Le Fils supposé (Georges de SCUDÉRY)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1635.
Personnages
ALMEDOR, gentilhomme Parisien
ROSANDRE, gentilhomme Parisien
PHILANTE, fils d’Almedor
LUCIANE, fille de Rosandre
ORONTE, gentilhomme parisien
BRASIDE, gentilhomme parisien
CLORIAN, gentilhomme breton
BÉLISE, sœur de Clorian
DORISTE, domestique d’Almedor
POLIDON, page d’Almedor
À MONSIEUR LE CHEVALIER DE SAINT GEORGE
Mon cher et parfait Ami,
Je donne à votre mérite ce que les autres Écrivains présentent à la Fortune ; et je vous dédie ce Livre, parce que n’étant pas grand Seigneur, je vous juge digne de l’être. Mon objet est bien plus noble que le leur, puis que je regarde la Vertu toute nue : et qu’eux s’arrêtent aux ornements, dont cette Aveugle pare et déguise le plus souvent la difformité du vice. Comme c’est de cette sorte, qu’il faut estimer les hommes, Le choix que je fais de vous, ne peut être que fort juste ; et par conséquent approuvé de tous ceux qui vous connaissent : Car si l’on vous regarde par les qualités de l’âme, et par celles de l’esprit, il faut avouer que les unes étonnent, et que les autres ravissent. La vivacité de ce bel esprit dont je parle, la solidité de ce jugement qui l’accompagne, et la force de cette mémoire, qui conserve si fidèlement tout ce que les deux autres lui confient, renverse l’opinion Philosophique, qui tient que des effets si différents ne peuvent procéder d’un seul tempérament. Et de vrai, vous êtes un Protée de belles choses, qui vous changez en autant de formes qu’il vous plait ; et de toutes les connaissances que doit avoir un honnête homme, il ne vous en manque pas une. Que si je croyais qu’un Cavalier pût recevoir sans rougir les louanges que nous donnons aux Dames, je vous montrerais dans un miroir, que quelque adresse qui soit en vous, sous les Armes que vous portez, et par cet aimable visage que la Nature vous a donné, on vous prendra plutôt pour Minerve que pour Mars. Je vous en dirais davantage, si je ne m’imaginais voir cette belle couleur que la modestie vous met si souvent au front : mais craignant que la colère n’y monte avec elle, et que l’une et l’autre ne me fassent tomber la plume de la main, je me haste de vous dire encore, que je suis, et veux être toute ma vie,
Mon cher et parfait ami,
Votre très humble et très fidèle serviteur,
DE SCUDÉRY.
AU LECTEUR
Je ne saurais à cette fois, couvrir mes fautes de celles de l’imprimeur : Et si dans ce Livre, tu ne remarques non plus des miennes, que de celles qu’il a faites, j’en aurai de la gloire, et toi du plaisir. Tout mon soin n’en a pût voir qu’une fort légère, dont je te donne avis ; c’est en la page cinquante-quatre, vers dernier, où pour le mot de, qui, tu dois lire, que, Adieu.
ACTE I
Scène première
ROSANDRE, LUCIANE
ROSANDRE.
Ha ! ne contestez plus ; laissez vous enflammer ;
Et sachez obéir, si vous savez aimer.
LUCIANE.
Et quoi, vous lassez-vous de souffrir mes services ?
Craignez-vous que mon cœur ne s’abandonne aux vices ?
Croyez-vous qu’un esprit que vous avez formé,
Puisse rien concevoir qui doive être blâmé ?
Suis-je un fardeau pesant, à vos faibles années ?
Les larmes que j’épands, sont-elles condamnées ?
Et devenant cruel par excès d’amitié,
Me ferez-vous un mal, dont vous avez pitié ?
Faites que ce torrent ait la course plus lente ;
N’aimez point sans connaître, au moins voyez Philante ;
Peut-être les portraits qu’on vous en a tracé,
Flattent l’original dont vous me menacez.
Qui sait si son humeur pourra plaire à la vôtre ?
Nous ne devons jamais voir par les yeux d’un autre ;
Monsieur, étant bon père, il faut me le prouver ;
Il s’agit de me perdre, ou de me conserver.
ROSANDRE.
Votre bonté paraît dedans cette aventure ;
Et nous suivons tous deux la Loi de la Nature :
Vous m’aimez, je vous aime ; et joints par ce lien,
Vous cherchez mon repos, je cherche votre bien,
Mais ma fille, sachez que je serais barbare,
Si j’osais abuser d’une amitié si rare ;
Et si loin de rester aux termes du devoir,
Je bornais votre joie à celle de me voir.
Non, non, résolvez vous de finir mon attente ;
Je serai trop content, si vous êtes contente ;
Et pourvu que le Ciel conserve vos plaisirs,
Je mourrai sans douleur, et vivrai sans désirs.
La raison nous attaque, et nous devons nous rendre ;
Je vous dois un mari, vous me devez un gendre,
Et bien que l’amitié tâche de nous trahir,
Je vous dois commander, vous devez m’obéir.
Mais dedans cet état, plein d’heur et d’innocence,
Nous ne souffrirons point de la rigueur d’une absence ;
Le père de Philante étant bien résolu,
De demeurer ici, comme je l’ai voulu ;
Sa volonté sans fard s’est peinte en son langage ;
Il mourra dans Paris, j’en ai sa foi pour gage.
LUCIANE.
Mais après tout, Monsieur, son fils m’est inconnu.
ROSANDRE.
Ne le condamnez pas avant qu’il soit venu ;
Les bonnes qualités que je remarque au père,
Nous le feront voit tel que mon esprit l’espère.
LUCIANE.
Ces discours par l’effet, souvent sont combattus ;
Je suis bien votre fille, et n’ai pas vos vertus.
ROSANDRE.
Toujours l’humilité suit les filles bien nées ;
Mais si j’eus des vertus, je vous les ai données.
LUCIANE.
Ici l’obéissance excède mon pouvoir ;
Le croyez-vous un Dieu, pour l’aimer sans le voir ?
ROSANDRE.
Finissez un propos qui vous rendrait blâmable ;
Si Philante a du bien, il est assez aimable ;
Toutes les qualités de l’esprit et du corps ;
Ce que les amoureux appellent des trésors ;
Avoir le poil frisé, la taille avantageuse ;
L’entretien agréable, et l’âme courageuse ;
Le visage charmant tout ainsi que l’esprit ;
Faire gémir un luth, mettre bien par écrit ;
Être bien à cheval, et faire bien des armes,
Ne sont plus désormais que trop faibles charmes ;
Et quiconque s’y prend, reconnaît à la fin,
Qu’en matière d’amour il n’est pas le plus fin.
Ma fille, l’Hyménée est d’une longue suite ;
Et l’on n’y peut entrer avec trop de conduite ;
Dans ces divers sentiers je dois guider vos pas ;
Car l’âge m’a donné ce que vous n’avez pas.
LUCIANE.
Supposons que mon âme en soit fort enflammée ;
Êtes-vous assuré que j’en puisse être aimée ?
Ou, serez vous cruel jusqu’en un si haut point,
Que de m’abandonner à qui ne m’aime point ?
Si comme vous, son père, a contraint ses pensées,
Que peut-on espérer de deux âmes forcées ?
ROSANDRE.
S’il a du jugement, il vous adorera.
LUCIANE.
Prenez le soin d’apprendre, au moins s’il en aura.
ROSANDRE.
J’espère mieux de lui, que de l’ingratitude.
LUCIANE.
Toujours ce mot d’espoir est dans l’incertitude.
ROSANDRE.
Ce long raisonnement me doit être suspect ;
Il commence à sortir des bornes du respect.
LUCIANE.
C’est que dans mon esprit la douleur est plus forte.
ROSANDRE.
Voyons-le cet esprit ; plaignez vous, il n’importe ;
Confessez librement qu’Oronte en est vainqueur.
LUCIANE.
Je ne puis plus parler, vous me blessez au cœur.
ROSANDRE.
Et c’est en vous taisant que parlent vos pensées ;
Mais vous les enfermez, comme des insensées.
LUCIANE.
Je ne l’ai jamais vu, que par votre pouvoir.
ROSANDRE.
Et le même aujourd’hui vous défend de le voir.
Ô dangereux esprit ! Serpent couvert de roses ;
Qui cache son venin dans les plus belles choses,
Et qui d’un masque feint de l’Amour paternel,
Tâche de déguiser un Amour criminel :
Mais en vain l’artifice, a pensé me surprendre ;
J’ai bien vu qu’on aimait Oronte, et non Rosandre ;
Et que pour obliger mon cœur à la pitié,
Vous soupiriez d’amour, et non pas d’amitié.
Mais si vous n’éteignez cette illicite flamme,
Qu’un injuste tyran allume dans votre âme ;
Si dans votre repos vous ne cherchez le mien ;
Si vous le traversez en fuyant votre bien ;
Si vous vous obstinez contre ce que j’ordonne ;
Vous verrez le pouvoir que Nature me donne.
LUCIANE.
On me verra mourir avant que vous fâcher.
ROSANDRE.
Voici ton assassin, fuis-le ; va te cacher.
Oronte, excusez moi, si mon devoir m’oblige,
À vous faire un discours, dont la fin vous afflige ;
Mais comme les plus francs sont toujours les meilleurs,
Prenez d’autres desseins cherchez fortune ailleurs :
Luciane est promise, et bientôt l’hyménée,
Fera voir clairement à qui je l’ai donnée :
C’est à vous maintenant, malgré la passion,
D’user de cet avis avec discrétion ;
Et de n’aspirer plus après une conquête,
Dont un autre a déjà le laurier sur la tête.
Scène II
ORONTE, ROSANDRE
ORONTE.
Ha ! Monsieur écoutez, au moins auparavant.
ROSANDRE.
Finissez vos regrets, ou les donnez au vent :
Me voyant résolu, vous devez vous résoudre.
ORONTE.
Enfin sur mon espoir, j’ai vu tomber la foudre ;
J’en ai reçu le coup, de la rigueur du sort ;
Et l’on m’a prononcé ma sentence de mort.
Que le mal qui surprend à bien plus d’amertume,
Que ces lentes douleurs, qu’on souffre par coutume !
Quand aux cœurs généreux la fortune défaut,
Que leur chute est mortelle, et qu’ils tombent de haut !
La volage qu’elle est, cessant d’être propice,
Il n’est point de milieu, du fête, au précipice ;
Et quelque rang qu’on tienne en l’Empire amoureux,
Il ne faut qu’un moment pour être malheureux.
Ô comme on est déçu par la belle apparence !
Ô qu’on est mal fondé sur la vaine espérance !
Songe d’homme éveillé ; faux espoir si trompeur ;
Chimère qu’on adore ; agréable vapeur ;
J’éprouve dans les maux, où le destin me plonge,
Que qui n’a que l’espoir, n’est bien heureux qu’en songe :
Où sont tant de grandeurs que j’espérais avoir ?
Vous qui les promettiez, faites les moi revoir ;
Mais non, retirez-les, ma fortune est changée,
Et le plaisir s’enfuit de mon âme affligée ;
Je n’ai connu le bien, que pour le regretter.
Espoir, avec que vous, le jour me va quitter
Je sens que la douleur va suivre mon envie ;
Reine de mon esprit, Maîtresse de ma vie,
Luciane, mon cœur, étant abandonné,
Viens reprendre celui que tu m’avais donné.
Mais non, souffre plutôt, qu’au milieu du martyre,
Je meure avec un bien, qui vaut mieux qu’un Empire ;
Ainsi dans ce trépas j’aurai de la douceur :
Rival, contente-toi d’être mon successeur :
La fortune t’acquiert, et sans peine, et sans guerre,
Plus que n’eut Alexandre, en conquérant la terre :
Et tu te peux vanter de tenir un trésor,
Qui vaut mille fois mieux, que les perles, et l’or.
Mais quoi ! lâche, timide, à l’honneur peu sensible,
Veux-tu comme un démon, le garder invisible ?
Montre-toi pour le moins ; que je sache en mourant,
Qui fut de ce trésor le brave conquérant ;
Emporte-le de force, et non pas d’industrie ;
Dis-moi quel est ton nom ; apprends-moi ta patrie ;
Et puis que le bonheur accompagne tes pas,
Illustre encore ta gloire, avecques mon trépas :
Mais devant triompher de mon âme trompée,
Souviens-toi pour le moins que je porte une épée :
Et me volant un bien n’est point limité,
Viens t’en me témoigner que tu l’as mérité.
Que la seule valeur emporte la balance ;
Et ne te cache plus sous un honteux silence.
Hélas ! en ce discours, j’ai perdu la raison ;
Le traître qui m’attaque est ainsi qu’un poison,
Qui sans se faire voir m’ouvre la sépulture,
Et par des maux secrets, m’applique à la torture :
Ô ! rage, ô désespoir ! ou dois-je recourir ?
Si je meurs, sans savoir, ce qui me fait mourir.
Ha ! père sans pitié, qu’une sale avarice,
Éloigne des vertus, et porte dans le vice,
Apprends-moi quels défauts tu me peux reprocher ?
Sinon que je n’ai point de lingots à cacher ;
Que je foule à mes pieds celui qui te maîtrise :
Et que tu fais ton Dieu de ce que je méprise :
Hélas ! dans quelle erreur vit cet homme brutal,
De qui le cœur de bronze, aime un autre métal.
Mais vous, chère Maîtresse, au milieu de l’orage,
Pour nous perdre tous deux, perdrez-vous le courage ?
C’est ici, mon amour, qu’il est fort important,
D’avoir un cœur sans crainte, aussi bien que constant ;
Afin de l’opposer à cette tyrannie,
Et m’accorder un bien qu’un père me dénie.
Lorsque la volonté veut agir sans cesser,
Il n’est point de tyran qui la puisse forcer.
Non vous me trahirez, ou vous servirez d’elle ;
Et je ne puis vous perdre, à moins qu’être infidèle :
Mais bien, que sur sa foi, je me puisse fier,
Essayons de la voir, pour la fortifier ;
Et découvrons encore le nom de l’adversaire :
Ô remède sanglant, que tu m’es nécessaire ?
Scène III
ALMEDOR, ROSANDRE
ALMEDOR.
Cher Rosandre, aussitôt qu’on nous eut séparés,
Je tombai dans les maux qui m’étaient préparés :
Vous retâtes à Rome ; et je revins en France,
Où commença le cours de ma longue souffrance :
J’épousai Crisolite ; et dans neuf mois préfixe,
Les faveurs de Junon me donnèrent un fils :
Fils, obtenu par vœux, de la bonté céleste ;
Seul plaisir que j’eus lors, et seul bien qui me reste :
La charge que j’avais m’emporta sur la mer ;
J’entre dans ma Galère, et je la fais ramer
Du côté du Levant, où l’Amiral m’envoie,
Pour trouver un Corsaire, et recoure sa proie ;
C’était un vaisseau rond, qu’avec fort peu d’effort,
Ce pirate avait pris à mille pas du port :
Le vent qui me trompait, au lever des Étoiles,
S’enferma dans sa grotte, et n’enfla plus nos voiles ;
De sorte que la chiourme agissant à son tour,
Me le fit voir fort prés, dès la pointe du jour,
Et lorsque le Soleil eut ouvert ses barrières,
Ma Galère doubla le cap des Îles d’Hyères ;
Mais pensant l’investir, je me trouve investi,
Par deux autres vaisseaux de son même parti :
Ils me somment tous trois d’amener bas, semonce,
Ou mon canon tout seul daigna faire réponse ;
Car je me résolus au combat inégal,
Trouvant que le trépas était un moindre mal.
Chacun dans ma Galère à l’instant prend sa place ;
Je range mes soldats ; je mets la chiourme basse ;
Le Comité sifflant, le coutelas au poing,
J’aborde l’ennemi, qui me tirait de loin.
Aussitôt de leurs gens, la foule est éclaircie ;
Car je les saluai, d’un canon de Courcie,
Qui leur donnant en proue, et presque à fleur d’eau,
Envoya le boulet tout le long du vaisseau,
Et porta la frayeur, et la mort avec elle,
Dans le barbare sein de la Troupe infidèle.
L’air tout gros de fumée obscurcit leurs Croissants,
Et la fuite était peinte en leurs fronts pâlissants :
Quand un coup de canon qu’un des trois me décharge,
Fait au Château de poupe une ouverture large,
L’onde nous engloutit ; mais dans cet accident,
D’une force invincible, et d’un courage ardent,
Suivi de vingt des miens, qu’anime ma constance,
Je saute dans leur bord, malgré leur résistance ;
Nous combattons serrés ; et leur faisons bien voir,
Ce que peut la vertu, réduite au désespoir.
Mais enfin la valeur, succomba sous le nombre ;
Sous la grêle des traits nous combattions à l’ombre ;
Et ces braves Soldats percés de part en part,
Mourants tous à mes pieds me firent un rempart.
Je disputais encore les restes de ma vie ;
Mon âme allait sortir, sans se voir asservie ;
Lorsqu’un Turc par derrière (à ce que l’on me dit)
D’un coup de cimeterre à ses pieds m’étendit :
On me prend, on me lie, et respirant encore,
Un rayon de pitié toucha le cœur d’un More ;
Il pensa ma blessure ; et puis hors de danger,
Il me vendit Esclave au Royaume d’Alger.
(Car craignant les prisons qui sont en la mer noire,
Objet plein de terreur, qui toucha ma mémoire)
Je cachai ma naissance, et fus pris aisément,
Pour un simple soldat, à mon habillement.
Mais espérant la paix, je rencontrai la guerre :
Étant mené captif si loin dedans la terre,
Qu’il ne me fut permis en aucune façon,
D’espérer ma franchise, en payant ma rançon.
Ainsi fus-je traité des noires destinées,
Pendant le fâcheux cours de plus de vingt années :
Mais enfin la fortune abrège a mon ennui ;
La peste prit mon Maître, et tout mourut chez lui.
Si bien que resté seul en ce climat sauvage,
Sous l’aile de la nuit, je gagnai le rivage ;
Où trouvant par bonheur, un Navire Français,
Il me fit voir les lieux où je me souhaitais.
(À ce ressouvenir ma douleur se réveiller)
Je trouvai que ma femme était morte à Marseille,
Et que mon fils absent bien loin de mon chemin,
Demeurait en Bretagne avec son Oncle Osmin.
Je reviens à Paris, toujours dans la tristesse,
Où vous avez banni cette importune hôtesse,
Renouvelant les vœux, d’une antique amitié :
Voilà quel est mon sort, dont vous avez pitié,
Trouvant bon que mon fils, épouse votre fille,
Pour unir d’autant mieux, l’une et l’autre famille,
ROSANDRE.
Certes, cher Almedor, ce récit m’a touché :
Pour n’irriter vos maux, le mien parait caché :
Chacun a ses plaisirs ; chacun a ses traverses ;
Qui plus, qui moins, selon les fortunes diverses :
Mais aujourd’hui nos maux se verront adoucis ;
Et vous et moi trouvons la fin de nos soucis.
Mais ce fils inconnu d’un si généreux père,
Doit-il bientôt venir ?
ALMEDOR.
Rosandre je l’espère ;
Doriste l’un des miens me le dois amener :
ROSANDRE.
Adieu, puisse le Ciel, nos travaux couronner.
Scène IV
PHILANTE, BÉLISE
La scène change de face.
PHILANTE.
Et quoi chère Bélise, en augmentant mes peines,
Vous croyez que Paris est moins plaisant que Rennes ?
Mais si vous respiriez le doux air de la Cour,
Vous changeriez d’avis, ainsi que de séjour.
Aux grands et forts esprits toutes villes sont bonnes ;
Nous n’aimons pas les lieux, nous aimons les personnes ;
Le plus affreux désert nous doit paraître doux,
Si ce que nous aimons, y vit avecques nous.
Pour moi (si j’y voyais le bel œil qui me pique)
Je me croirais en France, au milieu de l’Afrique :
Car je trouve partout, dedans votre entretien,
Mes solides plaisirs, et mon souverain bien :
Comme loin d’un objet, qui me semble si rare,
Tout séjour m’est funeste, et tout climat barbare :
Ces justes sentiments doivent être suivis ;
Et quiconque aime bien sera mon avis.
BÉLISE.
Que vous avez de tort, injurieux Philante,
De croire que ma foi, soit jamais chancelante :
Et de douter encore, après tant de serments,
Que vous puissiez tout dessus mes sentiments.
Non, non, guérissez vous d’une erreur mal fondée ;
Vous régnez dans mon cœur ; je n’ai point d’autre idée ;
Et quelque preuve enfin, que vous veuillez avoir,
Si je vous la refuse, elle est hors de pouvoir.
Quand la fortune aveugle, en m’offrant un Royaume,
Me couvrirait d’un Dais, et vous d’un toit de chaume,
À quelque point d’honneur qu’elle pût m’élever,
Je descendrais du Trône, et vous irais trouver.
Jugez après cela, combien je vous estime ;
Et si votre soupçon n’est pas illégitime.
PHILANTE.
Si vous m’aimez autant comme je vous chéris,
Vous me le ferez voir, en venant voir Paris.
BÉLISE.
Mais vous, si vous m’aimez, aimez encore ma gloire.
PHILANTE.
Il faut que mon vainqueur me cède la victoire :
Sous le nom de mari, votre honneur à couvert,
Craindrez-vous le naufrage, ayant ce port ouvert ?
BÉLISE.
Je crains avec raison la fureur de mon frère.
PHILANTE.
C’est n’oser s’embarquer, de peur d’un vent contraire ;
Faible timidité, qui fait tort à ma main :
Vous le traitez en père, et non pas en germain ;
Sous un frère cruel vous êtes bien à plaindre ;
Il se doit faire aimer, et se veut faire craindre.
BÉLISE.
Vous même avez un père.
PHILANTE.
Ô Dieu ! n’achevez pas :
Que vous connaissez mal de si charmants appas
Que les faveurs du Ciel ont mis en ce visage,
Si vous en ignorez, et la force, et l’usage.
Quand je serais sorti d’un Tigre sans pitié,
Un seul de vos regards aurait son amitié :
Peut-on voir dans mon choix un défaut qui le blesse ?
Manquez-vous de vertu ? Manquez-vous de noblesse ?
Et quand la soif de l’or aurait pût le tenter,
Trouve-t-il pas en vous de quoi la contenter ?
Scène V
CLORIAN, PHILANTE, BÉLISE
CLORIAN.
Une affaire pressée, au logis vous demande.
PHILANTE.
Voyez l’impérieux, de quel air il commande !
Si vous endurez plus de sa sévérité,
Je vous crois sans amour, sans générosité.
BÉLISE.
Philante, son orgueil, fait pencher la balance ;
Je n’en puis plus souffrir ; je hais trop l’insolence ;
Fais mon unique espoir tout ce qu’il te plaira ;
Celle qui te commande en fin t’obéira.
PHILANTE.
Un habillement d’homme assurera ma prise.
BÉLISE.
Je vaincrai le péril comme je le méprise :
Adieu ; prends soin de tout ; et t’assure en ma foi :
Cet importun encor, a les yeux dessus moi.
PHILANTE.
Jamais chasseur d’amour ne fit si belle proie :
Approche-toi Doriste, et prends part à ma joie ;
La belle que je sers, est flexible à mes vœux ;
Je suis Dieu ; c’en est fait ; elle a dit je le veux.
Partons, partons Doriste, allons trouver mon père ;
Qu’il reçoive un plaisir, plus grand qu’il ne l’espère ;
Sa lettre est fort pressante ; et moi plein de désir ;
Viens savoir mes desseins ; viens savoir mon plaisir ;
Je veux que ton esprit soit de ma confidence.
Scène VI
DORISTE, PHILANTE
DORISTE.
Gouvernez tous les deux avecques la prudence :
Doriste ne saurait, ni flatter, ni trahir ;
Mais si vous commandez, c’est à lui d’obéir.
Scène VII
CLORIAN, BÉLISE
CLORIAN.
Ma sœur, je suis fâché que votre retenue,
Se perd, et n’agit plus ; qu’est-elle devenue ?
À quoi bon ces discours, avec un Étranger,
Une plume à tous vents, un oiseau passager ?
Qu’espérez-vous de lui pour cette complaisance ?
Plus sensible à l’honneur, craignez la médisance ;
Ou je vous ferai voir que vous êtes ma sœur.
BÉLISE.
Je vous reçois pour frère, et non pas pour censeur :
Et dans ma pureté, je dépite l’envie,
Avec ses dents de fer, de mordre sur ma vie :
Au reste je suis libre, on ne me peut forcer.
CLORIAN.
Votre honneur est le mien ; c’est à moi d’y penser :
Ici mon intérêt, s’engage dans le votre :
Rejetant mon Conseil, le prendrez vous d’un autre ?
Je vois bien que la force, est enfin de saison.
BÉLISE.
Je reçois le conseil de la seule raison ;
Et la sais discerner, d’avecques le caprice.
CLORIAN.
Vous perdrez le respect, en défendant le vice :
Mais je vous traiterai (voulant vous secourir)
Comme un esprit blessé qui ne veut pas guérir.
BÉLISE.
En vain mauvais Démon, tu souffles ta manie ;
Je me verrai bientôt hors de ta tyrannie ;
Tes menaces en l’air, ne m’épouvantent point :
Partons, puis qu’à l’amour, le courage s’est joint ;
Il en est temps mon cœur ; il nous y faut résoudre ;
L’éclair assez souvent est suivi de la foudre :
Mais toujours le bonheur, sauve de ces hasards,
Les myrtes de l’Amour, et les lauriers de Mars.
ACTE II
Scène première
LUCIANE, ORONTE, BÉLISE, DORISTE, CLORIAN, PHILANTE
La scène rechange encore.
Stances.
LUCIANE.
À quelle injuste loi me trouvai-je asservie,
Que tout me nuit également ?
J’ai commander un père, et prier un Amant ;
De l’un je tiens l’esprit ; et de l’autre la vie.
J’ai parler à mon cœur, l’Amour et la Nature,
Le devoir, et la volonté ;
Et mon malheur enfin à tel point est monté,
Qu’il faut que je me rende, ou rebelle, ou parjure,
Dures extrémités, qui partagent mon âme !
Lequel dois-je désobliger ?
De tous les deux côtés je trouve à m’affliger ;
De l’un je tiens le jour ; et de l’autre la flamme.
L’un fait agir pour lui, le respect, et la crainte ;
Et l’autre l’inclination ;
J’ai de l’obéissance, et de la passion ;
Craintive à la menace, et sensible à la plainte.
L’un me dit ce qu’il peut, l’autre ce qu’il désire ;
Et quand j’en fais comparaison ;
Dedans chaque parti, mon œil voit la raison ;
Et bien qu’il n’en soit qu’une, il ne la peut élire.
Quoi, manquer de respect ! quoi, manquer de promesse !
Ha non, non, il vaut mieux mourir ;
Mon Oronte l’emporte ; et j’ai beau discourir,
Le nom de fille cède à celui de Maîtresse.
Arrière ce propos, dont mon âme insensée :
A pensé choquer mon amour :
Avant que perdre Oronte, il faut perdre le jour ;
Et mourir de douleur, pour vivre en sa pensée.
Tyran de nos désirs, respect trop rigoureux,
Ennemi capital de l’Empire amoureux,
Je n’ai que trop gémi sous tes lois inhumaines ;
Il est temps de borner, ton pouvoir, et mes peines :
Oui, bien que mon esprit en puisse être blâmé,
Témoignons en mourant que nous avons aimé :
Brûlant d’un feu si pur, découvrons-le sans honte ;
On lira notre excuse, au visage d’Oronte ;
Et ses yeux tous puissants pourront même exprimer,
Que puisque je les vis, je les devais aimer.
Ô rencontre funeste ! et jadis opportune ;
Sa tristesse me dit qu’il sait notre infortune.
Scène II
ORONTE, LUCIANE
ORONTE.
Et bien mon cœur ? souffrez, pour charmer mon souci,
Quoi qu’il ne soit plus mien, que je le nomme ainsi,
Enfin l’arrêt d’un père, ennemi de ma flamme,
Condamne un misérable à sortir de votre âme ?
Il veut que l’intérêt m’ôte de votre esprit,
Comme on effacerait ce qu’on aurait écrit ?
Et qu’un heureux rival me dérobe une gloire,
Qui ne me fasse plus qu’affliger la mémoire ?
Soit ; mourons ; j’y consens ; et ma témérité,
Souffre en cet accident ce qu’elle a mérité :
Mon vol fut téméraire ; il est vrai ; je l’avoue ;
Le blâme qui voudra, mais pour moi je le loue :
Lorsqu’en un grand dessein l’on ose s’élever,
La gloire est d’entreprendre, et non pas d’achever.
La fortune est volage, aussi bien qu’insolente ;
Elle méprise Oronte, et caresse Philante ;
Car j’ai su que c’est lui qui s’en va me ravir,
Avec tout mon espoir, l’honneur de vous servir :
Il vous doit posséder ? ô cruelle ordonnance ?
Fatale à mes plaisirs, dure à ma souvenance,
Que tu me vas coûter, et de sang, et de pleurs :
Hé puissai-je tout seul, en souffrir les malheurs ;
Oui, chère Luciane, en mon ardeur extrême,
(Après cela jugez, à quel point je vous aime)
Je souhaite entre vous un amour mutuel,
Et le sort aussi doux, comme je l’ai cruel :
Mais lors que votre bien m’aura coûté la vie ;
Au milieu des douceurs, où l’hymen vous convie,
Mêlez pour un Amant, si ferme, et si discret,
À vos soupirs d’amour, un soupir de regret :
Ainsi puisse le Ciel bénir votre aventure,
Enfermant tous vos maux dedans ma sépulture :
Et puisse mon rival, pour vos félicités,
Connaître comme moi, ce que vous méritez.
LUCIANE.
Amoureux Assassin dont la seule parole,
Me fait vivre et mourir, m’afflige, et me console,
Et gouverne à son gré les mouvements d’un cœur,
Qui jadis invincible, adore son Vainqueur :
Cessez, hélas ! cessez, cruel, autant qu’aimable,
De nourrir un soupçon qui vous rendrait blâmable ;
J’aime ; c’est tout vous dire ; après cela, voyez,
Si Philante me plaît comme vous le croyez ;
Et si souffrant pour vous une ardeur continue,
Je puis jamais brûler d’une flamme inconnue.
Non, non, guérissez vous de cette opinion ;
La parque seulement rompra notre union ;
Et malgré les rigueurs des parents et de l’âge,
Vous serez inconstant, si je deviens volage :
M’ayant juré que non, d’un serment solennel ;
N’est-ce pas vous promettre un amour éternel ?
ORONTE.
C’est me remplir d’honneur ; c’est me combler de joie ;
Mon pauvre esprit y nage, et mon âme s’y noie ;
Et l’Univers entier ne peut avoir de Roi,
Qui dedans ce moment soit plus heureux que moi.
Toutes les vanités, la grandeur, et la pompe ;
Et ce faste éclatant, par qui l’âme se trompe ;
Le Sceptre, la Couronne, et le Trône doré
Valent moins que le bien dont je suis honoré :
Posséder votre cœur, est avoir un Empire ;
J’en sais bien la valeur, c’est pourquoi je soupire,
Connaissant que le sort, a dessein de m’ôter,
Ce que tout le Pérou ne saurait acheter.
Mais cet Astre malin qui persécute Oronte,
Peut l’obliger au mal, et non pas à la honte ;
Il mourra dans la gloire où vos beaux yeux l’ont mis ;
Et ne suivra jamais le char des ennemis :
C’est assez m’affliger, sans vouloir que je vive ;
Puis qu’on voit leur triomphe, et ma Reine captive.
LUCIANE.
Celle qui d’un aspic, sut guérir sa douleur,
M’enseigne que la mort empêche ce malheur.
ORONTE.
Ce remède est certain ; mais j’en connais un autre,
Qui peut sauver ma vie, en conservant la votre.
LUCIANE.
Proposez seulement ; et si je ne le fais,
Appelez moi perfide, et ne m’aimez jamais.
ORONTE.
Il faut dans ce péril mettre tout en usage :
Faites que le mépris paroisse en ce visage ;
Que Philante à l’abord y trouve des froideurs,
Capables d’amortir ses plus vives ardeurs ;
Que tout ce qu’il dira semble ne vous pas plaire ;
Feignez que son respect émeut votre colère ;
Ne lui répondez point quand il vous parlera :
S’il est né généreux, il se dépitera ;
Son esprit rebuté de ce nouveau servage,
Sans aller plus avant gagnera le rivage :
Comme les Matelots, qui tous prêts de ramer,
Évitent dans le port le courroux de la Mer :
L’Amour ne saurait vivre, étant sans espérance.
LUCIANE.
Je vois que ce conseil a beaucoup d’apparence.
ORONTE.
Mais si cela le pique, et ne l’arrête pas ;
(Comme on peut tout souffrir pour avoir vos appas)
Il faut que je lui dise, en ce danger extrême,
Qu’il ne peut être aimé d’une fille que j’aime ;
Mais où ce téméraire, encore l’entreprendrait,
Permettez à ce bras de conserver mon droit.
LUCIANE.
Si du premier espoir je me trouve trompée,
Je mettrai mon salut au bout de votre épée.
ORONTE.
Secondé de vos vœux, au milieu des combats,
Il n’est point d’ennemis que je ne mette à bas.
LUCIANE.
Il nous faut séparer craignant qu’on ne nous voie.
ORONTE.
Un rayon d’espérance a ranimé ma joie ;
Et puisqu’il m’est permis de défendre mon bien,
Je me moque de tout, et je ne crains plus rien.
Scène III
BÉLISE, DORISTE
La scène change.
BÉLISE.
Doriste, à quel malheur me trouvai je réduite ?
Philante disparu, qui prendra ma conduite ?
Que dois-je devenir ? hélas ! conseille-moi,
Toi de qui le service a signalé la foi :
Trois jours se sont passés, depuis qu’abandonnée,
Je pleure en ce désert un fugitif Énée,
Qui devait emprunter les ailes de l’amour,
Pour voler en allant, aussi bien qu’au retour.
Qui me laissant ici dans cette solitude,
Devrait par sa douleur voir mon inquiétude ;
Sentir ce que je sens ; partager mes ennuis ;
Et nous guérir tous deux, revenant où je suis.
S’il était allé loin, j’excuserais sa faute ;
Mais si cette montagne était un peu plus haute,
Et ces champs d’alentour, moins couronnés de bois,
Notre œil découvrirait les murailles de Blois.
Cependant ce cruel me laisse à la torture ;
Et peut-être qu’il rit des peines que j’endure ;
Peut-être ce volage, au milieu des plaisirs,
Aussi bien que de lieux, a changé de désirs.
Mais si tu fais ce crime, infidèle Thésée ;
D’amante bien heureuse, Amante méprisée ;
Je conjure le Ciel, dans cette trahison,
Sil n’est de ton parti, de m’en faire raison.
DORISTE.
Madame, jugez mieux de l’esprit de mon maître
Il est homme d’honneur, et vous l’appelez traître.
BÉLISE.
Pardonne à ma douleur ; j’en blâme le transport ;
Et je l’aimerais mieux, infidèle que mort.
DORISTE.
Par mon ressentiment je puis juger du votre :
Mais j’espère pourtant qu’il n’est ni l’un ni l’autre.
BÉLISE.
Confesse à tout le moins qu’il est bien négligent.
DORISTE.
Madame, vous savez qu’il cherche de l’argent :
Peut-être son Ami n’est pas dedans la ville :
BÉLISE.
Ô qu’ici ton conseil m’est un remède utile.
Quel chemin prendrons-nous en cette extrémité,
N’osant pas retourner chez un frère irrité ?
Ni songer seulement d’être dans ma patrie,
L’objet des médisants pour ma gloire flétrie.
DORISTE.
La fortune a des traits qu’on ne peut éviter :
Mon esprit en suspends ne sait où s’arrêter ;
L’argent nous va faillir ; le danger nous talonne ;
Et pour notre secours je ne trouve personne.
Mais puisqu’en ce péril ma main tient le timon,
Oyez ce que m’inspire un bien heureux Démon.
Ce seul moyen nous reste ; il est plein de courage ;
Mais on doit tout oser au milieu de l’orage.
Le père de mon Maître, absent depuis vingt ans,
N’ayant point vu son fils depuis un si longtemps,
Ne le saurait connaître ; et c’est sur quoi je fonde,
Le projet d’un dessein le plus hardi du monde.
Il faut que vous passiez sous cet habillement,
Pour ce fils désiré qu’il aime uniquement :
Votre âge assez égal fera croire la chose ;
Et tout réussira comme je le propose.
Moi seul qui le connais aurai plus de crédit,
Lorsque j’attesterai ce que vous aurez dit :
J’ai la lettre d’Osmin, qui nous est d’importance ;
Vous savez bien qu’il est bien de votre connaissance,
Vous l’en entretiendrez ; et cela suffira,
Pour lui persuader tout ce qu’il nous plaira.
S’il parle de la mère, afin de vous conduire,
Avant qu’être à Paris, je vous en veux instruire ;
Mais de telle façon qu’un homme plus rusé,
Donnerait dans le piège, et serait abusé.
Ainsi nous coulerons cette absence importune ;
Ainsi facilement nous vaincrons la fortune ;
Et mon Maître échappé, sans doute d’un malheur,
Viendra finir sa peine avec votre douleur.
BÉLISE.
Quelque difficulté que l’esprit me présente,
De retenir mes pas, elle est insuffisante ;
Bien qu’il soit dangereux je suivrai ton conseil ;
Partons pour n’être vus au coucher du Soleil ;
Et fasse le destin, que ton Maître revienne,
Pour terminer sa crainte, en terminant la mienne.
Scène IV
CLORIAN
La scène change encore.
Que ne peut-on forcer avecques la douceur !
Philante me ravit, aussi bien que ma sœur ;
Malgré moi son respect désarme ma colère ;
Et mon dessein se change en celui de lui plaire.
Bien que mon cœur résiste aux traits de la pitié,
Je commence à sentir qu’il a de l’amitié :
Enfin il se faut rendre aux pleurs d’un misérable,
Et par là faire voir ma défaite honorable.
Finissons un procès, qui n’est plus de saison ;
Puisqu’il ouvre mon âme, ouvrons lui la prison ;
Que l’outrage enduré s’efface en ma mémoire ;
C’est l’unique moyen de réparer ma gloire :
Oui, ses vœux sont les miens ; ma haine va cesser ;
Allons rompre ses fers afin de l’embrasser.
Scène V
PHILANTE
Séjour des malheureux ; effroyable demeure ;
Où le destin cruel veut Philante meure ;
Apprenez qu’en ce mal, qui cause mon trépas,
Si je le souffrais seul, je ne m’en plaindrais pas.
C’est faiblesse aux mortels d’appréhender les parques,
Voyant que notre sort est celui des Monarques :
Que tout meurt, que tout passe ; et qu’une même loi,
Traite avecques rigueur, le sujet, et le Roi.
Mais de quelque vertu que j’emprunte les armes,
Je fais voir ma douleur, en faisant voir mes larmes ;
Et venant à songer que Bélise m’attend,
Je cède, je me rends, et ne suis plus constant.
Abandonner Bélise en un lieu solitaire !
Mais voici le cruel qui me force à me taire.
Scène VI
CLORIAN, PHILANTE
CLORIAN.
Persistez-vous toujours, en ce mauvais dessein ?
Et me voulez vous mettre un poignard dans le sein ?
Puisqu’en vous rencontrant je romps votre entreprise,
Ne me direz vous point où se trouve Bélise ?
Pourquoi la cachez vous, étant dans la prison ?
Jugez que la rigueur m’en peut faire raison ;
Et que me refusant cette juste allégeance,
J’ai droit de la chercher avecques la vengeance.
Que j’en suis en pouvoir ; et qu’un frère irrité,
Doit porter la justice à la sévérité,
Et réparer sa gloire, et la faute arrivée,
Par la crédulité d’une sœur enlevée.
PHILANTE.
En vain votre discours me va sollicitant,
De trahir un secret qui m’est trop important :
Un esprit résolu ne craint point la torture ;
La force de l’amour en donne à la nature :
Et quelque cruauté que l’on puisse exercer,
Mon cœur est un rempart, qu’on ne saurait forcer.
Mais vous, qu’à si bon droit la Bretagne renomme,
Songez que comme vous je suis né Gentilhomme.
CLORIAN.
Je me rends, cher Philante ; et le masque est levé,
Ne parlons plus jamais d’un malheur arrivé ;
Loin de m’en souvenir, vous verrez au contraire,
Par mes humbles devoirs que je vous tiens pour frère.
PHILANTE.
Mon oreille me trompe aussi bien que mes yeux !
CLORIAN.
Ha ! tirons la vertu de ces infâmes lieux.
ACTE III
Scène première
PHILANTE
La scène rechange encore.
Villanelle.
Hélas ! bien qu’en ces Bois ma plainte continue,
Je ne peux découvrir, ce qu’elle est devenue.
En quelle extrémité me trouvai-je réduit ?
La douleur m’accompagne, et le plaisir me fuit ;
Le désespoir, l’horreur, la colère, et la rage,
Règnent en mon courage :
Je cherche vainement l’objet de mon amour ;
Ce Soleil, pour mes yeux, est couvert d’une nue,
Je demande Bélise aux rochers d’alentour ;
Mais ils ne disent point ce qu’elle est devenue.
Témoins de son départ, comme de ma douleur ;
Qui vîtes son dessein ; qui voyez mon malheur ;
Par la voix des Échos, répondez à la mienne ;
Il faut que je l’obtienne :
Auriez-vous remarqué son esprit inconstant ?
Vous a-t-elle fait voir son âme toute nue ?
Dépeignez moi l’humeur qu’elle avait en partant ;
Ou me dites au moins ce qu’elle est devenue.
Aurait-elle trahi mon amour, et sa foi ?
Est-elle dans les bras d’un autre Amant que moi ?
Ne flattez point mon mal ; la croirai-je infidèle ?
Répondez-moi pour elle ?
Quand j’ai perdu ma Dame, en m’éloignant d’ici,
Quelque nouveau Rival l’a-t-il entretenue ?
Non, non, je suis coupable, en vous parlant ainsi ;
Dites moi seulement ce qu’elle est devenue.
Hélas ! en quel endroit me la faut-il chercher ?
Quel antre reculé me la peut bien cacher ?
Quoique tu sois sans yeux, compagnon de sa fuite,
Amour, prends ma conduite :
Je n’ai que trop souffert en ne la voyant pas ;
Et déjà le destin me l’a trop retenue ;
Mais ce cruel tyran, ce qui rit de mon trépas,
Ne me découvre point ce qu’elle est devenue.
Ô toi, qui romps les nœuds d’une sainte amitié ;
Vois les maux que je sens, pour en avoir pitié ;
Et si tu n’es un Tigre, après l’avoir ravie,
Viens t’en m’ôter la vie :
Je n’en veux point sans elle ; et mon cœur est content,
De sentir que dans lui la force diminue ;
Mais avant qu’être pris du trépas qui m’attend,
Je voudrais bien savoir ce qu’elle est devenue.
Bélise ; ha ! ce beau nom qui me soulait guérir,
Ne sert plus maintenant qu’à me faire mourir :
Il augmente ma peine, et reste sans réponse ;
Et c’est dans ce malheur pourquoi je le prononce ;
Afin que ma douleur, en s’accroissant toujours,
Puisse trouver son terme en celui de mes jours.
Bélise ; impitoyable ; encore un coup ; Bélise ;
Hé ! réponds à ma voix ; dis moi ton entreprise ;
S’il est vrai que ton cœur, m’aimât jadis si bien ;
Que je sache ton sort, en finissant le mien.
Es tu sourde à mes cris ? et toi lâche Doriste,
Peux-tu bien me savoir en un état si triste ;
Peux-tu bien t’éloigner ; peux-tu suivre ses pas,
Ainsi que ses desseins, et ne m’avertir pas ?
Ha traître ! après le mal où mon âme est réduite,
Rien ne te peut sauver, que ma mort, et ta fuite.
Ma perte est ton salut, infidèle, pervers ;
Car je t’irai punir au bout de l’Univers.
Destin, Maîtresse, Amis, enfin tout m’abandonne :
Belle ingrate, va-t’en ; mon cœur te le pardonne ;
Adorable parjure ; aimable esprit léger ;
Juge après mon trépas, si tu devais changer.
Ô crainte criminelle, autant comme importune ;
Bélise est innocente ; et non pas la fortune ;
Elle n’a point de tort ; je le vois clairement ;
L’excès du déplaisir m’ôte le jugement :
Si le Ciel oit les vœux, poussez pour l’amour d’elle,
Elle vivra constante, et je mourrai fidèle ;
Et je l’ose espérer ; son extrême vertu
Relève avant ma mort, mon courage abattu.
Scène II
CLORIAN, PHILANTE
CLORIAN.
Mon frère, tout va bien ; mes gens viennent d’apprendre,
Le chemin qu’elle a pris, et que nous devons prendre.
PHILANTE.
Ô Dieu ! puis-je espérer l’honneur de la revoir ?
Mais de quelles façon l’avez vous pu savoir ?
CLORIAN.
Sur les courages bas l’argent peut tout sans doute :
Et l’Hôte en recevant a découvert sa route ;
Lui-même l’a conduite au chemin de Paris ?
C’est à nous de la suivre ayant eu cet avis.
PHILANTE.
Vous me ressuscitez avec mon espérance :
Tout ce qu’il vous a dit a beaucoup d’apparence ;
Retenu prisonnier vous ayant rencontré ;
L’ami que je cherchais ne s’étant pas montré ;
Absent depuis longtemps de sa ville natale ;
Moi privé de secours en cette heure fatale ;
Ne pus pas avertir en ce bois inconnu,
Bélise, du malheur qui m’était advenu.
De sorte que restée, et seule, et sans nouvelles,
Doriste conseillant cette Reine des belles,
Aura porté ses pas où nous devons aller ;
Ce discours nous amuse, et j’y voudrais voler.
Scène III
ALMEDOR, DORISTE, BÉLISE
La scène rechange.
ALMEDOR.
Plus je te vois, mon fils, et plus en ma pensée,
Je retrace en portrait ma jeunesse passée.
J’avais ainsi les yeux, le front, l’air, et le port ;
Et certes j’y remarque un merveilleux rapport.
DORISTE.
Ce bon commencement nous promet bonne issue.
ALMEDOR.
Et si d’un faux espoir mon âme n’est déçue,
Nous aurons en commun, et dedans, et dehors,
Les qualités de l’âme avec celles du corps.
BÉLISE.
Ce serait vanité que d’y vouloir prétendre ;
Il ne faut que vous voir pour n’oser l’entreprendre ;
Mais toujours dans l’esprit j’aurais assez d’appas,
Si je suivais de loin la trace de vos pas.
Exact imitateur d’une si belle vie,
Je pourrais librement me moquer de l’envie ;
Mais en la gloire acquise en ce noble métier,
Vous laisserez un fils, et non un héritier.
ALMEDOR.
Plus votre âme se ferme, et tant plus elle s’ouvre :
Mais mon fils, il est temps qu’un père vous découvre,
Le dessein qu’il a pris pour votre avancement ;
Sans doute votre esprit louera mon jugement ;
Dans le choix qu’il a fait d’une fille bien née,
Qui s’en va vous donner un heureux hyménée.
BÉLISE.
En mon âge, l’hymen ne fut jamais bonheur :
Il se faut retirer étant chargé d’honneur ;
Mais sans avoir rien vu, se mettre au mariage,
C’est manquer de raison ainsi que de courage.
Monsieur, permettez moi de chercher aux combats,
Ce que la peine donne, et non point les ébats.
ALMEDOR.
La générosité vous veut faire rebelle :
Mais vous me combattrez secondé d’une Belle,
Capable de ranger un cœur à la raison :
Doriste qui vous suit en sait bien la maison ;
C’est là que nous verrons si l’on s’en peut défendre ;
Enseigne lui dans peu le logis de Rosandre ;
Afin qu’il vienne voir s’il pourra se parer,
Des coups d’un ennemi qui se fait adorer.
BÉLISE.
Fâcheux déguisement ; invention fatale ;
Qui pensant m’en tirer m’engage en un dédale,
D’où je ne puis sortir qu’à ma confusion :
Le mauvais conseiller qu’est notre passion !
Que pour nous décevoir elle est toujours subtile !
Par elle nous croyons l’impossible facile !
Elle est (quand on la suit, et quand on la croit mieux)
Un verre coloré qui nous trompe les yeux :
Toutes sortes d’objets en prennent la teinture ;
Et nous ne voyons rien en sa propre nature.
À travers ce cristal, si plaisant, et si faux,
On prend pour des beautés des insignes défauts ;
Miroir flatteur, Amour, passion déréglée,
Me regardant en toi je me suis aveuglée ;
Mais quelque excès de mal que j’en puisse sentir,
Mon esprit amoureux ne peut s’en repentir :
Doriste, pour ce mal, n’as-tu point de remède ?
DORISTE.
Rien qui vous soit utile, et rien du tout qui m’aide.
Plus je tache à sortir, et plus mon jugement,
S’embarrasse confus dans cet empêchement.
Marier une fille avec une autre encore,
J’aurais plutôt blanchi le visage d’un More,
Que je n’aurais trouvé dans mon invention,
Le moyen de sortir de notre affliction.
BÉLISE.
Si faut-il se résoudre ; et quoi qu’il en advienne ;
Je suivrai ma prudence à faute de la tienne :
Allons chez ce Rosandre afin d’exécuter,
Ce qu’en cet accident je viens de projeter.
Scène IV
ORONTE
Qu’importe à mon esprit si Rosandre s’offense,
De me revoir chez lui nonobstant sa défense !
Bannissons le respect, je n’en dois point avoir ;
Philante est à Paris ; il faut que j’aille voir.
Pour me pâmer de joie, avec combien d’adresse
Sauront le mal traiter les yeux de ma Maîtresse.
Je verrai ces beaux yeux aider à mon dessein ;
Et porter à Philante un glaçon dans le sein.
Je verrai ce Rival me céder une palme ;
Et quand il se perdra je serai dans le calme.
Je verrai le dépit lutter contre l’Amour ;
Certes de tous les miens voici le plus beau jour ;
Mais sans perdre le temps, allons voir notre gloire ;
Et recueillir les fruits d’une belle victoire.
Scène V
ALMEDOR, ROSANDRE, LUCIANE
ALMEDOR.
Enfin ce serviteur si longtemps attendu,
À dessein de se rendre, à Paris s’est rendu.
Et le voici venir ; que cet œil se prépare,
À darder contre lui ce qu’il a de plus rare ;
Qu’il agisse en éclair ; et qu’au premier moment,
D’un esprit libertin il se fasse un Amant.
ROSANDRE.
Philante est arrivé ?
ALMEDOR.
Doriste vous l’amène.
ROSANDRE.
Je vais le recevoir.
ALMEDOR.
N’en prenez pas la peine.
ROSANDRE.
Est-ce lui que je vois ?
ALMEDOR.
Lui même.
ROSANDRE.
Bienvenu,
Soit dans les bras d’un père, un enfant inconnu.
Ma fille...
Scène VI
BÉLISE, ALMEDOR, ROSANDRE, LUCIANE
BÉLISE.
Sans user de puissance absolue ;
Souffrez que je m’avance, et que je la salue.
ALMEDOR.
Je crois que cet accord ne veut pas de témoins ;
On les oblige plus en leur en donnant moins ;
Allons faire trois tours dans votre galerie.
ROSANDRE.
Allons.
BÉLISE.
Connaissez-vous l’amoureuse furie ?
Madame, votre cœur n’a-t-il jamais souffert,
L’excessive douleur du tourment qui me perd ?
N’a-t-il jamais aimé ? oui ; ce morne silence,
Me dit qu’il en ressent l’extrême violence ;
Et je lis dans vos yeux à travers leurs appas,
(Sans déplaisir pourtant) que vous ne m’aimez pas.
Sans doute ce propos vous doit sembler étrange ;
Mais, Madame, apprenez où le destin me range,
Ce secret comme à moi vous doit être important ;
Conservez-le donc bien, et m’allez écoutant.
Je suis fille.
LUCIANE.
Bon Dieu !
BÉLISE.
Que cette main d’ivoire,
Apprenne sur mon sein ce qu’on a peine à croire ;
Mais ne pouvant ici vous faire un long discours,
Qui dépeigne ma vie, et toutes mes amours ;
Ni vous dire pourquoi mon ardeur violente,
Me fait prendre le nom, et l’habit de Philante.
Il suffit de vous dire en l’état où je suis.
Que ce même Philante a causé mes ennuis :
Que c’est lui que j’adore ; et que sa foi promise,
Déjà depuis longtemps engage ma franchise ;
De sorte que vivant sous une même loi,
Mon cœur est à Philante, et le sien est à moi.
Mais si vous le voulez ; et que je sois trompée ;
Que cette belle main reçoive mon épée ;
Et d’un coup pitoyable autant que généreux ;
Qu’elle en frappe un rival en ce cœur amoureux.
LUCIANE.
Non, non, belle Étrangère, une plus juste envie,
Me fera consentir à l’heur de votre vie ;
Possédez ce Philante, ou je ne prétends rien ;
Fonder votre repos est établir le mien :
Mon cœur est engagé sous une autre puissance ;
Et je ne le voyais que par obéissance.
Voici le seul Amant que je puis estimer ;
Jugez par ses vertus si j’ai tort de l’aimer :
Mais un plaisant dessein m’entre en la fantaisie ;
Souffrez que je lui donne un peu de jalousie.
Scène VII
ORONTE, LUCIANE, BÉLISE
ORONTE.
Rompant votre entretien, je crains d’être indiscret.
LUCIANE.
L’amour illégitime a besoin de secret :
Mais quand d’un feu tout pur se consomment deux âmes,
Il leur est glorieux d’en faire voir les flammes :
Et devant tout le monde elles peuvent parler.
BÉLISE.
Le moyen de se taire, et se sentir brûler ?
ORONTE.
Il me semble pourtant que par la modestie,
On tâche d’en cacher la meilleure partie.
LUCIANE.
Chacun vit à sa mode ; et fort mal à propos,
Vous venez sans raison troubler notre repos.
BÉLISE.
Mon bonheur est si haut, et si loin de la terre,
Qu’en ma tranquillité je n’ois pas le tonnerre.
ORONTE.
Troubler votre repos ! ce n’est pas mon dessein :
Et ce penser jamais ne m’entra dans le sein.
Mais changeons de discours ; trouver vous vos Provinces,
Plus belles que Paris, le séjour de nos Princes ?
BÉLISE.
Je serais mauvais juge en un pareil sujet ;
N’ayant d’yeux à Paris que pour un seul objet.
ORONTE.
Et quoi ! n’aller point voir, n’en prendre par la peine,
Et le cheval de bronze, et la Samaritaine !
Ma foi vous m’étonnez ; c’est là qu’avec plaisir,
Le Noble de campagne assouvit son désir.
LUCIANE.
Quand nouveau Courtisan vous prîtes cette route,
Vous ne vîtes le Roi, qu’en ce lieu-là sans doute.
Scène VIII
ROSANDRE, LUCIANE, ALMEDOR, ORONTE, PHILANTE, BÉLISE
ROSANDRE.
Luciane.
LUCIANE.
Monsieur.
ROSANDRE.
On vous demande ici.
ALMEDOR.
Philante, suivez-la, je vous demande aussi.
ORONTE.
N’est-ce point un Démon qui forme en ma pensée,
Le tragique portrait de l’histoire passée ?
Suis-je point endormi ? peut-être ai-je songé,
L’abîme des malheurs où je me crois plongé !
Infidèles témoins par qui l’âme s’abuse,
Dans ce procès d’amour la mienne vous récuse :
Vous vous êtes trompé ; et pour me décevoir,
Vous ne vîtes jamais ce que vous crûtes voir.
Funeste illusion qui détruisez ma joie,
Retournez dans l’enfer, c’est lui qui vous envoie :
Et ce que j’ai cru voir, fut sans doute inventé,
Par le plus noir Démon qui sorte à la clarté,
Luciane volage ! ha cela ne peut être ;
Mon œil, elle est fidèle, et vous êtes un traître ;
Votre rapport est faux ; elle ne peut faillir ;
Quelque soit l’ennemi qui la veuille assaillir.
Mais las ! penser flatteurs, qui par de si doux charmes,
Tâchez de retenir le torrent de mes larmes,
Vous me trompez comme elle ; et je vois clairement,
Qu’elle manque d’amour, et moi de jugement :
Oui, oui, je connais bien que mon âme est trompée ;
Et que tout mon espoir dépend de mon épée.
Employons-là mon bras ; ne sois plus endormi ;
Je veux m’ensevelir avec mon ennemi ;
Et lui manger ce cœur qui porte à mon dommage,
De l’objet de mes vœux l’incomparable image.
Que nos lâches respects soient désormais bannis ;
Dans les bras de Vénus, poignardons Adonis :
Mais non, suivons plutôt au lieu de cette rage,
Le conseil de l’honneur, et celui du courage ;
Qu’il meure ; mais qu’il meure, en défendant un bien,
Que m’ôte la fortune, et que l’Amour fit mien.
ACTE IV
Scène première
BÉLISE, LUCIANE
BÉLISE.
Que votre esprit adroit, sait habillement feindre !
Et que le pauvre Oronte, a sujet de s’en plaindre !
Mauvaise, vous deviez d’un clin d’œil au partir,
Redonner le courage à ce pauvre Martyr :
Quoi qu’il dise de vous sa plainte est légitime ;
Son innocence a droit d’accuser votre crime ;
Et si l’excès du mal causait sa guérison,
Vous seule auriez le tort et lui seul la raison.
Sa conservation vous étant d’importance,
Pourquoi voulez vous voir jusqu’où va sa constance ?
À quoi bon cette épreuve, enfin repentez vous,
Et faites qu’il reçoive un traitement plus doux.
Pour moi sans plus servir ni suivre vos malices,
Qui parmi les douleurs font naître vos délices ;
Si je le vois jamais je saurai bien guérir,
Un mal imaginaire et qui le fait mourir.
LUCIANE.
Non, quittez ce dessein, veuillez vous en distraire ;
Toute chose (ma sœur) paraît par son contraire ;
Et le contentement qui suit les déplaisirs,
Qui passe l’espérance et qui vient sans désirs ;
Touche plus vivement que la gloire certaine,
Qu’on acquiert sans travail, et qu’on garde sans peine.
BÉLISE.
Mais si votre secours tarde trop à venir,
Est-il un châtiment qui vous puisse punir ?
LUCIANE.
Quelque accident qu’éprouve un homme de courage
La force de l’esprit le sauve de l’orage :
Et l’Amant que le Ciel regarde de travers,
Ne meurt point de douleur si ce n’est dans ses vers.
Ils disent assez, leur plainte est assez ample ;
Mais de ces morts d’amour nous n’avons point d’exemple :
Et même si quand Oronte enfin expirerait,
En se voyant aimer, il ressusciterait.
BÉLISE.
Vous dites là (ma sœur) une fort belle chose ;
Votre esprit à ce coup a fait des vers en prose ;
Mais de quelque pouvoir qu’on vous puisse flatter,
Vous le ferez mourir sans le ressusciter :
On va sans revenir dedans la sépulture ;
Et rien ne peut forcer la Loi de la Nature.
Mais bien que votre cœur se plaise en son tourment,
Ici mon intérêt sauvera cet Amant ;
Me croyant son rival, peut-être son épée,
Suivra les mouvements de son âme trompée ;
Je ne suis point vaillante, et me fâcherait fort
Que notre belle amour fut cause de ma mort ;
J’estime vos faveurs ; mais s’il m’en porte envie,
Je les y quitterai pour conserver ma vie ;
Ce jeu ne me plaît point, il est trop hasardeux ;
De grâce, s’il revient soyez entre nous deux,
Et me donnez le temps de lui faire connaître,
Que fille comme vous le destin m’a fait naître ;
Et qu’en l’égalité qui se voit entre nous,
Tout ce que je puis faire est de faire un jaloux.
LUCIANE.
Poltronne, j’y consens, et mon âme touchée,
Ne saurait plus tenir sa passion cachée ;
Sensible à la pitié plus que vous ne pensez,
Des traits que je tirais, deux cœurs furent blessés,
Je souffrais comme Oronte, et dans cet artifice,
L’Amour ne laissait pas de faire son office ;
En le chassant des yeux, il s’en allait au cœur ;
Place dont ce Monarque est dés longtemps vainqueur :
Mais il faut avouer que dedans cette épreuve,
(Quoi que vous en disiez) quelque douceur se trouve ;
Ne fût-ce que par elle, en connaît aisément
Le pouvoir d’une Amante, et l’humeur d’un Amant.
BÉLISE.
Contentez vous au moins de cette expérience,
Et voyez son humeur, voyant sa patience :
Aussi bien d’autres soins beaucoup plus importants,
Nous défendent assez d’y perdre plus de temps,
Jamais de tant d’ennuis je ne fus accablée ;
J’en cherche le remède en ma raison troublée ;
Mais mon esprit lassé de s’en entretenir,
Si Philante ne vient, ne sait que devenir.
LUCIANE.
J’espère que le Ciel touché de notre peine ;
Montrera son amour en suite de sa haine ;
Et que nos cœurs auront un destin plus heureux ;
Mais il faut éviter cet écueil dangereux,
Et feindre à cet effet de me sentir atteinte,
D’un mal qui sera grand, si l’on en croit ma plainte ;
Et par là gagner temps en attendant secours.
BÉLISE.
Un Ange tutélaire inspire ce discours.
Scène II
ORONTE, BRASIDE
ORONTE.
Braside, cher ami, mon amour vous conjure,
De lui prêter la main pour venger son injure,
L’ingrate que je sers adore un étranger ;
Son esprit inconstant fait gloire de changer :
Et du premier regard qu’un Adonis envoie,
Il détruit mon espoir, ma fortune et ma joie.
Ce Narcisse a des yeux qui charment ses esprits ;
Je ne suis pour les siens qu’un objet de mépris ;
Et j’ai vu la perfide (ô funeste mémoire !)
Prendre ses intérêts ; combattre pour sa gloire ;
Repartir sans raison ; et bien plus, m’offenser :
Qui l’aurait cru jamais ? qui l’aurait pu penser ?
Il est vrai, cependant, la volage me quitte ;
La beauté d’un rival efface mon mérite ;
Il ne lui souvient point des services rendus,
L’ingrate les oublie, et je les tiens perdus.
Ô Misérable état, où mon âme est rangée !
Ô Maîtresse changeante ! ô fortune changée !
Ô Rival trop heureux, qui lui donne des lois :
Mais étant mon second je les vaincrai tous trois,
Si ce bras généreux preste son assistance ;
Si contre l’infidèle il défend ma constance ;
J’ose encor espérer au milieu du malheur :
Et je n’en doute point, sachant votre valeur.
BRASIDE.
Votre âme en le croyant ne sera point trompée ;
Contre qui que ce soit employez mon épée ;
Allons sans s’amuser en discours superflus ;
À qui dois-je parler ? ne me le celez plus.
ORONTE.
Philante est le Rival qu’aime la déloyale ;
Et son père demeure à la place Royale.
BRASIDE.
Je ne le connais point ; mais au nom seulement,
Et sachant son quartier je le trouve aisément :
Où nous irons nous battre ?
ORONTE.
À cent pas de la porte ;
Pourvu que ce soit prés la place, ne m’importe.
BRASIDE.
Sortez par Saint Antoine, et vous mettez en lieu
Où je vous puisse voir, n’y manquez pas, adieu.
ORONTE.
Ô de tous les amis, l’ami le plus fidèle !
L’inconstante verra si j’étais digne d’elle ;
Et je verrai bientôt si cet ambitieux,
Sait blesser de la main aussi bien que des yeux.
Scène III
DORISTE
Misérable Doriste, en quelle solitude,
Dois-tu cacher ton crime, et ton inquiétude ?
Quel désert éloigné, te peut bien garantir,
De la fureur d’un Maître et de ton repentir ?
Lorsqu’Almedor verra ta fourbe découverte,
Pourra-t-on empêcher sa vengeance et ta perte ?
Ha ! bon Dieu nullement, ton mal n’est point douteux,
Tu ne peux éviter un supplice honteux ;
Le Ciel impitoyable, est sourd à ta requête ;
Déjà sa foudre gronde et menace ta tête ;
Et si devant trois jours Philante ne revient,
L’espérance t’échappe et la parque te tient.
Puissai-je voir ma fin avant cette journée,
Où l’on doit achever ce fantasque hyménée,
Ô Ciel sourd à mes vœux, écoute mon transport,
Tout ce qu’il te demande est une prompte mort.
Scène IV
PHILANTE, CLORIAN, BRASIDE
PHILANTE.
N’aurai-je point bientôt le bonheur que j’espère ?
Quelle de ces maisons est celle de mon père ?
CLORIAN.
Philante, à ce portail, je crois que la voici.
BRASIDE.
Philante ? ô quel bonheur de le trouver ici !
N’êtes vous pas Philante ?
PHILANTE.
Ainsi chacun me nomme :
BRASIDE.
Fils d’Almedor ?
PHILANTE.
Lui-même.
BRASIDE.
Un brave Gentilhomme,
De vous faire appeler, a cru de son devoir ;
Si vous le désirez, je vous le ferai voir.
PHILANTE.
Son nom ?
BRASIDE.
Son nom fameux ne peut faire de honte ;
Tous les honnêtes gens connaissent trop Oronte.
PHILANTE.
Quelque soit cet Oronte, il faut le contenter ;
J’irai sur votre foi.
BRASIDE.
Non, sans plus contester,
(Je sais bien mon métier) avant notre sortie,
Choisissez un ami qui soit de la partie.
CLORIAN.
Allons à cela près, vos désirs sont contents ;
Nous en ferons nous deux.
BRASIDE.
J’ai ce que je prétends.
Scène V
ALMEDOR, ROSANDRE
ALMEDOR.
Ne remarquez vous pas comme ce beau visage,
A fait en vers mon fils réussir mon présage ?
Il meurt quand il le quitte, et ne vit qu’en ses yeux.
ROSANDRE.
Et vous, et moi devons des victimes aux Cieux ;
L’amour de nos enfants en prend son origine ;
Leur flamme est éternelle aussi bien que divine ;
Et le même destin qui leur fit voir le jour,
Écrivit en airain qu’ils auraient de l’amour.
Jamais chose ici bas ne parut moins possible ;
Jamais cœur de rocher ne fut plus insensible
Que celui de ma fille, et je dois confesser,
Qu’à moins que d’un miracle il fallait la forcer.
Et pour moi (je le dis, et le jure sans feinte)
Je pense faire un songe en la voyant atteinte ;
Et puisque le mépris de son cœur est banni,
Philante a dans les yeux un pouvoir infini.
ALMEDOR.
Philante a mille fois plus d’heur que de mérite.
ROSANDRE.
S’il est considéré, sa fortune est petite ;
Mais si l’Univers je devenais vainqueur,
Je le lui donnerais aussi bien que mon cœur.
ALMEDOR.
Luciane vaut mieux que l’Empire du monde ;
Et ce riche présent n’a rien qui le second :
Les beautés, les vertus, font l’aise et le bonheur ;
Et seules peuvent plaire aux personnes d’honneur ;
Mais ne différons plus notre bonne fortune ;
Confondons nos maisons, et n’en faisons plus qu’une.
ROSANDRE.
Demain sans différer avec mille plaisirs,
Nos vœux s’accompliront ainsi que leurs désirs.
Scène VI
ORONTE
Stances.
Tyran, cesse de me poursuivre ;
Fâcheux Amour, retire toi ;
Mais non ! péris avecques moi ;
Pour te faire mourir je veux cesser de vivre :
Viens donc éteindre ton flambeau,
Dans les cendres de mon tombeau.
Luciane est une infidèle ;
Amour est un enfant trompeur ;
Mais puisque je n’y point de peur,
Je veux rire de lui, je me veux moquer d’elle :
Et dans un généreux effort,
Rompre leurs prisons par ma mort.
Esprit changeant, âme perfide ;
Cœur volage, fille sans foi,
Ton œil qui me donnait la loi,
Ne sera plus mon maître étant mon homicide :
Et d’Esclave accablé d’ennui,
Je veux mourir libre aujourd’hui.
Mais, belle et trompeuse Maîtresse,
Ce plaisir te sera fatal ;
Le triomphe de mon Rival,
Ne t’obligera point à des chants d’allégresse :
Car sache que s’il a du cœur,
Nous mourrons tous deux sans vainqueur.
Mire-toi dans ce beau visage,
Qui met ta constance aux abois ;
Ce sera la dernière fois
Que mon bras irrité, t’en permettra l’usage ;
S’il ose venir en ce lieu,
Prends et donne un dernier adieu.
Son sang marquera ton offense ;
Et le mien ma fidélité ;
Nous serons (perdant la clarté)
Sacrifice d’amour, victime de vengeance :
Pour te consoler aisément,
Tu n’as qu’à faire un autre Amant.
Oui, sans doute l’ingrate, et la volage Dame,
Rallumera bientôt une nouvelle flamme ;
Un tiers de nos travaux recueillera les fruits ;
Un tiers viendra bâtir sur nos desseins détruits ;
Après dans peu de jours il verra l’inconstante,
Aussi bien que la notre abuser son attente ;
Brûler de nouveaux feux et se moquer du sien ;
Changer et rechanger, aimer tout, n’aimer rien ;
Et dans ses passions véritable Protée,
Être une île flottante en la mer agitée ;
Roseau frêle, débile, et qui tourne à tout vent ;
Montre plein d’inconstance, et vrai sable mouvant :
Mais courage mon cœur, quittons cette perfide,
Voici nos ennemis, et j’aperçois Braside.
Scène VII
BRASIDE, ORONTE, CLORIAN, PHILANTE
BRASIDE.
Oronte est en état de fort homme de bien ;
Faites votre devoir, et je ferai le mien.
ORONTE.
Tenez, visitez moi ; voyez par ma franchise,
Si je crains le péril ou si je le méprise.
CLORIAN.
J’agis par la coutume en des soins superflus.
PHILANTE.
Allez rejoindre Oronte, et ne différons plus.
BRASIDE.
Courage ils sont à nous.
CLORIAN.
Ô quel excès de gloire
Avant que de combattre ils chantent la victoire.
ORONTE.
Dans quel étonnement me vois-je retenu ?
Pourquoi m’amenez-vous ce visage inconnu ?
Mon extrême douleur toujours plus violente,
M’aurait-elle fait dire un autre pour Philante ?
Répondez-moi Braside.
BRASIDE.
Oronte, ouvrez les yeux.
PHILANTE.
Philante parle à vous, et regardez le mieux ;
Mais vous qui l’attaquez avant que le connaître,
Dites-lui d’où la haine entre nous a pu naître ?
ORONTE.
Philante que je cherche est le fils d’Almedor.
PHILANTE.
Je ne vous connais point, et suis le même encor.
ORONTE.
Vous Philante !
PHILANTE.
Lui-même.
ORONTE.
Arrivé de Bretagne ?
PHILANTE.
On le voit en voyant mon habit de campagne.
ORONTE.
Fils d’Almedor ?
PHILANTE.
Son fils.
ORONTE.
D’Almedor de Renier ?
PHILANTE.
D’Almedor que les Turcs ont tenu prisonnier.
ORONTE.
Vous avez donc changé de taille et de figure.
PHILANTE.
Tel que vous me voyez, tel me fit la Nature.
ORONTE.
Pourquoi prendre ce nom est-il assez fameux ?
PHILANTE.
Mes pères l’ont porté, je le porte comme eux.
ORONTE.
Je l’ai vu ce Philante auprès de sa Maîtresse.
PHILANTE.
Ha ! qu’il est donc bien loin du malheur qui m’oppresse.
ORONTE.
Il veut ma Luciane, et je veux son trépas.
PHILANTE.
Je me battrais cent fois pour ne l’épouser pas.
ORONTE.
Plus je veux m’éclaircir, plus je me sens confondre ;
Et je ne saurais plus demander ni répondre.
CLORIAN.
Je commence à voir clair dans cette obscurité ;
Quelque imposteur aura votre nom emprunté ;
Et devenant Rival d’Oronte qui s’abuse ;
Une fille infidèle a secondé sa ruse.
Après ce Gentilhomme en vous oyant nommer,
Aura fait une erreur qu’on ne saurait blâmer ;
Mais bien que nous soyons en état de nous battre ;
Le cœur ne manquant point à pas un de nous quatre ;
Si vous me voulez croire, allons voir ce trompeur,
Avant que votre nom le sauve par la peur.
ORONTE.
Le front des braves gens visiblement exprime,
Quelque chose de grand qui ne sent point le crime ;
Je crois votre discours et commence à sentir,
De ma faute commise un juste repentir.
PHILANTE.
Vous n’avez point failli, c’est plutôt la fortune :
Qu’Oronte chasse donc cette crainte importune ;
Loin d’être son Rival je suis son serviteur ;
Mais sans perdre le temps voyons cet imposteur.
ACTE V
Scène première
BÉLISE
Stances.
Enfin malheureuse Bélise,
Tu perdras l’honneur et le jour ;
On verra ton crime d’amour,
Quelque soit le chemin que ta prudence élise ;
On verra ton trépas,
Philante ne vient pas.
Charmante et trompeuse espérance,
Ne venez plus m’entretenir,
D’un mal qui ne saurait finir ;
Et de qui le remède est si hors d’apparence :
On verra mon trépas,
Philante ne vient pas.
En quel état suis-je réduite,
Que rien ne me peut secourir !
Si je demeure il faut mourir ;
Et je n’avance rien en reprenant la fuite :
On verra mon trépas,
Philante ne vient pas.
Mes peines seront éternelles,
Si l’esprit a le même sort ;
Ingrat viens empêcher ma mort ;
Mais pour le pouvoir faire il lui faudrait des ailes :
On verra mon trépas,
Philante ne vient pas.
La force de la destinée,
Règne si souverainement,
Que c’est perdre le jugement,
Que de croire empêcher une chose ordonnée :
On verra mon trépas,
Philante ne vient pas.
Ô Dieu ! quel accident, retarde ta venue ?
La douleur que je sens, ne t’est pas inconnue ;
Tu la sais inhumain, ou tu la dois savoir ;
Fais donc qu’elle t’oblige à faire ton devoir.
Viens sauver ta Bélise avec ta renommée,
Viens t’en lui témoigner que tu l’as bien aimée ;
Mais las ! encor un coup on verra mon trépas ;
Mes cris sont superflus, Philante ne vient pas.
Cruel quand le destin par un excès d’envie,
Pour me faire mourir t’aurait ôté la vie ;
En m’oyant soupirer, en me voyant finir ;
Malgré ses dures lois tu devrais revenir.
Compagnons du malheur qu’éprouve mon courage ;
Vous que le même sort expose au même orage ;
N’avez vous point trouvé pour notre affliction,
Ce que je cherche en vain dans mon invention ?
Scène II
LUCIANE, BÉLISE, DORISTE
LUCIANE.
Hélas chère Bélise ! il ne m’est pas possible,
De fléchir la rigueur de ce père insensible ;
La douleur que j’ai feinte au lieu de l’émouvoir,
Irrite sa colère et pique son pouvoir ;
Il vient de me jurer qu’il ne veut plus attendre.
BÉLISE.
Le dessein d’Almedor est celui de Rosandre ;
Si bien que notre perte est un point arrêté.
LUCIANE.
Il faut mourir ma sœur ; l’espoir nous est ôté.
BÉLISE.
Mais toi de qui l’esprit plus libre que le nôtre.
DORISTE.
Loin d’être Conseiller j’en ai besoin d’un autre.
Vous serez en ce mal si longtemps attendu,
Tristes (il est certain) mais je serai perdu.
Pour moi seul la fureur d’un Maître que j’abuse,
Fera voir ses efforts en punissant ma ruse.
Toutefois quelque espoir luit encore à mes yeux,
Si l’on suit un avis que m’inspirent les Cieux.
BÉLISE.
Propose-le Doriste.
DORISTE.
Achevez l’hyménée ;
Laissons nous emporter à cette destinée ;
Il faut vaincre en cédant le courroux de la mer :
Aucun ne le sachant qui nous pourra blâmer ?
De nous persécuter la fortune lassée,
Peut-être fera voir la tempête passée,
Ramenant en ces lieux le juste possesseur :
Voila ce que je sais.
BÉLISE.
Qu’en dites vous ma sœur ?
LUCIANE.
Il nous faut bien résoudre à des maux nécessaires.
BÉLISE.
Retirons nous, fuyons, j’entends nos adversaires ;
Veuille après tant de maux le destin par pitié,
Favoriser en nous l’amour et l’amitié.
Scène III
ROSANDRE, ALMEDOR
ROSANDRE.
Ha monsieur on nous trompe, et cette belle flamme,
Éclate en leur discours sans échauffer leur âme :
Le visage et le cœur se trouvent différents,
Au mépris du respect qu’on doit rendre aux parents.
Quelque mauvais dessein occupe leur pensée ;
De quelques traits cachés ils ont l’âme blessée ;
Et malgré l’artifice on voit paraître au jour,
Au lieu d’un légitime un illicite amour.
Ô siècle malheureux ! où les enfants rebelles,
Rompent de justes lois pour des lois criminelles ;
Adorent leur caprice et d’un cœur abattu,
S’éloignent du sentier où guide la vertu.
Mais si faut-il rebelle et peu discrète fille,
Dont le crime ternit l’éclat de ma famille ;
Si faut-il obéir, il est temps désormais ;
Et ployer (en un mot) ou rompre sous le faix.
ALMEDOR.
Saisi d’étonnement, l’âme toute confuse ;
Considérant le bien que Philante refuse ;
(Bien qui sans le flatter est sans comparaison)
Je vois que cet infâme a perdu la raison.
ROSANDRE.
Il a plutôt perdu sa franchise et son âme ;
Sans doute que son cœur brûle d’une autre flamme.
ALMEDOR.
Il la devait éteindre et brûler aujourd’hui
D’un feu qui contentât vous et moi comme lui.
ROSANDRE.
Il aime un autre objet qu’il trouve plus aimable.
ALMEDOR.
Ce choix fait sans le mien ne peut qu’être blâmable ;
Et de quelque côté qu’il se puisse ranger,
Sans perdre infiniment, il ne saurait changer.
ROSANDRE.
Votre seule bonté fait naître votre estime.
ALMEDOR.
En voyant votre fille on la voit légitime.
ROSANDRE.
Elle n’est qu’une souche, et sa témérité,
Recevra de ma part ce qu’elle a mérité.
ALMEDOR.
Philante est seul coupable.
ROSANDRE.
Elle est seule insolente ;
De me désobéir et refuser Philante.
ALMEDOR.
Une juste colère y porte ses esprits ;
Cet aveugle insensible a causé son mépris ;
Mais bien qu’il soit sans yeux, mais bien qu’il me trahisse ;
Puis que je l’ai promis il faut qu’il obéisse ;
Ainsi que l’art d’aimer, je sais l’art de punir.
Mais que veulent ces gens que j’aperçois venir ?
Scène IV
PHILANTE, ORONTE, BRASIDE, CLORIAN, ROSANDRE, ALMEDOR, POLIDON
PHILANTE.
Voyons ce beau Philante.
ORONTE.
Amour veut que j’espère.
BRASIDE.
Le plus haut de ces deux est Monsieur votre père.
CLORIAN.
Ha ! que nous allons voir un trompeur bien trompé ;
Il ne voit pas le trait dont il sera frappé.
ROSANDRE.
Ce Cavalier n’est point de notre connaissance.
PHILANTE.
Puisque c’est de vous seul que je tiens la naissance,
Mon Père souffrez moi d’embrasser vos genoux ;
Je possède l’honneur d’être sorti de vous.
ALMEDOR.
Monsieur, que la raison reprenne son usage ;
Vous vous laissez tromper aux traits de mon visage ;
Je ne vous connais point.
PHILANTE.
Et ce fils inconnu,
Par vos commandements est ici revenu.
ALMEDOR.
On m’appelle Almedor.
PHILANTE.
On me nomme Philante.
ROSANDRE.
Ha quelle effronterie !
ALMEDOR.
Ô la fourbe excellente !
Certes, je manque d’yeux, et j’ai les sens troublés.
Bien loin d’être mon fils, si vous lui ressemblez.
PHILANTE.
Cet instinct que Nature aux animaux octroie,
A fait qu’à votre abord j’ai tressailli de joie.
ALMEDOR.
La raison qui me guide en ce dangereux pas,
Fait en vous écoutant que je ne tressaute pas.
PHILANTE.
Si devriez vous sentir dedans cette aventure,
Ces puissants mouvements que donne la nature.
ALMEDOR.
Ayant l’esprit tranquille et le jugement sain ;
Je ris sans m’étonner de ce plaisant dessein.
PHILANTE.
Quoi ! vous me soupçonnez d’inventer ce langage ?
ALMEDOR.
Quoi, vous croyez duper un homme de mon âge ?
PHILANTE.
Si dedans ce discours je vous ose mentir,
Puisse en ce même instant la terre m’engloutir.
ALMEDOR.
Si je crois aux serments dont je sais la malice,
Que ma simplicité cède à votre artifice.
Cherchant à me tromper votre esprit cherche un point.
Qu’indubitablement il ne trouvera point.
PHILANTE.
Ha ! que vous me donnez une douleur amère ;
Voyez en mon visage un portrait de ma Mère.
ALMEDOR.
Ma femme et ce portrait ne tenaient rien d’égal ;
Et s’il est fait pour elle, il lui ressemble mal.
PHILANTE.
Que je suis malheureux !
ALMEDOR.
Que vous êtes coupable !
PHILANTE.
D’un si lâche projet me croyez-vous capable ?
ALMEDOR.
Oui de le commencer ; mais non de le finir.
PHILANTE.
Quelque soit l’imposteur que ce bras doit punir,
Si faut-il que sa fourbe à la fin soit connue ;
Et que la vérité paroisse toute nue :
Voyons-le ce Philante, auteur de mon souci.
ALMEDOR.
Avertissez mon fils ; et qu’il descende ici.
ROSANDRE.
Faites venir encor Luciane.
ORONTE.
Ha ! Braside,
Verrai-je sans mourir cette belle homicide ?
Verrai-je ce méchant ? verrai-je ce voleur ?
Dont l’injuste plaisir a causé ma douleur ?
Qui prend le nom d’un autre, et l’innocence opprime
Sans lui faire sentir la peine de son crime ?
Chacun excusera mon amoureuse erreur ;
Respect, retire-toi ; laisse agir ma fureur.
BRASIDE.
Faites que la raison soit toujours la plus forte ;
Soyez Maître de vous au mal qui vous transporte ;
Domptez vos sentiments et voyons terminer,
Le combat de ces deux qui vous doit couronner.
CLORIAN.
Chassez de votre esprit le soin qui l’importune ;
Offrez plutôt des vœux à la bonne fortune ;
Car si Philante seul vous fait craindre aujourd’hui,
Oronte encor un coup, je vous réponds de lui.
ROSANDRE.
Quelque soit le dessein que vous ayez en l’âme,
Vous n’en pouvez tirer que du mal et du blâme.
Celui qui vous abuse et qui me fait ce tort,
N’a point assez de front pour souffrir mon abord :
Un coup d’œil seulement le remplira de glace.
ALMEDOR.
Philante ; un inconnu veut occuper ta place ;
Il dit être toi même ; et le veut soutenir ;
Viens défendre ton droit, et le faire punir.
Scène V
BÉLISE, PHILANTE, ORONTE, ROSANDRE, ALMEDOR, CLORIAN, DORISTE, POLIDON, BRASIDE
BÉLISE.
Ô Dieu !
PHILANTE.
C’est Elle !
CLORIAN.
Ô Ciel ! quelle aventure étrange ?
ORONTE.
Est-ce ainsi qu’on punit ? est-ce ainsi qu’on se venge ?
Ils se trouvent amis par un sort hasardeux ;
Mais Braside, n’importe, ils sont trois et nous deux.
ROSANDRE.
Monsieur, à dire vrai, leur amitié m’étonne.
ALMEDOR.
Je ne puis exprimer le mal qu’elle me donne.
PHILANTE.
Il est temps d’éclaircir un mystère caché
Et d’obtenir pardon si nous avons pêché.
BÉLISE.
La belle que j’amène, étant de notre ligue,
Son intérêt m’oblige à démêler l’intrigue :
Laissez-moi donc parler, m’ayant donné sa foi,
Dessous votre congé ; n’est-elle pas à moi.
En puis-je disposer ?
ROSANDRE.
Elle est à vous Philante ;
BÉLISE.
Usant comme je dois, d’une chose excellente ;
Je vous la donne Oronte : ou plutôt par mes mains,
Vous la donne celui qui commande aux humains.
ROSANDRE.
Hélas ! qu’ai-je entendu ?
ALMEDOR.
Bon Dieu, quelle insolence.
CLORIAN.
Que votre étonnement soit suivi du silence :
Prêtez moi donc l’oreille, et me veuillez ouïr ;
Peut-être mon discours vous pourra réjouir.
Ce Philante est ma sœur ; qu’un feu qui la consomme,
Fait paraître en ce lieu dessous l’habit d’un homme ;
Aimant le vrai Philante, et quittant ma maison ;
Mais cette histoire est longue, et n’est pas de saison :
Il suffit de savoir que celui qu’elle estime,
Est du brave Almedor l’héritier légitime ;
Oui, celui qui lui parle est votre unique enfant ;
Désormais d’en douter la raison vous défend.
DORISTE.
Il est vrai, Monseigneur, c’est votre fils unique :
Et si vous m’accusez je reste sans réplique ;
J’ai failli, je l’avoue ; avec affliction ;
Mais ce ne fut pourtant qu’a bonne intention.
ALMEDOR.
Pardonne mon cher fils ce que je viens de dire :
J’en ai du repentir, et ma bouche en soupire ;
Celle qui m’a trompé me peut bien excuser ;
Car à tant de vertus que peut-on refuser ?
PHILANTE.
Je ne saurais parler dans ce plaisir extrême ;
Vous n’êtes point trompé, car Bélise est moi-même ;
Et si votre vouloir s’accorde à mon amour,
Une seconde fois, je vous devrai le jour.
CLORIAN.
Que si vous redoutez quelque désavantage ;
Et la naissance illustre, et le riche partage,
D’agréer leurs désirs, pour ma sœur vous semond ;
Puisqu’elle est comme moi de la Maison d’Armont :
Maison assez connue, et qui dans la Province,
Ne voir rien dessus soi que le pouvoir du Prince.
ALMEDOR.
Rosandre, vous voyez que les fatalités,
Ne tombent point d’accord avec nos volontés ;
Que le Ciel tout puissant autrement en dispose ;
Et que le destin rit de ce que je propose.
Si bien que c’est à nous de ployer sagement ;
Mais ne soyez point triste en mon contentement ;
Vous recouvrez un fils en recevant Oronte.
ORONTE.
Qui frappé dans le cœur du bel œil qui le dompte,
N’aura jamais de soin en s’en laissant ravir,
Que celui de vous plaire, honorer et servir.
ROSANDRE.
Levez-vous ; j’y consens ; enfin ma résistance,
Cessera de lutter contre votre constance :
Si vous êtes contents, je le suis désormais.
ORONTE.
Souvenir de mes maux ne revenez jamais.
LUCIANE.
Mon père, pardonnez à mes fautes passées.
ROSANDRE.
Ma fille, assurez vous qu’elles sont effacées.
ALMEDOR.
Vivez tous quatre heureux, et que Doriste aussi,
S’assure du pardon que je lui donne ici.
PHILANTE.
Auteur de mes plaisirs, ainsi que de ma vie,
Pourrai-je vous servir comme j’en ai l’envie ?
BÉLISE.
Et fille, comme fils, oserai-je espérer,
Que votre affection puisse encore durer ?
ALMEDOR.
Sachez que fils, et fille, et Philante, et Bélise,
Vous avez sur mon cœur toute puissance acquise.
ROSANDRE.
Allons, il se fait tard ; le souper nous attend.
BRASIDE.
Satisfaisons le corps si l’esprit est content.
BÉLISE.
Plus à loisir mon frère, il faut...
CLORIAN.
Fermes la bouche :
Votre choix était juste, et mon jugement louche ;
Ne mêlons rien d’amer avec cette douceur ;
Oublions l’un et l’autre, et nous aimons, ma sœur.
LUCIANE.
Et bien jaloux Oronte, étiez vous raisonnable ?
Votre faute commise est elle pardonnable ?
Ce soupçon mal fondé n’est-il pas criminel ?
Et n’en aurez vous point un remords éternel ?
Méritai-je du blâme ou bien de la louange ?
Suis-je inconstante enfin ? reprochez-moi mon change ;
Voyez si ce rival n’avait pas bien de quoi,
Troubler votre repos en ébranlant ma foi !
Mais demandant pardon ma bonté vous l’accorde ;
Et ma justice cède à ma miséricorde :
Oui, je veux oublier ces soupçons superflus ;
Si vous me promettez de n’y retomber plus.
ORONTE.
Rare et divin esprit, savant en l’art de feindre,
Vous vous plaignez premier pour m’empêcher de plaindre ;
Vous avez fait la faute, et vous m’en accusez ;
Elle m’a pensé perdre, et vous l’autorisez ;
Vous demandez raison, et je vous la demande :
Mais il faut obéir puisqu’on me le commande ;
Soit ; donnez le pardon, que vous avez promis,
À ce crime d’amour que vous avez commis.
Mais non ; refuser moi cette juste allégeance ;
Afin que cent baisers m’en fassent la vengeance.
LUCIANE.
Vous êtes en colère, et vous me menacez ?
ORONTE.
Le champ nous est ouvert, allons-y ; c’est assez.