Le Retour d’Italie (Henri MEILHAC)
À-propos en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 14 août 1859.
Personnages
LE VIEILLARD
UN OFFICIER, son fils
UN SOUS-OFFICIER, son fils
PACOT, soldat de la ligne
UN ZOUAVE
UN JEUNE LABOUREUR
UN JEUNE HOMME, artiste
UN PRISONNIER AUTRICHIEN
MADELEINE
UNE FEMME
UN ENFANT
ENFANTS
PAYSANS
PAYSANNES
SOLDATS
PEUPLE
Cour d’une ferme : à gauche, maison ; au fond, mur et porte charretière ; à droite, arbres.
Scène première
MADELEINE, PACOT
Ils terminent des préparatifs.
MADELEINE.
Là, les parents et les amis de M. Mathias peuvent arriver quand ils voudront pour fêter son anniversaire... nous célébrerons en même temps les victoires de nos soldats et la paix ni nous les ramène... tout est prêt... Vous êtes bien aimable de m’avoir aidée.
PACOT.
Le soldat français, hostile à quiconque est militairement l’esclave de la beauté...
MADELEINE.
Doucement, monsieur Pacot ; c’est bien à vous, de vous être rappelé qu’avant d’être soldat vous avez été garçon de ferme ici et que le maître a été bon pour vous.
PACOT.
C’est vrai qu’il a été bon... aussi, ça m’aurait chagrine de ne pas pouvoir lui souhaiter son jour de naissance cette année ; et j’en avais peur... attendu qu’il commence à se faire joli ment vieux, le père Mathias !
MADELEINE.
Est-ce que c’est vrai qu’il est né la même année et le même jour que le premier empereur ?...
PACOT.
C’est très-vrai... ainsi, jugez...
MADELEINE.
Quel âge aurait-il, le premier empereur ?...
PACOT.
Attendez, je vais vous dire ça.
Il calcule.
MADELEINE.
Quel âge a M. Mathias ?...
PACOT.
Le père Mathias ?... il a quatre-vingt-dix ans !... il n’y paraît pas !
MADELEINE.
Quatre-vingt-dix ans !... Eh bien ! alors...
PACOT.
Alors quoi ?
MADELEINE.
L’empereur aurait quatre-vingt-dix ans aussi ; c’est bien simple.
PACOT.
Quatre-vingt-dix ans !... Ah ! oui... Moi. je serais arrivé par le calcul ; ça aurait été plus long, mais ça aurait été plus sûr !
MADELEINE.
Vous êtes bête, monsieur Pacot !
PACOT.
Bête ! moi ?... si l’on peut dire... j’ai fait un couplet où je parle de vous.
MADELEINE.
Un couplet ?... Chantez-le-moi ?
PACOT.
Oh ! non !...
MADELEINE.
Pourquoi non ?...
PACOT.
Dans ce couplet, je parle aussi du père Mathias... Je le chanterai quand il sera là !
MADELEINE.
Vous n’attendrez pas longtemps... Prévenez-le, lui et ses enfants...
Il entre dans la maison.
Voici le reste de la famille qui arrive... Quelle famille, bon Dieu !... que de fils et de petits-fils ! de filles et de petites-filles !...
PACOT, revenant.
Des soldats qui reviennent d’Italie, des laboureurs, des notaires et des moutards !... Il y a de tout !...
Entrée de la famille. Le vieillard, l’officier, le sous-officier et plusieurs soldats viennent de la maison, les autres du fond.
Scène II
MADELEINE, PACOT, LE VIEILLARD, TOUTE LA FAMILLE
CHŒUR (FAUST).
Dans ce village
Tous réunis,
Gens de tout âge,
Parents, amis !
Selon l’usage,
Nous venons tous
Fêter le plus vieux d’entre nous.
Pendant le chœur, ceux qui sont entrés par le fond défilent devant le vieillard qui s’est assis sur un fauteuil au milieu du théâtre, et lui donnent des bouquets.
LE VIEILLARD, se levant.
Merci, mes enfants, merci ! Je vous aime tous, vous le savez, tous autant les uns que les autres.
Aux laboureurs, montrant les soldats.
Cependant, vous ne vous fâcherez pas aujourd’hui, si ce sont ceux-là que je remercie les premiers.
UN OFFICIER.
Air de Brennus.
Les enfants, unissant leurs voix,
De l’aïeul célèbrent la fête !
Comme présent, moi, j’apporte ma croix,
Plus, un coup de sabre à la tête !
Dignes enfants de nos braves aïeux,
Sachons combattre et triompher comme eux !
UN SOUS-OFFICIER.
Grâce à nous, un peuple abattu
Se relève et sèche ses larmes.
Pour l’opprimé nous avons combattu,
Dieu, combattait avec nos armes !
Dignes enfants de nos braves aïeux,
Sachons combattre et triompher comme eux !
UN ZOUAVE.
Nous avons battu des lurons
Qui savaient très-bien se défendre ;
Nous avons pris des drapeaux, des canons
Qu’il n’était pas aisé de prendre !
Dignes enfants de nos braves aïeux,
Sachons combattre et triompher comme eux.
LE VIEILLARD.
Air : Daignez m’épargner le reste.
Vous tous, qui venez de là-bas,
Qui, pour la plus sainte des causes,
Avez affronté le trépas
Vous avez fait de grandes choses !...
Viens dans mes bras, ô mon cher fils !
Soldats, près de moi, prenez place...
Ce n’est pas moi, c’est le pays
Qui vous salue et vous embrasse !
On apporte au fond une table chargée de brocs, de verres ; mouvement général, on boit. Un laboureur apporte une gerbe de blé ; il la dépose aux pieds du vieillard ; un enfant s’assied sur la gerbe.
UN LABOUREUR.
Air de la Petite Gouvernante ou de Mademoiselle Gamin.
Nous parlerons moins haut que notre frère ;
La paix est faite ! et nous la bénissons ;
Pour te fêter, nous t’apportons, mon père,
Ces gerbes d’or, prises dans nos moissons !...
Un mot suffit pour consoler la terre
De tout le, mal qu’ont fait les jours mauvais.
Buvons ensemble à la dernière guerre ;
Buvons, amis, à l’éternelle paix !
UN JEUNE ARTISTE, au vieillard.
Le ciel toujours aima notre patrie ;
La paix est faite... et bientôt vos regards
Verront partout s’étendre l’industrie,
Partout briller les lettres, les beaux-arts !
Vivez encor ! vivez longtemps, grand-père !
De ce beau jour vous verrez les bienfaits.
Buvez, buvez, à la dernière guerre ;
Buvez, grand-père, à l’éternelle paix !
UNE FEMME.
L’heureuse paix, si douce Aux cœurs des mères,
T’a donc rendu, France, tous tes enfants !
Vous qui séchez tant de larmes amères,
Ah ! vos drapeaux sont deux fois triomphants !...
À son foyer, chacun reprend son verre ;
Plus d’exilés ! coulez bons vins français !
Buvez, amis, à la dernière guerre !
Buvez à l’éternelle paix ![1]
UNE FEMME, un soldat.
Sitôt, hélas ! nous n’osions vous attendre ;
Nous bénissons le héros triomphant
Que le succès n’empêcha pas d’entendre
La mère en pleurs, priant pour son enfant !
Soldats vainqueurs, embrassez votre mère...
Enfants aimés, ne la quittez jamais !...
Buvez ensemble à la dernière guerre !
Buvez à l’éternelle paix !...
LE VIEILLARD, se levant.
Air : Daignez m’épargner le reste.
La France, enfants, veut réunir
Toutes les gloires dans ses fêtes ;
Elle a su toujours applaudir
Les soldats comme les poètes !
Unis dans un élan commun,
Dans une commune espérance,
Que vos deux chants n’en fassent qu’un !
Ce sera le chant de la France !...
TOUS.
Que uns deux chants n’en fussent qu’un !
Ce sera le chant de la France !...
UN ENFANT, au vieillard.
Air du Premier pas.
Mon grand-papa, conte-nous ton jeune âge ;
Dis-nous comment un homme en ce temps-là
Se conduisait pour montrer du courage ;
À t’imiter chacun de nous s’engage, Mon grand-papa !...
On avance le fauteuil ; le vieillard s’y assied ; on l’entoure.
LE VIEILLARD.
Air : Ne raillez pas la garde citoyenne.
Tenez, je vais vous couter mon histoire,
Écoutez-bien, enfants, petits-enfants ;
Jamais aïeul, cherchant dans sa mémoire.
Ne redire des faits plus éclatants ! –
J’avais vingt ans...
À une femme.
Tout comme toi, ma fille,
Quand au milieu d’un peuple révolté,
Sur les débris fumants de là Bastille,
En plein soleil, naquit la Liberté !... –
J’ai de mes yeux vu ce qu’on vous fait lire,
Enfants, j’ai vu crouler ce monde ancien ;
J’ai vu ce temps de fièvre, de délire,
J’ai vu du mal !... Souvenons-nous du bien ! –
Il se lève.
J’étais soldat... Un homme de mon âge
Nous apparut, pâle, au regard ardent,
Aux longs cheveux tombant sur son visage :
« Venez, dit-il, venez !... le monde attend !... » –
Je le suivis... Soldats de l’Italie,
Soldats vainqueurs qui venez de là-bas,
Dans ce pays, tout plein de son génie,
Vous avez vu la trace de nos pas !... –
Je le suivis de victoire en victoire,
Je le suivis dans son vol radieux...
En peu de jours, que de siècles de gloire !...
Et nous avions vingt-six ans... tous les deux !...
– Regardez-moi !... je l’ai vu !... – Le grand-père,
Petits-enfants, a vu le demi-dieu...
Cent fois, mes yeux, qui ne se baissaient guère,
Se sont baissés sous son regard de feu !...
C’était le temps des lointaines conquêtes,
C’était le temps d’Austerlitz, d’Iéna...
L’histoire, alors, défiait les poètes !
Regardez-moi !... car j’ai vu tout cela !... –
Notre drapeau, promené par la guerre,
D’un nouveau monde a montré le chemin.
Le sang français a fécondé la terre,
Ceux qui sont morts ne sont pas morts en vain ! –
– Plus tard, au jour de la lutte suprême,
Hélas ! j’ai vu succomber l’empereur !
Un dernier chant manquait seul au poème,
Ce dernier chant s’appela : le malheur ! –
Six ans après... le cinq mai... sombre date !...
Il n’était plus !... et moi, j’étais resté...
Il meurt trop tôt, disait-on, Dieu se hâte
De commencer son immortalité !... –
– J’étais bien vieux ! l’âge courbait ma tête,
Quand j’ai cru voir renaître le passé ;
Comme autrefois, j’ai vu, par la tempête,
Vers les écueils notre vaisseau chassé !...
Comme autrefois, quand tous perdaient courage,
Un homme vint... chacun dit : Le voilà !...
D’un œil tranquille, il regarda l’orage,
Et, devant lui, l’orage recula !...
Ah ! qui m’ont dit qu’après tant de merveilles,
Tant de grandeurs à perdre la raison,
Je reverrais ces grandeurs sans pareilles :
Napoléon après Napoléon !...
Qui m’eût prédit vos batailles splendides,
Et que ma main, soldats de Marengo,
Vous bénirait, combattants intrépides
De Marignan et de Solferino !... –
– J’ai vu beaucoup !... il faut fermer le livre,
L’instant approche où je devrai partir ;
Moi, je suis prêt... Heureux ceux qui vont vivre,
Heureux enfants qui verrez l’avenir !... –
En peu de mois, voilà ma longue histoire ;
Souvenez-vous, enfants, petits-enfants !...
Jamais aïeul, cherchant dans sa mémoire,
Ne redira des faits plus éclatants !...
Après le couplet, Pacot s’avance et reste le cou tendu, la bouche ouverte, sans rien dire.
LE VIEILLARD.
Eh bien, qu’est-ce que tu fais là ?...
PACOT.
C’est que je voudrais bien vous chanter un couplet, moi aussi.
LE VIEILLARD.
Chante, mon ami.
PACOT.
Oh ! non !
LE VIEILLARD.
Comment, non ?...
PACOT.
Dans ce couplet, je parle de mademoiselle Madeleine, je ne peux pas le chanter si elle n’est pas là.
LE VIEILLARD.
Hé ! Madeleine !... où es-tu, Madeleine ?...
MADELEINE, sortant de la foule.
Me voici, not’ maître, me voici !
LE VIEILLARD.
Tiens-toi là, afin que M. Pacot puisse nous dire son couplet.
À Pacot.
Peux-tu chanter, maintenant ?...
PACOT.
Oh ! oui !...
LE VIEILLARD.
Chante alors !...
PACOT.
Air du Vivandier des zouaves.
Bon vieillard, je suis amoureux !
Et si, pour votre anniversaire,
Vous vouliez rendre un homme heureux,
La chose est très facile à faire.
J’aime Madelon comme un fou ;
Je veux l’épouser, elle est digne
Du beau p’tit pion, (bis.)
Du beau p’tit pioupiou de la ligne
LE VIEILLARD.
C’est une demande dans les formes ; réponds toi-même, Madeleine.
MADELEINE.
Que je réponde, moi ?...
LE VIEILLARD.
Sans doute, toit... Que dis-tu de la proposition ?...
MADELEINE.
Même air.
Un aveu fait si brusquement...
Je me retiens pour ne pas rire :
C’est malhonnête assurément,
Moi ! not’ maître, je ne sais que dire.
Puisqu’il s’agit du conjungo
Je suis heureuse d’être digne
Du beau p’tit s (bis.)
Du beau p’tit soldat de la ligne !
Tout le monde reprend le refrain. Danse.
Scène III
LES MÊMES, UN PRISONNIER AUTRICHIEN
L’OFFICIER, le présentant à son père.
Père, je te présente un ami à moi... je lui ai dit de ta part que cette maison était la sienne.
TOUS.
Un prisonnier !...
Tous se découvrent.
LE VIEILLARD.
Donnez-moi votre main, Monsieur, et soyez le bienvenu parmi nous !
LE PRISONNIER.
Voulez-vous me permettre de prendre part à cette fête de famille, Monsieur, et de chanter, moi aussi, un couplet de circonstance ?
LE VIEILLARD.
Certes, Monsieur !
LE PRISONNIER.
Je crois que vous l’entendrez avec plaisir ; il a été écrit par un poète que la France aime beaucoup, et dont elle a raison d’être fière
Air du Dieu des bonnes gens.
J’ai vu la paix descendre sur la terre
Semant de l’or, des fleurs et des épis.
L’air était calme, et du Dieu de la guerre
Elle étouffait les foudres assoupis.
Ah ! disait-elle, égaux par la vaillance,
Français. Anglais, Belge, Russe ou Germain,
Peuple, forme : une sainte alliance
Et donnez-vous la main !
Tous tendent la main au prisonnier.
Reprise du chœur d’entrée.
[1] Le couplet précédent a été chanté à la place du suivant après l'amnistie.