La Fête de Molière (Joseph-Isidore SAMSON)
Comédie épisodique en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Royal de l’Odéon, le 15 janvier 1825.
Personnages
MOLIÈRE
LA FONTAINE
CHAPELLE
MONDORGE, comédien de province
DURAND, voisin de Molière
BRÉCOUR, camarade de Molière
GODEMER, valet de Chapelle
MADAME MOLIÈRE
LAFORÊT, servante de Molière
COMÉDIENS du théâtre de Molière
La scène est à Auteuil, dans le cabinet de Molière.
Scène première
MOLIÈRE, LAFORÊT
Molière est assis et tient un manuscrit ; il est dans l’attitude d’un homme qui vient de lire.
MOLIÈRE.
Qu’en dis-tu, Laforêt ?
LAFORÊT.
Moi ? je dis que c’est drôle.
De Nicole, surtout, j’aime beaucoup le rôle.
Cette rieuse-là fera rire, je crois ;
Et vous savez, monsieur, que je m’y connais, moi,
N’est-ce pas ?
MOLIÈRE.
J’en conviens ; tu ne te trompes guère :
Tout ce qui te fait rire amuse le parterre.
Le naturel te frappe, et d’abord tu le sens.
LAFORÊT.
Je n’ai pas grand esprit, mais j’ai du gros bon sens.
Lorsque je vous entends lire une comédie,
Je vois si ça m’amuse, ou bien si ça m’ennuie ;
Voilà tout mon secret. Puis, il faut dire tout,
N’entendre que du bon, ça vous forme le goût :
Aussi je connais bien votre façon d’écrire.
Vous souvient-il qu’un jour vous voulûtes me lire,
Comme de vous, (c’était pour me jouer un tour),
Une scène... je crois, de votre ami Brécour ?
Mais, dès les premiers mots, je me suis mise à dire :
Hom !... ça n’est pas de vous ; ça ne me fait pas rire.
MOLIÈRE.
Oui, je m’en ressouviens : Brécour était présent.
Il fut très peu flatté, je crois, du compliment.
LAFORÊT.
C’est que ça n’était pas du tout votre manière.
Dame ! il n’est pas aisé de faire du Molière.
Mais, bon ! À quoi vous sert d’avoir autant d’esprit ?
Molière nous fait rire, et jamais il ne rit.
On prendrait, à son air sombre et mélancolique,
L’auteur de Pourceaugnac pour un auteur tragique.
MOLIÈRE.
C’est que je réfléchis, j’observe à tout moment :
Cela me rend rêveur.
LAFORÊT.
Oh ! je sais bien vraiment
Que vous nous observez ; on connaît vos finesses :
J’ai souvent retrouvé de mes mots dans vos pièces.
Malin, vous me pillez, et de ce que j’ai dit
Marinette et Dorine ont bien fait leur profit.
MOLIÈRE.
Cela te fâche-t-il ?
LAFORÊT.
Me fâcher ?... Au contraire ;
D’amuser le public je me sens toute fière :
Et puis, ce qui vous plaît me fâche-t-il en rien ?
Je vous grande souvent ; mais je vous aime bien,
Et je voudrais vous voir d’une humeur moins farouche.
Quoi que vous en disiez, je sais ce qui vous touche,
Et ce qu’il faut penser de votre air soucieux.
On ne me trompe pas, et je lis dans vos yeux.
Vous avez du chagrin.
MOLIÈRE.
Moi ?
LAFORÊT.
Vous-même, et je gage
Que ce beau chagrin-là vient de votre ménage.
Votre femme peut-être est brouillée avec vous.
Elle est coquette... un peu, vous êtes très jaloux :
Cela produit parfois quelque fâcheuse scène.
Vous vous emportez, vous ; elle, fière et hautaine,
Refuse avec aigreur un éclaircissement
Qui mettrait fin bientôt à votre emportement.
Vous venez dans Auteuil cacher votre colère ;
Aussi nous y voilà... C’est l’usage ordinaire ;
Et, si vous n’aviez pas des motifs importants,
Dans le mois de janvier viendriez-vous aux champs ?
Mais qu’en arrive-t-il ? Qu’après huit jours d’absence,
N’y pouvant plus tenir, bouillant d’impatience,
Vous partez, vous courez à Paris demander
Un pardon, qu’on veut bien encor vous accorder,
Mais à condition que votre chère épouse
N’aura plus à souffrir de votre humeur jalouse.
Tout ce qu’on veut de vous, vous le jurez d’abord ;
Et puis c’est un bonheur, une joie, un transport !...
Vous en perdez l’esprit ; et ce rapatriage
Dure bien... quinze jours, mais jamais davantage.
MOLIÈRE.
Cette fois c’en est fait. je la fuis pour toujours.
LAFORÊT.
Nous ne sommes ici que depuis quatre jours :
Pour répondre de vous, attendez la huitaine.
MOLIÈRE.
Non, la raison triomphe, et je brise ma chaîne,
Et désormais, loin d’elle... Ah ! comme je l’aimais !
LAFORÊT.
Eh ! vous serez bientôt raccommodés.
MOLIÈRE.
Jamais.
LAFORÊT.
Bon ! jamais !... Laissez donc. C’est comme en vos ouvrages,
Où ça finit toujours par quelques mariages :
De même, entre elle et vous un raccommodement,
De vos brouilles toujours voilà le dénouement.
MOLIÈRE.
Non, non ; je suis trop las de son humeur légère.
Qu’elle se livre au soin de briller et de plaire,
Sans craindre de trouver encor sur son chemin
D’un mari qui déplaît le visage chagrin !
Elle ne lira plus, troublée à mon approche,
Dans mon regard sévère un trop juste reproche ;
Elle n’entendra plus d’importunes douleurs.
Dans le cercle brillant de ses adorateurs,
Loin d’un censeur fâcheux trop heureuse de vivre,
Qu’elle respire à l’aise un encens qui l’enivre !
Que m’importe ? Je fus trop longtemps malheureux :
L’oublier et la fuir, c’est tout ce que je veux.
LAFORÊT.
Votre retraite ici doit donc être éternelle ?
Il faudra bien qu’un jour vous jouiez avec elle,
Que vous la revoyiez sur le théâtre... Eh bien !
Que ferez-vous alors ?
MOLIÈRE.
Je ne lui dirai rien.
LAFORÊT.
L’expédient est bon !... Mais si dans votre rôle,
Il faut à votre femme adresser la parole,
Vous serez bien forcé de le faire, et voilà
Ce qui m’empêcherait d’aimer ce métier-là.
Ça doit être gênant de prendre un air aimable
Avec ceux que souvent on enverrait au diable ;
Et l’on doit éprouver un terrible embarras
À conter des douceurs aux gens qu’on n’aime pas.
Mais vous, c’est différent ; ce cas n’est pas Je vôtre :
Plus que vous ne croyez, vous vous aimez l’un l’autre,
Et vos débats ne sont que des malentendus.
MOLIÈRE.
Non, depuis trop longtemps elle ne m’aime plus.
Quand la cour l’applaudit, quand la ville l’admire,
Le cœur de son époux ne peut plus lui suffire,
Et j’éprouve le sort, les dépits, les travers
De ces pauvres jaloux tant raillés dans mes vers ;
Aimant encor mon joug, honteux de ma faiblesse,
Jurant toujours de fuir, et revenant sans cesse.
Que de fois, à ses pieds, en murmurant tout bas,
J’implorai le pardon d’un tort que je n’eus pas !
Que de fois mon courroux renouvela la scène
D’Alceste furieux querellant Célimène ;
Comme lui trop crédule, abjurant ma fureur,
Et gardant mes soupçons dans le fond de mon cœur !
Ma pauvre Laforêt, si tu pouvais connaître
Les soucis renaissants, les tourments de ton maître,
Tu ne blâmerais plus son air sombre et chagrin.
J’ai payé cher l’honneur d’un renom incertain :
Je veux compter pour rien les tracas de coulisses,
La morgue des acteurs et l’humeur des actrices,
Peuple irascible et vain, peu docile à mes lois,
Dont l’amour se mesure aux recettes du mois ;
Mais ceux que sur la scène immola mon courage
Ne m’absoudront jamais de mon plus bel ouvrage :
Habiles à me nuire, à troubler mon repos,
Pour me persécuter ils s’unissent aux sots :
Car j’ai raillé les sots en démasquant les vices,
Et les sots des méchants sont toujours les complices.
Tout est mis en usage, écrits, sourdes rumeurs :
Dans un libelle infâme ils ont flétri mes mœurs !
Et, pour braver les traits dont leur haine m’accable,
Lorsque j’aurais besoin d’un ami véritable,
D’un cœur tendre ou je pusse, en un doux entretien,
Verser tous les ennuis qui dévorent le mien,
Je ne trouve chez moi qu’une femme frivole,
Qui d’un mot caressant jamais ne me console,
Dont la légèreté vient accroître mes maux,
Et me condamne encore à des chagrins nouveaux !
LAFORÊT.
Dites-moi donc d’où vient la dernière querelle ;
Car vous me dites tout, à moi, votre fidèle.
MOLIÈRE.
Ce jeune duc, qu’on voit près d’elle chaque jour,
Dont les regards, les soins, tout atteste l’amour.
Son hommage la flatte... Elle l’aime sans doute,
Se rit de mes soupçons, lui sourit et l’écoute...
Mais je dois l’oublier : on prétend vainement
Ménager entre nous un raccommodement,
Et Chapelle, venu pour prendre sa défense,
A perdu près de moi toute son éloquence.
LAFORÊT.
Ah ! ah ! monsieur Chapelle ! Il n’a pas, ce matin,
En déjeunant chez nous, épargné notre vin...
Il n’était pas à jeun en venant ; je me doute
Qu’il était un peu gris quand il s’est mis en route.
MOLIÈRE.
Mais j’entends quelque bruit... Qu’est-ce donc, Laforêt ?
LAFORÊT, regardant par la fenêtre.
C’est votre ami Chapelle ; il gronde son valet,
Et le vieux Godemer entre ses dents murmure.
Ils reviennent chez vous.
MOLIÈRE.
Quelque folle aventure,
Quelque trait de Chapelle !
LAFORÊT.
Ah ! les voici tous deux.
Mon ouvrage m’attend ; je vous laisse avec eux.
Elle sort.
Scène II
MOLIÈRE, CHAPELLE, GODEMER
CHAPELLE, tenant Godemer par l’oreille et le poussant sur la scène.
Ah ! je vous apprendrai, maraud, à vous connaître.
GODEMER.
Vous savez bien, monsieur...
CHAPELLE.
Vis-à-vis de son maître,
Dans mon carrosse, oser se placer sans façon !
Sans me le demander !
GODEMER.
Demander ? À quoi bon ?
Depuis que je vous sers, vous savez bien vous-même
Que c’est ma place.
CHAPELLE.
Paix ! à mon ordre suprême
Vous deviez obéir, et ne répliquer rien.
Vous êtes mon valet, drôle ; entendez-vous bien ?
GODEMER.
Je ne le sais que trop ; il est gai, mon service !
Endurer tous les jours quelque nouveau caprice,
Quelque reproche injuste, et quelquefois des coups ;
Car l’ivresse vous rend méchant, dur.
CHAPELLE.
Taisez-vous.
Loin de s’enorgueillir d’un maître qui sait vivre,
Le coquin trouve mal, je crois, que je m’enivre.
Il ose d’un tel goût me blâmer aujourd’hui,
Tout comme si vraiment c’était nouveau pour lui.
À Godemer.
C’est, vous le savez bien, une habitude ancienne.
Mon ivresse est réglée : elle est quotidienne.
MOLIÈRE.
Mais d’où vient ta colère ?
CHAPELLE.
Écoute, et juge-nous.
À Godemer.
À sa décision, drôle, soumettez-vous,
Je déclare que, moi, je m’y soumets d’avance.
GODEMER.
Moi de même : monsieur est juste, et quand...
CHAPELLE.
Silence,
À Molière.
Babillard ! Or, écoute avec attention ;
Je serai clair et bref en ma narration.
Tu sais que ce matin, en te parlant morale,
Bonheur, paix domestique, union conjugale,
Je remplis et vidai mon verre fréquemment
(Car ton vin est parfait ; je t’en fais compliment) ;
Si bien donc que j’avais, en montant en voiture,
La tête assez pesante, et la marche peu sûre.
Je montai cependant : étendu dans le fond,
Je goûtai les douceurs d’un sommeil très profond :
Dans ma position, ce n’était pas merveille !
Mais voilà qu’un cahot en chemin me réveille ;
J’ouvre les yeux, regarde, et qu’est-ce que je vois ?
Montrant Godemer.
Ce maraud-là, placé tout vis-à-vis de moi,
Occupant le devant, sans respect pour son maître.
Je m’emporte ; je veux faire sortir le traître ;
Je veux que par derrière il monte au même instant :
Le coquin me résiste et veut rester devant.
Cocher, dis-je, en mettant la tête à la portière,
Vite ramène-nous chez mon ami Molière ;
Qu’il juge ce procès. Il revient, nous voici,
Et comme ton docteur dans Pourceaugnac, dixi.
GODEMER, à Chapelle.
Vous savez bien, monsieur...
CHAPELLE.
Silence !
À Molière.
Et toi, prononce.
MOLIÈRE.
Il faut de Godemer écouter la réponse.
Accusateur, j’ai dû t’entendre le premier :
L’accusé maintenant doit se justifier...
CHAPELLE.
À se justifier il ne peut pas prétendre.
Il a tort, cent fois tort.
MOLIÈRE.
Encor faut-il l’entendre.
GODEMER.
Monsieur...
CHAPELLE.
C’est un bavard, de qui les sots discours...
MOLIÈRE.
Je te condamnerai, si tu parles toujours.
CHAPELLE.
Qu’il parle donc, alors ; mais qu’il soit laconique.
Quand il aura parlé, je retiens la réplique.
MOLIÈRE, à Godemer.
Eh bien, que direz-vous ?
GODEMER.
Moi ? que pour mon malheur,
De monsieur que voilà je suis le serviteur
Depuis assez longtemps, pour mériter, je pense,
Que par quelques égards monsieur me récompense.
La place de devant, dont il est question,
Est depuis vingt-cinq ans en ma possession :
J’ai depuis vingt-cinq ans occupé cette place.
N’est-il pas ridicule aujourd’hui qu’on m’en chasse ?
Je n’ai point mérité ce traitement honteux,
À Chapelle.
Et dans votre carrosse on a place pour deux.
CHAPELLE.
Si je vous ai permis d’entrer dans ma voiture,
Je ne le permets plus : c’était par bonté pure...
Trop longtemps avec vous je me suis oublié ;
Faquin, montez derrière, ou bien allez à pied.
GODEMER.
Mais, a-t-on jamais vu plus bizarre caprice ?
Mes jambes, maintenant, refusent le service.
Quand je pouvais marcher, vous épargniez mes pas :
Vous voulez à présent ce que je ne peux pas.
Choisissez un laquais plus ingambe et plus leste ;
Je suis vieux, je suis bien en voiture, et j’y reste.
CHAPELLE.
Abuser à ce point de mon trop de bonté !
GODEMER.
Je ne suis point laquais, je ne l’ai point été.
Je suis valet de chambre, et certes je me pique
D’en remplir les devoirs.
CHAPELLE.
Insolent domestique !
Vous êtes ce qu’on veut ; ne l’oubliez jamais :
Chez moi, valet de chambre ; et quand je sors, laquais.
GODEMER.
Non, monsieur.
MOLIÈRE.
C’est assez ; écoutez ma sentence.
Godemer, à son maître on doit obéissance ;
Toi, tu dois des égards à ton vieux serviteur.
Terminez ces débats où règne trop d’aigreur :
Que le bon Godemer, sans plainte, sans murmure,
Monte, en sortant d’ici, derrière la voiture,
Au bout de la prairie elle s’arrêtera,
Et le plus humblement que faire se pourra,
Godemer suppliera mon vieil ami Chapelle
De lui restituer sa place habituelle :
En maître très clément d’un docile valet,
À Chapelle.
Tu lui diras : Montez ; ma bonté le permet.
Dans la voiture alors il reprendra sa place :
Toi, tu seras heureux et fier d’avoir fait grâce,
Et tu pourras en paix, après un trait si beau,
Aux douceurs du sommeil te livrer de nouveau.
CHAPELLE.
Molière, embrasse-moi... L’antique Aréopage
N’a jamais prononcé de jugement plus sage.
Oh bien donc ! en faveur d’un aussi bel arrêt,
Que de ce maraud-là le pardon soit complet.
Peu m’importe qu’il monte ou dedans ou derrière,
À Godemer.
C’est à son choix. Faquin, remerciez Molière.
GODEMER.
Monsieur...
CHAPELLE l’interrompt.
Vas-tu lui faire un long remerciement ?
Tais-toi... Ce cher Molière est un homme charmant...
À Molière.
Une chose pourtant vient obscurcir ta gloire ;
C’est vraiment malheureux.
MOLIÈRE.
Quoi ?
CHAPELLE.
Tu ne sais pas boire :
Cela te fera tort chez la postérité.
MOLIÈRE.
Ce reproche par toi ne fut pas mérité ;
Et je crains bien plutôt, s’il ne te faut rien taire,
Qu’on ne t’adresse un jour le reproche contraire.
CHAPELLE.
Ah ! vas-tu me prêcher ? Grâce pour aujourd’hui,
Molière, d’un sermon épargne-moi l’ennui.
L’austère Despréaux, traitant cette matière,
Hier m’a fatigué, pendant une heure entière,
D’un éloge pompeux de la sobriété ;
Mais c’est en l’enivrant que je l’ai réfuté.
Vous osez me blâmer !... Pauvres gens que vous êtes !
Vous ignorez l’ivresse et ses douceurs secrètes :
Aussi, tristes, fâchés, contre le genre humain
Vous pestez chaque jour, et vous pestez en vain.
Se tournant vers Godemer.
Moi, je suis toujours gai, si ce n’est quand je gronde ;
Sous un aspect riant j’envisage le monde.
Je bois à la santé de l’homme honnête et bon ;
Quant au méchant, je bois à sa conversion.
Au fond d’un cabinet jamais je ne m’enterre :
Les vers et les bons mots s’échappent de mon verre.
Le convive enchanté me fête et m’applaudit ;
Mais, quand je suis à jeun, j’ai cent fois moins d’esprit.
GODEMER.
Fort bien ! vantez l’ivresse ; oui, je vous le conseille :
C’est bien le cas, après une scène pareille.
CHAPELLE, à Godemer.
Eh bien ! tel que je suis, tu m’aimes, n’est-ce pas ?...
Allons, laissons Molière, et donne-moi le bras.
Quand je t’ai bien grondé, tu vois que tout s’arrange.
À Molière.
Adieu, mon cher ami, vous jugez comme un ange.
Pour finir nos débats qui renaissent toujours,
C’est à vous... à toi seul que nous aurons recours.
Il sort avec Godemer.
Scène III
MOLIÈRE, seul
À l’honneur qu’il me fait je suis vraiment sensible.
Mon pauvre ami Chapelle !... Il est incorrigible :
L’habitude est un mal que l’on ne peut guérir.
Avec tous ses défauts, il faut bien le souffrir,
Et sa gaîté vaut mieux que mon humeur chagrine.
Scène IV
MOLIÈRE, LAFORÊT
LAFORÊT.
Monsieur, quelqu’un attend dans la chambre voisine.
MOLIÈRE.
Qui ?
LAFORÊT.
Je ne sais ; chez vous je l’ai vu quelquefois.
Il n’est pas très bien mis : C’est un auteur, je crois.
Elle sort au moment où Mondorge entre.
Scène V
MOLIÈRE, MONDORGE
MONDORGE.
Cher Molière !
MOLIÈRE.
C’est toi, mon ancien camarade,
Mon cher Mondorge ! viens, qu’une tendre embrassade
Rapproche des amis séparés trop longtemps.
Je ne t’ai pas revu, je crois, depuis deux ans.
MONDORGE.
Cette époque à mon cœur sera toujours présente.
Membre assez distingué d’une troupe ambulante,
Je promène un talent qui fait seul tout mon bien.
J’étais fort malheureux alors, je m’en souviens ;
Et le jeune Baron, qui voit en toi son père,
Fidèle à tes leçons, soulagea ma misère.
Mais, à propos, Baron qui partout suit tes pas,
Où donc est-il ? Ici je ne l’aperçois pas.
MOLIÈRE.
Piqué de je ne sais quelle sotte querelle,
Baron a déserté ma maison paternelle.
MONDORGE.
Lui !
MOLIÈRE.
Que veux-tu ? J’ai fait des ingrats quelquefois.
MONDORGE.
Oh ! tous ne le sont pas ; crois-le bien.
MOLIÈRE, lui prenant la main.
Je le crois,
Mon ami ; j’en suis sûr ; mais causons d’autre chose,
Et que de ses chagrins mon âme se repose.
Oui, parlons, pour bannir des souvenirs fâcheux,
Du temps où nous étions camarades tous deux.
Trop comblé des faveurs du public et du prince,
J’ai regretté souvent mes succès de province.
Souvent, avec plaisir, je me suis rappelé
Mon Médecin volant, mon Jaloux barbouillé.
J’ai d’ouvrages meilleurs enrichi notre scène :
Mais ces triomphes-là n’excitaient point la haine.
Nous étions gais, heureux ; et cependant l’argent
Nous manquait quelquefois.
MONDORGE.
Cela se voit souvent ;
Et de la pauvreté des troupes dramatiques
Naissent des incidents imprévus et comiques :
Je veux t’en conter un. Nous étions à Noyon ;
Je jouais Jupiter dans ton Amphitryon,
Et des cieux Jupiter doit descendre en personne :
Mais nous n’avions, hélas ! ni nuages, ni trône.
Comment faire ? Un tonneau, d’une corde attaché
Fut le siège modeste où Jupin fut perché,
Quand il vient à l’époux dont il prit la figure
Révéler de la nuit la fatale aventure.
Les nuages étaient des morceaux de papier
Qui cachaient et la corde et ce trône grossier.
Au signal convenu, la grotesque machine
Descendit lentement ma personne divine :
Mais la corde en tournant fit tourner le tonneau.
Tu peux juger l’effet de ce plaisant tableau,
Et comme on rit de voir le maître du tonnerre,
Tout en pirouettant, descendre sur la terre.
MOLIÈRE.
D’un pareil dénouement je te suis obligé ;
C’est un effet auquel je n’avais pas songé.
Je reconnais bien là les acteurs de campagne,
Qu’ainsi que la gaîté, la misère accompagne.
Mais toi, l’ancien témoin de mes premiers travaux,
As-tu besoin de moi, de mes secours nouveaux ?
MONDORGE.
Non, tu m’as secouru jadis dans ma détresse ;
Tes ouvrages depuis ont rempli notre caisse.
Le public, dont le goût, par toi seul s’est mûri,
Ne te préfère plus Scarron et Montfleury,
En le faisant penser, tu sais le faire rire.
Il court en foule voir tes pièces qu’il admire ;
Et, devançant l’avis de la postérité,
Y trouve profondeur, comique et vérité.
C’est ainsi que toujours tu fus notre ressource ;
Tu nous sers de ta plume, et même de ta bourse.
MOLIÈRE.
Vous y pouvez puiser ; cette bourse est à vous,
Si du malheur un jour vous éprouviez les coups ;
Et des comédiens je veux être le père.
MONDORGE.
Avec orgueil un jour ils nommeront Molière.
Ils diront aux censeurs d’un art trop dénigré :
N’insultez plus cet art par Molière honoré.
MOLIÈRE.
Cet art, qui me distrait des ennuis littéraires,
M’attire les dédains de mes doctes confrères.
Ils m’ont fermé l’accès de cet auguste lieu,
À quarante immortels ouvert par Richelieu.
Chapelain, tant raillé par notre satirique,
Fut admis cependant au siège académique.
Après tout, que m’importe ? ils ont bien fait, je crois ;
Je ne leur en veux point. J’aime à travailler, moi :
Or, à l’Académie on ne travaille guère,
Je craindrais du fauteuil l’influence ordinaire ;
Oui, la contagion peut-être m’atteindrait :
Un sommeil éternel a pour moi peu d’attrait,
Et qu’on me blâme ou non, je préfère ma vie
À celle des oisifs de notre Académie.
MONDORGE.
Tu manques à leur gloire ; ils avoueront leur tort ;
Ils le répareront.
MOLIÈRE.
Oui, quand je serai mort.
À nous autres vivants on rend peu de justice ;
Nous essuyons les traits de l’humaine malice ;
Nos défauts sont comptés et frappent tous les yeux :
Mais quand nous sommes morts nous valons beaucoup mieux.
MONDORGE.
À l’admiration viendra s’unir l’estime.
Grand acteur, honnête homme et poète sublime,
Nos neveux, j’en suis sûr, juges plus éclairés,
Entoureront ton nom de ces titres sacrés.
MOLIÈRE.
De quelques titres vains que l’avenir me nomme,
Le titre préférable est celui d’honnête homme ;
De l’acquérir toujours je me suis efforcé,
Et je continuerai comme j’ai commencé.
Je ferai quelque bien : la gloire, on la conteste ;
Mais le bien qu’on a fait vous console et vous reste.
MONDORGE.
Molière, noble cœur !... Mais on vient en ce lieu.
J’ai tardé trop longtemps ; je me retire, Adieu
J’irai, si quelquefois tu souffres ma présence,
T’importuner encor de ma reconnaissance.
MOLIÈRE.
Reviens souvent me voir et causer avec moi.
Scène VI
MOLIÈRE, LA FONTAINE
LA FONTAINE.
Bonjour, mon vieil ami.
MOLIÈRE.
La Fontaine, c’est toi !
Pour moi cette journée est d’un bonheur extrême.
Je vois tous mes amis.
LA FONTAINE.
Tu sais combien je t’aime.
Deux puissantes raisons guident ici mes pas :
La première... Attends donc... Je ne m’en souviens pas.
MOLIÈRE.
Bon !... en semblables traits sa mémoire est féconde.
LA FONTAINE.
Je ne me souviens pas non plus de la seconde.
C’est singulier... J’ai beau vouloir me rappeler...
De deux choses ici j’avais à te parler,
D’une chose... fâcheuse, et d’une autre... agréable ;
J’accourais... Mais toujours je rêve à quelque fable,
Et j’ai tout oublié pour penser en chemin
À dame la belette, à Jeannot le lapin :
Ces personnages-là sont venus me distraire ;
Je ne suis occupé que de leur seule affaire...
Tu le vois, je ne puis du tout me souvenir
Du sujet important qui m’avait fait venir.
Dernièrement encor, je me rendis coupable
D’une distraction vraiment impardonnable.
Chez un de mes amis je m’en allais dîner ;
Je monte l’escalier, et m’apprête à sonner.
Le portier me rappelle ; alors moi, je m’arrête.
Monsieur, y pensez-vous ? Perdez-vous donc la tête ?
Que voulez-vous ? – Dîner. – Cela ne se peut pas,
Et votre ami, chez lui, ne prend plus ses repas.
Depuis plus de deux mois il a cessé de vivre.
Son convoi fut superbe, et je vous l’ai vu suivre.
Je fus, je l’avouerai, surpris de ce discours :
Je ne le croyais mort que depuis quelques jours.
MOLIÈRE.
Le trait est un peu fort, mais n’a rien qui m’étonne.
Et chez qui dînas-tu ce jour-là ?
LA FONTAINE.
Chez personne :
Je ne dinai pas.
MOLIÈRE.
Bon !
LA FONTAINE.
Je suis distrait... souvent
On me croit un peu bête.
MOLIÈRE.
Oui ; mais heureusement,
Ami, tes vers sont là pour prouver le contraire.
LA FONTAINE.
Je n’ai, je le sais bien, qu’un esprit ordinaire ;
Mais ce qui me console, au moins, on me croit bon ;
On m’appelle bonhomme, et j’aime ce surnom :
Il me plaît.
MOLIÈRE.
Tu vaux mieux que tous tant que nous sommes,
Et le bonhomme est mis au nombre des grands hommes.
LA FONTAINE.
Tu railles, mon ami. Moi, grand homme !... Eh ! bon Dieu,
Qu’ai-je fait pour cela ? Quelques bons vers... bien peu,
Que je me trouve loin de mes deux grands modèles !
Ai-je du Phrygien les beautés naturelles,
L’élégance de Phèdre et sa concision ?
Je ne fais qu’imiter ; j’ai peu d’invention.
Je suis un écolier, et je sais me connaître.
MOLIÈRE.
Imiter comme toi, va, c’est créer en maître.
Chacun de tes récits est un drame charmant.
Il a son exposé, son noud, son dénouement ;
Chaque acteur a son ton, ses mœurs, son caractère.
Si du chêne orgueilleux je hais l’humeur altière,
Le modeste roseau m’intéresse et me plaît :
La chute du premier rend mon cœur satisfait.
S’engraissant loin des siens, ce rat, dans son fromage,
M’offre de l’égoïste une parfaite image.
Je vois du roi lion le conseil assemblé :
Les puissants sont absous ; l’âne est seul immolé.
Mais de tes deux pigeons que la fable est touchante !
Le voyage m’attriste, et le retour m’enchante.
Elle est, modèle heureux de goût, de sentiment,
La fable des bons cœurs, de l’ami, de l’amant.
Et tu peux, quand de tous tu comptes les suffrages,
De tes deux devanciers envier les ouvrages !
J’admire, comme toi, ces esprits si fameux ;
Mais je crois le bonhomme encore au-dessus d’eux :
Il est plus grand poète... Excuse ma franchise,
Si tu ne le crois pas, c’est là de la bêtise.
LA FONTAINE.
Mais, pourquoi donc ici suis-je venu ?... Ma foi,
Puisque je n’en sais rien, je pars. Adieu.
MOLIÈRE.
Pourquoi ?
Reste.
LA FONTAINE.
Pour travailler, il faut que je te quitte.
MOLIÈRE.
Travaille chez moi.
LA FONTAINE.
Non.
MOLIÈRE.
À dîner je t’invite.
LA FONTAINE.
Non ; adieu.
En revenant.
Si je puis me rappeler enfin
Les raisons qui, chez toi, m’amenaient ce matin,
Je viendrai te les dire.
Scène VII
MOLIÈRE, seul
Homme étonnant et rare,
Et dont, à son insu, la gloire se prépare,
Qui, s’ignorant lui-même, en sa simplicité,
Marche, sans le savoir, à l’immortalité !
Scène VIII
MOLIÈRE, DURAND
DURAND.
Monsieur, je ne suis pas connu de vous, je pense ?
MOLIÈRE.
Je ne crois pas.
DURAND.
Je viens pour faire connaissance.
Je suis monsieur Durand, marchand de la Cité,
Estimé pour ses mœurs et pour sa probité ;
Pendant plus de trente ans que je tins ma boutique,
On ne me vit jamais surfaire une pratique.
MOLIÈRE.
Monsieur, j’en suis bien aise.
DURAND.
Après de longs travaux,
Il est permis enfin de songer au repos.
De quelque argent, le fruit d’une épargne constante,
J’achetai la maison à la vôtre attenante.
C’est là que je voulais un jour me retirer :
J’ai quitté le commerce, et j’y viens demeurer.
C’est un voisin qui vient vous faire sa visite.
MOLIÈRE.
D’avoir un tel voisin que je me félicite !
DURAND.
Monsieur, ce que je fais n’est peut-être pas bien.
Un ex-marchand venir chez un comédien !
Si messieurs les marchands, que j’aime et que j’estime,
Apprenaient ma démarche, ils m’en feraient un crime.
C’est un peu déroger, et j’en tombe d’accord ;
Mais que m’importe ? Moi, je suis un esprit fort :
Je crois qu’il ne faut pas avoir l’humeur si fière,
Et que monsieur Durand peut voir monsieur Molière.
MOLIÈRE.
C’est trop d’honneur qu’ici me fait monsieur Durand.
DURAND.
Mais convenez du moins que je suis bon enfant ;
Car, c’est moi qui, dit-on, vous servis de modèle,
Quand vous mîtes en scène un certain Sganarelle,
Un époux malheureux, par sa femme trompé.
Je n’ai pas pu le voir ; j’étais trop occupé.
Le commerce aux plaisirs est un puissant obstacle ;
Il faut être au comptoir, et non point au spectacle.
Mais les voisins m’ont dit qu’on me reconnaissait :
Pour me traiter ainsi, que vous avais-je fait ?
C’est mal, monsieur.
MOLIÈRE.
Avant sa visite imprévue,
Jamais monsieur Durand ne s’offrit à ma vue.
DURAND.
On eût pu vous parler de moi.
MOLIÈRE.
Jamais.
DURAND.
Pourtant
On m’a bien dit...
MOLIÈRE.
Propos faux, absurde et méchant.
D’ailleurs, réfléchissez : quel tort eût pu vous faire
Ce Sganarelle, atteint d’un mal imaginaire ?
Il croit être, il est vrai... ce que vous me disiez.
Quand vient le dénouement, ses yeux sont dessillés.
Il voit qu’il ne l’est pas.
DURAND.
Ce n’est pas mon histoire.
On dit que je le suis : je ne veux pas le croire,
Moi ; c’est bien différent.
MOLIÈRE.
Sans doute ; les voisins
Vous le savez, monsieur, sont bavards et malins.
DURAND.
Les miens surtout ! ce sont des langues de vipères !
Au lieu de se mêler d’eux et de leurs affaires,
Les traîtres, près de moi, vous ont calomnie ;
Ils ont calomnié mon ami, ma moitié...
Figurez-vous d’abord que ma femme est jolie,
Est... c’est-à-dire, fut ; depuis qu’elle est vieillie,
Elle est moins bien, cela se conçoit aisément :
On n’a pas cinquante ans, monsieur, impunément.
Je suis sûr que toujours elle me fut fidèle :
Eh bien ! si vous saviez tout ce qu’on disait d’elle !...
Mon épouse, sitôt que je fus marié,
Jugea qu’il me fallait prendre un associé.
Je pris le cher Gauthier, garçon honnête, sage,
Et l’ami de ma femme avant mon mariage.
Il s’établit chez nous, et, depuis ce moment,
Nous avons tous les trois vécu paisiblement.
Gauthier est, plus que moi, galant près d’une dame :
Je gardais la boutique ; il promenait ma femme.
Pauvre Gauthier ! il est si bon, si complaisant !
Plus que moi, je le crois, il aimait notre enfant.
Il lui disait toujours quelque douce parole ;
Il jouait avec lui ; le menait à l’école,
L’en ramenait le soir et le faisait coucher.
Des soins si délicats sont bien faits pour toucher.
Lorsque ma femme aux champs avait quelque partie,
Le fidèle Gauthier lui tenait compagnie.
Restait-elle au logis ? il faisait son piquet.
Quand il était absent, vraiment il lui manquait.
Avec moi, ces jours-là, je la trouvais méchante :
Mais Gauthier revenait, ma femme était charmante.
MOLIÈRE.
Eh bien ! monsieur Durand, vous vous trouviez heureux ?
DURAND.
Non, monsieur ; des méchants, à qui tout semble affreux,
Osèrent mal juger de ce commerce intime,
Fondé sur l’amitié, sur la plus juste estime.
On fit mille propos, et les gens du quartier
Riaient, quand je parlais de mon ami Gauthier.
On ne s’occupa plus, dans tout le voisinage,
Que de lui, de ma femme, enfin de mon ménage.
On trouvait fort mauvais (de quoi se mêlait-on ?)
Que je restasse seul toujours à la maison.
Est-il mal de se plaire à l’état qu’on exerce ?
J’y demeurais par goût : moi, j’aime le commerce.
Dans votre comédie, à les entendre tous,
J’avais le triste honneur d’être imité par vous.
C’était mon ton, ma voix, ma peinture fidèle,
Et l’on me baptisa du nom de Sganarelle.
Jugez de mon dépit ! Les chansons, les brocards,
Sur le pauvre Durand fondaient de toutes parts.
J’en étais consterné.
MOLIÈRE.
Je le crois.
DURAND.
Mais, qu’y faire ?
Dites-le-moi, monsieur.
MOLIÈRE.
Rien, souffrir et se taire.
DURAND.
C’est ce que je faisais : cela me réussit.
Au bout d’un certain temps, et petit à petit,
Me croyant insensible aux traits de la satire,
On médit moins ; enfin l’on cessa de médire,
Ou l’on médit si bas que je n’en sus plus rien.
Je m’applaudis beaucoup de cet heureux moyen.
Si l’on jase sur vous et sur votre ménage,
Je vous conseille fort, monsieur, d’en faire usage.
MOLIÈRE.
Je n’y manquerai pas, monsieur, assurément.
DURAND.
Vous me trouvez bavard peut-être ?
MOLIÈRE.
Nullement.
DURAND.
Je n’étais bien trompé sur votre caractère.
Il faut vous l’avouer, je ne vous aimais guère.
La seule bonhomie a pour moi des appas :
Je vous croyais malin, moi qui ne le suis pas.
Vous êtes un brave homme, et j’en ai l’assurance.
Je m’en vais, enchanté de votre connaissance.
Adieu, monsieur... Chez nous venez donc quelque jour,
À madame Durand faire un peu votre cour.
Vous lui plairez ; elle est d’un esprit agréable,
Et mon ami Gauthier est aussi fort aimable.
Scène IX
MOLIÈRE, seul
Ce bon bourgeois, en butte à des propos malins
Malgré moi, me ramène à mes propres chagrins.
Scène X
MOLIÈRE, LAFORÊT
LAFORÊT.
Ah ! mon cher maître !
MOLIÈRE.
Qu’est-ce ? encore une visite ?
LAFORÊT.
Pour vous en informer j’accours tout au plus vite.
Allez, de celle-là vous serez étonné.
MOLIÈRE.
Ma femme, peut-être ?
LAFORÊT.
Oui, vous l’avez deviné ;
Elle arrive à l’instant.
MOLIÈRE.
Ciel ! ma femme !
Laforêt sort.
Scène XI
MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE
MADAME MOLIÈRE, en entrant.
Elle-même
Qui vient voir un époux qui la fuit et qu’elle aime.
MOLIÈRE.
Certes, si vous m’aimez, vous le prouvez fort mal.
MADAME MOLIÈRE.
Allez-vous prolonger ce débat conjugal ?...
Mais que fais-je donc tant qui si fort vous irrite ?
Pour moi, je ne vois point de mal dans ma conduite.
Vous savez bien au fond que je n’aime que vous.
Je suis fière d’avoir Molière pour époux.
Je veux bien l’avouer, j’aime à briller, à plaire.
Auprès de vous, messieurs, faut-il donc qu’on s’enterre ?
Ah ! les maris !... Le mien, je sais tout ce qu’il vaut.
Cependant croit-il donc n’avoir aucun défaut ?...
Molière fait un mouvement.
Mais je veux oublier tout, hors votre tendresse ;
Imitez-moi, Molière, et que la paix renaisse !
MOLIÈRE.
Ah ! mon plus grand défaut fut de vous trop chérir,
Et c’est de celui-là que je dois me guérir.
J’y parviendrai bientôt, je le veux, je l’espère.
MADAME MOLIÈRE.
Eh quoi ! toujours fâché ? Quel affreux caractère !
Vous le voyez, vers vous je fais les premiers pas,
Et ce procédé-là ne vous désarme pas !
Je me doute à peu près de ce qui vous chagrine :
C’est le duc, n’est-ce pas ? À me suivre il s’obstine ;
Est-ce ma faute, à moi ?
MOLIÈRE.
Toujours à vos côtés,
Il vous sourit, vous parle ; et vous, vous l’écoutez,
Et vous lui répondez.
MADAME MOLIÈRE.
Vous connaissez le monde :
Lorsque quelqu’un vous parle, il faut qu’on lui réponde.
Mais soyez désormais tranquille sur ce point :
Quand on me parlera, je ne répondrai point.
MOLIÈRE.
Morbleu ! mal à propos vous plaisantez, madame.
Ce n’est pas l’impossible ici que je réclame.
MADAME MOLIÈRE.
Cependant, mon ami, pour sortir d’embarras,
Il faut bien, ou répondre, ou ne répondre pas.
Ah ! ne soyez donc plus si grondeur, si sévère :
Votre femme vous aime ; elle veut vous complaire ;
Moins légère, elle veut vous guérir à jamais
De ces soupçons jaloux qui troublent notre paix.
Comment ! à vous chanter lorsque chacun s’apprête,
Sied-il bien, dans un jour d’allégresse et de fête,
Par son épouse ainsi de se faire prier ?
MOLIÈRE.
Plaît-il ?
MADAME MOLIÈRE.
C’est aujourd’hui le quinze de janvier.
Ne le savez-vous pas ?
MOLIÈRE.
Ah ! mon jour de naissance !
MADAME MOLIÈRE.
Un grand homme de plus, ce jour, naquit en France.
Ses amis, en ce lieu, vont venir le fêter ;
Mais je suis la première à le complimenter.
Eh bien ! mon cher époux veut-il me faire grâce ?
Dans un jour aussi beau vous savez qu’on s’embrasse.
MOLIÈRE, l’embrassant.
Ah ! traîtresse, comment résister à vos coups !
Vous attaquez un cœur qui fut toujours à vous.
Plus jamais de querelle.
MADAME MOLIÈRE.
Oui ; mais, je le répète,
Ne soyez plus jaloux.
MOLIÈRE.
Ne soyez plus coquette.
Scène XII
MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE, BRÉCOUR, LAFORÊT, COMÉDIENS
MOLIÈRE.
Que vois-je ?
BRÉCOUR.
Tes acteurs, ou plutôt tes enfants,
Qui viennent t’apporter leurs vœux reconnaissants.
Jamais, sans célébrer une époque si chère,
Peut-on laisser passer la fête d’un bon père,
Et n’es-tu pas le nôtre ?
MOLIÈRE.
Oui, toujours... Cher Brécour,
Mes bons amis, ma femme ; ah ! pour moi quel beau jour !
LAFORÊT, s’avançant.
Et moi, monsieur Molière ?
MOLIÈRE, l’embrassant.
Ah ! viens !... tu vois ton maître
Bien heureux aujourd’hui.
LAFORÊT.
Puisse-t-il toujours l’être.
Surtout vivez longtemps : c’est le souhait de tous.
Puis, quand nous serons morts, on parlera de nous.
On retiendra mon nom : on dira, je m’en vante :
Monsieur Molière avait une fière servante.
Scène XIII
MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE, BRÉCOUR, LAFORÊT, COMÉDIENS, LA FONTAINE, accourant
LA FONTAINE.
Mon cher ami, je viens de me ressouvenir,
Dans l’instant, des raisons qui m’avaient fait venir.
Il le conduit près de sa femme sans voir.
Il s’agit de ta femme, et je veux qu’avec elle
Un raccommodement termine la querelle.
Je sais bien que l’hymen a ses moments fâcheux,
Et ma femme toujours ne me rend pas heureux.
La tienne est très coquette...
MADAME MOLIÈRE.
Ah ! monsieur La Fontaine,
De faire mon éloge épargnez-vous la peine.
LA FONTAINE, sans se déconcerter.
C’est vous ; tant mieux. Allons, il faut tout oublier,
Et je veux à l’instant vous réconcilier.
À Molière.
Pour un mari fâché tu parais bien tranquille.
Tends-lui la main.
MOLIÈRE.
Tu prends un soin bien inutile.
C’est fait.
LA FONTAINE.
Tu ris ?
MOLIÈRE.
Non pas...
LA FONTAINE.
Ah ! c’est fini... tant mieux.
Sais-tu l’autre motif qui m’amène en ces lieux ?
Je viens te souhaiter ța fête de naissance,
Et je suis le premier à te fêter, je pense...
Après madame.
MADAME MOLIÈRE, montrant les Comédiens.
Non ; on vous a prévenu.
LA FONTAINE.
De grand matin, pourtant, j’étais ici venu.
Diabolique mémoire ! Oh ! vraiment j’en ai honte.
Mais de l’intention tu dois me tenir compte.
MOLIÈRE.
De ma femme chéri, de mes amis fêté,
Rien ne manque en ce jour à ma félicité.
LA FONTAINE.
Ainsi que ton bonheur, va, ta gloire est complète.
Hier j’ai lu Baruch ; c’était un grand prophète :
Sans fades compliments, crois-moi, tu le vaux bien.
Aux Comédiens.
Oui, messieurs, ce grand homme est votre ami, le mien ;
Mais nous ne faisons tous, en cette circonstance,
Qu’acquitter envers lui la dette de la France.
MOLIÈRE.
Mon ami...
LA FONTAINE.
Je dis vrai.
MOLIÈRE.
De grâce épargne-moi ;
Car je serais trop fier d’être loué par toi.
BRÉCOUR, offrant une couronne à Molière.
Des lauriers immortels que la France te donne,
Molière, que ton front aujourd’hui se couronne !
L’esprit de Rambouillet admiré trop longtemps,
Dans Paris détrompé faisant place au bon sens ;
La fausse piété sur la scène traînée,
Et par les ris publics au mépris condamnée ;
La coquette, l’avare, et tous les sots du jour
À la gaîté française immolés tour à tour ;
Tous les travers flétris, ainsi que tous les vices,
Ce sont là tes exploits : ces glorieux services
T’obtiennent les lauriers dus aux triomphateurs,
Et ces triomphes-là n’ont point coûté de pleurs.
Que la postérité, soigneuse de ta gloire,
De ce jour solennel conserve la mémoire !
Qu’aux lieux où de Thalie on applaudit les jeux,
Par des cris d’allégresse et des bravos nombreux,
Nos neveux, saluant le beau nom de Molière,
Célèbrent, comme nous, ce grand anniversaire !