Les coups de l’Amour et de la Fortune (Philippe QUINAULT)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois en 1656.
Personnages
ROGER, parent d’Aurore
GUSMAN, Écuyer de Roger
STELLE, sœur d’Aurore
LE COMTE D’URGEL
AURORE, Comtesse de Barcelone
LOTHAIRE, Comte de Roussillon
DIANE, sœur de Roger
LAZARILLE, Écuyer de Lothaire
ELVIRE, Suivante d’Aurore
CARLOS, Soldat de l’armée d’Aurore
SUITE
La scène est à Barcelone.
ACTE I
Scène première
ROGER, GUSMAN
GUSMAN.
Ah ! Seigneur, par quel fort vous trouvé-je en ces lieux ?
ROGER.
Ah ! Gusman, quel destin te présente à mes yeux ?
GUSMAN.
J’allais dans la Castille, et ma course était vaine :
Que vous m’épargnez bien des pas et de la peine !
Je partais pour vous joindre où je vous ai laissé,
Et mon voyage est fait plutôt que commencé.
ROGER.
Depuis que je t’attends six lunes sont passées.
GUSMAN.
Si j’ai sailli, Seigneur, mes fautes sont forcées :
J’étais dans Barcelone, en état de partir,
Quand par mer et par terre on la fit investir,
Et dans ce jour, marqué pour une conférence.
J’allais prendre la poste et faire diligence.
ROGER.
Hé bien, en quel état est Diane ma sœur ?
GUSMAN.
Près la Princesse Aurore elle est dans la saveur ;
J’ai pour vous, de sa part, une lettre importante,
Qui vous promet des biens qui passent votre attente.
ROGER lit.
Mon frère, tout l’État se trouve désolé ;
L’injustice y sait voir l’innocence affligée :
Par les troupes de Stelle Aurore est assiégée ;
Venez la soutenir dans son trône ébranlé.
C’est elle à qui le sceptre appartient justement ;
Vous sortez de son sang, vous la devez défendre :
Partez, et quelqu’emploi que vous puissiez prétendre,
Il ne vous coûtera qu’un souhait seulement.
Diane.
GUSMAN.
Voulez-vous occasion plus belle ?
ROGER.
Tu m’apportes, sans doute, une bonne nouvelle ;
Je suis comblé de joie et bénis ton abord.
GUSMAN.
J’apporte un autre avis qui vous déplaira fort.
ROGER.
Quoi ? quel avis ?
GUSMAN.
Tenez pour maxime assurée
Que la plus grande joie a le moins de durée.
ROGER.
Que sais-tu ?
GUSMAN.
Que qui fuit la fortune et l’amour,
Gagne, perd, rit et pleure au moins six sois par jour.
ROGER.
Dis-moi tout promptement ; ta morale me choque.
GUSMAN.
Sachez que Léonor de votre amour se moque,
Qu’avec elle Don Juan doit être marié,
Et qu’il vous coupe enfin l’herbe dessous le pied.
ROGER.
Il faut s’en consoler.
GUSMAN.
Qui vous a fait si sage ?
ROGER.
Depuis six mois entiers je sais qu’elle est volage :
J’appris de Don Bernard, qui vient chercher emploi,
Son amour pour Don Juan et ses mépris pour moi ;
Et laissant lors agir mon dépit et l’absence,
Mon changement de près suivit son inconstance.
GUSMAN.
Tant mieux, je n’aurai plus de poulets à porter. ;
Perdre beaucoup d’amour, c’est beaucoup profiter.
ROGER.
La fortune, Gusman, ne m’est pas si propice ;
En sortant d’un malheur j’entre en un précipice :
Une Beauté nouvelle a troublé ma raison,
Et l’Amour seulement m’a changé de prison.
GUSMAN.
Quoi ! depuis mon départ ?
ROGER.
Dans un combat tragique
Des troupes de Castille et de celles d’Afrique,
Le Prince d’Aragon, s’étant trop avancé,
Se trouvait sans secours et se sentait blessé ;
Lorsqu’avec quelques gens, dont j’avais la conduite,
À ceux qui le pressaient je ns prendre la suite.
Mais dans ma tente à peine était-il arrivé,
Que je le vis mourir après l’avoir sauvé,
Et qu’au point d’expirer, d’une voix demi-morte,
Me donnant ce portrait, il parla de la sorte :
N’ayez, après ma mort, rien à me reprocher ;
Recevez de mes mains ce que j’ai de plus cher ;
De l’objet que je sers c’est la charmante idole.
À ces mots trois soupirs coupèrent sa parole,
Et me firent douter, en ce dernier effort,
Qui terminait sa vie ou l’amour ou la mort.
Ainsi vint dans mes mains cette image fatale ;
Et dès que j’observai les charmes qu’elle étale,
Tous les feux dont ce Prince avait senti l’ardeur,
Abandonnant son âme, entrèrent dans mon cœur.
GUSMAN.
Votre amour, si j’osais dire ce que je pense,
Avecque la folie a grande ressemblance.
Quoi ! des traits qu’un pinceau vous a su figurer
Vous causent des langueurs et vous font soupirer !
Et quelque peu d’émail, de couleur et de gomme
Fait un si grand désordre au cœur d’un si grand homme !
Quand on perd la raison, l’on a vos sentiments :
Voilà ce que vous sert d’avoir lu des romans.
ROGER.
Bien qu’à ce beau portrait j’adresse mon hommage,
Ce n’est pas ce que j’aime, il n’en est que l’image ;
J’aime un autre chef-d’œuvre, et je suis enchanté
De l’objet qu’en ces traits l’art a représenté.
Juge si sa beauté mérite qu’on l’adore.
GUSMAN.
Je reconnais les traits de la Princesse Aurore.
ROGER.
Ne dois-je pas aimer un objet si charmant ?
GUSMAN.
Mais vous ne l’avez vu qu’en portrait seulement.
La Princesse au berceau fut portée en Espagne ;
Lorsqu’on la rappela, nous étions en campagne,
Et depuis quinze mois qu’on la voit de retour,
L’on ne vous a point vu paraître en cette cour.
ROGER.
L’amour surprend nos cœurs, et sait plus d’une voie
Pour y porter ses feux et troubler notre joie.
Aurore a tous les droits comme tous les appas
Des Dieux que l’on adore et que l’on ne voit pas ;
Je sais qu’elle est aimable, et mon âme charmée,
Ainsi que sa peinture, en croit la renommée ;
Cette prompte courrière avecque soin m’apprit
Les charmes de son âme et ceux de son esprit,
Quand les visibles traits dont le ciel l’a pourvue
Dans ce portrait fatal s’offrirent à ma vue ;
Et ce fut lors qu’Amour, ce maître si savant,
En forma dans mon cœur un portrait tout vivant.
Juge dans son parti combien je m’intéresse ;
Elle est ma souveraine, et de plus ma maîtresse ;
Je suis à la servir engagé doublement,
Et comme son sujet, et comme son amant.
GUSMAN.
Mais comme bon sujet et comme amant fidèle,
Vous deviez moins tarder à vous rendre auprès d’elle.
ROGER.
Je n’ai pas dû partir qu’il ne me fût permis
D’abandonner l’emploi que l’on m’avait commis.
Enfin, j’arrivai hier sans me faire connaître,
Pour servir au repos des lieux qui m’ont vu naître,
Et dedans Barcelone enfin j’allais entrer,
Alors que le hasard nous a fait rencontrer.
GUSMAN.
Vous venez justement quand la guerre s’achève ;
Ou, du moins, apprenez qu’il s agit d’une trêve.
Enfin, sachez...
ROGER.
Je sais que tu peux bien savoir
Qu’en ce lieu les deux sœurs se doivent entrevoir ;
Que la paix ou la guerre y doit être conclue.
Mais Stelle vient ; dans peu nous en saurons l’issue.
Scène II
STELLE, LE COMTE D’URGEL, ROGER, GUSMAN
STELLE.
Je connais ma sœur, Comte, et n’attends point d’accord ;
Il faudra que la guerre explique notre fort :
Je ne puis lui céder le rang de Souveraine,
Et pour vivre sujette, elle a l’âme trop vaine ;
Mais avant qu’en venir aux derniers démêlés,
Je consens à la voir, puisque vous le voulez.
LE COMTE.
Je n’abuserai plus de votre confiance ;
Si la paix n’est conclue en cette conférence,
Nous l’obtiendrons par force, et tous les miens sont prêts
De périr avec moi suivant vos intérêts.
STELLE.
Vos soins n’obligent pas une Princesse ingrate.
LE COMTE.
Le seul bien de vous plaire est l’espoir qui me flatte ;
Vous avoir pu servir, c’est avoir combattu
Pour la même justice et la même vertu :
Votre seule beauté, dont j’adore l’empire,
Peut prétendre à régner sur tout ce qui respire,
Et de tout l’univers aurait le premier rang,
S’il pouvait s’acheter au prix de tout mon sang.
STELLE.
Formez d’autres souhaits ; il n’est point de couronne
Que je n’aime toujours moins que votre personne ;
Et si notre parti demeurait le vainqueur,
Vous auriez une place au trône et dans mon cœur.
Mais Aurore s’approche et ce bruit m’en assure ;
Voyons si le succès suivra ma conjecture.
ROGER.
Gusman, que j’ai de trouble en voyant tant d’appas !
GUSMAN.
Puisqu’ils vous font du mal, ne les regardez pas.
ROGER.
Ce mal me semble doux, j’aime sa violence.
GUSMAN.
Ah ! vous extravaguez.
ROGER.
Observe le silence.
Scène III
AURORE, LOTHAIRE, STELLE, LE COMTE D’URGEL, ROGER, GUSMAN
AURORE.
Ma sœur, pour notre accord, nos communs députés
Déjà, sans aucun fruit, ont fait plusieurs traités.
Je fais, quelque pouvoir qu’une Princesse donne,
Que son meilleur agent peut moins que sa personne ;
Et j’ai cru qu’il fallait en ces lieux nous trouver,
Soit pour rompre l’accord ou soit pour l’achever.
Je ne cèlerai pas, d’une adresse inutile,
Que j’ai beaucoup d’horreur pour la guerre civile :
Je ne puis, sans remords, voir pour nous désunis
Le frère, le germain, et le père et le fils ;
Et le sceptre en ma main, affermi par les armes,
Ne peut coûter du sang sans me coûter des larmes.
Essayons d’étouffer notre division ;
Écoutons la justice et non l’ambition,
Et, fuyant des grandeurs par le sang affermies,
Commençons d’être sœurs, cessons d’être ennemies.
STELLE.
Je souhaite, ma sœur, ce que vous souhaitez ;
Pour moi, comme pour vous, la paix a des beautés ;
Ce fut avec regret que j’entrepris la guerre
Contre ma propre sœur et dans ma propre terre,
Et ce sera toujours avec ravissement
Qu’on me verra signer notre accommodement.
Cet État m’appartient par droit héréditaire :
Vous savez les amours du Comte notre père :
Notre mère commune ayant su l’embraser,
Ils s’aimèrent longtemps avant que s’épouser ;
Et chacune de nous fait bien qu’elle fut née,
Vous pendant leurs amours, moi depuis l’hyménée,
Ainsi, grâce au destin des choses d’ici-bas,
Je me vois légitime, et vous ne l’êtes pas ;
Et vous savez qu’enfin nos lois et nos maximes
Donnent tout l’héritage aux enfants légitimes :
Cependant, comme sœur, je fais ce que je doi ;
De la seule amitié je veux suivre la loi ;
Et bien que tout l’État doive être mon partage,
Je vous offre la paix avec un apanage.
AURORE.
Cette offre est trop injuste, et je puis me vanter
Que j’ai droit de la faire et non de l’accepter :
Le trône du feu Comte appartient à l’aînée ;
De votre mère propre avant vous je fus née ;
Et l’hymen, succédant à leurs feux clandestins,
Autorisa nos droits et lugea nos destins.
Vous condamnez à tort l’auguste Marguerite,
De qui toute l’Europe admira le mérite ;
Et, lui devant le jour, avez-vous bien l’orgueil
D’attaquer sa vertu jusques dans le cercueil ?
J’étais encore à naître, alors que notre mère
Reçut secrètement la foi de notre père ;
Et puisque sur la foi l’hymen se doit sonder,
Je naquis légitime, et dois lui succéder.
Vous savez que ce Prince avait encore à peine
Reçu le dernier coup de la Parque inhumaine,
Que les Grands du pays, de sa perte troublés,
Furent incontinent au palais assemblés :
Là chacun, de nos droits eut connaissance entière
Chacun du Prince mort me nomma l’héritière,
Condamna votre brigue et vous dut enseigner
Que je suis votre aînée et que je dois régner.
Mais bien que vous sachiez que, malgré l’artifice,
J’ai toute l’équité, vous toute l’injustice ;
Que par mes mains le sceptre a droit d’être occupé ;
Que, s’il était à vous il serait usurpé ;
Et qu’enfin je ne puis vous souffrir qu’avec honte
Sur un trône où nos lois ordonnent que je monte :
Quelque juste que soit ce point d’honneur fatal,
Je l’immole au repos de mon pays natal ;
Je veux, par ma tendresse, étouffer votre haine,
Et vous traiter en sœur, et non en Souveraine :
Mon amitié s’accorde à ne plus contester
Ce que mon droit d’aînesse a lien de vous ôter.
Enfin, suivant les lois que le sang nous inspire,
Unissons nos esprits et partageons l’empire.
ROGER.
Gusman, peut-on former de plus justes souhaits ?
GUSMAN.
Pouviez-vous mieux venir pour voir faire la paix ?
STELLE.
J’admire votre adresse et bien plus votre audace :
Vous parlez d’un partage ainsi que d’une grâce ;
Il semble que ce soit seulement par pitié
Que de mon propre État vous m’offrez la moitié.
Je suis de ce pays légitime Princesse ;
Il m’est indifférent que votre haine cesse :
Votre amitié m’outrage, et je n’y prétends rien,
Puisqu’elle doit coûter la moitié de mon bien.
Je prétends disposer de tout mon héritage.
On brise une couronne alors qu’on la partage :
Le trône, en me portant, a le poids qu’il lui faut,
Et s’il vous soutenait, il tomberait bientôt.
Ainsi que mon bon droit, votre injustice éclate
Dans cet injuste arrêt dont votre orgueil se flatte :
Votre puissante brigue et vos riches présents ;
Des Juges assemblés firent vos partisans ;
Et j’aurais obtenu les mêmes avantages,
Si j’avais lâchement mendié leurs suffrages.
AURORE.
Vous accusez à tort des Juges innocents :
Mes légitimes droits furent mes partisans ;
Et si leur jugement vous a peu satisfaite,
Accusez-en le ciel qui vous fit ma cadette.
STELLE.
Le peuple, à qui le ciel a concédé les droits
D’interpréter les Dieux et de créer les Rois,
Par ses émotions a bien dû vous apprendre
Qu’il révoque l’arrêt que vous avez sait rendre ;
Que votre soin ne sert qu’à vous faire haïr,
Et que ce n’est qu’à moi que l’on doit obéir.
AURORE.
Sachez que, si le peuple à mon règne s’oppose,
Ses mouvements font voir l’équité de ma cause ;
C’est un monstre privé de tout discernement,
Qui cherche le désordre avec aveuglement,
Et qui s’émeut toujours, tant son audace est grande ;
Contre les Souverains dont il faut qu’il dépende :
Mais enfin son courroux ne doit pas m’alarmer ;
Avec un seul regard je puis le désarmer.
STELLE.
Dans votre injuste orgueil soyez moins obstinée ;
La couronne jamais ne vous fut destinée :
Mon père, ainsi qu’un fruit d’une honteuse amour,
Dès vos plus tendres ans vous bannit de la cour,
Et comme son opprobre, et non comme sa fille,
Vous fit secrètement élever en Castille.
Vous le savez, ma sœur, et m’osez disputer
Ce pays dont la loi vous doit déshériter,
Et qui, par un instinct que le ciel lui suggère,
Ne vous peut regarder que comme une étrangère !
AURORE.
Ce pays m’a vu naître et me doit regarder
Comme telle aujourd’hui qui lui doit commander.
Qui saura que je fus en Castille élevée,
Saura que pour le trône on m’avait réservée.
C’est là que l’on peut voir sur un trône brillant
Ce que la politique a de plus excellent ;
C’est là qu’avec la plume on force des murailles,
Que dans un cabinet on gagne des batailles,
Et c’est là qu’on eut soin de me faire enseigner
Des secrets pour vous vaincre et l’art de bien régner.
STELLE.
Chez cette nation, qui se croit indomptable,
Vous n’avez rien acquis qu’un faste insupportable.
Si vous pouviez régner en ces lieux justement,
Mon père l’eût marqué dedans son testament.
AURORE.
S’il eût jugé qu’un jour vous m’eussiez traversée ;
Il eût mieux expliqué sa dernière pensée :
Mon droit sur la couronne est si juste et si clair,
Qu’il n’a pas cru devoir seulement en parler ;
Et l’arrêt survenu vous doit faire connaître
Que c’est pour m’obéir que le ciel vous fit naître.
STELLE.
De cet arrêt le sort me pourra consoler ;
Ma main à mon épée en prétend appeler :
Nous saurons qui de nous doit régir cette terre,
Et nos juges seront la fortune et la guerre.
AURORE.
Par ces juges souvent, contre toute équité,
Le parti le plus juste est le plus mal traité :
Mais quoi qu’en ce dessein votre espoir se propose,
Vous devez craindre encor de perdre votre cause.
Pour vous chasser d’ici je ne manquerai pas
De fidèles sujets ni de braves soldats :
J’engage en mon parti des Princes redoutables,
Et je trouve des Rois qui me sont favorables.
STELLE.
N’avez-vous souhaité de me voir en ces lieux
Que pour taire éclater votre audace à mes yeux
Loin d’attendre de vous cet orgueil qui m’étonne,
J’ai cru venir ici reprendre ma couronne.
Te prétends régner seule et régler votre sort ;
Si vous n’y consentez, ne parlons plus d’accord.
AURORE.
Hé bien ! je vous déclare une guerre mortelle ;
Je saurai vous punir, sœur ingrate et rebelle.
LE COMTE D’URGEL.
Vous concevez, Madame, un espoir bien hautain :
Le succès de la guerre est toujours incertain ;
Et lorsqu’on est réduit à garder une place,
Il n’est pas rems d’user d’orgueil et de menace.
C’est à Stelle à présent que l’espoir est permis
De ne voir plus la peur qu’entre ses ennemis :
Je suis Prince, Madame, et je porte une épée
Qui peut lui redonner sa couronne usurpée.
LOTHAIRE.
Pour un Comte d’Urgel vous parlez un peu haut :
Vous fûtes repoussé dans le dernier assaut,
Et l’on pourra forcer votre valeur extrême
À s’exercer bientôt dans votre pays même.
STELLE.
Comte de Roussillon, aurez-vous ce pouvoir ?
AURORE.
Un jour à vos dépens vous le pourrez savoir.
GUSMAN.
Ma foi, nous nous battrons.
ROGER.
Coulons-nous dans la presse
Pour entrer dans la ville avecque la Princesse.
STELLE.
Il faut nous séparer : pour conclure la paix,
Je vous irai trouver jusqu’en votre palais.
AURORE.
Je viendrai vous revoir.
STELLE.
Vous n’avez qu’à m’attendre.
AURORE.
Songez à décamper.
STELLE.
Songez à vous défendre.
LE COMTE.
Nous nous verrons, Lothaire.
LOTHAIRE.
Oui, pour votre malheur.
STELLE.
Craignez noue pouvoir.
AURORE.
Craignez notre valeur.
STELLE.
Je puis vaincre aisément.
AURORE.
Tremblez, tremblez encore.
Le parti de Stelle.
Vive Stelle, soldats.
Le parti d’Aurore.
Vive plutôt Aurore.
ACTE II
Scène première
AURORE, DIANE
AURORE.
Diane, c’en est fait, il faut vaincre ou périr ;
Ce n’est plus qu’à la force où je dois recourir :
J’ai pris mille chevaux, et Lothaire s’apprête
Pour les faire sortir et combattre à leur tête.
DIANE.
Lothaire peut beaucoup ; il vous aime et vous plaint ;
Vos malheurs et vos yeux l’ont doublement atteint,
Et c’est un grand secours qu’un Prince magnanime
Quand la pitié le touche et quand l’amour l’anime.
Si j’ose toutefois vous parler librement,
Vous le traitez, Madame, un peu bien froidement :
Depuis que sa valeur à vous servir s’emploie,
J’ai bien vu que ses soins vous donnent peu de joie,
Et qu’un astre contraire à son affection
Dans votre âme pour lui jette l’aversion.
AURORE.
Ma cousine, entre nous je le dirai sans peine,
D’une autre passion mon âme est toute pleine :
Lothaire vient trop tard, ses soins sont superflus ;
On ne peut disposer de ce que l’on n’a plus,
Et l’amour plus souvent dans nos cœurs prend naissance
Par inclination que par reconnaissance.
Tu sais bien qu’à Madrid, dans un âge charmant,
Le Prince d’Aragon fut mon premier amant,
Et je t’ai conseillé que cette même flamme,
Qu’il prit dedans mes y eux, retourna dans mon âme.
Je me trouvai sensible, et reçus à mon tour
Cette langueur qui plaît et qu’on appelle amour.
DIANE.
Ce Prince est mort enfin, et sa mort vous convie
D’éteindre votre flamme aussi bien que sa vie.
Laissez, laissez en paix le dépôt d’un cercueil ;
Six mois, pour un amant, sont un assez long deuil :
Sur ce qui n’est plus rien que pouvez-vous prétendre ?
Voulez-vous conserver des feux pour de la cendre ?
AURORE.
Je sais son aventure, et je n’ignore pas
Qu’en un combat funeste il reçut le trépas.
Mais quand pour ses malheurs mes yeux versent des larmes,
L’amour veut que mon cœur brûle encor pour ses charmes.
Deux mois après sa mort, dans un jour assez beau,
Où nous firmes baigner au bord d’un clair ruisseau,
Je trouvai ce portrait dont la chère imposture
Semblait du Prince mort exprimer la peinture ;
Et rencontrant des traits qui m’avaient pu charmer,
L’image de ce Prince eut droit de m’enflammer.
Mais admire, Diane, en quelle erreur étrange
De mon cruel destin le caprice me range :
Depuis que dans mes mains ce portrait est venu
Cet objet qui m’est cher n’a pu m’être connu ;
Et tout ce qui me flatte est qu’en cette occurrence
D’un Prince que j’aimais, j’aime la ressemblance.
Enfin, voilà le charme où mon cœur s’est rendu.
DIANE, regardant le portrait.
Je connais ce portrait.
AURORE.
Ô Dieux !
DIANE.
Je l’ai perdu.
AURORE.
Toi, Diane ?
DIANE.
Oui, Madame, et ce fut, ce me semble,
Un jour qui fut choisi pour nous baigner ensemble.
Je puis vous éclaircir touchant l’original :
Votre Empire, Madame, est son pays natal ;
L’éclat de sa naissance et de ses destinées
Peut donner jalousie aux têtes couronnées :
Il est fameux et brave autant qu’il est charmant ;
C’est un homme admirable.
AURORE.
Enfin c’est ton amant ;
Et par une aventure imprévue et fatale
Pour confidente ici j’aurai pris ma rivale.
Tu vantes sa conquête, et je dois présumer
Que tu l’estimes trop pour ne le pas aimer.
DIANE.
De cet homme, en effet, la personne m’est chère.
AURORE.
Mais quel est-il enfin ?
DIANE.
Madame, c’est mon frère.
AURORE.
Ton frère ! dis-tu vrai ? me voudrais-tu flatter ?
DIANE.
Ce portrait est de lui, vous n’en pouvez douter :
Je l’avais pour le rendre, avec un peu d’adresse,
Aux mains de Léonor, autrefois sa maîtresse ;
Mais j’en perdis l’envie ayant vu clairement
Qu’elle avait partagé les feux d’un autre amant,
Et que mon frère, après cette atteinte imprévue,
Était loin de son cœur autant que de sa vue.
AURORE.
Mais l’aime-t-il encor ?
DIANE.
Je n’en ai rien appris ;
Il perdrait son amour, s’il savait ses mépris.
Il avait pris déjà quelqu’emploi dans la guerre,
Quand vous vîntes revoir votre natale terre ;
Et depuis, n’étant point revenu dans ces lieux,
Il n’a pas eu l’honneur de paraître à vos yeux.
AURORE.
En quel lieu peut-il être ?
DIANE.
Il est près de Séville,
Qui commande un grand corps des troupes de Castille.
AURORE.
Auprès de nous, Diane, il faut le rappeler ;
Je brûle de le voir : mais qui vient nous troubler ?
Scène II
ELVIRE, DIANE, AURORE, ROGER, GUSMAN
ELVIRE.
Don Roger de Moncade à la porte nous presse
De l’admettre à baiser les mains de Votre Altesse.
DIANE.
Mon frère ?
AURORE.
Quel bonheur ! qu’il entre promptement ;
L’émotion le joint à mon ravissement.
Il vient ; à son abord mon trouble renouvelle :
Qu’il est bien fait, Diane !
ROGER.
Ah ! Gusman, qu’elle est belle !
Madame, avec respect je viens vous présenter
Un bras qui pour vous plaire osera tout tenter,
Et qui, si vous souffrez de vous en voir servie,
Pour servir votre État négligera ma vie.
Je dois rougir, Madame, en tenant ce discours :
Ce que je vous présente est un faible secours.
Si j’étais Souverain, j’aurais l’âme charmée
De vous offrir mon bras en tête d’une armée,
Bien qu’à mes sentiments mes destins soient meilleurs,
De prendre ici des lois que d’en donner ailleurs.
AURORE.
Soyez le bien venu, guerrier incomparable,
Dont j’ai tant souhaité le retour favorable :
J’ai du plaisir de voir mes souhaits exaucés
Plus que je ne puis dire et que vous ne pensez.
Vous dissipez ma crainte en prenant ma querelle.
ROGER.
Je ne fais le devoir que d’un sujet fidèle.
AURORE.
Vous sortez de mon sang et je sais vos exploits :
Des sujets tels que vous peuvent devenir Rois.
Mais faites-nous savoir toutes vos aventures ;
Nous en avons reçu des nouvelles mal sûres :
Surtout n’oubliez rien depuis votre départ ;
Je suis votre parente, et j’y dois prendre part.
ROGER.
Je résiste à l’honneur qu’il vous plaît de me faire ;
Si j’osais obéir je pourrais vous déplaire :
De vous rien déguiser c’est mal faire ma cour ;
Pour parler de ma vie, il faut parler d’amour ;
Et vouloir à vos yeux étaler ma faiblesse,
C’est perdre le respect qu’on doit à Votre Altesse.
AURORE, à Diane.
Il aime Léonor.
DIANE.
Il la devrait haïr.
AURORE, à Roger.
C’est me bien respecter que me bien obéir.
Est-ce un illustre objet qui cause vos alarmes ?
Faites-nous par avance un récit de ses charmes.
ROGER, à part.
Amour, en ma faveur, daigne lui révéler
Que c’est de ses appas que je vais lui parler.
Haut.
J’adore une Beauté si charmante et si rare,
Qu’en ses moindres attraits mon jugement s’égare.
On connaît à son air doux et majestueux,
Que sans doute elle sort ou des Rois, ou des Dieux.
Son port seul doit ravir ; jamais Reine Amazone
Avecque tant d’éclat n’a paru sur le trône :
Sa taille est admirable, et son divin aspect
Inspire également l’amour et le respect.
Son teint, où la Nature a paru si savante,
Est des plus belles fleurs la peinture vivante,
Et porte en même temps, avec trop de rigueur,
De la neige à la vue et des flammes au cœur.
L’or de ses beaux cheveux, qui tant de cœurs enlace,
Mêle agréablement le désordre et la grâce,
Et, s’émouvant par fois, vient baiser sans dessein
Les roses de sa joue et les lys de son sein.
Ses yeux noirs et brillants, par leurs vives lumières,
Trouvent l’art d’éblouir les âmes les plus fières ;
Et par des traits charmants qu’on ne saurait parer,
N’ont qu’à se faire voir peur se faire adorer.
AURORE, à Diane.
Léonor dans ces traits n’est que trop bien dépeinte ;
Mon dépit est ardent et ma flamme est éteinte.
À Roger.
Ce merveilleux objet vous doit beaucoup charmer.
ROGER.
Mes fortes passions ne peuvent s’exprimer :
Depuis que j’ai reçu ses atteintes charmantes,
Les plus rares Beautés me sont indifférentes.
AURORE.
Enfin, ne parlez plus touchant cette Beauté ;
Vous m’en avez plus dit que je n’ai souhaité.
ROGER.
Qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ?
AURORE.
Ce qui me doit déplaire.
ROGER.
Quoi ! mon amour, Madame...
AURORE.
A cassé ma colère.
ROGER.
Vous connaissez donc bien de qui je suis épris ?
AURORE.
Vos discours indiscrets me l’ont assez appris.
ROGER.
Je vous ai fait, sans doute, un aveu téméraire ;
Mais qui sait bien aimer ne sait pas bien se taire.
AURORE.
Roger, pour votre bien vous seriez beaucoup mieux
D’éteindre pour jamais ce feu pernicieux.
ROGER.
Jusques à le cacher je pourrais me contraindre ;
Mais je mourrai, Madame, avant que de l’éteindre.
AURORE.
Votre peu de respect me fâche au dernier point.
ROGER.
Arrêtez.
AURORE.
Je ne puis.
À Diane.
Toi, ne me quitte point.
ROGER.
Veuillez entendre encor deux mots en ma défense.
AURORE.
J’ai trop ouï parler d’un amour qui m’offense.
Scène III
ROGER, GUSMAN, LOTHAIRE, LAZARILLE
LAZARILLE.
À ce que je connais, Roger est mal en cour.
LOTHAIRE.
Sans doute à la Princesse il a parlé d’amour.
GUSMAN.
Vous voilà bienheureux !
LAZARILLE.
Voyez comme il soupire.
LOTHAIRE.
Observe avec quel art je lui ferai tout dire.
À Roger.
Seigneur, dans ce moment je tiens mon fort bien doux
De m’avoir fait choisir même parti que vous :
Vous connaîtrez dans peu jusqu’à quel point j’honore
Le premier des héros et le parent d’Aurore.
Je sais votre valeur et votre qualité.
ROGER.
Je ne mérite pas cette civilité.
LOTHAIRE.
Votre voix et votre air marquent quelque tristesse :
Serait-ce un déplaisir qui vînt de Son Altesse ?
La guerre, dont sans doute elle craint le succès,
Rend son esprit souvent chagrin jusqu’à l’excès.
ROGER.
N’eût-elle rien pour moi que mépris et que haine,
Je dois me souvenir qu’elle est ma Souveraine ;
Et quelqu’aversion qu’elle m’ait su montrer,
J’en croirais être digne, osant en murmurer :
Il n’éteint point mon zèle, et ma plus chère envie
Est de sauver son sceptre aux dépens de ma vie.
LOTHAIRE.
On voit peu de sujets si fidèles que vous :
Aurore vous devait un traitement plus doux ;
Vous deviez être exempt des traits de son caprice,
Et l’on peut l’accuser d’erreur et d’injustice.
ROGER.
Non, non ; Aurore est juste et me doit mépriser ;
Ce sont mes seuls défauts qu’il en faut accuser :
Cet objet merveilleux d’erreur est incapable ;
Il ne fait jamais rien qui ne soit équitable,
Et son juste mépris fait voir qu’assurément
Je ne méritais pas un meilleur traitement.
LOTHAIRE.
Une si haute estime est sans doute admirable.
ROGER.
Aurore, à mon avis, est toute incomparable ;
Dans un objet mortel la nature et les cieux
N’ont jamais renfermé des dons si précieux ;
Ils ont en sa saveur, d’une adresse pareille,
Fait un dernier effort pour faire une merveille,
Et n’ont jamais uni, par de plus doux accords,
Une âme si brillante avec un si beau corps.
LOTHAIRE, bas.
De ton caprice, Amour, la rigueur est extrême :
L’on entend à regret estimer ce qu’on aime ;
Et, soit que l’on en dise ou du bien ou du mal,
Un amant en conçoit un déplaisir égal.
ROGER.
Elle a des qualités qui sont assez connaître
Que c’est pour commander que le ciel l’a fait naître,
Et qu’un sceptre adoré du reste des humains,
Ne saurait mieux tomber que dans ses belles mains.
Stelle devrait céder la suprême puissance
Au mérite d’Aurore autant qu’à sa naissance ;
Et ses yeux, où du trône on voit briller les droits,
Trouveront des sujets entre les plus grands Rois.
LOTHAIRE, bas.
Son amour dans ces mots trop clairement s’exprime :
Tâchons, par nos mépris, d’amoindrir son estime.
ROGER.
L’offre que ce matin elle a faite à sa sœur,
De son âme royale a fait voir la grandeur :
Ce doit être à sa gloire une marque immortelle,
Pour annoncer qu’elle est juste autant qu’elle est belle ;
Enfin, c’est un miracle, il le faut avouer.
LOTHAIRE.
Comme vous, je l’estime et je la veux louer.
ROGER.
Elle a mille vertus clignes qu’on les admire.
LOTHAIRE.
C’est en dire beaucoup.
ROGER.
L’on n’en peut assez dire ;
On doit être charmé de ses moindres appas.
LOTHAIRE.
Vous en parlez trop bien.
ROGER.
Vous, vous n’en parlez pas.
LOTHAIRE.
Je fais dessus ce point ce qu’il faut que l’on pense,
Et veux bien vous en faire entière confidence :
Vous êtes trop vaillant pour n’être pas discret ;
Pour un si noble ami je n’ai point de secret.
Comme à vous dans l’abord Aurore eut l’avantage
De me faire estimer son cœur et son visage ;
Mais je suis mieux instruit, et le temps m’a fait voir
Qu’un mérite apparent m’avait su décevoir.
ROGER.
Lothaire, ce mépris me paraît fort étrange.
LOTHAIRE.
Il est juste pourtant plus que votre louange ;
Quand vous aurez cessé d’être préoccupé,
Vous verrez clairement que vous êtes trompé ;
Qu’Aurore n’eut jamais de charmes invincibles,
Et qu’elle a des défauts qui sont assez visibles.
ROGER.
J’y trouverai toujours de nouvelles beautés ;
Mais je ne puis souffrir l’air dont vous la traitez.
Aurore est sans défaut, et, pour ne vous rien taire,
Je serai repentir qui dira le contraire.
LOTHAIRE.
C’est à tort sur ce point que vous vous offensez ;
Aurore n’est pas juste au point que vous pensez,
Et tant d’honnêtes gens qui combattent pour Stelle,
Vont voir que l’équité se trouve en sa querelle :
Je soutiens qu’ils ont pris le plus juste parti.
ROGER.
Et moi je soutiendrai que vous avez menti.
LOTHAIRE, mettant l’épée à la main.
C’est trop ; ma retenue est enfin dissipée.
Scène IV
AURORE, ROGER, GUSMAN, LOTHAIRE, LAZARILLE
AURORE, sortant de sa chambre.
Comment, devant ma chambre oser tirer l’épée !
ROGER.
Si j’ose vous parler...
LOTHAIRE.
De grâce, écoutez-moi.
ROGER.
Vous ne vous plaindrez point.
LOTHAIRE.
Vous connaitrez ma foi.
ROGER.
Madame...
LOTHAIRE.
En m’écoutant vous serez mieux instruite.
ROGER.
J’ai...
AURORE.
Lothaire, parlez ;
À Roger.
vous parlerez ensuite.
LOTHAIRE.
J’ai voulu hautement louer votre beauté,
Et de votre querelle exprimer l’équité ;
Mais lui, par des mépris, que par respect je cèle,
Dit que vous n’êtes point équitable ni belle.
Je n’ai su plus longtemps vous entendre outrager,
Et j’ai tiré l’épée afin de vous venger.
GUSMAN, à part.
Peut-on mentir jamais avec plus d’insolence ?
AURORE.
L’aveu de vos mépris éclate en ce silence.
Mon visage, Roger, a beaucoup de défauts,
Et votre jugement, sans doute, n’est point faux ;
Mais je ne comprends pas, quoi que je me propose,
Pourquoi vous condamnez l’équité de ma cause,
Vous que l’honneur engage à défendre mes droits,
Et qui de mon parti semblez avoir fait choix.
ROGER.
Vos soupçons me font tort ; l’audace de Lothaire
Trouble mon innocence et la force à se taire :
Lui-même insolemment vient de vous mépriser ;
Il m’accuse au moment que je dois l’accuser ;
Il m’impute un forfait dont je suis incapable,
Et se sait innocent, lorsqu’il est seul coupable.
AURORE.
Vos excuses, Roger, ont peu de fondement.
LOTHAIRE.
Je vous ai dit la chose, et fort ingénument.
ROGER, mettant la main sur son épée.
Si nous étions en lieu tel que je le désire,
Vous voyez un témoin qui vous ferait dédire.
AURORE.
Je vous défends, Roger, d’avoir prise avec lui :
Ce Prince de mon trône est le plus ferme appui ;
C’est s’attaquer à moi qu’attaquer sa personne,
Et sa perte serait celle de ma couronne.
LOTHAIRE.
Roger n’est pas un homme à redouter si fort ;
S’il m’ose offrir la guerre, il recevra la mort.
ROGER.
Si vos ordres exprès ne réglaient mon envie,
La menace dans peu lui coûterait la vie.
AURORE.
Ces éclaircissements seraient trop hasardeux ;
Sans croire aucun de vous, je fais grâce à tous deux.
LOTHAIRE.
Après une bonté si touchante et si rare,
Qui peut vous mépriser est sans doute un barbare ;
Et quoique je me trouve innocent en effet,
Pour jouir du pardon, je prends part au forfait.
Oui, bien qu’injustement un insolent m’accuse,
J’accepte votre grâce.
ROGER.
Et moi je la refuse.
Qui reçoit un pardon et se dit innocent,
Produit contre soi-même un indice puissant ;
Et bien qu’un imposteur m’accuse avec audace,
Je n’ai point fait de crime, et ne veux point de grâce.
AURORE.
Vous refusez ma grâce ! hé bien, je la reprends.
Je vois de vos mépris des indices trop grands ;
Quoique dessus ce point votre orgueil me dénie,
Je ne dois plus douter de votre calomnie.
Vous m’avez méprisée, et j’ai trop bien compris
Que vous voulez encor soutenir vos mépris :
Votre âme, qui se plaît à me voir offensée,
Au moindre repentir ne peut être forcée.
Ma grâce assurément vous donne de l’effroi ;
Vous auriez du regret d’être bien avec moi,
Et que de mes bontés un excès magnanime
Vous forçât de changer vos mépris en estime.
ROGER.
Vous avez pris à tort ces injustes soupçons.
AURORE.
Vous prenez mal le temps pour faire des leçons.
ROGER.
Écoutez-moi parler contre cette imposture.
AURORE.
Non, non ; vous me diriez quelque nouvelle injure.
ROGER.
Sachez...
AURORE.
De votre part je ne veux rien savoir,
Et vous m’obligerez de ne me jamais voir.
LOTHAIRE.
Le temps approche où Stelle aura beaucoup d’alarmes ;
Votre cavalerie est toute sous les armes :
J’étais ici venu pour vous en avertir.
AURORE.
Allons, conduisez-moi, je vous verrai partir.
Scène V
ROGER, GUSMAN
ROGER.
Vois comme elle me fuit cette belle inhumaine ;
Le coupable a le prix, l’innocent a la peine ;
Et lorsque mon respect attire son dédain,
Un insolent reçoit son cœur avec sa main.
GUSMAN.
Monsieur, consolez-vous ; c’est chose assez commune
Que la vertu soit mal avecque la fortune.
Il faut quitter ces lieux où nous sommes haïs ;
L’on n’est jamais, dit-on, Prophète en son pays.
ROGER.
Ne me parle jamais de m’éloigner d’Aurore ;
Toute ingrate qu’elle est, il faut que je l’adore :
Malgré tous ses mépris, au fort de ma douleur,
J’accuse seulement Lothaire et mon malheur.
GUSMAN.
Mais que prétendez-vous ?
ROGER.
Ou me perdre, ou lui plaire
J’opposerai ma flamme au bonheur de Lothaire ;
Et nous pourrons savoir, avant la fin du jour,
Qui doit vaincre ou céder, la fortune ou l’amour.
ACTE III
Scène première
GUSMAN, ROGER, dans le jardin
GUSMAN.
Ah ! que de biens, Seigneur ! que d’honneur et de gloire !
ROGER.
Ce succès est si grand que j’ai peine à le croire.
GUSMAN.
Avec cent cavaliers rompre mille chevaux !
ROGER.
J’ai, dans ce grand exploit, fait voir ce que je vaux.
Lothaire avec trois mille a fait moins de carnage,
Et de tous ses travaux tiré moins d’avantage.
Mais en ce grand succès d’où naîtra mon bonheur ?
La fortune a plus fait pour moi que ma valeur.
En cette occasion, et si chaude et si prompte,
J’ai pénétré d’abord au pavillon du Comte,
Qui se verrait, possible, entre mes prisonniers,
S’il avait tenu ferme et plié des derniers.
Rien n’a pu résister à notre noble audace ;
Et dans cette chaleur où nous faisions main-basse,
Un homme m’a crié, pâle et tremblant d’effroi :
Je me rends en vos mains, Seigneur, conservez-moi ;
Je puis vous assurer qu’en sauvant ma personne,
Vous gagnerez un prix qui vaut une couronne.
Cette haute promesse a sait hâter mes pas,
Pour le tirer soudain d’un fâcheux embarras ;
Et comme ma valeur l’a tiré de la presse,
Il a, par ce coffret, accompli sa promesse.
Mais comme il se sentait blessé mortellement,
D’une voix faible et basse il m’a dit seulement :
Du grand Comte d’Urgel je suis le Secrétaire,
Qui d’un si grand trésor me fit dépositaire.
De grâce publiez, pour adoucir mon sort,
Que je l’ai, pour le moins, gardé jusqu’à la mort.
En achevant ces mots, il chancelle, il expire.
GUSMAN.
Après avoir tant sait, qu’avait-il plus à dire ?
ROGER.
J’ai servi ma Princesse avec assez de fruit,
Et ce fameux exploit va faire assez de bruit.
GUSMAN.
En venant apporter cette heureuse nouvelle,
Vous avez avec vous un témoin bien fidèle :
Cet écrin, tout rempli de larges diamants,
Confondra l’artifice et les déguisements.
ROGER.
Oui, si dans ce jardin, comme je me propose,
Je rencontre ma sœur pour lui dire la chose,
Je la veux informer de ce coup glorieux,
Et mettre entre ses mains ce dépôt précieux.
Aurore, qui paraît de soucis accablée,
S’appuyant sur ma sœur, passe dans cette allée :
La crainte me saisit ; cachons-nous en ces lieux ;
Elle m’a défendu de paraître à ses yeux.
Scène II
AURORE, DIANE, ELVIRE
AURORE.
Diane, vois-tu bien comme il fuit ma rencontre !
DIANE.
Il se cache, il est vrai ; mais son respect se montre.
AURORE.
Ici l’aversion peut passer pour respect.
DIANE.
Et le vrai pour le faux, à qui tout est suspect.
AURORE.
Mais il pouvait passer avec moins de vitesse.
DIANE.
Mais il voulait garder l’ordre de Votre Altesse.
C’est par commandement qu’il détourne ses pas,
Et vous le blâmeriez, s’il ne le faisait pas.
Le serai-je appeler sans tarder davantage ?
AURORE.
Plutôt mourir cent sois qu’il eût cet avantage.
DIANE.
Vous remettriez la joie en un cœur affligé.
AURORE.
Je ne veux rien du tout en un cœur partagé.
DIANE.
Sans doute vos soupçons lui font un tort extrême.
AURORE.
Mais si j’étais sa sœur, je dirais tout de même ;
Je voudrais le servir, je voudrais l’excuser,
Et porter tout le monde à le favoriser.
Dans ces chers mouvements qu’inspire la nature,
On va jusqu’au mensonge et jusqu’à l’imposture.
De Lothaire tantôt je n’ai que trop appris
Que Roger n’a pour moi que haine et que mépris ;
Et tout son procédé trop clairement exprime
Qu’il n’a pour Léonor que tendresse et qu’estime.
Ce que tu dis pourtant passe en mon souvenir,
Comme un songe plaisant que je veux retenir.
Par obligation je dois aimer Lothaire ;
Par inclination je penche vers ton frère ;
Et cette émotion, qui vient du firmament,
Est plus forte cent fois que mon raisonnement.
Mais le sommeil me presse, et de notre sortie
Le soin jusqu’à présent m’a toujours divertie :
Je veux un peu dormir dessus ce gazon frais,
Sur qui ces verts rameaux font un ombrage épais.
DIANE.
Vous plaît-il que l’on chante un air qui soit capable
D’introduire en vos sens ce sommeil agréable ?
AURORE.
Il est bien à propos ; Diane, prends ce soin,
Qu’il n’entre ici personne, et qu’on chante un peu loin.
CHANSON.
Amour, détache ton bandeau,
Pour voir l’ouvrage le plus beau
Qu’ait jamais formé la Nature ;
On y voit briller tant d’appas,
Que les seuls traits de sa peinture.
Pouvaient ébaucher mon trépas.
Ô vous, dont la vaine splendeur
Voudrait contester de grandeur
Avec la Beauté que j’adore,
Vos travaux n’auront point de fruit ;
L’éclat d’une si belle Aurore
Éteint tous les feux de la nuit.
Scène III
AURORE, ELVIRE, LOTHAIRE
ELVIRE.
Ah, Seigneur ! n’entrez point, la Princesse repose.
LOTHAIRE.
Elvire, de ma part ne crains aucune chose.
ELVIRE.
Vous lui pourrez tantôt parler plus à propos.
LOTHAIRE.
Laisse-moi ; je saurai respecter son repos :
Je ne troublerai point une Beauté si chère ;
Mes souhaits les plus doux ne tendent qu’à lui plaire.
J’attendrai son réveil, prenant ici le frais :
L’on excuse un amant ; avançons-nous plus près.
Mais prenons-lui ses fleurs, afin que leur absence
L’instruise, à son réveil, de notre diligence.
Je veux écrire ici des vers sur ce sujet,
Qui ne déplairont pas à ce charmant objet.
Il écrit sur des Tablettes.
Laissez-moi ces fleurs en partage ;
L’éclat de votre beau visage
Ternit leurs plus vives couleurs :
N’en trouvez point la perte étrange ;
Celui qui vous ôte des fleurs
Vous laisse son cœur en échange.
Ces vers, à mon avis, ne sont pas mal tournés.
Il n’est rien d’impossible aux cœurs passionnés.
Il ne faut point tracer mon nom sous ces fleurettes ;
Elle reconnaîtra sans doute mes Tablettes.
Posons-les, et, de peur de troubler son sommeil,
Dans ce lieu si charmant attendons son réveil.
Scène IV
AURORE, ROGER, GUSMAN
GUSMAN, sortant d’une allée.
Je le vois.
ROGER.
Que vois-tu ?
GUSMAN.
L’objet de votre haine ;
Lothaire qui tout seul dans ces lieux se promène.
Il cherche la Princesse.
ROGER.
Il n’en faut point douter.
Je sens, en le voyant, mon courroux s’augmenter ;
Et s’il avait l’orgueil de m’aborder encore,
Je pourrais oublier les défenses d’Aurore.
GUSMAN.
J’aperçois la Princesse.
ROGER.
Évitons son abord.
GUSMAN.
Elle est seule.
ROGER.
Il n’importe.
GUSMAN.
Arrêtez ; elle dort.
ROGER.
Elle dort ?
GUSMAN.
Approchez.
ROGER, regardant Aurore.
Merveille que j’adore !
Vous qui réveillez tout, vous dormez, belle Aurore ;
Et toutes les beautés, les charmes les plus doux,
Les Grâces, les Amours dorment avecque vous.
Mais qui peut auprès d’elle avoir mis ces Tablettes ?
Ces vers de mes soupçons seront les interprètes.
Regardons ce que c’est.
Laissez-moi ces fleurs en partage ;
L’éclat de votre beau visage
Ternit leurs plus vives couleurs :
N’en trouvez point la perte étrange ;
Celui qui vous ôte des fleurs
Vous laisse son cœur en échange.
Vers assez peu sensés,
De ce feuillet ici vous serez effacés ;
Et je suis obligé d’en mettre à votre place,
Qui se présenteront avecque plus de grâce.
Le plus fidèle des amants
Vous a donné ces diamants,
Qui brillent bien moins que sa flamme ;
Et, sans rien exiger de vous,
Il borne ses vœux les plus doux
À vous donner encor son âme.
Laissons avec ces vers ce coffret précieux,
Afin qu’à son réveil elle y porte les yeux.
Ma sœur, qui connaîtra d’abord mon écriture,
Lui pourra, sur ce fait, donner quelqu’ouverture ;
Et nous viendrons après, par son commandement,
Lui conter en détail ce grand évènement.
Elle s’éveille ; ô Dieux ! quelle rigueur extrême
De se voir obligé de fuir ce que l’on aime !
Scène V
AURORE, éveillée
Aimable et doux sommeil qui me pressais les yeux,
Tu n’es jamais d’accord avec l’astre des cieux !
Tandis qu’il rend les monts et les plaines fertiles,
Il sèche ses pavots et les rend inutiles.
Je ne puis plus dormir ; le chaud et la clarté
Bannissent de mes sens le repos souhaité :
Aussi bien ma grandeur se trouve intéressée
Au succès de l’exploit qui règne en ma pensée.
Mais qu’est-ce que je tiens, et qu’est-ce que je voi ?
D’où me vient cet écrin ? Fille, qu’on vienne à moi.
Ce que je trouve ici me surprend et m’étonne.
Tandis que je dormais, n’est-il entré personne ?
Scène VI
ELVIRE, AURORE
ELVIRE.
Lothaire seul, Madame, a pris la liberté
D’entrer en ce jardin contre ma volonté.
AURORE.
Sans doute c’est à lui que je suis redevable
D’un présent si galant et si considérable :
Je dois m’en assurer ; c’est le fidèle amant
Par qui les bons succès m’arrivent en dormant.
Ces Tablettes aussi me sont assez connues ;
Lothaire près de moi souvent les a tenues :
Il faut les feuilleter : possible qu’à les voir,
J’apprendrai de sa main ce que je veux savoir.
Je ne vois que des vers ; lisons : à sa Princesse
Lothaire veut partout faire voir son adresse.
Le plus fidèle des amants
Vous a donné ces diamants,
Qui brillent tien moins que sa flamme ;
Et, sans rien exiges de vous,
Il borne ses vœux les plus doux
À vous donner encor son âme.
Ô fortune ! il fallait que, pour bien m’obliger,
Ces vers et ces faveurs me vinssent de Roger,
L’offense qu’il m’a faite en serait effacée ;
À suivre mes désirs je me verrais forcée :
Je perdrais des soupçons que je garde à regret ;
Je ne haïrais plus ce que j’aime en secret,
Cet objet à la fois d’amour et de colère,
Oui, tout ingrat qu’il est, ne me saurait déplaire ;
Et je ne serais pas réduite à caresser
Un Prince qu’on ne peut assez récompenser ;
Mais qui, par un instinct qui n’est pas concevable,
Tout obligeant qu’il est, ne peut m’être agréable.
Ce charmant importun... Mais, ô Dieux ! le voici.
Scène VII
LOTHAIRE, AURORE, ELVIRE
LOTHAIRE.
Madame, j’attendais votre réveil ici,
À dessein de vous faire un récit véritable
D’une expédition dont je suis responsable.
Nos gens ayant d’abord enlevé deux quartiers,
Avaient déjà battu des régiments entiers,
Quand le Comte, suivi d’une troupe aguerrie,
Rallia les trois parts de la cavalerie.
Lors les voyant marcher en un ordre meilleur,
Opposant en tous lieux le nombre à la valeur...
Enfin, nous avons sait une retraite utile,
De peur d’être coupés du côté de la ville,
Où nos gens, par l’effort de votre heureux destin,
Sont rentrés tout couverts de gloire et de butin.
AURORE.
Ce récit est rempli de trop de modestie ;
Du succès de vos soins je suis bien avertie,
Et d’illustres témoins m’ont déjà fait savoir
Que, pour m’en acquitter, je manque de pouvoir.
LOTHAIRE.
Si le sort eût voulu seconder mon courage,
J’eusse obtenu, sans doute, un plus grand avantage ;
Mais quand j’aurais pour vous su vaincre entièrement,
Je serais trop payé d’un regard seulement.
AURORE.
Ne désavouez point le bien que vous me faites ;
Quoi que vous en disiez, j’en croirai vos Tablettes.
LOTHAIRE.
J’ai pris la liberté d’y tracer quelques vers.
AURORE.
C’est par eux que vos soins m’ont été découverts.
Mais d’où vient que ces fleurs en vos mains sont tombées ?
LOTHAIRE.
Pendant votre sommeil je les ai dérobées.
AURORE.
Je souffrirai toujours des larcins à ce prix ;
Vous m’avez plus donné que vous ne m’avez pris.
Je sais bien à quel point je vous suis redevable :
Je dois nommer faveur cet échange agréable.
LOTHAIRE, à part.
Ô bonté sans égale ! elle appelle faveur
Le vol de son bouquet et le don de mon cœur.
AURORE.
Vous faites l’étonné !
LOTHAIRE.
Votre bonté m’étonne :
Vous faites trop d’état du peu que je vous donne.
AURORE.
Ce que vous me donnez a droit de me charmer.
LOTHAIRE.
Qu’entends-je ? mon bonheur se peut-il exprimer ?
AURORE, montrant l’écrin.
C’est vouloir enchérir sur les galanteries
Que de payer des fleurs avec des pierreries :
Elles viennent de vous, ne me le celez plus.
LOTHAIRE.
Ô Dieux ! que vois-je ?
AURORE.
En vain vous faites le confus.
Ce sont, à mon avis, des marques éclatantes
Que vous avez forcé les principales tentes.
LOTHAIRE.
Cet amas de brillants serait plus précieux,
S’il avait tout l’éclat qui sort de vos beaux yeux.
AURORE.
Afin de m’obliger par des faveurs discrètes,
Vous l’avez ici mis avecque vos Tablettes.
Le butin est fort rare et le trait fort galant ;
Toutes vos actions n’ont rien que d’excellent :
Assurez-vous qu’Aurore est fort reconnaissante.
Mais d’où vient que Roger à mes yeux le présente ?
LOTHAIRE.
Il approche, et votre ordre est assez mal gardé.
Scène VIII
ROGER, GUSMAN, AURORE, LOTHAIRE
AURORE.
Qui vous amène ici ? vous ai-je demandé ?
ROGER.
Madame, un attentat horrible vous regarde,
Qui de m’offrir à vous fait que je me hasarde.
Près du mur du jardin, marchant au petit pas,
Je viens d’ouïr des gens qui parlaient assez bas.
Le mur nous séparait, et, par une merveille,
Ces mots plus élevés ont frappé mon oreille :
Oui, sur ce stratagème il se faut arrêter ;
La chose est bien conçue, il faut l’exécuter :
Par-là Stelle est vengée, et sa sœur est détruite ;
Il faut qu’elle périsse, elle et toute sa suite.
J’ai fait lors un effort pour voir les assassins
Qui forment contre vous de si cruels desseins ;
Mais, par un grand malheur, la muraille ébranlé
S’est, entre mes deux mains, par le haut écroulé
M’a fait choir avec elle, et ne m’a pas permis
De saisir ni de voir vos secrets ennemis.
AURORE.
Cet avertissement est si fort ridicule,
Qu’il n’étonnerait pas l’esprit le plus crédule.
Comment peut-on parer de pareils attentats,
Et se garder de gens que l’on ne connaît pas ?
Je serai redevable à vos avis fidèles,
Quand vous m’apporterez de meilleures nouvelles
Lorsque vous aurez fait quelque grande action,
Dont le récit réponde à notre attention.
ROGER.
Vous serez redevable à mes avis fidèles,
Quand je vous porterai de meilleures nouvelles,
Et lorsque j’aurai fait quelque grande action,
Dont le récit réponde à votre attention !
Princesse, je réclame ici votre justice ;
Il n’est rien de plus grand que mon dernier service,
Pendant votre sommeil près de vous j’ai remis
Ce butin que j’ai fait entre vos ennemis.
Pourriez-vous démentir ce brillant témoignage,
Qui fait voir où mon zèle a porté mon courage ?
AURORE.
Vous prétendez, sans doute, augmenter mon courroux :
Ce présent m’est venu d’un plus vaillant que vous.
Aux faciles esprits l’on peut tout faire croire ;
Mais ce n’est pas ainsi qu’on acquiert de la gloire.
ROGER.
Pouvez-vous soupçonner mon courage et ma foi ?
En faisant tout pour vous, n’ai-je rien fait pour moi ?
Et ce riche trésor, où ma valeur s’exprime,
N’a-t-il pas mérité seulement votre estime ?
AURORE.
Pensez-vous m’abuser par ces déguisements ?
GUSMAN, à part.
Il est bien satisfait de tels remerciements !
ROGER.
Par quel charme faut-il que mes travaux pénibles
Ne recueillent pour fruit que des douleurs sensibles,
Et qu’enfin ma valeur ne reçoive autre prix
Que les rigoureux traits d’un injuste mépris ?
AURORE, à Lothaire.
Hé bien, qu’en dites-vous ?
LOTHAIRE.
L’insolence est extrême.
ROGER.
Ce que je dis, Madame, est la vérité même.
J’ai pris ces diamants.
AURORE.
Et moi je n’en crois rien ;
Ils viennent de Lothaire, et je le sais fort bien.
Ne vous obstinez pas à dire le contraire,
À moins que de vouloir redoubler ma colère.
ROGER.
Malgré votre injustice et mon ressentiment,
Je vous obéirai, Madame, aveuglément :
Je souffrirai qu’un lâche en bonheur me surmonte,
Et qu’il ait tout l’honneur et moi toute la honte.
Mais s’il faut, pour vous plaire, être fourbe et sans cœur,
Je dois vous obéir sans espoir de faveur,
Moi qui suis ennemi des moindres artifices,
Et qui jusqu’à la mort vous rendrai des services.
LOTHAIRE.
Il croit que ces discours pourront vous décevoir.
AURORE.
Non, non ; j’ai trop de joie à ne lui rien devoir.
LOTHAIRE.
Pour vous tromper, sans doute, il prend mal ses mesures :
Vous ne vous laissez pas surprendre aux impostures.
ROGER.
Quoi ! de tous mes travaux vous étant fait l’auteur,
Osez-vous bien encor me traiter d’imposteur ?
AURORE.
C’en est trop, c’en est trop ; ma patience est lasse
De voir joindre à mes yeux le mensonge à l’audace.
Sortez.
ROGER.
Cette rigueur m’étonne au dernier point.
AURORE.
Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez point.
ROGER.
Ma valeur parlera, quand vous me ferez taire.
AURORE.
C’est trop perdre de temps ; remenez-moi, Lothaire.
Scène IX
ROGER, GUSMAN
ROGER.
Ah ! cruelle Princesse, à qui tout semble dû,
C’est pour moi seulement que le temps est perdu.
Ô rigoureux mépris ! ô dures barbaries !
GUSMAN.
Ma foi, l’on a fort mal payé vos pierreries.
Aurore est malapprise, et ces beaux diamants
Valaient bien, tout au moins, quelques remerciements.
Mais il n’écoute point.
ROGER.
Poursuis, divine Aurore !
Sois plus méconnaissante et plus injuste encore ;
Donne plus d’étendue à cette cruauté,
Qui pour moi se rencontre égale à ta beauté,
Et deviens, s’il se peut, plus fière et plus cruelle
Que tu n’es, à mes yeux, noble, charmante et belle :
Toutes ces cruautés ne m’empêcheront pas
De te servir partout jusques à mon trépas ;
De prodiguer toujours mon sang pour ta querelle,
Et d’affermir enfin ton trône qui chancelle.
À Gusman.
Suis-moi ; cherchons ma sœur, et faisons un effort
Pour vaincre mon malheur ou pour hâter ma mort.
ACTE IV
Scène première
ROGER, AURORE
ROGER, posant Aurore évanouie sur un gazon, après l’avoir retirée du Palais qui paraît embrasé.
Enfin, grâce à l’Amour, j’ai sauvé de la flamme
Celle qui fit entrer tant de feux dans mon âme !
Mais, ô de tant de soins fatal évènement !
Cette rare Beauté reste sans mouvement,
Et tous mes vains efforts, dans ces débris funestes,
D’un objet si charmant n’ont sauvé que les restes.
Les astres de la nuit, par leurs sombres clartés,
Ne me sont que trop voir ces tristes vérités.
Ses appas ont perdu leur grâce accoutumée ;
Sa bouche sans couleur est à demi fermée :
Ses charmes sont éteints, et la Mort à son tour
Triomphe insolemment où triomphait l’Amour.
Ô destins ennemis ! eût-on jamais pu croire
Que vous m’eussiez réduit à détester ma gloire,
Et sentir des douleurs pires que le trépas,
Après m’avoir fait voir Aurore entre mes bras ?
Faut-il qu’une Beauté si charmante et si fière
Dans un embrasement perde ainsi la lumière ?
Elle qui savait l’art de s’émouvoir si peu,
Alors que ses beaux yeux mettaient les cœurs en feu.
Mais c’est trop quereller les destins de sa perte ;
On doit me l’imputer, puisque je l’ai soufferte :
J’ai dû, pour conserver le fil de ses beaux jours,
Prévoir mieux son péril et hâter mon secours ;
Et mon retardement, qui lui coûte la vie,
Est une trahison qui doit être punie.
Je me suis fait coupable en la laissant périr ;
Pour elle j’ai vécu, peur elle il faut mourir,
Et joindre avec ce fer, pour signaler ma flamme,
Mon trépas à sa mort et mon âme à son âme.
Toutefois différons ce dessein d’un moment :
Je n’ai fait de sa mort qu’un douteux jugement ;
Possible par bonheur qu’elle n’est que pâmée :
Ce peut être un effet de la seule fumée.
Aucuns de ses habits ne se trouvent brûlés,
Et ses esprits pourront être encor rappelés.
Mais je mettrais fort-mal ce secours en usage :
Cherchons quelqu’un des siens sans tarder davantage ;
Et venons dans ces lieux après, au gré du fort,
Ou lui rendre la vie, ou me donner la mort.
Scène II
LOTHAIRE, LAZARILLE
LOTHAIRE.
Ton effort vainement s’oppose à mon envie ;
Puisqu’Aurore n’est plus, je dois perdre la vie,
Et, pour me réunir au sujet de mon deuil,
De ce palais en feu faire au moins mon cercueil.
Ô funeste accident !
LAZARILLE.
Qu’avez-vous à vous plaindre ?
Dans ce jardin, Seigneur, nous n’avons rien à craindre,
Et de ce grand palais l’embrasement fatal
Ne doit point faire ici ni de peur ni de mal.
LOTHAIRE.
Ah ! c’est trop justement que la douleur m’emporte :
Ne m’as-tu pas conté que la Princesse est morte ?
Ne m’as-tu point appris que cet objet charmant
Se trouve enveloppé dans cet embrasement,
Et que déjà partout le bruit vient de s’épandre
Qu’un chef-d’œuvre si beau n’est plus que de la cendre ?
LAZARILLE.
Seigneur, c’est un malheur qu’on ne pouvait celer,
Et dont le seul remède est de s’en consoler.
LOTHAIRE.
Peut-on se consoler d’une telle disgrâce ?
Mais retourne à la ville et vois ce qui s’y passe :
Sans doute que ce feu vient de nos ennemis,
Et qu’on doit redouter quelque chose de pis.
Scène III
LOTHAIRE, AURORE
LOTHAIRE.
Enfin, je me vois libre, et je puis, sans contrainte,
Suivre le désespoir dont mon âme est atteinte.
Ne faisons point ici de regrets superflus ;
Il faut, il faut périr, Aurore ne vit plus.
Le trépas fait ma perte, il faut qu’il m’en console,
Qu’il joigne encor ma vie au trésor qu’il me vole,
Et que, pour assouvir pleinement sa rigueur,
Il triomphe d’Aurore au milieu de mon cœur.
Ô Dieux ! ne vois-je pas l’Ombre de cette Belle,
Qui vient de ses amants revoir le plus fidèle ?
Non, je suis abusé ; ce n’est que son beau corps,
Et son âme est déjà sans doute entre les Morts.
Ô trop infortunée et trop aimable Aurore !
Console d’un regard un amant qui t’adore.
Mais en vain je lui parle ; elle est sourde à ma voix ;
Je la recouvre ensemble et la perds à la fois :
Je la trouve, il est vrai, mais je la trouve morte ;
Quand je me crois guéri, ma douleur est plus forte,
Et j’apprends à l’objet d’un si cruel trépas,
Qu’il m’eût été plus doux de ne la trouver pas.
Son malheur, par mes cris, ne deviendra pas moindre.
Attends, Aurore, attends ; je m’en vais te rejoindre,
Et ce fer par mes mains va punir ton amant
D’avoir, après ta mort, vécu plus d’un moment.
Aurore ! belle Aurore !
AURORE, revenant de sa pâmoison.
Où suis-je ? et qui m’appelle ?
LOTHAIRE.
Celui pour qui vos maux sont une mort cruelle,
Qui veut rendre vos jours, non les siens, assurés ;
Qui vit si vous vivez, qui meurt si vous mourez,
Et qui jusqu’au tombeau s’obstinant à vous suivre,
Vous croyant déjà morte, allait cesser de vivre.
AURORE.
Ah ! c’est donc vous, Lothaire, à qui je dois le jour ?
Vous ne pouviez jamais marquer mieux votre amour.
Ô miracle inouï, que je ne puis comprendre !
Quel autre qu’un amant aurait pu l’entreprendre ?
Amour, pour un dessein si grand, si périlleux,
Il faut trouver un cœur échauffé de tes feux !
Vous qui pouvez prétendre à plus que vous ne faites,
Apprenez qui je suis, m’ayant dit qui vous êtes :
Je suis celle qui croit devoir tout à vos soins,
Celle qui donne plus, quand on attend le moins,
Dont le cœur est sensible à la reconnaissance,
Qui s’impute à bonheur votre persévérance,
Qui vous doit son salut, qui ne vit que pour vous,
Qui croit que votre amour a fait de si grands coups,
Et confesse qu’après cette action sublime
Elle doit quelque chose au-delà de l’estime.
LOTHAIRE, à part.
Elle se trompe fort ; secondons son erreur :
Un mensonge amoureux ne me fait point d’horreur.
Haut.
Ce discours obligeant paye avec trop d’usure
Ce que j’ai fait pour vous en cette conjoncture.
AURORE.
Sachez que votre prix passera votre espoir.
LOTHAIRE.
Je sais que qui vous sert ne fait que son devoir.
AURORE.
Mon salut ne vient pas d’une valeur commune.
LOTHAIRE.
Ma valeur a moins fait que ma bonne fortune.
J’entends du bruit.
Scène IV
DIANE, AURORE, LOTHAIRE
DIANE.
Madame, ô Dieux ! par quel bonheur
De vous baiser les mains ai-je encore l’honneur ?
AURORE.
Diane, mon salut de Lothaire est l’ouvrage :
Admire son amour, admire son courage.
Sitôt que cet horrible et prompt embrasement
Commença d’éclater dans mon appartement,
Dedans un cabinet, où j’étais renfermée,
J’aperçus tout-à-coup une épaisse fumée ;
Et surprise des cris qu’on me faisait ouïr,
La fumée augmentant me fit évanouir ;
Et si Lothaire enfin m’eût lors abandonnée,
La flamme eût achevé ma triste destinée.
Juge, avant qu’il ait pu jusqu’ici m’enlever,
Quels horribles périls il aura su braver.
DIANE.
Sa martien ce dessein devait être infaillible.
LOTHAIRE.
Pour un homme amoureux il n’est rien d’impossible.
AURORE.
Je vous conjure encore, en ce pressant besoin,
D’empêcher que le feu ne s’étende plus loin :
Joignez à mon salut la sûreté publique.
LOTHAIRE, en se retirant.
Lorsque vous commandez, j’obéis sans réplique.
AURORE.
Ma perte était certaine, en un si grand danger,
Si j’avais attendu le secours, de Roger ;
Et peut-être en lieu sûr, d’une âme indifférente,
Il songe qu’à présent je suis morte ou mourante.
Scène V
ROGER, ELVIRE, GUSMAN, AURORE, DIANE
ROGER.
Vous vivez, ma Princesse, et les cieux courroucés
Ont donc, en cet instant, tous mes vœux exaucés !
Se peut-il que vivante encor je vous revoie !
J’allais mourir d’ennui, je vais mourir de joie.
AURORE.
Je vis encor, Roger ; mais savez-vous comment
J’évite la fureur de cet embrasement ?
ROGER.
C’est de moi seulement que vous pourrez l’apprendre.
AURORE.
Votre avis me surprend.
ROGER.
Il doit bien vous surprendre.
Le feu, comme vainqueur, dans le palais logé,
Dans votre appartement avait tout ravagé ;
Les plus riches lambris, par cent bouches béantes,
Vomissaient vers le ciel des flammes pétillantes,
Lorsqu’étant accouru pour vous en dégager,
Mon désir fut accru par l’horreur du danger :
Malgré l’obscurité d’une épaisse fumée,
Et le mortel effroi de la flamme allumée,
Sans en être étonné que pour vous seulement,
Je me suis fait passage en votre appartement.
AURORE.
Où m’ayant aussitôt trouvée évanouie,
Et surpassant du feu la vitesse inouïe,
Vos bras, de ce fardeau s’étant voulu charger,
M’ont conduite en ces lieux éloignés du danger ?
ROGER.
Il n’est rien de plus vrai.
AURORE.
Votre audace me fâche ;
Il n’est rien de si faux qu’un mensonge si lâche.
ROGER.
D’où vous naît ce courroux ?
AURORE.
Vous feignez assez bien
À faire le surpris vous ne gagnerez rien.
ROGER.
Doutez-vous ?
AURORE.
Non ; je sais que je serais sans vie
Si j’avais attendu que vous m’eussiez suivie.
ROGER.
Quoi ! vous pourriez penser...
AURORE.
Que vous m’estimez peu ;
Que vous aimez la vie, et craignez bien le feu ;
Que Lothaire est celui qui m’en a préservée.
ROGER.
Lothaire, dites-vous ?
AURORE.
Oui ; lui seul m’a sauvée,
Lorsque si lâchement vous me laissiez périr,
Et sans vous émouvoir et sans me secourir :
Lui qui n’est qu’étranger, et de qui la naissance
Ne l’intéressait point à prendre ma défense ;
Qui, sans paraître ingrat, lâche et mauvais parent,
Pouvait voir mon trépas d’un œil indifférent ;
Lui seul, bravant l’horreur d’une mort assurée,
M’a généreusement des flammes retirée.
L’estime que j’en fais semble vous irriter ;
Puisqu’il brave la flamme, il est à redouter.
ROGER.
Quoi que, pour vous sauver, mon courage ait pu faire.
Vous ne me devez rien...
AURORE.
Je dois tout à Lothaire :
Je le reconnais seul pour mon libérateur ;
Vous pour mauvais parent et pour lâche imposteur.
ROGER.
Est-ce lui qui le dit ?
AURORE.
Non, Roger ; c’est moi-même.
ROGER.
Je me tais ; car pour vous mon respect est extrême :
À d’éternels mépris je me sens destiné.
Lothaire est trop heureux, moi trop infortuné.
GUSMAN, à Roger, à part.
Quoi ! Seigneur, vous souffrez ce qu’on dit de Lothaire !
ROGER.
La Princesse le dit ; c’est à moi de me taire ;
Et malgré ma douleur et mon ressentiment,
Je ne veux pas ici faire éclaircissement.
À Aurore.
Enfin, Lothaire a su vous sauver de la flamme ;
C’est votre sentiment ; mais qui l’a vu, Madame ?
AURORE.
Mes yeux sont les témoins de ce que je lui doi.
ROGER.
Des témoins si brillants sont des juges pour moi ;
Pour être récusés, ils ont trop de lumière :
Je leur immolerai ma gloire toute entière :
Je veux même oublier mon service rendu,
Et souffrir que Lothaire ait l’honneur qui m’est dû.
Un si cruel mépris ne peut m’ôter l’envie
De perdre encor pour vous et mon sang et ma vie.
AURORE.
Son respect m’attendrit : que ne peut-il prouver
Que je suis abusée et qu’il m’a pu sauver !
Scène VI
LAZARILLE, AURORE, ROGER, GUSMAN, DIANE, ELVIRE
LAZARILLE.
Votre Altesse saura que l’ennemi s’avance
Que le feu du palais rend les murs sans défense,
Et que, pour profiter de ce trouble fatal,
Stelle vient vous donner un assaut général.
AURORE.
Je lui serai connaître, en Princesse outragée,
Que, si je dois périr, je dois périr vengée.
DIANE.
Avant toute autre chose il serait à propos
Que Votre Altesse prît un moment de repos.
AURORE.
Non, je veux donner l’ordre et combattre en personne ;
Mon repos est moins cher que n’est une couronne.
ROGER.
Madame, en ce combat ma valeur fera foi
Qui sait mieux vous servir de Lothaire ou de moi.
Malgré votre rigueur et malgré votre haine,
Je vous suivrai partout.
AURORE.
N’en prenez pas la peine :
Dans cette occasion vous me servirez peu,
Si vous craignez le fer de même que le feu.
Scène VII
DIANE, ROGER, GUSMAN
DIANE.
Mon frère, désormais, oserez-vous paraître ?
Mais vois-je encor mon frère ? et puis-je le connaître ?
ROGER.
Auprès de la Princesse un autre me détruit,
Et, quand je l’ai sauvée, il en reçoit le fruit.
DIANE.
Osez-vous soutenir encor votre imposture ?
De cette indignité ma tendresse murmure.
Avez-vous sait dessein de tromper une sœur,
Pour mieux tromper Aurore et regagner son cœur ?
ROGER.
C’est porter jusqu’au bout ma honte et mon martyre.
DIANE.
En lui parlant de vous, que pourrai-je lui dire ?
Quand je lui vanterai vos services passés,
Ceux de votre rival les auront effacés ;
Et quand je lui dirai, favorisez mon frère,
Elle me répondra : je dois tout à Lothaire.
Je vois que votre esprit commence à s’irriter ;
Mais apprenez enfin que je ne puis flatter.
ROGER.
Lorsque chacun m’outrage et me fait injustice,
Ma sœur veut-elle encore aggraver mon supplice ?
DIANE.
Ah ! vous deviez agir en véritable amant,
Vous jeter dans la flamme avec empressement,
Et par ce noble effort d’amour et de courage,
Ôter à vos rivaux ce nouvel avantage.
Le danger était grand ; mais mon frère, en effet,
Vous pouviez achever ce que Lothaire a fait.
Une âme, par l’amour aux feux accoutumée,
Pouvait moins s’étonner de la flamme allumée.
Scène VIII
ROGER, GUSMAN
ROGER.
Gusman, fut-il jamais amant plus malheureux
Éprouva-t-on jamais un fort plus rigoureux ?
A-t-on jamais reçu de plus vives atteintes,
Et poussa-t-on jamais plus justement des plaintes ?
GUSMAN.
Vit-on jamais Princesse, en un pareil effet,
De plus sotte façon reconnaître un bienfait ?
Vit-on jamais amant plus heureux que Lothaire,
Entre tous les amans que le soleil éclaire ?
Jamais maître fut-il mieux chaussé que le mien ?
Jamais valet fut-il moins content que le sien,
Qui du matin au soir, quand la douleur le tue,
De cent plaintes d’amour a la tête rompue ?
ROGER.
Par quel arrêt des Dieux et quel destin fatal
Ne sais-je rien de grand qu’en faveur d’un rival ?
Lorsque je sauve Aurore, on dit que c’est Lothaire.
GUSMAN.
La Princesse le dit ; c’est à vous de vous taire.
ROGER.
Pour vaincre mon destin, ou le pouvoir fléchir,
Que faire ?
GUSMAN.
Aller au bain et vous y rafraîchir.
ROGER.
Dans un tel embarras, quel chemin dois-je suivre ?
GUSMAN.
Le chemin du logis.
ROGER.
Lothaire la délivre !
Le croit-elle ?
GUSMAN.
Elle croit que vous l’estimez peu,
Que vous aimez la vie et craignez bien le feu.
ROGER.
Dois-je encor lui parler ? que faut-il que j’espère ?
GUSMAN.
Qu’elle vous répondra : je dois tout à Lothaire ;
Je le reconnais seul pour mon libérateur,
Vous pour mauvais parent et pour lâche imposteur.
ROGER.
Parles-tu bien ainsi sans craindre ma colère ?
GUSMAN.
La Princesse l’a dit ; c’est à vous de vous taire.
ROGER.
La Princesse l’a dit ; ah ! je m’en ressouviens ;
Dessus ses sentiments je dois régler les miens ;
Contre un arrêt qui vient d’une bouche si belle,
La plainte la plus juste est toujours criminelle.
Mais l’assaut se prépare, et nous devons songer
Que la Princesse y doit courir quelque danger.
Allons suivre ses pas et courre sa fortune ;
Allons perdre pour elle une vie importune,
Et ne nous plaignons point du fort injurieux,
S’il me permet au moins de mourir à ses yeux.
ACTE V
Scène première
ELVIRE, AURORE, dans le palais
ELVIRE.
Dieux ! se peut-il encor que Votre Altesse vive ?
AURORE.
Sans un vaillant guerrier, j’étais morte ou captive.
Le péril est si grand que je viens d’éviter,
Que le récit tout seul te doit épouvanter.
Déjà de l’ennemi les troupes avancées
Avaient de nos dehors les défenses forcées ;
Et déjà, par mes soins, nos gens de toutes parts
Défendaient la muraille et bordaient les remparts,
Alors que, pour lasser ou vaincre ma disgrâce,
Avec mille chevaux je sortis de la place.
La nuit régnait encore, et l’ennemi d’abord
Crut que notre parti sans doute était plus fort,
Et cessant d’attaquer afin de se défendre,
Il se trouva surpris, lorsqu’il pensait surprendre.
Enfin les assaillants, en ce puissant effroi,
Laissaient la place libre et fuyaient devant moi,
Quand le jour, rallumant ses lumières éteintes,
Leur fit voir ma faiblesse et dissipa leurs craintes,
Ce fut dans ce moment que ma superbe sœur
Revint fondre sur nous avec tant de fureur,
Qu’après cent vains efforts je me trouvai réduite
À ne plus espérer de salut qu’en ma suite.
Mais mon cheval, sous moi blessé mortellement,
En tombant m’engagea dans son trébuchement ;
Et sans un grand héros, dont la valeur m’étonne,
Cette chute attirait celle de ma couronne :
Il fit plus d’un miracle afin de me sauver ;
Seul faisant tête à tous, il vint me relever,
Et de sa qualité refusant de m’instruire,
Il sortit de la ville, ayant su m’y conduire.
ELVIRE.
Quoi ! ce libérateur ne vous est pas connu ?
AURORE.
J’ignore de quel bras mon salut est venu :
Ma bague, qu’il reçut après m’avoir sauvée,
Avec une esse double en son écu gravée,
Seront les seuls témoins à qui j’aurai recours
Pour connaître la main qui prolonge mes jours.
Mais qu’est-ce que tu tiens ?
ELVIRE.
C’est une miniature,
Dont la flamme a semblé respecter la peinture :
Ce portrait est de vous, et je l’ai ramassé
Dans votre cabinet où vous l’avez laissé.
AURORE.
Que vois-je, Elvire ? ô ciel !
ELVIRE.
Vous voyez tous vos charmes.
Mais qui pourrait causer vos soupirs et vos larmes ?
AURORE.
Ce n’est pas sans sujet que je verse des pleurs ;
Ces traits dans mon esprit retracent mes malheurs.
Cette boîte à Madrid, dans ma seizième année,
Au Prince d’Aragon de ma part fut donnée,
Et je ne comprends pas quel accident secret
A pu faire en ces lieux rencontrer ce portrait.
Mais l’état où je suis à d’autres soins m’oblige ;
Le péril se redouble, alors qu’on le néglige :
Sans doute que ma chute aura jeté l’effroi
Dans le cœur des soldats qui combattent pour moi,
Et possible déjà que quelqu’un me vient dire
Que Barcelone est prise et que mon règne expire.
Scène II
DIANE, AURORE, STELLE, ELVIRE
DIANE.
Voici Stelle, Madame, et mon frère a l’honneur
D’avoir causé sa prise et fait votre bonheur :
Agréez ce service, et souffrez que j’espère
Qu’il puisse, en sa faveur, calmer votre colère.
AURORE.
Tout criminel qu’il est, un si rare présent,
Pour obtenir sa grâce, est plus que suffisant.
À Stelle.
Il faut vous consoler, ma sœur ; vous devez croire
Que je sais mieux que vous user de la victoire :
La fortune vous brave, et j’ai moins de rigueur ;
Elle est votre ennemie, et je suis votre sœur :
Le sort trahit souvent la plus belle espérance,
Et n’a rien d’assuré que sa seule inconstance.
Mais ma tendresse encor saura vous obliger ;
Votre fortune change, et je ne puis changer.
STELLE.
C’est le plus grand des maux que j’ai pu jamais craindre,
Que de voir mon malheur vous forcer à me plaindre.
Ne vous contraignez pas, je ne souhaite rien
D’une main ennemie et qui vole mon bien ;
Et si mon infortune était moins incertaine,
Mon désespoir déjà vous tirerait de peine.
Mais vous devez savoir, pour vous combler d’effroi,
Que le Comte d’Urgel combat encor pour moi,
Et que, quelque pouvoir ici qui me retienne,
Votre captivité suivra de près la mienne.
Sachez qu’au moindre bruit que fera mon malheur,
Son désespoir encore accroîtra sa valeur,
Et qu’il viendra bientôt, en forçant Barcelone,
Vous jeter dans les fers et m’élever au trône.
Mais vous n’en doutez pas, et la feinte pitié,
Qui cache la grandeur de votre inimitié,
N’est qu’un moyen adroit pour obtenir ma grâce,
Alors que ma fortune aura changé de face,
Et lorsque, vous trouvant réduite sous ma loi,
Votre fort n’aura plus d’autre arbitre que moi.
Scène III
LAZARILLE, LE COMTE D’URGEL, AURORE, STELLE, DIANE, ELVIRE
LAZARILLE.
Le Comte est pris, Madame.
STELLE.
Ah ! tout mon espoir cesse.
LAZARILLE.
Et Lothaire vainqueur l’envoie à Votre Altesse.
LE COMTE.
Ma Princesse, je viens partager vos douleurs ;
J’ai combattu longtemps pour vaincre vos malheurs :
Mais de votre accident la nouvelle semée,
A fait lâcher le pied à toute votre armée ;
Et vous pouvez penser qu’il m’est beaucoup plus doux
D’être ici prisonnier que libre loin de vous.
AURORE.
Ma sœur, votre espérance enfin se trouve éteinte,
Et vous allez savoir si ma tendresse est feinte.
Le Comte, ainsi que vous, est réduit sous ma loi,
Et votre sort n’a plus d’autre arbitre que moi :
Mais je me servirai de ce bonheur insigne
Pour faire seulement savoir que j’en suis digne.
Je dois vous relever quand le sort vous abat,
Et n’offrirai pas moins, que devant le combat :
Je vous cède, ma sœur, la moitié de l’empire ;
Mais aux conditions que je vais vous prescrire.
STELLE.
Quand on veut faire grâce en cette occasion,
On la sait toute entière et sans condition.
AURORE.
Qui veut la mériter en même conjoncture,
Doit montrer moins d’orgueil et céder sans murmure :
Ce que je veux est juste.
STELLE.
Et que prétendez-vous ?
AURORE.
Je prétends vous donner le Comte pour époux :
C’est la condition où vous serez forcée ;
La constance doit être enfin récompensée.
LE COMTE.
C’est me combler de gloire et me vaincre deux fois.
STELLE.
J’obéirai sans peine à de si douces lois.
AURORE.
Allons à nos sujets apprendre ces nouvelles ;
Allons faire cesser leurs soins pour nos querelles,
Et faisons publier que, suivant mes souhaits,
Notre dissension a fait place à la paix.
LAZARILLE, seul.
Retournons au combat pour rejoindre mon Maître.
Mais il est de retour, et je le vois paraître.
Scène IV
LOTHAIRE, LAZARILLE
LOTHAIRE.
As-tu vu la Princesse ?
LAZARILLE.
Avec fidélité,
De vos ordres, Seigneur, je me suis acquitté.
Vous pouvez tout prétendre.
LOTHAIRE.
Oui ; mais cet avantage
Me vient de la fortune et non de mon courage.
LAZARILLE.
Le mérite aujourd’hui vaut moins que le bonheur ;
Quand on acquiert un sceptre, on acquiert de l’honneur.
Rendez-vous sans remords Comte de Barcelone ;
Tous les chemins sont beaux quand ils mènent an trône.
LOTHAIRE.
Voyons Aurore ; allons.
LAZARILLE.
Ne vous pressez pas tant,
Et recevez, Seigneur, un avis important.
J’ai su qu’un inconnu, que le ciel favorise,
Qui porte en son écu deux esses pour devise,
Après avoir sauvé la Princesse et l’État,
Est, sans se découvrir, rentré dans le combat ;
Et par une aventure étrange et favorable,
En passant j’ai trouvé cet écu remarquable,
Et je ne doute point que, si vous le portez,
Les faits de l’inconnu vous seront imputés.
LOTHAIRE.
J’admire ton esprit.
LAZARILLE.
La chose est sort certaine.
LOTHAIRE.
Un autre évènement me met beaucoup en peine.
Tu rentrais dans la ville avec le Comte pris,
Quand l’ennemi fit ferme avecque de grands cris,
Et, pour sauver ce Prince avecque violence,
Mit encore une fois la victoire en balance :
Ce fut lors que Fernand, un parent de Roger,
Reçut un coup de trait qui le mit en danger ;
Et du sang qu’il perdait, pour arrêter la course,
Roger prit son mouchoir et fit choir cette bourse.
À l’instant, par bonheur, marchant dessus ses pas,
Je la vis amasser par un de nos soldats ;
Et quand les ennemis, sans ordre et sans conduite,
Eurent été contraints de prendre enfin la fuite,
Je le fis appeler, et sus adroitement
Que la bourse enfermait un riche diamant.
Je me le fis montrer, et plus surpris encore,
Je reconnus d’abord le diamant d’Aurore ;
Et connaissant mon nom, le soldat m’a permis
D’emporter ce butin pour mille écus promis,
Juge si l’aventure a lieu de me surprendre.
LAZARILLE.
Elle cache un secret que je ne puis comprendre.
LOTHAIRE.
Je le pourrai savoir de Roger que voici.
Cherche le bouclier et me rejoins ici.
Scène V
LOTHAIRE, ROGER, GUSMAN
GUSMAN.
Encor que votre écu soit tombé dans la presse,
Cet autre vous sera connaître à la Princesse.
ROGER.
Je porte son anneau qui fera tout savoir.
GUSMAN.
Qui peut donc vous plonger dans un chagrin si noir ?
ROGER.
La perte du portrait de la divine Aurore.
GUSMAN.
Où l’auriez-vous perdu ?
ROGER.
Moi-même je l’ignore :
Par quelqu’effort, sans doute, il m’est tombé du bras.
Mais d’où vient que Lothaire adresse ici ses pas ?
LOTHAIRE.
Je crois que la Princesse attend de vos nouvelles.
ROGER.
Je lui ferai tantôt des récits bien fidèles.
LOTHAIRE.
De vos combats ?
ROGER.
Sans doute.
LOTHAIRE.
Ils ont eu de l’effet.
ROGER.
Ils pourront effacer ce que vous avez fait.
LOTHAIRE.
De vos exploits pourtant elle fait peu de conte.
ROGER.
Cependant j’ai pris Stelle.
LOTHAIRE.
Et moi j’ai pris le Comte.
ROGER.
Aurore maintenant me doit tout son bonheur.
LOTHAIRE.
La prise d’une femme apporte peu d’honneur.
ROGER.
Du moins celle du Comte est un moindre avantage.
LOTHAIRE.
L’avantage est égal, mais non pas le courage :
D’une extrême valeur c’est un effort dernier,
Que d’avoir arrêté ce héros prisonnier.
ROGER.
Quoi que vous me disiez, je consens à vous croire ;
Je n’eus jamais besoin d’emprunter de la gloire :
Je renonce à la vôtre, et j’espère aujourd’hui
Que vous ne voudrez plus voler celle d’autrui.
LOTHAIRE.
Ce que vous avez fait de plus considérable,
Au moindre de mes coups n’a rien de comparable :
Je tiens tous vos exploits indignes de mon bras,
Et veux bien volontiers ne les avouer pas.
Sachez que, sans mes soins et ma rare conduite,
Barcelone était prise, Aurore était détruite,
Et vous et vos parents étiez tous égorgés,
Si mon bras du péril ne vous eût dégagés.
ROGER.
Toutes vos actions n’ont rien que d’ordinaire,
Et sont sort au-dessous de ce qu’on m’a vu faire.
LOTHAIRE.
Parlez avec respect de votre Général.
ROGER.
Il faudrait m’abaisser pour être votre égal.
LOTHAIRE.
J’ai sauvé cet État par ma valeur extrême.
ROGER.
Moi, j’ai sauvé la vie à la Princesse même.
LOTHAIRE.
Vous ?
ROGER.
Oui ; de son salut j’ai droit de me vanter.
LOTHAIRE.
Mais ne craignez-vous point qu’elle en puisse douter ?
ROGER.
La bague que je garde, et que j’ai reçu d’elle,
D’un service si rare est le témoin fidèle.
LOTHAIRE.
Quoi ! vous avez sa bague ?
ROGER.
Elle est en mon pouvoir,
Et je l’attends ici pour la lui faire voir.
Ce discours vous surprend ?
LOTHAIRE.
Oui ; mais je conjecture
Qu’il pourrait bien encor passer pour imposture.
ROGER.
Malgré votre artifice et tout votre bonheur,
D’un service si grand j’aurai seul tout l’honneur.
Sitôt qu’aux yeux d’Aurore on me verra paraître,
Pour son libérateur je me ferai connaître,
Et l’anneau que je porte a de vives clartés
Qui pourront mettre au jour toutes vos lâchetés.
LOTHAIRE.
De quoi m’accusez-vous ? L’âme la moins commune
Peut faire son profit des coups de la fortune :
J’ai reçu quelqu’honneur qu’elle a su vous ravir ;
Mais devais-je me nuire, afin de vous servir ?
ROGER.
Ce sont de lâches traits d’un cœur comme le vôtre,
Que d’accepter le prix des services d’un autre.
Aurore a jusqu’ici retenu mon courroux ;
J’ai craint de l’affaiblir en perdant l’un de nous :
Mais sachez, maintenant que la guerre est finie,
Que votre audace enfin sera bientôt punie.
LOTHAIRE.
Quoi ! pour me menacer vous êtes assez vain ?
Je vous satisferai les armes à la main :
Alors que la Princesse, aux yeux de la province,
En me donnant sa foi, m’aura fait votre Prince,
Et qu’elle aura comblé mes souhaits les plus doux,
Je vous ferai l’honneur de me battre avec vous.
ROGER.
Lâche, ta mort de près suivrait ton insolence,
Si je ne respectais Aurore qui s’avance.
Scène VI
AURORE, LOTHAIRE, ROGER, STELLE, DIANE, LE COMTE D’URGEL, GUSMAN
AURORE.
Enfin, tout est tranquille, et nos sujets unis
Avec nos différends trouvent leurs maux finis ;
Et mon propre intérêt maintenant me convie
À chercher le héros à qui je dois la vie.
Mais quoi ! l’écu fameux que Roger me fait voir,
M’enseigne pleinement ce que je veux savoir,
Et la devise illustre en ses armes gravée,
Me fait connaître en lui le bras qui m’a sauvée.
LOTHAIRE.
Madame, s’il vous plaît de détourner les yeux
Ce bouclier encor vous en instruira mieux.
ROGER.
À croire un imposteur soyez plus réservée ;
Je portais cet écu quand je vous ai sauvée.
AURORE.
Ô ciel ! qui de vous deux prétend me décevoir ?
LOTHAIRE.
Vous voyez que l’écu se trouve en mon pouvoir.
ROGER.
Oui ; mais pour le combat se trouvant inutile,
Je l’ai laissé par terre assez loin de la ville,
Et c’est injustement qu’il se l’est imputé.
LOTHAIRE.
Ô Dieux ! quelle impudence et quelle fausseté !
AURORE.
Avant que d’en juger, pour n’être pas surprise,
Que chacun de vous deux explique la devise.
LOTHAIRE.
Cette devise apprend que pour se rendre heureux
Un courtisan doit être et subtil et soigneux.
ROGER.
Ces esses font savoir qu’un amant qui veut plaire,
Doit être également et soumis et sincère.
STELLE.
Roger l’explique mieux incomparablement.
AURORE.
Enfin, s’il m’a sauvée, il a mon diamant.
LOTHAIRE, montrant le diamant.
Sur cette question il va fort mal répondre ;
Ce témoin éclatant suffit pour le confondre.
ROGER.
Ah ! c’est une imposture, et je puis l’avérer ;
J’ai le vrai diamant, que je vais vous montrer.
GUSMAN.
Cherchez dans l’autre poche.
ROGER.
Il faut qu’il s’y rencontre.
GUSMAN.
Tirez.
ROGER.
C’est mon mouchoir.
GUSMAN.
Le voici.
ROGER.
C’est ma montre.
GUSMAN.
Quelqu’avare démon l’aura donc emporté ?
LOTHAIRE.
Il est confus ; jugez de ma sincérité.
ROGER.
Ô destin trop cruel !
AURORE.
Ô Ciel ! quelle injustice
Empêche que Roger me rende aucun service !
DIANE.
Si j’osais vous parler...
AURORE.
Vous parleriez en sœur :
Laissez-moi rendre grâce à mon libérateur.
Scène VII
CARLOS, LOTHAIRE, AURORE, ROGER, STELLE, LE COMTE D’URGEL, GUSMAN, LAZARILLE, ELVIRE, DIANE
CARLOS, à Lothaire, à part.
Monseigneur, s’il vous plaît, excusez la franchise :
Je n’attends, pour partir, que la somme promise.
AURORE.
Que vous veut ce soldat ?
LOTHAIRE.
C’est un extravagant.
CARLOS.
On extravague donc, quand on parle d’argent ?
LAZARILLE.
Attendez.
CARLOS.
À quoi bon tant de cérémonie ?
Ai-je affaire en ces lieux où la guerre est finie ?
LOTHAIRE.
Sortez.
CARLOS.
Pour un Seigneur, vous pouffez lourdement :
Il me faut mille écus ou bien mon diamant.
AURORE.
Quel diamant ? qu’entends-je ?
LOTHAIRE.
Ah ! ma peine est extrême !
CARLOS.
Celui que vous tenez.
AURORE.
Quoi ! cet anneau ?
CARLOS.
Lui-même.
LOTHAIRE.
N’achève pas.
CARLOS.
Pourquoi ? je dis la vérité ;
C’est de moi que tantôt vous lavez acheté.
LOTHAIRE.
Parle mieux.
CARLOS.
À mentir me voulez-vous contraindre.
LOTHAIRE.
Si...
CARLOS.
Quoi ! vous menacez ?
AURORE.
Achève sans rien craindre.
CARLOS.
Comme il roule les yeux ! chacun me l’a bien dit,
Qu’on ne doit point aux Grands donner rien à crédit.
Un homme bien armé, dont j’étais assez proche,
En tirant son mouchoir l’a fait choir de sa poche.
AURORE.
Quel homme était-ce encor ?
CARLOS.
Je ne sais qu’en juger ;
Un de ses gens m’a dit qu’on l’appelle Roger.
Mais il faudrait parler de me payer ma somme.
AURORE.
Elvire, prenez soin de contenter cet homme.
LE COMTE.
On ne peut soupçonner ce témoin ingénu.
STELLE.
Votre vrai défenseur cesse d’être inconnu.
AURORE.
Oui, Roger, je vous dois ma vie et ma victoire ;
Perdez de mes rebuts la honteuse mémoire :
Par de justes saveurs, dignes de votre prix,
Je prétends réparer ces injustes mépris.
LOTHAIRE.
Ô sort ! j’apprends ici quelle est ton inconstance.
AURORE.
Recevez de ma main cet écrin par avance.
ROGER.
L’honneur de vous servir me rend trop satisfait ;
Je ne dois pas reprendre un présent que j’ai fait.
AURORE.
Ce coffret toutefois m’est venu de Lothaire.
LOTHAIRE.
Il veut faire un présent qui ne lui coûte guère.
ROGER.
Il vous pourrait coûter plus que vous ne pensez :
Votre orgueil doit finir, mes malheurs font pactes.
AURORE.
Roger, en sa faveur j’ai des marques secrètes ;
Je ne puis démentir ses vers et ses tablettes.
ROGER.
Ces témoins sont pour moi, Madame ; il est certain
Que ces vers rencontrés sont écrits de ma main.
STELLE.
De Lothaire, en ce cas, confrontez l’écriture.
DIANE.
Dans sa confusion l’on voit son imposture.
LOTHAIRE.
Ô du cruel destin revers trop rigoureux !
AURORE.
Que ce succès, Diane, est conforme à mes vœux !
Lothaire cependant m’a sauvé de la flamme :
Cette obligation touchait beaucoup mon âme.
Que pouvait-il prétendre en voulant m’abuser ?
LOTHAIRE.
Je suis amant, Madame, et l’on doit m’excuser.
AURORE, lui donnant son portrait.
Sans doute le service est plus grand que l’offense :
Jugez, par ce présent, de ma reconnaissance.
ROGER.
Ce portrait est à moi, Madame, assurément.
AURORE, à Lothaire.
Serait-il point à vous ?
LOTHAIRE.
Nullement, nullement.
ROGER.
Le Prince d’Aragon me l’a donné lui-même.
DIANE.
N’en doutez point, Madame.
AURORE.
Ah ! ma joie est extrême.
ROGER.
En vous sauvant des feux je l’aurai laissé choir,
Et ces rubans brûlés vous le font assez voir.
AURORE.
Il suffit, il suffit, héros incomparable ;
Je vois trop à quel point je vous suis redevable :
Après ces grands effets d’amour et de valeur,
Je ne vous dois pas moins que mon sceptre et mon cœur.
STELLE.
Il est juste, ma sœur, qu’un heureux hyménée,
Joigne à jamais son sort à votre destinée.
AURORE.
Après ce que pour moi son courage a tenté,
Je confesse être un prix qu’il a trop mérité.
ROGER.
Dans l’excès de ma joie excusez mon silence.
AURORE.
Je m’offre avec plaisir pour votre récompense.
LOTHAIRE.
Quoi, Madame ! à mes yeux...
AURORE.
Quoi ! vous en murmurez !
Vous m’obligerez fort si vous vous retirez.
Allez porter ailleurs vos lâches artifices.
LOTHAIRE, en se retirant.
Fortune qui me perds, voici de tes caprices !
AURORE.
Allons tous dans le temple, en ce jour bienheureux,
De cet hymen célèbre achever les doux nœuds,
Et bénir hautement, et d’une voix commune,
ET LES COUPS DE L’AMOUR ET CEUX DE LA FORTUNE.