Quatre-vingt-treize (Paul MEURICE)
Drame en quatre actes et douze tableaux.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 24 décembre 1881.
Personnages
CIMOURDAIN
LANTENAC
GAUVAIN
RADOUB
L’IMÂNUS
LE CAIMAND
DANTON
ROBESPIERRE
MARAT
JEAN MATHIEU
GUÉCHAMP
BAPAUME
HALMALO
LAMANÈCHE
PARISIEN
CHANTE-EN-HIVER
GRAND-FRANCŒUR
UN CHIRURGIEN-MAJOR
LA FLÉCHARDE
HOUZARDE
DOROTHÉE
RENÉ-JEAN
GROS-ALAIN
GEORGETTE
АСТЕ I
Premier Tableau
LE BOIS DE LA SAUDRAIE
Grands arbres, épais taillis. Au premier plan, à gauche, un fourré.
RADOUB, LAMANÈCHE, PARISIEN, HOUZARDE, une vingtaine de grenadiers entrent, marchant avec précaution, LA FLÉCHARDE, RENÉ-JEAN, GROS-ALAIN, GEORGETTE
PARISIEN.
En voilà des broussailles et des épines !
LAMANÈCHE.
Le commandant Gauvain a dit : Fouillez-moi ce bocage-là. On fait tout ce que dit le commandant Gauvain. Mais ceci n’est pas commode.
RADOUB, à voix basse.
Attention, les enfants ! Nous sommes dans le fameux bois de la Saudraie. C’est ici qu’a commencé tout le tremblement de la Vendée. Défiance et vigilance !
HOUZARDE, montrant le fourré.
Chut ! on a soufflé ! – Là...
RADOUB, bas, à ses hommes.
Le doigt sur la détente !
Houzarde s’est avancée à pas de loup jusqu’au fourré ; elle écarte les branches, et découvre la Flécharde, avec ses trois enfants. La Flécharde jette un cri.
HOUZARDE, aux grenadiers.
Halte ! ne tirez pas !
À la Flécharde.
Qu’est-ce que vous faites ici, vous ? Êtes-vous folle d’être là ! un peu plus vous étiez exterminée !
Aux soldats, qui se sont approchés.
C’est une femme.
PARISIEN.
Pardine ! nous le voyons bien !
LA FLÉCHARDE, tremblante.
Ah ! Jésus !
HOUZARDE.
N’ayez pas peur ! nous sommes le bataillon du Bonnet Rouge. Le bataillon de la ci-devant Croix-Rouge.
RADOUB, s’approchant.
Voyons, qui es-tu, madame ?
La considérant, aux autres soldats.
C’est une pauvre. – Comment vous appelez-vous ?
LA FLÉCHARDE.
Michelle Fléchard.
RADOUB.
C’est à vous, ces trois mioches-là ?
LA FLÉCHARDE.
Oui. L’aîné s’appelle René-Jean. Celui-ci, Gros-Alain. La petite, Georgette. Voilà nos noms.
HOUZARDE.
Moi, je m’appelle Houzarde. C’est un sobriquet ; mais j’aime mieux m’appeler Houzarde que mamzelle Bicorneau, comme ma mère.
GROS-ALAIN.
J’ai peur !
RENÉ-JEAN.
J’ai faim !
LA FLÉCHARDE.
Oh ! ils ont bien faim !
RADOUB.
On leur donnera à manger. – Mais ce n’est pas tout ça. Quelles sont tes opinions politiques ? – Entends-tu ce que je te dis ?
LA FLÉCHARDE.
Oui ; au couvent, les sœurs m’ont appris à parler français. – On a mis le feu au village. Je me suis sauvée avec mes enfants.
RADOUB.
Je te demande quelles sont tes opinions politiques ?
LA FLÉCHARDE.
Je ne sais pas ça.
RADOUB.
C’est qu’il y a des espionnes. Ça se fusille, les espionnes ! – Voyons. Parle. Tu n’es pas bohémienne. Quelle est ta patrie ?
LA FLÉCHARDE.
Je ne sais pas.
RADOUB.
Comment ! tu ne sais pas quel est ton pays ?
LA FLÉCHARDE.
Ah ! mon pays. C’est la métairie de Siscoignard, dans la paroisse d’Azé.
RADOUB.
Ce n’est pas une patrie, ça.
LA FLÉCHARDE.
C’est mon pays. – Ah ! je comprends, monsieur. Vous êtes de France, moi je suis de Bretagne.
RADOUB.
Eh bien ?
LA FLÉCHARDE.
Ce n’est pas le même pays.
RADOUB.
Mais c’est la même patrie ! – Enfin, va pour Siscoignard ! C’est de là qu’est ta famille ?
LA FLÉCHARDE.
Oui.
RADOUB.
Que fait-elle ?
LA FLÉCHARDE.
Elle est toute morte. Je n’ai plus personne.
RADOUB.
As-tu une maison ?
LA FLÉCHARDE.
J’en avais une. On l’a brûlée.
RADOUB.
Qui ça ?
LA FLÉCHARDE.
Je ne sais pas. Une bataille.
RADOUB.
Et ton mari ? où est-il ? qu’est-ce qu’il est devenu ?
LA FLÉCHARDE.
Il est devenu rien, puisqu’on l’a tué.
RADOUB.
Quand ça ?
LA FLÉCHARDE.
Il y a trois jours.
RADOUB.
Qui ça ?
LA FLÉCHARDE.
Je ne sais pas.
RADOUB.
Comment ! tu ne sais pas qui a tué ton mari ?
LA FLÉCHARDE.
Non.
RADOUB.
Est-ce un bleu ? est-ce un blanc ?
LA FLÉCHARDE.
C’est un coup de fusil.
RADOUB.
Enfin ! tu ne peux pas nous dire de quel parti tu es ?
LA FLÉCHARDE.
Je ne sais pas.
RADOUB.
Es-tu des blancs ? es-tu des bleus ? Avec qui es-tu ?
LA FLÉCHARDE.
Je suis avec mes enfants.
HOUZARDE.
Moi, je n’ai pas eu d’enfants. Je n’ai pas eu le temps.
RADOUB.
Mais tes parents ? Voyons, mets-nous au fait de tes parents. Moi, je m’appelle Radoub ; je suis sergent ; je suis de la rue du Cherche-Midi, mon père et ma mère en étaient, je peux parler de mes parents. Parle-nous des tiens. Qu’est-ce que c’était que tes parents ?
LA FLÉCHARDE.
C’étaient les Fléchard. Voilà tout.
RADOUB.
Oui, les Fléchard sont les Fléchard, comme les Radoub sont les Radoub. Mais on a un état. Quel était l’état de tes parents ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ? Qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce qu’ils fléchardaient, tes Fléchard ?
LA FLÉCHARDE.
C’étaient des laboureurs. Mon père était infirme et ne pouvait travailler, à cause qu’il avait reçu des coups de bâton que le seigneur, notre seigneur, lui avait fait donner ; ce qui était une bonté...
RADOUB.
Hein ?
LA FLÉCHARDE.
Oui, parce que mon père avait pris un lapin, pour le fait de quoi on était jugé à mort ; mais le seigneur avait fait grâce, et avait dit : Donnez-lui seulement cent coups de bâton ; et mon père était demeuré estropié.
RADOUB.
Et puis ?
LA FLÉCHARDE.
Mon grand-père était huguenot. Monsieur le curé l’a fait envoyer aux galères. J’étais toute petite.
RADOUB.
Et puis ?
LA FLÉCHARDE.
Le père de mon mari était un faux-saulnier. Le roi l’a fait pendre.
RADOUB.
Et ton mari, ces jours-ci, il se battait. Pour qui ?
LA FLÉCHARDE.
Pour le roi.
RADOUB.
Et puis ?
LA FLÉCHARDE.
Dame ! pour son seigneur.
RADOUB.
Et puis ?
LA FLÉCHARDE.
Dame ! pour monsieur le curé.
RADOUB.
Sacré mille noms de noms de brutes !
La Flécharde tressaute d’épouvante et se lève.
HOUZARDE.
Eh bien, sergent, qu’est-ce que c’est ? est-ce qu’on jure devant les dames ?
RADOUB.
C’est que c’est tout de même un véritable massacrement pour l’entendement d’un honnête homme, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-père estropié par le seigneur, leur grand-père galérien par le curé, et leur père pendu par le roi, et qui se battent, nom d’un petit bonhomme ! et qui se fichent en révolte, et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi !
HOUZARDE, riant.
Sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section des Piques. Pas d’éloquence !
RADOUB.
C’est juste. – Et depuis que ton mari est mort, madame, qu’est-ce que tu fais ?
LA FLÉCHARDE.
J’emporte mes petits.
RADOUB.
Où les emportes-tu ?
LA FLÉCHARDE.
Devant moi.
RADOUB.
Où couches-tu ?
LA FLÉCHARDE.
Par terre.
RADOUB.
Qu’est-ce que tu manges ?
LA FLÉCHARDE.
Rien.
RADOUB, avec une grimace de doute.
Rien ?
LA FLÉCHARDE.
C’est-à-dire des prunelles, des mûres dans les ronces, des graines de myrtille, des pousses de fougère.
RADOUB.
Oui. Autant dire rien.
RENÉ-JEAN.
J’ai faim.
RADOUB, tire de sa poche un morceau de pain de munition, et, le tendant à la mère.
Tenez.
La Flécharde rompt le pain et le donne aux enfants. Les petits mordent avidement. À Houzarde.
Elle n’en a pas gardé pour elle.
LAMANÈCHE.
C’est qu’elle n’a pas faim.
RADOUB.
C’est qu’elle est la mère.
RENÉ-JEAN.
À boire.
GROS-ALAIN.
À boire.
RADOUB.
Il n’y a pas de ruisseau dans ce bois du diable ?
HOUZARDE.
Attendez !
Elle prend le gobelet de cuivre qui pond à sa ceinture à côté de sa clochette, tourne le robinet du bidon qu’elle a en bandoulière, verse quelques gouttes dans le gobelet, et approche le gobelet dis lèvres de René-Jean.
RENÉ-JEAN, fait la grimace et crache.
Ah ! pouah !
HOUZARDE, regardant Radoub avec surprise.
C’est pourtant bon !
RADOUB.
C’est du coupe-figure ?
HOUZARDE.
Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans.
RADOUB.
Et comme ça, madame, tu te sauves ?
LA FLÉCHARDE.
Il faut bien. Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe.
HOUZARDE.
Pauvre paroissienne !
LA FLÉCHARDE.
Les gens se battent. Je suis tout entourée de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu’on veut. On m’a tué mon mari. Je n’ai compris que ça.
RADOUB, faisant sonner contre un tronc d’arbre, à terre, la crosse de son fusil, crie avec colère.
Quelle bête de guerre ! nom d’une bourrique !
RENÉ-JEAN, effrayé du geste et du cri.
Oh ! là.
GROS-ALAIN, effrayé aussi.
Maman !
RADOUB.
Eh bien ! sont-ils poltrons ! Des hommes ! La petite n’a pas peur, elle !
Il passe la bretelle de son fusil sur son épaule et prend Georgette dans ses bras.
GEORGETTE met sa petite main sur ses grosses moustaches et se met à rire.
Bo-jour !
RADOUB, vivement ému.
Hum !
Il rend Georgette à sa mère, et reprend, d’une voix enrouée.
Camarades ! – de tout ça je conclus – que le bataillon va devenir père. – Est-ce convenu ? Nous adoptons ces trois enfants-là.
LES GRENADIERS.
Oui ! oui ! – Vive la république !
RADOUB.
C’est dit.
Étendant les deux mains au-dessus de la mère et des enfants.
Voilà les enfants du bataillon du Bonnet-Rouge.
HOUZARDE, embrassant éperdument la Flécharde.
Vous êtes de la famille, la mère !
RADOUB, à La Flécharde.
Venez, citoyenne. Tous crient de nouveau : Vive la république !
Deuxième Tableau
LE CARNICHOT
Une pente boisée sur la côte de Pontorson. Au premier plan, un chemin contournant la colline. Au second plan, sur la colline même, à gauche, une pierre milliaire, une grande affiche y est placardée ; à droite, un vaste chêne dont on ne voit que le tronc et les branches basses. Entre les racines du chêne, et cachée sous les lierres et les plantes grimpantes, l’ouverture d’une sorte de chambre souterraine.
Scène première
LANTENAC, entre avec HALMALO
HALMALO.
Terre ! – Grâce à Dieu, vous voilà débarqué, monseigneur, en bonne terre de Bretagne.
LANTENAC.
Où sommes-nous ?
HALMALO.
À l’embouchure du Couesnon, monseigneur. Vous avez Ardevon à tribord et Herbe-en-Pail à bâbord.
LANTENAC.
Bon ! je suis sur mes terres. – Et c’est aussi la région où mon cher jeune héritier, monsieur le vicomte Gauvain, aujourd’hui le citoyen commandant Gauvain, mène sa bande de sans culottes. – Le petit-neveu contre le grand-oncle ! à merveille ! nous nous exterminerons en famille ! – Toi, Halmalo, tu as supérieurement conduit notre barque dans cette rude navigation...
HALMALO.
Monseigneur !...
LANTENAC.
Et c’est grâce à toi que je vais pouvoir me mettre à la tête de nos braves paysans et ouvrir la campagne pour le roi. Maintenant, Halmalo, nous allons nous séparer. Être deux ne vaut rien. Il faut être mille ou seul. Tu te rappelles ce que tu as à faire ?
HALMALO.
Sur le bout du doigt, monseigneur.
LANTENAC.
Tu iras trouver les chefs, Jean Chouan, Mousqueton, Sans-Regret ; tu verras M. de Lescure, M. de La Rochejaquelein.
Tirant de sa poche un nœud de soie verte, avec une fleur de lys d’or.
Voici le nœud de commandement, qui m’a été remis par les princes.
HALMALO, pliant le genou.
Par les princes !
LANTENAC.
Tu le leur montreras. Ils savent ce que c’est. Et tu ajouteras de ma part ceci : Il est temps de faire les deux guerres ensemble, la grande et la petite, et faisons encore plus de chouannerie que de Vendée. Des embuscades partout, et pas de quartier. Guerre à mort à ces bandits qui nous appellent des brigands ! Tu m’as bien compris ?
HALMALO.
Oui, il faut tout mettre à feu et à sang.
LANTENAC.
C’est ça !
Il prend dans sa poche et met dans la main d’Halmalo une bourse et un portefeuille.
Voici dans ce portefeuille trente mille francs – en assignats. Quelque chose comme trois livres dix sous. Mais, attention ! voici, pour ta mission, dans cette bourse, cent louis en or. Je te donne tout ce que j’ai.
HALMALO.
Mais vous, monseigneur ?
LANTENAC.
Je n’ai plus besoin de rien ici. – Maintenant, pars, Halmalo.
HALMALO.
Où reverrai-je monseigneur ?
LANTENAC.
Le bruit public te dira où je suis. En tout cas, mon quartier général sera notre donjon de famille, la tour des Gauvain, la Tourgue. Tu as quitté jeune le pays, mais tu connais la Tourgue ?
HALMALO.
Si je connais la Tourgue ! Il y a une grosse porte de fer qui sépare le bâtiment neuf du bâtiment vieux, et qu’on n’enfoncerait pas avec du canon. Et la passe souterraine ! je la connais. Il n’y a peut-être plus que moi qui la connaisse.
LANTENAC.
Quelle passe souterraine ? Je ne sais ce que tu veux dire.
HALMALO.
C’était pour autrefois, dans les temps, quand la Tourgue était assiégée. Les gens du dedans pouvaient se sauver dehors en passant par un passage sous terre qui va aboutir à la forêt.
LANTENAC.
Je crois qu’il y a un passage souterrain de ce genre à la tour de Champéon, mais il n’y a rien de pareil à la Tourgue.
HALMALO.
Si fait, monseigneur. Mais, je vous l’ai dit, il n’y a guère que moi qui sache aujourd’hui le secret. Mon père le savait, et il me l’a montré. Je connais le secret pour entrer et le secret pour sortir.
LANTENAC.
Tu te trompes évidemment. S’il y avait un tel secret, je le saurais.
HALMALO.
Monseigneur, j’en suis sûr. Il y a une pierre qui tourne.
LANTENAC.
Ah ! bon ! Vous autres paysans, vous croyez aux pierres qui tournent, aux pierres qui chantent...
HALMALO.
Mais puisque je l’ai fait tourner, la pierer !...
LANTENAC.
Laissons cela. Le soleil décline. Pars à présent, pars vite, Halmalo.
HALMALO, s’inclinant profondément.
Que Dieu vous garde, monseigneur !
Il sort.
LANTENAC, seul.
Maintenant orientons-nous. Qui tient le pays ? Les nôtres encore, j’espère. – Ah ! de là-haut, je pourrai voir plus au loin.
Il gravit le sentier. S’arrêtant.
Un bruit de pas ! diantre ! il ne faut pas qu’on me voie.
Il se cache dans le buisson.
Scène II
LANTENAC, caché, LA FLÉCHARDE, portant dans ses bras GEORGETTE, endormie, HOUZARDE, RENÉ-JEAN et GROS-ALAIN suivent en traînant le pied
LA FLÉCHARDE.
Comment appelez-vous cette métairie que nous habitons ?
HOUZARDE.
Herbe-en-Pail.
LA FLÉCHARDE.
Est-ce que nous en sommes encore loin ?
HOUZARDE.
À un bon quart d’heure. Vous êtes lasse, hein, la Flécharde ? Reposons-nous deux ou trois minutes ici.
LA FLÉCHARDE.
Ah ! je veux bien.
RENÉ-JEAN.
Oh ! oui, oui !
Tous s’asseyent sur le talus d’herbe.
HOUZARDE.
Aussi, vous vous obstinez à porter Georgette. Un vrai plomb. Faites-moi donc marcher ça !
LA FLÉCHARDE.
Elle est encore si petite !
HOUZARDE.
Ah ! tant pis ! la soupe sera froide ! – Eh bien, maintenant, la Flécharde, vous avez vu, on est des bons garçons dans le bataillon, acceptez donc ma proposition, soyez la cantinière numéro deux.
LA FLÉCHARDE.
Mais je ne saurais pas, moi.
HOUZARDE.
Eh ! je vous montrerai l’état. C’est bien simple ! On a son bidon et sa clochette, on s’en va dans le vacarme, dans les feux de peloton, dans les coups de canon, dans le hourvari, en criant : Qui est-ce qui veut boire un coup, les enfants ? Ce n’est pas plus malaisé que ça. Moi, je verse à boire à tout le monde. Ma foi, oui. Aux bleus comme aux blancs, quoique je sois une bleue. Et même une bonne bleue. Mais je donne à boire à tous. Les blessés, ça a soif. On meurt sans distinction d’opinion. Les gens qui meurent, ça devrait se serrer la main. Comme c’est godiche de se battre ! – Allons, êtes-vous reposée ?
LA FLÉCHARDE, se levant.
Oui, partons.
RENÉ-JEAN.
Déjà !
HOUZARDE.
Veux-tu bien !... C’est pourtant lui qui nous a retardées. Il faut qu’il parle à toutes les petites paysannes qu’il rencontre. Ça fait son homme ! – Pourquoi, dis, as-tu parlé à cette petite, dans le village ?
RENÉ-JEAN.
Parce que c’est une que je connais.
HOUZARDE.
Comment ! tu la connais ?
RENÉ-JEAN.
Oui, puisqu’elle m’a donné des bêtes ce matin.
HOUZARDE.
Voilà qui est fort ! nous ne sommes dans le pays que depuis trois jours, c’est gros comme le poing, et ça vous a déjà une amoureuse ! – Allons ! en route, mauvaise troupe !
Ils s’éloignent.
Scène III
LANTENAC, seul, puis LE CAIMAND
LANTENAC, reparaissant.
J’entendais assez mal ce que disaient ces femmes, mais, d’après ce que j’ai pu comprendre, les républicains seraient déjà dans le pays. Voyons, cherchons...
Il gravit la pente et regarde au loin.
La métairie d’Herbe-en-Pail doit être de ce côté. Oui, il me semble que j’aperçois le grand toit. Qu’est-ce donc qui s’agite au-dessus ? Ce n’est pas une girouette, puisque cela flotte. Montons encore.
Tout en montant.
Heureusement, personne ne sait mon arrivée, et personne ne sait mon nom.
Il arrive à la pierre milliaire.
Une affiche.
Il lit.
« République française, une et indivisible... » Peuh ! – « Nous, Prieur de la Marne, représentant du peuple en mission près de l’armée des Côtes-de-Cherbourg, ordonnons : – Le ci-devant marquis de Lantenac, furtivement débarqué sur la côte de Granville, est mis hors la loi... »
S’interrompant.
C’est étrange !
Reprenant sa lecture.
« Sa tête est mise à prix. Il sera payé à qui le livrera, mort ou vivant, la somme de soixante mille livres. Cette somme ne sera point payée en assignats, mais en or. – Granville, 2 juin 1793. – Prieur de la Marne. » Comment ! déjà signalé, mis à prix ! – Il y a encore deux ou trois lignes en plus petits caractères. Mais il n’y a plus assez de jour, je ne distingue pas.
LE CAIMAND, surgissant derrière lui.
Vous avez lu ?
LANTENAC, se retournant.
Plaît-il ?
LE CAIMAND.
Je vous demande si vous avez lu ?
LANTENAC, avec hauteur.
D’abord, où suis-je ?
LE CAIMAND.
Vous êtes dans la seigneurie de Tanis, et j’en suis le mendiant, et vous en êtes le seigneur.
LANTENAC.
Moi ?
LE CAIMAND.
Oui, vous, monsieur le marquis de Lantenac.
LANTENAC tressaille, et, après un silence.
Soit. Livrez-moi.
LE CAIMAND.
Vous alliez, n’est-ce pas, à la métairie d’Herbe-en Pail ?
LANTENAC.
Oui.
LE CAIMAND.
N’y allez point.
LANTENAC.
Pourquoi ?
LE CAIMAND.
Les bleus y sont. Il y a là un demi-bataillon.
LANTENAC.
De républicains ?
LE CAIMAND.
Parisiens. – Tenez, voyez-vous ce qu’il y a sur le toit de la métairie ?
LANTENAC.
Qui flotte ?
LE CAIMAND.
Oui.
LANTENAC.
C’est un drapeau ?
LE CAIMAND.
Tricolore.
LANTENAC.
Et depuis quand les bleus sont-ils là ?
LE CAIMAND.
Depuis trois jours.
LANTENAC.
Les habitants de la ferme et du hameau ont-ils résisté ?
LE CAIMAND.
Non. Ils ont ouvert toutes les portes.
LANTENAC, d’un ton menaçant.
Ah !
Comme à lui-même.
Où irai-je alors ?
LE CAIMAND.
Chez moi.
LANTENAC.
Chez vous ? Du côté de qui êtes-vous donc ? êtes-vous républicain ? êtes-vous royaliste ?
LE CAIMAND.
Je suis un pauvre.
LANTENAC.
Et vous me sauvez ?
LE CAIMAND.
Oui.
LANTENAC.
Pourquoi ?
LE CAIMAND.
Parce que j’ai dit : Voilà encore un plus pauvre que moi. J’ai le droit de respirer, lui il ne l’a pas. Nous voilà frères, monseigneur. Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deux mendiants.
LANTENAC.
Vous savez donc que ma tête est mise à prix ?
LE CAIMAND, montrant l’affiche.
J’ai lu aussi l’affiche.
LANTENAC.
Vous savez lire ?
LE CAIMAND.
Et écrire. Pourquoi serais-je une brute ?
LANTENAC.
Alors vous savez qu’un homme qui me livrerait gagnerait soixante mille francs ?
LE CAIMAND.
Je le sais.
LANTENAC.
Pas en assignats.
LE CAIMAND.
Oui, je sais, en or.
LANTENAC.
Vous savez que soixante mille francs, c’est une fortune ?
LE CAIMAND.
Eh bien, après ?
LANTENAC.
Et que quelqu’un qui me livrerait ferait sa fortune ?
LE CAIMAND.
C’est justement ce que j’ai pensé. En vous voyant, je me suis dit : Quand je pense que quelqu’un qui livrerait cet homme-ci gagnerait soixante mille francs et ferait sa fortune ! Dépêchons-nous de le cacher.
LANTENAC.
Je suis prêt à vous suivre. Où est votre maison ?
LE CAIMAND.
Nous marchons dessus.
LANTENAC.
Comment ?
LE CAIMAND.
Ma maison, c’est une espèce de chambre que ce grand vieux chêne m’a laissé prendre chez lui. – Descendons quelques pas. Vous voyez ce trou creusé sous les racines et couvert par les lierres. Nous appelons ça dans le pays un carnichot. Il y a place pour deux. C’est obscur, bas, caché, invisible. Ce n’est pas beau, mais c’est sûr. À la métairie, vous seriez fusillé. Ici vous dormirez. Si vous avez faim et soif, j’ai des châtaignes et de l’eau fraîche. Demain matin, les bleus se seront remis en marche, et vous irez où vous voudrez.
LANTENAC.
Comment vous appelez-vous ?
LE CAIMAND.
Je m’appelle Tellmarch, et l’on m’appelle le Caimand.
LANTENAC.
Je sais. Caimand est un mot d’ici.
LE CAIMAND.
Qui veut dire mendiant.
LANTENAC.
Vous êtes du pays ?
LE CAIMAND.
J’ai soixante-dix ans, je n’en suis jamais sorti.
LANTENAC.
Pourtant je ne vous connais pas. Est-ce que je vous avais rencontré autrefois ?
LE CAIMAND.
Souvent, puisque je suis votre mendiant. J’étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Je tendais la main, vous ne voyiez que la main, et vous y jetiez l’aumône dont j’avais besoin le matin pour ne pas mourir de faim le soir. Quelquefois un sou, c’est la vie. Je vous dois la vie, je vous la rends.
LANTENAC.
C’est vrai, vous me sauvez.
LE CAIMAND.
Oui, je vous sauve, monseigneur.
D’une voix grave.
À une condition.
LANTENAC.
Laquelle ?
LE CAIMAND.
C’est que vous ne venez pas ici pour faire le mal.
LANTENAC.
Je viens ici pour faire le bien.
LE CAIMAND, écartant les lierres qui cachent l’ouverture du carnichot.
Entrez.
Troisième Tableau
PAS DE GRÂCE !
Même décor. Au lieu du crépuscule, c’est le jour.
Scène première
LANTENAC, seul
Il sort du carnichot, et appelle.
Tellmarch ! Hé ! le Caimand ! – Il sera parti sans me réveiller. J’étais si fatigué par ces deux jours et ces deux nuits en mer ! j’ai trop dormi. Le soleil est déjà haut sur l’horizon. Il doit être au moins six heures. Les bleus sont-ils partis ? Voyons cela.
Il gravit la colline et à la pierre milliaire.
Ah ! ces lignes en petits caractères que je n’ai pu lire hier soir.
Il s’approche et lit.
« L’identité du ci-devant marquis de Lantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes. – Signé : Le chef de bataillon, commandant la colonne l’expédition, Gauvain. » – Gauvain ! Hé ! hé ! vous êtes vif, monsieur mon neveu ! C’est toi qui ouvres l’attaque, citoyen vicomte. À moi la riposte ! – Le drapeau tricolore est-il encore sur la métairie ?
Regardant au loin.
Quelle est cette grande fumée là-bas ? Est-ce un combat ? Non, c’est plutôt un incendie, une exécution militaire. Les républicains en partant auront mis le feu à Herbe-en-Pail, les forcenés ! – J’entends au loin comme une rumeur. Des tambours. Le bois s’emplit d’un bruit de pas et de voix. Cela ressemble à une battue. Il est évident qu’on cherche quelqu’un. Un drapeau. Le drapeau tricolore ! Ce sont les bleus.
Voix au dehors : Lantenac ! Lantenac ! le marquis de Lantenac !
Mon nom ! C’est moi qu’on cherche. Allons, mourons bien.
Il ôte son chapeau, en retrousse le bord, tire de sa poche une cocarde blanche, la ixe à la forme du chapeau, remet le chapeau sur sa tête, et appelle d’une voix forte.
Par ici ! Je suis l’homme que vous cherchez, le marquis de Lantenac, lieutenant général des armées du roi.
Écartant sa veste et découvrant sa poitrine.
Finissons. En joue ! Feu !
Scène II
LANTENAC, GRAND-FRANCŒUR, L’IMÂNUS, les Vendéens en armes envahissent de toutes parts le taillis
TOUS, tombant à genoux.
Vive Lantenac ! vive monseigneur ! vive le général !
Ils jettent en l’air leurs chapeaux, agitent leurs sabres, élèvent leurs bonnets sur leurs bâtons.
LANTENAC.
Les Vendéens !
GRAND-FRANCŒUR, un genou en terre.
Nous vous cherchions en effet, nous vous avons trouvé,
Présentant à Lantenac son épée avec l’écharpe.
Voici l’épée de commandement. Ces hommes sont à vous. J’étais leur commandant, je monte en grade, je suis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vos ordres, mon général.
LANTENAC.
C’est bien.
Il ceint l’écharpe, tire l’épée, et, l’agitant nue au-dessus de sa tête.
Debout ! et vive le roi !
TOUS se lèvent.
Vive Lantenac !
Le cri se répète au dehors dans tout le bois.
LANTENAC.
Comment donc saviez-vous mon arrivée ?
GRAND-FRANCŒUR.
Par l’affiche de ce Prieur de la Marne. Nous pensions que vous pouviez être quelque part dans ce bois, et nous vous cherchions.
LANTENAC.
Mais ce drapeau ?
GRAND-FRANCŒUR, posant à ses pieds le drapeau tricolore.
C’est le drapeau que nous venons de prendre aux bleus qui étaient dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Ils ne se défiaient pas. Les gens du hameau les avaient bien reçus. Au point du jour, nous avons investi la ferme. Les bleus dormaient. Ils ont essayé de se défendre ; mais ils étaient cent cinquante et nous étions deux mille. L’affaire faite, nous avons mis le feu à la ferme.
LANTENAC.
Bien ! – Qu’est-ce que c’était que ces bleus-là ?
GRAND-FRANCŒUR.
Un demi-bataillon de Paris.
LANTENAC.
Comment s’appelle-t-il ?
GRAND-FRANCŒUR.
Monseigneur, il y a sur le drapeau : Bataillon du Bonnet-Rouge.
LANTENAC.
Des bêtes féroces. – Et vous me dites que les gens d’Herbe-en-Pail les avaient bien reçus ! – Vous avez brûlé la ferme, avez-vous brûlé le hameau ?
L’IMÂNUS, s’avançant.
Non, monseigneur, on ne l’a pas brûlé, je ne sais pas pourquoi ?
LANTENAC.
On ne l’a pas brûlé, brûlez-le. – C’est toi, l’Imânus. Tu ne recules devant rien, toi ! Je suis content de te voir.
L’IMÂNUS.
Il y a des blessés dans les bleus, monseigneur. Qu’est-ce qu’il faut en faire ?
LANTENAC.
Achevez-les.
L’IMÂNUS.
Bon ! – Il y a des prisonniers.
LANTENAC.
Fusillez-les.
GRAND-FRANCŒUR.
Il y en a près de quatrevingts.
LANTENAC.
Fusillez tout.
GRAND-FRANCŒUR
Il y a deux femmes.
LANTENAC.
Aussi.
GRAND-FRANCŒUR.
Il y a trois enfants.
L’IMÂNUS, pousse devant lui les trois enfants.
Tenez, monseigneur, les voilà.
RENÉ-JEAN, joignant les mains.
Monsieur ! monsieur ! je vous demande pardon pour mon petit frère et ma petite sœur !
GROS-ALAIN, à genoux.
Monsieur ! ne nous faites pas mourir !
GEORGETTE, à genoux.
Pas mourir !
LANTENAC.
Envoyez ces enfants à la Tourgue. On verra ce qu’on on fera.
Quatrième Tableau
AVANT LE MASSACRE
Un rideau d’avant-scène s’abaisse, représentant le hameau d’Herbe-en-Pail ; village breton, riant, paisible, heureux. Un air de prospérité et d’abondance. Troupeaux sortant des étables ; grands chariots chargés de foin ; basses-cours bien vivantes et bien fournies. Un grand bois verdoyant et touffu ferme l’horizon. L’orchestre fait entendre une mélodie claire et joyeuse, mais tout à coup s’assombrit.
Derrière le rideau, retentit une clameur d’épouvante ; cris de femmes et d’enfants ; le tocsin sonne désespérément. Ce sont les gens de Lantenac qui mettent le feu au hameau.
Puis le pas sourd d’une troupe qu’on amène. Deux roulements de tambours. Quatrevingts voix s’élèvent et chantent.
Allons, enfants de la patrie !
Le jour de gloire est arrivé.
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé...
Feu de peloton. Quinze voix seulement continuent.
Entendez-vous dans nos campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
Ils viennent jusque dans nos bras
Égorger nos fils...
Second feu de peloton. Quatre voix, parmi lesquelles on distingue la voix de Houzarde.
Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons !
Marchons ! marchons...
Troisième feu de peloton.
Tout se tait. L’orchestre reprend seul, plaintif et lugubre.
Cinquième Tableau
APRÈS LE MASSACRE
Herbe-en-Pail incendié et rainé. La nuit. Clair de lune. Le hameau achève de brûler. Masures effondrées, charpentes embrasées et rouges encore. Au milieu, un monceau noir, vaguement modelé, d’un côté par la flamme, de l’autre par la lune. Ce monceau est un tas de cadavres. Tout autour, une grande mare rouge, c’est du sang ; l’incendie s’y reflète. On distingue des uniformes, des chapeaux troués, avec des cocardes tricolores. Tous les soldats sont pieds nus. Au premier plan, à droite, sur un plan incliné, deux femmes étendues, La Flécharde et Houzarde. À gauche, une fontaine.-Au fond, sous la lune, apparaît le bois, toujours vert.
LE CAIMAND, puis JEAN MATHIEU, LA FLÉCHARDE
LE CAIMAND, seul, s’avançant.
Grand Dieu du ciel ! qu’est-ce que cela ? – Des morts. Sont-ils bien morts tous ? – Oui. Pas un cri ! pas un râle ! pas un soupir ! – C’est horrible ! – Ah ! là, deux femmes. Des femmes à présent !
Il se penche sur l’un des cadavres de femmes.
Une espèce d’uniforme, un bidon brisé. C’est une vivandière. Elle a quatre balles dans la tête. Elle est morte. – Et l’autre ? – Rien à la tête. Où est-elle blessée ? Ah ! à l’épaule. Le bras est cassé. Elle n’est pas froide. Ah ! je sens le cœur qui bat ! Elle n’est pas morte ! elle n’est pas morte ! – À moi ! au secours ! à moi ! – Il n’y a donc personne ici ?
JEAN MATHIEU, sortant d’un trou de cave.
C’est toi, le Caimand.
LE CAIMAND.
Jean Mathieu ! Tu es là. – Approche. Regarde.
Il lui montre la Flécharde.
JEAN MATHIEU.
La pauvre créature ! est-ce qu’elle est encore en vie ?
LE CAIMAND.
Oui.
JEAN MATHIEU, montrant Houzarde.
Et l’autre ?
LE CAIMAND.
Morte.
JEAN MATHIEU.
Comme tous ceux-là, n’est-ce pas ? – J’étais là, caché. J’ai vu ça. On a tout tué. Tout. – Et c’était des blessés ou des prisonniers ! – Cette femme-ci, – la Flécharde qu’on l’appelle, – avait des enfants. Trois enfants, tout petits. Les enfants criaient : mère ! la mère criait : mes enfants ! On a emmené les enfants, et après on et revenu et on a fusillé la mère.
LE CAIMAND.
Ah ! brigands ! ils sont bien appelés brigands !
Il va tremper dans la fontaine le fichu de la Flécharde et revient lui humecter les tempes.
JEAN MATHIEU.
Oui, ils sont terribles. Ils étaient en grande force. Moi, j’étais avec les bleus, comme Pierre Mathieu, mon pauvre oncle, qu’ils ont égorgé aussi. Mais décidément les blancs sont les plus forts, vois-tu. Et puis, j’en ai assez des villages. Je m’en vas à la ville, à Dol, chez mon frère Louis Mathieu, qui est avec les blancs.
LE CAIMAND.
Écoute. Elle a parlé.
LA FLÉCHARDE, revenant à elle.
Georgette ! Jean-René ! – Où sont mes enfants ?
LE CAIMAND.
Comment vous sentez-vous ? C’est à l’épaule que vous souffrez ?
LA FLÉCHARDE.
Où sont mes enfants ?
LE CAIMAND.
N’avez-vous point d’autre blessure que celle-là ?
LA FLÉCHARDE.
Où sont mes enfants ?
LE CAIMAND.
Essayez de marcher, voulez-vous ? Pour que je vous panse.
LA FLÉCHARDE.
Oui, marchons. Pour chercher mes enfants. Mes enfants ! – Allons ! – Ah ! je ne peux pas.
LE CAIMAND.
Elle retombe.
JEAN MATHIEU.
Faisons un brancard, et je t’aiderai à la porter jusqu’à ton carnichot.
LE CAIMAND.
C’est ça. – Mais, dis-moi, Jean Mathieu, qui donc a fait ce massacre-là ?
JEAN MATHIEU.
Eh ! c’est ce grand vieux qui l’a commandé.
LE CAIMAND.
Qui est-ce ? le connais-tu ?
JEAN MATHIEU.
Oui, puisque c’est le marquis. Notre marquis.
LE CAIMAND.
M. de Lantenac !
JEAN MATHIEU.
Oui, M. de Lantenac.
LE CAIMAND
Si j’avais su !
ACTE II
Sixième Tableau
LE CABARET DE LA RUE DU PAON
Une arrière-salle très simple. Porte au fond. Petite porte de côté. Une cheminée dans un angle. Une table. Quelques chaises de paille.
Scène première
BAPAUME, puis DOROTHÉE
Un garçon, monté sur un tabouret, achève d’allumer un quinquet suspendu au milieu de la salle.
BAPAUME, entrant, au garçon.
Tu as allumé le quinquet, bon ! Tu apporteras la bouteille de mâcon vieux du citoyen Danton et le café du citoyen Marat. Le citoyen Robespierre ne prend jamais rien, lui.
Sort le garçon.
DOROTHÉE, entrant. Elle a entendu les derniers mots.
Alors, vous les attendez ce soir, Bapaume, – citoyen Bapaume, veux-je dire ! Le citoyen Cimourdain m’envoie justement m’en informer. Il aurait à parler au citoyen Marat.
BAPAUME.
Oui, ils m’ont fait encore tous trois l’honneur de prendre rendez-vous ce soir au café de la rue du Paon. Le citoyen Danton est là déjà, qui fait sa correspondance. Le citoyen Cimourdain peut venir, Dorothée, – ou citoyenne Dorothée.
DOROTHÉE.
Appelez-moi Dorothée tout court, allez ! comme au temps où je vous appelais Bapaume.
BAPAUME.
Et appelez-moi Bapaume encore, Dorothée. – Ah ! ça me fait toujours plaisir de vous revoir !
DOROTHÉE.
C’est tout de même curieux, n’est-ce pas ? de se retrouver voisins voisinant, vous maître de café, moi femme de ménage, après avoir été en maison ensemble pendant... Combien de temps avons-nous été ensemble au service du ci-devant marquis de Lantenac ?
BAPAUME.
Eh ! six ans, je crois. Un rude service ! Il était joliment dur, le vieil aristocrate !
DOROTHÉE.
Bah ! le château de famille ne le voyait pas souvent. Jamais à la Tourgue, toujours à Versailles !
BAPAUME.
Oui, mais il m’y a emmené deux fois, à Versailles, et il n’était pas commode, je vous en réponds ! Vous, parbleu ! comme femme de charge, vous restiez forcément à la Tourgue avec les bons maîtres, le jeune vicomte Gauvain et son précepteur, ce même citoyen Cimourdain, qui dans ce temps-là
Riant.
était l’abbé Cimourdain.
DOROTHÉE.
Eh bien, Bapaume, je fais à présent son ménage, il est toujours aussi austère, aussi sévère. Sévère pour lui même, s’entend ; car pour moi et pour les autres il n’y a pas d’homme meilleur et plus doux. Et, autrefois, vous vous rappelez comme les autres curés le fuyaient et le détestaient, parce qu’il était philosophe, et ami de l’humanité, et républicain, ma foi ! bien avant la république.
BAPAUME.
Il est sûr qu’il a fait du petit seigneur, son élève, un vrai homme et un vrai citoyen, et qu’aujourd’hui l’ex-vicomte Gauvain, officier de naissance et fait d’emblée capitaine en 88, a bravement gagné à la pointe de l’épée son grade de commandant au service de la république.
DOROTHÉE.
L’adorait-il, son élève, ce bon Cimourdain ! c’était pour lui une passion ! il le couvait comme une mère !
BAPAUME.
Ça, c’est bien vrai !
DOROTHÉE.
Oh ! vous n’étiez pas encore à la Tourgue, Bapaume, quand l’enfant, orphelin, tout petit, a eu cette fièvre pernicieuse. Le médecin avait bien recommandé de ne le veiller que les uns après les autres, qu’autrement on gagnerait son mal. Mais Cimourdain a voulu le veiller seul, et jour et nuit il ne l’a pas quitté d’une minute. Il a gagné sa maladie, et il n’a eu personne, lui, pour le soigner comme ça, mais il a sauvé l’enfant.
BAPAUME.
Oh ! il est bien toujours le même homme ! seulement sa passion à présent, c’est la révolution ; son amour, c’est le peuple. Je crois bien qu’il a aussi attrapé sa fièvre. Ah ! il est terrible comme Lantenac dans son genre. Il est plein de pitié pour ceux qui souffrent, mais il est sans pitié pour ceux qui font souffrir.
DOROTHÉE.
Aussi il faut voir comme il est populaire ! Il fait des plus enragés tout ce qu’il veut.
BAPAUME.
Dame ! il est de l’Évêché. Et auprès de l’Évêché la Convention est de l’eau froide et la Commune est de l’eau tiède. Marat le craint. Hébert le craint.
Entre le garçon portant sur un plateau une cafetière de fer-blanc et une tasse à café, une bouteille de vin et un verre.
Ah ! voilà les citoyens.
DOROTHÉE.
Je me sauve.
BAPAUME, indiquant la porte de côté.
Par là. Dites au citoyen Cimourdain qu’il n’a qu’à venir.
Dorothée sort. Au garçon.
Pose le café là, sur la table, et le vin sur la cheminée.
Le garçon obéit et sort.
Scène II
DANTON, ROBESPIERRE, MARAT
ROBESPIERRE continue de parler en entrant.
...La situation en Vendée est extrême, vous dis-je !
À Bapaume.
Que personne n’entre ! – À moins que ce ne soit quelqu’un du Comité de salut public.
DANTON.
Ou de la Commune.
MARAT.
Ou de l’Évêché.
Bapaume s’incline et sort.
DANTON.
Écoutez, il n’y a qu’une urgence, la république en danger. Je ne connais qu’une chose, délivrer la France de l’ennemi.
ROBESPIERRE.
La question est de savoir où est l’ennemi.
DANTON.
Il est dehors, et deux fois déjà je l’ai chassé.
ROBESPIERRE.
Il est dedans, et je le surveille.
DANTON.
Robespierre, il est à la frontière.
ROBESPIERRE.
Danton, il est en Vendée.
MARAT.
Calmez-vous, il est partout, et si vous n’agissez pas, vous êtes perdus.
Tous trois s’asseyent à la table.
ROBESPIERRE.
Danton, la guerre étrangère n’est rien à côté de la guerre civile. La guerre étrangère, c’est une écorchure qu’on a au coude ; la guerre civile, c’est l’ulcère qui vous mange le foie.
Montrant des papiers.
J’ai reçu là, ce matin, de l’ouest, les rapports les plus alarmants. La Vendée, jusqu’à ce jour éparse entre plusieurs chefs, est au moment de se concentrer. Elle va désormais avoir un capitaine unique...
DANTON.
Un brigand central.
ROBESPIERRE.
C’est l’homme débarqué près de Pontorson. Avec lui et par lui la guerre des forêts s’organise sur une vaste échelle. Avant un mois on aura une armée de brigands de trois cent mille hommes. Et, pour le jour où l’insurrection paysanne sera complète, la descente anglaise est prête.
DANTON.
L’Angleterre se dresse sur l’Océan, je vous l’accorde, Robespierre, mais l’Espagne se dresse aux Pyrénées, mais l’Italie se dresse aux Alpes, mais l’Allemagne se dresse sur le Rhin. Robespierre, le danger est un cercle et nous sommes dedans. Brunswick grossit et avance. Il arbore le drapeau allemand sur toutes les places françaises qu’il prend. Et si nous n’y mettons ordre, la révolution se sera faite au profit de Potsdam, elle aura eu pour résultat d’agrandir le petit état de Frédéric II, et nous aurons tué le roi de France – pour le roi de Prusse.
MARAT.
Robespierre, Danton, vous cherchez le danger loin quand il est près. Le danger, il est sur vos têtes, sous vos pieds, il est à Paris. Il est dans la famine, on fait queue à la porte des boulangers. Il est dans ce tas de cafés, dans ce tas de brelans, dans ce tas de clubs. On conspire, on conspire, on conspire. Et pendant que les ci-devant complotent, les patriotes vont pieds-nus, les chevaux de luxe qui devraient être attelés aux canons sur la frontière nous éclaboussent dans les rues, le pain de quatre livres vaut trois francs douze sous, les théâtres jouent des pièces impures, – et Robespierre fera guillotiner Danton.
DANTON.
Ah ! ouiche !
ROBESPIERRE, impassible.
Les dangers nous pressent de toutes parts, eh bien, cherchons les moyens de salut.
DANTON, qui va et vient, agité.
Et disons – que tous les moyens sont bons ! Tous ! tous ! – tous ! Quand j’ai affaire à tous les périls, j’ai recours à toutes les ressources, et quand je crains tout, je brave tout. Pas de demi-mesure. Pas de pruderie en révolution. Soyons épouvantables – et utiles.
MARAT.
Utiles ! – Pour être utiles, ayez donc, avant tout, l’unité ! Supprimez ce droit qu’a chacun de tirer de son côté, – à commencer par vous deux. – Ce qu’il faut, c’est un dictateur. – Robespierre ! vous savez que je veux un dictateur.
ROBESPIERRE.
Oui, je sais, Marat. Vous ou moi.
MARAT.
Moi ou vous.
DANTON.
La dictature ?
Venant s’appuyer des deux mains à la table.
Touchez-y !
Tous trois se regardent. Un moment de silence.
MARAT.
Tenez, – un dernier effort. Mettons-nous d’accord. – Ne nous sommes-nous pas déjà mis d’accord contre la Gironde ? – Prenons la dictature à nous trois. À nous trois nous représentons la révolution. Nous sommes les trois têtes de Cerbère. De ces trois têtes, l’une parle, c’est vous, Robespierre ; l’autre rugit, c’est vous, Danton.
DANTON.
La troisième mord ; c’est vous, Marat.
ROBESPIERRE.
Toutes trois mordent.
MARAT.
Eh bien, voulez-vous nous entendre ?
Nouveau silence.
Ah ! Marat offre la paix,
Regardant Robespierre qui serre les lèvres.
et on se tait !
Regardant Danton qui secoue la tête.
et on se défie ! – Danton se défier ! il devrait bien commencer par rendre ses comptes.
DANTON.
Mes comptes ! allez les demander aux défilés de l’Argonne, à la Champagne délivrée, à la Belgique conquise, aux armées où j’ai été quatre fois déjà offrir ma poitrine à la mitraille ! allez les demander aux sections de Paris armées, au trône renversé ! allez les demander à la place de la Révolution ! Si je ne suis pas des purs, je suis des forts. Hé ! je suis comme l’océan, j’ai mon flux et mon reflux ; à mer basse on voit mes bas-fonds, à mer haute on voit mes flots.
MARAT.
Votre écume.
DANTON.
Ma tempête.
MARAT.
Ah ! Danton ! ah ! Robespierre ! vous ne voulez pas m’écouter. Eh bien, je vous le dis, vous êtes perdus. Votre politique aboutit à des impossibilités d’aller plus loin ; vous n’avez plus d’issue ; et vous faites des choses qui ferment devant vous toutes les portes, – excepté celle du tombeau.
DANTON, haussant les épaules.
C’est notre grandeur !
MARAT.
Tu hausses les épaules, Danton ! prends garde, quelquefois hausser les épaules fait tomber la tête ! – Et quant à toi, Robespierre, tu es un modéré, tu n’exprimes ton avis que par ton silence, mais cela ne te servira de rien ; va, poudre-toi, coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, sois pincé, frisé, calamistré ; tu fais cette toilette pour la place de Grève !
ROBESPIERRE.
Écho de Coblentz !
MARAT.
Robespierre ! je ne suis l’écho de rien, je suis le cri de tout. Ah ! vous êtes jeunes, vous. Quel âge as-tu Danton ? trente-quatre ans. Quel âge as-tu, Robespierre ? trente-trois ans. Eh bien, moi, j’ai toujours vécu, je suis la vieille souffrance humaine, j’ai six mille ans.
DANTON.
C’est vrai, depuis six mille ans, Caïn s’est conservé dans la haine, comme le crapaud dans la pierre, le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’est Marat.
MARAT.
Danton !...
DANTON, croisant les bras.
Eh bien, quoi ?
ROBESPIERRE.
Marat réclame mon avis. C’est l’avis d’Anacharsis Cloots. Je dis : ni Roland, ni Marat.
MARAT.
Et moi, je dis : ni Danton, ni Robespierre.
Il se dirige vers la porte.
Adieu, – messieurs !
Scène III
DANTON, ROBESPIERRE, MARAT, CIMOURDAIN
CIMOURDAIN.
Tu as tort, Marat.
MARAT.
Hein ? – C’est toi, citoyen Cimourdain.
CIMOURDAIN.
Je dis que tu as tort, Marat. Tu es utile, mais Robespierre et Danton sont nécessaires. Pourquoi les menacer ? Union ! union, citoyens ! le peuple veut qu’on soit uni.
ROBESPIERRE.
Citoyen, comment êtes-vous entré ?
MARAT.
Il est de l’Évêché !
DANTON.
Oh ! le citoyen Cimourdain n’est pas de trop. Parbleu ! expliquons-lui la situation. Je représente la Montagne, Robespierre représente le Comité de salut public, Marat représente la Commune, Cimourdain représente l’Évêché. Il va nous départager.
CIMOURDAIN, grave et simple.
Soit. De quoi s’agit-il ?
ROBESPIERRE.
De la Vendée.
CIMOURDAIN.
Oh ! la Vendée ! c’est la grande menace. Si la révolution meurt, elle mourra par la Vendée.
ROBESPIERRE.
Vous voyez !
CIMOURDAIN.
Eh bien, qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qu’elle fait, cette Vendée ?
ROBESPIERRE.
Ceci : elle a un chef. Elle va devenir épouvantable.
CIMOURDAIN.
Qui est ce chef, citoyen Robespierre ?
ROBESPIERRE.
C’est un ci-devant marquis de Lantenac.
CIMOURDAIN.
Je le connais. J’ai été prêtre chez lui.
ROBESPIERRE.
Prêtre ?
CIMOURDAIN.
Oui, précepteur de son petit-neveu. C’est un ancien homme de plaisir. Il doit être terrible.
DANTON.
Affreux. Il brûle les villages, achève les blessés, massacre les prisonniers, fusille les femmes.
CIMOURDAIN.
Les femmes !
ROBESPIERRE.
Oui. Il a fait fusiller entre autres une mère de trois enfants. On ne sait ce que les enfants sont devenus. En outre, c’est un capitaine. Il sait la guerre.
CIMOURDAIN.
En effet, il a fait la guerre de Hanovre, et les soldats disaient : Richelieu en dessus, Lantenac en dessous. – Et depuis quand est-il en Vendée ?
ROBESPIERRE.
Depuis trois semaines.
CIMOURDAIN.
Il faut le mettre hors la loi.
ROBESPIERRE.
C’est fait.
CIMOURDAIN.
Il faut mettre sa tête à prix.
ROBESPIERBE.
C’est fait.
CIMOURDAIN.
Il faut offrir à qui la livrera beaucoup d’argent.
ROBESPIERRE.
C’est fait.
CIMOURDAIN.
Et, la tête livrée, – cette tête qui est celle de l’insurrection, – il faut la couper.
ROBESPIERRE.
Ce sera fait.
CIMOURDAIN, hochant la tête.
Par qui ?
ROBESPIERRE.
Par vous.
CIMOURDAIN.
Par moi !
ROBESPIERRE.
Oui. Vous serez délégué du Comité de salut public, avec pleins pouvoirs.
CIMOURDAIN.
J’accepte. Oui, j’accepte. Terrible contre terrible. Lantenac est féroce, je le serai. Guerre à mort avec cet homme. J’en délivrerai la République.
DANTON.
Bien !
CIMOURDAIN.
Près de qui serai-je délégué ?
ROBESPIERRE.
Près du commandant de la colonne expéditionnaire envoyée contre Lantenac. Seulement, je vous en préviens, c’est un noble.
CIMOURDAIN.
Responsabilité double alors. Quand c’est un prêtre qui est chargé de surveiller un noble, il faut que le prêtre soit inflexible.
ROBESPIERRE.
Certes !
CIMOURDAIN.
Et inexorable.
DANTON.
C’est bien dit, citoyen Cimourdain. Vous aurez affaire à un jeune homme. Il paraît qu’il a de grands talents militaires. Il arrive de l’armée du Rhin, où il a été admirable d’intelligence et de bravoure. Il mène supérieurement la colonne expéditionnaire. Depuis quinze jours, il tient en échec ce vieux marquis de Lantenac. Il lui met l’épée aux reins, il le presse, il le bat. Il finira par l’acculer à la mer et par l’y culbuter. Lantenac a la ruse d’un vieux général, et lui a l’audace d’un jeune capitaine.
CIMOURDAIN.
Ce jeune homme me semble avoir de grandes qualités.
MARAT.
Mais il a un défaut.
CIMOURDAIN.
Lequel ?
MARAT.
La clémence. C’est ferme au combat et mou après. Ça donne dans l’indulgence, ça pardonne, ça fait grâce, ça sauve les femmes et les filles des aristocrates, ça relâche les prisonniers, ça met en liberté les prêtres.
CIMOURDAIN.
Grave faute !
MARAT.
Crime !
DANTON.
Quelquefois.
ROBESPIERRE.
Souvent.
MARAT.
Presque toujours.
CIMOURDAIN.
Quand on a affaire aux ennemis de la patrie, toujours.
MARAT.
Ainsi, citoyen Cimourdain, si un chef républicain bronchait, tu lui ferais couper la tête ?
CIMOURDAIN.
Dans les vingt-quatre heures.
MARAT.
Eh bien, je suis de l’avis de Robespierre, il faut envoyer le citoyen Cimourdain comme commissaire délégué du Comité de salut public près du commandant de la colonne expéditionnaire. – Comment s’appelle-t-il déjà, ce commandant ?
ROBESPIERRE.
Il s’appelle Gauvain.
CIMOURDAIN.
Gauvain ! le vicomte Gauvain ?
ROBESPIERRE.
Oui. – Eh mais, il est, je crois, le propre neveu de Lantenac ?
CIMOURDAIN.
En effet.
ROBESPIERRE.
Est-ce que c’est le jeune homme dont vous avez été le précepteur ?
CIMOURDAIN.
C’est lui.
Un silence.
MARAT, l’œil ixé sur Cimourdain.
Eh bien, citoyen Cimourdain, – aux conditions indiquées par vous-même, – acceptez-vous la mission de commissaire délégué près le commandant Gauvain ?
DANTON.
Est-ce dit ?
CIMOURDAIN.
C’est dit.
ROBESPIERRE.
Vos pouvoirs sont illimités. Vous pouvez faire Gauvain général ou l’envoyer à la guillotine.
DANTON.
Vous aurez votre commission demain à trois heures.
ROBESPIERRE.
Quand partirez-vous ?
CIMOURDAIN.
Je partirai à quatre heures.
Septième Tableau
LA PRISE DE DOL
À Dol. Une place, à l’entrée de la ville, traversée par une rue, qui, s’ouvrant au milieu du théâtre, se continue au premier plan à gauche. Une autre rue traverse toute la scène au fond. À droite, porte cintrée de pierre donnant sur une cour intérieure. Au lever du rideau, on entend la fusillade et le canon dans la ville. Clameur et rumeur d’une bataille.
Scène première
LANTENAC, CHANTE-EN-HIVER, L’IMÂNUS, puis GRAND-FRANCŒUR, puis JEAN-MATHIEU
Lantenac, debout, a le pied gauche posé sur un escabeau bas ; Chante-en-Hiver est en train de lui entourer la jambe de bandages. Accourt l’Imânus.
L’IMÂNUS.
Monseigneur ! monseigneur ! cette trêve d’un quart d’heure, l’ennemi l’accorde-t-il ?
LANTENAC, avec humeur.
Hé ! je n’en sais rien encore ! notre parlementaire n’est pas revenu.
À Chante-en-Hiver.
Voyons, ce pansement ? est-ce fini ? Je ne la sentais seulement pas, votre blessure !
CHANTE-EN-HIVER.
Monseigneur perdait tout son sang, il l’aurait bientôt sentie.
L’IMÂNUS.
Monseigneur, si le feu n’est pas suspendu au moins un quart d’heure, je ne réponds plus de nos gars. Vous savez leurs façons. Ils s’étaient installés sur la place de Dol comme chez eux, en famille. La brusque attaque de ce Gauvain les a surpris. Il y a de leurs femmes qui crient parmi les blessés, ils ne peuvent pas les aller ramasser sous les balles, et alors...
LANTENAC.
Hé ! pourquoi aussi s’empêtrent-ils de leurs femmes ?
L’IMÂNUS.
Des brutes ! Moi, je ne connais au monde que Dieu et le roi. En dehors de Dieu et du roi, rien n’existe ! rien ! – Mais ces être-là tiennent à leurs femmes ! et ils menacent de lâcher pied si le feu dure.
LANTENAC.
Il faut menacer ceux qui menacent.
L’IMÂNUS.
Mieux que ça ! j’ai cassé la tête à un.
LANTENAC.
Enfin, si le Gauvain la refuse, cette trêve ?
L’IMÂNUS.
Oh ! alors, ils s’exaspéreront peut-être.
LANTENAC.
Qu’ils s’exaspèrent donc tout de suite ! il la refusera.
Sonnerie au loin, à laquelle une autre sonnerie répond.
L’IMÂNUS.
Tenez, il l’accorde.
Entre Grand-Francœur.
GRAND-FRANCŒUR.
Vous entendez, monseigneur ? La trêve d’un quart d’heure est consentie.
LANTENAC.
Jour de Dieu ! oui, j’entends !
L’IMÂNUS.
Je cours...
Il sort.
LANTENAC, à Chante-en-Hiver.
C’est fait, enfin ?
CHANTE-EN-HIVER.
Oui, monseigneur.
LANTENAC.
Merci ! Allez.
Chante-en-Hiver s’éloigne.
Certes, j’entends. Ah ! ces paysans ! Que voulez-vous qu’un capitaine fasse avec ces bandes diffuses qui sont dans sa main comme de l’eau ! Ce n’est pas une armée, c’est une cohue.
GRAND-FRANCŒUR.
Des héros pourtant.
LANTENAC, marchant à grands pas, tout boitant.
Des héros, soit ; des troupiers non. Ils obéissent d’amitié ! comme ils disent. Ils se rassemblent au premier cri, ils se dispersent au premier souffle.
GRAND-FRANCŒUR.
Vous souffrez de votre jambe, monseigneur !
LANTENAC.
Est-ce que j’y pense ? Je pense à ce Gauvain. Nous occupons Dol avec six mille hommes, il nous attaque avec quinze cents. Nous lui demandons, stupidement, de suspendre le combat, il nous accorde ce répit. Tout ça m’inquiète. Est-ce qu’il attendrait du renfort ?
GRAND-FRANCŒUR.
D’où ce renfort lui viendrait-il ? le corps de Léchelle est à plus de douze lieues.
LANTENAC.
Je suis inquiet, vous dis-je. Il a la prévoyance dans l’audace, ce renégat ! N’y a-t-il point de risque qu’il ne nous tourne ?
GRAND-FRANCŒUR.
Par où ? Dol n’a vraiment qu’une rue. Nos retranchements barrent toute la ville, et nous avons du canon partout.
LANTENAC.
Qu’est-ce qu’ils sont, ces habitants de Dol ?
GRAND-FRANCŒUR, riant.
Ils sont surtout terrifiés, monseigneur. Ils se sont barricadés dans leurs maisons et blottis dans leurs caves. Là où ne sont pas nos gens, voyez comme tout est désert.
Paraît Jean Mathieu, un panier à bouteilles sous le bras.
Ah ! en voici un pourtant.
LANTENAC, à Jean Mathieu.
Où allez-vous ? qui êtes-vous ?
JEAN MATHIEU.
Monseigneur, je rentre là, chez mon frère, qui m’a envoyé, – parce que je suis très brave, – vendre du cidre et de l’eau-de-vie à vos hommes.
LANTENAC.
Tu es pour la bonne cause, alors ?
JEAN MATHIEU.
Oh ! sûrement ! vous êtes quatre contre un ! – Je suis venu exprès à Dol pour être royaliste.
Criant.
Vive le roi !
LANTENAC.
C’est bon ! c’est bon ! – Tu es de la ville, tu as vu nos positions, occupons-nous bien toutes les issues ?
JEAN MATHIEU.
Oh ! oui, oui, nous sommes les plus forts, et nous aurons la victoire.
LANTENAC.
Venez, Grand-Francœur, je veux voir par moi-même.
Ils sortent.
JEAN MATHIEU.
D’abord, quand on fusille si bien, on a toujours la victoire !
Scène II
JEAN-MATHIEU, LA FLÉCHARDE
LA FLÉCHARDE, entrant.
Personne dans les rues ! et je n’entends plus la bataille.
JEAN MATHIEU, l’apercevant.
La Flécharde ! Comment ! c’est vous !
LA FLÉCHARDE.
Vous savez mon nom ! qui êtes-vous ?
JEAN MATHIEU.
Mathieu. Jean-Mathieu d’Herbe-en-Pail.
LA FLÉCHARDE.
D’Herbe-en-Pail ! Ah ! alors vous connaissez mes enfants ! Où sont mes enfants, dites ? où sont mes enfants ?
JEAN MATHIEU.
Je ne sais pas, moi. – Comment êtes-vous ici ?
LA FLÉCHARDE.
Eh ! je cherche mes enfants, vous voyez bien.
JEAN MATHIEU.
Mais on se bat.
LA FLÉCHARDE.
Oui, c’est ce qui m’a attirée. Parce que, là où on m’a pris mes enfants, on se battait et il y avait des coups de fusil. C’est donc là que je les retrouverai. Et quand j’entends quelque part la guerre, la fusillade, j’y vas.
JEAN MATHIEU.
Mais vos enfants ne sont pas ici, et ils ne peuvent pas y être.
LA FLÉCHARDE.
Ah ! – Alors, adieu.
JEAN MATHIEU.
Où allez-vous ? Vous avez l’air tout exténuée. Êtes-vous guérie de votre blessure, au moins ?
LA FLÉCHARDE.
Oui, le Caimand, je crois, m’a guérie. – Où je vais ? Chercher mes enfants, je vous dis. Oh ! je les trouverai. Pour ça je marche. J’ai déjà marché des jours, marché des nuits. Je vais, je vais, je vais. Je suis le pavé, ou l’ornière des charrettes, ou le sentier dans les taillis. De village en village, de métairie en métairie, je vais. Souvent on me chasse. Quand je ne peux pas entrer dans les maisons, je vais dans les bois.
JEAN MATHIEU.
Une idée fixe, oui. – Mais comment vivez-vous ?
LA FLÉCHARDE.
Je n’en sais rien. Je mendie. Je mange de l’herbe. Je dors dans les broussailles, en plein air, quelquefois sous la pluie. Qu’est-ce que ça fait ?
JEAN MATHIEU.
Mais vous y périrez ! vous êtes folle !
LA FLÉCHARDE.
Non, je ne suis pas une folle, je suis une mère. J’ai perdu mes enfants, je les cherche, voilà tout. Est-ce que vous n’avez jamais eu d’enfants, vous ?
JEAN MATI IEU.
Non.
LA FLÉCHARDE.
Moi, je n’ai eu que ça. Sans mes enfants, est-ce que je suis ?
Comme cherchant autour d’elle.
Pourquoi n’ai-je plus mes enfants ? Comment ne sont-ils pas là ? Quand ils ne sont pas là, je suis comme une infirme. Je ne sais pas, il me manque – tout.
Prenant sa tete dans ses mains.
Qu’est-ce donc qui se passe ? Depuis quelque temps, c’est partout comme un tourbillon. Je ne peux pas comprendre. On m’a tué mon mari, on m’a fusillée, c’est égal, je ne comprends pas.
JEAN MATHIEU, à lui-même, se touchant le front.
C’est une innocente !
LA FLÉCHARDE.
Enfin, ce n’est pas tout ça, vous n’avez pas vu mes enfants ?
JEAN MATHIEU.
Non.
LA FLÉCHARDE.
Et vous n’en avez rien entendu dire ?
JEAN MATHIEU.
Rien.
LA FLÉCHARDE.
Adieu.
JEAN MATHIEU.
Attendez pourtant, la Flécharde ! attendez donc !
LA FLÉCHARDE, se rapprochant vivement.
Vous savez quelque chose ?
JEAN MATHIEU.
Ça me revient. – Hier, j’ai entendu un des gars de Lantenac... Il parlait de trois enfants...
LA FLÉCHARDE.
Où est cet homme-là ? Où sont-ils ?
JEAN MATHIEU.
La Flécharde !... allez à la Tourgue.
LA FLÉCHARDE.
C’est là que je retrouverai mes enfants ?
JEAN MATHIEU.
Peut-être bien que oui.
LA FLÉCHARDE.
Vous dites ?
JEAN MATHIEU.
La Tourgue.
LA FLÉCHARDE.
Qu’est-ce que c’est que la Tourgue ? Est-ce un village ? un château ? une métairie ?
JEAN MATHIEU.
La Tourgue, c’est la tour Gauvain, le château de fa mille des Lantenac.
LA FLÉCHARDE.
Est-ce loin ?
JEAN MATHIEU.
Ce n’est pas près.
LA FLÉCHARDE.
De quel côté ?
JEAN MATHIEU.
Du côté de Fougères.
LA FLÉCHARDE.
Par où y va-t-on ?
JEAN MATHIEU.
La route à droite en sortant de Dol. Toujours devant vous, en allant du côté où le soleil se couche.
LA FLÉCHARDE.
Merci. Adieu. J’y vais.
JEAN MATHIEU.
Attendez. Il faut d’abord tourner à gauche... Je vais vous mettre dans votre chemin.
LA FLÉCHARDE.
Venez ! venez ! venez.
Ils sortent.
Scène III
GAUVAIN, GUÉCHAMP, PARISIEN, puis JEAN-MATHIEU, puis RADOUB, LAMANÈCHE et les grenadiers du bataillon du Bonnet-Rouge
GAUVAIN arrive par la porte de pierre à droite, suivi de Guéchamp et de Parisien.
J’ai habité Dol, je connais les passages des maisons et les cours intérieures. Voyez, Guéchamp ; nous sommes ici de l’autre côté des retranchements, et nous avons l’ennemi de dos.
GUÉCHAMP.
Oui, mais là où trois hommes ont pu se glisser, il faudrait en faire passer cinq cents.
GAUVAIN.
Attendez donc ! Combien avez-vous de tambours ?
GUÉCHAMP.
Neuf.
GAUVAIN.
Gardez-en deux, donnez m’en sept. Et vous m’enverrez ici ce qui reste du bataillon du Bonnet-Rouge.
À Parisien.
Caporal, vous avez observé le chemin assez tortueux que nous avons suivi, y pourrez-vous guider vos hommes ?
PARISIEN.
On est du faubourg Marceau, mon commandant, on sait dévider un écheveau de ruelles.
GAUVAIN, regardant à sa montre.
Nous n’avons plus que cinq minutes. Faites vite.
Parisien sort.
Vous avez maintenant saisi mon idée, faire croire à cette masse paysanne qu’elle est prise à revers par une armée nouvelle. Nos gars, vous le savez, ont l’alerte facile. La peur leur est inconnue, mais non pas, certes, la panique. Massez votre colonne, armes chargées ; prête à l’attaque. Je ferai, moi, par ici, avec ma poignée d’hommes, tout le vacarme que je pourrai. Quand ils se verront entre deux feux...
GUÉCHAMP.
C’est compris, mon commandant !
GAUVAIN, faisant avec lui quelques pas jusqu’à la porte de pierre.
Laissez-nous donner les premiers, pour que nous fassions tout notre effet.
Guéchamp, sort.
JEAN MATHIEU, revenant.
Me voilà, monseigneur, pour assister au triomphe de la bonne cause !
Apercevant Gauvain.
Un bleu !
GAUVAIN, se retournant.
Quelle bonne cause ?
JEAN MATHIEU, balbutiant.
La cause, monseigneur... La cause, citoyen... La cause de la république, pardine ! de la grande république !
GAUVAIN.
Est-ce bien sûr ? Qui es-tu ?
JEAN MATHIEU.
Je... Je suis... – Je suis une des victimes du massacre d’Herbe-en-Pail !
GAUVAIN, le poussant dans un coin.
Tiens-toi là alors. Et pas un mot, pas un geste !
JEAN MATHIEU.
Je n’ai garde !
Entrent Radoub, Parisien, Lamanèche, neuf grenadiers, sept tambours.
GAUVAIN.
J’avais demandé tout le bataillon du Bonnet-Rouge.
RADOUB.
Mon commandant, le voilà.
GAUVAIN.
Vous êtes douze !
RADOUB.
Nous restons douze. Mais, mon commandant, comptez, s’il vous plaît, les quatrevingts qui ont été fusillés à Herbe-en-Pail. On nous a aussi fusillé deux femmes, on nous a enlevé nos trois enfants. Et nous voulons venger les femmes, et ravoir les petits. Et nous les aurons ! oh ! nous les aurons !
Sonnerie de trompettes.
GAUVAIN.
Fin de la trêve. Attention !
D’une voix éclatante, il crie.
Deux cents hommes par la droite ! deux cents hommes par la gauche ! le reste sur le centre ! En avant !
Les douze hommes se montrent à l’entrée de la rue, les sept tambours battent la charge, les douze coups de fusil partent. En même temps, on entend au loin la fusillade et le canon. Une immense clameur s’élève Sauve qui peut ! La petite troupe de Radoub reflue sur la place et recharge ses armes. On voit passer au fond, courant et fuyant en désordre, les Vendéens affolés.
JEAN MATHIEU.
Les blancs se sauvent ! oh ! les capons ! – Vive la république !
Scène IV
GAUVAIN, RADOUB, PARISIEN, L’IMÂNUS, puis CIMOURDAIN, puis GUÉCHAMP
L’Imânus, le sabre à la main, essaie d’arrêter les fuyards. Attaqué par les bleus, il se défend avec une énergie désespérée. Il rompt devant eux jusque sur la petite place. Gauvain s’avance vers lui. Le sabre de l’Imânus s’est brisé, il saisit à sa ceinture un pistolet.
RADOUB.
Mon commandant, prenez garde ! ce n’est pas un homme, ce brigand-là, c’est un diable !
GAUVAIN.
C’est un brave !
PARISIEN.
Son pistolet est chargé, prenez garde !
GAUVAIN.
Oh ! il est blessé.
Il met son épée sous son bras et va à l’Imânus.
Rends-toi !
L’IMÂNUS.
Non !
GAUVAIN.
Allons ! tu es mon prisonnier, – à moi. Comment t’appelles-tu ?
L’IMÂNUS.
On m’appelle Brise-Bleu, parce que j’ai exterminé beaucoup de vos gens, et l’Imânus, parce que, si je n’étais fusillé par vous tout à l’heure, j’en exterminerais plus encore.
Cimourdain paraît au fond.
GAUVAIN, tendant la main à l’Imânus.
Tu es un vaillant. Ta main.
L’IMÂNUS.
La voilà.
Il tire sur lui son coup de pistolet. Cimourdain a vu le mouvement, et s’est élancé entre lui et Gauvain. Il est atteint, il tombe.
GAUVAIN.
Malheureux !
On entraine l’Imânus. Un chirurgien court à Cimourdain renversé sans connaissance.
Cet homme m’a sauvé la vie. Qui donc est-ce ?
PARISIEN.
Mon commandant, cet homme est entré dans la ville tout à l’heure. Je l’ai vu arriver. Il venait à cheval par la route de Pontorson.
GAUVAIN, au chirurgien.
Eh bien, major ?
LE CHIRURGIEN-MAJOR.
Une violente contusion, rien de plus. La balle s’est amortie sur la cocarde du chapeau.
Il montre le chapeau déchiré.
Elle a contourné le front sans pénétrer.
GAUVAIN.
A-t-il des papiers sur lui ?
Le chirurgien tire de la poche de Cimourdain un papier, qu’il remet à Gauvain.
GAUVAIN, lisant.
« Le Comité de salut public délègue, avec pleins pouvoirs, près le citoyen Gauvain, commandant la colonne expéditionnaire des Côtes, le citoyen Cimourdain. » – Cimourdain !
CIMOURDAIN, rouvrant les yeux.
Gauvain !
GAUVAIN, tombant à genoux près du blessé.
Cimourdain ! Vous ! – C’est la seconde fois que vous me sauvez la vie !
CIMOURDAIN.
J’ai de la chance.
GAUVAIN.
Mon maître !
CIMOURDAIN.
Ton père !
Ils s’embrassent.
GAUVAIN.
Votre blessure ?...
CIMOURDAIN.
Rien. Une commotion. Un étourdissement. Voilà tout.
GAUVAIN.
Cependant...
CIMOURDAIN.
Rien, te dis-je ! – Gauvain ! mon Gauvain ! je te retrouve ! Je t’ai quitté enfant, je te retrouve homme. Je te retrouve grand, intrépide, redoutable. Je te retrouve triomphant, et triomphant pour le peuple ! – Laisse que je te regarde. Est-il beau ! – Gauvain est, en Vendée, le point d’appui de la révolution, et c’est moi, Cimourdain, qui ai donné cette colonne à la république !
GAUVAIN.
Oui, je suis votre élève, l’enfant de votre esprit, le fils de votre pensée.
CIMOURDAIN.
Et ce n’est pas tout ! ce n’est pas tout ! j’ai sur ton avenir plein pouvoir. Encore un succès comme celui que je viens de voir, Gauvain, et je n’ai qu’un mot à dire pour que la nation te confie une armée ! – Ah ! j’y ai songé souvent, – si la révolution trouvait un capitaine qui n’eût pas pour soi la petite ambition de la puissance, mais pour tous la grande ambition de la liberté, rien qu’en tendant la main elle conquerrait le monde ! – Et si tu étais ce capitaine-là, Gauvain !... Oh ! quel rêve !
GAUVAIN.
C’est vous alors qui l’auriez réalisé, mon maître ! –
Passe au fond l’Imânus conduit par un peloton d’exécution.
Le prisonnier ! Où le menez-vous donc ?
LAMANÈCHE.
Mon commandant, il refuse obstinément de se rendre. Ce n’est pas un prisonnier.
GAUVAIN.
Mais c’est un blessé ! Nous ne sommes pas des Lantenac, nous autres, nous n’achevons pas les blessés.
L’IMÂNUS.
Je me porte assez bien pour être fusillé.
GAUVAIN.
Menez-le à l’ambulance. Pansez-le, guérissez-le.
L’IMÂNUS.
Je veux mourir !
GAUVAIN.
Tu vivras. Tu as voulu me tuer au nom du roi ; au nom de la république, je te fais grâce.
L’IMÂNUS.
Je me vengerai !
On l’emmène.
GAUVAIN.
Ah ! son fanatisme est bien barbare, mais son intrépidité est bien française !
Au chirurgien.
Major, je vous le recommande.
CIMOURDAIN, à part, avec un accablement sombre.
En effet, c’est un clément !
GUÉCHAMP, accourant.
Vos ordres, mon commandant. Les brigands sont en fuite dans toutes les directions, par tous les chemins, emportant dans leur déroute Lantenac furieux. Il paraît que leur ralliement est à la Tourgue.
GAUVAIN.
Ils s’enfuient, eh bien, poursuivons-les ! À la Tourgue !
Roulement de tambours. La colonne républicaine accourt et se masse rapidement en ordre de marche. Tous élèvent leurs chapeaux et leurs sabres, et entonnent le refrain du Chant du Départ.
ACTE III
Huitième Tableau
L’ASSAUT DE LA TOURGUE
La tranchée devant la Tourgue. À droite, au troisième plan, s’élève, sur un rocher de schiste, la Tourgue, dont la partie supérieure se perd dans les frises. À l’endroit où s’incline au centre la rondeur de la tour, on distingue de profil une grande brèche pratiquée dans la muraille. Cette brèche se prolonge dans la hauteur du mur en une forte lézarde, qui monte en zigzag jusqu’à une meurtrière dont les barreaux ont été défoncés par un boulot. Vis-à-vis de la brèche, et au bas d’un talus en pente formé de débris de toute sorte, l’ouverture d’une galerie couverte. À gauche l’éminence sous laquelle les chemins couverts ont été pratiqués.
Scène première
Bivouac dans la tranchée, RADOUB, LAMANCHE, PARISIEN, et les neuf autres grenadiers du bataillon du Bonnet Rouge, formés en deux groupes, et assis sur des pierres, mangent la soupe, en trempant l’un après l’autre leur cuiller à la gamelle
PARISIEN, qui sort du chemin couvert et reprend sa place à la gamelle.
Pour belle brèche, c’est une belle brèche ! Je viens de risquer un œil à l’entrée de la mine. Ah ! l’explosion vous a percé un fameux trou dans cette énorme muraille de la Tourgue !
RADOUB.
Oui, le commandant a donné là un bon coup de poinçon à la grosse tonne. Voyez, elle en a été fendue jusqu’à cette meurtrière là-haut. Et, comme la meurtrière a été défoncée par un boulet, cette jolie lézarde-là pourrait faire un second passage.
PARISIEN, regardant la lézarde.
Oui, si on avait des ailes. Mais la brèche est encore plus commode.
RADOUB.
Au moins nous avons maintenant une porte pour entrer dans la bâtisse et reprendre les petits. Quand on pense qu’ils sont là, à cinquante pas de nous, ces amours !
LAMANÈCHE.
Sergent, il paraîtrait que l’assaut serait pour trois heures. Avez-vous parlé au commandant pour la chose · de la place légitimement due au bataillon ?
RADOUB.
Je vais lui parler.
LAMANÈCHE.
Ah ! c’est que, voyez-vous, camarades, nous aurons les enfants, mais il faudra se brûler un peu les doigts pour les avoir.
RADOUB.
Les doigts jusqu’au coude ! – Un tour d’eau-de-vie. Qui a le bidon aujourd’hui ? c’est toi, Parisien ? Allons, verse. – Ah ! notre pauvre Houzarde ! où est-elle ? Oui, mes enfants, oui, cette vieille Tourgue-là sera de rude approche tout à l’heure, et, sur nous douze, il y en a plus de six qui avalent en ce moment leur dernière lampée.
Élevant son gobelet.
À la santé de la nation !
TOUS.
À la santé de la nation !
Scène II
LES MÊMES, CIMOURDAIN, GAUVAIN, puis GUÉCHAMP
LAMANÈCHE.
Le commandant !
GAUVAIN.
Ne vous dérangez pas, mes amis.
À Cimourdain.
Attendons ici Guéchamp. Il va venir nous y rendre compte des ordres que j’ai donnés pour l’assaut.
CIMOURDAIN.
Tu es sûr de la réussite, Gauvain ?
GAUVAIN.
Oui. Nous y perdrons du monde, mais la Tourgue est à nous.
CIMOURDAIN.
Nous avons le Lantenac alors ?
GAUVAIN.
Il ne peut plus nous échapper.
CIMOURDAIN.
Enfin ! – Et quand il sera en notre pouvoir, Gauvain, qu’en ferons-nous ?
GAUVAIN.
Vous avez lu mon affiche ?
CIMOURDAIN.
Oui, eh bien ?
GAUVAIN.
Il sera fusillé.
CIMOURDAIN.
C’est de la clémence encore ; il faut qu’il soit guillotiné.
GAUVAIN.
Je suis, moi, pour la mort militaire.
CIMOURDAIN.
Et moi pour la mort révolutionnaire. – Gauvain, dans des temps comme les nôtres, laissons à la justice sa forme la plus redoutable. Tu méconnais trop les devoirs terribles. Tu es un habile et heureux capitaine, en dix jours tu as dispersé et presque anéanti les bandes du Lantenac, et nous en tenons là, dans la Tourgue, les derniers débris. Mais tu as fait échapper Jean Treton, tu as délivré Joseph Bézier ; en sauvant ces deux hommes tu as donné deux ennemis à la république.
GAUVAIN.
Je voudrais lui faire des amis, certes, et non lui donner des ennemis.
CIMOURDAIN.
Après la journée de Landéan, tu as refusé de faire fusiller tes trois cents paysans prisonniers.
GAUVAIN.
Bonchamp avait fait grâce aux prisonniers républicains, j’ai voulu qu’il fût dit que la république faisait grâce aux prisonniers royalistes.
CIMOURDAIN.
Mais alors tu feras grâce à Lantenac ?
GAUVAIN.
Non. Les paysans sont des ignorants ; Lantenac sait ce qu’il fait.
CIMOURDAIN.
Mais Lantenac est ton parent.
GAUVAIN.
La France est la grande parente.
CIMOURDAIN.
Lantenac est un vieillard.
GAUVAIN.
Lantenac est un étranger ! Lantenac appelle les Anglais ! Lantenac est un ennemi de la patrie ! Le duel entre lui et moi ne peut finir que par sa mort, ou la mienne.
CIMOURDAIN.
Gauvain, souviens-toi de cette parole.
GAUVAIN.
Elle est dite.
Entre Guéchamp par le chemin couvert.
GUÉCHAMP.
Mon commandant !...
GAUVAIN.
Ah ! Guéchamp ! Eh bien ?
GUÉCHAMP.
La colonne d’attaque est prête, mon commandant, échelonnée là dans la galerie couverte, et divisée en trois corps, selon vos ordres.
GAUVAIN.
Bien ! Dans un lieu d’attaque si resserré, nous ne devons engager que peu de monde à la fois. Allons, venez, Guéchamp.
Son de trompe au haut de la tour.
GUÉCHAMP.
C’est le son de la trompe des insurgés. Ils demandent à faire une communication.
GAUVAIN, à Cimourdain.
Les entendrons-nous ?
CIMOURDAIN.
Oui, sachons ce qu’ils veulent.
GUÉCHAMP, élevant son sabre.
Répondez !
La trompette des républicains répond d’en bas.
Scène III
LES MÊMES, L’IMÂNUS
Il sort par la brèche. Deux Vendéens derrière lui.
L’IMÂNUS, debout à l’entrée de la brèche.
Hommes qui m’écoutez ! me connaissez-vous ? Je suis l’Imânus, votre prisonnier évadé.
CIMOURDAIN, à Gauvain.
Une bête fauve – que tu as encore déchaînée !
L’IMÂNUS.
Je viens vous parler au nom de monseigneur le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, seigneur des Sept-Forêts, prince breton, mon maître. Écoutez. – Nous sommes des gens simples et purs qui habitions tranquillement notre pays. Vous êtes venus, vous nous avez attaqués dans nos campagnes, et nos femmes et nos enfants ont été obligés de s’enfuir pieds nus dans les bois, pendant que la fauvette d’hiver chantait encore.
CIMOURDAIN, avec impatience.
Voyons, qu’avez-vous à nous dire ?
L’IMÂNUS.
Ceci. Vous avez pratiqué cette brèche et vous êtes prêts à donner l’assaut. Vous êtes une masse, et nous sommes dix-huit. Mais nous sommes, nous, là dedans, formidablement retranchés, et bien pourvus d’armes et de munitions. Vous ne pourrez pas pénétrer plus d’une cinquantaine à la fois, vous nous trouverez derrière une retirade imprenable, et nous vous tuerons à mesure que vous entrerez.
RADOUB.
Faudra voir !
L’IMÂNUS.
Vous finirez certainement par nous exterminer tous, mais nous aurons commencé par exterminer beaucoup des vôtres, et ce sera un massacre épouvantable. C’est pourquoi je suis d’abord envoyé pour vous dire une chose.
CIMOURDAIN.
Dites.
L’IMÂNUS.
Nous tenons en nos mains trois prisonniers, qui sont trois enfants.
RADOUB, à demi-voix, à Parisien.
Nos enfants, pardi ! nos enfants !
L’IMÂNUS.
Ces enfants ont été adoptés par un de vos bataillons, et ils sont à vous. Nous vous offrons de vous rendre ces trois enfants. À une condition.
CIMOURDAIN.
Quelle est cette condition ?
L’IMÂNUS.
C’est que nous aurons tous la sortie libre.
CIMOURDAIN.
Et si nous refusons ?
L’IMÂNUS.
Si vous refusez, – écoutez bien ! – Le Châtelet, qui touche à la Tourgue, a deux étages. Dans l’étage d’en bas, moi l’Imânus, moi qui vous parle, j’ai fait mettre six tonnes de goudron et quatrevingts fascines de bruyères sèches. Sous la porte de fer qui communique du Châtelet avec la tour j’ai fait passer une mèche soufrée, dont un bout est dans une des tonnes de goudron et l’autre bout dans l’intérieur de la tour ; j’y mettrai le feu quand bon me semblera.
LAMANÈCHE, à demi-voix, à Radoub.
Qu’est-ce qu’ils veulent ?
L’IMÂNUS.
Dans l’étage d’en haut, je placerai moi-même les trois enfants, et je refermerai sur eux la porte de fer. Si vous refusez de nous laisser sortir, je mettrai le feu à la mèche, et les trois enfants mourront.
CIMOURDAIN, à Gauvain.
Les misérables !
L’IMÂNUS.
À présent, acceptez ou refusez. Si vous acceptez, nous sortons. Si vous refusez, les enfants meurent. J’ai dit.
CIMOURDAIN.
Nous refusons.
L’IMÂNUS.
Soit. Les enfants seront brûlés.
RADOUB.
Oh ! les monstres !
CIMOURDAIN.
Attendez. Nous refusons votre proposition, mais j’ai, moi, à vous en faire une autre.
L’IMÂNUS.
Parlez.
GAUVAIN.
Qu’allez-vous donc leur proposer, mon maître ?
CIMOURDAIN.
Viens, tu vas voir.
Il monte sur l’éminence au-dessus du chemin couvert. Gauvain le suit.
– À votre tour, me connaissez-vous ? Je suis Cimourdain, l’envoyé de la république.
L’IMÂNUS.
Tu es Cimourdain, notre ancien prêtre.
CIMOURDAIN.
Je suis le délégué du Comité de salut public.
L’IMÂNUS.
Tu es un renégat.
CIMOURDAIN.
Seriez-vous contents de me tenir en votre pouvoir ?
L’IMÂNUS.
Nous tous qui sommes ici, nous donnerions notre tête pour avoir la tienne.
CIMOURDAIN.
Eh bien, je viens me livrer à vous.
L’IMÂNUS, avec un rire sauvage.
Viens !
CIMOURDAIN.
À une condition.
L’IMÂNUS.
Laquelle ?
CIMOURDAIN.
Vous me haïssez, moi je vous aime. Vous êtes de pauvres hommes égarés. Je suis votre frère. Vous avez des femmes et des enfants, je prends la défense de vos enfants et de vos femmes contre vous-mêmes. Vous l’avez dit, on va ici s’entre-égorger ; pourquoi verser tout ce sang quand c’est inutile ? pourquoi tuer tant d’hommes, quand deux suffisent ?
L’IMÂNUS.
Deux ?
CIMOURDAIN.
Oui. Deux.
L’IMÂNUS.
Qui ?
CIMOURDAIN.
Lantenac et moi. Deux hommes sont de trop, Lantenac pour nous, moi pour vous. Voici ce que je vous offre, et vous aurez tous la vie sauve. Donnez-nous Lantenac, et prenez-moi. Lantenac sera guillotiné, et vous ferez de moi ce que vous voudrez.
L’IMÂNUS.
Toi, si nous t’avions, nous te ferions brûler à petit feu !
CIMOURDAIN.
J’y consens.
GAUVAIN.
Je ne souffrirais pas...
CIMOURDAIN, le regardant avec autorité.
J’ai pleins pouvoirs !
Élevant la voix.
Eh bien, vous, les condamnés qui êtes dans cette tour, acceptez-vous ?
L’IMÂNUS.
Tu n’es pas seulement scélérat, tu es fou ! Nous avons dit notre dernier mot. Nous vous rendrons les trois enfants qui sont là, et vous nous donnerez la sortie libre et la vie sauve à tous.
CIMOURDAIN.
À tous, oui, excepté un, Lantenac.
L’IMÂNUS.
Nous, vous livrer monseigneur ! Jamais !
CIMOURDAIN.
C’est notre condition absolue.
L’IMÂNUS.
Alors, commencez.
Il rentre par la brèche dans la Tourgue, avec les deux Vendéens.
CIMOURDAIN.
Commençons !
Il redescend avec Gauvain.
GAUVAIN.
Mais les enfants. ! il faudrait aviser d’abord à sauver ces pauvres enfants.
À Guéchamp.
Est-ce que nous n’avons pas d’échelles ?
GUÉCHAMP.
Non. Elles sont à Javené, – à six lieues.
CIMOURDAIN.
Il y avait, pour le cas d’incendie, une échelle de sauvetage suspendue en dehors, au-dessous des fenêtres de la bibliothèque.
GUÉCHAMP.
Ils l’ont rentrée dans la bibliothèque même.
GAUVAIN.
Allons ! il ne faut compter, pour délivrer les pauvres petits, que sur notre courage et notre énergie.
RADOUB, s’avançant.
Oui ! et, à ce sujet, mon commandant, nous les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, nous avons une grâce à vous demander.
GAUVAIN.
Laquelle ?
RADOUB.
De nous faire tuer. Voulez-vous avoir cette bonté ?
GAUVAIN.
Mais...
RADOUB.
Mon commandant, depuis l’affaire de Dol, vous nous ménagez. Nous sommes encore douze. Ça nous humilie.
GAUVAIN.
Vous êtes la réserve.
RADOUB.
Nous aimons mieux être l’avant-garde.
GAUVAIN.
Vous êtes dans la colonne. Vous marchez.
RADOUB.
Derrière. C’est le droit de Paris de marcher devant. Enfin, mon commandant, les enfants qui sont là dans cette tour sont nos enfants à nous, les enfants du bataillon. Leur mère est morte, ils n’ont plus que nous. Cette affreuse face de l’Imânus, ce tonnerre de Dieu d’homme du diable, vous avez entendu, il a menacé nos enfants. Nos enfants, nos mioches, mon commandant ! Quand tous les tremblements s’en mêleraient, nous ne voulons pas qu’il leur arrive malheur ! Nous ne voulons pas qu’il tombe un seul cheveu de leurs petites caboches de chérubins ! Entendez-vous ça, autorité ? nous ne le voulons pas. Nous voulons que les mômes soient sauvés, ou bien être tués tous. C’est notre droit, ventraboumine ! Oui, tous tués ! – Et maintenant, salut et respect !
GAUVAIN, tendant la main à Radoub.
Vous êtes des braves. Vous serez de la colonne d’attaque.
RADOUB, et ses onze hommes.
Vive le commandant !
GAUVAIN.
Je vous partage en deux ; six à l’avant-garde afin qu’on avance, et six à l’arrière-garde, afin qu’on ne recule pas.
RADOUB.
Est-ce toujours moi qui commande les douze ?
GAUVAIN.
Certes.
RADOUB.
Alors, mon commandant, merci ! je suis de l’avant garde.
GAUVAIN.
Et maintenant, marchons.
À Cimourdain qui le suit.
Cimourdain ! où allez-vous ? que voulez-vous ?
CIMOURDAIN.
Être près de toi.
GAUVAIN.
Mais vous allez vous faire tuer !
CIMOURDAIN.
Eh bien, toi, qu’est-ce que tu fais donc ?
GAUVAIN.
Moi, je suis nécessaire. Vous, pas.
CIMOURDAIN.
Puisque tu y es, il faut que j’y sois. Allons !
Sortent, par le chemin couvert, Cimourdain, Gauvain et Guéchamp.
RADOUB, qui a désigné cinq hommes pour le suivre.
Lamanèche ! c’est entendu, tu commandes la seconde fournée.
LAMANÈCHE.
Soit. Mais quand il n’en restera plus qu’un, celui-là viendra nous chercher.
RADOUB.
C’est dit.
À ses hommes.
En avant !
Radoub et ses cinq hommes disparaissent dans le chemin couvert.
L’assaut. Gauvain et Cimourdain, puis Radoub et ses hommes, et, derrière eux, la troupe qui sort de la grande galerie couverte, s’élancent sur le talus en pente et s’enfoncent dans la brèche. Guéchamp, à la tête des soldats de la seconde troupe, se tient prêt à l’entrée de la galerie. On ne distingue plus qu’un bruit sourd de coups de feu et de cris.
LAMANÈCHE.
Mille noms de tout ! c’est abrutissant pas moins de moisir là, l’arme au pied, quand les camarades s’amusent !
PARISIEN, se frottant les mains.
Patience ! ce sera bientôt notre tour, et mourra bien qui mourra le dernier !
LAMANÈCHE, prêtant l’oreille.
On n’entend presque rien.
PARISIEN.
Pardine ! un couvercle de pierre de douze pieds d’épaisseur, ça assourdit. Mais attendez ! je vais grimper là pour prêter l’oreille et ouvrir l’œil.
Il se hisse sur l’éminence de gauche. Regardant vers la brèche.
Ah ! fichtre ! nous avons déjà diantrement de blessés et d’éclopés !
LAMANÈCHE.
Sans compter les morts. C’est leur sacrée retirade !
PARISIEN.
Leur retirade ?
LAMANÈCHE.
Il ne sait pas ce que c’est qu’une retirade ! blanc-bec ! C’est une grosse muraille qu’ils ont bâtie à l’intérieur, avec des fissures par où passent leurs canons de fusil. De là ils nous canardent paisiblement, et pas moyen de les atteindre !
PARISIEN, quittant son poste d’observation.
Ah ! décidément, je crois que la première gavotte est dansée.
Radoub, en désordre, sans chapeau, est sorti par la brèche, a traversé en courant le chemin couvert, et arrive, haletant.
RADOUB.
Bataillon ! nous ne sommes plus que sept !
PARISIEN.
Et vous venez demander votre reste. Présent ! – Venez-vous ?
RADOUB, qui s’est mis à charger ses pistolets.
Que je recharge mes pistolets d’abord ! – Ah ! c’est infernal là dedans ! Comme on tombe ! – Tout à coup, le commandant a crié : – L’assaut à la retirade ! y a-t-il un homme de bonne volonté pour escalader la retirade ? – J’ai répondu : – Moi ! Et là-dessus, – c’est le commandant qui a dû être stupéfait ! – j’ai gagné la sortie.
LAMANÈCHE.
Pour venir nous prendre ?
RADOUB.
Non. J’avais mon idée.
Regardant la crevasse au-dessus de la brèche.
Je pensais à cette lézarde qui monte là jusqu’à cette meurtrière démantibulée. Les gars sont tous à la retirade, il ne doit y avoir personne là-haut. Si je la faisais là, l’escalade ?
PARISIEN.
Allons donc, sergent ! vous n’êtes pas un chat !
RADOUB, examinant toujours la lézarde.
C’est à savoir !
PARISIEN.
On ne grimpe pas le long des dents d’une scie !
LAMANÈCHE.
Venez ! venez donc !
RADOUB.
Je vous suis. Allez toujours.
LAMANÈCHE.
Allons !
Lamanèche et ses cinq hommes sortent par le chemin couvert, reparaissent sur le talus, et s’enfoncent dans la brèche, Une seconde troupe Guéchamp en tête, s’y élance derrière eux.
Scène IV
RADOUB, seul, puis LA FLÉCHARDE
RADOUB, continuant à étudier la lézarde.
Oui, c’est tout à pic ! Tonnerre ! ça serait pourtant amusant de refaire la frime de Dol à moi tout seul ! – Mais non ! il n’y a de quoi accrocher ni pied ni patte ! – Impossible !
Entre La Flécharde, regardant autour d’elle.
LA FLÉCHARDE.
La Tourgue ? ça doit être ça, la Tourgue.
RADOUB, l’apercevant.
La Flécharde ! vous ! – Ce n’est pas Dieu possible ! Vous êtes vivante !
LA FLÉCHARDE, avec un cri d’effroi.
Ah ! est-ce que mes enfants sont morts ?
RADOUB.
Mais non ! non ! ils ne sont pas morts !
LA FLÉCHARDE.
Eh bien alors pourquoi ne voulez-vous pas que je vive ? – Mais, s’ils ne sont pas morts, où sont-ils ? Où sont-ils, dites ? C’est là dedans, n’est-ce pas ? Dans cette grande tour-là ? C’est ça, la Tourgue ?
RADOUB.
Oui, c’est la Tourgue. Oui, vos enfants sont là.
LA FLÉCHARDE.
Ah ! eh bien, venez. Conduisez-moi. Allons ! allons les chercher.
RADOUB.
Mais c’est que... c’est qu’on ne veut pas les rendre.
LA FLÉCHARDE.
On ne veut pas ! Qui est-ce qui ne veut pas ? Je voudrais bien voir ça ! ah ! par exemple !
RADOUB.
Ils sont... ils sont comme qui dirait... prisonniers.
LA FLÉCHARDE.
Eux, en prison ! ces innocents-là ! pourquoi ? qu’est-ce qu’ils ont pu faire ? Qui est-ce qui peut me garder mes enfants en prison ?
RADOUB.
Qui ? Eh ! ce Lantenac ! les royalistes !
LA FLÉCHARDE.
Ah ! je comprends, ils me croyaient fusillée, c’est à vous qu’ils ne veulent pas les rendre ! Mais maintenant ils les rendront, puisque je vis, puisque j’arrive, puisque me voilà, moi la mère !
RADOUB
Ils ne vous les rendront pas plus à vous qu’à nous.
LA FLÉCHARDE, avec un cri d’indignation.
Oh ! – alors, reprenons-les de force !
Explosion dans la Tourgue.
RADOUB.
C’est ce qu’on fait. On tue, on meurt pour les ravoir.
LA FLÉCHARDE.
Ils sont là, vous dites ? Derrière ce mur-là ? Entrons-y. Il y a là une entrée.
RADOUB.
Pas celle-là ! Vous vous feriez tuer pour rien.
LA FLÉCHARDE.
Eh ! une autre ! il y en a bien une autre ?
RADOUB.
Oui, il y aurait, – là-haut, – tenez,-cette meurtrière défoncée. Mais il faudrait pouvoir y monter.
LA FLÉCHARDE.
Eh bien ?
RADOUB.
Par où ?
LA FLÉCHARDE.
Et cette grande crevasse ?
RADOUB.
C’est bien raide !
LA FLÉCHARDE.
Mais non ! c’est tout simple.
RADOUB, ôtant ses buffleteries.
Vous croyez ? vraiment ?
LA FLÉCHARDE.
Si j’étais un homme, j’y serais déjà.
RADOUB, ôtant son uniforme.
Vous croyez ?
LA FLÉCHARDE.
Oui ! venez, venez ! que je vous montre !
Elle le prend par la main et l’entraine. Il revient, tire son sabre du fourreau, et l’emporte. Tous deux montent sur le rocher.
RADOUB, au pied de la tour.
Diable ! pour commencer, la lézarde, comment y atteindre ?
LA FLÉCHARDE.
Et ces gros blocs donc !
RADOUB.
Allons ! en avant !
Il met son sabre entre ses dents, et commence l’escalade.
LA FLÉCHARDE, le guidant.
Bien ! Posez le pied là. – Et puis là. – La pierre qui ressort à droite. – C’est ça ! – Le creux au-dessus. – Vous y êtes ! – Allez ! allez ! allez ! Il n’y a pas de danger, je suis là. Vous ne tomberez pas, je vous regarde !
Radoub continue son ascension.
Neuvième Tableau
LES TROIS ENFANTS
Salle ronde dans la Tourgue. Au fond, deux portes, celle de gauche ouvrant sur l’escalier qui descend, celle de droite sur l’escalier qui monte. À droite, porte secrète tournant sur pivot, invisible dans l’épaisseur de la muraille. Du même côté, dans une embrasure, une meurtrière dont les barreaux défoncés se hérissent à l’intérieur. À gauche, sous une voussure, une large porte de fer. Du même côté, un grand coffre de chêne sur lequel sont posées des armes, fusils, espingoles et pistolets.
Scène première
RENÉ-JEAN, GROS-ALAIN, GEORGETTE
Ils entrent avec précaution, par la porte du fond à droite, René-Jean tirant par la main Gros-Alain, qui traine Georgette.
RENÉ-JEAN, jetant autour de lui des yeux curieux et hardis.
C’est très mal d’être curieux, monsieur Gros-Alain ! On a laissé notre porte ouverte sans faire attention, et vous avez voulu sortir, pour voir ici comment c’est. Eh bien, si on vous voit, on vous fusillera, voilà tout.
GROS-ALAIN, épouvanté.
Non ! allons-nous-en d’ici ! Je veux rentrer, moi !
RENÉ-JEAN, le retenant.
C’est très mal, monsieur Gros-Alain, d’être poltron ! À présent, nous sommes des soldats, vous savez bien ! Des soldats, ça n’a pas peur, petit paysan !
GROS-ALAIN, se rebiffant.
Je suis soldat aussi, moi ! et je n’ai pas peur !
RENÉ-JEAN.
Alors, viens voir un peu ce qu’il y a derrière cette porte-là.
Il désigne la porte du fond à gauche. Georgette, qui était allée regarder à la meurtrière, se joint à eux, et tous trois, se tenant par la main, s’en vont à la porte à pas suspendus. René-Jean pousse la porte. Ont entend la fusillade et les clameurs du combat. René-Jean et Gros-Alain, effarés, s’enfuient jusqu’au mur de droite au delà de la meurtrière.
Une bataille !
GROS-ALAIN.
Oh ! la ! la !
GEORGETTE, qui n’a pas bougé.
Poum ! poum ! poum !
RENÉ-JEAN, se glissant avec précaution jusqu’à la porte par où ils sont entrés.
Georgette ! viens donc ! viens vite !
GEORGETTE.
Non ! je ne veux pas. – Encore poum ! poum ! Encore !
Bruit dans l’escalier de gauche.
RENÉ-JEAN.
On vient. Ah ! mon Dieu ! sauvons l’enfant !
Il court à Georgette, la prend dans ses bras et l’emporte. Tous trois sortent par la porte de droite.
Scène II
L’IMÂNUS, puis RENÉ-JEAN, GROS-ALAIN, GEORGETTE
L’IMÂNUS entre par la porte de l’escalier de gauche, sanglant, chancelant, s’appuyant sur son fusil brisé comme sur un bâton.
Je ne tiens plus ! – Et puis la fumée, la chaleur !... je suffoquais. J’ai cru que j’allais mourir. – Mourir, je veux bien ! mais pas avant d’avoir fait ce que je dois faire. La retirade tient encore, mais nous avons des morts, presque plus de munitions, c’est la fin. Et je veux d’abord finir par ici.
Il ouvre la porte du fond à droite.
Venez, petits ! Allons, venez !
Entrent René-Jean, Gros-Alain et Georgette ; à la vue de l’Imânus, Gros-Alain et Georgette se sauvent jusqu’à l’embrasure de droite.
GROS-ALAIN.
Ah ! l’homme !
GEORGETTE.
L’homme !
RENÉ-JEAN, tremblant.
Qu’est-ce que vous avez, voyons ? On ne veut pas vous faire de mal. – N’est-ce pas, monsieur, que vous ne nous ferez pas de mal ?
L’IMÂNUS a tiré de sa poche une grosse clef et va ouvrir la porte de fer.
Entrez là.
RENÉ-JEAN.
Là ? – Oui.
À Gros-Alain et à Georgette.
Allons ! venez !
GROS-ALAIN.
Non. J’ai peur.
RENÉ-JEAN.
Venez donc ! vous allez mettre le monsieur en colère !
GROS-ALAIN.
Il est méchant, l’homme !
GEORGETTE.
Méchant !
RENÉ-JEAN, à l’Imânus.
Ne vous fâchez pas ! C’est tout petit. Ça n’a pas la raison.
L’IMÂNUS.
Allez-vous entrer à la fin ?
RENÉ-JEAN pousse Gros-Alain devant lui et prend Georgette par la main.
Oh ! venez ! venez vite !
GEORGETTE, se dérobant.
Non ! l’homme ! j’ai peur !
RENÉ-JEAN.
Georgette ! soyez obéissante, mademoiselle !
GEORGETTE, pleurant.
Maman !
RENÉ-JEAN, doucement.
Allons ! viens ! viens, mon enfant !
René-Jean, Gros-Alain et Georgette, se tenant par la main, s’en vont d’un pas lent et craintif, obligés de passer devant l’Imânus. Quand ils arrivent à lui, ils courent de toutes leurs forces, et sortent par la porte de fer. L’Imânus la referme à double tour sur eux et remet la clef dans sa poche.
L’IMÂNUS, seul.
Là ! maintenant, examinons.
Se penchant sur la dalle.
La mèche soufrée ne s’est pas dérangée. Elle passe bien sous la porte de fer. En deux minutes ira allumer le goudron, et l’incendie éclatera.
En ce moment, à la meurtrière de droite, deux mains se cramponnent du dehors aux barreaux défoncés ; la face de Radoub apparaît, le sabre entre les dents. L’Imânus l’aperçoit.
Oh ! – qu’est-ce que c’est que celui-là ?
Il court en longeant le mur, et arrive à l’embrasure de la meurtrière à temps pour prendre à Radoub son sabre entre les dents et un de ses pistolets à sa ceinture. Mais, avant qu’il ait pris l’autre, Radoub a sauté par l’embrasure dans la salle..
Scène III
L’IMÂNUS, RADOUB
RADOUB.
L’Imânus ! ah ! gredin ! tu me filoutes mes armes !
L’Imânus le vise. Radoub fait de droite et de gauche des mouvements pour s’effacer.
Allons ! crache ton petit coup, mon bonhomme ! tirez le premier, monsieur l’anglais !
L’Imânus tire. Radoub porte vivement la main à son oreille, qui devient toute sanglante.
Sapristoche ! mon oreille ! Ah ! tu visais la tête, toi ! c’était présomptueux. Moi, la poitrine. C’est plus sûr.
Il tire à son tour, l’Imânus jette un cri, essaie de lever le sabre, mais tombe. Radoub se penche sur lui.
Est-il mort ?
Le tâtant.
C’est, je crois, tout comme ! – N’importe ! maintenant que je t’ai fait savoir mon ultimatum, je ne vais pas, méchant traîne-à-terre, m’amuser à te massacrer ! rampe à ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates, je méprise de t’achever. – Ah ça ! c’est bon, tout ça, mais me voilà désarmé. J’avais deux coups à tirer, tu me les as gaspillés, brute !
Portant la main à son oreille déchirée.
Aïe ! – Te voilà bien avancé de m’avoir confisqué un morceau d’oreille. Au fait, j’aime mieux avoir ça de moins qu’autre chose. Ça n’est guère qu’un ornement. Expire, villageois ! je te pardonne, citoyen sans le savoir ! – Les enfants ? on les trouvera. Avant tout, où est la retirade ?
Il va pousser la porte de gauche au fond. On entend de nouveau les cris et la rumeur du combat.
Ça va bien ! – C’est égal, ils gueulent vive le roi ! ils crèvent noblement.
Il trouve son sabre sous ses pieds.
Mon sabre. Mais, vois-tu, homme des bois, pour ce que je voulais faire, mon sabre ou zut, c’est la même chose.
Il le ramasse.
Je le reprends par amitié. Mais il me fallait mes pistolets. Que le diable t’emporte, animal ! – Ah çà ! qu’est-ce que je vais faire ? je ne suis bon à rien ici !
Apercevant les armes rangées sur le coffre.
Oh ! oh ! oh ! qu’est-ce que je vois là ? Un tromblon, une espingole, un fusil de chasse, quatre pistolets à deux coups ! un buffet ! Et tout ça chargé, amorcé ! Vive Paris ! Douze coups à tirer ! quarante balles à expectorer ! me voilà en nombre ! Je m’en vais vous leur dégringoler sur le dos comme un tonnerre !
Tout en parlant, il a mis les pistolets à sa ceinture, le fusil en bandoulière, chargé le tromblon sur son épaule gauche, et pris l’espingole sous son bras droit.
– Bataillon ! attention au commandement ! apprêtez arme ! chargez arme ! pas accéléré ! arche !
Chantant.
Aux armes, citoyens !
Formez mon bataillon !
Il se précipite sous la porte de l’escalier de gauche. On entend presque aussitôt la formidable détonation de l’espingole et les cris des Vendéens.
L’IMÂNUS, se redressant.
Mort ! il disait que j’étais mort.
Avec un rire sinistre.
Un instant ! pas de ça !
Se trainant sur les mains et sur les genoux jusqu’à la mèche.
D’abord nous venger ! allumer la mèche ! Hé ! je mourrai après !
Scène IV
L’IMÂNUS, entrent violemment, par la porte du fond, à gauche, GRAND-FRANCŒUR, CHANTE-EN-HIVER, et deux autres Vendéens, LANTENAC après eux
GRAND-FRANCŒUR, se retournant vers la porte.
Monseigneur ? où est monseigneur ? Il ne vient donc pas ?
LANTENAC, paraissant et s’arrêtant sur le seuil.
Il vient, – mais le dernier, puisque c’est une retraite.
GRAND-FRANCŒUR.
Monseigneur ! entrez ! entrez, de grâce !
LANTENAC.
Du calme. Les bleus en bas sont dans l’obscurité et dans la fumée, il leur faut le temps de se reconnaître. Nous pouvons respirer.
Il entre.
Nous ne respirerons pas plus de cinq minutes, par exemple ! – Fermez cette porte. Elle tiendra bien cinq minutes. – Combien êtes vous ?
GRAND-FRANCŒUR.
Avec vous, monseigneur, nous sommes cinq.
L’IMÂNUS.
Nous sommes six.
LANTENAC.
Ah ! c’est toi, l’Imânus ! Vous êtes tous blessés, il me semble ?
GRAND-FRANCŒUR.
Oui, mais pas très gravement. Nous pouvons aller et venir.
L’IMÂNUS.
Moi, mortellement. Je ne peux plus que mourir – et tuer.
LANTENAC, regardant le coffre.
Les armes de réserve ? où sont-elles ?
CHANTE-EN-HIVER.
Enlevées.
LANTENAC.
À qui reste-t-il des cartouches ?
GRAND-FRANCŒUR.
À personne.
LANTENAC.
Bon ! la mort sera honorable.
GRAND-FRANCŒUR.
N’y a-t-il donc plus aucune issue ?
LANTENAC, les bras croisés, immobile.
Aucune.
CHANTE-EN-HIVER.
Par la porte de fer et le Châtelet ?
LANTENAC.
Il y a là, sur le plateau, six canons braqués, mèche allumée. Un canon par homme.
GRAND-FRANCŒUR, désignant la porte de droite au fond.
Si nous montions par là ?
LANTENAC.
L’escalier aboutit à la plate-forme. Vous n’y auriez que la ressource de vous jeter du haut en bas de la tour.
GRAND-FRANCŒUR.
Alors tout est fini ?
LANTENAC.
Fini. Nous sommes dans la tombe.
Scène V
LES MÊMES, HALMALO
Une pierre tourne dans la muraille de droite et donne passage à Halmalo.
HALMALO.
Je vous l’avais bien dit, monseigneur !
LANTENAC et LES VENDÉENS.
Halmalo !
HALMALO.
Vous voyez bien que les pierres qui tournent, ça existe, et qu’on peut sortir d’ici ! J’arrive à temps, mais faites vite. Dans cinq minutes vous serez en pleine forêt.
GRAND-FRANCŒUR.
Vite ! partons, monseigneur ! – Vous le premier.
LANTENAC.
Non. Vous tous d’abord.
GRAND-FRANCŒUR.
Mais...
LANTENAC.
Pas de combat de générosité ! nous n’avons pas le temps d’être magnanimes. Vous êtes blessés. Je vous ordonne de vivre et de fuir.
HALMALO, qui essaie vainement de remuer la pierre.
Et dépêchez-vous ! La pierre résiste à présent. J’ai pu ouvrir le passage, mais je ne pourrai le refermer. L’en nemi verra la sortie ouverte et peut nous poursuivre.
LANTENAC, avec un geste impérieux.
Vite ! tous dans l’escalier ! Allez !
Ils s’engagent l’un après l’autre dans la baie ouverte.
Toi, l’Imânus, il faut te porter.
HALMALO.
Oh ! l’escalier est trop étroit. On ne pourrait pas.
L’IMÂNUS.
Et je ne voudrais pas !
LANTENAC.
Je ne peux pas t’abandonner.
L’IMÂNUS.
Ne vous occupez donc pas de moi, monseigneur ! mettez-vous en sûreté. Vous sauvé, rien n’est perdu. Allez ! allez.
LANTENAC.
Tu le veux ?
L’IMÂNUS.
Oui. Ah ! un mot seulement. Reprenez cette clef, la clef de la porte de fer. Qu’on ne la trouve pas sur moi. Emportez-la.
Il lui remet la clef. On commence à battre en brèche la porte da fond à coups de crosse et de hache.
HALMALO.
Venez ! venez vite, monseigneur !
LANTENAC, à l’Imânus.
À bientôt !
Il fait passer Halmalo devant lui et sort par la porte secrète.
L’IMÂNUS, seul.
Non, pas à bientôt, monseigneur ! car je vais mourir. Mais, auparavant,
Il se met à battre le briquet. Les coups redoublent coutre la porte.
je dois tenir pour vous la parole que j’ai donnée pour vous. Vous avez oublié votre menace, monseigneur. Il ne faut jamais faire de menace vaine.
Il enflamme l’amadou, puis l’allumette.
Les bleus nous ont refusé la libre sortie, leurs trois enfants vont mourir. Je venge sur leurs petits notre petit à nous, le roi qui est au Temple.
Il approche l’allumette de la mèche soufrée, le feu prend, la flamme court et passe sous la porte de fer.
C’est bon ! la porte cède ! mais la mèche flambe !
La porte de droite, au fond, vole en éclats. Entrent les républicains.
Scène VI
L’IMÂNUS, RADOUB se précipite dans la salle, et, après lui, CIMOURDAIN, GAUVAIN, GUÉCHAMP, PARISIEN, sapeurs, la hache à l’épaule, soldats, etc.
RADOUB.
Venez ! ils sont là, tous.
Regardant autour de lui.
Eh bien ! personne ?
PARISIEN.
Zéro d’effectif !
RADOUB, apercevant la porte secrète ouverte.
Ah ! je comprends. Clef des champs ! Voilà le trou par où ils ont passé, tonnerre !
GAUVAIN.
Une porte secrète !
CIMOURDAIN.
Il faut les poursuivre.
GAUVAIN.
Inutile ! ils ont depuis longtemps gagné la forêt.
CIMOURDAIN, désespéré.
Ah ! quand nous tenions ce Lantenac, il nous échappe ! Gauvain, c’est pis qu’une défaite, c’est un malheur !
RADOUB.
Il a bien fait de s’échapper ce traître ! c’est égal, c’est une fuite !
L’IMÂNUS.
Mais par ici, c’est une victoire !
TOUS, se retournant.
L’Imânus !
RADOUB.
Tu es donc ressuscité, toi ! – Oh ! qu’est-ce qu’il fait, le sauvage ?
L’IMÂNUS.
Vous nous avez refusé la vie. Je prends la vie de vos enfants. C’était convenu.
RADOUB.
Il a mis le feu ! Misérable !
CIMOURDAIN, aux sapeurs.
Enfoncez cette porte.
GAUVAIN.
Impossible ! Cette porte-là, je la connais ; pour l’enfoncer, il faudrait monter ici une pièce de canon.
L’IMÂNUS, ricanant.
Et encore !
RADOUB.
Monstre ! Et on ne peut pas t’écharper ! tu meurs !
L’IMÂNUS se dresse debout.
Oui, mais je venge !
Il élève au ciel ses mains, où tremble son chapelet, retombe à genoux et meurt.
Cris du dehors : Au feu ! au feu !
Dixième Tableau
L’INCENDIE
Le Chatelet, contigu à la Tourgue, dont on entrevoit, sous les branches, quelques assises. Le bâtiment occupe obliquement, de gauche à droite, les trois quarts de la scène. Il est construit, dans le style Louis XIV, sur un pont de trois arches enjambant un ravin desséché. Au-dessus des piles du pont, deux étages ; un entresol bas, et un premier, avec trois hautes fenêtres. Mansardes dans le toit. À gauche, cachant la base de la Tourgue, un épais fourré de végétations impénétrables.
Au lever du rideau, il sort des fenêtres basses de l’entresol une fusée épaisse d’où s’échappent des étincelles, et, par instants, des flammes.
PARISIEN, LAMANÈCHE, soldats républicains, courant çà et là effarés, puis, LANTENAC et HALMALO, puis, CIMOURDAIN, GAUVAIN, RADOUB, GUÉCHAMP, puis LA FLÉCHARDE, LES TROIS ENFANTS
LAMANÈCHE.
Une échelle ! il n’y a donc pas d’échelle ?
PARISIEN.
Non. Il y avait une échelle de sauvetage accrochée au mur en dehors. Les brigands l’ont rentrée en dedans.
LAMANÈCHE.
Alors, de l’eau !
PARISIEN
On n’a pas d’eau. Le ruisseau est desséché.
LAMANÈCHE.
Oh ! mais les enfants vont brûler !
PARISIEN.
Les sapeurs essaient là-haut d’enfoncer la porte de fer.
Paraissent, dans le fourré de gauche, Lantenac et Halmalo.
HALMALO.
Monseigneur, vous avez à gauche le ravin, à droite, la forêt.
LANTENAC.
Et la liberté. C’est bien. Va, prends les devants. Laissons une certaine distance entre nous. Je te suis dans deux minutes. Va !
Halmalo disparaît dans les broussailles. Entrent Cimourdain, Gauvain, Radoub, Guéchamp, soldats.
PARISIEN, allant à Radoub.
Eh bien, cette porte ?
RADOUB.
Hé ! les barres de fer s’y cassent comme des allumettes !
GAUVAIN.
Une armée impuissante à sauver trois enfants !
CIMOURDAIN.
Les malheureux aussi qui font à des enfants la guerre !
LANTENAC, à part, prêtant l’oreille.
Qu’est-ce donc qui se passe là ?
LA FLÉCHARDE, au dehors.
Où sont-ils ? où sont-ils ?
RADOUB.
Ah ! bon Dieu ! c’est la mère !
LA FLÉCHARDE, entrant.
Mes enfants !
Apercevant Radoub.
Je vous cherchais. Vous les avez trouvés ? Où sont-ils ?
RADOUB.
Non ! je... je ne les ai pas trouvés.
LA FLÉCHARDE.
Vous m’avez dit qu’ils étaient dans la Tourgue.
RADOUB.
Ils n’y sont plus
LA FLÉCHARDE.
Alors, où sont-ils ? – Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’ils seraient dans cette grande maison qui brûle ?
RADOUB.
La Flécharde ! ne restez pas ici. Venez ! venez-vous en !
LA FLÉCHARDE.
Vous voulez que je m’en aille ? Ils sont là !
RENÉ-JEAN, paraissant à la fenêtre du Châtelet.
Au secours !
LA FLÉCHARDE, avec un cri terrible.
Ah ! René-Jean ! Les voilà ! Mes enfants ! Mais ils vont brûler ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Qui donc a mis mes enfants là ? Qu’est-ce que c’est cette affreuse maison ? On est donc des monstres ?
LANTENAC, à lui-même.
La clef de la porte de fer ? Est-ce que je ne l’ai pas sur moi ?
Il la tire de sa poche.
La voilà !
RENÉ-JEAN et GROS-ALAIN, passent affolés et levant les bras devant la fenêtre.
Au secours !
LA FLÉCHARDE.
Au secours ! ils crient au secours ! Vous n’entendez donc pas ! Comment ! on va laisser mourir ces pauvres petits ! mourir comme ça ? Non ! je suis folle ! c’est une chose impossible ! impossible !
LANTENAC, à lui-même, avec fureur.
Hé ! oui ! c’est une chose impossible ! Allons !
Il rentre dans la Tourgue.
LA FLÉCHARDE, courant à Cimourdain.
Ah ! vous, c’est vous le chef. Oh ! grâce ! ayez pitié de moi ! je vous en prie ! je vous en prie !
CIMOURDAIN.
Je souffre avec vous, pauvre mère !
LA FLÉCHARDE.
Oui, vous êtes bon, oui. Eh bien, vous avez là des hommes, ils sont assez nombreux, Dieu merci ! Essayez quelque chose.
CIMOURDAIN, levant les bras avec désespoir.
Hé ! que voulez-vous, pauvre femme ?
LA FLÉCHARDE.
Ce que je veux ! – Ah ! je veux mes enfants à la fin ! il me faut mes enfants ! Ou alors tuez-moi ! Mes enfants ! Ah ! l’horrible feu ! qu’on les en ôte ou qu’on m’y jette !
Lantenac paraît à la fenêtre du Châtelet.
TOUS.
Lantenac !
LA FLÉCHARDE.
Enfin ! quelqu’un.
Elle crie à Lantenac.
Ce sont mes enfants !
Lantenac fait passer hors de la croisée l’extrémité d’une énorme échelle, qu’il laisse ensuite glisser sur le rebord de l’appui extérieur jusqu’au fond du ravin. Radoub et les soldats courent la recevoir. Dès qu’elle est posée, huit ou dix hommes y montent et s’y étagent du haut en bas, adossés aux échelons. Lantenac apporte dans ses bras Gros-Alain.
Alain ! mon Alain !
Le premier soldat reçoit Gros-Alain, le passe au-dessous de lui au second, qui le passe à un autre. L’enfant arrive ainsi de bras en bras jusqu’au bas de l’échelle, au milieu des battements de mains et des cris de joie. Même manœuvre pour René-Jean, et enfin pour Georgette. La mère reçoit tour à tour ses enfants, les appelant, riant, pleurant, les couvrant de baisers éperdus.
RADOUB.
Tous sont sauvés !
La Flécharde emporte ses trois petits en poussant un cri de joie.
LES SOLDATS.
Vive la république !
LANTENAC, qui, à son tour, est descendu à la moitié de l’échelle.
Vive le roi !
RADOUB.
Tu peux bien crier tout ce que tu voudras et dire des bêtises si tu veux, tu es le bon Dieu !
Lantenac arrive au bas de l’échelle, fait quelques pas. Tous s’écartent sur son passage, et s’inclinent.
CIMOURDAIN, lui met la main sur l’épaule.
Je t’arrête.
LANTENAC, se retournant.
Je t’approuve.
ACTE IV
Onzième Tableau
LA COUR MARTIALE
Salle basse dans la Tourgue. Portes à droite et à gauche. Pan coupé au fond, à gauche. Une table est posée devant, adossée à un faisceau de drapeaux tricolores. Sur la table, deux chandelles allumées ; papier plumes, écritoire. Escabeaux et chaises.
Scène première
LAMANÈCHE, PARISIEN, deux soldats disposant la salle, plus tard, GAUVAIN
LAMANÈCHE, à un des soldats.
Remontez un peu le drapeau de droite. Assez ! c’est bien. – Maintenant, les chaises pour les trois juges de la cour martiale.
PARISIEN.
Quels seront ces juges, caporal ?
LAMANÈCHE.
Eh ! d’abord, le citoyen Cimourdain, le délégué du Comité de salut public, qui présidera. Et puis, un officier et un sous-officier. L’officier, ce ne sera pas le commandant Gauvain, parce que le citoyen Cimourdain a dit qu’il était trop proche parent pour être juge ; ce sera le capitaine Guéchamp. Le sous-officier, ce sera le sergent Radoub. Et c’est moi qui ferai l’office de greffier. – Devant la table, un tabouret pour l’accusé.
PARISIEN.
Il ne manque plus rien ?
LAMANÈCHE.
Non. Ah ! seulement il faut mettre sur la table, devant le président, ces deux affiches, – le décret de la Convention frappant de la peine de mort tout chef insurgé et quiconque le cachera ou favorisera son évasion, – et la mise hors la loi de Lantenac lui-même.
PARISIEN.
S’il est hors la loi, ce n’est pas bien la peine de le juger !
LAMANÈCHE.
Oh ! sans doute ! la cour martiale ne fera que constater l’identité et appliquer le décret.
PARISIEN.
Ce malheureux Lantenac ! il n’a pas de chancel il va avoir le cou coupé pour la seule bonne action qu’il ait peut-être faite dans toute sa vie !
LAMANÈCHE.
Dame ! la loi est la loi !
On frappe à la porte de gauche.
PARISIEN.
On frappe.
LAMANÈCHE.
Qui est là ?
GAUVAIN, au dehors.
C’est moi. Ouvrez.
LAMANÈCHE.
Le commandant !
Il tire une clef de sa poche et va ouvrir.
GAUVAIN, entrant.
Pour quelle raison tenez-vous cette porte fermée ?
PARISIEN.
Mon commandant, c’est que la porte du cachot où est le prisonnier ne se ferme, vous voyez, que par un verrou. Pour lors, le citoyen Cimourdain nous a donné l’ordre de fermer toujours à double tour la porte du corps de garde, en entrant et en sortant.
GAUVAIN.
C’est bien ! – Laissez-moi.
PARISIEN.
Faut-il laisser la porte ouverte, mon commandant ?
GAUVAIN.
Non. Fermez-la en dehors. Je vous appellerai quand je voudrai sortir.
Sortent par la gauche Parisien, Lamanèche et les deux soldats.
Scène II
GAUVAIN, seul, puis LANTENAC
GAUVAIN, seul.
Allons !
Il fait quatre ou cinq pas vers la porte de droite, et s’arrête.
Eh ! qu’est-ce que j’ai donc à hésiter encore ? Est-ce que ma résolution n’était pas prise ? Lantenac à présent n’est plus l’ennemi, il est le sauveur, et je ne peux pas, je ne dois pas laisser punir de mort son désintéresse ment superbe. Allons !
Il va jusqu’à la porte, et, au moment de tirer le verrou, il s’arrête de nouveau.
Ah ! c’est que pourtant, – ne nous le dissimulons pas, – je vais prendre là une responsabilité effrayante ! Cimourdain tient Lantenac, la république tient l’homme du roi, l’homme du passé, l’ami de l’étranger, le traître à la patrie. Lantenac vivant, la Vendée renaît. Et c’est moi, moi qui le sauve ! – Alors, c’est bien, va, fais les affaires des Anglais, passe à l’ennemi, délivre Lantenac, et trahis la France ! Non ! non ! allons-nous-en d’ici ! ce n’est pas possible ! –
Il retourne sur ses pas, comme pour sortir. Arrivé à la table, il s’y accote, pensif.
Ainsi, cet homme, pour trois enfants, les siens ? non ; de sa famille ? non ; de sa caste ? non ; pour trois petits paysans, trois petits pauvres, les premiers venus, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé, libre, vainqueur, car l’évasion est un triomphe, aura renoncé à sa revanche, oublié ses idées, compromis sa cause. Et nous, qu’est-ce que nous allons faire ? Nous allons le tuer ! Quel salaire de l’héroïsme ! Répondre à un acte magnanime par un acte sauvage ! donner ce dessous à la révolution ! quel rapetissement pour la république ! Ah ! l’idée d’un tel abaissement est plus intolérable encore !
Il marche de nouveau vers la porte, avec indécision.
Voyons un peu ce qu’il va dire.
Il va tirer le verrou et ouvre la porte.
Venez.
LANTENAC, dans le cachot.
Qu’est-ce que c’est ? Que me veut-on ?
Il paraît sur le seuil.
Tiens, c’est vous ! Bonjour, monsieur. Voilà pas mal d’années que je n’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Vous me faites la grâce de venir me voir. Je vous remercie. Je commençais à m’ennuyer. Vos amis perdent leur temps ; des constatations d’identité, des cours martiales, c’est long toutes ces manières-là ! J’irais plus vite en besogne. Enfin ! il paraît que demain matin je ferai connaissance avec votre guillotine. Et, en attendant, vous me favorisez d’une petite visite d’amitié. À merveille. Je suis ici chez moi. Ayez donc, je vous prie, la bonté de vous asseoir.
Il s’assied. Gauvain reste debout, l’écoutant gravement et en silence.
Monsieur le vicomte, vous ne savez peut-être plus ce que c’est qu’un gentilhomme. Eh bien, en voilà un, c’est moi. Regardez ça, C’est curieux ; ça croit à la tradition, ça croit à ses aïeux, ça croit à la fidélité, au devoir envers son prince, au respect des vieilles lois, à la vertu, à la justice ; et ça vous ferait fusiller avec plaisir. – Mais des nobles, vous ne voulez plus en avoir, n’est-ce pas ? Eh bien, soyez tranquille, vous n’en aurez plus. Faites en votre deuil. Vous n’aurez plus de paladins, vous n’aurez plus de héros. Bonsoir, les grandeurs anciennes ! Trouvez-moi un d’Assas à présent ! Vous n’aurez plus de ces fières journées militaires où les panaches passaient comme des météores, vous êtes un peuple fini. Vous n’aurez plus Agnadel, Rocroy, Denain, la Marsaille, Fontenoy ; vous n’aurez plus Marignan avec François Ier, vous n’aurez plus Bouvines avec Philippe-Auguste ! Allez ! allez ! faites ! Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits !
Il se lève.
– Mais laissez-nous grands. Tuez les rois, tuez les nobles, abattez, ruinez, massacrez. C’est tout ce que vous saurez jamais faire ! Vous êtes des traîtres et des lâches, incapables de dévouement et de sacrifice. J’ai dit. Maintenant, faites-moi guillotiner, monsieur le vicomte, j’ai l’honneur d’être votre très humble. – Je vous dis vos vérités. Ça m’est bien égal ! Je suis mort.
GAUVAIN a défait son manteau de commandant et le jette sur les épaules de Lantenac.
Vous êtes libre.
LANTENAC.
Eh bien, qu’est-ce que tu fais ?
GAUVAIN, il va frapper du poing la porte de gauche.
Ouvrez-moi.
La porte s’ouvre. Élevant la voix.
Vous aurez soin de refermer la porte derrière moi.
Il rabat le capuchon sur le visage de Lantenac, et lui montre la porte ouverte.
LANTENAC, le regarde stupéfait, passe devant lui, s’arrête, se retourne, le regarde de nouveau, puis levant la main et faisant claquer son médius contre son pouce.
Ma foi !
Il sort. La porte est refermée derrière lui à double tour.
Scène III
GAUVAIN, seul, puis CIMOURDAIN, RADOUB, GUÉCHAMP, PARISIEN, LAMANÈCHE, soldats
GAUVAIN, près de la porte, prêtant l’oreille.
Il s’en va d’un pas tranquille et fier. Devant le capuchon du chef, les soldats s’écartent sans doute, Oui, j’entends la sentinelle qui lui présente les armes. Il est dehors. Dans la nuit, en moins d’une minute, il aura gagné la forêt. – C’est fait. C’est bien. Sa condamnation eût été l’acte irréparable. Sa délivrance est l’acte coupable que peut racheter un grand exemple.
Au dehors, les tambours battent aux champs. Commandement de : Présentez armes.
Ah ! Cimourdain, la cour martiale. Il était temps !
Il entre vivement dans le cachot. Cimourdain, Guéchamp, Radoub, Lamanèche, entrent par la gauche et prennent place à la table ; Cimourdain au milieu, Guéchamp à sa droite, Radoub à sa gauche ; Lamanèche sur un tabouret s’assied au bas bout. Parisien et huit soldats, sabre au côté, fusil l’épaule, se rangent dans la salle. D’autres, sans armes s’entassent à la porte de gauche.
CIMOURDAIN.
Ouvrez le cachot, et amenez le prisonnier.
Un soldat se dirige vers la porte du cachot ; avant qu’il y soit arrivé, la porte s’ouvre, et Gauvain paraît sur le seuil.
Gauvain ! Je demande le prisonnier.
GAUVAIN.
C’est moi.
CIMOURDAIN.
Toi ? – Mais Lantenac ?
GAUVAIN.
Il est libre.
CIMOURDAIN.
Libre ! – Évadé ?
Il va, éperdu, à Gauvain.
GAUVAIN.
Évadé.
CIMOURDAIN, avec un tremblement dans la voix.
En effet, ce château est à lui, – il en connaît les issues, – l’oubliette communique peut-être à quelque sortie, – j’aurais dû y songer, – il aura trouvé moyen de s’enfuir, il n’aura eu besoin pour cela de l’aide de personne.
GAUVAIN.
Il a été aidé.
CIMOURDAIN.
À s’évader ?
GAUVAIN.
À s’évader.
CIMOURDAIN.
Qui l’a aidé ?
GAUVAIN.
Moi.
CIMOURDAIN.
Toi ! – Tu rêves !
Il entre vivement dans le cachot et en ressort, pale, la tête basse, comme écrasé.
GAUVAIN.
J’ai ouvert ce cachot, j’étais seul avec le prisonnier, j’ai ôté mon manteau, je le lui ai mis sur les épaules, je lui ai rabattu le capuchon sur le visage, il est sorti à ma place, et je suis resté à la sienne.
CIMOURDAIN, d’un ton de reproche navré.
Tu n’as pas fait cela !
GAUVAIN.
Je l’ai fait.
CIMOURDAIN, d’une voix sourde.
Alors, tu mérites...
GAUVAIN.
La mort.
Cimourdain, anéanti, posse lentement et la tête penchée devant Gauvain, s’arrête un instant accablé, puis, redressant le front, va se replacer à la table sur son siège de juge.
CIMOURDAIN, raffermissant sa voix.
Faites asseoir l’accusé.
Gauvain s’assied sur un tabouret devant la table. À deux des soldats.
Tirez vos sabres.
Ils exécutent l’ordre.
Accusé, répondez.
Gauvain se lève.
Vos noms et qualités ?
GAUVAIN.
Gauvain, commandant en chef de la colonne expéditionnaire des Côtes-du-Nord.
CIMOURDAIN.
Êtes-vous parent ou allié de l’homme évadé ?
GAUVAIN.
Je suis son petit-neveu.
CIMOURDAIN.
Vous connaissez le décret de la Convention ?
GAUVAIN.
J’en vois l’affiche sur votre table.
CIMOURDAIN.
Qu’avez-vous à dire sur ce décret ?
GAUVAIN.
Que je l’ai contresigné, que j’en ai ordonné l’exécution, et que c’est moi qui ai fait faire cette affiche, au bas de laquelle est mon nom.
CIMOURDAIN.
Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
GAUVAIN.
Ceci. Une bonne action, vue de trop près, m’a caché cent actions criminelles ; d’un côté un vieillard, de l’autre des enfants, tout cela s’est mis entre, moi et le devoir. J’ai oublié les villages incendiés, les prisonniers massacrés, les femmes fusillées, j’ai oublié la France livrée à l’Angleterre ; j’ai mis en liberté le meurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, je semble parler contre moi ; c’est une erreur, je parle pour moi. Quand le coupable reconnaît sa faute, il sauve la seule chose qui vaille la peine d’être sauvée, l’honneur.
CIMOURDAIN.
Est-ce là tout ce que vous avez à dire pour votre défense ?
GAUVAIN.
J’ajoute qu’étant le chef, je devais l’exemple, et qu’à votre tour, étant les juges, vous le devez.
CIMOURDAIN.
Quel exemple demandez-vous ?
GAUVAIN.
Ma mort.
CIMOURDAIN.
Vous la trouvez juste ?
GAUVAIN.
Et nécessaire.
CIMOURDAIN.
Asseyez-vous.
Gauvain s’assied.
Il va être procédé au vote. La sentence sera rendue à la majorité simple. Chaque juge émettra son opinion à son tour, à haute voix, en présence de l’accusé, la justice n’ayant rien à cacher. – La parole est au premier juge. Parlez, capitaine Guéchamp.
GUÉCHAMP, les yeux baissés, et fixés sur l’affiche du décret.
La loi est formelle. Par suite d’un accès de pitié, la patrie est remise en danger. La pitié peut avoir les proportions d’un crime. Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac. Gauvain est coupable. Je vote la mort.
CIMOURDAIN, à Lamanèche.
Écrivez, greffier.
GAUVAIN.
Guéchamp, vous avez bien voté, et je vous remercie.
CIMOURDAIN.
La parole est au deuxième juge. Parlez, sergent Radoub.
RADOUB, se levant.
Si c’est ça, alors guillotinez-moi ! car j’en donne ici ma plus sacrée de parole, je voudrais avoir fait, d’abord ce qu’a fait le vieux, et ensuite ce qu’a fait mon commandant. Quand j’ai vu cet individu de quatrevingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les trois mioches, j’ai dit : Bonhomme, tu es un brave homme ! et quand j’apprends que c’est mon commandant qui a sauvé le vieux de votre bête de guillotine, je dis : Mon commandant, vous devriez être mon général et vous êtes un vrai homme ! – Ah ça ! est-ce qu’on va être des imbéciles à présent ! Si c’est pour des choses comme ça qu’on a gagné la bataille de Jemmapes, la bataille de Valmy, la bataille de Fleurus et la bataille de Wattignies, alors il faut le dire. Comment ! voilà le commandant Gauvain qui depuis quatre mois mène toutes ces bourriques de royalistes tambour battant, et qui sauve la république à coups de sabre, et qui a fait la chose de Dol où il fallait joliment de l’esprit, et, quand vous avez cet homme-là, vous tâchez de ne plus l’avoir ! et au lieu d’en faire votre général vous voulez lui couper le cou ! Alors, va-t’en à tous les diables, je ne sais plus du tout de quoi il est question. – Ah ça ! voyons ! il fallait donc que le vieux laisse brûler les mômes tout vifs ? il fallait donc que mon commandant laisse couper la tête au vieux ? Une supposition, les mioches seraient morts, le bataillon du Bonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c’est ça qu’on voulait ? – Je résume ma manière de voir. Je n’aime pas les choses qui ont l’inconvénient de faire qu’on ne sait plus du tout où on en est. Pourquoi diable nous faisons-nous tuer ? Pour qu’on nous tue notre chef ? Pas de ça, Lisette ! Je veux mon chef ! il me faut mon chef ! Je l’aime encore mieux aujourd’hui qu’hier. L’envoyer à la guillotine ! mais vous me faites rire ! Tout ça, nous n’en voulons pas. – J’ai écouté. On dira tout ce qu’on voudra. – D’abord, – pas possible !
Il se rassied.
CIMOURDAIN.
Vous votez pour que l’accusé soit absous ?
RADOUB.
Je vote pour qu’on le fasse le premier de la république.
CIMOURDAIN.
Je vous demande si vous votez pour qu’il soit acquitté, oui ou non ?
RADOUB.
Je vote pour qu’on me coupe la tête à sa place.
CIMOURDAIN.
Acquittement. – Écrivez, greffier.
LAMANÈCHE.
Une voix pour la mort, une voix pour l’acquittement. Partage.
Un silence.
CIMOURDAIN se lève, et, d’une voix grave et lente.
Accusé Gauvain, la cause est entendue.
Gauvain se lève.
Au nom de la république, la cour martiale, à la majorité de deux voix contre une... – vous condamne à la peine de mort.
Sourde rumeur dans les assistants.
Gauvain, vous serez exécuté demain au lever du soleil.
GAUVAIN salue.
Je remercie la cour.
CIMOURDAIN.
La séance est levée.
RADOUB veut parler à Cimourdain, parler à Gauvain ; il ne peut faire que les gestes, les paroles lui restent dans la gorge, dit vite et bas à Lamanèche qui est près de lui.
Emmène-moi. Je me trouverais mal !
Il sort entraîné par Lamanèche. Guéchamp le suit. Puis Cimourdain, droit, morne, pareil à un spectre qui marche. Les soldats armés sortent derrière lui.
Scène IV
GAUVAIN, puis CIMOURDAIN
GAUVAIN, seul, vient s’asseoir sur un tabouret.
Pauvre Cimourdain ! – C’est pour ce grand cœur qu’est toute la torture et toute la souffrance.
Entre Cimourdain, sans ses insignes. Il s’approche de Gauvain, qui, absorbé dans sa pensée, ne l’a ni vu ni entendu, il s’agenouille, soulève doucement la main pendante de Gauvain, et pose ses lèvres dessus.
GAUVAIN, se retournant.
C’est vous, mon maître.
CIMOURDAIN.
Gauvain !
GAUVAIN.
Je pensais à vous.
Posant la main sur l’épaule de Cimourdain.
Cette marque que je vois sur votre front, c’est la trace de la balle que vous avez reçue pour moi. Aujourd’hui encore, vous étiez dans cette mêlée à côté de moi et à cause de moi. J’existe par vous. Sans vous, j’aurais grandi petit. Je n’étais qu’un seigneur, vous avez fait de moi un citoyen ; je n’étais qu’un citoyen, vous avez fait de moi un esprit. Ô mon maître, je vous remercie. C’est vous qui m’avez créé.
CIMOURDAIN.
Gauvain !...
Gauvain le relève, il s’assied sur un tabouret près de lui.
Elle est terrible, Gauvain, cette année que nous traversons !
GAUVAIN.
Elle est encore plus prodigieuse, mon maître ! Son œuvre visible est farouche, son œuvre invisible est sublime.
CIMOURDAIN, avec un regard inquiet vers Gauvain.
Alors, Gauvain, tu l’absous ?
GAUVAIN.
Elle compense la rigueur dans la justice par la grandeur dans le dévouement.
CIMOURDAIN.
Tu l’absous, mon Gauvain !
GAUVAIN.
Je l’admire. Mais laissons le moment présent, voulez-vous ?
Parlons d’autre chose.
CIMOURDAIN.
De quoi veux-tu parler ?
GAUVAIN.
Parlons – de l’avenir.
CIMOURDAIN.
Oh ! oui, c’est cela, de l’avenir ! Qu’importe la minute qui passe ! qu’importe notre vie à nous qui passons avec elle ! – Souffrons, mourons, tout est bien, n’est-ce pas ? pourvu que ceux qui viendront après nous triomphent et rayonnent ! Tu as raison, mon fils. Toujours en avant ! Regardons du côté de l’aurore, de l’éclosion, de la naissance.
Passant son bras autour du cou de Gauvain.
Parlons de l’avenir !
Douzième Tableau
CEPENDANT LE SOLEIL SE LÈVE
À gauche, la Tourgue, dont on voit, cette fois, la partie supérieure, la plate-forme, s’élevant à la hauteur de la moitié du théâtre ; la partie basse se perd dans les dessous. Le creux du ravin la sépare de l’avant scène. À droite, un peu plus bas que la Tourgue, le plateau où est dressé l’échafaud, que cache un accident de terrain boisé. Au milieu, entre la Tourgue et le plateau, un chemin, qui monte du ravin, débouche de droite à gauche sur le premier plan, puis tourne de gauche à droite pour atteindre le plateau. Dans cet espace vide, on voit au fond de l’horizon se lever le soleil.
Sur la plate-forme, assis sur un siège surmonté d’un faisceau de drapeaux, se tient CIMOURDAIN, en costume de délégué civil, le chapeau à plumes tricolores sur la tête, le sabre au côté, les pistolets à la ceinture. Sur le devant, GUÉCHAMP, le sabre à la main. À droite, RADOUB, PARISIEN, LAMANÈCHE et les quatre survivants du bataillon du Bonnet-Rouge. Au milieu LA FLÉCHARDE et les trois enfants. La troupe fait la haie, l’arme au pied. Le cortège débouche du chemin creux. En tête, les tambours voilés d’un crêpe, battant une marche funèbre. Puis un peloton, l’arme basse. Puis, GAUVAIN, en manches de chemise, son uniforme boutonné à son cou et passé sur ses épaules, l’épée au côté. Un autre peloton suit.
Quand Gauvain passe, Guéchamp lève son sabre la troupe présente les armes.
La Flécharde et les enfants à genoux tendent les bras vers Gauvain en pleurant. Il leur envoie un baiser.
Au moment où il arrive au tournant du chemin supérieur, le soleil, derrière lui, l’enveloppe et le met comme dans une gloire. Il se retourne vers Cimourdain, et, avec un sourire, lui adresse de la main un geste d’adieu. Cimourdain soulève son chapeau et le salue.
Quand il a disparu, les soldats n’y tiennent plus, ils rompent les rangs, jettent leurs fusils, quelques-uns tombent à genoux, tous ils tendent les bras vers la plate-forme.
TOUS, crient.
Grâce ! grâce !
LA FLÉCHARDE, et les trois enfants à genoux.
Grâce !
GUÉCHAMP.
Grâce ! entendez ! voyez ! Une armée ! une armée qui pleure !
RADOUB.
Reçoit-on des remplaçants pour cela ? me voici !
PARISIEN, du haut du chemin supérieur.
Il est sur l’échafaud ! Grâce !
CRI DE TOUS.
Grâce ! grâce !
CIMOURDAIN, d’une voix basse et sinistre.
Force à la loi !
LA VOIX DE GAUVAIN.
Vive l’humanité !
Un coup sourd retentit. Une clameur s’élève.
CIMOURDAIN, à demi-voix.
Attends-moi !
Il a saisi un de ses pistolets, il se l’applique au cœur, et tire. Il tomba à la renverse.
RADOUB.
Il s’est tué ! – Tous deux morts ! Ensemble !
LA FLÉCHARDE, à genoux, serrant ses enfants sur sa poitrine.
Ah ! c’est affreux !
RADOUB, soulevant son chapeau.
C’est grand tout de même !