et chaud !... Larifla !...

SANSONNET.

En quel ton ?

MARCEL.

En zut !...

TOUS, en se prenant le bras.

Larifla fa fla...

MARCEL.

Le joyeux charpentier
Aim’ bien à s’égayer,
Le dimanche i’ s’ fait beau
Pour se payer du veau !

TOUS.

Larifla da fla !...

Les Ouvriers sortent ; le chœur s’éloigne peu à peu ; une musique lui succède à l’orchestre.

 

 

Scène IV

 

ÉTIENNE, seul

 

Oh ! non... non, je ne dois plus avoir de ces idées-là ! Je ne dois penser qu’à rendre ma femme heureuse... à l’aimer... autant que je pourrai... Après tout, je ne suis qu’un ouvrier... et les ouvriers n’épousent pas des princesses !... Ah ! au diable tous mes rêves... je suis heureux... très heureux...

Il s’éloigne du côté du port. La musique change. On entend le roulement d’une voiture qui s’approche. Le Chiffonnier revient et regarde Étienne jusqu’à ce qu’il ait disparu ; puis, il se retourne du côté du bruit de la voiture.

 

 

Scène V

 

LE CHIFFONNIER, puis ROLLIN, en cocher, UNE JEUNE FEMME, DELAMARRE

 

LE CHIFFONNIER.

J’ai cru que ces maudits ouvriers ne s’en iraient pas... J’avais aperçu sur le quai la boîte à Rollin... la v’là, attention.

Il regarde à droite et à gauche. Le fiacre entre et s’arrête au milieu du théâtre. Rollin descend du siège et ouvre la portière. Le chiffonnier s’est débarrassé de sa hôte et de croc.

J’y suis !

Rollin fait descendre une jeune femme, dont les mains sont liées et qui a un mouchoir sur la bouche. Le Chiffonnier saisit la femme.

Si elle criait ?

ROLLIN.

Impossible.

LE CHIFFONNIER.

Bon !

ROLLIN.

Y es-tu ?

LE CHIFFONNIER.

Oui, d’autor !

Ils saisissent la jeune femme, l’entraînent de force et descendent avec elle auprès de la rivière. Ils disparaissent au moment où Delamarre entre.

DELAMARRE, entrant vivement par la droite à l’avant-scène.

Voilà le fiacre... je les ai vus descendre... où sont-ils ?

Il court au fond et regarde sur le bord de l’eau. Il pousse un cri.

Ah ! arrêtez !

Minuit sonne dans le lointain. Rollin remonte sur le quai.

ROLLIN, à Delamarre.

Minuit !

Il remonte sur son siège et disparaît avec la voiture.

DELAMARRE.

Ah ! fuyons cet horrible lieu !...

Il sort en désordre et en courant par l’avant scène, à gauche. Au même instant, on voit le Chiffonnier remonter sur le quai et Marcel accourir du fond, à gauche, par où il était sorti. Le Chiffonnier l’arrête au moment où il va descendre sur le bord de l’eau.

 

 

Scène VI

 

ÉTIENNE, LE CHIFFONNIER

 

LE CHIFFONNIER.

Eh ! ne vous donnez donc pas tant de mal, bourgeois !

ÉTIENNE.

Mais ce cri que j’ai entendu ?

LE CHIFFONNIER.

Quoi !... quel cri ?...

ÉTIENNE.

Mais là, ce vêtement que je vois flotter  sur l’eau... Oh ! je cours...

LE CHIFFONNIER, barrant le passage à Étienne, et le menaçant de son croc qu’il a repris.

Eh non !... on n’ passe pas...

ÉTIENNE, se défendant avec sa canne de compagnon.

Misérable !... c’est un assassinat... et vous son avez jeté le cadavre à la Seine !...

LE CHIFFONNIER.

Tiens, v’là pour te faire taire. 

Il lui porte un coup de croc, qu’Étienne pare avec sa canne dont il lui porte un coup sur la tête. 

ÉTIENNE.

Tiens !... v’là pour te forcer de parler...

Le Chiffonnier tombe.

LE CHIFFONNIER.

Ah !...

ÉTIENNE.

Réponds... là, dans la rivière...

LE CHIFFONNIER, d’une voix éteinte.

Une femme... une femme vivante !...

ÉTIENNE, en ôtant sa veste.

Vivante !...

LE CHIFFONNIER.

J’étais pas seul... j’étais... avec... avec... ah !...

Il tombe et meurt.

ÉTIENNE.

Mon Dieu !... je me recommande à vous.

Il court vers la rivière.

 

 

Deuxième Tableau

 

Une mansarde. Au fond, une fenêtre. À gauche, une cheminée surmontée d’une glace. À droite, une porte donnant sur le carré. Quelques chaises en paille. Un vieux fauteuil. Une petite table ronde. Un buffet. Quelques petites gravures.

 

 

Scène première

 

CÉCILE, ÉTIENNE, VOISINS, VOISINES

 

Au lever du rideau, Cécile repose dans le vieux fauteuil placé devant la cheminée. Deux femmes sont auprès d’elle ; une troisième ranime le feu et fait sécher ses vêtements. Étienne et les hommes sont groupés un peu plus loin.

ÉTIENNE, aux hommes, en leur serrant la main.

Merci, braves gens ; sans vous qui avez entendu mes cris et qui m’avez aidé à aborder, la pauvre petite femme était perdue et moi peut-être avec elle.

UNE VOISINE, s’approchant.

Ne parlez pas si haut, elle dort.

ÉTIENNE, baissant la voix.

Ah ! tant mieux !... le repos, le sommeil achèveront de la remettre.

LA VOISINE.

Comme ça, monsieur Étienne, vous croyez qu’il y a un crime là-dessous ?

ÉTIENNE.

Si je le crois ?... après ce que j’ai vu !... j’en suis sûr ! Mais ça sera l’affaire de la justice de rechercher les coupables ; pour l’instant je ne pense qu’à cette pauvre jeune fille qui a failli devenir leur victime ! car elle m’intéresse comme si elle était ma parente, ma sœur !

LA VOISINE.

Dites donc, monsieur Étienne, si vous le voulez, une de nous veillera auprès d’elle.

ÉTIENNE.

Ce n’est pas la peine, ma bonne Annette, vous avez déjà passé une partie de la nuit ; vos journées commencent de bon matin et vous n’êtes pas millionnaire pour dormir sur l’ouvrage. Allez-vous reposer, je veillerai, moi ! et si elle se trouvait plus mal je vous appellerais.

LA VOISINE.

N’vous gênez pas.

ÉTIENNE.

Merci, merci !

Les Voisins et les Voisines sortent en marchant sur la pointe des pieds. Étienne les accompagne et ferme doucement la porte.

 

 

Scène II

 

CÉCILE, ÉTIENNE

 

ÉTIENNE, revenant auprès de Cécile et la regardant avec compassion.

Si jolie, si faible et si jeune !... elle a déjà trouvé des ennemis sur sa route !... Les misérables !... c’est égal, j’ crois qu’il y en a un qui n’est plus à redouter pour elle ! quant aux autres, il faudra bien qu’on les retrouve ! Ils croient leur secret mort avec elle... mais elle existe... elle parlera, et alors, malheur à eux !...

Il prend un petit tabouret et il vient doucement s’asseoir auprès de Cécile.

Comme elle est belle ! et comme elle a l’air distingué !... oh ! oui, ça doit être une demoiselle de grande maison... Ah ! mon Dieu ! souffrirait-elle encore ?... ses mains tremblent !... sa bouche se contracte !...

Il se lève.

CÉCILE, encore endormie.

Au secours !... au secours !...

ÉTIENNE.

C’est le souvenir de cette scène horrible qui l’agite !... Si j’osais, je la réveillerais.

CÉCILE.

Ma mère !... ma mère !...

ÉTIENNE.

Pauvre fille !... elle appelle sa mère !... Ce cri-là est le premier qui part du cœur dans le danger, dans la souffrance ! appeler sa mère, c’est invoquer Dieu !

CÉCILE.

Mourir !... oh !... non !... laissez-moi... grâce !... grâce !...

En disant ces mots elle se lève et se réveille, puis elle passe la main sur ses yeux.

Ah ! c’était un rêve... un rêve affreux !... ou plutôt un souvenir !... oui... oui... j’en suis bien sûre !... la nuit... seule... dans une voiture... et puis !...

Avec terreur.

ah ! je me souviens !... je me souviens de tout maintenant et j’ai peur... j’ai peur !

ÉTIENNE, s’approchant.

Rassurez-vous, mademoiselle !...

CÉCILE, reculant.

Laissez-moi... laissez-moi !

ÉTIENNE.

Vous ne courez plus aucun danger.

CÉCILE, se calmant peu à peu et regardant autour d’elle.

Où suis-je donc ?... et qui êtes-vous ?

ÉTIENNE.

Vous êtes dans une pauvre mansarde, et je ne suis qu’un simple ouvrier...

CÉCILE.

Attendez !... les souvenirs pénibles s’éloignent... d’autres plus doux les remplacent... oui, c’est bien ici que mes yeux se sont rouverts... il y avait du monde auprès de moi...

ÉTIENNE.

De braves gens... ils viennent de sortir.

CÉCILE.

On s’empressait à me soigner... à rappeler la vie qui semblait près de m’échapper... Je voulais parler, témoigner ma reconnaissance ; je ne le pouvais pas, je me sentais défaillir.

ÉTIENNE.

C’est alors, mamzelle, que l’on vous plaça dans ce fauteuil, près d’un bon feu, pour ranimer vos forces... et bientôt le sommeil referma vos yeux, un sommeil bien calme, bien paisible, et sans ce maudit rêve...

CÉCILE.

Mais qui donc m’a sauvée ?

ÉTIENNE.

Le ciel, qui m’a conduit par là...

CÉCILE.

Vous... c’était vous, monsieur... Ah ! vous êtes généreux et bon, puisque vous vous êtes exposé pour me sauver, moi, que vous ne connaissiez pas !...

ÉTIENNE.

Oh ! il n’y a pas grand mérite à cela... et il vaut mieux courir un danger de quelques instants que d’avoir à se répéter toute sa vie : J’aurais pu sauver une créature humaine et je ne l’ai pas fait parce que j’ai eu peur !... Ah ! ça s’rait mille fois pis que la mort !

CÉCILE, s’approchant.

Comment vous nommez-vous, monsieur ?

ÉTIENNE.

Étienne, mademoiselle.

CÉCILE.

Votre main, monsieur Étienne ?

ÉTIENNE.

Ah ! de bon cœur !

CÉCILE.

Je suis encore bien jeune, monsieur, mais je sais qu’on ne doit jamais être ingrate, je sais qu’il faut reconnaître tous les services qu’on nous rend ; mais il me semble aussi que tout ce que vous avez fait pour moi ne peut se payer... qu’avec le cœur...

ÉTIENNE.

Vous avez raison, mademoiselle ! et si c’est votre amitié que vous m’offrez, je ne serai pas honteux, j’accepte ! mais à une condition.

CÉCILE.

Laquelle ?

ÉTIENNE.

C’qui est fait est fait, et on n’en parlera plus !

CÉCILE.

Brave jeune homme !...

ÉTIENNE.

Maintenant, mamzelle, restez là, bien tranquille, reposez-vous ; moi, je vais aller prévenir votre famille qui doit être bien inquiète, bien désolée.

CÉCILE, tristement.

Je n’ai pas de famille !

ÉTIENNE.

Mais tout à l’heure, dans vot’ sommeil, vous appeliez votre mère.

CÉCILE, pleurant et retombant assise sur le fauteuil.

Ma mère !... je ne l’appelais pas près de moi !... je voulais aller vers elle...

Elle montre le ciel.

ÉTIENNE.

Oh ! pardon... pardon, mamzelle, de vous avoir fait souvenir...

À lui-même.

Orpheline !... pauvre enfant !

À Cécile

Mais vous avez au moins dans Paris quelques amis ?

CÉCILE.

Je n’y connais personne et j’y suis entrée, il y a quelques heures, pour la première fois.

ÉTIENNE.

Seule ?

CÉCILE.

Oh ! non !... en compagnie d’une bonne dame qui m’a élevée... Demain nous devions repartir pour Orléans, où nous appellent des affaires importantes... Cette pauvre amie !... qu’est-elle devenue ?... que lui est-il arrivé ?... où la retrouver maintenant ?

ÉTIENNE.

Mais comment se fait-il que vous l’ayez quittée ?

CÉCILE, se levant.

Nous venions de descendre du chemin de fer, et nous sortions à peine du débarcadère, lorsque tout à coup nous sommes séparées par la foule. Je me sens entraînée vers un endroit obscur et isolé... je veux crier... on étouffe ma voix !... au même instant, deux hommes me saisissent, me forcent à entrer dans une voiture, où l’on me jette bâillonnée, garrottée... L’un de ces hommes monte sur le siège et nous partons !

ÉTIENNE.

Ces hommes, vous les connaissiez ?

CÉCILE.

Non !

ÉTIENNE.

Vous avez vu leurs figures ?

CÉCILE.

Non ; ils étaient masqués.

ÉTIENNE.

Masqués !... oh ! les misérables !

CÉCILE.

J’étais morte de peur et je n’osais faire un mouvement. La voiture marcha longtemps,  bien longtemps dans la ville, et je vis peu à peu toutes les boutiques se fermer, toutes les lumières s’éteindre. Enfin nous passâmes devant une grande église, et il y avait sans doute une cérémonie religieuse, car le son de l’or gue me fit tressaillir. Alors je joignis les mains pour implorer la miséricorde divine, et je priais encore lorsque la voiture s’arrêta ! On me fit descendre brutalement, on m’entraîna vers la rivière, et là !... là !... Oh ! non !... non !... je ne veux plus penser à ça... je ne veux plus en parler... jamais !... jamais !... ça me rendrait folle de frayeur !

ÉTIENNE, à part.

Oh ! il y a dans tout ceci un horrible mystère !

Haut.

Allons, mamzelle, un peu de courage ; sitôt le jour venu, nous ferons ensemble tout ce qu’il faudra pour découvrir votre amie, et en attendant, je saurai, bien vous trouver un asile convenable et sûr.

CÉCILE, attendrie.

Dieu ne m’a pas donné en vous seulement un sauveur, monsieur Étienne, il m’a donné un ami, un frère.

ÉTIENNE.

Ah ! quant à ça, mamzelle, je ne sais pas faire de phrases ; mais voilà un bras qui est solide et qui ne vous manquera pas, je vous en réponds... Allons, mamzelle, faites ici comme chez vous !... Ah !... dame !... ce n’est ni bien beau ni bien élégant... mais on offre ce qu’on a... voulez-vous être seule ?... je vais passer dans mon salon... c’est le carré qui est mon salon !

Il prend un tabouret.

Je m’étendrai sur ce divan-là et je dormirai comme un prince en attendant que le soleil me dise : Debout !

CÉCILE.

Non... restez près de moi... seule, j’aurais peur !

ÉTIENNE.

Peur !... comment ?

CÉCILE.

Air du Bengali.

Le pauvre enfant isolé sur la terre
Tremble souvent quand la nuit va venir ;
Auprès de lui, c’est qu’il n’a plus de mère
Pour l’embrasser, hélas ! pour le bénir,
Mais moi, j’entends sa voix chérie,
Et cette voix,
J’y crois,
Oui, je l’entends qui me crie :
Non, plus d’effroi
Pour toi.
Auprès de ton sauveur,
Plus de frayeur,
Calme ton cœur !
Enfant, plus de frayeur,
Calme ton cœur !

Elle tend la main à Étienne.

ÉTIENNE.

Eh ben... c’est dit, mamzelle, et n’ craignez rien... je reste !

CÉCILE.

C’est à vous maintenant de prendre du repos... vous êtes pâle, vous paraissez bien fatigué...

ÉTIENNE.

Oh ! ce n’est, comme vous le dites, qu’un peu de fatigue... et puis, nous autres qui passons la journée au travail, nous avons l’habitude de... de souper le soir, et vous comprenez que cette fois, je n’y ai guère songé.

CÉCILE.

Mais il faut réparer cet oubli... à l’instant, je le veux.

ÉTIENNE.

Devant vous !... oh ! je n’oserai jamais...

CÉCILE.

Ah ! prenez garde, je suis un enfant gâté, d’abord !... je suis très volontaire, et quand j’ai dit je veux... il faut qu’on m’obéisse...

ÉTIENNE, riant.

Vraiment ? ah ! comme ça je veux bien, et le couvert ne sera pas long à mettre !

Il met la table au milieu du théâtre. L’orchestre joue en sourdine l’air du rêve du 1er acte.

CÉCILE, regardant autour d’elle.

Comme votre petit ménage est bien tenu !... est-ce que vous avez une bonne ?

ÉTIENNE, apportant les assiettes.

Une bonne !... c’est moi que je suis la mienne ; ça fait que je suis toujours sûr d’être servi à mon idée... Jeannette, apportez le restant de pâté ! – Voilà, monsieur, voilà le pâté.

Il apporte et met sur la table une moitié de pâté.

Eh ben ?... et les verres ?... Cherchez donc les verres, Jeannette !...

Il cherche les verres.

 – Voilà monsieur, voilà les verres !

Il les met sur la table.

Maintenant plaçons-nous.

Cécile va pour s’asseoir dans le fauteuil à gauche de la table. Étienne va chercher une chaise à droite auprès de la porte. L’orchestre exécute le refrain : Hélas ! mon rêve ! Il s’arrête devant elle.

Ah ! mon Dieu !

Il la regarde avec émotion.

CÉCILE.

Quoi donc ?...

ÉTIENNE.

Rien, rien, mademoiselle !

À part.

C’est étrange, ces yeux... ce visage si doux et si noble... et jusqu’au son de sa voix... tout cela me rappelle le rêve que j’ai fait tant de fois...

CÉCILE.

Eh bien ?...

ÉTIENNE.

Pardon... mille pardons, mademoiselle... excusez mon trouble, mon émotion ; mais j’ai si peu l’habitude de... et puis, seul, en tête-à-tête avec une demoiselle belle et riche comme vous...

CÉCILE, se rapprochant un peu.

Belle et riche ? qui vous dit que je suis tout cela ?...

ÉTIENNE.

Mais il n’y a qu’à vous regarder pour s’assurer de l’un...

CÉCILE, s’avançant vivement.

Ah ! vous me trouvez donc jolie ?...

ÉTIENNE.

Très jolie, même...

CÉCILE.

Tant mieux... c’est bien mal à moi, peut être, mais je déteste les gens laids.

Naïvement.

Vous aussi, vous êtes gentil...

ÉTIENNE, souriant.

Moi... vous croyez ?...

CÉCILE.

En fait de personnes laides, je n’en ai jamais aimé qu’une... un brave garçon... mon frère de lait, qui m’appelait toujours sa petite comtesse, parce que je portais des jolies robes.

ÉTIENNE.

Eh bien ! qu’est-il devenu ?

CÉCILE.

Je l’ignore... À six ans je quittai le pays, et depuis je ne l’ai jamais revu. Mais j’oublie que vous êtes là, à attendre... Allons, monsieur...

Elle retourne vers la table.

Venez-vous mettre ici, près de moi...

ÉTIENNE.

Comment !... vous voulez ?... près de vous !...

À part.

C’est comme dans mon rêve !

CÉCILE.

Mais certainement...

Lui tendant la main.

Voyons, monsieur Étienne, vous avez déjà tant fait pour moi, que vous ne pouvez plus me refuser un peu d’obéissance... Eh bien ! vous me laissez tendre la main...

ÉTIENNE, s’approchant.

Votre main !... C’est que je n’osais pas.

CÉCILE.

À présent, asseyez-vous là...

ÉTIENNE, à part.

Allons, mensonge ou réalité, je m’abandonne à mon bonheur...

Il s’assied et se met à la regarder.

CÉCILE.

Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ?

ÉTIENNE.

Ce que j’ai ? Pardon, mademoiselle... je voudrais vous demander... mais je crains que vous ne vous moquiez de moi...

CÉCILE.

Me moquer de vous !... par exemple...

ÉTIENNE.

Eh bien ! dites-moi si je suis bien éveillé...

CÉCILE.

Certainement... à moins que je ne dorme aussi ; mais pourquoi me demandez-vous cela ?...

ÉTIENNE.

C’est que je croyais faire, en ce moment, le songe que j’ai fait tant de fois, et qui me remplit d’émotion et de bonheur !...

CÉCILE.

Un songe ?... contez-moi donc cela.

ÉTIENNE.

Eh bien, chaque nuit, il me semble que je suis assis à cette table, comme en ce moment... qu’auprès de moi est une jeune personne pleine de grâces et de charmes... elle a dix-huit ans tout au plus...

CÉCILE.

Tiens... comme moi...

ÉTIENNE.

Elle a des yeux bleus...

CÉCILE.

Comme moi...

ÉTIENNE.

Des cheveux blonds.

CÉCILE.

Comme moi... toujours comme moi ! Oh ! continuez, continuez donc... c’est très intéressant...

ÉTIENNE.

Elle a vos traits, votre taille et jusqu’à votre voix... Enfin, mademoiselle, c’est vous... oui, c’est vous que je vois dans mes rêves, dans ma folie... vous êtes à mes côtés, vous me regardez avec ce sourire qui m’enivre !...

CÉCILE.

Vraiment !... vous me connaissiez sans m’avoir vue !... Mais c’est très amusant ! et après ?... après ?...

ÉTIENNE.

Après, vous me tendez la main comme vous me l’avez tendue tout à l’heure...

CÉCILE, lui tendant la main.

Comme ça ?...

ÉTIENNE, lui prenant la main.

Alors, vous me regardez avec douceur, et vous me dites : Étienne, mon ami, je suis heureuse près de vous...

CÉCILE.

Étienne, mon ami, je suis heureuse près de vous...

ÉTIENNE.

Mais cette main que vous m’abandonnez... dans mon trouble... j’ose la porter à mes lèvres...

CÉCILE.

Eh bien ! qui vous en empêche ?...

ÉTIENNE, lui baisant la main.

Oh ! je suis mille fois trop heureux !...

Le jour est venu pendant la fin de la scène. On frappe à la porte du fond. Étienne se lève.

Ah ! mon Dieu !...

VOIX, en dehors.

Eh !... Étienne !... Étienne !...

CÉCILE.

Qu’est-ce donc ?...

ÉTIENNE, à part.

Oh !... mon mariage que j’oubliais !...

On frappe.

CÉCILE.

Mais allez donc ouvrir !

Étienne recule sa chaise, replace bien vite la table au fond de la chambre. On continue à frapper ; il va ouvrir.

 

 

Scène III

 

CÉCILE, ÉTIENNE, BATIFOLE, AGATHE, LE PÈRE LORIOT, FRANÇOIS, en garçon d’honneur, OUVRIERS, OUVRIÈRES, en habits de noces

 

FRANÇOIS, entrant le premier et donnant le bras à Agathe.

Eh ben ! c’est gentil de se faire attendre comme ça !...

Apercevant Cécile.

Oh !

AGATHE.

Ah ça, monsieur Étienne, à quoi pensez-vous donc ?

Apercevant Cécile.

oh !

BATIFOLE, entrant en grand costume de mariée et donnant le bras au père Loriot.

Vous aurez beau dire, papa... je veux lui faire une scène... parce qu’il est de la dernière inconvenance...

Apercevant Cécile.

Oh ! une femme !

AGATHE, FRANÇOIS, LORIOT, et tous les autres gens de la noce entrant.

Une femme !...

BATIFOLE.

Chez lui !... le jour de mon mariage.

CÉCILE.

Ô ciel !...

BATIFOLE.

Ah !... soutenez-moi... je suffoque !... coupez les lacets.

CHŒUR.

Air : Finale de la Somnambule. (Bellini.)

Ah ! c’est affreux,
C’est scandaleux !
Dieu, pour son cœur
Quelle douleur !

BATIFOLE.

Un jour de mariage,
Me faire un tel outrage !

CHŒUR.

Ah ! c’est affreux, etc.

ÉTIENNE, qui a vainement voulu parler pendant le chœur.

Ah ça, voyons, voulez-vous m’entendre ? Quand vous crierez tous à la fois.

BATIFOLE.

Oh ! c’est une abomination... Voyez, papa... ils ont soupé ensemble !

LORIOT.

C’est ma foi vrai ! J’allais donner ma fille à un monstre !

CÉCILE.

Oh ! mon Dieu ! que pensent-ils donc ?

ÉTIENNE, allant à Batifole.

Voyons, Batifole, c’est à vous, c’est à votre cœur que je m’adresse...

BATIFOLE, se levant.

Ne m’approchez pas, ou je vous arrache les yeux... à vous et à cette intrigante !

ÉTIENNE.

Ah ! c’en est trop, à la fin !... Vos soupçons sont absurdes ! et je ne souffrirai pas que l’on insulte mademoiselle devant moi.

BATIFOLE.

Il va la défendre ! quel aplomb !

LORIOT.

Mais elle ferait bien mieux de sortir... Sa place n’est point ici !...

ÉTIENNE, se montant.

Père Loriot !...

CÉCILE.

Quelle humiliation, mon Dieu !

FRANÇOIS.

Eh oui, mamzelle, vot’ place n’est pas ici !...

ÉTIENNE, passant entre François et Loriot.

Arrêtez !... vous oubliez que je suis ici chez moi !... chez moi, entendez-vous ?... Que si quelqu’un doit y commander, c’est moi seul !... Cette chambre est celle d’un pauvre ouvrier ; mais aussi d’un homme de cœur, qui sait faire respecter l’enfant qui s’abrite sous son toit !

Passant entre François et Cécile.

Rassurez-vous, mademoiselle, et si quelqu’un vous soupçonne ou vous insulte encore... je ne l’engagerai pas à sortir, moi ! je le chasserai de ma demeure !...

TOUS.

Ah !...

SANSONNET, arrivant.

De quoi !... de quoi !... il y a du chabannais ici ?... La mariée qui s’envole... les grands parents qui font des têtes... et le marié donc !...

Oh ! c’te balle !
Qu’on l’emballe,
Ça f’ra d’ l’honneur
À l’emballeur.

FRANÇOIS.

Tais-toi donc, le mariage est flambé. 

SANSONNET.

Bah !...

FRANÇOIS.

Il y avait une femme chez lui !...

SANSONNET.

Une femme !... quelle horreur !... Voyons la donzelle !... Ah ! mon Dieu !...

FRANÇOIS.

Qu’est-ce qui te prend ?

SANSONNET.

Ah ! nom d’une pipe !...

FRANÇOIS.

Parle donc, t’es malade ?

SANSONNET.

C’est elle !...

FRANÇOIS.

Qui ?...

SANSONNET.

C’est ma petite comtesse.

TOUS.

Une comtesse !

CÉCILE.

Ô ciel !... ce nom... cette voix !

SANSONNET, allant à elle.

Mais regardez-moi donc, mamzelle, c’est moi... moi, ce grand bêta... qui vous berçait... qui vous portait à cheval sur son dos...

CÉCILE.

Ah ! Sansonnet...

SANSONNET.

C’est ça... elle s’en est souvenu... elle ne m’a pas oublié !... Oh ! quel effet !... quel effet...

S’adressant aux autres ouvriers.

Le premier qui dit du mal de cette petite-là, je lui flanque une tripotée !

Il bouscule François.

ÉTIENNE, à Cécile.

Comment ! cet ami de votre enfance...

CÉCILE.

C’est lui... c’est mon frère de lait !

BATIFOLE, à Sansonnet.

Et vous dites que c’est une comtesse ?...

SANSONNET.

Oui... oui... comtesse, duchesse, princesse, je sais pas au juste... mais c’est quel que chose d’approchant.

Il passe à gauche de Cécile.

BATIFOLE.

Eh bien !... qu’elle soit ce qu’elle voudra, peu m’importe !... Quant à vous, monsieur Étienne... je vous méprise... je vous regarde comme très peu... et je ne vous reverrai jamais !

CÉCILE, à Étienne.

Mais retenez-la donc... dites-lui donc la vérité !...

ÉTIENNE.

La vérité ?... Non !... non, mamzelle, je la garde au fond de mon cœur... Mais quant à ce mariage... il n’aura pas lieu ! Je ne marierai jamais !

Reprise du CHŒUR.

Ah ! c’est affreux ! etc.

Le rideau baisse à la fin du chœur et au moment où Batifole gagne la porte du fond.

 

 

ACTE III

 

La maison en construction. Au fond, une grande porte cochère donnant sur une place. À gauche et à droite, un bâtiment en construction. À droite, la charpente seule est posée et les maçons commencent à travailler. À droite, un puits dont les bords ne sont élevés que de quelques pouces au-dessus du sol. À droite aussi, une sortie donnant sur une ruelle.

 

 

Scène première

 

SAINT-AMOUR, MORICOT, OUVRIERS

 

Au lever du rideau, les ouvriers travaillent dans toutes les parties du bâtiment. Les Maçons construisent un plafond, achèvent un mur ; les Aides battent le plâtre, gâchent, préparent la chaux. Les Tailleurs de pierre scient en deux d’énormes blocs, taillent des moellons. D’autres Ouvriers montent des masses de pierres à l’aide de la chèvre. Saint-Amour est couché.

UN MAÇON, au deuxième étage.

Oh ! eh ! Saint-Amour ! oh !...

SAINT-AMOUR, criant.

Oh ! eh !...

LE MAÇON.

Une petite truellée au sas.

SAINT-AMOUR, se levant.

T’as pas fini de me faire grimper tes deux étages ?

MORICOT, préparant la chaux, à gauche.

Va donc pas si vite... tu vas te brûler le sang.

SAINT-AMOUR.

As pas peur... je ne m’éreinterai pas... mon père a fait huit garçons...

Se désignant du doigt.

Et c’est celui-là que j’aime le mieux...

MORICOT.

Aussi tu ne lui foules pas le gésier !

SAINT-AMOUR.

Pourquoi faire ?... c’est malsain... d’ailleurs c’est pas tant la peine de se presser... v’là que les charpentiers vont nous faire croiser les bras.

MORICOT.

Tiens, c’est vrai, ils ne doivent venir qu’à midi.

SAINT-AMOUR.

À cause que c’est la nopce d’Étienne, Marcel m’a fait z’inviter au festin !... un bal suiffé... dans la grande salle du père Loriot. C’est là que nous allons développer nos grâces... et manger des cœurs à la poulette !

MORICOT.

Ah ! mon Dieu !... on dirait qu’il n’y en a que pour vous deux.

SAINT-AMOUR.

C’est un fait, Moricot !... Marcel et moi nous passionnons le sexe... faut voir ça le dimanche, au Bœuf rouge, quand nous pinçons not’ cavalier seul, comme on est entouré... et ces polissonnes d’œillades qui nous fusillent de partout !...

MORICOT.

As-tu fini de me faire mal ?

SAINT-AMOUR.

Marcel et moi... V’là les coqs de la barrière !... Si t’as une amante, fais-la promener à l’ombre... méfie-toi des coups de soleil !...

MORICOT.

Méchant !... va donc gâcher, va donc !

SAINT-AMOUR, préparant son plâtre.

Là-haut, là-bas sur un rocher...
Il est une bergère,
Lon là !...
Il est une bergère !...
Qui chantait haut, qui chantait bas,
En plaignant sa misère,
Lon là !...
En plaignant sa misère.

Pendant que Saint-Amour chante, on a vu des Ouvriers sortir du puits.

LE MAÎTRE COMPAGNON

Allons, mettez des planches sur l’ouverture du puits, et que ceux qui sortiront par là y prennent garde.

On place des planches sur l’ouverture du puits, Batifole arrive par le fond.

SAINT-AMOUR.

Je crois bien... soixante pieds de plongeon, on aurait le temps d’en faire, des entre chats,

On l’aide à mettre son auge sur sa tête. Chantant.

Le fils du roi l’a t’entendu.

 

 

Scène II

 

SAINT-AMOUR, MORICOT, OUVRIERS, BATIFOLE

 

BATIFOLE, l’interrompant.

Monsieur Saint-Amour...

SAINT-AMOUR.

Comment ! c’est vous, la mariée ?...

BATIFOLE.

Dites-moi, monsieur Saint-Amour, est-ce que les charpentiers ne sont pas encore venus ?

SAINT-AMOUR.

Oh ! c’te question... vous devez ben le savoir puisqu’ils sont tous partis c’matin pour la malédiction nupetiale.

BATIFOLE.

Alors, monsieur Étienne n’est pas dans la bâtisse ?

SAINT-AMOUR.

Dans la bâtisse... un jour comme aujourd’hui... un jour de mariage...

BATIFOLE.

Oh ! le mariage n’est pas encore fait...

SAINT-AMOUR.

Bah !... il y a des empêches ?...

BATIFOLE.

Peut-être.

SAINT-AMOUR.

On ne dansera donc pas ce soir ?

BATIFOLE.

Apparemment.

SAINT-AMOUR.

Pour lors, la première représentation est remise indéfiniment ?

BATIFOLE.

On verra...

À part.

Est-il assommant ce lui-là, avec ses questions !

SAINT-AMOUR.

Ah ben, excuse, en v’là des nouvelles politiques !

BATIFOLE.

Allez à vot’ ouvrage... vot’ plâtre va sécher, ne faites pas attention à moi.

SAINT-AMOUR.

À revoir, mamzelle Batifole... Dites donc, si c’était rompu tout à fait... y a pas qu’un bel homme dans Paris !...

Il monte dans la bâtisse en chantant.

Le fils du roi l’a t’entendu
Du logis de son père...
Lon là !...
Du logis de son père.

LE MAÇON, dans la bâtisse.

Saint-Amour !...

SAINT-AMOUR, criant avec colère.

Oh !

Il disparaît.

D’autres Maçons appellent leurs Aides qui disparaissent aussi dans la bâtisse les uns après les autres, en sorte que bientôt Batifole reste seule en scène.

 

 

Scène III

 

BATIFOLE, puis CÉCILE et MORICOT

 

BATIFOLE.

Oh ! oui, que je l’attendrai, le monstre ; s’il croit que ça va se passer tranquillement comme ça... oh ! il n’ me connaît pas encore... quand j’aime, ça tient ferme, mais quand une fois j’haïs !... saperlotte !...

Soupirant et pleurant.

Ah !... c’est égal ! j’ai des grosses peines !...

Air : Monsieur l’écrivain.

Pour moi que d’ regrets !
L’ingrat me délaisse !...
Mépris’ mes attraits,
Ma dot, ma jeunesse !
Il n’ saura jamais
Tout c’ que ma tendresse
Gardait aujourd’hui...
En secret pour lui !
Oh ! les hommes... les hommes !...

MORICOT, venant du fond avec Cécile.

Venez par ici, mamzelle... la personne que vous demandez était là dans l’instant... je l’ai vue... Tenez, justement la v’là.

CÉCILE.

Merci, monsieur

MORICOT.

De rien, mamzelle.

Il retourne dans le bâtiment.

 

 

Scène IV

 

CÉCILE, BATIFOLE

 

CÉCILE, regardant Batifole qui s’essuie les yeux.

Pauvre fille !... elle souffre... elle se désole ! oh ! je dois la rassurer.

Elle s’approche.

Mademoiselle...

BATIFOLE, la reconnaissant.

Ah ! c’est elle !... c’est ma rivale !... sapristi ! ça va chauffer.

CÉCILE.

Mademoiselle... écoutez-moi !

BATIFOLE.

Que je vous écoute... jamais... j’ai rien à entendre de vous... mais moi, j’ai des choses à vous dire, ma petite amie !... et je vous en avertis... ça chauffe... ça bout... ça va éclater... gare la vapeur !

CÉCILE.

Calmez-vous, de grâce...

BATIFOLE.

Ah ! si le duel n’était pas défendu...

CÉCILE.

Quand vous saurez le motif qui m’amène...

BATIFOLE.

Pardine !... c’est pas malin à deviner, vous venez pour lui... pour vot’ bel Étienne... et ça vous chiffonne de me trouver là de planton...

CÉCILE.

Au contraire... je vous cherchais...

BATIFOLE.

Moi !...

CÉCILE.

Je sors à l’instant de chez vous. 

BATIFOLE.

Vous êtes allée chez papa ?... Ah ! quel aplomb !

CÉCILE.

On m’a dit que vous étiez ici, on m’a enseigné le chemin... et je suis heureuse de vous rencontrer, avant que vous n’ayez revu M. Étienne.

BATIFOLE.

Pourquoi ?

CÉCILE.

Parce que je veux qu’en l’abordant vous lui tendiez la main...

BATIFOLE.

La main !... ça serait donc pour le griffer ? et pour le griffer ferme encore.

CÉCILE.

Et si je vous disais que M. Étienne est toujours digne de vous !... que nous nous connaissons depuis quelques heures seulement... enfin... depuis qu’il m’a sauvé la vie.

BATIFOLE.

Lui, Étienne ?...

CÉCILE.

Oui... cette nuit... et au péril de ses jours... Il s’est élancé dans la rivière pour arracher à la mort une femme qu’il n’avait jamais vue.

BATIFOLE.

C’est-y Dieu possible, Seigneur ? Ah ! Seigneur, c’est-y Dieu possible ? 

CÉCILE.

Pouvais-je, au milieu de la nuit, quitter l’asile que mon sauveur m’avait offert ?... Si j’avais su qu’il avait une fiancée, si je vous avais connue, mademoiselle, c’est à votre porte que je serais allée frapper, je vous au rais dit : Vous ne refuserez pas d’être de moitié dans le généreux dévouement de celui qui va devenir votre époux...

BATIFOLE.

Comment, Étienne !... lui que j’accusais... et vous, mamzelle... vous que je croyais... il se trouve, au contraire... mais alors c’est moi qui suis... tandis que lui... tandis que vous... Ah ! tenez, tenez, mamzelle...

Pleurant.

permettez-moi que je t’embrasse ?...

CÉCILE.

Eh bien ! avais-je raison tout à l’heure de dire que nous serions amies ?

BATIFOLE.

Et lui, ce pauvre Étienne... une si belle conduite... une conduite qui mérite des croix, des médailles... des... Ah ! mais j’en reveux à présent, j’en reveux beaucoup !

L’apercevant.

Le v’là... ah ! Dieu !... ça me donne des éblouissements... j’ai des fourmis dans les jambes... j’ai besoin de m’asseoir !...

 

 

Scène V

 

CÉCILE, BATIFOLE, ÉTIENNE

 

ÉTIENNE, s’arrêtant, à part.

Ensemble ! que signifie ?...

BATIFOLE.

Oui, monsieur Étienne, nous venons de nous expliquer... j’ai eu des torts, je les reconnais... je les oublie... et je vous les pardonne !

ÉTIENNE, à part.

Un tel changement...

Il regarde Cécile.

CÉCILE.

Monsieur Étienne, votre fiancée sait toute la vérité... Maintenant, rien ne s’oppose plus à votre bonheur.

BATIFOLE.

Et je vous rends ma main ! Ce qui était pour huit heures peut bien se faire à midi.

ÉTIENNE.

Écoutez-moi, Batifole ; j’ai pour vous une bonne et sincère amitié... je me battrais, je me ferais tuer pour vous défendre... mais ce n’est pas tout à fait assez quand on marie... il faut autre chose... il faut...

BATIFOLE.

De l’amour ?... et vous n’en avez pas !

Étienne baisse la tête sans répondre.

Je comprends... vous vous feriez tuer pour me défendre... mais vous ne voulez pas vivre pour moi.

CÉCILE.

Mais, monsieur Étienne...

BATIFOLE.

Ab ! laissez... laissez, mamzelle... faut pas forcer le inonde... les sentiments, ça ne se commande pas... et quand on n’aime pas... les gens... Ah ! ça me suffoque... ça m’étouffe !...

Elle pleure.

CÉCILE.

Pauvre femme !

ÉTIENNE.

Batifole, en vous épousant, je me conduirais comme un malhonnête homme... car je vous promettrais un amour...

BATIFOLE, regardant Cécile.

Qui appartient à une autre, n’est-ce pas ?...

CÉCILE.

Oh !... non... non !... vous vous trompez... cela n’est pas possible !...

ÉTIENNE, vivement.

Mademoiselle a raison ; Batifole, ce que vous croyez n’est pas possible... j’aime de puis longtemps la personne dont je veux parler...

Cécile baisse les yeux.

Mais cet amour, qui a commencé dans un songe... doit finir aussi comme un songe... et quand l’instant du réveil sera venu, trop de distance nous séparera pour que je puisse conserver le moindre espoir !... Alors, sans doute, j’aurai besoin de confier mes chagrins à une sœur, de puiser du courage dans ses consolations... et si vous le voulez, Batifole, vous serez pour moi cette sœur... ma seule... ma véritable amie !...

BATIFOLE, en poussant un gros soupir.

Ah ! ça n’est guère !... mais c’est égal... on s’en contentera... faute de mieux !

En ce moment, le maitre Maçon donne le signal du déjeuner. Aussitôt un grand cri s’élève dans tout le bâtiment, et on voit les ouvriers des cendre les uns après les autres ; ils prennent leurs vestes, leur pain, et s’apprêtent à aller déjeuner.

 

 

Scène VI

 

CÉCILE, BATIFOLE, ÉTIENNE, SAINT-AMOUR et LES OUVRIERS

 

BATIFOLE, avec sentiment.

Allons, v’là l’heure du déjeuner des compagnons... Au revoir, monsieur Étienne ; vous viendrez toujours manger la soupe chez la Batifole, n’est-ce pas ?... C’est moi qui vous la trempera... avec beaucoup de carottes... j’sais qu’c’est vot’ goût... et faut rendre le bien pour le mal.

Étienne lui serre la main avec affection. Elle essuie une larme.

SAINT-AMOUR, voyant Étienne qui tient la main de Batifole.

Ah !... ah !... les tourtereaux... y paraît que ça repique d’autor !...

À Étienne.

Je retiens la jarretière de la mariée !...

Revenant près de Batifole et lui prenant la taille.

Venez-vous... la mère aux amours !...

Batifole lui donne un soufflet.

Oh ! touché !

BATIFOLE, à part.

J’avais besoin de ça pour me calmer !

Les Ouvriers sortent par le fond ainsi que Batifole. Étienne se rapproche de Cécile. On voit aussitôt et pendant le dialogue suivant, M. Delamarre arriver par le fond.

 

 

Scène VII

 

CÉCILE, ÉTIENNE, puis DELAMARRE.

 

CÉCILE, timidement.

Monsieur Étienne... je ne puis rester plus longtemps auprès de vous... Vous m’avez parlé d’une personne qui consentirait peut-être à m’accueillir jusqu’au moment où je pourrai continuer mon voyage...

ÉTIENNE.

C’est vrai, mademoiselle ; et cette personne, tenez !... la voici qui vient vers nous... c’est M. Delamarre, mon bourgeois.

Il va au-devant de Delamarre.

Pardon, monsieur Delamarre.

DELAMARRE.

Ah ! c’est vous, Étienne... vous êtes plus exact au travail que vos camarades... ils devraient déjà être ici.

ÉTIENNE.

Je les ai devancés un peu... parce j’avais un service à vous demander.

DELAMARRE.

Parlez, Étienne, je suis tout disposé à vous être agréable.

ÉTIENNE, se retournant vers Cécile.

Vous l’entendez, mademoiselle ?... monsieur Delamarre a toujours été très bon pour moi... approchez, ne craignez rien...

Cécile s’approche et salue.

DELAMARRE, lui rendant son salut.

Mademoiselle...

À part.

La charmante personne !

ÉTIENNE.

En deux mots, monsieur Delamarre, voilà ce que c’est... Mademoiselle, à qui j’ai eu le bonheur de rendre service, se trouve à Paris, seule, sans parents, sans connaissances... que moi... oh ! c’est toute une histoire... et quand elle vous l’aura contée... je suis bien sûr que vous ne lui refuserez pas votre protection.

CÉCILE.

Et croyez, monsieur, que ma reconnaissance...

DELAMARRE.

Si je puis vous être utile, mademoiselle, je le ferai certainement avec plaisir.

ÉTIENNE.

Monsieur Delamarre, vous qui êtes un homme établi, qui avez une maison, une famille, il faudrait que vous soyez assez bon pour recueillir mamzelle chez vous... pendant quelques jours seulement...

DELAMARRE.

Bien volontiers !

CÉCILE.

Dans la position pénible où je me trouve, c’est un bien grand service que vous me rendez, monsieur.

ÉTIENNE.

Et ça ne sera peut-être pas le seul. Allons, mamzelle, ayez confiance dans M. Delamarre, ne lui cachez rien, et je sûr qu’il nous donnera un bon conseil.

DELAMARRE.

Parlez, mademoiselle ; je partage tout l’intérêt que vous porte Étienne... et je vous écoute... Mais quel est-ce bruit ?

On entend un grand bruit de voix au dehors.

ÉTIENNE, regardant au fond.

On dirait une dispute. Mais oui, ce sont les camarades... les voilà qui viennent par ici.

DELAMARRE.

Étienne, conduisez mademoiselle dans mon bureau, derrière le bâtiment, et dès que j’au rai su la cause de ce tapage, j’irai vous rejoindre.

ÉTIENNE.

Venez, mademoiselle.

Il sort par la gauche avec Cécile. Au même instant, les Ouvriers charpentiers et autres arrivent en désordre par le fond.

 

 

Scène VIII

 

DELAMARRE, MARCEL, SANSONNET, FRANÇOIS, SAINT-AMOUR, MORICOT

 

Les Maçons viennent s’asseoir tranquillement à droite. Les Charpentiers sont debout, à gauche ; Delamarre au milieu.

MARCEL, entrant le premier, suivi par tous les autres.

Taisez-vous donc !... Puisque c’est moi qui a monté la chose avec l’Enflammé et les autres, c’est moi qui l’expliquera.

PLUSIEURS VOIX.

Mais non... mais non, ça s’ra moi !

DELAMARRE.

Eh bien ! qu’y a-t-il... pourquoi vous querellez-vous ?

MARCEL.

Bon !... v’là le bourgeois... ça s’ra toisé tout de suite ! Monsieur Delamarre...

SANSONNET.

Mais n’le laissez donc pas faire... c’est des bêtises...

LES CHARPENTIERS.

Tais-toi donc, Sansonnet.

DELAMARRE.

Allons, silence !... expliquez-vous, Marcel.

MARCEL, se moquant de Sansonnet.

Fumé, mon bonhomme ! Pour lors, monsieur Delamarre, les compagnons charpentiers dont que je suis l’orateur, vous font observer par ma bouche que la besogne est trop lourde la paye trop légère.

SAINT-AMOUR.

La paye est toujours trope légère.

DELAMARRE.

Ah ! bien... je comprends...

MARCEL.

Par lors, conséquemment, ça s’rait bien gentil de votre part de nous augmenter de la bagatelle d’un simple franc... l’ouvrage n’en irait que mieuse et on chanterait vos vertus out le long, le long, le long de la semaine... de la barrière Belleville à la barrière du Maine.

Aux Ouvriers.

Hein !... qué crâne discours !

SAINT-AMOUR, aux Maçons.

Dites donc, si on accorde un franc aux charpentiers, faudra en demander deux, nous autres...

MARCEL.

Eh ben ! monsieur Delamarre, ça va-t-il ?

DELAMARRE.

Ce que vous demandez est impossible.

SANSONNET.

Là... j’ l’aurais parié !

MARCEL.

Cependant, bourgeois...

DELAMARRE.

Il est inutile d’insister, J’ai dit non !

SAINT-AMOUR, à Marcel.

Ravalé le compliment.

DELAMARRE.

Retournez à votre ouvrage et dépêchez-vous de poser la charpente... les maçons attendent.

MARCEL.

Eh ben !... qu’ils attendent !

DELAMARRE.

Comment !... vous refuseriez de travailler ?

MARCEL.

Tant que vous refuserez d’augmenter la paye.

SAINT-AMOUR, aux Maçons.

Ils ont raison ces gens... n’est-ce pas ?

MORICOT.

Pardine... ils font bien de tenir bon.

DELAMARRE.

Ainsi, vous êtes tous décidés ?

LES CHARPENTIERS.

Oui... tous !

SANSONNET.

Ils vont faire du gâchis, c’est sûr !

DELAMARRE.

En ce cas... moi aussi je suis décidé. Je ne vous augmenterai pas d’un centime !

MARCEL.

Eh bien ! nous ne donnerons pas un seul coup de cognée.

SAINT-AMOUR.

Très bien... ne travaillez pas... faut du caractère.

DELAMARRE.

Mais comme un seul corps d’état peut arrêter toute une entreprise et que je ne veux pas payer du monde à ne rien faire... je renvoie tous les autres ouvriers.

SAINT-AMOUR et LES MAÇONS, se levant.

Ah ! bah !

DELAMARRE.

Maçons, serruriers, peintres, je suspens tous les travaux et je vais prendre mes mesures en conséquence.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, moins DELAMARRE

 

SAINT-AMOUR.

Ah ! mais !

MORICOT.

Ah ! mais !

BADIGEON.

Ah ! mais !

SAINT-AMOUR.

C’est plus ça...

MORICOT.

Ça n’ peut plus nous aller.

SAINT-AMOUR.

Comment ! on nous pose dehors...

BADIGEON.

À cause de vous !...

SAINT-AMOUR.

Ah ! du flan !... du flan !...

MARCEL.

Eh ben !... est-ce que ça nous regarde ?

SAINT-AMOUR.

Tiens, parce qu’il te plaît de tirer la langue... faut donc que j’ me serre le ventre ?... Vous allez travailler, et tout de  suite...

LES MAÇONS et AUTRES.

Oui... oui... faut qu’ils travaillent !...

SAINT-AMOUR.

A-t-on vu c’t’ injustice ?... demander un franc d’augmentation...

MARCEL.

Ça va se gâter.

SANSONNET.

Au fait !... s’il y en a qui ont des motives pour ne rien faire, moi, j’ai des raisons pour travailler... et je travaillerai !...

MARCEL.

T’en as pas le droit... tous les compagnons doivent se soutenir !... Allons, camarades, prenons nos outils et partons !

SAINT-AMOUR.

De quoi, partir ?... jamais ! pour que nous puissions surélever, faut que vous posiez la charpente d’abord... libre à vous de donner dans la flâne, mais ne nous empêchez pas de piocher... Je ne suis pas un paresseux, moi... j’ai ma légale et six moutards, moi... Allons, allons, à c’t’ charpente, et vous filerez après.

LES MAÇONS et AUTRES, leur barrant le passage.

Oui, oui, à l’ouvrage, les charpentiers, à l’ouvrage !

MARCEL.

Ah ! c’est comme ça que ça se joue !... En avant les bons drilles !

Les Charpentiers saisissent leurs haches ; les Maçons prennent leurs bâtons à battre le plâtre.

SANSONNET, cherchant un abri.

Ah ! ben !... v’là des bêtises, v’là des enfantillages ! c’ que j’appelle des vilains jeux !

Les Ouvriers, tout en se menaçant, se sont disposés en deux camps et vont en venir aux mains, lorsque Sansonnet, qui a trouvé moyen de gagner le fond, revient en criant.

Ah ! qué bonheur... v’là le inspecteurs.

Tous les Ouvriers déposent leurs outils à terre pendant que la garde passe au fond ; ils se mettent à chanter.

CHŒUR.

Fichons-nous d’ ça,
Tra la la !
Vive l’amour et le chasselas,
Tra la la !

La garde s’éloigne.

SAINT-AMOUR, bas.

Sous l’arche du pont, près de la Morgue, on s’arrangera sans crainte d’être dérangés.

MARCEL, regardant Sansonnet.

Ça va !... et ceux qui canneront recevront leur pâtée à domicile !... Sous l’arche... les maçons par là, les charpentiers par ici.

TOUS.

Sous l’arche.

Les Ouvriers sortent tous. Les Charpentiers les derniers. Agathe, qui est entrée depuis un moment, retient Marcel.

 

 

Scène X

 

AGATHE, MARCEL, puis FRANÇOIS

 

AGATHE.

Monsieur Marcel...

MARCEL, vivement.

Qu’est-ce que vous me voulez, Agathe ?... parlez vite... je suis pressé.

AGATHE.

Vous avez fait une belle chose en excitant les compagnons à quitter l’ouvrage...

MARCEL.

Eh bien ?... après ?

AGATHE.

Rien que de l’avoir entendu dire, il y a déjà des ouvriers qui sont venus demander à ma sœur l’argent de la masse... et vous savez qu’elle vous a prêté trois cents francs dessus.

MARCEL,

Ah ! mon Dieu !... c’est vrai !... je les lui rendrai, Agathe... je vous le promets.

AGATHE.

Aujourd’hui ? songez qu’il y va de l’honneur pour elle.

MARCEL

Aujourd’hui ! soyez tranquille.

AGATHE, le retenant encore.

Encore un mot... vous savez que M. Sansonnet a reparlé à mon père...

MARCEL

Eh bien ! quoi !... est-ce qu’il a son billet de mille ?

AGATHE.

Non... pas tout à fait.

MARCEL.

Je le rattraperai...

AGATHE.

Ça ne sera pas aisé... il ne lui manque que bien peu de chose... et mon père a dit que si dans huit jours il apportait sa somme on ferait le mariage.

MARCEL.

Tout... à la fois... tout... c’est comme un sort !... Ah !... maudit Sansonnet... Et c’t l’argent !... comment le leur rendre... Ah ! j’y songe... si les eaux sont basses, m’a dit Rollin, viens me trouver... J’aurai toujours de l’argent à ton service. J’irai !

FRANÇOIS, reparaissant.

Eh ! Marcel... viens donc !... 

MARCEL.

Me voilà !... me voilà ! au revoir, Agathe.

Il sort en courant.

AGATHE, sur le point de sortir.

Pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur 

Elle sort par le fond en passant devant Delamarre qui est entré pendant ces derniers mots. 

 

 

Scène XI

 

DELAMARRE, seul

 

Ils sont partis !... j’ai dû prendre mes me sures contre eux ! peu m’importe à présent ce qui arrivera ! J’hérite d’un million, mais pour le monde, je dois l’ignorer encore. il faut que l’on me voie à mes occupations comme si rien n’était survenu dans mon existence... maintenant que la nouvelle de cet héritage... que la fortune me vienne, je suis prêt à les recevoir !... Une jeune fille avait-elle des droits à cette fortune ?... je l’ignore !... un crime a-t-il été commis ?... je n’y ai pas consenti, je ne veux pas le sa voir !... un homme s’est-il souillé de ce crime ?... le coupable, je ne le connais pas !...

Il va pour entrer, à droite, dans la bâtisse ; mais Rollin a paru pendant ces dernières lignes, à gauche, au milieu des charpentes et des pierres. Il s’approche tout à coup, et frappe légèrement sur l’épaule de Delamarre. Celui-ci se retourne et réprime un mouvement involontaire d’effroi.

 

 

Scène XII

 

DELAMARRE, ROLLIN

 

DELAMARRE, à part.

Lui !...

ROLLIN.

Ne craignez rien, j’ai visité le bâtiment, personne ne peut nous entendre... Tout marche à merveille... un seul homme pouvait jaser... le chiffonnier... il est mort...

DELAMARRE, froidement.

De qui me parlez-vous ?...

ROLLIN.

De qui ?... mais vous le savez bien... celui qui m’aidait cette nuit à...

DELAMARRE, froidement.

À ?....

ROLLIN.

Eh ! parbleu !à vous enrichir...

DELAMARRE.

Vous êtes fou, et je ne vous connais pas...

ROLLIN.

Plaît-y ?... vous dites ?...

DELAMARRE.

Je dis que je ne vous connais pas...

ROLLİN.

Ah ! bah !... comment... vous ?...

DELAMARRE.

Je ne vous connais pas...

ROLLIN, comprenant.

Ah !... ah ! bon... bon... j’y suis... excusez, bourgeois, c’est juste... mille pardons... j’équivoquais...

DELAMARRE.

À la bonne heure ; adieu !...

Il va pour sortir.

ROLLIN.

Vot’ serviteur, monsieur ; j’ai eu tort de vous déranger... je vous prenais pour un autre ; mais je reconnais mon erreur !...

DELAMARRE.

Enfin !

ROLLIN.

C’est à monsieur Delamarre que j’ai l’honneur de parler... n’est-ce pas ?...

DELAMARRE.

À lui-même...

ROLLIN.

Ah ! cette fois-ci, je ne me trompe pas... à monsieur Delamarre, riche entrepreneur de charpente !... neveu d’un oncle millionnaire, défunt il y a huit jours... vous ne savez peut-être pas ça, mais je vous l’apprends.

DELAMARRE.

Enfin, monsieur ?

ROLLIN.

Enfin, monsieur Delamarre, vous qui êtes un homme très estimé, et très estimable, vous ne refuserez pas de me rendre, tout inconnu que je vous suis, un petit service que l’on se doit entre braves et honnêtes gens.

DELAMARRE.

Et ce service ?...

ROLLIN.

Oh ! peu de chose... je n’abuserai pas de la touchante bienveillance que vous daignez me témoigner...

DELAMARRE.

Enfin ?...

ROLLIN.

Enfin, v’là l’histoire en deux mots... Il s’agit d’aider un bon enfant à rentrer dans ses droits, et à toucher un héritage qui lui revient...

DELAMARRE.

Un héritage ?

ROLLIN.

Oui, y avait bien quèques obstacles ; une petite fille qui héritait la première ; mais des gueux, des brigands, que vous ne connaissez pas, ni moi non plus, ont fait disparaître l’enfant !

DELAMARRE, à part.

Où veut-il en venir ?...

ROLLIN.

Le pauvre diable en question, un ami à moi, avait été chassé de sa famille, et emballé  pour Cayenne : un pays bien charmant, ravagé par les fièvres et doté d’un soleil de quarante-cinq degrés... un honnête homme y serait mort ; mais ce gredin-là n’a pas fondu au soleil, et la fièvre n’a fait que l’engraisser...

DELAMARRE, à part.

Que dit-il ?...

ROLLIN.

Un jour, y a de ça dix-huit mois, il lui prit envie de revoir sa patrie : Puisque je me porte bien ici où je devrais mourir, qu’y s’est dit, mes pauv’ parents se seront éteints par là-bas...

DELAMARRE.

Et cet homme ?...

ROLLIN.

Cet homme ne s’était pas trompé de beau coup, la mort avait déjà rudement frappé, et son vieil oncle se mourait ; si bien qu’aujourd’hui, il ne reste plus de la famille que deux aimables neveux qui en savent assez l’un sur l’autre pour que mon ami n’ait rien à craindre et puisse se démasquer ; v’là pour quoi je viens vous tendre cordialement la main et vous dire : Bonjour, cousin, com ment te portes-tu ?...

DELAMARRE.

Toi !... c’était toi...

ROLLIN.

Mais ça ne va pas mal, merci !...

DELAMARRE.

Ma surprise est au comble !...

ROLLIN.

Je comprends ça... tu croyais avoir affaire à un pauvre diable qui agissait pour une misérable récompense... dont tu avais l’intention de lui faire banqueroute... malin !...

DELAMARRE.

Non... je voulais... je croyais...

ROLLIN.

Ne te justifie donc pas ! à ta place j’en aurais fait autant !

DELAMARRE.

Mais pourquoi ne t’es-tu pas fait connaître d’abord ?...

ROLLIN.

Pourquoi ?... vois-tu, cousin, j’ai oublié mon passé ; mais y a des méchants et des curieux qui pourraient s’en souvenir ! aussi une fois l’héritage partagé, ni vu ni connu, bonsoir, je m’évanouis !...

DELAMARRE.

Oui, je vois, je comprends tout maintenant...

ROLLIN.

T’as toujours eu de l’intelligence !... Ah ! ça, maintenant, plus qu’un mot... en attendant le partage... fais-moi le plaisir de m’avancer quéque chose...

DELAMARRE.

Tu as besoin d’argent ?...

ROLLIN.

Hélas ! oui ; ma caisse est vide ; mon papier n’a pas cours, et on refuse partout ma signature.

DELAMARRE.

Eh bien, attends-moi un instant.

ROLLIN.

Tâche de ne pas être longtemps.

Delamarre va pour sortir par la gauche, mais il se rencontre avec Cécile, qui entre au même instant. À la vue de Cécile, Rollin reste immobile, la bouche et les yeux ouverts, comme un homme en proie à une frayeur terrible. À mesure que Cécile s’avance en parlant à Delamarre, Rollin recule en tremblant. Il finit par s’appuyer contre une pierre à l’avant-scène de gauche.

 

 

Scène XIII

 

DELAMARRE, ROLLIN, CÉCILE

 

DELAMARRE.

Ah ! pardon, mademoiselle, de vous avoir laissée si longtemps seule... Étienne vous a donc quittée ?

CÉCILE.

Oui, monsieur... et je venais prendre congé de vous.

DELAMARRE.

Non... non... attendez-moi... le temps de dire quelques mots à l’un de mes ouvriers...

Il quitte Cécile qui, par discrétion, remonte de quelques pas, puis il s’approche de Rollin.

Eh bien ! qu’as-tu donc ?

ROLLIN, d’une voix étouffée.

Suis-je bien éveillé ?... n’est-ce point un rêve... une vision... un fantôme ?...

DELAMARRE.

Es-tu fou ?... d’où vient cette terreur ?...

ROLLIN, lui saisissant le bras.

Tais-toi !...

Indiquant du doigt et avec tous les signes de la frayeur la plus grande.

Là... là... cette... jeune fille...

DELAMARRE, inquiet.

Eh bien ?...

ROLLIN.

C’est... c’est...

DELAMARRE.

Parle donc !...

ROLLIN.

C’est elle !...

DELAMARRE, avec un cri étouffé.

Elle !...

Il recule avec horreur, et de même que celle de Rollin, sa figure exprime l’effroi qui vient s’emparer de lui. Ils occupent chacun un côté de la scène. Cécile se trouve au milieu. En ce moment, elle se retourne, aperçoit Delamarre qui, à son tour, s’appuie contre une charpente. Elle va à lui avec empressement.

CÉCILE.

Oh ! mon Dieu ! monsieur, qu’avez-vous donc ?... est-ce que vous souffrez ?... voulez vous que j’appelle ?...

DELAMARRE, tremblant de toutes ses forces.

Non !... non !... restez !... restez !...

ROLLIN, à part.

Nous sommes perdus...

CÉCILE, à Rollin.

Mais venez donc, monsieur, venez donc secourir votre maître !...

ROLLIN, allant à lui.

Oui, oui... je... vais...

Bas à Delamarre.

Du sang-froid... ou c’est fait de nous !

CÉCILE, à Delamarre.

Eh bien ?...

DELAMARRE, cherchant à se remettre.

Ce n’est rien... ça va mieux...

CÉCILE.

Il faut demander du secours...

ROLLIN.

Oh ! non... ce n’est pas la peine... le bourgeois n’a besoin de personne...

À part, en passant à gauche.

Mais j’aurais bien besoin d’un verre de quéqu’ chose !

CÉCILE, regardant autour d’elle.

Si vous pouviez vous asseoir... Ah !... là... dans votre bureau...

Elle entre vivement dans la bâtisse.

ROLLIN, bas à Delamarre et très vite.

Qui l’a conduite ici ?

DELAMARRE.

Étienne.

ROLLIN.

Mais qui donc l’a sauvée ?

DELAMARRE.

Je l’ignore.

ROLLIN.

N’importe !... puisqu’elle est entre nos mains, il ne faut pas qu’elle en sorte !...

Il remonte et regarde de tous côtés.

CÉCILE, apportant la chaise et l’offrant à Delamarre.

Tenez, monsieur, un instant de repos achèvera de vous remettre.

DELAMARRE.

Merci, mademoiselle, merci... Je me sens tout à fait bien.

CÉCILE.

Ah ! tant mieux.

Elle reporte la chaise au fond.

ROLLIN, qui, pendant que Cécile offrait la chaise à Delamarre, a traversé la scène et a regardé le puits avec un mouvement de joie, se rapprochant de Delamarre.

Là... de ce côté, un puits est ouvert...

DELAMARRE, bas.

Malheureux !... que dis-tu ?

ROLLIN, bas.

Eh ! parbleu ! un accident, un malheur !... Silence !... je m’en charge !

DELAMARRE, bas.

Non !...

Haut.

Suivez-moi, mademoiselle... ne restons pas plus longtemps ici...

CÉCILE.

Je suis prête à vous suivre, monsieur...

Ils se dirigent vers le fond.

ROLLIN, leur barrant le passage, avec force.

Eh ! non, pas par là !

DELAMARRE.

Comment ?

ROLLIN.

De ce côté sont les ouvriers révoltés... ils vous feraient peut-être un mauvais parti... tandis que... par ici...

Il montre la gauche, et se tient près du puits.

CÉCILE.

Sans doute... puisqu’il y aurait du danger pour vous... Venez, monsieur, venez par ici...

Elle se dirige du côté du puits. Delamarre fait un mouvement pour l’arrêter. Rollin en fait un pour la saisir. En ce moment, Étienne entre du côté du puits, il s’élance et tombe aux pieds de Cécile en étendant les bras, pour la retenir.

 

 

Scène XIV

 

DELAMARRE, ROLLIN, CÉCILE, ÉTIENNE

 

ÉTIENNE.

Ah ! arrêtez !...

DELAMARRE et ROLLIN.

Étienne !...

Ils reculent à sa vue. 

ÉTIENNE.

Ne savez-vous pas que là... c’est la mort !

D’un coup de pied, il fait tomber dans le puits les planches qui le couvraient. Cécile regarde avec effroi.

DELAMARRE, troublé.

En effet... oui... j’ignorais... que...

ROLLIN.

Nous ignorions tous les deux... que...

ÉTIENNE, les regardant en face l’un et l’autre.

Alors, je suis arrivé à temps...

DELAMARRE.

Sans doute... mais...

Affectant un air calme.

Vous le voyez, j’allais tenir la pro messe...

ÉTIENNE, froidement, et se plaçant entre Cécile et Delamarre.

Je vous remercie, monsieur ; mais mademoiselle ne profitera pas de cette touchante bienveillance...

TOUS.

Comment ?...

DELAMARRE, bas à Rollin.

Soupçonnerait-il ?

ROLLIN, bas.

Non !...

ÉTIENNE, prenant la main de Cécile.

Vous partirez aujourd’hui, tout à l’heure ; vous irez chez ce notaire qui tient en dépôt les titres qui vous appartiennent... L’ami de votre enfance, votre frère de lait suffira pour vous accompagner ! on n’osera plus maintenant attenter à vos jours...

DELAMARRE.

Que dit-il ?...

ÉTIENNE.

Car ces titres qui vous attendent là-bas renferment non-seulement votre fortune, mais aussi les noms de vos assassins...

CÉCILE.

Leurs noms !...

ÉTIENNE.

Oui, leurs noms, car dès que votre naissance sera connue, on saura quels étaient les parents de votre père... quels étaient les infâmes qui, pour hériter à sa place, avaient intérêt à se défaire d’une pauvre jeune fille !...

Avec ironie.

N’est-ce pas votre avis, monsieur Delamarre ?

DELAMARRE, troublé.

Sans doute... c’est juste... c’est très juste !

ÉTIENNE, à Rollin.

Et le vôtre aussi, compagnon ?

ROLLIN, s’oubliant.

Non...

Se reprenant.

Ah !... c’est-à-dire, oui... oui...

À part.

Je voudrais bien m’en aller.

CÉCILE.

Mais comment avez-vous su...

ÉTIENNE.

J’ai retrouvé la personne qui vous a conduite à Paris... la frayeur, l’émotion, l’ont rendue trop souffrante pour qu’elle puisse vous accompagner ; mais Sansonnet vous attend à sa place... Moi que les convenances tiennent éloigné de vous, je reste, pour faire, auprès de la justice, les démarches nécessaires... Venez, mademoiselle, et saluez monsieur Delamarre.

Cécile salue en tremblant M. Delamarre.

ÉTIENNE, en les regardant.

Au revoir, messieurs.

DELAMARRE.

Bonsoir, Étienne.

ROLLIN.

Au revoir, camarade !...

Étienne jette un regard sur le puits, sur Delamarre et Rollin ; ensuite, il prend la main de Cécile et sort avec elle par le fond.

 

 

Scène XV

 

ROLLIN, DELAMARRE

 

ROLLIN, avec force.

Adieu, cousin !...

DELAMARRE.

Où vas-tu ?

ROLLIN.

À Cayenne... j’y serai plus en sûreté qu’à Paris...

DELAMARRE.

Y songes-tu ?... au lieu de chercher à nous sauver !...

ROLLIN.

Mais justement, c’est ce que je fais, je me sauve... Adieu, cousin !

DELAMARRE.

Sans tenter un dernier effort ?...

ROLLIN.

Que je recommence ?... merci !... le chiffonnier est mort, et tu n’es pas de force à le remplacer... d’ailleurs, après le miracle de cette nuit... je n’en joue plus...

DELAMARRE.

Mais ce n’est pas la vie de cette femme qu’il nous faut à présent, ce sont ces papiers, ces papiers maudits qui vont lui révéler le nom de son père... et diriger contre nous les soupçons de la justice, tandis que s’ils étaient entre nos mains, nulle preuve n’existerait plus contre nous, et personne ne nous disputerait cet héritage... ce million qui t’appartient aussi...

ROLLIN.

Oui, je sais bien... mais pour avoir ces papiers, il faudrait tenter les grands moyens... et pour le moment, je préfère... Adieu, cousin !...

DELAMARRE.

Je te croyais plus de courage...

ROLLIN.

Mais songe donc qu’il s’agit...

DELAMARRE.

De prendre des papiers, rien de plus.

ROLLIN.

Eh ! comment s’en emparer ?...

DELAMARRE.

Je l’ignore... mais si j’étais Rollin, je les aurais !...

ROLLIN.

Attends... j’ai une idée...

DELAMARRE.

Allons donc !

ROLLIN.

Le notaire demeure dans un village qui n’a qu’une seule auberge !... ils y arriveront trop tard pour ne pas y passer la nuit... Sansonnet n’est ni fort ni brave, et un homme bien déterminé...

DELAMARRE.

À merveille ! tu partiras, n’est-ce pas ?

ROLLIN.

Agir par moi-même ?... merci !... t’as de l’argent, j’ai de l’esprit... tu payeras pour nous deux.

DELAMARRE.

Eh bien ! soit, cherche dans tes amis... mais surtout, dépêche-toi, le temps presse !...

ROLLIN.

Dépêche-toi, dépêche-toi... tu crois donc qu’il n’y a qu’à se retourner pour...

En ce moment Marcel, qui est entré sur les derniers mots, frappe sur l’épaule de Rollin ; celui ci se retourne vivement.

 

 

Scène XVI

 

ROLLIN, DELAMARRE, MARCEL

 

ROLLIN.

Bon ?... j’ai mon affaire !...

DELAMARRE.

Lui ?...

ROLLIN, bas.

Silence !

Haut.

Bonjour, Marcel.

MARCEL, bas.

Bonjour, Rollin. – Je viens de chez toi... tu m’as offert de m’aider si j’avais besoin d’argent... le peux-tu encore ?...

ROLLIN.

Oui... et non...

MARCEL.

Comment ?...

ROLLIN.

Excusez, monsieur Delamarre, si nous parlons bas devant vous... mais il s’agit d’un service d’ami, et...

DELAMARRE.

Ne vous gênez pas... je vous laisse...

Il rentre au bureau.

ROLLIN, reconduisant Delamarre.

Une petite confidence... le temps seulement... Vous permettez ?...

Revenant vers Marcel.

Combien te faut-il ?

MARCEL.

Trois cents francs, que j’ai empruntés à Agathe et à sa sœur...

ROLLIN.

Trois cents francs, c’est trop peu !... je ne les ai pas !...

MARCEL.

Comment ?...

ROLLIN.

D’ailleurs, c’est plus que ça qu’il te faut...

MARCEL.

Plus que ça ?...

ROLLIN.

Trois cents francs que tu dois à la mère des compagnons... deux cents aux amis et à ma tante, plus mille francs pour épouser celle que tu aimes... total, quinze cents livres... v’là ton compte... Je veux bien te les faire... mais moins que ça, je ne peux pas !...

MARCEL.

T’as donc quéque chose de bien affreux à me proposer...

ROLLIN.

J’ai à te proposer quinze cents francs, v’là tout...

MARCEL.

Tu me les prêtes ?

ROLLIN.

Je te les donne...

MARCEL.

Voyons, voyons, tu me fais peur !... de quoi s’agit-il ?...

ROLLIN.

De peu de chose... d’aller dans un village à trois lieues d’Orléans... de loger à l’auberge, et de rentrer au milieu de la nuit... en te trompant de chambre... en v’là pour cinq cents francs ; c’est pas cher ?...

MARCEL.

Après ?...

ROLLIN.

Tu te trouves en face d’une jeune fille, dix-sept ou dix-huit ans... à c’t’ âge-là, on dort ferme... Tu cherches... tu découvres des papiers, tu mets la main dessus... Encore cinq cents de gagnés ; ça fait mille...

MARCEL.

Mais si elle s’éveille, si elle crie ?...

ROLLIN.

Un enfant... deux mots de menace avec ta grosse voix... elle tremble, elle se trouve mal, tu files... et tu pinces quinze cents livres !... est-ce fait ?...

MARCEL.

Cette jeune fille sera donc seule ?...

ROLLIN.

Presque... dans l’autre chambre, y aura Sansonnet...

MARCEL

Sansonnet...

ROLLIN.

Oui, il va là pour compléter une somme qu’il lui faut pour épouser... je ne sais qui... mais si tu réussis, tu touches et il ne touche pas !... ton mariage se fait et le sien manque... Ça te fâche, peut-être, de contrecarrer un ami ?...

MARCEL.

Lui !... mon ami... mais sa future... c’est la mienne !...

ROLLIN.

Tiens, c’t’ hasard !...

À part.

Comme si je ne le savais pas !...

Haut.

Mais alors, si tu n’as pas de quoi l’épouser ?...

MARCEL.

C’est lui qui se marie...

ROLLIN.

Ce qui fait que le marché que je te propose...

MARCEL.

Je l’accepte...

ROLLIN.

Alors... va m’attendre chez moi... nous partirons ensemble... dans une heure !...

MARCEL, sortant.

Dans une heure !...

Il s’éloigne par la droite pendant que Delamarre revient de son bureau. On entend du bruit au dehors.

DELAMARRE, redescendant.

Eh bien ?...

ROLLIN.

C’est arrangé... il part... et il aura bon marché de Sansonnet...

DELAMARRE.

À merveille !...

 

 

Scène XVII

 

ROLLIN, DELAMARRE, MARCEL, LES OUVRIERS, puis SANSONNET

 

SAINT-AMOUR.

Tout est arrangé, monsieur Delamarre... on se remet à l’ouvrage...

DELAMARRE.

Tant mieux, tant mieux, messieurs...

FRANÇOIS.

Nous avons compris qu’il valait mieux s’en rapporter aux arbitres...

SAINT-AMOUR.

Nous v’là tous bons amis... la guerre est terminée...

SANSONNET, entrant blessé à la tête.

La guerre est terminée... mais c’est moi qu’a payé la casse !...

TOUS.

Sansonnet...

DELAMARRE.

Tu es blessé...

SANSONNET.

Pour avoir voulu les empêcher de se battre !... Je suis plus pour le système de la paix... mais ce qui m’enrage, c’est que je ne peux pas accompagner ma sœur de lait...

DELAMARRE.

En effet... cette jeune fille...

ROLLIN.

Eh bien !... elle n’ partira donc pas ?...

SANSONNET.

Si fait... elle est en route !...

DELAMARRE.

Seule ?...

SANSONNET.

Oh ! non... un autre a pris ma place...

ROLLIN.

Et cet autre ?

SANSONNET.

C’est Étienne...

DELAMARRE, bas à Rollin.

Étienne...

ROLLIN, bas.

Qu’importe !...

DELAMARRE, bas.

Mais quand Marcel le saura...

ROLLIN, bas.

Il n’en saura rien... Je pars avec lui, je ne le quitte pas.

DELAMARRE, bas.

Mais celui-là est courageux... il résistera...

ROLLIN, bas.

Si le coup est manqué... ce n’est pas son frère qu’il osera poursuivre. Adieu.

DELAMARRE, lui serrant la main.

Adieu !

LES MAÇONS, criant.

Oh eh ! les autres ! oh eh !...

Tous les travaux recommencent.

 

 

ACTE IV

 

 

Premier Tableau

 

La scène se passe dans une auberge, à trois lieues d’Orléans. Une chambre à pans coupés. Dans celui de droite, une alcôve avec un lit et des rideaux ; dans celui de gauche, une fenêtre qui ouvre sur la campagne et sur un petit balcon étroit qui tourne autour de la maison ; entre l’alcôve et le lit, l’entrée principale : à gauche à l’avant-scène, une cheminée et une table ; à droite, une porte donnant dans une seconde chambre.

 

 

Scène première

 

L’AUBERGISTE, puis ROLLIN

 

Au lever du rideau, l’Aubergiste arrive par le fond, tenant une lumière d’une main, une paire de draps de l’autre.

L’AUBERGISTE, parlant à la cantonade.

Jeannette... fais monter au numéro quatre le voyageur qui vient d’arriver.

Entrant et regardant dans la chambre.

Voyons, rien ne manque ici ; le lit est prêt, le feu est allumé ; maintenant allons faire la petite chambre d’à côté.

Elle va entrer à droite, mais elle s’arrête en en tendant Rollin, qui paraît à la porte du fond. Il est vêtu en Auvergnat ; il porte un grand chapeau rond ; il a d’énormes favoris noirs qui lui cachent une partie de la figure ; sur les épaules il porte une vieille houppelande de voyage ; il a un bâton à la main.

ROLLIN, au fond, à la cantonade.

Ch’est bon, la fille... va toujours et monte-moi une chopinette...

Entrant.

J’ai mon pauvre echtomac comme un glachon.

L’AUBERGISTE.

Vous vous trompez, mon brave homme ; ce n’est pas cette chambre qui vous est destinée.

ROLLIN.

Je le chavons bien, ma belle dame, mais bah !... pour une petite minute que j’avons à resta dans vot’ auberge... c’est pas la peine de faire de l’embarras.

L’AUBERGISTE.

Cette chambre est retenue par des voyageurs qui vont venir.

ROLLIN, ôtant sa houppelande.

Eh ben ! on ch’en ira, voilà ! le temps cheulement de prendre un petit air de feu ; cette coquine de pluie m’a gela... gela...

À part, en s’approchant du feu et étalant sa houppelande devant la cheminée.

Ce doit être ici la chambre qu’ils ont retenue.

La fille d’auberge entre, et met sur la table une bouteille et un verre, puis elle prend les draps des mains de sa maitresse et elle va dans la chambre à droite.

L’AUBERGISTE, regardant Rollin.

Il est sans gêne !

Haut.

Mais il me semble que vous auriez bien pu vous chauffer en bas... à la cuisine.

ROLLIN.

Oh ! à la cuigine, je ne vous aurais pas vue, ma jolie petite mère !

L’AUBERGISTE, à part.

Il a l’air d’un bon diable, cet Auvergnat.

ROLLIN, à part.

Si je pouvais rester seul un instant !

L’AUBERGISTE.

Vous aviez donc besoin de me parler ?

ROLLIN.

Quéques mots cheulement... l’histoire de vous demanda si vous avez bejoin de ma marchandise.

L’AUBERGISTE.

De votre marchandise ?

ROLLIN.

Je vas vendre, à Paris, des vrai marrons de Lyon... qui viennent tout droit de l’Auvergne !

L’AUBERGISTE.

Merci... je n’en veux pas.

ROLLIN.

Méchante !... rien que deux ou trois sacs... pas cher... et la bonne mejure pour vos jolis yeux... qué beaux yeux !... qué z’amours de

z’yeux !

L’AUBERGISTE.

Eh bien ! peut-être me déciderai-je...

ROLLIN.

Allons donc !... vous êtes auchi brave que mignonne.

L’AUBERGISTE.

Ah ça, vous ne passerez donc pas la nuit ici ?

ROLLIN.

Je ne peux pas... faut que j’aille coucher à Orléans.

L’AUBERGISTE.

Mais il y a trois bonnes lieues, et il est déjà tard.

ROLLIN.

Oh ! je n’ai pas peur de la nuit, et faut que je chois à Paris à bonne heure... ou bien les autres marchands ne me laicheraient rien à gagner.

L’AUBERGISTE.

Je comprends ; il y a concurrence.

ROLLIN, mystérieusement.

Dites donc... je suis t-y le premier qui pache par ichi ?...

L’AUBERGISTE.

Dame !... je le crois...

ROLLIN.

Vous êtes bien chûre qu’il n’y en a pas dans l’auberge ?

L’AUBERGISTE.

Nous n’avons en fait de voyageurs qu’une jeune fille... et un jeune homme qui l’accompagne... ils sont venus retenir cette chambre... et puis celle-là...

Elle indique la droite.

ROLLIN, à part.

Je ne m’étais pas trompé, ce sont eux !

L’AUBERGISTE.

Et même ils ne vont pas tarder à revenir... ils sont allés jusque chez le notaire du village... à un petit quart de lieue.

ROLLIN.

Et c’est là tout vot’ monde ?

L’AUBERGISTE.

Nous avons encore un voyageur... dars la chambre à côté... à l’autre bout du balcon...

ROLLIN, à part.

C’est Marcel !

L’AUBEGISTE.

Mais ce n’est pas non plus un Auvergnat.

ROLLIN.

Comment donc que vous avez vu cha, vous ?

L’AUBERGISTE.

Au parlé, d’abord.

ROLLIN.

Oh ! nous parlons franchais comme tout le monde.

L’AUBERGISTE.

Et puis les gens de votre pays ne font pas grande dépense... Mais lui, en arrivant il s’est fait servir du vin chaud... de l’eau-de-vie... et voilà deux fois qu’il en demande.

ROLLIN, à part.

Comment le prévenir que je suis là ?

Haut.

Ah ! dam... c’est qu’il a bejoin de reprendre des forces...

À part.

J’y suis, la chanson convenue...

Haut.

Quand on vient comme ça de si loin, faut ben se redonner du cœur de temps en temps... avec le petit verre de vin et la petite chanson du pays.

Il se verse.

Air : Plus heureux qu’un roi.

Enfant de la Limagne,
Descends de la montagne,
Vas à Paris si tu n’as rien,
Que l’espérance pour tout bien,
La fortune te tend les bras,
Là-bas, là-bas !
Et ben souvent en quittant le village,
On a laissé l’objet de chon amour,
Un gros tendron ben innochent, ben sage,
Qui vous promet le bonheur au retour ;
Mais au retour on voit que l’innocence
À profité du temps de vochtre absence.
Dis donc,
Jeanneton,
Quel est ce poupon ?
Ce joli poupon ;
Mais ch’est mon second !

L’AUBERGISTE.

Comment le second ?

ROLLIN.

Ah ! dam... c’est chi triste la montagne... Il faut ben se désennuya... mais bah ! ça n’empêche pas de chanter !...

ENSEMBLE.

Enfant de la Limagne, etc. etc.

L’AUBERGISTE.

Il est amusant cet Auvergnat.

ROLLIN, à part.

Marcel doit m’avoir entendu.

L’AUBERGISTE.

Allons, l’ami... dépêchez-vous.

ROLLIN.

Oui, la belle hôtèche... encore une petite chauffade... un bon coup de vin... et puis en route !...

L’Aubergiste entre dans la chambre de droite.

 

 

Scène II

 

ROLLIN, puis MARCEL

 

Dès que l’Aubergiste est sortie, Rollin quitte la cheminée, écoute si personne ne vient, puis va fermer la porte du fond, ensuite il ouvre la fenêtre avec précaution. À peine la fenêtre est-elle ouverte, que Marcel paraît sur le balcon.

ROLLIN, bas à Marcel.

Es-tu sûr qu’on ne peut pas nous voir ?

MARCEL.

Ce balcon communique à ma chambre, mais il n’y a que moi dans la maison.

ROLLIN.

Bien !

MARCEL.

La forêt est à deux pas...

ROLLIN.

Et si tu étais surpris tu sauterais ?...

MARCEL.

Dix pieds... ce n’est rien !

ROLLIN.

Maintenant jette vite un coup d’œil dans la chambre pour te reconnaître...

Marcel avance la tête et regarde.

Pendant que je mets la fenêtre en état d’être ouverte sans bruit.

Il enlève les vis de l’espagnolette.

En deux enjambées tu es à la cheminée... à la table ! par ici... à gauche... un petit cabinet... Méfie-toi.

MARCEL.

Ah ! oui... c’est là sans doute que sera Sansonnet.

ROLLIN, appuyant.

Oui... oui... Sansonnet.

MARCEL, l’amenant sur l’avant-scène.

Un mot : ces papiers, c’est pas des billets de banque au moins ?...

ROLLIN.

Pour qui me prends-tu ?... Ce sont des actes qui pourraient compromettre un brave bomme, et d’ailleurs, si tu en doutes, nous les brûlerons ensemble.

MARCEL.

C’est différent.

ROLLIN.

Surtout ne bouge de ta chambre que quand toutes les lumières seront éteintes dans la maison.

MARCEL.

Comment le verrai-je ?

ROLLIN.

T’inquiète pas et sois attentif... je passerai sous ce balcon, et l’Auvergnat te donnera le signal.

MARCEL.

C’est convenu.

Il va pour se retirer.

J’ai vu.

ROLLIN, le retenant.

Et moi j’ai fini... Ah ! un mot encore... n’oublie pas le rendez-vous... à la croix du chemin... c’est là que je t’attendrai.

MARCEL.

Je te donne les papiers.

ROLLIN.

Je te donne l’argent.

MARCEL.

Et nous nous séparons.

ROLLIN, le poussant.

On vient... bonsoir ! 

Il revient près de la fenêtre et la repousse.

 

 

Scène III

 

ROLLIN, L’AUBERGISTE, puis ÉTIENNE et CÉCILE

 

L’AUBERGISTE, sortant de la chambre de droite, suivie de la fille d’auberge qui va mettre une seconde lumière sur la cheminée.

Allons, l’ami, voilà nos voyageurs qui montent... dépêchons !

ROLLIN, reprenant l’accent auvergnat.

Oh ! je puis me mettre en route maintenant.

À part, et d’une voix naturelle.

Je  n’ai plus rien à faire ici.

Il va endosser sa houppelande et remettre son chapeau.

L’AUBERGISTE, qui est allée ouvrir la porte du fond.

Entrez, monsieur, madame... vos chambres sont prêtes.

Cécile entre suivie d’Étienne.

ÉTIENNE, s’arrêtant à la vue de Rollin et prenant la main de Cécile.

Un étranger !

L’AUBERGISTE.

Un bon Auvergnat qui a profité de votre feu pour se réchauffer avant de partir.

Étienne conduit Cécile auprès de la cheminée.

ROLLIN, gagnant du côté de la porte.

Bien des pardons, mes braves gens... faut bien ch’entraider un peu dans che monde.

À part.

Voilà les oiseaux dans le filet... il n’y a plus qu’à tirer la ficelle.

L’AUBERGISTE.

Monsieur et madame n’ont pas besoin d’autre chose ?

CÉCILE.

Non, merci !

ROLLIN, reprenant son bâton.

Allons... bonne nuit que je vous chouaite.

ÉTIENNE.

Et à vous, bon voyage !

Rollin sort ainsi que l’Aubergiste.

 

 

Scène IV

 

CÉCILE, ÉTIENNE

 

Dès que la porte de la chambre est fermée, Cécile quitte le manteau qu’elle avait sur les épaules, puis elle vient vivement s’asseoir auprès de la table, et tire de son sein des papiers contenus dans une enveloppe cachetée.

CÉCILE.

Les voilà donc ces papiers qui renferment tout mon avenir ?... que vont-ils n’apprendre ?... sans doute que je suis orpheline... que je suis seule au monde !... seule !... Oh ! mon Dieu !

Elle laisse tomber les papiers sur la table et elle pleure.

ÉTIENNE, qui s’était tenu éloigné, s’approche.

Mademoiselle... oh ! je vous en conjure, ne pleurez pas ainsi.

CÉCILE.

Oui, vous avez raison, monsieur Étienne, j’ai tort ; pardon, mon ami, je vous ai fait de la peine... j’ai été ingrate envers vous... mais je ne veux plus l’être... oh ! non ! non !... je ne suis pas seule au monde !... votre amitié est un bien précieux que Dieu m’a envoyé pour me dédommager de tout ce que j’ai perdu

ÉTIENNE, après lui avoir serré la main avec attendrissement.

Lisez, mademoiselle, lisez vite !

CÉCILE.

Non, Étienne, le courage me manque... tenez, brisez ce cachet !... je vous en prie !

ÉTIENNE, à part, après avoir pris le paquet ; avec tristesse.

Là, sans doute, une grande fortune pour elle... un grand nom... une barrière insurmontable entre nous !

CÉCILE.

Vous aussi, vous hésitez !...

ÉTIENNE.

Non !... car les affreux soupçons qui me poursuivent depuis tantôt vont enfin être éclaircis !... je vais connaître les noms de vos assassins !

Il ouvre les papiers et regarde.

CÉCILE, très émue.

Eh bien !... que contient cette enveloppe ?

ÉTIENNE.

Un testament... et une lettre...

Lisant la suscription.

À ma fille !

CÉCILE.

De mon père !... ah ! donnez !... don nez !...

Elle reprend la lettre.

ÉTIENNE.

Son nom !... voyez son nom !...

CÉCILE.

Étienne !... Dieu va me faire connaître l’auteur de mes jours... je serais indigne de tant de bontés si je pouvais conserver une pensée de vengeance !... Pardonnez avec moi à ceux qui ont voulu s’enrichir par un crime !... ou bien, dussé-je renoncer à la fortune qui m’attend, je garderai mon secret.

ÉTIENNE.

Oh ! les misérables !... s’ils pouvaient vous entendre !...

CÉCILE.

Étienne !

ÉTIENNE.

Je me tairai.

CÉCILE, lisant.

« Ma fille bien aimée, quand tu liras cette lettre tes parents seront unis dans la tombe après avoir été séparés sur la terre. Ton père était un pauvre ouvrier, ta mère une riche et noble héritière. »

ÉTIENNE, à part.

Ils étaient ce que nous sommes !

CÉCILE, lisant avec hésitation.

« Un mariage entre eux était donc impossible !... »

ÉTIENNE, à part.

Impossible !... oui... parce qu’il était pauvre, lui !...

CÉCILE, lisant.

« Je passai à l’étranger, et lorsqu’au bout de quelques années, je revins en France, ta mère était mariée !... »

S’interrompant.

Grand Dieu !...

Continuant.

« La pauvre femme ! on l’avait forcée à ce mariage, en lui persuadant que j’étais mort... on l’avait séparée de sa fille, dont la naissance restait un mystère ; on lui défendait de te voir !... Je me résignai... je vécus loin d’elle et loin de toi... mais je veux en mourant te léguer du moins toute ma fortune... c’était pour avoir le droit de te nommer ma fille que je l’avais amassée à force de travail... Adieu, ma Cécile bien aimée ; je vais rejoindre ta mère, et de là-haut nous veillerons sur notre enfant... Georges Delamarre ! » Mon père !... mon pauvre père !...

ÉTIENNE.

Georges Delamarre ! oh ! je ne m’étais pas trompé ! J’allais vous livrer à votre bourreau ! Mais il y a une Providence !... et ces mots que j’ai surpris... ce trouble que j’ai lu dans ses regards ont suffi pour m’éclairer ! Oh ! qu’il tremble !... ces preuves sont terribles... accablantes.

CÉCILE.

Étienne ! vous oubliez votre promesse... il se peut que monsieur Delamarre soit coupable... je ne veux pas le savoir !...

Air de l’Amandier fleuri.

Son nom... c’est le nom de mon père !...
Et contre tout danger
Il doit le protéger.
Ici, jurez-moi de vous taire...
Ce serment, à genoux,
Je l’implore de vous !
Quand le malheur qui m’environne
De moi semble se détourner,
Celui que votre soupçonne,
Parlez !... dois-je le condamner !...
Au ciel pour que Dieu nous pardonne,
Il faut savoir, ami, sur terre pardonner !

Elle va s’asseoir près de la table.

ÉTIENNE, à part.

Quel cœur !... quelle âme !... Allons, Étienne, du courage... ce n’est pas à toi qu’un semblable trésor pouvait être réservé !

Allant prendre une lumière sur la table.

Il est tard, mamzelle, il faut que vous preniez du repos... songez que vous avez laissé à Paris une amie que votre absence inquiète, et que, pour la rejoindre, il faut partir au point du jour !

CÉCILE.

C’est vrai !... vous avez raison... adieu, monsieur Étienne.

ÉTIENNE.

Adieu, mamzelle... bonne nuit !

CÉCILE, le rappelant.

Étienne !...

Elle lui tend la main ; Étienne la lui prend avec joie, puis il la quitte brusquement et rentre dans la chambre, à droite.

 

 

Scène V

 

CÉCILE, seule

 

Brave jeune homme !... que ne lui dois-je pas ?... il est ouvrier comme était mon père, et comme lui il possède une âme généreuse et noble. Mon pauvre père comme il a dû souffrir !... et ma mère, séparée de celui qu’elle aimait !... séparée de sa fille !... mourir sans les avoir embrassés !...

Orage.

Quel orage ! quelle nuit sinistre... j’ai peur ici !

Elle va mettre le verrou ; orage.

Depuis hier, je me sens toute craintive, le moindre danger suffirait pour paralyser mes forces.

Orage.

Demain, Étienne l’a dit, il faudra partir de bonne heure !...

Elle prend la lumière et la place sur une table auprès du lit, puis elle prend son manteau, elle s’enveloppe ; orage.

Tâchons de reposer.

Elle s’assied sur le lit et joint les mains.

Air des Hirondelles.

Sainte vierge Marie,
Veillez... veillez sur moi !
En vous je me confie,
Mon cœur s’élève et prie
Sans effroi
(ter).

Elle souffle la lumière, puis elle place sa tête sur l’oreiller. Bruit d’orage. On distingue au dehors la voix de Rollin qui diminue peu à peu et s’éteint dans l’éloignement.

ROLLIN, au dehors.

Enfant de la Limagne,
Descends de la montagne,
Vas à Paris si tu n’as rien,
Que l’espérance pour tout bien,
La fortune te tend les bras...

La voix cesse. Pendant le chant on a vu la fenêtre s’ouvrir doucement. Marcel a paru sur le balcon.

CÉCILE, endormie.

Étienne... ma mère... veillez sur moi !...

Marcel paraît hésiter. On entend tout à fait au loin le refrain de l’air de Rollin : Là-bas... là-bas... là-bas !... Marcel entre dans la chambre.

 

 

Scène VI

 

CÉCILE, MARCEL

 

MARCEL.

M’y voilà !... maintenant il n’y a plus à reculer... dépêchons...

Il tire une petite lanterne sourde de dessous sa veste, puis avec précaution, il regarde dans la chambre du côté de la porte de droite.

Aucun bruit... rien ! vite aux papiers...

Il avance vers la table.

Ça doit être ça !...

Il prend les papiers.

Une lettre !... des actes... oui, c’est bien ça...

En ce moment Cécile fait un mouvement, relève la tête, et aperçoit Marcel qui, en regardant les papiers, a la figure éclairée par la lanterne. Cécile va pour crier ; mais la voix expire sur ses lèvre, la force lui manque, et elle retombe sur son lit en ne laissant échapper qu’un cri faible et étouffé.

CÉCILE.

Ah !

MARCEL s’élance vers le lit et regarde Cécile.

Elle dort !...

Il s’éloigne un peu et regarde de nouveau les papiers.

Maintenant filons !

Bruit à la porte.

J’entends du bruit !...

Il souffle sa lanterne.

Une porte s’ouvre !... oh ! il n’osera pas s’opposer à ma fuite... il aura peur... sans cela... malheur à toi, Sansonnet !

 

 

Scène VII

 

CÉCILE, MARCEL, ÉTIENNE

 

ÉTIENNE, entrant doucement et à voix basse.

J’en suis sûr, on a marché dans la chambre... la fenêtre est ouverte...

En disant cela il s’est avancé devant la fenêtre. Marcel s’est dirigé du même côté. Ils se heurtent, se saisissent, et Marcel saisit Étienne à la gorge. Une lutte s’engage. Marcel est terrassé, mais il ne lâche pas Étienne et l’empêche de crier. Enfin Marcel fait un effort pour se dégager, et comme il retombe encore, il retire tout à coup son bras, et frappe Étienne d’un coup de compas. Étienne, blessé, pousse un cri.

MARCEL se relève et reste un instant épouvanté.

Ce cri !... ce cri m’a déchiré l’âme... fuyons, fuyons...

Marcel court sur le balcon, saute et disparaît. Au cri d’Étienne, Cécile est revenue à elle.

CÉCILE, se levant.

Ce cri !... mais c’était la voix d’Étienne...

ÉTIENNE.

Cécile... au secours... au secours.

CÉCILE, courant ouvrir la porte du fond.

Au secours... au secours !... Étienne, où êtes-vous ?

Étienne s’est relevé et se traîne du côté de la table. On accourt. L’Aubergiste entre, suivie de filles et de garçons d’auberge et de quelques voisins.

 

 

Scène VIII

 

CÉCILE, ÉTIENNE, L’AUBERGISTE, GARÇONS et FILLES D’AUBERGE, VOISINS

 

CÉCILE, voyant qu’Étienne est blessé.

Oh ! les infâmes... ils l’ont frappé !

On s’empresse autour d’Étienne.

Oui, la... tout à l’heure, un homme s’est introduit... Je l’ai vu... la force m’a manqué !... et lui... lui !... qui venait pour me secourir... il l’a frappé !

ÉTIENNE, auquel on a donné une chaise.

Courez... qu’on l’arrête !... il vous vole, Cécile... il emporte vos papiers... les preuves de votre naissance, votre fortune... laissez-moi... courez... courez après cet homme !

Trois personnes sortent en courant ; d’autres regardent à la fenêtre ; d’autres entrent dans la chambre de droite ; d’autres, avec l’Aubergiste, s’occupent de panser Étienne.

CÉCILE.

Que m’importe ces papiers... cette fortune !... Étienne, je ne pense qu’à vous... à vous seul... Donnez-moi votre main... regardez-moi... parlez-moi...

ÉTIENNE.

Cécile !...

CÉCILE.

Dites que vous vivrez pour moi qui n’ai plus que vous au monde !...

ÉTIENNE.

Cécile... mon Dieu !... que dites-vous ?

CÉCILE.

Je dis... que je vous aime, Étienne... et que si vous mourez je meurs avec vous !...

ÉTIENNE.

Ah !... aimé... aimé d’elle !... oh ! non, non... cette blessure n’est pas mortelle... je vivrai... mais la force... me manque...

Il retombe.

CÉCILE.

Ah !

Elle tombe à genoux devant lui.

 

 

Deuxième Tableau

 

La grande salle de danse du père Loriot. Au milieu, un espace réservé pour la danse. De chaque côté, des ouvriers assis avec leurs femmes et leurs enfants. Tous les lustres sont allumés. L’orchestre au fond.

 

 

Scène première

 

SAINT-AMOUR, FRANÇOIS, NOIROT, BATIFOLE, AGATHE, SANSONNET, LORIOT, OUVRIERS de tous les états, puis ROLLIN

 

Au lever du rideau, on vient de terminer une danse, et l’on chante en chœur le refrain ; La rifla, fla, fla.

SAINT-AMOUR.

Le joyeux compagnon
Est l’ miroir du bon ton,
Il fait des passions
Comme il fait des maisons.

TOUS, en dansant.

La rifla, fla, fla, etc.

SANSONNET.

Quand il a de l’argent,
Monte à Ménilmontant,
Pour manger du bifteck,
Des pommes de terre avec !

TOUS, en dansant.

La rifla, fia, fla.

SAINT-AMOUR.

Oh ! mes enfants, un couplet qui me pousse et qui n’est pas mouche.

Si quelque jour vainqueur,
À l’instar de l’emp’reur,
Dans un char on m’ prom’nait,
Ça n’ f’rait pas un char laid.

TOUS.

La rifla, fla, fla.

On danse en galop. À la fin, les uns vont se placer aux tables, les autres se promènent dans le fond. Rollin, qui était assis à gauche, se lève, regarde de tous côtés, et descend sur l’avant-scène.

ROLLIN.

Trois heures du matin !... le jour va paraître... depuis vingt-quatre heures je n’ai pas vu Marcel, où peut-il être, et pourquoi la nuit dernière n’est-il pas venu à la croix du chemin où je l’ai vainement attendu ? Retourner dans l’auberge, c’eût été imprudent... J’ai dû penser qu’il s’était perdu dans la forêt, et que voyant le jour il était reparti sans moi ! Mais alors il devait être ici, près de celle qu’il aime !... il devait bien savoir que je viendrais l’y rejoindre !... Oh ! je suis dans une anxiété !...

Il regarde encore dans le bal, et remonte un peu, tout en parlant à quelques personnes.

SAINT-AMOUR, au père Loriot qui passe près de lui, et en lui tapant sur le ventre.

Eh ben ! vieux monument, ça va, ça ronfle... la fête des charpentiers est un peu mouscatchini.

LORIOT.

Et la consommation va ferme...

SAINT-AMOUR, montrant Batifole et Agathe qui vont d’une table à l’autre.

Et vos filles !... s’en donnent-elle du mal pour que rien ne cloche !... surtout la mère des compagnons.

BATIFOLE, s’avançant.

Qui est-ce qui appelle ?

LORIOT.

Pauvre fille !... elle fait contre fortune bon cœur... après une avanie comme celle d’hier !

BATIFOLE, en soupirant.

Eh ben, oui, j’en conviens, j’ai bien maigri depuis hier matin... et quelle nuit j’ai passée... je me suis éveillée à huit heures sans avoir dormi une minute.

SAINT-AMOUR, d’un air malin.

Vous aurez peut-être eu froid ?

BATIFOLE.

Oui... je grelottais... pourquoi donc que j’ai eu froid comme ça ?

SAINT-AMOUR.

Dame !... la solitude !...

LORIOT.

Vois-tu, fille, je ne pardonnerai jamais à Étienne.

BATIFOLE.

Que si, papa ; j’y ai bien pardonné, moi... et puis, comme disait M. Saint-Amour, il n’y a pas qu’un bel homme dans Paris.

SAINT-AMOUR.

Parbleurr !... soyez donc sans peur !... vous trouverez des consolateurs !

Il s’éloigne. Agathe se rapproche de Batifole ; Rollin, en les voyant ensemble, redescend avec une intention marquée.

 

 

Scène II

 

AGATIE, ROLLIN, BATIFOLE, TOUT LE MONDE au fond

 

BATIFOLE, tristement.

Eh ben ! sœur, pas d’Étienne !

AGATHE.

Et pas de Marcel !

ROLLIN, s’approchant entre elles.

Comment, ma belle enfant, vous auriez passé la journée sans le voir ?

AGATHE.

Oui, monsieur, et il sait pourtant bien que nous l’attendons, ma sœur et moi, avec impatience.

BATIFOLE.

Pourvu qu’il ne se soit pas laissé entraîner par ses amis.

ROLLIN, à part.

Qui sait !... j’aurais dû y penser.

AGATHE.

Il a de si vilaines connaissances.

ROLLIN.

En vérité !...

BATIFOLE.

Des gens affreux !

ROLLIN, à part.

Merci !

BATIFOLE.

Je suis sûre qu’il est dans quelque guinguette, où on lui mange son argent...

AGATHE.

Au Bœuf rouge ou au Moulin de la galette, il n’en sort pas.

ROLLIN, à part.

L’imprudent !... avec des papiers de cette importance, sur lui !

AGATHE.

Ah ! si j’osais l’aller chercher !...

ROLLIN.

Eh ben !... on ira pour vous, ma petite.

AGATHE.

Vous, monsieur ?...

ROLLIN.

J’aime à obliger la jeunesse et les amours !

AGATHE.

Comment !... vous serez assez bon pour ça, Monsieur ?

ROLLIN.

Certainement, et s’il n’est pas ici dans un quart d’heure... quand je devrais passer la nuit à sa recherche, je le trouverai... Au revoir, petite, au revoir.

Il entre dans les groupes.

AGATHE.

Quel brave homme !...

BATIFOLE.

À ta place, je lâcherais joliment ton Marcel.

AGATHE.

Impossible, sœur... je l’aime, parce qu’au fond il a bon cœur !

BATIFOLE.

Et Sansonnet ?

AGATHE.

Lui, je ne peux pas le voir en peinture. Et papa a beau dire, je ne l’épouserai jamais.

BATIFOLE.

Vrai, tu es décidée ?

AGATHE.

D’abord il est laid !

BATIFOLE.

Mais non ! d’ailleurs, en ménage, la beauté de l’époux c’est du luxe !

AGATHE.

Et puis il est bête.

BATIFOLE.

Oh ! qué que ça fait pour un mari ?

AGATHE.

Et si j’étais sa femme...

BATIFOLE.

Hein ! quoi ?... a-t-on vu avoir des idées pareilles !...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, SANSONNET

 

SANSONNET, arrivant de côté.

Ah ! me voilà... je viens de prendre l’air... et un verre de blanc... j’étouffais ici !

BATIFOLE.

Justement, nous causions de vous.

SANSONNET.

Bonne petite chérite, va ! quand elle ne me voit pas, c’est tout de même de moi qu’elle s’occupe !... vous disiez donc, jolie Agathe ?...

AGATHE.

Je disais... que vous n’aviez pas besoin de vous presser de revenir.

SANSONNET.

Plaît-il ?...

AGATHE.

Enfin, je disais que malgré la volonté de mon père, je ne vous épouserai jamais...

SANSONNET.

Ah ! bah !...

AGATHE.

Et je n’en démordrai pas, parce que...

SANSONNET.

Parce que quoi ?...

AGATHE.

Parce que vous m’ennuyez... et que vous m’êtes insupportable !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

SANSONNET, BATIFOLE

 

SANSONNET.

Eh ben ! désossez-vous donc le corps et l’âme pour plaire à c’te dame ! Elle fait fi de mes attraits.

BATIFOLE.

Mais si elle en fait fi d’autres pourraient en faire cas.

SANSONNET.

On lui en fournira des charpentiers charpentés comme ceci !

BATIFOLE.

Le fait est que ça n’est pas trop mal établi.

SANSONNET.

Et la boule donc !... c’est la boule qu’il faut considérer... sans compter que je jouis d’un certain petit mollet !...

BATIFOLE.

Au fait... puisque Étienne me délaissé... si j’essayais...

Haut.

Voulez-vous bien vous taire, monsieur Sansonnet... je vous défends de me regarder comme ça !...

SANSONNET.

Plaît-il ?

BATIFOLE.

Je vous défends de me regarder en coulisse !

SANSONNET.

En coulisse ! moi, je vous regarde en coulisse !

BATIFOLE.

Mais oui, même que ça me fait rougir...

SANSONNET.

Mais, je vous assure...

BATIFOLE.

Et je vous vois venir... mais je vous défends de me prendre les mains.

SANSONNET.

Les mains ? j’y pensais pas...

BATIFOLE.

Oui, oui, oui, pour me les embrasser !

SANSONNET.

Ah ! bah !...

À part.

Tiens !... tiens !... tiens !... est-ce que par hasard... au fait !... après tout, vous êtes libre et moi z’idem...

BATIFOLE.

Monsieur Sansonnet !...

SANSONNET.

Ma foi tant pis... Batifole !... je vous regarde ! Batifole, je vous prends les mains !... Batifole, je vous...

Il va pour les embrasser.

BATIFOLE.

Chut !... devant le monde, c’est bête !

SANSONNET.

Bon ! j’attendrai !... Ah ! Agathe me méprise et Étienne vous délaisse... tant mieux ! Je vas trouver votre vieux croûton de père... je me dégage pour l’une, je m’rengage pour l’autre... et j’y gagne...

À part.

Mais, oui, j’y gagne... Agathe est mince comme tout... et Batifole pèse le double... c’est cent pour cent de bénéf...

BATIFOLE.

Ah ! Dieu ! les hommes, ça s’enflamme comme des allumettes chimiques !

CRIS.

La musique ! l’orchestre !

L’orchestre joue forté le commencement de la première figure d’une contredanse ; on se place au fond, puis on joue piano tout le reste, et on danse près de l’orchestre. Batifole remonte et se mêle aux groupes. Marcel entre et descend sur l’avant-scène. Il est pâle, défait, ses vêtements sont en désordre.

 

 

Scène V

 

MARCEL, puis ROLLIN

 

MARCEL.

Pendant la danse, si je pouvais voir Rollin... Je n’ose faire un pas... je tremble quand on me regarde...

Se laissant tomber sur un tabouret.

Mon Dieu ! voilà donc où m’ont conduit la paresse et la débauche !... Quelle horrible nuit !... sans cesse poursuivi par ce cri de douleur que je crois encore en tendre ici, au milieu de cette fête !

Il laisse tomber sa tête sur sa main et reste appuyé. Rollin paraît du côté opposé.

ROLLIN, apercevant Marcel.

Ah ! le voilà !

Lui frappant sur l’épaule.

Marcel.

MARCEL.

Rollin !...

ROLLIN.

Un mot seulement... les papiers ?

MARCEL.

Je les ai pris !

ROLLIN.

À merveille... alors tu vas me les donner...

MARCEL.

Je ne les ai pas sur moi.

ROLLIN.

Comment ?

MARCEL.

Et puis tu sais bien que nous devons les brûler ensemble.

ROLLIN.

Sans doute ; mais pourquoi t’es-tu séparé de ces papiers ?

MARCEL.

Pourquoi ?... parce qu’ils étaient tachés de sang.

ROLLIN.

Du sang !... tu l’as frappé !... mais alors tu sais...

MARCEL, se levant.

Je l’ai frappé dans l’ombre et sans prononcer une parole... je l’ai frappé et je me suis enfui comme un assassin...

ROLLIN, à part.

Il ignore tout !...

MARCEL.

Et ce matin... au point du jour, je suis arrivé brisé de fatigue, accablé de remords... aux carrières qui sont là-bas... C’est là, au bout de l’une de ces longues galeries... celle de gauche, que j’ai caché ces preuves qui pouvaient me perdre... Je les ai placées sous un bloc de pierres, et je suis resté accablé... anéanti... croyant toujours entendre ce cri... ce cri terrible qu’il a poussé...

ROLLIN, inquiet.

Bah ! une légère blessure peut-être...

MARCEL.

Non... il y avait dans cette voix quelque chose de déchirant... elle a résonné dans mon cœur, elle s’est gravée dans mon souvenir... et ce n’est pas seulement la terreur et le remords qu’elle a éveillés en moi... c’est un sentiment horrible que je ne puis définir... c’est une épouvante qui me glace... c’est... tiens, c’est comme si mon père était sorti de sa tombe et m’avait crié... Marcel !... c’est mon sang que tu viens de verser là !

ROLLIN, effrayé.

Silence !... silence... malheureux !... reviens à toi... partons vite... il faut anéantir ces papiers.

MARCEL.

Oui, partons... partons !

Ils vont pour sortir, ils se trouvent en face de Sansonnet qui entre. Marcel recule à sa vue.

 

 

Scène VI

 

MARCEL, ROLLIN, SANSONNET

 

SANSONNET.

J’ai vu le père... il consentira. – Bonjour, Marcel...

MARCEL.

Lui !... c’est lui !...

ROLLIN, à part.

Il va tout découvrir.

SANSONNET.

Eh ben ! quoi ?... vas-tu me dévorer ?... c’est pas la peine... nous ne sommes plus rivaux... je te la cède.

MARCEL, pouvant à peine parler.

Comment se fait-il que vous soyez ici ?

SANSONNET.

Vous !... comment vous !... tu me méprises donc que tu ne me tutoies plus ?

MARCEL.

C’est pas ça... mais...

SANSONNET.

Ah ! bon ! compris... ça t’étonne de me voir sur pieds... Ah ! dam... un peu plus j’étais aplati...

ROLLIN, bas à Marcel.

Allons, viens... viens... parlons !

MARCEL, bas.

Non... laisse-moi... la force me manque.

SANSONNET.

Mais c’est rien... aussi je ne ferai pas de peine à celui qui m’a frappé.

MARCEL, avec effroi.

Tu le connais donc ?

SANSONNET.

Tiens c’te bêtise !... ils étaient plusieurs qui jouaient à cassons-nous les reins. J’ai voulu les empêcher... et il m’a flanqué mon atout en sournois !

MARCEL.

Où ? quand ?... par qui as-tu été frappé ?

SANSONNET.

D’où donc que tu sors ?... sous l’arche !

MARCEL, regardant Rollin.

Sous l’arche !...

ROLLIN, à part.

Tout est perdu !...

SANSONNET.

Même que ça m’a empêché de partir avec ma sœur de lait...

MARCEL.

Hein ! tu ne l’accompagnais pas ?...

SANSONNET.

Impossible dans le moment.

MARCEL, se contenant à peine.

Ainsi... tu es resté à Paris ?...

SANSONNET.

Parbleu !

MARCEL, à part.

Oh ! mon Dieu !... mon Dieu ! qui donc était avec elle ?

Grand bruit de voix au dehors.

SANSONNET.

Hein ? ce bruit... qu’est-ce qu’il y a donc ?

Il remonte. La musique et la danse cessent.

 

 

Scène VII

 

MARCEL, ROLLIN, SANSONNET, BATIFOLE accourant, puis LORIOT, ÉTIENNE, puis CÉCILE, AGATHE

 

BATIFOLE.

Oh ! mes amis ! plus de musique, plus de danse !... plus de fête !... on le ramène, il est blessé !

TOUS.

Blessé ! qui donc ?

BATIFOLE.

Votre camarade... notre ami à tous, Étienne !

TOUS.

Étienne !

MARCEL.

Mon frère !... lui, Étienne, blessé, avez vous dit ?...

Étienne paraît en s’appuyant sur le père Loriot. Marcel se précipite au devant de lui et embrasse ses genoux.

Ah ! mon frère !... mon frère !

On s’empresse autour d’Étienne.

ROLLIN.

Oh ! maintenant, à tous prix ! il faut que je trouve ces papiers.

ÉTIENNE.

Ne vous effrayez pas, mes amis... rassure-toi, mon frère, et ne pleure pas !... La blessure que j’ai reçue n’est pas dangereuse, puisque j’ai trouvé assez de force pour venir réclamer de la mère des compagnons les soins qu’elle doit à tous ses enfants et qu’elle ne me refusera pas, j’en suis sûr.

BATIFOLE.

Vous refuser !...

ÉTIENNE.

Je vous l’avais bien dit que j’aurais recours à votre amitié ; mais je ne croyais pas que ce serait si tôt !

BATIFOLE.

Monsieur Étienne, notre maison est la vôtre ; vous y resterez jusqu’à ce que vous puissiez reprendre votre travail.

CÉCILE.

C’est moi qui l’ai engagé à venir se confier à vous, ma bonne Batifole.

BATIFOLE.

Merci, mamzelle ; ça prouve que vous m’avez bien jugée !

On donne une chaise à Étienne.

MARCEL, toujours à genoux.

Mon frère, mon Étienne !...

Il lui presse les mains avec désespoir.

ÉTIENNE.

Allons... allons, calme-toi, frère !

LORIOT.

Mais comment c’est-il arrivé ?

CÉCILE.

La nuit était venue depuis longtemps ; accablée de fatigue je venais à peine de m’endormir, quand tout à coup j’entends ouvrir une fenêtre ! Je me soulève avec effroi, un homme était là qui volait mes papiers, ma fortune !... Je le vois, je le regarde en face !...

MARCEL, bas, avec terreur en se relevant.

Que dit-elle !...

CÉCILE.

Je veux crier... appeler au secours... mais la terreur glace mes sens et enchaîne ma voix... La force me manque... je m’évanouis, et je ne reviens à moi qu’au cri poussé par votre ami, par Étienne, que le misérable assassinait !

MARCEL.

Lui !... c’était lui !...

CÉCILE.

Mais je dirigerai les recherches de la justice... le coupable est un ouvrier, un compagnon comme vous... J’en suis sûre... voyez... il a frappé Étienne avec ce compas.

TOUS.

Ah !

CÉCILE.

Et si je le rencontre, je n’hésiterai pas... je dirai : c’est lui... le voilà !...

On remonte en causant.

MARCEL, cachant sa tête dans la poitrine d’Étienne.

Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !...

ÉTIENNE, le regardant.

Marcel !...

CÉCILE, écartant Marcel.

Prenez donc garde, monsieur, vous faites mal à votre frère !

Elle le voit, le reconnait et pousse un cri.

Ah !

BATIFOLE, se retournant.

Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?

ÉTIENNE, vivement.

Rien, rien ; mademoiselle a eu peur, elle a cru que la force m’abandonnait.

CÉCILE, désignant Marcel.

Mais cet homme... c’est...

ÉTIENNE.

Oh !... taisez-vous, Cécile... taisez-vous !

MARCEL, avec égarement.

Ainsi, mademoiselle, ces papiers contenaient votre fortune ?...

CÉCILE, le regardant avec effroi.

Oui...

MARCEL.

La fortune de mon frère, puisque vous l’aimez ?...

CÉCILE.

Oui.

MARCEL.

Et moi !... moi... je vous rendrai tout cela...

À lui-même.

oh !... misérable Rollin !...

À Étienne.

Adieu !... frère... adieu !...

ÉTIENNE.

Marcel... où vas-tu ?... au nom de notre mère je t’ordonne de rester !...

MARCEL.

Au nom de notre mère, Étienne, il faut que je parte !... ou que je meure !

Il s’élance pour sortir. On veut en vain l’en empêcher. Sansonnet va pour le suivre. Étienne fait signe à Cécile de garder le silence.

 

 

ACTE V

 

Les carrières. Au fond des galeries. On aperçoit dans le lointain l’entrée des carrières ; à gauche et à droite des galeries sombres. Des pierres énormes indiquent que la carrière a été exploitée, mais que les travaux sont abandonnés.

 

 

Scène première

 

ROLLIN, puis DELAMARRE

 

ROLLIN, arrivant par une galerie de droite.

Le jour est venu. Delamarre aura-t-il reçu l’avis que je lui ai fait parvenir ?... Aura-t-il eu le temps de se rendre ici ?... Peut-être y est-il déjà !

Il regarde à droite sous les voûtes. Pendant ce temps, Delamarre arrive par le fond.

Personne !... Pourvu qu’il ne se fasse pas attendre !

DELAMARRE, apercevant Rollin.

Rollin !...

ROLLIN.

Enfin !... te voilà !

DELAMARRE.

Que signifie ce mot que tu m’as écrit dans lequel tu me dis de venir ici ?... Pourquoi ce rendez-vous au fond d’une carrière ?

ROLLIN.

Il le fallait ; il y va de la vie...

DELAMARRE.

De la vie ?...

ROLLIN.

Nous n’avons pas une minute à perdre, et ce qui va se passer ici...

DELAMARRE, avec défiance.

Ce qui va se passer... Cet endroit est en effet bien désert.

Il regarde autour de lui.

ROLLIN.

Loin de tout secours...

DELAMARRE.

Un crime pourrait aisément se commettre sous ces voûtes silencieuses...

ROLLIN, à part.

Que dit-il donc ?...

DELAMARRE.

Sans espoir pour la victime.

ROLLIN.

Et sans danger pour le coupable...

DELAMARRE, à part.

Est-ce qu’il voudrait, en se défaisant de moi, s’emparer de toute la fortune ?...

ROLLIN, à part.

Songerait-il à profiter de l’occasion pour hériter seul ?...

DELAMARRE, à part.

Heureusement, je me suis méfié de lui...

Il porte la main à sa poche.

ROLLIN, même jeu.

Par bonheur, j’ai pris mes précautions...

DELAMARRE, haut.

Mais entre amis, entre parents... on peut, même ici, causer sans crainte...

ROLLIN.

Sans aucune espèce de crainte.

Ils tirent en même temps un pistolet de leur poche.

Tiens, tu portes de ces choses-là ?...

Il regarde le pistolet de Delamarre.

DELAMARRE.

Oui, quelquefois... et toi ?...

Il regarde le pistolet de Rollin.

ROLLIN.

Moi, toujours... y a tant de filous ! Mais laissons de côté toutes ces sottes méfiances... et marchons ensemble vers un seul but : le salut et la fortune.

DELAMARRE.

Le coup a-t-il réussi ?...

ROLLIN.

C’est selon... mais l’essentiel, c’est que les papiers sont enlevés.

DELAMARRE.

Tu les as ?

ROLLIN.

Pas encore ! c’est ici que je devais les échanger avec Marcel contre ton argent, c’est ici que nous devions les brûler... car c’est ici qu’il les a cachés... Mais quand il m’a promis de venir les reprendre et les détruire, il ignorait encore qu’il avait frappé Étienne en croyant lutter contre Sansonnet.

DELAMARRE.

Et maintenant ?

ROLLIN.

Maintenant il sait tout.

DELAMARRE.

Grand Dieu !

ROLLIN.

Comprends-tu que j’aie dû prendre de l’avance et t’appeler ici en toute hâte ? Qui sait si Marcel viendra ?... s’il n’a pas déjà parlé ?...

DELAMARRE.

Tu me fais frémir.

ROLLIN.

Allons donc ! la peur ne sert qu’à rendre le péril plus grand ! Les papiers sont dans les carrières, il s’agit de les trouver.

DELAMARRE.

Mais de quel côté et sur quels indices diriger nos recherches ?

ROLLIN.

Marcel m’a dit au bout des galeries près du carrefour !

DELAMARRE.

C’est bien ici !

ROLLIN.

Et il a ajouté à gauche... sous une large pierre...

DELAMARRE.

Cherchons donc...

ROLLIN.

Cherchons !

Ils se mettent à marcher silencieusement.

DELAMARRE, s’arrêtant et prêtant l’oreille ; puis se tournant vers Rollin et l’appelant à voix basse.

Écoute !

Rollin s’approche avec précaution.

J’entends marcher !

ROLLIN, regardant aussi.

En effet quelqu’un vient de ce côté...

Ils regardent.

C’est lui... c’est Marcel !...

Ils descendent vivement sur l’avant-scène.

DELAMARRE.

Il vient reprendre ces papiers...

ROLLIN.

Tant mieux ; il va nous montrer où ils sont, et nous l’empêcherons bien de les emporter.

Ils se glissent derrière les blocs de pierre et dis paraissent. Au même instant Marcel arrive par la droite.

 

 

Scène II

 

MARCEL, pâle, haletant

 

Il entre en s’appuyant sur les pierres qui se trouvent sur son passage.

J’ai cru que la force me manquerait avant d’arriver jusqu’ici...

Regardant autour de lui.

Le premier ! j’y suis le premier... Vite... n’attendons pas l’arrivée de Rollin !... sauvons la fortune de mon frère... Mais je suis si troublé !... ces papiers où les ai-je cachés ? Ah ! mon Dieu !... ma tête est brûlante !... la mémoire m’échappe... où donc... mais où donc ! Je ne me souviens plus... c’est comme si je devenais fou... voyons, voyons, je veux être calme... je veux me dominer... je veux me souvenir...

Regardant autour de lui.

C’est bien ici que je me suis réfugié la nuit dernière... Oui, c’est ici : voilà bien l’en droit où je me suis étendu... où j’ai vaine ment cherché le repos et le sommeil... C’est bien là que je me suis heurté dans l’obscurité... ah !... je me rappelle !... oui, quand le jour est venu, voilà la pierre que j’ai soulevée ? c’est là, oui, c’est bien là !

En ce moment Rollin, reparaît dans le fond avec Delamarre.

 

 

Scène III

 

MARCEL, ROLLIN, puis DELAMARRE

 

ROLLIN, à Delamarre.

Laisse-moi agir... et ne parais que s’il le faut !

Il s’approche doucement.

MARCEL.

La fatigue... le besoin... la douleur ont épuisé mes forces... pourrai-je encore soulever cette pierre ?

ROLLIN, se plaçant devant lui.

Je t’aiderai, mon vieux !

MARCEL.

Toi !... c’est toi !...

ROLLIN.

Eh bien !... pourquoi cette surprise ?... Ne devions-nous pas nous revoir ?... N’avons-nous pas l’un et l’autre une promesse à tenir ?... Moi, en te donnant la somme convenue... toi, en me livrant ces papiers que je vais détruire en la présence.

MARCEL.

Te les donner !... jamais !...

ROLLIN.

Jamais ! pourquoi ?

MARCEL.

Parce que tu m’as indignement trompé !... parce que tu m’as fait commettre un crime et que tu voudrais me le faire achever !

ROLLIN, perdant patience.

De la morale !... c’est très beau, mais je n’en mange pas !... qu’es-tu donc venu faire ici ?

MARCEL.

Empêcher un vol infâme de s’accomplir !

ROLLIN.

Tu prétends donc emporter ces papiers ?

MARCEL.

Je veux les rendre à mon frère !

ROLLIN.

Et moi je te le défends ! entends-tu bien. Marcel !... je te le défends...

MARCEL.

Tu me le défends... penses-tu donc m’effrayer ?... Regarde-moi en face, Rollin, tu verras que ce n’est pas assez de toi pour me faire peur...

DELAMARRE, s’approchant.

Alors nous serons deux...

MARCEL.

Monsieur Delamarre... vous ? vous le complice de ce misérable... Oh ! n’importe, vous n’oserez pas m’assassiner !...

Il gagne la droite.

ROLLIN.

Peut-être.

DELAMARRE.

Songe qu’il y va pour nous de la fortune et de la vie.

ROLLIN.

Les papiers sont là... allons, Delamarre...

DELAMARRE.

Allons...

MARCEL.

Vous me tuerez plutôt.

Il s’élance pour s’opposer, mais Delamarre le saisit, le repousse et le renverse à droite sur une grosse pierre.

Oh ! misérables !... si mes forces épuisées ne me trahissaient pas !...

En ce moment on entend au loin, sous les voûtes, la voie d’Étienne qui crie : Marcel ! Marcel !

MARCEL.

Oh ! c’est la voix de mon frère !...

DELAMARRE.

Si tu réponds... si tu dis un mot... je te tue !...

MARCEL.

Eh bien ! je mourrai avec le pardon de Dieu !... Au secours... au...

Delamarre lui appuie la main sur la bouche et étouffe ses cris. On entend la voix qui se rapproche : Marcel ! Marcel ! mon frère !...

DELAMARRE, à Rollin.

Vite, aux papiers...

ROLLIN.

J’y cours...

Essayant de soulever la pierre.

Diable ! elle est bien lourde...

DELAMARRE.

Hâte-toi... hâte-toi donc...

ROLLIN.

M’y voici... oui... je vois les papiers... ils sont là... encore un effort ! et je les tiens...

Pendant qu’il soulevait la pierre, on a vu Sansonnet arriver du fond, se glisser entre les pierres jusque auprès de Rollin. Il saisit les papiers, pousse la pierre et fait tomber Rollin.

 

 

Scène IV

 

SANSONNET, ROLLIN, DELAMARRE, MARCEL

 

SANSONNET.

Merci de la peine, monsieur !...

Il court au fond en élevant les papiers.

Oh ! hé !... par ici !... par ici !...

Rollin et Delamarre ont couru pour arrêter Sansonnet, mais on entend le bruit de voix qui se rapproche. Marcel est à moitié évanoui sur la pierre.

DELAMARRE.

On vient par là !...

ROLLIN.

Sauvons-nous !

Ils sortent, Rollin par la gauche, Delamarre par la droite

 

 

Scène V

 

SANSONNET, CÉCILE, BATIFOLE, LORIOT, AGATHE, ÉTIENNE, MARCEL, FRANÇOIS, OUVRIERS

 

Ils arrivent du fond et par différentes galeries.

ÉTIENNE, courant à Marcel qui se soulève et revient à lui.

Marcel !... mon frère !... Dieu soit loué, nous sommes arrivés à temps pour te sauver !

BATIFOLE.

Où sont-ils les gueux... les scélérats...

SANSONNET.

Ils ont filé par là !

BATIFOLE.

Sansonnet... mes enfants... courez... qu’on les empoigne !

SANSONNET et LES OUVRIERS.

Courons !... courons !...

Ils sortent de différents côtés.

 

 

Scène VI

 

BATIFOLE, CÉCILE, MARCEL, ÉTIENNE, AGATHE, LE PÈRE LORIOT

 

MARCEL.

Et moi, frère, grâce à Sansonnet, j’ai pu tenir mon serment... Tenez, mademoiselle, voilà les papiers que l’on vous avait volés.

CÉCILE.

Pas à moi, monsieur, à lui... à lui... Étienne, qui m’a conservé ma fortune comme il m’a conservé la vie... à lui, à qui je dois consacrer l’une et l’autre.

MARCEL, donnant les papiers.

Frère, j’aurais voulu les racheter au prix de tout mon sang.

ÉTIENNE.

Marcel, que dis-tu ?

MARCEL.

Adieu, frère, je pars.

TOUS.

Partir !

MARCEL.

Pour toujours !

ÉTIENNE, montrant Agathe.

Mais cette jeune fille qui t’aime ?

MARCEL.

Je suis indigne d’elle !

TOUS.

Comment !

MARCEL.

Mais tu ne sais donc pas...

ÉTIENNE, le prenant à part.

Tais-toi !... je ne sais rien, je ne me souviens que d’une chose, l’ordre de notre mère.

L’orchestre joue piano l’air du deuxième acte : Auprès de vous, etc.

MARCEL.

Mais cette blessure ?...

ÉTIENNE.

Eh bien ! ne vois-tu pas que je suis faible encore, qu’il me faut un soutien ? Allons, frère, rappelle-toi les dernières paroles de notre mère.

« Si l’un de vous, moins heureux que son frère,
« Venait, hélas ! à faiblir en chemin,
« L’autre aussitôt doit écouter sa mère,
« Qui de là haut criera : Tends-lui la main !
« Va, mon enfant, et pour sauver ton frère,
« Remplace-moi, cours et tends-lui la main. »

MARCEL.

Ô ma mère ! ma mère !

Il se jette dans les bras d’Étienne. Cris dehors. Les Ouvriers reviennent.

 

 

Scène VII

 

FRANÇOIS, ROLLIN, SANSONNET, BATIFOLE, CÉCILE, ÉTIENNE, MARCEL, AGATHE, LORIOT, OUVRIERS

 

Sansonnet et deux autres Ouvriers ramènent Rollin en le tenant au collet.

SANSONNET.

Par ici, par ici ; avance donc, gredin. En voici toujours un !

FRANÇOIS.

L’autre a piqué une tête dans le grand puits !

ROLLIN.

Eh ben, quoi, qu’est-ce qu’il y a ?... Je passe par ici... je retourne à Cayenne.

SANSONNET.

Tu te reposeras à Toulon !

BATIFOLE.

Sansonnet... je suis contente de vous... voilà ma main et nous serons heureux.

Elle regarde Étienne.

SANSONNET, lui prenant le bras.

Oui, nous serons heureux et nous aurons beaucoup d’enfants !

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