Les vacances de Pandolphe (Georges SAND)
- ACTE I
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- Scène XII
- Scène XIII
- Scène XIV
- Scène XV
- Scène XVI
- ACTE II
- Scène première
- Scène II
- Scène III
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- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 3 mars 1852.
Personnages
PANDOLPHE, docteur en droit
LÉANDRE, marquis de Parafanté
PÉDROLINO, jardinier du docteur
PASCARIEL, ex-valet de Léandre
MAÎTRE GÉROLAMO, notaire
VIOLETTE, filleule de Marinette
MARINETTE, servante du docteur
ISABELLE, aventurière
COLOMBINE, servante d’Isabelle
Costumes
LE DOCTEUR, manteau, casaque, culotte et calotte noirs ; bas rouges, ceinture de peau avec la bourse de cuir ou escarcelle passée dedans ; un chapeau à grand bords.
LÉANDRE, en costume de soie fané ; manteau râpé ; feutre gris et plume brisée, mais pas sale ni en guenilles ; l’épée longue et antique ; une grande canne à la main.
PÉDROLINO, en Gilles Watteau ; habits de laine ; point de farine sur la figure.
PASCARIEL, manteau demi-court ; casaque et culotte de soie rayée ; toque pareille ; crevés aux jambes, et revers de manche en couleur unie. Au premier acte, il a un grand manteau brun : c’est une sorte de Scapin ou de Sganarelle.
GÉROLAMO, perruque et costume noir classique des comédies de Molière : rabat.
VIOLETTE, villageoise Watteau : jupe rayée ; robe retroussée ; les cheveux coiffés à racine droite ; un feuillage léger dans les cheveux.
MARINETTE, jupe brune et casaquin rouge ; les cheveux gris, relevés en racine droite.
ISABELLE, grande parure Watteau ; petite toque à plumes sur l’oreille ; pas de poudre.
COLOMBINE, casaquin, jupe et toque en soie rayée ; pas de poudre.
Pour faire du sel blanc et fin, il faut commencer par avoir du gros sel gris. Tel est le procédé dans tous les arts. Telle est l’histoire de la comédie en France.
Le théâtre italien importé chez nous y a donné naissance à la comédie française ; tout le monde le sait ; on doit donc s’étonner de cette question faite à l’auteur par la critique :
« À quoi bon le théâtre italien ? »
Qui s’empara de l’école italienne pour créer une école française ? Qui fit, d’une main vigoureuse, cette brusque et merveilleuse transformation ? – Ce fut Molière : Molière, nourri à l’école des improvisateurs italiens ; Molière, auditeur assidu et admirateur fidèle de Scaramouche et de sa troupe ; Molière, expérimentateur nomade de cette manière d’improviser sur des canevas ; Molière, jouant alternativement sur le même théâtre avec la troupe italienne, et voyant, jusqu’en ses plus beaux jours, ses pièces délaissées pour les leurs ; Molière, assistant à leurs représentations avec la persévérance et l’absence de jalousie qui caractérisent la puissance, laquelle songe à profiter, au lieu de songer à nuire : Molière, cherchant sans cesse à retremper sa verve dans celle de ses rivaux, quittant, choisissant, éliminant et saisissant enfin la moelle de leur genre, pour laisser la peau et les os au vulgaire.
Ce que tout le monde ne sait pas aujourd’hui, c’est ce qu’était réellement l’école italienne en France avant, pendant et après Molière, c’est-à-dire durant une période d’un peu plus d’un demi-siècle. Et comment tout le monde le saurait-il ? On oublie volontiers ce dont on n’a plus un besoin essentiel. Le public français, une fois en possession de son propre genre, de son propre théâtre, grâce aux grandes créations de Molière, dédaigna peu à peu les matériaux épars dont le maître avait extrait l’or et les diamants. On se dégoûta du théâtre italien ; il s’amoindrit et s’effaça dans le courant du siècle dernier, et nous n’en aurions presque plus l’idée, sans les bouffes italiens qui nous chantent encore, de temps en temps, les lazzi de la foire avec cette mimique accentuée, à la fois fine et puissante, dont l’immortel Lablache est peut-être la dernière tradition parfaite.
En fait de traditions françaises de l’ancien répertoire italien apporté en France, il ne nous reste que des recueils extrêmement difficiles à comprendre, parce qu’il y faut deviner tout ce qui manque, retrancher tout ce qui est apocryphe. Ceci demande explication.
Les Italiens avaient improvisé dans leur langue devant la cour italienne de Mazarin. Sous Louis XIV, la langue française devint si belle, qu’on n’en voulut plus entendre d’autre sur la scène. Les comédiens italiens furent forcés d’apprendre le français tant bien que mal ; mais, quand ils le surent assez pour amuser les spectateurs, l’autorité intervint qui leur défendit d’empiéter sur les droits de la nouvelle comédie française. On sait qu’ils luttèrent longtemps, jouant des scènes mi-parties, où un personnage répondait en français à son interlocuteur Italien, et traduisait ainsi, d’une certaine manière assez adroite, ce que le public avait pu ne pas comprendre. Ils affectèrent même de se servir d’un italien tellement gallicisé, qu’il fallait mettre bien de la mauvaise volonté à ne l’entendre pas. Puis ils arrivèrent à semer seulement de quelques phrases italiennes leur dialogue fiançais, et un jour vint où avec la permission du roi, Arlequin ne conserva de sa langue que des interjections, Oïmé ! Diavolo ! Per Dio ! etc. Le docteur Baloardo et Cinthio eurent beaucoup de peine à s’y faire. Fiorelli-Scaramouche ne s’y fit jamais de grand gré, et resta, par-dessus tout, un muet-inimitable.
Cette troupe, qui comptait d’admirables talents, des esprits féconds, spontanés, beaux diseurs, érudits dans leur genre, parlait, en somme, un français plus piquant que correct. Ils se rachetaient à force de verve et de savoir. Ils avaient la tradition de certaines scènes, de certaines plaisanteries, de certaines situations, dont les origines sont insaisissables, et dont Molière, le divin Molière, ne se fit pas faute, et il fit bien. C’était, en réalité, quelque chose qui n’appartenait plus à personne à force d’appartenir à tous, et qui pouvait aussi bien remonter aux improvisations comiques de l’antiquité romaine, que descendre immédiatement des improvisateurs français du pont Neuf. À ces richesses de la tradition, qui ne s’appelaient pas des comédies, mais tout simplement des scènes à l’italienne, la troupe des Italiens de Louis XIV, et, plus tard, celle de la Régence qui devint troupe de la foire, joignirent leur inépuisable fonds personnel d’improvisation. Ils imaginèrent, moitié par spéculation, moitié par un secret dépit national qui leur tenait au cœur, de laisser un monument de leur existence qui attestât les emprunts triomphants de Molière. Mais le goût du public, devenu exigeant, leur imposait une formé arrêtée. Ils se firent faire des pièces de théâtre par M. Palaprat, par M. Lanoue et par plusieurs autres, qui essayèrent de coudre les principales scènes traditionnelles et d’en écrire le dialogue dans l’esprit du genre. Ces pièces furent mauvaises, le langage en est incorrect, en italien comme en français. Ghérardi écrivit aussi des scènes ; il fut aidé on ne sait trop par qui. Bref, le recueil de ce répertoire, qui n’est lui-même qu’un petit fragment détaché de la grande école primitive, existe et n’est bon à rien, si l’on n’y jette qu’un coup d’œil rapide et superficiel.
Cependant, tel qu’il est, c’est encore un trésor pour celui qui cherche, pressent et devine. Si l’on veut éliminer le bavardage critique, qui est une chose toute de circonstance, tout empruntée à son tour, et mal empruntée, à la manière française du temps ; si l’on fait la part de l’esprit encore assez rabelaisien de l’époque ; enfin, si l’on cherche à toucher du doigt la moelle éparse dans tous ces os disloqués, on retrouve une franchise de gaieté, un entrain de reparties, une abondance d’épithètes originales, et des formes burlesques qui ont encore leur caractère propre, et profondément italien, en dépit du pressurage que Molière leur a fait subir.
Tout est plus grossier comme art que dans l’école française ; mais aussi, tout y est plus franc et plus dégagé d’allures. Les types classiques sont plus accusés, et, si la ligne n’a pas la pureté que Molière a su lui donner, elle a des écarts et des cambrures d’un effet plus saisissant. Enfin, la couleur, moins harmonieuse, est plus éclatante par endroits, et il faut, en dépit de tout, retrouver, à travers ce fatras, comme une intuition de ce que l’esprit devait saisir par les sens, lorsque Dominique ou Fiorelli improvisaient et mimaient le véritable génie bouffe de la comédie italienne.
Maintenant, a-t-on le droit de regarder comme une fantaisie oiseuse et sans but le petit travail d’esprit qui consiste à repêcher dans une mine déjà fouillée, et presque épuisée par des mains habiles et puissantes, un dernier filon imperceptible échappé aux grands explorateurs ? A-t-on le droit de dire, quand on n’en sait rien, que, là, il n’y avait rien à chercher ? Dites que le chercheur n’y a rien trouvé qui vaille, c’est votre droit ; mais sachez qu’il y avait et qu’il y a encore, dans cette mine, quelque chose de précieux dont vous pourrez faire votre profit si vous avez l’œil plus fin et la main plus sûre que celui qui vient de le tenter. Il y reste, du moins, quelque chose qui ne s’est pas encore infusé dans l’esprit français : c’est le tour du raisonnement singulier, fantasque, et cependant clair et naïf, qui caractérise la facétie italienne. La facétie française est dans les mots, dans le trait ; l’autre est dans l’idée. Pierrot, qui est, dans le répertoire de la fin du grand siècle, un villageois parlant berrichon (ce n’est pas ma faute, je n’étais pas là pour l’en empêcher), railleur à la manière du paysan, faisant volontiers la bête, mais assez subtil dans ses idées, en même temps qu’il est candide dans ses instincts et dans ses sentiments ; Pierrot, le cousin germain du Gilles, est le contraste récréatif avec le jargon des précieuses ridicules et des soubrettes madrées ; ce n’est pas un paillasse qui fait la cabriole, c’est un grand raisonneur qui procède par questions, et embarrasse l’esprit des autres, sans être embarrassé dans le sien propre. Il est logicien dans la sphère de ses pensées, et il pousse cette logique jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’impossible. Les objets extérieurs l’étonnent ou le fatiguent. Mais il est artiste à sa manière, et raisonne du connu à l’inconnu, avec cette liberté d’esprit qui est le fait des enfants et des âmes rustiques.
Les beaux esprits du genre italien, qu’ils s’appellent Léandre, Octave, Cinthi, Isabelle, Colombine, le capitaine Cérimonia, ou signor Parafante, ou de mille autres noms (car, si l’on était plus érudit sur ces frivoles détails de la matière, on saurait que les types se modifient et se transforment à l’infini dans la comédie italienne en général), les beaux esprits du genre italien ont aussi un caractère propre que Molière n’a pas adopté précisément, et il a fort bien fait, lui qui mettait en scène des marquis et des précieuses de son propre pays. Ce caractère, qui ne sera jamais celui de notre esprit et de notre langage, mais qu’il est pourtant assez curieux de connaître, consiste dans une emphase exagérée d’expressions qui tombe immédiatement dans la platitude vulgaire. La phrase y est bariolée comme celle-ci, par exemple : Il faudrait être né sous une étoile bien acariâtre et n’être guère en bonne odeur auprès des astres pour ne vous plaire point. Molière a beaucoup atténué, et avec raison, l’ébouriffant de ces hyperboles.
Mais il ne s’agissait pas ici de faire ce que le génie seul peut faire, et les esprits de ma classe ne s’imposent pas de pareils devoirs. Ils ne prétendent pas à importer un nouveau goût des choses, à ressusciter un genre oublié, à transformer une école, à créer une langue. On ne leur attribue toutes ces prétentions sottes que parce qu’on n’a pas, apparemment, l’idée de ce qu’est le travail modeste et patient du mineur dans son trou. S’il y trouve quoi que ce soit qui n’ait pas encore été complètement étudié, il l’apporte à la lumière pour qu’on s’assure de ce que ce peut-être. Libre à vous de ne vous en point servir : mais prenez garde qu’on ne marche un jour sur votre dépouille avec le même mépris que vous mettez à fouler celle de vos pères.
J’ai défendu la pensée et le but de mon petit travail. Je ne défendrai pas mon œuvre contre des critiques personnelles ! Je n’ai ni le temps ni le goût de ces choses-là. J’aime mieux rêver, chercher, essayer, m’améliorer en un mot, que de détruire les autres ; et je conseille à tous mes confrères de ne jamais se défendre autrement tant que l’art leur procurera des jouissances intimes et des convictions patientes.
Quant aux critiques sans passion, il faut au moins qu’elles portent juste. C’est ce qui est impossible aux esprits les plus féconds et les plus brillants, lorsqu’ils ont à traiter, du jour au lendemain, une matière qui ne leur est pas familière. Toute chose demande une certaine étude, et je n’ai trouvé, dans aucune des critiques qui m’ont été faites, la seule chose qui pût m’intéresser et m’instruire, une appréciation juste du fonds où j’ai puisé. J’ai dit quelque part et je répète que la critique est rarement sérieuse en ce temps-ci. Cela tient, non à l’impuissance des esprits (nul siècle n’en a peut-être produit de plus maniables), mais à l’effervescence des choses extérieures qui ne permettent qu’à bien peu de gens la réflexion, l’examen et la certitude.
Or, il est besoin de ces trois choses pour faire ou juger même les œuvres futiles en apparence. On prétend qu’une recherche dans le passé, à propos de l’origine, de la formation, du progrès, de l’histoire, en un mot, de la parole et de la pensée, paraîtra toujours un caprice bizarre à la masse du public. Je persiste à n’en rien croire, sachant fort bien que ce sont les gens du métier qui proclament cette assertion, impie dans la bouche de quiconque prétend à être artiste. La masse du public ne se refuse jamais systématiquement à un genre d’instruction quelconque, et sous quelque forme qu’on la lui présente. Pourquoi donc, entre lui et la conscience des modestes professeurs, les collègues fratricides viennent-ils se placer avec tant d’ardeur ? Ne voient-ils pas qu’ils se tuent eux-mêmes en refusant la parole à celui qui vient essayer de leur ouvrir la porte, et qui affronte le premier l’étonnement et la défiance de la foule ? Croient-ils que cette foule saura plus mal comprendre la langue et les formes nouvelles quand elle saura un peu mieux l’histoire de cette langue et de ces formes ? Enfants qu’ils sont ! un jour viendra où il seront fort aises d’avoir pour eux-mêmes un public tout préparé à sortir de la routine et à se méfier de sa propre méfiance.
Quant à vous, chers artistes, cœurs amis, qui avez bien voulu me prêter l’appui de talents bien supérieurs à l’œuvre : Numa, Lafontaine, Depuis, Mélanie, Dressant, Rose-Chéri, Figeac, Lesueur, Brassine, recevez ici mes remercîments fraternels, ainsi que M. Lemoine-Montigny, notre directeur à tous.
G. S.
9 mars 1852.
ACTE I
Au village de Récoaro, dans les Alpes. Au premier plan, un jardin séparé de la campagne, qui est au deuxième plan, par une clôture basse fermée d’une grille légère. En avant, à gauche, un jeune tilleul, une petite table en bois peint en vert, et deux chaises de jardin vertes aussi. Les coulisses de droite et de gauche sont en verdure. Au fond, les montagnes. Jour naissant. Au lever du rideau, on entend chanter un coq.
Scène première
LÉANDRE, sonnant à la grille, MARINETTE, à la fenêtre de la maison
MARINETTE, en coiffe de nuit.
Qui est-là ?
LÉANDRE, agité
C’est probablement quelqu’un !... Ouvrez !
MARINETTE.
Qui diantre sonne de si grand matin ? Il fait à peine jour !... Est-ce que Pédrolino aurait découché ?...
Élevant la voix.
Est-ce toi, imbécile ?
LÉANDRE.
Êtes-vous folle de me traiter ainsi, vieille médaille d’antiquaille ?
MARINETTE, à part.
Ce n’est point sa voix !
Léandre sonne encore. Criant.
Eh ! donnez-moi le temps de m’habiller. Vous êtes donc pressé ?
Elle ôte sa coiffe et disparaît.
LÉANDRE, seul, derrière la grille, regardant vers la coulisse. Il sonne avec impatience.
Que me veut donc ce diable d’homme ? Je ne puis distinguer sa figure. – Ah ! ! le voilà qui s’éloigne en me voyant sonner.
Il sonne de nouveau.
Preuve qu’il avait quelque méchant dessein !
Scène II
LÉANDRE, MARINETTE
MARINETTE, sortant du pavillon.
Eh ! mon Dieu ! on y va.
Elle ouvre.
LÉANDRE, entrant.
Ah ! enfin ! Il fait meilleur ici que sur les chemins.
MARINETTE, railleuse.
Comment ! c’est vous, monsieur Léandre ? Qui pouvait se douter qu’un seigneur comme vous fût levé avant le soleil ! Que souhaitez-vous ?
LÉANDRE.
C’est une habitude que j’ai d’éclairer le monde le premier, et je suis bien aise de prouver à ce faquin que, là où je brille, on se peut passer de sa lumière.
MARINETTE.
Vous faites donc toujours de l’esprit ?... Allons, allons, c’est votre idée de vouloir ébaubir les gens ! Que souhaitez-vous ?
LÉANDRE.
Entretenir le seigneur Pandolphe, votre maître, de mes petites altercations avec certains juges, cerveaux épais, obstrués de préjugés populaires, qui me condamnent...
MARINETTE.
À payer vos dettes ? Hélas ! monsieur, vous serez mal reçu, céans. Le seigneur Pandolphe est à peine arrivé d’hier soir, et il dort à poings fermés, le digne homme !
LÉANDRE.
Il dort ! J’espérais avoir fait assez de vacarme avec sa sonnette pour le réveiller, ce cher docteur !
MARINETTE.
Le réveiller en sursaut ! y songez-vous, monsieur ? C’est bien la meilleure personne du monde ; mais, quand on le contrarie, il se met dans des colères à vous faire trembler.
LÉANDRE.
Moi, trembler, bonne femme ?
Marinette regarde vers la maison d’un air inquiet. On entend tousser le docteur.
Par courtoisie, j’attendrai qu’il s’éveille.
MARINETTE.
Votre servante, monsieur, je ne prends point sur moi de lui dire que vous êtes là, et vous vous arrangerez avec lui comme vous pourrez.
Elle rentre dans la maison.
Scène III
LÉANDRE, puis PASCARIEL
LÉANDRE.
Que ces valets de robin ont l’âme subalterne ! Mais ce pèlerin qui me suivait... Voyons donc, à présent qu’il fait jour, et que je puis mettre cette grille entre lui et moi, s’il rôde encore dans les environs.
Il va au fond et voit entrer Pascariel.
Eh ! mais c’est Pascariel, mon ancien valet !
PASCARIEL.
C’est moi-même, n’ayez point peur, seigneur Léandre.
LÉANDRE.
Peur !... vous l’avez dit, je crois ?
PASCARIEL.
Pardon, mon noble maître ! je voulais dire que la peur m’avait empêché de voir que c’était vous.
LÉANDRE.
Tu seras donc toujours poltron ?
PASCARIEL.
Que voulez-vous ! la vaillance n’est pas donnée à tout le monde !
LÉANDRE.
Çà, d’où sors-tu, et que viens-tu faire en ce village de Récoaro.
PASCARIEL.
Moi ? Rien... J’avais une soif extravagante de prendre l’air de la campagne.
LÉANDRE.
Tu mens par la gorge !... il émane de toi une senteur de corde et une puanteur de gibet ! D’escroc que je t’ai connu, serais-tu devenu tire-laine ?
PASCARIEL.
Monsieur se divertit : il sait bien que je suis un honnête homme d’ailleurs...
LÉANDRE.
Vous n’êtes pas net dans vos réponses ; vous regardez de travers ; vous aviez des intentions malfaisantes. Tenez, vous êtes un rôdeur de nuit, et vous flairiez cette maison isolée où les coffres, dit-on, ne sonnent pas le creux.
PASCARIEL, avec vanité.
Oh ! fi ! monsieur. Moi... moi un voleur de nuit, un rafleur de manteaux ! je n’en suis pas là, Dieu merci ! Et, si le docteur a la bourse bien garnie, je puis dire que...
LÉANDRE, vivement.
Hein, quoi ? tu as de l’argent ?
PASCARIEL, inquiet.
Et monsieur ? monsieur en a aussi, sans doute ?
LÉANDRE.
Moi ? quand donc m’en avez-vous vu manquer, monsieur le drôle ?
PASCARIEL, tenant son manteau contre ses flancs.
Je ne dis pas ! monsieur est plus heureux que moi, qui fus toujours gueux comme un rat d’église.
LÉANDRE, lui battant le flanc avec sa canne.
Vous avez pourtant là une rotondité qui rend un son métallique fort délectable à l’oreille !
PASCARIEL, effrayé.
Cela, monsieur, est un son de cloche... Ce n’est que menue mitraille.
LÉANDRE, à part.
Le fourbe a fait un coup !... il est couard, il y a ici du monde.
Il le menace de sa canne.
Vous êtes un bandit !... vous occites quelque citoyen... Vous êtes chargé d’écus, vous marchez de nuit, vous vous cachez le visage, je vous arrête !...
PASCARIEL.
Vous, monsieur, vous ?
À part.
Ah ! si je ne craignais le bruit !
Haut.
Monsieur, pourquoi donc ? de quel droit ?
LÉANDRE.
Du droit d’un gentilhomme et d’un brave, qui ne veut point souffrir d’attentats sur la terre qui le porte.
PASCARIEL, à part.
Je suis pris, il va falloir composer !... Diable d’homme, quel flair pour l’argent !
LÉANDRE.
Çà, reconnaissez vos forfaits, ou j’appelle main-forte.
PASCARIEL.
Ah ! parlez bas !... ne me perdez point, je vais tout vous dire.
LÉANDRE.
Dépêchons !
PASCARIEL.
Voici la chose : Mon dernier maître, le marquis de Sbrufadelli...
LÉANDRE.
Vous dites ?... Esbrouf... ?
PASCARIEL.
Sbru... fa... del... li...
LÉANDRE.
Quel diable de nom !... quelque traitant débarbouillé à grand renfort d’écus, sans doute ?
PASCARIEL.
Et d’impudence. N’importe, monsieur, c’était un bien digne homme !... permettez-moi de répandre une larme.
LÉANDRE.
Il est mort ! grand bien lui fasse !... Après ?
PASCARIEL.
Il est mort d’un trépas bien lamentable, monsieur ! Figurez-vous une idée de se promener, et d’aller faire un payement au collecteur, par la même occasion... Un bateau, deux mariniers, moi qui portais la bourse !... la Brenta, un fleuve rapide, monsieur, un torrent des montagnes !... une crue subite... des tourbillons, des courants, des rochers... Bref, elle se brise, s’enfonce et disparaît.
LÉANDRE.
Quoi, la bourse ?
PASCARIEL.
Oh ! non, monsieur, la barque.
LÉANDRE.
Et ton maître ?
PASCARIEL, larmoyant.
La gobe... et les mariniers aussi ! moi seul, je dispute mon existence à la fureur des flots... et je la sauve.
LÉANDRE.
Quoi, la bourse ?
PASCARIEL, souriant.
La bourse aussi.
LÉANDRE.
Et, au lieu de la porter aux héritiers...
PASCARIEL.
Ils n’auraient pas voulu, monsieur.
LÉANDRE.
Pourquoi donc ?
PASCARIEL.
Ils n’en avaient pas besoin ; et puis mon maître me devait quelque chose.
LÉANDRE.
Combien ?
PASCARIEL.
Environ dix années de gages.
LÉANDRE.
Imposteur effronté !... vous étiez encore l’an dernier à mon service !
PASCARIEL.
Ah ! j’en conviens ; mais il m’avait engagé pour dix ans et promis de me payer d’avance.
LÉANDRE.
C’est assez ; votre conduite soulève en moi une furieuse tempête d’indignation, et je vais de ce pas vous livrer à la justice.
PASCARIEL.
Eh ! non, monsieur, pas de scandale ! moi qui vous ai servi !... cela rejaillirait sur vous.
À part, en soupirant.
Allons, il faut y venir !
Haut.
D’ailleurs, je ne vous ai pas tout dit.
LÉANDRE.
Je m’en doutais bien ; parlez !... Que veniez-vous faire dans la maison du docteur ?
PASCARIEL.
Une chose merveilleuse, extravagante, monsieur ! une espérance, une tentative...
LÉANDRE.
Criminelle ?
PASCARIEL.
Non, amoureuse !... et qui peut rapporter des milliers de sequins à celui... Mais on remue dans la maison du docteur !
LÉANDRE.
Oui ; viens dehors, et cache ta figure, je ne te lâche pas.
Ils sortent par le jardin.
Scène IV
LE DOCTEUR et MARINETTE, sortant de la maison
Marinette porte un fauteuil.
LE DOCTEUR.
Ici, Marinette !... sous l’ombre de mon tilleul... Ah ! le bel arbre !
MARINETTE.
Comme ça, monsieur ; mais il pourra le devenir avec le temps.
LE DOCTEUR.
Vous n’y entendez rien ; c’est le plus beau du pays.
MARINETTE.
Ah ! dame ! peut-être bien, je ne m’y connais pas... Je pensais que c’était un jeune tilleul tout pareil aux autres ; mais, puisque monsieur le dit, lui qui est savant... Qu’est-ce qu’il a donc de rare ce tilleul ?
LE DOCTEUR.
Il a de rare qu’il est à moi... c’est mon tilleul, le seul que j’aie ; donc, c’est le plus précieux de mon jardin, et, comme mon jardin est, à mes yeux, le plus agréable endroit du monde, ce tilleul est pour moi le plus beau de tous les arbres.
MARINETTE.
Tiens ! c’est vrai, ça ! Ce que c’est que le raisonnement. Je vas vous apporter votre déjeuner, pas vrai ?
LE DOCTEUR.
Oui, là, sur ma petite table verte, dans ma tasse de faïence, avec mon pain, mon jambon, mon beurre, ma crème, mon sucre, mon livre, enfin, toutes mes petites aises... Eh ! la matinée est encore fraîche ! Voyons, ai-je bien tout ce qu’il me faut ? Mon manteau ? oui... mes pantoufles turques ? oui.... mon bonnet de laine de Ségovie ? oui... ma peau de vautour sur l’estomac ? oui... mon chapeau, pour quand le soleil montera ?... Ah ! mon chapeau, Marinette ; vous avez oublié de me donner mon chapeau !
MARINETTE.
Non, monsieur, vous l’avez sous le bras.
LE DOCTEUR.
C’est juste. Attendez !... mon mouchoir, pour m’essuyer les yeux, si je viens à m’attendrir en lisant... ma bourse, s’il vient à passer quelque pauvre... Oui, j’ai bien tout, et je puis enfin entrer en vacances dans ma maison de campagne. – Allez, Marinette, n’oubliez rien, et surtout ne cassez rien.
MARINETTE.
Casser, moi ! bonté divine ! qu’est-ce que j’ai donc jamais cassé ?
LE DOCTEUR.
Rien... et c’est pour cela que je vous estime... Vous ne faites point de bruit en marchant, c’est une qualité... Vous ne rangez, par conséquent, vous ne dérangez rien dans mon cabinet... Vous êtes lente comme une tortue, par conséquent, point étourdie, autre qualité...
Le coq chante.
Enfin, vous avez une bonne mémoire... Attendez, pourtant, vous êtes en faute.
MARINETTE.
Moi, monsieur ?
Le coq chante encore.
LE DOCTEUR.
Oui, vous avez gardé ce vieux coq à qui je vous avais ordonné l’an dernier de tordre le cou, et il m’a encore réveillé ce matin avant l’aube.
MARINETTE.
Ah ! monsieur ! un si bon coq !
LE DOCTEUR.
Ah ! s’il est bon... alors, vous m’en ferez un bouillon pour demain matin... C’est souverain pour la poitrine.
MARINETTE.
C’est comme monsieur voudra... Enfin, monsieur voit que j’ai bien tenu, en son absence, sa petite maisonnette.
LE DOCTEUR.
Qu’appelez-vous maisonnette ? c’est la seule maison de campagne que j’aie ; donc, c’est ma villa, c’est mon palais ; c’est le plus beau manoir de l’univers !
MARINETTE.
Oui, monsieur ; mais, toute petite qu’elle est...
LE DOCTEUR.
Encore !... Je vous dis qu’elle est assez grande !
MARINETTE.
Oui, très grande, c’est ce que je voulais dire, et c’est pour cela qu’il m’est difficile de la tenir proprement à moi toute seule.
LE DOCTEUR.
Eh bien, est-ce que vous n’avez pas Pédrolino pour vous aider ?
MARINETTE.
Sans doute, mais vous ne voulez pas permettre qu’il touche à rien !
LE DOCTEUR.
Parce que c’est un distrait qui casserait tout.
MARINETTE.
Donc, c’est comme si j’étais seule, et e voilà bien vieille...
LE DOCTEUR.
Qu’est-ce à dire ? vous me voulez quitter ?
MARINETTE.
À Dieu ne plaise !
LE DOCTEUR.
Vous ne trouvez pas votre salaire... ?
MARINETTE.
Si fait, monsieur ; vous êtes généreux plus qu’on ne mérite.
LE DOCTEUR.
Eh bien, que voulez-vous ?... Ah ! j’y suis, je me souviens !... Vous avez une filleule !... vous m’avez parlé de ça, l’année dernière... Eh bien, moi, je n’entends pas de cette oreille-là, ma mie... Non, non, vous ne m’y prendrez point... Je vous trouve jeune, parce que vous êtes ma servante, la seule servante que j’aie... et, par conséquent... Mais vous me contrariez avec vos entêtements, et je ne veux point de contrariétés ici, vous le savez... Envoyez-moi Pédrolino, que je n’ai pas encore vu... Faites mon déjeuner, et ne me rompez pas la tête pour mon premier jour de vacances.
MARINETTE.
Calmez-vous, calmez-vous, monsieur le docteur.
À part.
Allons, il n’y aura pas moyen ! par bonheur, il ne l’a pas vue !...
Elle rentre.
Scène V
LE DOCTEUR, seul
Une jeune femelle chez moi ?... Ah bien, oui !... Il n’y aurait plus moyen de venir à la campagne pour se rafraîchir le sang et se reposer l’esprit !... La jeunesse ! mais c’est enragé, la jeunesse ! Ça veut toujours vivre, courir, aimer, pleurer, rire, quereller ! Non, morbleu ! c’est bien assez de ce Pédrolino qui, sous prétexte qu’il est jeune, ne sait ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait. Mais, à propos, pourquoi ne vient-il pas ? Pédrolino ! Pédrolino !
Scène VI
LE DOCTEUR, PÉDROLINO, paraissant sur la porte de la maison
PÉDROLINO.
Chut !
LE DOCTEUR.
Allons, quand on vous appelle !...
PÉDROLINO.
Chut ! chut, monsieur !
LE DOCTEUR.
Comment ?
PÉDROLINO.
Silence !
LE DOCTEUR.
Comment, silence ?
PÉDROLINO, descendant la scène.
Eh ! oui, monsieur, vous allez déranger la grive qui couve.
LE DOCTEUR.
Où donc ?
PÉDROLINO.
Là, sur votre tilleul... Tenez, la v’là partie !... quand je vous le disais ! Si vous criez comme ça, vous ferez tourner les œufs !
LE DOCTEUR.
C’est bon, c’est bon... Voyons, çà, votre figure.
PÉDROLINO.
La v’là, monsieur.
Il s’approche pour se faire embrasser.
LE DOCTEUR, le repoussant.
Voyez un peu l’imbécile ! Ah çà ! avez-vous fait tout ce que je vous avais recommandé l’année dernière, à la fin de mes vacances.
PÉDROLINO.
Oh ! monsieur, moins je vous vois, plus je pense à vous.
LE DOCTEUR.
C’est donc pour ça que je suis si mal servi, ici ?
PÉDROLINO.
Dame ! quand vous êtes là pour me commander, je n’ai pas besoin de me tabouler l’esprit ; mais, quand vous n’y êtes point, je me dis comme ça : « Voyons un peu si je n’oublie rien de ce qui lui plaît, et si j’ai bien fait tout ce qui peut lui être agréable, à ce chrétien-là. »
LE DOCTEUR, souriant malgré lui.
Allons, si tu n’as pas grand esprit, tu as bonne volonté, du moins. J’espère que tu es toujours sage ?
PÉDROLINO.
Oh ! sage comme votre fille.
LE DOCTEUR.
Eh !... je n’ai point d’enfants... animal !
PÉDROLINO.
C’est égal, monsieur ; si vous en aviez, ils seraient bien gentils, bien raisonnables, et c’est comme ça que je suis.
LE DOCTEUR.
Le beau raisonnement ! Tu n’es pas devenu ivrogne ? tu ne bois pas mon vin ?
PÉDROLINO.
Oh ! pour une fois que j’y ai essayé, j’ai été si malade, que j’ai, mordi ! bien juré qu’on ne m’y reprendrait point.
LE DOCTEUR.
C’est fort heureux ! sans cela... Enfin, il n’est point menteur... Et... tu n’es pas amoureux ?
PÉDROLINO.
Oh ! si fait, monsieur !... amoureux comme... amoureux comme vous !
LE DOCTEUR.
Comme moi ! Je ne le suis, morbleu ! point.
PÉDROLINO.
Mais comme vous pourriez l’être ; et si vous l’étiez, vous le seriez diablement !
LE DOCTEUR.
Pourquoi cela ?
PÉDROLINO.
Parce que vous faites bien tout ce que vous faites, et c’est tout justement comme moi.
LE DOCTEUR, riant.
Tu es un drôle de corps !
Se fâchant.
Mais je te défends d’être amoureux ; les gens amoureux ne sont plus bons à rien.
PÉDROLINO, pleurant.
Voyez un peu si ça n’est pas mortifiant : Qu’est-ce que Violette va faire quand je lui dirai qu’on me défend d’être amoureux !
LE DOCTEUR.
Eh ! qu’est-ce que Violette ?
PÉDROLINO.
Ah ! si vous la connaissiez !... une jolie âme, bonne et sage comme votre femme, monsieur.
LE DOCTEUR.
Encore !... Je n’ai jamais été marié, benêt !
PÉDROLINO.
Mais vous auriez pu l’être, et, comme vous n’êtes point sot, vous auriez bien choisi... Et moi, je suis tout comme vous.
LE DOCTEUR.
Va au diable, avec tes suppositions ! Je crois qu’avec son air simple, il se moque de moi !... Allons, va ratisser mes allées, et surtout ne palisse plus mes buis en forme de croix. Il semble qu’on soit dans un cimetière.
PÉDROLINO.
Oh ! il n’y a pas de risque ; depuis que l’amour m’a échancré le cœur, je les palisse tous en forme de cœur enflammé.
LE DOCTEUR.
Eh bien, voilà qui est fort raisonnable ! dans le jardin d’un homme de mon âge et de ma profession, des emblèmes de guinguette !... Cet innocent-là me fera mettre en colère... Va-t’en ! va-t’en ! je ne veux point m’emporter, je ne suis pas venu ici pour cela... Va-t’en, te dis-je !
PÉDROLINO, qui a écouté avec distraction, se sauve tout à coup comme si on le battait.
Aïe ! aïe !... Oh ! la la !
Il sort par la gauche.
Scène VII
LE DOCTEUR, puis LÉANDRE
LE DOCTEUR.
Quelle mouche le prend ? Croit-il que je sois un méchant homme ?... Mais aussi de quoi me vient-il parler : d’amour, d’enfants, de mariage !... Pardieu ! je le sais bien que j’aurais pu m’affubler de tout cela : une femme !... des marmots !...
Il s’assied sous le tilleul.
Voilà un beau venez-y-voir ! J’aurais été aussi dupe, aussi Cassandre qu’un autre... Gâter des marmots, on s’y laisse prendre...
Haussant les épaules.
Et puis on en fait un tas de vauriens... Ne vois-je pas tous les jours des enfants ingrats, qui plaident contre père et mère pour les dépouiller ?
Il s’assied sous son tilleul.
Ah ! le genre humain est une caverne où le mieux est de s’enfoncer le moins avant qu’on peut...
LÉANDRE, paraissant au fond. À part.
Pascariel m’a tout dit, l’imbécile ! il faut le devancer.
LE DOCTEUR, parlant à lui-même.
Après tout, la propriété, sans les embarras de la famille, est une assez douce chose par elle-même !
LÉANDRE, qui est venu doucement jusqu’à lui.
La propriété, une douce chose, monsieur ? À qui le dites-vous, hélas !
LE DOCTEUR, préoccupé.
À mon bonnet... Mais puisque vous abondez dans mon sens...
En se retournant, il reconnaît son interlocuteur.
Miséricorde ! c’est vous, seigneur Léandre ?
LÉANDRE.
Oui, docteur, c’est moi qui...
LE DOCTEUR, vivement, et se levant.
Qui venez me relancer jusqu’ici pour votre procédure ? Ah ! monsieur, au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, ne m’apportez point de consultations à la campagne.
LÉANDRE.
Mais, seigneur Pandolphe...
LE DOCTEUR.
Votre procès, tenez, je n’en donnerais pas dix ducats !
LÉANDRE.
Eh bien, donnez-m’en neuf.
LE DOCTEUR.
Vraiment ? Je vous prends au mot... Pour neuf ducats, renoncez-vous à votre procès ?
LÉANDRE.
Sur mon honneur de gentilhomme.
LE DOCTEUR, à part.
C’est une charité à faire à ce pauvre diable !
Il tire sa bourse.
Tenez, en voilà dis, c’est convenu.
Marinette apporte un plateau qu’elle pose sur la table.
LÉANDRE.
Je vous proteste que
Prenant l’argent.
vous n’en entendrez jamais parler... Et c’est de mes amours que je vous veux régaler ce matin.
LE DOCTEUR.
Vos amours, vous dites ? Voilà qui est pire !... J’ai ce sujet-là en aversion. Tenez, mangeons ; qu’en dites-vous ?
LÉANDRE.
C’est pour vous obliger : j’ai soupé toute la nuit.
LE DOCTEUR.
N’importe, mangez toujours ; mangez beaucoup.
À part.
Il parlera moins !
Ils s’assoient et mangent. Le docteur lui offre un plat. Haut.
Aimez-vous... ?
LÉANDRE, dévorant.
Avec frénésie !
LE DOCTEUR.
Le jambon, avec frénésie ?
LÉANDRE.
Non, elle !
Il soupire.
LE DOCTEUR.
Voyons, buvez !
Marinette rentre dans la maison.
LÉANDRE.
Oui, à elle !
Il relève son verre et l’engloutit avec un nouveau soupir.
Ah ! docteur ! docteur ! je suis gâté de ses perfections, et, si je ne l’épouse... tenez, ceci est l’épée de mes pères... j’éteins en moi leur race illustre comme j’avale ce verre de vin !
Il boit.
Qu’il me serve de poison si je vous surfais d’un liard la passion qui me ravage !
LE DOCTEUR.
Diantre ! vous pensez au mariage, vous qui avez fait tant de débauches ?
LÉANDRE.
Pour ce qui est du passé, docteur, la faute en est au sexe ; la nature se réjouit quelquefois comme cela à faire de beaux hommes. L’assommante chose que le mérite !... Il fut un temps où, pour me préserver des bonnes fortunes, je faisais pension à des gens pour me décrier... Mais à présent...
LE DOCTEUR, à part.
Il m’amuse un instant ; mais il ne faut pas que cela se prolonge.
Il se lève. Léandre reste à table. Haut.
Or donc, vous vous mariez ?...
LÉANDRE.
Elle pourra vous dire que je lui ai offert plus de dix fois...
LE DOCTEUR.
Offert ?... C’est donc une bourgeoise ?
Il prend son livre.
LÉANDRE.
Pouah !... pour qui me prenez-vous ?
LE DOCTEUR.
Eh ! eh ! une bourgeoise riche et sur le retour...
Il met son chapeau.
LÉANDRE, se levant.
Docteur, vous m’outragez sensiblement. Celle que j’aime est d’une extraction toute divine. Elle naquit aux champs ; elle vécut sous le chaume ; elle garda les moutons en compagnie des nymphes et des sylvains. Bref, c’est une simple bergère, et elle est à votre service !...
LE DOCTEUR.
À mon service ?... Jour de Dieu ! vous voulez épouser Marinette ?
LÉANDRE.
Non pas, mais sa filleule.
LE DOCTEUR.
Sa filleule ? Je ne la connais même pas.
LÉANDRE.
Pardon, docteur ; je sais qu’elle demeure dans votre maison.
LE DOCTEUR, remontant.
Morbleu ! je voudrais bien voir ça !... Marinette !... Eh ! la Marinette !
Scène VIII
LE DOCTEUR, LÉANDRE, MARINETTE
LE DOCTEUR.
Venez un peu ici... Qu’est-ce qu’on me dit, que votre filleule est installée chez moi ?
MARINETTE, à Léandre.
Qu’en sait-on ? et de quoi vous mêlez-vous, monsieur Léandre ?
LÉANDRE.
Pardieu ! je l’ai entrevue tantôt dans l’office, et si... le vent... ne m’eut fermé la porte au nez...
LE DOCTEUR.
Dans l’office ! Elle se mêle de mon ménage ? elle touche à mes ustensiles ? Ah ! voilà toute ma porcelaine ébréchée !
MARINETTE.
Eh ! monsieur le docteur, ne craignez donc rien. Ma filleule est discrète, laborieuse, alerte, adroite de ses mains, surtout... oh ! adroite...
On entend un bruit de vaisselle brisée. Le docteur bondit : Marinette est consternée.
LE DOCTEUR.
Merci de moi ! vous l’entendez !... Allons, voilà ma vaisselle en éclats, ma maison en déroute, ma bile en mouvement ! C’est intolérable, cela, Marinette, et je vais.
LÉANDRE, l’arrêtant.
Docteur, ne commettez pas l’énormité de la réprimander, si vous ne voulez tomber dans ma disgrâce.
LE DOCTEUR, en colère.
Ah ! voilà, morbleu ! une disgrâce dont je serai fort affecté ! Laissez-moi tranquille.
Il repousse Léandre et Marinette, qui le retiennent, et va vers la maison, la canne à la main.
Je veux assommer cette casseuse de vaisselle !
Scène IX
LE DOCTEUR, LÉANDRE, MARINETTE, PÉDROLINO, sortant de la maison, VIOLETTE, venant derrière lui
PÉDROLINO, d’un ton dolent.
C’est moi, monsieur mon maître, c’est moi qu’il faut battre, c’est moi qu’il faut tuer, si ça vous fait plaisir.
LE DOCTEUR.
Ah ! c’est toi, pendard ! qui te permets de toucher à mes meubles malgré ma défense ?... Eh bien, je te chasse.
VIOLETTE, qui s’avance, portant dans chaque main la moitié d’un saladier.
Non, ce n’est pas lui ; c’est moi, monsieur le docteur. Il ment pour m’excuser ; mais je suis l’auteur de ce malheur-là.
LE DOCTEUR.
C’est vous, butorde !... Ah ! j’en étais bien sûr que vous étiez une but...
Il la regarde, et s’arrête comme frappé de son air doux et de son humble attitude.
une maladroite, une étourdie ! Oui, c’est cela une é...
Il s’arrête encore en la voyant pleurer.
une, une... Soyez ce qu’il vous plaira, mais ne me servez pas malgré moi, que diable !
VIOLETTE.
Je m’en vas, monsieur le docteur, je m’en vas tout de suite ; mais ne soyez pas fâché contre ma marraine... C’est moi qui ai voulu l’aider malgré elle, crainte qu’elle ne tombit malade. Je ne voulais rien pour ça... Je suis bien malheureuse puisque je vous fais du dégât et de la peine pour commencer !... J’en ai tant de chagrin, que j’aurais mieux aimé me casser la tête !
LE DOCTEUR.
Allons, ne vous cassez rien, et séchez vos larmes ; les pleurs m’agacent et me font mal.
Violette va pour sortir.
PÉDROLINO, la suivant.
Oui, ça l’agace... Viens, ma pauvre Violette ; allons dehors pleurer tout notre soûl...
LÉANDRE, jouant l’attendrissement, et s’essuyant les yeux avec la serviette du déjeuner qu’il a gardée par distraction.
Arrêtez, signera ! Et vous, seigneur Pandolphe...
LE DOCTEUR.
Allez au diable, vous ! Venez ici, Violette, puisque Violette on vous nomme.
VIOLETTE, revenant.
Me v’là, monsieur.
LE DOCTEUR.
Connaissez-vous ce personnage ?
VIOLETTE.
Eh ! oui, monsieur. C’est le seigneur Léandre, qui demeure à deux traits d’arbalète de notre village.
LE DOCTEUR.
Est-il vrai que... ? Avancez un peu ici...
Regardant au fond.
Il y a toujours des curieux derrière cette grille.
LÉANDRE, apercevant Pascariel, qui est derrière la grille ; à part.
Ah ! ventre... ! Pascariel aux écoutes !...
Haut.
Permettez, monsieur le docteur, souffrez que je me retire ; ma présence éblouit, je le vois, l’incomparable Violette...
Bas, au docteur.
Vous connaissez mon amour et mes vœux ; parlez pour moi, et prenez acte de l’offre que je lui fais de mon cœur et de ma main.
Il s’éloigne par le fond.
LE DOCTEUR, à part.
Qu’est-ce qu’il y a là-dessous ?
Léandre, à la grille, emmène Pascariel sans être remarqué.
Scène X
LE DOCTEUR, MARINETTE, VIOLETTE, PÉDROLINO
LE DOCTEUR, à Pédrolino, qui se place devant lui d’un air distrait.
Toi, va-t’en voir là-bas si j’y suis.
PÉDROLINO.
Oh ! je sais bien que vous n’y êtes point.
LE DOCTEUR.
Va toujours, c’est le moyen de t’en assurer.
PÉDROLINO.
Excusez notre maître, c’est que...
LE DOCTEUR.
Quoi ?
PÉDROLINO.
Expliquez-moi donc, vous qui êtes savant, ce que veut dire cette parole-là, incomparable ?
LE DOCTEUR.
Qu’est-ce que ça te fait ?
PÉDROLINO.
C’est que M. Léandre a traité Violette d’incomparable, et, si c’est une sottise, je n’entends point qu’on moleste ma future épouse.
LE DOCTEUR.
Ah ! c’est là votre future ?... Eh bien, allez-vous-en, et, si je vous prends à écouter, gare à vos oreilles !
Pendant ce qui précède, Marinette va et vient, ôtant le couvert.
PÉDROLINO, à part.
Quand elles y passeraient toutes deux, je veux m’en servir pour savoir...
Il va se cacher derrière le tilleul. Le docteur regarde autour de lui pour s’assurer qu’il est seul, et aperçoit Pédrolino.
LE DOCTEUR.
Eh ! eh ! la cachette est assez bien choisie... c’est-à-dire que, l’année prochaine, ce tilleul...
Il va prendre Pédrolino par l’oreille et le fait sortir par la gauche, puis revient à Violette. Pendant ce temps, Pédrolino rentre et gagne le fond, où il se cache derrière un buisson pour écouter.
LE DOCTEUR, regardant encore vers la gauche ; à part.
Oh ! il est bien loin maintenant.
À Violette.
Vous vous appelez ?
VIOLETTE.
Violette Meneghino.
LE DOCTEUR.
Vous avez quel âge ?
VIOLETTE.
Vingt et un ans d’hier soir.
LE DOCTEUR.
Votre père était cultivateur ?
VIOLETTE.
Oh ! nenni, monsieur. Sauf votre respect, il n’était que médecin.
LE DOCTEUR.
Médecin de la Faculté !
VIOLETTE.
Médecin des bêtes, monsieur.
LE DOCTEUR.
Vétérinaire ?
VIOLETTE.
Comment, monsieur ?
MARINETTE.
Il n’était pas si savant que ça, monsieur. Il s’entendait un peu à panser les animaux ; mais il ne savait ni lire ni écrire, et c’était un paysan bien pauvre. Il est mort, ne laissant rien au monde que cette orpheline en bas âge. J’étais leur voisine ; j’étais déjà vieille fille... je m’ennuyais, j’aimais l’enfant ; je l’ai recueillie, élevée, éduquée de mon mieux... Elle n’est point sotte, c’est un bon sujet, et, si vous vouliez...
Pédrolino reparaît au fond.
LE DOCTEUR.
Bon ! bon ! Le seigneur Léandre vous a-t-il jamais offert de vous épouser ?
VIOLETTE.
Il m’en a conté comme à tant d’autres ; mais il y a peu de filles assez sottes pour le vouloir tant seulement écouter.
LE DOCTEUR.
Pourtant si cela était sérieux ?
MARINETTE.
Qu’est-ce que vous dites là, monsieur ? Le seigneur Léandre voudrait tout de bon épouser ma filleule ?
LE DOCTEUR.
Je suis, du moins, chargé de le lui dire. Ainsi donc, jeune fille, faites vos réflexions.
VIOLETTE.
Elles sont toutes faites, monsieur. Je...
MARINETTE.
Tu... ? Qu’est-ce que tu vas dire ? Il y faut regardera deux fois avant de refuser un seigneur... Car, enfin, c’est un seigneur.
LE DOCTEUR.
Il le dit !
MARINETTE.
Et, pour une fille de campagne, c’est une chance que de se voir emmarquisée.
LE DOCTEUR.
Eh bien, Violette, que répondez-vous ?
VIOLETTE.
Je réponds, monsieur, que ma marraine a raison dans ce qu’elle dit, mais que mon cœur n’est point du tout raisonnable et qu’il est à Pédrolino ; par ainsi, je n’en peux faire cadeau à un autre.
PÉDROLINO, qui, en écoutant, a montré dans ses gestes une grande inquiétude, s’élance en criant de joie.
Ah ! Violette !
Il s’arrête interdit.
LE DOCTEUR.
Ah ! voilà encore ce curieux ! Vous mériteriez que je... Tenez ! à genoux devant cette bonne et brave fille, et tâchez de l’aimer bien.
PÉDROLINO, enchanté.
Ah ! voilà donc que vous me donnez permission d’en être amoureux ?
LE DOCTEUR.
Oui ; mais à condition que vous ne penserez pas à elle en faisant votre ouvrage... Moi, je vais répondre à M. Léandre qu’il n’a que faire de revenir ; j’irai rendre aussi ma petite visite d’arrivée au bailli de Récoaro.
Il sort par le fond.
VIOLETTE.
Eh bien, dites donc, monsieur le docteur, est-ce que vous voulez toujours que je m’en aille ?
LE DOCTEUR.
Nous verrons ça, nous verrons ça ; attendez ici que je revienne vous le dire.
Scène XI
VIOLETTE, PÉDROLINO, MARINETTE
PÉDROLINO, aux genoux de Violette, lui baisant les mains.
Ah ! Violette du paradis, qui est le jardin du bon Dieu !... qu’est ce que je te vas bien dire pour te remercier de m’aimer comme ça ?
MARINETTE.
Oui, oui, remerciez-la ! vous ne méritez point le sacrifice qu’elle vous fait.
PÉDROLINO.
Oh ! non, par exemple, que je ne le mérite point, la marraine ! mais ça ne fait rien, elle n’y aura point de regret... Tu me crois, pas vrai, Violette ?
VIOLETTE.
Oui, mon garçon, que je te crois ! Et tu n’as que faire de me remercier. Il n’aurait point dépendu de moi de penser autrement.
MARINETTE.
En attendant, tu renonces...
VIOLETTE.
Le renoncement n’est pas gros, marraine. Je n’ai jamais eu l’envie d’être dame, moi ; et vous savez bien, par l’exemple de ma parenté, que ce n’est point déjà si beau de s’élever au dessus de son monde... On devient méprisant pour les siens, et on est méprisé des autres. Non, non, le travail ne me fait point de peine, et je veux être la femme à mon pareil.
PÉDROLINO.
Est-elle bonne ! est-elle bonne ! Voyez, Marinette, elle dit tout ce qu’elle peut pour faire croire que je ne lui ai point d’obligation... Oh ! va, je t’aimerai d’une force et j’aurai pour toi une si belle attache... Tiens ! ça me rappelle mon rêve de c’te nuit.
VIOLETTE.
T’as rêvé de moi !
PÉDROLINO.
Je rêvais que je te tenais la main, la comme ça, et que nous allions nous marier !... Dame ! j’étais fier ! Je riais à tout le monde, quoi ! Mais v’là que mon rêve s’est gâté ; car, tout d’un coup, l’église s’est changée en une grosse pastèque, le clocher en asperge, les témoins en gousses de pois verts, ta marraine en tomate,
Marinette hausse les épaules.
moi en navet, et toi...
VIOLETTE.
Et moi ?
PÉDROLINO.
Et toi en une belle petite rave, couleur de ton nom, qui s’est enfoncée dans la terre, mais si avant, si avant, que je ne voyais plus que le bout de tes feuilles... Et ça m’a rendu triste !...
VIOLETTE.
Bah ! c’est un rêve de jardinier !... Tu travailles trop !
MARINETTE.
Lui !... un paresseux !
PÉDROLINO.
Paresseux, moi ? C’est donc de tout à l’heure, la marraine ?
VIOLETTE.
Eh ! non, marraine, vous savez bien qu’il a du courage !... voyez donc s’il n’a pas une franche figure de bon chrétien ?... Est-ce que vous ne voyez point dans ses yeux qu’il m’aime, et qu’il vous aime aussi, de tout son cœur ? Allons, allons, embrassez-le, ma vieille mignonne ; c’est votre soutien, c’est votre enfant. Il nous rendra bien heureuses, et vous serez contente de l’avoir pour vous réjouir et vous dorloter.
MARINETTE.
Je ne dis pas... mais...
Pédrolino lui tend sa joue, qu’elle embrasse en rechignant.
Scène XII
VIOLETTE, PÉDROLINO, MARINETTE, LE DOCTEUR, LÉANDRE, puis PASCARIEL
LE DOCTEUR, entrant par la grille, une lettre à la main, et suivi de Léandre, qui marche sur ses talons, sans être vu de lui, et en emboîtant le pas.
Voilà une chose bien surprenante !
LÉANDRE, inquiet.
Quoi donc, monsieur le docteur ?
LE DOCTEUR.
Ah ! c’est encore vous ?... Laissez, laissez, ceci ne vous regarde point !
LÉANDRE.
Pardon, docteur, je venais...
LE DOCTEUR.
Ne venez pas ; il s’agit de bien autre chose !
LÉANDRE.
Mais ma flamme !...
LE DOCTEUR.
Allez au diable, avec vos flammes !... Violette !
Montrant la lettre.
Ceci vous regarde.
LÉANDRE.
Auparavant, je veux dire moi-même à l’incomparable...
LE DOCTEUR.
Ouais !... Mais vous êtes bien pressé de faire entendre votre ramage, vous !... et vous m’avez l’air d’un gaillard bien avisé ! Osez donc dire que vous ne saviez pas, des premiers, la nouvelle ?
LÉANDRE.
Quelle nouvelle ?
À part.
Nous y voilà ! la chienne de nouvelle arrive trop tôt !
LE DOCTEUR.
Violette, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez un oncle riche... un frère aîné de votre père, qui avait commencé par être porte-balle, et qui, plus habile que lui, avait fait fortune ?
MARINETTE.
Et qui avait si bien oublié ses parents en s’achetant une marquiserie, que jamais il n’avait donné de ses nouvelles, ni assisté en quoi que ce soit sa famille ? Eh bien, est-ce qu’il se ravise, M. le marquis de Sbrufadel ?... est-ce qu’il envoie une dot à sa nièce ?
LE DOCTEUR.
Le prétendu marquis de Sbrufadelli vient de mourir.
VIOLETTE.
Ah ! mon Dieu ! mon oncle est mort ? Quel dommage, un homme si riche ! Comment donc est-ce qu’il a pu mourir ?
LE DOCTEUR, à Léandre.
Vous ne le saviez pas, vous, hein ?
LÉANDRE.
En quoi cela peut-il m’intéresser ?
LE DOCTEUR.
En ce que Violette hérite.
VIOLETTE.
Mais non, monsieur !
MARINETTE.
Il doit rester deux fils, une fille, un gendre et deux petits-enfants !
LE DOCTEUR, montrant la lettre.
Lisez, Violette.
VIOLETTE.
Voire qui saurait lire, monsieur le docteur !
LE DOCTEUR, à Marinette.
Tout cela a péri en un instant dans une crue subite du fleuve qu’ils traversaient en bateau.
VIOLETTE.
Ah ! mon Dieu ! et les pauvres petits enfants aussi ? Ah ! ça fend l’âme de penser à un malheur comme ça.
Elle fond en larmes.
Si mon pauvre père vivait, ça lui ferait tant de peine !
PÉDROLINO.
Voyez donc, vous autres, quel cœur qu’elle a ! Elle me donne envie de pleurer itout.
LÉANDRE.
La tendresse de cette belle âme m’arrache aussi des larmes.
Il s’essuie les yeux.
C’est un motif de plus qui me détermine à lui offrir...
MARINETTE.
Ah ! palsanguienne ! monsieur Léandre, vous nous la baillez belle, de venir nous parler de vos cinquante ans et de vos vingt-cinq louis de revenu, quand nous avons peut-être des pistoles par millions et par milliers !... Allez donc faire rapetasser vos chausses qui crient misère, et vérifier vos parchemins qui ne sont peut-être pas de trop bon aloi !
À Pédrolino, qui tient la main de Violette dans les siennes.
Pour ce qui est de toi, pauvre bâtier de paysan, tu vas me lâcher cette main-là, car tu n’y peux plus rien prétendre.
PÉDROLINO.
Ah ! mon Dieu ! c’est vrai, ça !... Mon Dieu ! mon Dieu !
VIOLETTE, lui reprenant la main.
Est-ce que tu dors, que tu dis des songeries ? Est-ce que tu me planterais là, si c’était à toi l’héritage ?...
PÉDROLINO.
Oh ! par exemple !
VIOLETTE.
Çà, mon fils, nous sommes fiancés, et bientôt mariés nous serons.
MARINETTE.
Jamais ! ou elle aura mon maudissement !
LE DOCTEUR.
Marinette, vous êtes une bête : cette fille est libre, elle est majeure, ce qu’elle fait est bien ; taisez-vous, et ne venez pas souiller votre vieille sotte d’ambition sur ces jeunes amours.
LÉANDRE.
Moi, je suis de l’avis de la vieille, et, si ce manant ne détale, je vais le faire danser comme un singe.
LE DOCTEUR.
Vous, vous m’échauffez la bile... et je ne sais point ce que vous faites chez moi depuis ce matin ; tenez, je vous donne le bonjour.
LÉANDRE.
Quoi ! docteur...
LE DOCTEUR.
Laissez-nous, vous dis-je !... je hais les importuns, et vous en êtes un de première force.
Il le reconduit avec autorité.
Voici votre chemin !
Revenant.
Voilà un assommant personnage !
Il s’assied sous son arbre.
PASCARIEL, a paru à l’entrée du jardin, et y arrête Léandre prêt à partir.
Eh bien, monsieur ?
LÉANDRE.
Tout est perdu ici ; c’est là-bas qu’il nous faut renouer l’entreprise.
PASCARIEL.
Mais sous quel prétexte ?...
LÉANDRE.
Partons ! Nous trouverons cela en route ?
Ils sortent.
Scène XIII
LE DOCTEUR, MARINETTE, VIOLETTE, PÉDROLINO
LE DOCTEUR, assis, à Marinette, qui lui parle en gesticulant.
Vous tairez-vous, vieille sibylle ?
MARINETTE.
Non, monsieur. La loi ne me donne point de droit sur cette fille ; mais je l’ai élevée, je l’ai recueillie quand elle n’avait pas trois guenilles sur le corps. Je l’ai aimée comme mon enfant, et, si elle a le cœur de me désobéir...
VIOLETTE.
Non, jamais, ma marraine ; mais vous consentirez, vous deviendrez raisonnable.
PÉDROLINO.
Et puis vous l’aimez tant, vous ne voudriez pas la priver de moi !
MARINETTE.
Taisez-vous ! vous n’êtes bon qu’à occuper chez elle la place de bouffon !.... Monsieur le docteur, pouvez-vous... !
VIOLETTE.
Protégez-nous, monsieur le docteur !
LE DOCTEUR, se levant.
Ah ! que vous me rompez la tête avec vos amours ! Silence, tous !
PÉDROLINO.
Silence !
LE DOCTEUR.
Chut !
PÉDROLINO.
Chut !
LE DOCTEUR, impatienté.
Eh bien, je suis le maître ici, je suis le juge !
PÉDROLINO.
Oui, vous l’êtes !
LE DOCTEUR.
J’ordonne que vous vous taisiez.
À Marinette.
Et vous, que vous laissiez cette fille libre de choisir à son gré. Seulement, vous prendrez tous le temps de réfléchir, et le mariage sera différé d’un mois.
PÉDROLINO.
Bien jugé !...
VIOLETTE.
Oui, le temps n’y fait rien, va ! je ne changerai mie.
MARINETTE.
Et moi, j’espère que si !
Le docteur la regarde d’un air grondeur.
Je me range au délai ; mais, pour ma peine, monsieur le docteur, vous consentirez à nous accompagner à ce château ?
LE DOCTEUR.
Moi ?... Non, le diable m’emporte !
Il va se rasseoir.
MARINETTE.
Qui donc nous conseillera ?... Qui donc nous émouchera tous ces gens de loi et de chicane qui nous vont gruger ? Ah ! nous y mangerons bien le tout, nous deux, pauvres femmes qui n’entendons rien à tout ça !
À Violette.
Prie-le donc aussi, toi ; te voilà comme une endormie !
VIOLETTE.
Dame ! est-ce que j’ai le cœur de le tourmenter, ce pauvre cher homme, qui est si bon, si content dans sa petite campagne, et qui a tant besoin de se reposer !
LE DOCTEUR.
À la bonne heure, vous ! vous parlez sagement.
PÉDROLINO.
Pour ça, c’est vrai, monsieur a tant de fatigue et de tintouin le long de l’année, que c’est pour le rendre imbécile !
En disant cela, il veut ranger la table sur laquelle le docteur a le coude appuyé, et il la tire au risque de le faire tomber.
VIOLETTE.
Oh ! il n’y a pas de danger, il aura bien toujours de l’esprit pour quatre.
PÉDROLINO.
C’est égal, contrarier monsieur, c’est risquer de le rendre enragé !
VIOLETTE.
Oh ! que non, il ne mangera jamais personne, lui !... Mais on ne doit point lui manger son temps et sa peine.
LE DOCTEUR, se levant.
Cette fille a vraiment du bon !
À part.
Si je m’en croyais !
Haut.
Non, non, je suis toujours dupe de ma faiblesse, et, cette fois, on ne m’y prendra point... Allez, Marinette, faites vos paquets.
À Pédrolino.
Toi, tu vas atteler ma carriole ; je la leur prête, et elles partiront toutes deux à midi... Oui, oui, débarrassez-moi de toutes vos histoires !... Et moi qui n’ai pas encore fait ma sieste ! Ah ! Violette ! vous pouvez bien dire que vous m’assassinez le commencement de mes vacances.
Il se rassied sous son arbre. Pédrolino et Marinette sortent par le fond.
Scène XIV
LE DOCTEUR, VIOLETTE
VIOLETTE.
Ah ! mon maître ! c’est bien vrai qu’on vous assassine ! Allons, faites donc votre petit somme.
LE DOCTEUR.
Quand vous serez parties !
VIOLETTE.
Pendant qu’on fait les apprêts, vous pouvez bien prendre un peu de repos, là, sous votre tilleul.
LE DOCTEUR.
C’est qu’il fait déjà chaud, et les mouches bourdonnent.
VIOLETTE, cassant une branche et l’éventant.
Oh ! qu’on les fera bien taire.
Le docteur, assis sur son fauteuil, la regarde à genoux près de lui, hausse les épaules en souriant et s’endort.
Scène XV
LE DOCTEUR, VIOLETTE, PÉDROLINO, qui entre en courant
Violette fait signe à Pédrolino de ne pas éveiller le docteur.
VIOLETTE, à la droite du docteur, à voix basse, à Pédrolino, qui court vers la maison.
Chut ! tais-toi donc !... Comment, tu n’attelles pas la mule ?
PÉDUOLINO, venant s’agenouiller de l’autre côté du docteur.
Il faut bien que c’te bête mange son avoine : je lui en ai aboulé un demi-boisseau.
VIOLETTE.
On te l’a défendu ; ça la rendra poussive.
PÉDROLINO.
Bah ! les bêtes, quand ça mange, c’est comme les humains quand ça aime... Si on me disait que l’amour me fera crever je m’en moquerais bien !.... Eh bien, la mule, c’est tout de même : quand je lui dis : « Brunette, tu manges trop, ça te fera mourir ! » elle me fait signe avec ses oreilles qu’elle n’en croit pas un mot... Mais dis donc, Violette, est-ce que je vas rester là tout seul avec lui ?
VIOLETTE.
Eh bien, un si brave homme !
PÉDROLINO.
Pour un brave homme, c’est un brave homme, un peu chien, un peu bourru, grandement maniaque et pas mal bête.
Le docteur ouvre les yeux et l’écoute.
Mais ça ne l’empêche pas d’être un bon chrétien, assez doux, très raisonnable et pourri d’esprit.
VIOLETTE.
Comment arranges-tu tout ça ?
PÉDROLINO.
Parce que je l’aime toujours, encore que je ne le supporte pas souvent.
VIOLETTE.
Ça veut dire qu’il est si bon, qu’il ne peut pas se faire mauvais ! Tiens, tout à l’heure, je n’ai pas voulu le tourmenter, il aurait cédé, et je lui ai fait assez de dommage et de dégât en un jour : je lui ai cassé son saladier, je lui ai occasionné la visite de M. Léandre, je suis cause qu’il est sorti avant son heure ; c’est assez de tourment comme ça, et, plutôt que de lui en bailler encore, j’aimerais mieux perdre tout mon héritage.
PÉDROLINO.
Oh ! c’est que t’es bonne, toi !
Il lui baise les mains.
LE DOCTEUR, à part, entr’ouvrant les yeux.
Ces gens-là voient nos travers pourtant, et ils nous aiment malgré ça !
VIOLETTE.
Sois tranquille ! S’il a la tête vive, il a le cœur doux ; il nous fera marier ; et, pendant que je n’y serai pas, il faudra en avoir bien soin, entends-tu ?
PÉDROLINO.
Oh ! que oui : je lui ferai la cuisine.
Le docteur fait une grimace d’effroi.
Oh ! mais la... une fameuse cuisine ! et, quand il dormira, je l’éventerai comme ça.
Voulant éventer le docteur, il lui donne de son chapeau par la figure.
LE DOCTEUR.
Maladroit !... Ça promet...
PÉDROLINO.
Ah ! maudit chapeau, qui a été plus vite que ma main !
D’un coup de pied, il jette son chapeau en l’air.
LE DOCTEUR, se levant.
Allons, à présent, voilà comme il arrange les chapeaux que je lui paye. Et je resterais avec un animal comme ça, qui est distrait comme un lièvre, qui me sucrera ma mortadelle et me poivrera mon sorbet !... Allons, allons, je vois bien qu’il faut en prendre son parti.
À Marinette, qui sort de la maison.
Marinette, vous ferez mon paquet.
MARINETTE, joyeuse.
Ah ! vous venez, monsieur le docteur ?
VIOLETTE, bas, à Pédrolino.
Quand je te le disais !
Au docteur.
Ah ! monsieur !...
PÉDROLINO.
Eh bien, et moi ? Dites donc, monsieur le docteur, je vas avec vous, pas vrai ?
LE DOCTEUR.
Eh ! que veux-tu que je fasse, en voyage, d’un butor de ton espèce ?
PÉDROLINO.
Oh ! vous me croyez bête ? Ça m’étonne d’un homme d’esprit comme vous.
VIOLETTE, suppliante.
Mon cher maître, si vous vouliez !...
LE DOCTEUR.
Eh bien, allons, pourvu qu’il se dépêche !
PÉDROLINO.
Oh ! il n’y a plus qu’à vous mettre dans le brancard.
Il va pour sortir en courant, puis il s’arrête au fond.
Scène XVI
LE DOCTEUR, VIOLETTE, PÉDROLINO, UN GROUPE DE VILLAGEOIS
PÉDROLINO.
Tiens ! v’là tout le village de Récoaro qui vient complimenter Violette sur son héritage et M. le docteur sur son arrivée.
LE DOCTEUR.
Dis donc sur mon départ, hélas !
Les villageoises entourent Violette et Marinette en chantant un chœur de félicitations. Les hommes environnent Pédrolino et font des saluts au docteur.
CHŒUR.
Air de la Napoletana de Venise.
En ce jour, avec bonheur,
Grand professeur,
Nous sommes vos humbles serviteurs ;
Nous vous portons dans nos cœurs,
Car, des docteurs.
C’est vous qu’êtes la fleur !
LE DOCTEUR, pendant que l’orchestre continue la ritournelle, et que Marinette et Violette, munies chacune d’une bottine, le chaussent.
Ah ! mes vacances ! mon pauvre tilleul !... je n’aurai pas joui longtemps de ton ombre !... Adieu, mon fauteuil ! adieu, mes pantoufles ! On peut bien dire que, quand le diable se met après un pauvre homme...
Il se lève et tout le monde l’entoure, et lui ouvre un passage vers le fond, par où il sort, suivi de Violette, de Pédrolino, de Marinette et escorté par les villageois.
Ensemble.
HOMMES.
Adieu donc, grand professeur.
Ah ! quel malheur !
Vous quittez vos humbles serviteurs.
Nous vous portons dans nos cœurs.
Car, des docteurs,
C’est vous qu’êtes la fleur !
FEMMES.
Adieu, Violette en fleur.
T’as du bonheur !
Tu n’vas pas être à court de flatteur ;
Mais, ma fille, si t’as d’ l’honneur,
Ton épouseur
S’ra c’ti-là qu’a ton cœur !
ACTE II
Un beau jardin dans le goût Watteau. Grands arbres touffus, ciel rose. À gauche, un bosquet ou un buisson avec une statue à demi cachée dans le feuillage (un Amour ou un Faune qui a le doigt sur les lèvres). Un banc de gazon pour quatre personnes au moins occupe le bosquet. À droite, une fontaine de marbre avec des sirènes. Derrière le mur est censé un réservoir. Petit banc à droite, près de l’avant-scène.
Scène première
ISABELLE, COLOMBINE, entrant du fond
COLOMBINE.
En vérité, signera Isabelle, je ne puis comprendre l’agrément que vous trouvez à vous promener encore dans les jardins de la villa Sbrufadelli !
ISABELLE.
Où veux-tu que je me promène, ma pauvre Colombine ? C’est ici le lieu de plaisance le plus rapproché de la ville, et ce beau jardin me représente des jours de fête, dont il ne m’est pas aisé de perdre le souvenir.
COLOMBINE.
Chassez-moi ces idées noires, ma belle maîtresse ; le fils aine du prétendu marquis de Sbrufadelli était un galant libéral, j’en conviens ; mais il ne vous eût jamais épousée, et il est temps de viser au solide. Puisqu’il a eu la maladresse de se laisser choir, avec toute sa famille, au fond de la Brenta, faites-en votre deuil en un tour de main, et songez à le remplacer par quelque meilleure dupe.
ISABELLE.
Que tu parles facilement de retrouver un riche parvenu à qui, grâce à de certains airs, on puisse faire avaler tant de choses !
COLOMBINE, soupirant.
Hélas ! mademoiselle, est-ce que moi-même... ?
ISABELLE.
Il est vrai que Pascariel te tenait au cœur, et que le pauvre diable a péri comme ses maîtres.
COLOMBINE.
Je n’ai pas tout à fait perdu l’espérance qu’il se soit sauvé, puisqu’on n’a point repêché sa carcasse avec celles des autres. Il n’y a point d’apparence que les poissons en aient fait un grand régal, car, de la tête aux pieds, ce n’était rien qui vaille ; mais il s’entendait à acquérir de l’argent, et j’en eusse fait mon homme d’affaires. Eh bah ! madame, rentrons à Bassano. Au moins, on y voit du monde, et ce lieu-ci est devenu une solitude bonne pour donner des vapeurs.
ISABELLE.
Attendons encore un peu. J’espère que l’héritière arrivera aujourd’hui.
COLOMBINE.
Et que voulez-vous faire de l’héritière ? Si c’était un héritier, je ne dis pas.
ISABELLE.
Tu sais ce que nous a dit le notaire de la famille. C’est dit-il, une jeune créature sans usage, sans monde, et qui pourrait...
COLOMBINE.
Payer les dettes que vous avez fait contracter à Octave Sbrufadelli, son défunt cousin ? J’en doute !
ISABELLE.
On peut toujours essayer, en l’éblouissant par des caresses et le langage du bel air !...
COLOMBINE.
Allons, je vois que la douleur ne vous empêche point de songer à vos intérêts, et c’est ainsi, vive-Dieu ! que je vous aime ! Mais que vois-je ? Pascariel !
Scène II
ISABELLE, COLOMBINE, LÉANDRE, PASCARIEL
COLOMBINE.
Ah ! ciel ! est-ce toi, ou ton ombre ?
PASCARIEL, venant du fond.
J’espère que c’est mon corps, bien que je sois resté huit grand jours au fond de la rivière.
COLOMBINE.
Ah ! perfide !
PASCARIEL.
Vas-tu me faire une algarade en présence de ta maîtresse, et lorsque j’accompagne un gentilhomme affamé de lui rendre ses hommages ?
Il se met derrière Léandre.
LÉANDRE, qui est entré du même côté que Pascariel.
Ô étoiles ! par quel astre est ma vue éblouie ? est-ce un nouveau soleil, ou le regard empyréen de la triomphante Isabelle ?
ISABELLE.
Quoi ! c’est mon vieux ami Léandre ? le beau Léandre, comme on l’appelait, du temps que je vins au monde ! Allons, je vois que tu es encore galant. Tes compliments ont un peu uni comme tes dentelles ; mais j’aime mieux te retrouver ainsi, que pédant et maussade. Or çà, d’où sors-tu, et que viens-tu faire en cette résidence ? Serais-tu un des mille prétendus parents qui vont sans doute venir demander part à l’héritage du Sbrufadelli ?
LÉANDRE.
Les Sbrufadelli étaient de noblesse un peu verte, et la mienne s’est moisie dans la nuit des temps ; mais, sans leur appartenir parle sang, il se pourrait que, par une alliance...
ISABELLE.
Alors, tu es un des mille aspirants qui vont assiéger le cœur de l’héritière, fût-elle borgne, bancroche ou tortue ?
LÉANDRE.
Écoute, ma divine Isabelle, j’ai quelque espoir de réussir, n’étant point de ceux que la rigueur des belles fait longtemps morfondre dans le vestibule de l’incertitude ; mais l’assistance d’une femme adroite n’est jamais à dédaigner et j’implore la tienne.
ISABELLE.
Que faut-il faire ?
LÉANDRE.
Me fournir dans une prétendue parenté avec toi, un prétexte pour me trouver céans.
ISABELLE.
C’est facile, cousin Léandre !... Ensuite ?
LÉANDRE.
Écarter un certain rival...
ISABELLE.
Me charger de le rendre infidèle ?
LÉANDRE.
Non, ceci regarde l’agaçante soubrette que voici, et qui, l’appartenant, doit savoir son métier.
ISABELLE.
C’est donc un homme de peu ?
LÉANDRE.
Un homme de rien.
ISABELLE.
Ah ! ta princesse a des goûts... ?
LÉANDRE.
Champêtres ! C’est une bergère d’Arcadie.
ISABELLE.
Je suis curieuse de la voir. Quand est-ce qu’elle arrive ?
LÉANDRE.
Aujourd’hui même. Elle a dû quitter son village le même jour que nous.
Il montre Pascariel.
COLOMBINE, qui a causé avec Pascariel, et qui s’est rapprochée pour entendre la fin de la conversation d’Isabelle et de Léandre.
Que nous ?
À Pascariel.
Ah ! traître ! c’est ainsi que tu étais malade dans une chaumière ? Te voilà démasqué !
ISABELLE.
Eh ! vous vous querellerez un autre jour. Viens ici, Pascariel ; je te veux parler.
À Léandre.
Vous, parlez à Colombine.
Elle remonte un peu avec Pascariel.
LÉANDRE, à Colombine, à part.
Je vois, gente égrillarde, que vous en tenez pour un ingrat qui vous trahit. Sachez qu’il a osé porter ses vœux sur l’héritière, et qu’il pourrait bien se faire écouter d’elle.
ISABELLE, à Pascariel, redescendant.
Tu m’entends, tâche de lui plaire. Éprise d’un autre valet, il n’y a rien d’impossible qu’elle te considère à ton tour. Je feins de protéger Léandre, mais je ne sers en vérité, que celui qui me fera rembourser ma créance.
PASCARIEL.
Ah ! mademoiselle Isabelle, faites-moi valoir, et je vous porterai aux nues.
ISABELLE, haut.
Allons, nous voici tous d’accord : vienne l’héritière, notre siège est fait.
LÉANDRE, remontant.
J’entends des chants et des acclamations. Serait-ce elle ?
PASCARIEL, allant au fond.
Vraiment oui !
LÉANDRE, à Isabelle.
Préparez-la à me recevoir. Je m’éloigne pour éviter certain docteur, plantureux en bourrasques.
ISABELLE.
Va te munir d’un harnais de chasse, et tu reviendras, comme par hasard, me trouver ici.
LÉANDRE.
À revoir, ma triomphante !
Il lui baise la main et s’en va par la droite.
Scène III
ISABELLE, COLOMBINE, PASCARIEL, LE NOTAIRE, VIOLETTE, MARINETTE, LE DOCTEUR, PÉDROLINO
Isabelle, Colombine, Pascariel, remontent vers la gauche pour voir arriver le cortège. Le notaire et les gens du château et les vassaux des deux sexes arrivent à reculons, agitant des bouquets et des chapeaux.
CHŒUR (de Couder).
Ah ! quelle ivresse ! (Bis)
Ah ! quel beau jour !
Venez, venez, Altesse !
Soyez maîtresse (Bis)
En ce séjour. (Bis)
Isabelle redescend vers la droite avec Colombine.
COLOMBINE.
Ah ! madame ! le curieux berlingot de campagne !
ISABELLE, examinant Violette, qui fait des révérences.
Et la plaisante pagode de châtelaine que voici !
LE NOTAIRE, à Violette.
Illustre signora, descendante d’une souche antique et vénérée ! moi, maître Jean-Eustache Gérolamo, tabellion, garde-note et notaire de feu monseigneur votre oncle paternel Sbrufadello, marquis de Sbrufadelli, je viens déposer à vos pieds mon hommage et ceux de vos serviteurs et vassaux ici présents dans l’ivresse de la joie.
VIOLETTE.
En vous remerciant, monsieur le...
LE NOTAIRE.
Je n’ai pas fini : c’est en vers que je me propose de vous exprimer...
MARINETTE.
Merci, merci, monsieur : nous n’entendons pas ça, les vers.
LE NOTAIRE.
Pardonnez-moi, ce sont de petits vers galants et qui se chantent.
Aux valets.
Attention au refrain, vous autres !
Il chante d’une manière ridicule.
Air de Couder.
Moi, maître Jean Gérolamo,
Simple berger de ce hameau,
De nos vœux j’apporte l’hommage.
Faites-nous voir votre beauté ;
Et qu’à notre rusticité
Votre cœur fasse bon visage.
LE DOCTEUR, qui à grand’peine s’est débarrassé des révérences et qui a descendu la scène, suivi de Pédrolino.
Quel est ce vieux rossignol ?
PÉDROLINO.
Il dit qu’il est un notaire.
LE DOCTEUR.
Je le vois, parbleu ! bien à sa perruque ; mais je ne l’eusse point reconnu à son ramage.
VIOLETTE, qui a pris des bouquets.
Merci, monsieur le notaire.
Aux valets.
Bien le bonjour, messieurs !
Aux servantes.
Vot’ servante, mesdames !
LE NOTAIRE.
Pardon ; je n’ai pas fini ; il y a un second couplet.
LE DOCTEUR, allant à lui.
Permettez, monsieur le notaire, mademoiselle est fatiguée ; je vous veux entretenir d’affaires sérieuses.
PASCARIEL, à Violette, mettant un genou en terre.
Moi, Seigneurie illustrissime, je suis le premier laquais, c’est-à-dire le confident, l’homme d’intrigues, je veux dire, l’homme d’esprit et de confiance de la famille.
VIOLETTE.
Tiens ! c’est M. Pascariel, qui était valet dans nos pays, l’an passé, chez M. Léandre ! Bonjour, monsieur ; ça va donc bien ?
PASCARIEL. Il lui baise la main. Violette le laisse faire d’un air étonné. À part.
Elle est à moi !
Colombine, qui est près de lui, lui donne un soufflet, pendant que Violette se retourne vers Isabelle, qui l’aborde.
ISABELLE.
Vous voilà donc enfin, divine signera ; en vérité, il y a tantôt mille ans qu’on vous attend ici ! Souffrez que je vous embrasse et vous fasse cent mille protestations de tendresse plus superlatives les unes que les autres.
VIOLETTE, intimidée.
Ma fine, mamselle, je ne sais point parler comme vous, mais je vous suis obligée de vos honnêtetés.
LE DOCTEUR, redescendant avec le notaire.
Quelle est cette dame attifée ?
LE NOTAIRE, d’un air malin.
La comtesse Isabelle, l’ancienne maîtresse du fils de la maison ! une femme du plus beau monde, un fin ragoût, ma foi !
PÉDROLINO, qui est auprès d’eux et qui regarde tout le monde d’un air ébahi et familier.
Vertuguoi ! elle est emplumassée comme la mule d’un évêque.
LE DOCTEUR, à part.
Quels diables d’originaux !
Il se remet à causer avec le notaire. Pascariel fait l’agréable auprès de Violette. Pédrolino, les mains derrière le dos, suit tous ses mouvements et accompagne tous ses pas comme on observe une bête curieuse.
ISABELLE, à Colombine, s’avançant sur le devant de la scène.
C’est là ce fameux docteur en droit qui, au dire de Pascariel, se fait fort de veiller aux intérêts de l’héritière ? Il serait à propos de l’empêcher de causer avec maître Gérolamo.
COLOMBINE.
C’est affaire à moi de tympaniser ce vieux druide !
ISABELLE.
Je te le confie.
Haut, à Violette.
Vous plaît-il, ma toute belle, que je vous fasse les honneurs du jardin et du château ? Venez, venez avec moi.
Elle prend le bras de Violette et l’emmène.
MARINETTE, à part, les suivant.
Tiens, cette dame ! dirait-on pas que nous sommes en visite chez elle ?
PÉDROLINO.
Vous êtes crevée de chaud, la marraine ? Donnez-moi donc ce bras, hé ! la donc !...
Il prend le bras de Marinette et l’emmène en la faisant trébucher. Ils sortent par le fond.
Reprise du CHŒUR.
Ah ! quelle ivresse ! (Bis)
Ah ! le beau jour !
Venez, venez, Altesse !
Soyez maîtresse (Bis)
En ce séjour. (Bis)
Scène IV
LE DOCTEUR, LE NOTAIRE, COLOMBINE, PASCARIEL
Le docteur et le notaire causent au premier plan. Pascariel et Colombine ont fait mine de sortir et reviennent sur leurs pas pour les surveiller.
LE DOCTEUR.
Or sus, monsieur le notaire, je vous donne communication des pièces qui établissent notre légitime parenté ; ceci est l’acte mortuaire des parents, et ceci l’extrait de baptême de ma cliente.
LE NOTAIRE.
Un fin morceau, seigneur Pandolphe ! un vrai bijou de mignature.
LE DOCTEUR.
Il ne s’agit point de cela.
LE NOTAIRE.
Si fait, si fait, toujours, compère ! car vous m’avez la mine d’un compère, vous !
Il lui frappe sur le ventre.
LE DOCTEUR.
Fi ! quel notaire est-ce là ?
LE NOTAIRE, mettant ses lunettes.
Nous disons...
Il prend un acte dans chaque main, les rapproche et les lit de cette façon.
« Violette Meneghino, née en la paroisse de Récoaro... à l’âge de quarante-trois ans. »
Le docteur fait un geste d’étonnement.
Oui, oui, j’y suis... « Née l’an de grâce mil six cent nonante-un... décédée en mil six cent octante-sept... lequel enfant ont déclaré être du sexe féminin... exerçant la profession de guérisseur de bêtes... lesquels ont déclaré ne savoir signer, de ce requis. »
LE DOCTEUR.
Permettez...
LE NOTAIRE.
J’entends bien ! j’entends bien ! comme dit la chanson.
Il chante.
J’entends bien à Colinette.
Tra la la, sous la coudrette...
LE DOCTEUR, à part.
Cet homme est fou et me fera damner !
Haut.
Ah çà ! monsieur le tabellion, vous plaît-il prendre connaissance des pièces, oui ou non ?
LE NOTAIRE, qui fredonne.
Eh ! qu’est-ce que je fais, mon cher jurisconsulte, qu’est-ce que je fais, je vous le demande ?
Il chante.
LE DOCTEUR, outré.
Vous faites, que vous chantez, morbleu ! Ne vous entendez-vous point vous-même ?
LE NOTAIRE.
Je chante ? Ne faites point attention, c’est une habitude que j’ai, et jamais je ne suis mieux à mon affaire que quand je fredonne quelque rigodon.
Il chantonne en examinant les papiers.
LE DOCTEUR, lui en passant d’autres.
Ceci est...
Brusquement à Pascariel, qui le salue jusqu’à terre.
Que voulez-vous ?
PASCARIEL.
Demander à l’illustrissime, excellentissime, savantissime docteur...
LE DOCTEUR.
Allez au diable !
Il se retourne vers le notaire.
COLOMBINE, au notaire, qui se retourne aussitôt vers elle.
À force de chanter, maître Gérolamo va s’enrouer ; s’il lui plaisait accepter un bonbon édulcorant !
Elle lui présente une bonbonnière.
LE NOTAIRE, prenant dans la boîte.
Ah ! pouponne ! votre bouche vermeille est la bonbonnière d’où je voudrais voir sortir quelque douceur à mon adresse.
COLOMBINE, le flattant.
La la ! Le joli homme de robe ! Ah ! notaire, on se sent lardé par vos yeux, garrotté par vos talents et embourbé par votre langage !
LE DOCTEUR.
Ouais ! voilà un nouveau manège !
Au notaire, qui caresse les mains de Colombine.
Suis-je ici pour entendre roucouler sur tous les tons de la folie ?
LE NOTAIRE.
Je suis à vous, mon cher maître, je suis à vous ; vous dites que ceci est... ?
LE DOCTEUR.
L’acte de mariage des parents de la demoiselle héritière...
PASCARIEL, au docteur.
Votre second couplet, monsieur, charmera la compagnie ; mais la peste me crève s’il peut se passer de quelque flonflon de guitare...
LE NOTAIRE.
J’y ai songé, et, si vous pouviez me gratter ces flonflons-là...
COLOMBINE, au docteur.
Ah ! seigneur docteur, écoutez-moi ! Vous voyez toutes les disgrâces réunies en ma personne, et ma position...
LE DOCTEUR.
Eh ! mordieu ! je ne donne pas de consultations ce mois-ci ; bonsoir !
PASCARIEL, au notaire, lui prenant sa canne et faisant la pantomime d’accorder une guitare.
Tenez, essayez, vous allez voir l’effet ! Écoutez bien la ritournelle.
Il feint de jouer de la guitare en imitant le bruit avec ses lèvres.
LE NOTAIRE bat la mesure et chante son couplet.
Dans vos traits la simplicité,
Abat-jour de la majesté,
Annonce la vertu champêtre.
Soyez bergère en nos cantons,
Mais, en nous prenant pour moutons,
Ne nous envoyez jamais paître.
COLOMBINE, en même temps, dit au docteur avec volubilité.
Il s’agit d’un pendard, monsieur, qui m’a signé une promesse de mariage... J’étais innocente comme l’enfant qui vient de naître, monsieur ; et j’ai donné dans le panneau, monsieur ; mais, en même temps qu’il s’engageait avec moi, le traître, monsieur, donnait même signature à deux péronnelles... qui aujourd’hui se présentent concurremment avec moi pour obtenir sentence exécutoire du jugement, à seules fins qu’il ait à nous épouser toutes les trois dans la huitaine, ou à être pendu...
LE DOCTEUR, criant à tue-tête.
Votre langue le fût-elle en battant de cloche ! Ce serait bien là son office !... Mort de ma vie ! ces gens ont juré de me rendre sourd, et je vois bien qu’il n’y a pas moyen de s’entendre ici.
Il s’enfuit en se bouchant les oreilles, après avoir arraché les papiers des mains du notaire, qui n’y prend pas garde.
LE NOTAIRE, qui a écouté la ritournelle de Pascariel.
Oui, le trait en sera goûté ! Que vous en semble ?
Il se retourne. Ne voyant pas le docteur.
Eh bien, il n’est plus là, ce diable d’homme ? Ne peut-on l’entretenir sérieusement sans qu’il vous échappe ? J’ai cru remarquer qu’il était fort distrait.
COLOMBINE.
Je vous le donne pour un lunatique de la pire espèce.
LE NOTAIRE.
Par où a-t-il passé ?
PASCARIEL, lui montrant le coté opposé à celui qu’à pris le docteur.
Par cette allée de sycomores.
LE NOTAIRE.
Bien ! bien ! je le rattraperai ! Ah ! il est lunatique ?... Je m’en doutais bien.
Il s’en va, accompagné jusqu’à la coulisse par Pascariel, qui fait toujours la singerie de jouer de la guitare. Le notaire sort en fredonnant.
Scène V
PASCARIEL, COLOMBINE
COLOMBINE, tombant assise sur le banc de gazon.
Voilà nos deux hommes noirs jouant à cache-cache dans le labyrinthe ! N’y a-t-il pas de quoi s’efflanquer de rire ?
Elle rit, Pascariel aussi, puis tous deux se regardent, deviennent sérieux, et Colombine passe tout d’un coup à un ton irrité. Se levant.
Mais, dites-moi, monsieur le coquin, ce qu’est devenu l’argent que le notaire avait remis au père Sbrufadelli, et qui a disparu avec lui ?
PASCARIEL.
Qui ? quoi ? Si vous allez me parler des affaires de la succession, est-ce qu’un homme d’imagination comme moi entend quelque chose au baragouin des procureurs !
COLOMBINE.
Pascariel, tu as volé dix mille livres ; est-ce que je parle latin ?
PASCARIEL, effrayé, se rapprochant.
Me prenez-vous pour un sourd, que vous criez comme cela ?
COLOMBINE.
Je dis que tu as volé. Yeux-tu associer nos fonds et les faire valoir de compagnie ?
PASCARIEL.
Dame ! si...
À part.
C’est quelque piège.
Haut.
Nous verrons ça, la belle, nous verrons ça ! j’y songerai.
COLOMBINE.
Prends garde d’y songer trop tard, et de te fourvoyer auprès de l’héritière.
PASCARIEL.
Quelle héritière ?
COLOMBINE.
Oui, fais donc l’étonné ! Ah ! fourbe ! je me ravise, et je garde mes douze mille livres.
PASCARIEL.
Vraiment... tu as... ? Dis donc, Colombine...
COLOMBINE, le contrefaisant.
Nous verrons ça, mon cher ! j’y songerai !
PASCARIEL.
Bah ! je t’en prie.
COLOMBINE.
Un autre jour. Voici nos dames qui reviennent avec ce gentil Pédrolino, dont la mine émeuve terriblement le cœur.
PASCARIEL.
L’aurais-tu déjà reluqué, volage ?
COLOMBINE, minaudant.
Eh ! pourquoi non ?
Elle va au-devant de Pédrolino.
Scène VI
PASCARIEL, COLOMBINE, ISABELLE, PÉDROLINO, VIOLETTE
ISABELLE, à Violette.
Eh bien, vous, mon cœur, vous n’avez tien fait paraître de votre sentiment. On dirait que rien ne vous charme ici ?
VIOLETTE.
Ma fine, mamselle, à force de regarder, je m’en sens dans les jambes.
ISABELLE.
Vous êtes lasse ? Moi aussi. Je me sens d’une fatigue outrée.
À Pédrolino.
Jeune laquais, voyez donc dans ce bocage, si nous pouvons nous seoir sur les gazons.
PÉDROLINO.
Oh ! moi, je ne vous en empêche point.
PASCARIEL.
On vous dit de regarder s’il n’y a point quelque couleuvre ou scorpion dans les herbes.
PÉDROLINO.
Oh ! il y en a donc partout, des mauvaises bêtes ?
Il entre dans le bosquet, voit la statue qui a le doigt sur ses lèvres. Il lui ôte son chapeau, interdit ; puis, répondant au geste de la statue par un geste semblable, il sort du bosquet à reculons.
PASCARIEL.
Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?
PÉDROLINO, indiquant la statue.
Il y a du monde.
PASCARIEL.
Ah ! quel imbécile ! pour avoir peur de l’estatue !
VIOLETTE, auprès de la fontaine.
Sachez que ce gars-là n’est pas un imbécile, monsieur Pascariel.
PÉDROLINO, se penchant sur la balustrade qui entoure le bassin.
Ah ! v’ !à une belle mare ! S’il y avait des canards dessus, on dirait celle de Récoaro ! mais ça paraît creux en diable !
COLOMBINE.
Prenez garde, mon enfant, il y a de quoi se noyer.
ISABELLE, à Violette.
Ah ! le doux murmure des fontaines est le réfrigérant de la mélancolie ; ne trouvez-vous pas ?
VIOLETTE.
Ma fine, mamselle, vous en cherchez bien long ! M’est avis qu’un clair ruisselet qui gargouille à son idée dans la mousse et le cresson, cause plus raisonnablement que toutes vos idoles de jardin.
COLOMBINE, bas, à Pascariel.
Mon Dieu ! qu’elle est obtuse, et que vous ferez des époux assortis !
PASCARIEL.
Taisez-vous, mauvaise langue !
Ils entrent dans le bosquet. Isabelle s’assied d’un côté avec Colombine. Violette s’assied à l’autre extrémité, avec Pédrolino, couché à ses pieds, fort à son aise. Pascariel passe derrière le banc et veut s’asseoir, de son côté, entre les deux groupes. À Pédrolino, en passant près de lui.
Vous, est-ce la mode de se vautrer ainsi devant les dames ? Voilà des manières de galopin.
VIOLETTE.
Moi, monsieur, je permets ça à mes amis.
PASCARIEL, baissant la voix.
Vos amis ! oh ! s’il y a moyen d’en être !...
Il veut s’asseoir.
VIOLETTE, le poussant du coude et le faisant tomber derrière le banc.
Qu’est-ce que vous me chantez donc là, vous ! vous n’en avez jamais été.
PÉDROLINO.
Qu’est-ce qu’il te chantait donc ?
COLOMBINE, avec colère.
Chantez-le donc tout haut, maître Pascariel.
PASCARIEL.
Chanter, moi ? J’attendais qu’on me l’ordonnât.
À Violette.
J’ai la voix belle, et je m’accorde quelque talent.
ISABELLE.
La vérité est que ce garçon a le chant agréable.
À Pascariel.
Mon ami, servez-nous le régal de votre voix.
PASCARIEL
prend une guitare derrière la statue et chante prétentieusement.
Air de Couder.
Al diavol vadi chi non ama,
Il mio placer è sol d’amar.
Solo l’amor il mio cor brama,
E chi non ama possi crepar !
Après avoir modulé avec l’affectation italienne le moi possi, il termine brusquement sur crepar, avec un accord sec et fort qui réveille Pédrolino endormi dès le deuxième vers.
PÉDROLINO.
Ah ! que c’est donc bête de réveiller comme ça les gens !
COLOMBINE.
Cette musique-là est, en effet, bonne à porter le diable en terre, et je gage que ce gros garçon nous récréerait de quelque chose de plus gai.
PÉDROLINO, se relevant sur les genoux.
Oh ! mordi ! je ne sais qu’une chanson, mais c’est une belle, pas vrai, Violette ?
À Pascariel en prenant la guitare.
Baillez-moi ça ; à Récoaro, on joue de ça en venant au monde !
Il chante en dialogue avec Violette.
1er Couplet.
Air de George Sand.[1]
PÉDROLINO.
Embrassons-nous, mignonne ;
Jeunesse passera.
VIOLETTE.
Pour que l’amour soit lionne,
Faut qu’elle durera.
PÉDROLINO.
Tu crois donc, ma moutonne,
Qu’ c’est moi qui changera ?
VIOLETTE.
L’amour qui se mitonne.
Moins vite ell’ s’en ira !
2ème couplet.
PÉDROLINO.
Embrassons-nous, mignonne.
Ça me soulagera.
VIOLETTE.
Si t’as l’amour, friponne,
Qu’est-ce qu’on en dira ?
PÉDROLINO.
On dira que t’es bonne,
Et tant plus j’ t’aimera.
VIOLETTE.
Si mon cœur je te donne,
Qui me le rendera ?
3ème couplet.
PÉDROLINO.
Ton amour est si bonne,
Dieu te la rendera.
VIOLETTE.
Mais, moi, ce que je donne,
Faut qu’on me le paiera.
PÉDROLINO.
Si tu me fais l’aumône.
Riche ça me fera.
Embrassons-nous, mignonne ;
Les intérêts t’aura.
À la fin de la chanson, Violette et Pédrolino s’embrassent. Pascariel, qui a fort méprisé leur chant rustique, paraît scandalisé. Isabelle et Colombine, qui se sont cachées pour rire derrière leur éventail, applaudissent ironiquement.
ISABELLE.
C’est fort galant ! mais quoi ! mignonne, souffrez-vous que votre valet vous embrasse ?
VIOLETTE.
Oh ! je n’en souffre point, bien au contraire.
PASCARIEL.
Voilà un page bien équipé ; Dieu ! qu’il a l’air épais !
Violette fait un geste d’impatience.
ISABELLE, bas, à Pascariel.
Vous gâtez vos affaires ; laissez-moi avec elle, et je saurai bien la dégoûter de ce nigaud.
PASCARIEL.
Parlez de mon esprit, au moins !
ISABELLE.
Allez, allez !
Pascariel s’en va par le fond.
Scène VII
COLOMBINE, ISABELLE, PÉDROLINO, VIOLETTE
PÉDROLINO, qui a rendu ironiquement à Pascariel les saluts cérémonieux adressés à Violette.
Ah ! ma fine, vous faites bien de renvoyer ce chanteux-là !
ISABELLE, à Colombine, avec intention.
Ne trouves-tu pas, mon enfant, que ce garçon montre beaucoup d’esprit ?
COLOMBINE.
Plus je le considère, plus il m’intéresse.
Elle s’approche de lui et le regarde tendrement.
PÉDROLINO.
Oh ! vous pouvez bien me dévisager ! je ne suis point venu au monde un jour de grêle, da !
ISABELLE, éloignant Violette, dont elle a pris le bras.
Causez, causez avec ma suivante, mon petit ami. Votre maîtresse ni moi n’y voyons point de mal ; n’est-ce pas, signora ?
VIOLETTE, inquiète.
Du mal ? Non ! Pourquoi y aurait-il du mal ?
ISABELLE, à Pédrolino.
Vous l’entendez, mon garçon, on vous permet...
PÉDROLINO, à Violette.
Est-ce qu’il faut donc que je m’en aille ?
VIOLETTE, troublée.
Mais pourquoi ?
COLOMBINE, prenant le bras de Pédrolino.
Allons, mon blanc mouton, venez ; vous ne voyez pas que nous gênons ces dames ?
PÉDROLINO.
Allons !
À Violette.
Mais je ne me sauve pas loin, va.
Il se laisse emmener par Colombine en se débattant un peu.
Scène VIII
ISABELLE, VIOLETTE
ISABELLE.
Maintenant, chère marquise...
VIOLETTE.
Marquise, moi ?
ISABELLE.
Votre oncle s’intitulait marquis.
VIOLETTE.
Il ne l’était point.
ISABELLE.
Qu’est-ce que cela fait ? L’habitude en était prise ; profitez-en ; il n’est personne qui n’ait à débarbouiller quelque peu sa naissance.
VIOLETTE.
Il n’y a rien de sale dans ma naissance, et je n’y trouve rien à refaire.
ISABELLE, à part.
Elle n’est pas ambitieuse.
Haut.
Ah ! ma toute bonne, il faudrait au moins vous hisser au niveau de la mode et remonter votre toilette.
VIOLETTE.
Me requinquer comme vous, mamselle ?
ISABELLE.
Oh ! ne me parlez point de moi ! Les chagrins que j’ai me font négliger tout cela, et je suis aujourd’hui surtout du dernier délabrement ; mais j’ai le goût assez formé, et, si vous voulez me charger de vos acquêts...
VIOLETTE.
Merci, mamselle... C’est de l’argent perdu que de se parer comme une châsse, pour n’en pas valoir deux liards de plus, allez !
ISABELLE, à part.
Elle est avare, une vraie paysanne ! Par quel bout la prendrai-je donc ?
VIOLETTE, regardant vers le fond du théâtre, à part.
Je ne vois plus Pédrolino, pas moins !
Haut.
Voyons, mamselle, vous êtes là à me retenir, à me faire des offres... faut que vous ayez besoin de quelque chose ; si vous m’aimez tant comme vous dites, vous devez croire que j’ai bon cœur, et, partant, desserrer le vôtre.
ISABELLE, à part.
Ma foi, oui !... allons au fait.
Haut.
Mignonne, c’est un billet de quelque dix mille écus que m’avait souscrit votre cousin Octave, pour une parure d’émeraudes qu’il me fit acheter, bien malgré moi, hélas ! mais il me poussait à des folies !... il m’aimait tant, ce pauvre cher !
Elle porte son mouchoir à ses yeux.
VIOLETTE.
Ah ! c’était votre galant ?
ISABELLE.
Il était si près de m’épouser, que vous pouvez me considérer comme sa veuve.
VIOLETTE, touchant le manteau rose d’Isabelle.
C’est donc ça la couleur du deuil dans le pays d’ici ?
ISABELLE, à part.
Elle s’avise de tout, cette peste de fille !
Haut.
C’est par décence, et pour attester la pureté de mes relations avec le défunt que je me vêts ainsi ; mais le billet...
VIOLETTE.
Si ce billet-là est honnête, mamselle, quand même il y manquerait quelque chose, il est bon pour moi ; mais il faut que ma parole vous contente et vaille pour vous contrat passé.
ISABELLE.
Allons !
À part.
Il le faut bien ! ménageons-la.
Haut, embrassant Violette.
Vous êtes une belle âme, et vous faites voir en tout une conduite admirable. Croyez que je n’ai pas de plus grande passion que celle de vous complaire.
VIOLETTE.
Alors, pour commencer, rappelez donc votre servante, qui m’a emmené mon amoureux et qui veut me le câliner un peu trop.
ISABELLE.
Ah ! vous croyez ? Mais est-il possible que vous vouliez épouser un... ?
VIOLETTE.
Ne dites rien contre lui, mamselle, c’est moi qui vous le défends.
ISABELLE, à part.
Tudieu ! quelle tête ! je n’en ferai rien, et il faut changer de plan.
VIOLETTE.
Eh bien, mamselle, rappelez-vous vos oiseaux ?
ISABELLE.
Tout ce que vous voudrez, mon cœur ; tenez, ils ont pris par là, allons les rejoindre.
VIOLETTE.
Eh ! vite.
Elles sortent par la droite, tandis que, de la gauche, Colombine guette leur départ.
Scène IX
COLOMBINE, puis PÉPRODINO
COLOMBINE.
Oui-da, cherchez bien.
Se retournant vers la gauche.
Par ici, par ici, mon agneau !
PÉDROLINO.
Ah ! nous y v’là donc, à la parfin ? En v’là bien assez de ces virevoltes que vous me faites faire dans vos allées tournantes, et de ces causettes que vous me dégoisez.
Allant au bosquet.
Eh bien, où est-elle donc passée, Violette ?... Je vas la chercher ; adieu, mamselle.
COLOMBINE, le retenant.
Vit-on jamais un naturel plus farouche ? Me veux-tu donc assujettir, ingrat, à la confusion de ne pouvoir cimenter aucun lien de tendresse entre nous ?
PÉDROLINO.
Morguoi ! vous jargonnez là d’une drôle de façon.
COLOMBINE.
Si je manque d’éloquence pour te charmer, c’est que la mousqueterie de tes yeux estropie ma liberté ! Eh quoi ! ta conscience peut-elle dormir en repos, quand elle a à faire tant de restitutions ?
PÉDROLINO.
Oh ! si vous continuez comme ça, vous allez me faire tomber comme une linotte devant un crapaud. On dirait que vous marmottez des charmes pour m’abasourdir ; eh vrai ! v’là que ça m’ prend !
Il bâille.
COLOMBINE, à part.
Quelle franche brute !
Haut.
Je vois que tu t’ennuies ; tiens, jouons à quelque jeu en attendant nos dames.
PÉDROLINO.
Jouons ! ça vous empêchera de tant causer.
COLOMBINE.
À quoi jouerons-nous bien ?
PÉDROLINO.
Ah ! il ne manque pas de jeux : il y a le saute-mouton, le chêne fourchu, la cabriole et pile-moutarde.
COLOMBINE.
Voilà des exercices bien propres pour une personne de mon sexe !
PÉDROLINO.
Eh bien, jouons à la main chaude ?
COLOMBINE.
À deux ? On ne peut pas se tromper.
PÉDROLINO.
Oh ! que si. On se met dans la main des choses à deviner. Je vous y mets une pierre ? Il faut que vous n’alliez pas vous imaginer que c’est une paille. Vous me piquez d’une épingle ? Je suis bien pris si je dis que c’est d’une pioche.
COLOMBINE.
Quel innocent ! Tiens, jouons au pied de bœuf.
PÉDROLINO.
Oh ! ça, c’est des jeux à tâter les mains.
COLOMBINE.
Eh bien, crains-tu que les miennes ne t’écorchent ?
Elle les lui passe sur la joue.
PÉDROLINO.
Pouah ! comme vous sentez bon ! ça fait tourner le cœur. Allons, jouons-nous ?
À part.
Attends ! attends ! je vas t’ôter le goût déjouer des pattes avec moi.
Ils jouent les mains placées sur les genoux de Pédrolino, qui s’est assis sur un banc à droite. Colombine s’agenouille sur ses talons près de lui.
COLOMBINE.
Une.
PÉDROLINO.
Deux.
COLOMBINE.
Trois.
PÉDROLINO.
Sept.
COLOMBINE, d’un ton caressant.
Tu en passes trop d’un coup !
PÉDROLINO.
Je n’en passe guère. Allez ! huit.
COLOMBINE.
Eh bien, huit. Ne serrez donc pas si fort !...
PÉDROLINO.
Dirait-on pas que je vous étrangle les mains ! Y êtes-vous ? Neuf, je tiens mon pied de bœuf !
Il frappe de toute sa force.
COLOMBINE, en colère, se levant.
Bœuf vous-même ! vous m’abîmez !... j’en aurai la main rouge pour plus de deux heures. Quel malappris êtes-vous ? Vous mériteriez cent soufflets !
PÉDROLINO.
Oui-da ! vous vous faites comprendre à cette heure ; il paraît que, quand vous êtes montée à parler iroquois, faut vous cogner pour que ça se passe.
COLOMBINE, furieuse.
Butor ! bourru ! grossier ! escargot ! cheval !
PÉDROLINO.
Oh ! comme les mots vous viennent sous le pouce, à présent ! Tétigué ! vous n’êtes pas belle joueuse.
Il prend la main de Colombine, qui lui montre la trace du coup, et il souffle dessus.
Tenez, ça n’y paraît plus.
COLOMBINE, à part, apercevant Violette, qui vient par la droite.
Ah ! ma foi ! pour te punir, animal ! je te veux brouiller tout de bon avec elle.
Haut.
Cher cœur, va, je le vois bien que tu m’aimes, et, puisque tu le demandes avec tant de grâce, je te l’accorde, ce doux baiser d’amour.
Elle l’embrasse vivement, feint d’apercevoir Violette, jette un cri simulé, et se sauve par la gauche en riant sous cape.
Scène X
PÉDROLINO, VIOLETTE
PÉDROLINO, s’essuyant la joue.
Ouf ! en v’là, une... Tiens, Violette, comme tu me regardes !
VIOLETTE, tremblante.
C’est bien vous, Pédrolino ! c’est pas un autre !
PÉDROLINO.
Vous ! moi ! Eh ! mignonne, est-ce que je suis double ?
VIOLETTE.
Oui, vous dites bien, vous êtes double ; vous avez deux cœurs et deux paroles.
PÉDROLINO.
Moi, deux cœurs ?
VIOLETTE.
Oui, il y a celui qui s’est donné à moi, et celui qui se donne à la première venue. Ah ! je m’en doutais bien que vous étiez comme ça, vous !
PÉDROLINO.
Ah ! par exemple, Violette, v’là que tu deviens jalouse ?
VIOLETTE, s’en allant.
Laissez-moi, je ne vous connais plus.
PÉDROLINO.
Comment ! est-ce que tu crois... ?
VIOLETTE.
Je crois que vous ne m’aimez plus depuis que je suis riche !
PÉDROLINO.
Ah ! Violette, mais alors...
VIOLETTE.
Non, adieu !
PÉDROLINO, la suivant.
Violette, écoute-moi !
VIOLETTE.
Jamais, c’est fini entre nous.
Elle sort par la gauche ; il la suit.
Scène XI
LE DOCTEUR, MARINETTE
Ils viennent par la droite.
LE DOCTEUR.
Oui, c’est une belle, une très belle résidence ; mais encore n’y faudrait-il pas mourir de faim.
MARINETTE.
Eh ! monsieur, patientez, on vous prépare un festin de roi !
LE DOCTEUR.
J’aimerais mieux mon petit ordinaire, à mon heure, que toutes ces victuailles qui surchargent un pauvre estomac après l’avoir laissé crier. Cette vie de seigneur où rien n’arrive à point ne me charme guère, et le vrai bien-être n’est point fait de cette façon-là, Marinette ; peu et bien, c’est la devise du sage ; trop et mal sont synonymes. Mais je suis venu ici pour m’occuper de vos affaires et me narguer du reste. Où sont ces papiers que le notaire vous a remis ?
MARINETTE, tirant des papiers de sa poche.
Les voici, monsieur, et il m’a dit qu’il viendrait demain pour dresser un acte comme quoi Violette accepte la succession.
LE DOCTEUR.
Bien, bien, c’est la coutume de cette province ; mais il s’agit de savoir si cette fortune est réelle : tout ce qui reluit n’est pas or.
Léandre paraît dans le bosquet et écoute. Il est équipé en chasseur et porte une canardière démesurée qu’il pose près du banc avec précaution.
MARINETTE.
Ah bien, oui ! réelle. Tenez, voilà le relevé fait sur les titres, à ce qu’il paraît.
LE DOCTEUR, examinant.
« Le château, parc et dépendances de Sbrufadelli, environ trois cent mille livres ; ci... trois cent mille livres. – Le grand bois de Montefiori, tout au moins deux cent mille livres ; ci... deux cent mille livres. – Le petit bois de Montefiori, à vue, cinquante mille livres ; ci... »
LÉANDRE, à part.
Quel fumet de pistoles ! l’eau en vient à la bouche.
LE DOCTEUR, continuant.
Environ... à vue d’œil... expressions de paresseux ! Ce notaire !... « Les prairies, moulins, droits de pêche et redevances, le tout se pouvant évaluer en moyenne à un million de livres, ou cent mille pistoles. »
MARINETTE.
Ah ! Dieu ! ça retourne le sang, de penser à ça !
LE DOCTEUR.
Que je sois pendu si je sais ce qu’une fille comme Violette pourra faire d’une pareille fortune !
LÉANDRE, à part.
Oh ! que je me chargerais bien de le lui apprendre !
Pascariel, qui vient en courant derrière le bosquet, le bouscule et l’envoie bousculer le docteur, qui bouscule Marinette.
Scène XII
LE DOCTEUR, MARINETTE, LÉANDRE, PASCARIEL
MARINETTE, au docteur.
Eh ! monsieur !...
LE DOCTEUR, à Léandre.
Au diable ! le maladroit !
LÉANDRE, à Pascariel.
Le peste soit du bélitre !
PASCARIEL.
Que diable ! quand on court !
LÉANDRE.
On regarde devant soi, maroufle !
LE DOCTEUR.
Et quand on est devant, on regarde derrière !
En se relevant après avoir ramassé ses papiers, le docteur se trouve nez à nez avec Léandre, qui ramasse son carnet.
Comment ! quoi ! c’est vous, ici.
LÉANDRE, fièrement.
Qui donc ? une mouche, peut-être ? Mais ne nous emportons point. Je ne viens ici, en chassant, que pour saluer madame Isabelle.
LE DOCTEUR, à Pascariel, qui parle bas à Marinette.
Et vous, que voulez-vous ?
PASCARIEL.
Moi ? Rien... Je... je cherchais madame Isabelle.
LE DOCTEUR.
Oui-da ! madame Isabelle règne-t-elle céans ?
Regardant Pascariel et Marinette, qui se remettent à causer avec animation.
PASCARIEL.
Et puis je venais vous dire que le repas est servi.
LE DOCTEUR.
Ah ! enfin ! allons dîner, Marinette.
Scène XIII
LE DOCTEUR, MARINETTE, LÉANDRE, PASCARIEL, COLOMBINE
COLOMBINE, venant du fond.
Il s’agit bien de dîner, hélas ! La signera héritière est dans un transport de jalousie parce que j’ai accordé un baiser à son amoureux de campagne.
MARINETTE.
Le beau malheur ! Eh ! tant mieux, ma mie !
COLOMBINE.
Mais elle se désole et se veut donner la mort.
MARINETTE.
Elle veut... ? Ah ! mon Dieu ! et moi... qui... Ah ! ma pauvre enfant !
Elle sort en courant par le fond à gauche.
LE DOCTEUR.
Bah ! bah !
Il va pour la suivre, et s’arrête près de la coulisse en entendant ce que Léandre dit à Colombine.
LÉANDRE, prenant la main de Colombine et parlant un peu trop haut.
Ah ! stupéfiante Circé, vous vainquîtes déjà !
LE DOCTEUR, les examinant, à part.
C’est donc un coup monté ?
COLOMBINE, à Léandre.
J’espère que vous êtes content de moi, noble seigneur, et que vous récompenserez...
PASCARIEL, passant sa tête entre eux deux.
Ah ! voilà comme vous n’allez point sur mes brisées, seigneur Léandre ! Et vous vous flattez que notre marché tiendra ?
LE DOCTEUR, passant à son tour sa tête dans le groupe.
Ah ! je vous y prends, mauvaise race ! voilà comme vous travaillez ! Et madame Isabelle est sûrement du complot ?
Scène XIV
LE DOCTEUR, LÉANDRE, PASCARIEL, COLOMBINE, ISABELLE
ISABELLE, qui est entrée du fond à gauche, passant aussi sa tête dans le groupe.
Moi ! cher docteur, conspirer avec ces gens-là, avec ces méchants esprits, qui s’étaient donné le mot pour rompre le mariage de la jeune signera avec le bon Pédrolino ?
Montrant Colombine.
C’est cette coquine...
COLOMBINE.
Ah ! madame !... par exemple !...
ISABELLE, bas.
Tais-toi, ma fille, je les sacrifie.
Haut.
C’est cette coquette qui avait résolu...
COLOMBINE.
Pardonnez-moi, faites-moi grâce, adorable maîtresse ! c’est le seigneur Léandre...
PASCARIEL, au docteur.
Oui, c’est monsieur Léandre...
LÉANDRE, à Isabelle et à Colombine, après avoir allongé un coup de pied à Pascariel.
Ah ! femelles ténébreuses !
ISABELLE, au docteur.
Quant à moi, je ne suis ni sa parente ni son amie ; je ne fais nul cas de sa personne, et je vous prends à témoin, docteur, que je ne m’intéresse ici qu’à Violette. Or donc, laissez-moi ce grand traîneur d’épée, aussi bien que son complice, le méchant valet que voici.
PASCARIEL.
C’est de moi que vous parlez ?
COLOMBINE.
C’est celui-là qui est le pire !
PASCARIEL.
Ah ! pendarde !
LE DOCTEUR.
Ouais ! Voilà bien de l’intrigue, mes braves personnes, et j’en vois assez pour ne croire à aucune de vous.
À Isabelle.
Vous, madame, ou je me trompe fort, ou vous jouez ici votre partie toute la première, et vous ferez sagement de ne pas attendre que je vous démasque pour retirer votre épingle du jeu et votre personne de céans.
ISABELLE, menaçante et contenue.
Vous êtes vif, docteur ; mais je vous ferai connaître qui je suis. Viens, Colombine !
Elle sort.
COLOMBINE, la suivant et se retournant.
Moi, docteur agréable, croyez bien...
LE DOCTEUR.
Je vois que vous êtes forte en rubriques, ma mie, et vous prie de déguerpir.
COLOMBINE.
Je pars. Oh ! le malplaisant vieux visage !
Elle sort.
PASCARIEL.
Celle-là, docteur, est bien la scélérate la mieux conditionnée...
LE DOCTEUR.
Vous, monsieur le pince-maille, mêlez-vous de vos affaires, ou je vous baillerai sur les oreilles.
Il lève sa canne, Pascariel se sauve.
LÉANDRE.
C’est fort bien fait à vous, docteur, d’étrangler d’ici ces vermines ! Pour mon compte...
LE DOCTEUR.
Oh ! votre compte est fait, marquis de contrebande ! Il y a beau temps que vous êtes mon cauchemar, et, puisqu’il faut que je vous rencontre partout, sachez que...
Il agite sa canne.
LÉANDRE.
Docteur ! que signifie ce geste ?
Pascariel, qui a reparu à l’entrée de la coulisse, se trouve derrière Léandre et lui donne un coup de pied. Celui-ci se retourne et ne voit personne, Pascariel ayant gagné l’avant-scène du côté opposé. Continuant, au docteur.
Par la mort diable ! si je ne respectais vos ans !...
LE DOCTEUR, hors de lui.
Ah ! vous en voulez donc aussi tâter ? Eh bien ; nous allons voir.
Il poursuit Léandre et Pascariel, qui se sauvent à toutes jambes.
Scène XV
LE DOCTEUR, seul, revenant et s’essuyant le front
Ouf ! voilà, par ma foi, de jolies vacances ! et, pour un homme de mon âge et de ma profession, je mène une existence bien convenable ! Où diable ai-je eu l’esprit de m’attirer tout cela, en laissant entrer dans ma maison cette petite couleuvre insinuante que j’aurais dû chasser sans miséricorde au moment quelle me cassa mon saladier ! Que suis-je venu faire ici, je vous le demande, avec cette folle de Marinette, cet imbécile de Pédrolino, parmi cette nichée d’aigrefins qui se renvoient la balle ? Où me cacher bon Dieu ? Ah ! à table ! là, du moins...
Il veut sortir, Pédrolino tombe dans ses bras.
Scène XVI
LE DOCTEUR, PÉDROLINO
PÉDROLINO, sanglotant.
Ah ! c’est vous, mon maître !
LE DOCTEUR.
À l’autre maintenant ! à tous les diables ! Il serre mon estomac, qui, pressé par la faim, est tout justement la partie la plus souffrante de mon individu.
PÉDROLINO, tombant à genoux aux pieds du docteur.
Mon cher maître, soyez-moi pitoyable !
LE DOCTEUR.
Encore ! bourreau, va ! voilà qu’avec ses genoux il écrase mes pieds enflés par le voyage.
PÉDROLINO
Vous ne voulez pas me plaindre, moi !
LE DOCTEUR.
Non ! Qu’est-ce qu’il y a ? On te chasse ? Tu n’as que ce que tu mérites, lourde bête, qui ne sais point te garder de la gaillardise, et qui, dès lors, ne sais ce que c’est qu’aimer. Non, je ne te plains point, vilain pleurard, et ne veux pas m’intéresser à toi davantage.
PÉDROLINO.
Eh bien, vous avez raison, monsieur le docteur, et puisque personne ne m’aime plus, je ne vaux pas la peine de vivre. Ah ! mordi ! je t’en souhaite, que je vas prendre soin de ce garnement-là ! Je vas travailler pour te faire manger, dormir, pour t’engraisser ? Non, non, il ne faut plus qu’il en soit parlé.
Il se frappe la tête avec son chapeau, cherche à s’étrangler avec ses mains, prend l’éventail oublié d’Isabelle comme un poignard et le brise sur sa poitrine ; puis il prend le fusil oublié de Léandre, et, portant la crosse vers sa bouche, fait mine avec le pied de vouloir le faire partir. Le docteur le lui arrache et le garde dans ses mains en suivant ses mouvements. Pédrolino est devenu comme fou et va pour se précipiter dans le réservoir, en montant sur la balustrade. Cette pantomime est à la fois comique et dramatique. Celle du docteur en est la conséquence, et, s’effrayant peu à peu du délire de Pédrolino, il commence à chercher avec agitation les moyens de l’arrêter. Pendant le mouvement de cette action, ils ont échangé ces mots.
LE DOCTEUR.
Eh bien, il est fou ?
PÉDROLINO.
Non... Oui... Bonsoir !
Il court au bassin.
LE DOCTEUR.
Je vous défends...
PÉDROLINO.
C’est égal !
LE DOCTEUR.
Malheureux ! douze pieds d’eau !
PÉDROLINO, debout sur la balustrade.
C’est ça ! Adieu, mon maître ! adieu, Violette ! adieu, père et mère ! adieu, tout le monde ! rendez-moi vos amitiés quand je n’y serai plus.
LE DOCTEUR, qui a gardé le fusil de Léandre, couche en joue Pédrolino.
Coquin ! si tu as le malheur de te tuer, je te brûle la cervelle.
Pédrolino reste stupéfait, comme fasciné.
Oui, garnement ; oui, scélérat, descends, je te l’ordonne, ou je te vas chercher à grands coups de canne.
Pédrolino descend tout hébété ; le docteur le prend par l’oreille et le ramène sur l’avant scène.
PÉDROLINO, comme sortant d’un rêve.
Eh bien, me v’là ; qu’est-ce qu’il y a donc ?
LE DOCTEUR, à part, le lâchant.
Ah ! quelle secousse ! l’insensé m’a mis tout en émoi !
À Pédrolino.
Vous, mettez-vous à genoux, et repentez-vous de la lâcheté que vous avez pensé commettre.
PÉDROLINO, à genoux.
Oui, monsieur.
LE DOCTEUR.
Vous n’êtes pas un homme.
PÉDROLINO.
Non, monsieur.
LE DOCTEUR.
Vous êtes une bête.
PÉDROLINO.
Oui, monsieur.
LE DOCTEUR.
Et un mauvais cœur.
PÉDROLINO.
Ah ! ça, monsieur !... non, monsieur !... oui, monsieur !...
Il fond en larmes.
LE DOCTEUR, à part.
Le voilà qui pleure, à présent ; j’en aurai raison.
Il va tout fatigué, s’asseoir sur le bout du banc.
Venez ici !
Pédrolino va à lui sur ses genoux.
Confessez-vous. Qu’avez-vous dit, qu’avez-vous fait avec la Colombine ? Répondez !
Pédrolino prend les mains du docteur et les entrepose avec les siennes.
Qu’est-ce que cela signifie ?
PÉDROLINO.
Nous avons fait comme ça.
Tirant ses mains.
Et puis comme ça... et puis comme ça.
Il donne une grande claque sur les mains du docteur.
LE DOCTEUR.
Hé ! vous frappez comme un bœuf.
PÉDROLINO.
C’est ce qu’elle m’a dit. Et puis elle m’a voulu gifler, et tout d’un coup en m’injuriant, elle m’a embrassé, que je n’y ai vu que du feu.
LE DOCTEUR.
Est-ce croyable ? Bah ! il y a de votre faute ! Pourquoi folâtrer avec les mauvaises femelles ? Cela vous sied bien quand Violette... Mais bah ! qu’est-ce que ça me fait, toutes vos âneries ! Allez vous expliquer avec elle.
PÉDROLINO.
Nous expliquer ? Ah ! c’est fait ! Elle ne veut plus de moi, et, comme je la suivais en pleurant de tout mon corps, savez-vous ce qu’elle m’a dit ?
LE DOCTEUR.
Grand’chose, je parie !
PÉDROLINO.
Elle a dit : « Je vois bien que vous ne m’aimez plus depuis que je suis riche. »
LE DOCTEUR.
Est-ce tout ?
PÉDROLINO.
C’est bien trop !
LE DOCTEUR, attentif.
Et que signifie cela dans sa bouche ?
PÉDROLINO.
Ah ! voilà l’enclouure ! Si je ne l’aime plus, c’est donc pour ses écus que je veux l’épouser ?
LE DOCTEUR.
Ah ! oui-da !
Rêveur.
Au fait !
Mélancoliquement.
C’est possible !
PÉDROLINO.
C’est possible, que vous dites ?
LE DOCTEUR, se levant. Pédrolino, resté à genoux, se tourne sur lui-même en écoutant le docteur, à mesure que celui-ci change de place.
Et qu’est-ce que j’en sais, moi, au bout du compte ? Si vous n’étiez point enivré de la richesse, vous ne seriez pas un homme.
Faisant quelques pas et parlant à lui-même.
Ah ! sotte engeance humaine : Serai-je encore dupe de tes apparences ? Je suis bien âne, après tout, de m’intéresser à ce jeune couple, qui, dans peu de jours, aura perdu sa vertu rustique ! Préserver l’innocence qui est une fleur si passagère, c’est vouloir garder un troupeau de cigales en plein champ ! Allons, allons, amoureux de village ! brouillez-vous, débrouillez-vous, je m’en moque !... Mais où sera passé ce notaire ?... Ah ! sans doute, mieux avisé que moi, il dîne sans m’attendre !... Allons, Pédrolino, mon garçon, sonde ta conscience, fais tes réflexions, et deviens, en somme, le moins malhonnête égoïste que tu pourras ! C’est ce que je puis espérer de mieux pour toi, pour tous mes semblables, et peut-être aussi pour moi-même, qui, sur ce, vais enfin dîner.
Il sort. On entend sonner une fanfare et on voit passer au fond du théâtre les valets du château, portant, dans des plats et dans de riches vases, les fruits et les fleurs d’un dessert splendide. Pédrolino reste à genoux, l’œil fixe et la bouche entr’ouverte, perdu dans des réflexions pénibles ; il a l’air d’une statue.
ACTE III
Le péristyle de la villa Sbrufadelli ouvrant sur les jardins. Décor de fantaisie, riche et toujours dans le style Watteau. Ce doit être quelque chose entre un intérieur et un paysage où tout le monde peut aller et venir. Porte au fond. Portes latérales. Fauteuils, etc.
Scène première
LÉANDRE, PASCARIEL
Pascariel entre par la droite, bâillant et étirant ses bras comme un homme qui vient de s’éveiller. Léandre vient du fond.
LÉANDRE.
Ah ! bélître !... je vous trouve enfin !
PASCARIEL.
Enfin ?... Je présume, monsieur, que, comme moi, vous sortez des bras de Morphée ; j’ai les yeux gros, que je vous vois à peine.
LÉANDRE.
Maître Pascariel, il ne s’agit pas de faire des phrases ! vous allez rendre gorge, ou bien vous serez rossé de la dernière rosserie.
PASCARIEL.
Rendre quoi ? Croyez-vous tout de bon que j’ai soustrait dix mille livres à la succession ?... Ah bien, oui !... Qu’on me fouille, qu’on fouille la rivière, et, si l’on trouve la moindre chose...
LÉANDRE.
Mon ami, vous direz la vérité sous le bâton !... Les valets fripons ressemblent aux noyers : plus ils sont battus, plus ils rendent.
PASCARIEL.
Me battre ? Je ne le souffrirai pas, monsieur, ce serait un affront à la maison où je sers.
LÉANDRE, agitant sa canne.
Triple coquin !... je vous mettrai à la raison, ou les nerfs de bœuf seront diablement renchéris.
PASCARIEL, allant à une panoplie suspendue à la muraille, et prenant une grande épée.
Vous ne me toucherez pas, monsieur, ou je ne réponds plus de moi...
À part.
Le plus poltron des deux, c’est encore lui.
LÉANDRE.
Qu’est-ce à dire, petit vermisseau ?... Avez-vous jamais été tué ?... Vous parlez de vous mesurer avec un homme de ma qualité ? Moi ! le fils unique du marquis de Parafanté !
PASCARIEL.
Lequel était un aventurier, fils du capitaine Spezza-Monte le spadassin, lequel était fils de Taglia-Cantoni, le détrousseur !... Allons donc ! est-ce qu’un grand homme comme vous a des secrets pour son valet de chambre ?... et j’ai été le vôtre, et je connais vos ancêtres !
LÉANDRE.
Ah ! c’en est trop ! Il faut que je pourfende ce drôle !...
Il essaye de tirer son épée.
Mais non, impossible, je suis un homme d’épée et ne puis me commettre avec un laquais.
PASCARIEL.
Qu’à cela ne tienne, monsieur... Mon père était aussi homme d’épée que vous !
LÉANDRE.
Que dites-vous là, faquin ?... Vous eûtes un père dans l’épée ?
PASCARIEL.
Dans l’épée jusqu’à la garde !
LÉANDRE.
Et quel emploi avait-il dans l’épée ?
PASCARIEL.
Quel emploi ?... Il était fourbisseur... Y a-t-il quelqu’un qui soit plus gens d’épée que ces gens-là ? Vous voyez bien, monsieur, que nous pouvons, sans déroger, nous larder les côtes... Allons, en garde !...
Il lui pousse une botte.
LÉANDRE, effrayé, tire enfin son épée.
Ah ! mort !... ah ! sang !... ah ! ventre !... défends-toi ou tu es mort !
Ils parcourent le théâtre se tenant toujours les plus éloignés possible.
PASCARIEL.
Ah ! tête !... ah ! côtes !... ah ! fressure !... prenez garde à moi !
LÉANDRE, à part.
Ce poltron oserait-il... ?
Haut.
Quel massacre je vais faire de votre peau !...
PASCARIEL.
Et moi, quel carnage de vos membres !...
Ils s’allongent des bottes dans le vide, en se fuyant et en essayant de s’effrayer l’un l’autre. Enfin ils se trouvent face à face et s’arrêtent inspirés par la même échappatoire.
LÉANDRE.
Hein ?
PASCARIEL.
N’est-ce pas ?
LÉANDRE, indiquant sa gauche.
J’ai entendu marcher de ce côté.
PASCARIEL, indiquant la droite.
Et moi, parler de celui-ci...
LÉANDRE.
Peut-être qu’on nous observe !
PASCARIEL.
Il est à croire qu’on nous espionne !
LÉANDRE.
Comme duelliste dangereux, je suis fort surveillé...
PASCARIEL.
Et moi, comme ferrailleur incorrigible, je suis furieusement poursuivi.
LÉANDRE.
Celui-ci est fort découvert.
PASCARIEL.
Pour une affaire d’honneur, c’est le pire qui se puisse trouver.
LÉANDRE.
Cherchons quelque place plus convenable.
PASCARIEL.
Et quelque moment plus propice.
LÉANDRE.
La vengeance sait prendre son temps.
PASCARIEL.
La vaillance n’est jamais pressée.
LÉANDRE.
Je ne vous tiens pas quitte, misérable !
PASCARIEL.
Votre heure, monsieur ?
LÉANDRE.
Vos témoins, monsieur ?
PASCARIEL.
Vos armes, monsieur ?
LÉANDRE.
Le lieu, monsieur ?
Isabelle et Colombine, qui les écoutent de l’entrée du fond, entrent en éclatant de rire.
Scène II
LÉANDRE, PASCARIEL, ISABELLE, COLOMBINE
ISABELLE.
Eh ! bon Dieu ! beau cousin, à qui en avez-vous ?
LÉANDRE.
N’était le respect qu’on doit à la présence des dames... ah !
PASCARIEL.
Si vous n’étiez pas là... ouf !...
ISABELLE.
Vous êtes deux braves... mais nous venons vous mettre d’accord.
LÉANDRE.
Vous qui me trahissez ?
PASCARIEL, à Colombine.
Toi qui m’a mis dedans ?
ISABELLE.
Nullement... Vous faisiez fausse route hier, et je viens vous dire qu’il ne s’agit plus pour aucun de vous d’épouser l’héritière.
LÉANDRE.
Bon !
ISABELLE.
Ni pour moi de lui faire endosser ma créance.
PASCARIEL.
Bah !
ISABELLE.
Il s’agit de nous associer tous les quatre pour un coup de fortune plus sérieux et plus sûr.
LÉANDRE.
Si le moyen n’a rien qui fasse déroger ma qualité...
PASCARIEL.
Et s’il n’y va pas pour moi de la corde...
ISABELLE.
Parle, Colombine ; l’idée vient de toi...
COLOMBINE.
D’abord, faisons le compte de nos enjeux... Madame apporte ses diamants et ses perles ; il y en a pour de l’argent... Moi, j’ai une bourse rondelette, fruit de mes petites économies. Pascariel a celle qu’il a volée... M. Léandre... n’a rien, nous le savons ; mais il a son nom, sa mine, son audace, et, de plus, il n’est point connu dans le pays...
LÉANDRE.
Il s’agit donc... ?
COLOMBINE.
D’être un fantôme, un prête-nom.
LÉANDRE.
L’homme de poids de la société ?...
COLOMBINE.
Oui, l’homme de paille... Donc, en réunissant nos talents, votre importance et nos écus, nous achetons à nous quatre le château et les terres de Sbrufadelli.
PASCARIEL.
Quel bêtise !... cela vaut...
COLOMBINE.
N’importe !
LÉANDRE.
Et nous n’avons...
ISABELLE.
Cela ne fait rien... Tous les jours, on achète avec rien, à la condition d’acheter pour rien.
PASCARIEL.
Peut-être !... mais encore faudrait-il savoir...
LÉANDRE.
Colombine, je crois saisir votre idée ; elle ne me paraît point dépourvue de profondeur...
COLOMBINE.
Hein ! monsieur !
LÉANDRE.
Il y a donc des dettes ?
ISABELLE.
Énormément !
LÉANDRE.
Et vous pouvez vous substituer... ?
COLOMBINE.
C’est fait dans une heure si vous voulez vous porter...
LÉANDRE.
Créancier principal ?
ISABELLE.
Vous y êtes...
LÉANDRE.
Et vos fonds suffiront ?
COLOMBINE.
À acheter nombre de créances fort véreuses, qui deviendront bonnes entre nos mains.
LÉANDRE.
Les créanciers ont donc la langue... ?
COLOMBINE.
D’un pied de long !...
LÉANDRE.
Et la plupart sont gens... ?
ISABELLE.
De sac et de corde.
PASCARIEL.
Je saisis, je saisis !... C’est ainsi, j’ai ouï dire, que le défunt avait acquis son marquisat...
ISABELLE.
Pas autrement.
LÉANDRE.
Mais, si l’héritière qui, grâce aux dieux, n’a pas le sou, se mettait, par un bon mariage, en position de rembourser...
PASCARIEL.
Diable !
COLOMBINE, à Pascariel.
Voilà pourquoi, imbécile que vous êtes, il ne fallait pas vouloir disloquer son mariage avec ce claque-dent de Pédrolino !
PASCARIEL, d’un air profond.
Oui, nous sommes deux imbéciles !
LÉANDRE.
Plaît-il ?
COLOMBINE.
Mais le mal n’est pas grand, et je me charge de les réconcilier ; car, si faim et soif ne s’épousent, nous ne tenons rien !
LÉANDRE.
C’est vrai !
COLOMBINE.
Avant tout, écoutez... Il y a dans ce pays une formalité essentielle : c’est qu’un héritage soit accepté par un acte passé entre les mains d’un notaire.
PASCARIEL.
Courons chercher maître Gérolamo. Diantre ! il nous faut cela pour agir.
Il remonte de deux pas.
COLOMBINE.
Car, si la succession tombait aux hospices, comme, en l’absence d’héritiers, la loi en ordonne, ces corps-là, qui sont riches, nous mettraient lestement hors de cause.
LÉANDRE.
Sus au notaire !
ISABELLE, à Pascariel.
Il faudrait le surveiller pour l’empêcher...
PASCARIEL.
De parler au vieux Pandolphe ?... Il n’y a point de risque qu’il parle trop ce matin.
ISABELLE.
Allons donc conférer avec nos bêtes affamées de créanciers.
Elle remonte avec Léandre.
COLOMBINE.
Bien dit ; il faut que cette affaire-ci soit enlevée dans la journée.
PASCARIEL, qui regarde à gauche.
Eh vite !... on vient !
Léandre, Isabelle et Colombine s’en vont vite par le fond, en faisant des signes à Pascariel, qui sort à gauche, après l’entrée de Violette. Violette entre avec Marinette par la gauche.
Scène III
VIOLETTE, MARINETTE
MARINETTE, à Violette.
Allons, il faut te distraire, et respirer un peu le bon air de la matinée...
VIOLETTE.
Je respirerai tout ce qu’il vous plaira, ma marraine ; mais l’envie et la joie de vivre ne sont point pour moi dans l’air de ce pays-ci.
MARINETTE.
Vas-tu donc me jouer le tour de tomber malade ?
VIOLETTE.
C’est malgré moi.
MARINETTE.
Pour un... Après ça, si tu le veux absolument, prends-le, tiens, car tu me désespères ! Et, s’il faut que je te voie sécher sur pied, j’aime mieux faire ta volonté, toute folle qu’elle est.
VIOLETTE, l’embrassant.
Ah ! vous m’aimez, vous, ma chère marraine ; mais lui, il ne m’aime plus !...
MARINETTE.
Est-ce qu’une bête comme ça peut aimer ?
VIOLETTE.
Ne m’en parlez plus, marraine !
MARINETTE.
Non, n’en parlons plus !
VIOLETTE.
Si au moins il avait tenté de m’apaiser ! Mais point ! je ne l’ai pas tant seulement aperçu depuis hier !
MARINETTE.
Ni moi. Il sera retourné au pays : la honte l’aura fait partir.
VIOLETTE.
Vous pensez ? Eh bien, s’il a de la honte, il a peut-être aussi du chagrin et de la repentance ?
MARINETTE, vivement.
Il aura suivi cette Colombine à la ville.
VIOLETTE.
Ah ! méchante marraine, pourquoi donc que vous me parlez toujours de lui ?
MARINETTE, regardant à droite.
Tiens, voilà M. le docteur qui te remettra du baume dans la sang en te parlant de ta fortune.
Scène IV
VIOLETTE, MARINETTE, LE DOCTEUR
LE DOCTEUR, à Marinette et Violette, qui vont au-devant de lui et le saluent.
Bonjour ! bonjour !
Plus doucement.
Bonjour, Violette ! j’ai bien mal dormi dans votre riche manoir !
VIOLETTE.
Et moi aussi, monsieur !
LE DOCTEUR.
Un tas de valets qui rôdent toute la nuit. Dieu sait pourquoi ! une meute qui hurle, des chambrières qui roucoulent, des guitares qui grincent, des perroquets qui piaillent ! Ah ! l’on était plus tranquille que ça à Récoaro !...
VIOLETTE.
Vous avez raison, monsieur le docteur, tout y allait bien mieux qu’ici.
LE DOCTEUR.
C’est votre sentiment ?
VIOLETTE.
Et je voudrais n’avoir jamais quitté votre village.
LE DOCTEUR, à Marinette.
Elle a plus de bon sens que vous.
MARINETTE.
Elle est folle, monsieur le docteur ; dites-lui donc que le notaire va venir.
LE DOCTEUR.
Le notaire ! À propos, je l’attends depuis ce matin.
MARINETTE.
Je le crois malade, monsieur, pour avoir trop bien dîné céans hier.
LE DOCTEUR.
Allez voir, et lui dites que je suis ici.
Marinette sort par le fond.
Scène V
LE DOCTEUR, VIOLETTE
Violette s’assied à droite, tire son ouvrage de sa poche et tricote d’un air mélancolique, sans regarder ses doigts.
LE DOCTEUR, ouvrant son livre et se parlant à lui-même.
Il n’est rien de mieux, pour prendre patience et avaler le temps, que de relire pour la millième fois quelque fin morceau classique... Tityre, tu patulœ recubans. Charmant Virgile ! toi seul as peint la nature et les hommes tels qu’ils devraient être !... car de les voir tels qu’ils sont... avec leurs aspérités et leurs piquants de toute espèce... la vérité est un ragoût amer !...
Lisant.
Formosam resonare doces Amaryllida sylvas...
Regardant Violette.
Voyez donc les Amaryllis de nos jours !... elles tricotent des mitaines !... et encore est-ce le mieux qu’elles puissent faire pour ne point ressembler à des bergères de trumeau, comme nos belles dames qui croient revenir à la nature en mettant de la pommade à leurs moutons... Pouah !... Diable de notaire !...
Il se promène au fond du théâtre dans le jardin, disparaissant de temps en temps et lisant avec préoccupation.
VIOLETTE, laissant tomber son ouvrage sur ses genoux.
C’est pourtant ce qu’il y a de mieux pour chasser l’ennui que de tricoter... Eh bien, je n’ai le cœur à rien, pas même à ça.
Apercevant Pédrolino.
Ah ! mon Dieu, le v’là !
Scène VI
VIOLETTE, PÉDROLINO, puis LE DOCTEUR
Pédrolino, chargé de deux énormes arrosoirs, arrose les fleurs au fond du théâtre, puis, distrait, arrose la base des colonnes, entre sous le péristyle et vient jusqu’à Violette, qu’il est au moment d’arroser aussi.
VIOLETTE, pendant cette pantomime.
Il n’est point parti !... Mais il ne pense guère à moi, puisqu’il travaille de si bon cœur !... Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc ?
Elle se lève. Pédrolino s’arrête, tressaille, puis il pose ses arrosoirs, colle son chapeau sous son bras et reste droit et immobile. Avec une indifférence affectée.
Bonjour !... Qu’est-ce que vous faites donc là ?
Pédrolino reprend ses arrosoirs et veut se sauver.
Vous ne répondez donc plus quand on vous parle ?
PÉDROLINO, brusquement.
Je ne parle pas quand je travaille.
VIOLETTE.
Qui est-ce qui vous commande de travailler ?
PÉDROLINO.
C’est moi.
VIOLETTE.
Et pour qui ?
PÉDROLINO.
Pour vous.
VIOLETTE, à part, douloureusement.
Vous !... Il est fâché !...
Haut.
Vous voulez donc être mon domestique à c’t’ heure ? Vous prétendez donc m’aimer encore ?
PÉDROLINO.
Moi, mamselle ?... Oh ! je ne prétends pas ça !
VIOLETTE.
Ah ! vous n’y prétendez plus ? Eh bien, vous avez raison !
PÉDROLINO.
Raison ? Oh ! que oui, la raison m’est venue, car j’ai pris tant d’âge depuis hier, que les dents de sagesse ont dû me pousser ; mais, si je continue de ruminer comme ça, je m’en vas devenir si vite vieux, qu’elles me tomberont devant que de m’avoir servi...
VIOLETTE.
Peut-on savoir à quoi que vous avez tant songé ?
PÉDROLINO.
J’ai songé que je ne devais plus songer à vous.
VIOLETTE.
Je crois que cela ne vous coûtera guère.
PÉDROLINO.
Ah ! ça me coûtera si gros, que peut-être bien n’aurai-je jamais le moyen de me payer ça !... Mais qu’est-ce que ça vous fait ? je suis votre valet, ou je ne le suis pas.
VIOLETTE.
Vous ne l’êtes pas.
PÉDROLINO, le cœur gros.
En ce cas, je m’en vas... Adieu, mamselle !
VIOLETTE, effrayée.
Eh bien, vous l’êtes, vous l’êtes !
PÉDROLINO, revenant.
Alors, si je le suis, je ne suis pas si gredin que d’aller vous dire que je vous aime, comme le gars Pascariel, qui est un affronteux... Moi, je suis un bon serviteur, franc comme osier, et qui ne veut point se faire mépriser de son maître.
Le docteur parait au fond, et s’approche doucement.
VIOLETTE.
De son maître ? Ce n’est donc pas moi que vous servez ?
PÉDROLINO.
Si fait bien ; mais dorénavant je veux vous appeler mon maître.
VIOLETTE.
Et pourquoi donc pas votre maîtresse ?
PÉDROLINO.
Oh ! non pas... J’avais l’accoutumance de ce mot-là avec vous, et je l’entendais à ma façon.
VIOLETTE.
Eh bien, vous ne voulez plus ?...
PÉDROLINO.
Je veux bien qu’on m’étripe si je me souviens de ça.
Il veut s’en aller et se trouve nez à nez avec le docteur, qui est venu jusqu’au milieu du théâtre en les écoutant, mais en ayant toujours son livre ouvert.
LE DOCTEUR.
Où allez-vous donc, tête évaporée ?
PÉDROLINO, troublé.
Vous arroser, monsieur le docteur.
LE DOCTEUR.
M’arroser ?
PÉDROLINO.
Non... non... les orangers !
VIOLETTE, bas, au docteur.
Ah ! monsieur le docteur, ne le laissez pas me quitter comme ça, j’en mourrais !
LE DOCTEUR, à Pédrolino.
Voyons, écoutez ce qu’on vous dit.
PÉDROLINO.
Non, monsieur ; laissez-moi aller à mon ouvrage, et ne me dérangez point de ce que vous m’avez commandé.
LE DOCTEUR.
Moi, je t’ai commandé d’arroser les... ?
PÉDROLINO.
Vous m’avez commandé de me vérifier, et je me vérifie.
LE DOCTEUR.
Qu’est-ce qu’il veut dire ?
PÉDROLINO.
Dame ! je ne sais pas ; mais vous m’en avez tant dit hier soir en vous en allant dîner !
VIOLETTE.
Qu’est-ce donc que vous lui avez dit, monsieur le docteur ?
LE DOCTEUR.
Est-ce que je m’en souviens ?... Parleras-tu, cervelle embrouillée !
PÉDROLINO.
Oh ! c’est bien clair, et ce que vous m’avez dit s’est fiché là
Montrant son front.
comme un coin dans une bûche. Le diable aurait beau tirer dessus à présent ! Et pour ce qui est de ça,
Montrant son cœur.
j’ai la reine des mémoires !
VIOLETTE.
Mais dis donc !
PÉDROLINO.
Est-ce que je peux ? est-ce que je sais ? Il a dit : « Ça se peut bien que tu l’aimes pour son argent ! »
VIOLETTE, au docteur.
Vous avez dit ça ?
PÉDROLINO.
Et puis tout ci, et puis tout ça...
Imitant le docteur.
« Si tu n’étais pas un chien, tu ne serais pas un homme... Si vous êtes deux innocents, c’est qu’une fleur est une cigale passagère... Ah ! sottes gens !... vous me gâtez mes vacances !... Pédrolino, mon garçon, farfouille ta conscience... Tant plus que tu seras coquin, tant plus que je le suis aussi, sans faire de tort aux autres !... » Et voilà ! ça s’entend de reste...
VIOLETTE.
Non pas moi.
PÉDROLINO.
Ça ne fait rien... Il faut toujours vous défier, voyez-vous, parce que le monde est bien canaille ; et, comme je suis du monde, je vous trahirais aussi fidèlement qu’un autre... Adieu, mamselle, je m’en vas travailler pour le restant de mes jours, à seule fin, si j’ai été un galopin d’amoureux, de vous être à tout le moins une bonne bête de domestique.
LE DOCTEUR.
C’est à n’y rien comprendre !... Tu avoues donc... ?
PÉDROLINO.
J’avoue tout ce que vous voudrez !... Vous êtes une crème d’homme, et elle aussi... Eh bien, vous vous méfiez de moi, je m’en défie... vous m’haïssez, je m’haïs... vous m’envoyez paître, je m’y en vas... vous me damnez, et je me damne... vous me méprisez, et je me méprise... V’là la chose, et pas n’est besoin de tant d’ouverture d’esprit pour la comprendre.
Il s’en va en sanglotant.
Scène VII
LE DOCTEUR, VIOLETTE
VIOLETTE, pleurant.
Ah ! vous êtes cause qu’il ne m’aime plus !
LE DOCTEUR.
Ce n’est pas ce qu’il a dit.
VIOLETTE.
Mais qu’est-ce qu’il dit donc ?
LE DOCTEUR.
Je ne me charge pas d’y voir clair... Ce pauvre diable a la tête faible, et vous ferez bien de le ménager.
VIOLETTE.
Mais c’est vous qui l’avez monté comme ça contre lui-même ! Ah ! tenez, vous avez le cœur dur, sans que ça paraisse ! Vous serez l’auteur que nous mourrons de chagrin, lui et moi, car c’est une affaire bâclée... Il est têtu comme une roche !... Ah ! monsieur le docteur, vous qui en savez si long, pourquoi est-ce que vous ne m’avez pas défendu d’hériter ?
LE DOCTEUR, se levant.
Ah ! voilà que c’est ma faute, à présent !... Si vous avez un oncle qui se mêle de mourir, si vous aimez un imbécile, si Colombine est une drôlesse, si vous êtes jalouse, et si votre amoureux devient fou... c’est la faute au docteur, oui, allez, c’est sa faute... Dérangez-vous donc de vos habitudes, perdez votre temps, sacrifiez vos aises, soyez fatigué, désorienté, ahuri... tout cela pour une péronnelle qui... Morbleu ! c’est bien fait et je n’ai que ce que je mérite...
VIOLETTE, pleurant.
Allons, le voilà qui se fâche aussi lui, à présent... Ah ! je le vois bien, je mourrai ici !
LE DOCTEUR.
Allons, allons, un peu de raison, que diable ! Qu’est-ce que vous voulez ?
VIOLETTE.
Qu’on m’empêche d’être brouillée avec mon pauvre amoureux du bon Dieu !
LE DOCTEUR.
Qui vous empêche de vous réconcilier ?
VIOLETTE.
Pardi ! c’est vous, qui lui ameutez toutes ses idées contre mon héritage.
LE DOCTEUR.
C’est à vous de le rassurer... et, si vous étiez bien sûre de vous-même... Mais que sais-je si vous l’êtes ?
VIOLETTE.
Ah ! voilà que vous pensez mal de moi aussi ?
LE DOCTEUR.
Eh ! ce n’est pas de vous que je doute, c’est de l’amour durable, de l’amitié désintéressée. Est-il affection si bien tissue qu’elle ne montre bientôt la corde ?
VIOLETTE.
Eh bien, qu’est ce que vous en savez de ça, vous ?
LE DOCTEUR.
Ce que j’en sais ? ce que j’en sais ?
À part.
Au fait, qu’est-ce qu’on sait jamais ?
VIOLETTE.
Vous ne savez rien du tout, vous n’avez jamais eu de femme.
LE DOCTEUR.
Jamais ! jamais !...
VIOLETTE.
Oh ! vous avez eu des amourettes comme un autre, dans votre jeune temps ; mais vous n’avez eu garde de vous marier. Vous connaissez peut-être bien la paille qui flambe, mais non point le feu qui dure ; et, de ce que vous avez eu l’amitié couarde, vous croyez que tout le monde a le cœur infirme !
LE DOCTEUR, à part.
Où prend-elle tout ce qu’elle dit ?
Haut.
Violette, tenez, vous avez la tête vive, je ne veux point vous écouter, ni prendre sur moi de vous faire risquer une folie.
VIOLETTE.
C’est donc une folie, à présent, d’épouser qui l’on aime ?
LE DOCTEUR.
Non, écoutez !... vous avez assez d’esprit pour comprendre, vous... Eh bien, il faut que tout soit assorti dans le mariage, le cœur d’abord...
VIOLETTE.
Eh bien, il en a, et moi-aussi.
LE DOCTEUR.
L’esprit ensuite.
VIOLETTE.
Oh ! ça, il n’en a pas, ni moi non plus !
LE DOCTEUR.
Et puis la fortune.
VIOLETTE.
Au contraire : si l’un est pauvre et l’autre riche, ça se corrige.
LE DOCTEUR.
Oui, vous êtes logique ; mais le monde ne l’est guère... Vous ne vous en moquerez pas toujours... Avant peu, telle que vous êtes, vous en aurez les manières et le langage, et peut-être les idées, les besoins et les goûts. Pédrolino restera bon et simple ; on le raillera, il se sentira peut-être votre inférieur, votre obligé... il en souffrira... Vous n’y comprendrez rien d’abord, et peu à peu viendront le chagrin, la méfiance, le dégoût, l’aversion peut-être !... Voyez par cette première querelle ce que pourra être l’avenir... Réfléchissez... C’est mon devoir de vous avertir, car je sais bien qu’un jour peut-être vous me voudriez un mal de mort de ne l’avoir point fait.
VIOLETTE, pensive et absorbée.
Eh bien, monsieur le docteur, voilà ce qui s’appelle parler, et je vous en remercie ; j’entends bien votre idée, et je vas y donner intention.
LE DOCTEUR.
À la bonne heure, soyez donc prévoyante !
À part en la regardant rêver.
Bah ! elle ne le sera que trop tôt ! Mais ce notaire nous a oubliés, et il faut absolument songer aux affaires, aujourd’hui... Le temps se passe... Je vais le chercher moi-même.
Il sort par la gauche. Revenant.
Ah ! vous savez que je vous ai défendu de rien promettre, de vous engager à quoi que ce soit, hors de ma présence.
Violette fait signe que oui machinalement. Le docteur sort par le fond.
Scène VIII
VIOLETTE, PASCARIEL
Violette seule, immobile et perdue dans ses réflexions comme l’était Pédrolino à la fin du deuxième acte.
PASCARIEL, qui a guetté la sortie du docteur.
Ah ! enfin, il s’en va !... Dépêchons !
Il fait signe derrière lui.
Scène IX
VIOLETTE, PASCARIEL, ISABELLE, LÉANDRE, en habit neuf, LE NOTAIRE vient après eux, amené par COLOMBINE
LÉANDRE.
Ma toute belle !...
VIOLETTE, sortant comme d’un rêve.
Ah ! c’est encore vous, monsieur Léandre ?
ISABELLE.
Encore !... est un reproche qui ne peut s’adresser à moi, mon cœur ; nous venons ici pour vous obliger, nous vous amenons votre garde-notes.
LÉANDRE.
Arrivez donc, notaire ! arrivez donc !
LE NOTAIRE.
Ah ! cela vous plaît à dire ! je suis d’un souffrant aujourd’hui !... Je me sens atteint d’une noire mélancolie !...
ISABELLE, à Colombine.
Ah ! mon Dieu ! se douterait-il de la situation ?
COLOMBINE.
Vous lui faites trop d’honneur !... De tous ceux qui ne connaissent rien aux affaires du défunt, c’est lui qui y comprend le moins.
LÉANDRE.
Allons, notaire, la signora s’impatiente.
Bas, à Pascariel.
Une table !
Pascariel apporte une petite table qu’il place à droite, aidé par Colombine.
VIOLETTE.
Moi ?... Pas du tout !... Vous êtes donc malade, monsieur le notaire ?
LE NOTAIRE, lui baisant la main.
Hélas ! aimable signora, j’y suis fort sujet, surtout le lendemain d’un jour de fête... J’étais si heureux hier de vous complimenter...
Aux autres.
N’est-ce pas que je fus agréable et chantai fort bien ?... Mais, aujourd’hui, ce sont des tiraillements, des vapeurs...
LÉANDRE, conduisant le notaire à la table.
Vous plûtes généralement.
PASCARIEL.
Mais vous fêtâtes un peu trop la bouteille.
ISABELLE, à Violette.
Vous ne parûtes pas hier au dîner, ma charmante ?
VIOLETTE, avec un peu d’impatience et d’ironie.
Non, j’eûte la migraine, madame.
ISABELLE, à Colombine.
Ah ! Dieu !... j’eûte !...
COLOMBINE, remontant à la table.
Cela fait saigner les oreilles...
Au notaire, qui apprête lentement ses papiers et son écritoire sur la table.
Allons donc, notarius amabilis, on vous attend.
LE NOTAIRE.
Donnez-moi le temps !... donnez-moi le temps !... quand on est souffrant !...
Il cherche dans ses papiers.
Où diable ai-je mis la pièce ?... Voici !
Il se lève et quitte la table.
Non... Ah ! un instant !... ceci est justement la chanson que je composai et chantai hier pour l’arrivée de notre jeune châtelaine... Puisqu’elle ne l’a pas entendue, je l’ai fait minuter sur parchemin par mon maître clerc, afin d’avoir l’avantage de lui en faire hommage.
Il présente le parchemin à Violette, qui le prend d’une main distraite et le met dans sa poche en faisant la révérence.
PASCARIEL, à Colombine.
Bon ! il lui donne des vers et elle ne sait pas lire.
LE NOTAIRE, revenant à la table et se tenant debout.
Je vais donner lecture de l’acte.
VIOLETTE, sortant de sa rêverie.
Quel acte, donc ?
LE NOTAIRE.
L’acte par lequel Votre Seigneurie accepte la succession de monsieur son oncle, et que j’ai dressé par ordre de M. Pandolphe.
VIOLETTE.
Ah ! j’ai donc moyen de la refuser ?
ISABELLE.
Mais cela ne se refuse jamais, mignonne.
COLOMBINE.
Ce serait un outrage à la mémoire des défunts.
PASCARIEL.
Et cela leur ferait beaucoup de peine. Lisez vite, monsieur le notaire.
LE NOTAIRE.
Mais je ne vois pas le docteur Pandolphe.
ISABELLE.
On s’en peut passer... L’héritière n’est-elle point là, et majeure pour dire sa volonté ?
LE NOTAIRE.
En ce cas, je vais lire ?
Il tire de sa poche un parchemin roulé tout pareil à celui qu’il a remis à Violette. Lisant.
« Par devant nous, maître... » Ah ! que j’ai la poitrine fatiguée !
ISABELLE.
Nous lirons des yeux, remuez seulement les lèvres.
Isabelle, Colombine, Léandre et Pascariel se groupent autour du notaire, derrière la table. Violette, apercevant Pédrolino dehors, fait quelques pas vers lui, lui fait signe et l’amène sur le théâtre. Pendant qu’ils parlent ensemble, le notaire murmure pianissimo sa lecture.
Scène X
VIOLETTE, PASCARIEL, ISABELLE, LÉANDRE, LE NOTAIRE, COLOMBINE, PÉDROLINO
VIOLETTE, à Pédrolino.
Est-ce bien décidé que vous ne voulez plus m’épouser ?
PÉDROLINO.
Quand vous en devriez crever de chagrin, et moi aussi.
VIOLETTE.
Parce que vous ne m’aimez plus ?
PÉDROLINO, désespéré.
Oh !... Eh bien, oui ! c’est ça, je ne vous aime plus.
VIOLETTE, montrant Colombine.
Et parce que vous aimez toujours c’te demoiselle ?
COLOMBINE, s’approchant.
Oh ! je vous jure, signora, que c’était un jeu de ma part, et que j’ai dérobé ce baiser par surprise, au moment que le jeune homme me rudoyait et se moquait de moi !
PÉDROLINO.
C’est pas vrai, ça mamselle : je vous ai embrassée par pur libertinage !
COLOMBINE, à part.
Est-ce qu’il est fou ?
VIOLETTE, à Pédrolino.
Vous êtes donc un libertin, vous ?
PÉDROLINO.
Un gueux ! un débauché ! et un menteur fini !
VIOLETTE.
Ça se peut bien ; et, pour me divertir, vous devriez bien me montrer comment vous faites la cour aux demoiselles. Tenez, je suis une marquise, moi, et j’ai des drôles de fantaisies ; vous êtes mon domestique, et vous devez faire mon commandement. Je vous commande donc d’embrasser c’te fille-là devant moi, et tout de suite, et de l’air le plus gentil que vous pourrez.
COLOMBINE, à part.
Elle est furieuse !
VIOLETTE.
N’entendez-vous point, jeune homme ?
PÉDROLINO.
Qui, moi ? que je... ?
À Colombine, avec colère.
Ôtez-vous de là, vilaine diablesse ! tirez de là votre museau de fouine, ou le diable me tortille, si, du baiser que je vas vous donner, je ne vous fais sauter trois dents !
COLOMBINE.
Il le ferait comme il le dit, l’animal sauvage !
VIOLETTE, examinant Pédrolino en souriant.
Allons, c’est bien ; reste là, ne t’en va pas.
Pédrolino reste immobile et plongé dans ses réflexions. Violette s’approche de la table.
LE NOTAIRE, achevant de lire.
« Lecture faite en présence de deux témoins... »
Levant la tête.
Qui sont les témoins ?
ISABELLE et COLOMBINE.
Nous le sommes tous !
LE NOTAIRE.
C’est deux de trop : la première condition, c’est d’être témoin mâle...
À Violette.
La signora accepte-t-elle pour ses témoins... ?
Il montre Pascariel et Léandre.
VIOLETTE.
Autant ceux-là que d’autres !
LE NOTAIRE.
Signez, messieurs !... Ah ! l’estomac !
Léandre signe.
PASCARIEL, bas, à Léandre.
Pas tant de parafes, monsieur ; dépêchons !
Il signe, puis va à Violette et lui offre la plume.
Signora illustrissima...
VIOLETTE.
Je ne sais point signer.
LE NOTAIRE.
Qu’elle a d’esprit ! L’aimable badinage !... Eh bien, belle châtelaine, on fait une croix...
ISABELLE.
Oui, oui, faites une croix.
PASCARIEL.
Faites-en trente-six plutôt qu’une.
ISABELLE.
Faites donc !
VIOLETTE, les regardant et prenant la plume.
Attendez donc un peu que je me consulte !...
À Pédrolino.
Viens là, toi !...
COLOMBINE, aux autres, bas.
Oui, oui, on dirait qu’elle hésite ; mais son amoureux va la décider.
Léandre et Pascariel s’écartent un peu de la droite en les observant, le notaire avec Isabelle et Colombine sur la gauche.
VIOLETTE, à la table, la plume à la main, bas, à Pédrolino.
Quand j’aurai fait cette croix-là sur le papier... ?
PÉDROLINO.
La mienne sera faite sur notre mariage.
VIOLETTE.
Et si je ne la fais pas ?...
PÉDROLINO, vivement.
Oh ! si tu...
Se ravisant et se forçant.
si vous ne la faisiez point, ça serait la même chose... Est-ce que vous me prenez pour un envieux ? Est-ce que je veux vous mettre dans la gueuserie quand vous êtes riche ?... Oh ! je vois bien que vous me méprisez, et, jarni ! je veux vous le rendre ! Allez, allez, je ne vous aime point tant que vous vous imaginez bien ; et, s’il vous faut le dire, je ne vous aime même point du tout, la !... Et, pour un peu, je vous dirais que je vous haïs !
Tout en parlant, Pédrolino, qui fait tous ses efforts pour ne pas pleurer, a pris un coin du tapis de la table pour s’essuyer les yeux ; il le tire si bien, qu’il jette par terre papiers, écritoire, plumes, etc.
LE NOTAIRE.
Eh bien, eh bien, qu’est-ce qu’il fait ?
PASCARIEL.
Le butor ! il jette tout par terre !
Ils s’élancent tous pour ramasser la table.
VIOLETTE, qui s’est baissée la première, et qui ramasse en riant les objets, repousse un peu Isabelle qui cherche l’acte.
Prenez donc attention à l’encre, mamselle !... vous allez gâter votre belle robe !
LE NOTAIRE.
Le maladroit ! une pareille secousse, dans un moment où je suis si souffrant !
LÉANDRE, qui a aidé à ramasser les objets tombés.
Là ! là ! tout est réparé !
VIOLETTE. Elle se relève tenant un parchemin roulé. À Pédrolino.
Faut donc le signer ?
PÉDROLINO.
Ou je m’en vas !
VIOLETTE.
Je le signe, vois !...
Elle l’ouvre, et le posant sur la table que Pascariel a relevée, elle trace vivement une croix ; le parchemin se referme en rouleau de lui-même, et elle le remet à Pédrolino.
Tiens, donne donc ça au notaire de ta main, puisque tu en es si adroit !
PÉDROLINO, prenant le parchemin et le donnant au notaire avec un effort de magnanimité comique.
Le v’là !...
Il se retire au fond, et se cache la figure.
ISABELLE, bas à Pascariel.
Elle a signé ?
PASCARIEL, de même.
Oui, je l’ai vu.
Il fait le geste de tracer une croix.
LÉANDRE, au notaire.
C’est tout ?... Il ne manque rien ?
LE NOTAIRE, élevant le papier et le mettant dans sa poche.
Vous êtes témoins qu’il est dans mes mains, dressé, minuté, paraphé et signé.
Pascariel enlève la table et la met dans l’angle, au fond à droite.
Scène XI
VIOLETTE, PASCARIEL, ISABELLE, LÉANDRE, LE NOTAIRE, COLOMBINE, PÉDROLINO, LE DOCTEUR, MARINETTE, qui paraît désolée
LE DOCTEUR, entrant du fond.
Ah ! Violette ! bien m’a pris d’aller aux renseignements. Votre oncle, pour avoir trop voulu faire le marquis, vous laisse plus de dettes que de bien.... Mais que nous veulent tous ces gens-là ?
À Léandre.
Quel habit ! Avez-vous gagné au jeu, que vous vous êtes remonté chez le fripier ?...
LÉANDRE, au docteur.
J’ai monsieur, le costume et le pouvoir qui conviennent à mon rang et à ma fortune... Je viens de recueillir un héritage.
LE DOCTEUR.
Ah ! vous aussi !... Il en pleut donc ?
LÉANDRE.
C’est une moisson d’oncles qui foisonne cette année... Il vient de m’en mourir un en Amérique, un nabab qui me laisse... Mais à quoi bon ?... nous perdons le temps ! Je viens vous signifier qu’il m’a pris fantaisie de ce marquisat et que je l’achète.
LE DOCTEUR.
Il n’est pas encore à vendre.
LÉANDRE.
Si fait, jurisconsulte, si fait !... C’est moi qui le mets en vente.
LE DOCTEUR.
Quoi ? comment ?
LÉANDRE.
Permettez, mon bon ! je suis ici principal créancier, acquéreur de tous les titres contre feu M. Sbrufadelli... Or donc, il faut nous trouver de l’argent, ou mettre vos propriétés en vente, ou aller en prison si vous l’aimez mieux.
LE DOCTEUR.
Voilà une rare impudence !...
Regardant Isabelle, Colombine et Pascariel, qui ricanent entre eux.
Ah ! j’y suis !... j’aurais dû m’en douter... c’est une partie carrée !... Eh bien, après, mes aventuriers, que voulez-vous ? Nous n’avons pas encore accepté la succession, et ceci ne nous regarde plus ; adressez-vous aux gens de mainmorte, aux hospices !
VIOLETTE.
C’est les pauvres qui héritent ?... Ah ! tant mieux ! mais est-ce qu’on va les mettre en prison ?
LÉANDRE.
Non pas ; ce sera vous, ma bergère d’Arcadie, vous qui m’avez dédaigné à Récoaro ?
LE DOCTEUR.
Pas de bruit, c’est inutile... Grâces rendues à l’incommodité du notaire, nous n’avons rien signé encore ; vous vous êtes trop pressés, vautours de pillage... Avancez, notaire, et dressez l’acte de renonciation.
LE NOTAIRE, d’un ton lamentable et levant le parchemin de la main droite.
Il est trop tard !
LE DOCTEUR.
Qu’est cela ?... vous avez accepté ? Violette, vous avez signé ?
PASCARIEL.
Oh ! la croix y est.
Marinette se jette en pleurant dans le sein de Pédrolino.
LE DOCTEUR.
Mais, malheureuse !... Ah ! les femmes ! quand je le disais, qu’elles étaient bonnes pour tout gâter !... Ah ! quel coup ! quelles vacances !... quel gâchis à débrouiller, au profit des procureurs et des escrocs !... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! où me suis-je venu fourrer ?
VIOLETTE.
Hé la ! monsieur le docteur, avant que de vous désoler comme ça, faites-vous ; donc montrer l’acte du notaire ; vous n’étiez point là !... peut-être qu’il y manque quelque chose ?
LE DOCTEUR.
Eh ! malheureuse enfant, puisque tu as signé ! Enfin, lisez, lisez, notaire...
LE NOTAIRE.
Hélas ! quelque souffrant que je fusse... il est valide... Il ne m’est jamais arrivé...
Il ouvre le parchemin et lit.
« Nous, maître Jean Gérolamo,
Il se met à chanter.
simple berger de ce hameau... »
LÉANDRE.
Que dit-il ?
PASCARIEL.
Est-ce qu’il a bu ?
LE NOTAIRE.
Non, c’est bien cela !... c’est ma chanson minutée sur peau de mouton par mon maître clerc... Si vous voulez l’entendre encore... l’occasion s’y trouve...
LE DOCTEUR.
Il s’agit bien de chansons !
LÉANDRE.
Eh ! cuistre, nous en sommes soûls, de celle-là ! À l’autre !... l’acte ! l’acte !
LE NOTAIRE, fouillant dans toutes ses poches.
Impossible ?... Non !... je l’ai donc... ? Je ne l’ai pas !
LÉANDRE.
Où peut-il être ?... il est resté ici ?
COLOMBINE et PASCARIEL, courant à la table.
Cherchons !
VIOLETTE, tirant l’autre parchemin de sa poche.
Oh ! ne vous échauffez point à chercher, le v’là !... M. le notaire s’est embrouillé l’esprit quand la table est tombée ici, tantôt, et il a ramassé un chiffon pour l’autre.
ISABELLE.
Non, c’est vous ! Elle l’a fait exprès !
VIOLETTE.
Oui, mamselle.
PÉDROLINO.
Tu l’as fait exprès ? pourquoi ?
VIOLETTE.
Eh donc !... tu ne devines pas ?...
PASCARIEL.
L’acte est bon, il existe !
LE DOCTEUR.
Il n’existe pas... La croix valant signature n’est qu’au bas de la chanson, voyez ! et, tenez, prenez vos titres !
Il leur jette au nez la chanson du notaire.
LÉANDRE.
Soit ! nous aurons affaire aux gens de mainmorte, et nous en tirerons pied ou aile.
LE DOCTEUR.
Vous aurez affaire à la justice ; et, comme on vient de m’apprendre que l’un de vous, maître Pascariel, est accusé de vol, vous ferez bien, vous, ses complices, de gagner le large, si vous ne voulez être mis en prison.
LE NOTAIRE.
Et pendus, jusqu’à ce que la chose soit éclaircie.
LÉANDRE.
C’est votre avis, notaire ?
LE DOCTEUR.
Et le mien, à moi, docteur en droit.
LÉANDRE, offrant sa main à Isabelle.
Bien obligé de la consultation ! Partons, mon incomparable !
Ils sortent.
PASCARIEL, à Colombine.
Ma charmante, filons !
Ils suivent.
LE DOCTEUR.
Quant à nous, nous laissons l’héritage aux hospices et sous la protection de la loi.
VIOLETTE.
Entends-tu, Pédrolino ? nous lâchons l’héritage !
PÉDROLINO.
Nous... tu...
Tremblant.
Eh bien, alors, nous allons nous en aller au pays ?
VIOLETTE.
Et nous marier...
PÉDROLINO, vivement et levant la main.
Aussi vrai que j’aime Dieu, je n’ai point embrassé la Colombine.
VIOLETTE.
Je le sais bien, va, mon fils ! mets-toi à genoux !
PÉDROLINO, s’y jetant.
Dans le feu, si tu veux !...
VIOLETTE.
Tends la joue !...
PÉDROLINO.
Oui, baille-moi le plus furieux soufflet !... ça enlèvera le venin du serpent !
VIOLETTE.
Tiens !
Elle l’embrasse.
Le v’là ôté !
PÉDROLINO, éperdu.
Oh la la ! mon Dieu ! je vas mourir... Non, je vas crier... je vas danser...
Il saute comme un fou, embrasse la Marinette et court au docteur, qui hésite un instant, sourit et se décide à le recevoir dans ses bras.
LE DOCTEUR.
Ce n’est pas une raison pour m’étouffer ! Allons, je vois bien que, s’il y a de grands coquins par le monde, il y a encore des cœurs simples, qui savent aimer ! Tenez, je n’ai jamais chéri les marmots ; mais vous voilà tout élevés, vous deux, et je vous adopte pour me faire société, pour soigner ma petite maison de Récoaro en mon absence, et m’y faire bon accueil au retour ; m’y garder tout à fait quand je serai caduc ; recueillir mon héritage et soigner mon tilleul après moi.
À Marinette.
Et vous, vieille femme, allez faire vos paquets... Pédrolino, ma carriole !... Ah ! mes vacances, je vais donc enfin vous passer en paix et en joie !...
PÉDROLINO.
Embrassons-nous, mignonne,
Malgré ce qu’on dira.
VIOLETTE.
Pour ne fâcher personne,
Faut qu’on le permettra.
PÉDROLINO, au public.
Le baiser qu’elle donne,
Faut pas qu’on en rira.
VIOLETTE.
Pour que la chos’ soit bonne,
Faut qu’on l’applaudira.
Pendant ce couplet, le notaire passe des larmes à la mélomanie, et accompagne de ses gestes et de sa physionomie.
[1] Voir, à la fin de la pièce, la musique notée.