Le Mariage de Cambise (Philippe QUINAULT)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1657.

 

Personnages

 

GOBRIAS, Huissier de Préxaspe

DARIUS, fils de Palmis

MÉGABISE, Capitaine Persan

PRÉXASPE, favori de Cambise

OTANE, Capitaine Persan

CAMBISE, Roi de Perse

ARSACE, Capitaine des Gardes de Cambise

PALMIS, Princesse favorite de la mère de Cambise

MÉLANTE, Confidente de Palmis

ATOSSE, fille de Palmis, sœur de Cambise

ARISTONNE, sœur de Cambise, fille de Palmis

PHÉDIME, Confidente d’Atosse

LADICE, Confidente d’Aristonne

SUITE

 

La scène est à Memphis.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

GOBRIAS, DARIUS, en habit de Berger

 

GOBRIAS, poussant Darius hors d’un cabinet.

Sors, berger insolent ; le favori du Roi

Ne souffre point chez lui des hommes tels que toi.

DARIUS.

Des hommes tels que moi, dont tu fais peu de compte,

Souffrent de tels mépris sans recevoir de honte ;

Mon âme, en cet affront, n’a rien à partager ;

Tu me connais trop peu pour pouvoir m’outrager.

Dans ce rebut honteux rien de moi ne s’engage ;

Et l’habit d’un berger reçoit seul tout l’outrage.

Mon cœur t’est inconnu ; mais pour en juger mieux,

Tâche d’en découvrir quelque chose en mes yeux ;

Prends soin d’y remarquer, quelqu’éclat qui te porte...

Mais déjà, sans m’entendre, il a fermé la porte[1].

C’est ainsi qu’à la Cour, par un sort rigoureux,

Qui n’a que du mérite est rarement heureux ;

Et qu’au gré des flatteurs, que la saveur excite,

Qui n’a que du bonheur a toujours du mérite.

La fortune en ces lieux tenant tout abattu,

Usurpe tout l’honneur qu’on doit à la vertu ;

Et, par de faux brillants, sait beaucoup moins connaître

Ce que les hommes sont, que ce qu’ils feignent d’être.

Il ne faut pas aussi se rebuter d’abord ;

Tâchons encor d’entrer. Voici quelqu’un qui sort.

 

 

Scène II

 

MÉGABISE, DARIUS

 

MÉGABISE.

Invitons le péril où Préxaspe s’expose ;

Avertissons le Roi du dessein qu’il propose ;

Allons sans différer.

DARIUS.

Ah ! de grâce, Seigneur,

Si jamais la pitié put toucher votre cœur,

Pour implorer secours contre une violence,

Jusqu’où l’on voit Préxaspe ordonnez que j’avance ;

Daignez prendre ce soin.

MÉGABISE.

Je n’en ai pas le temps ;

Et j’ai des soins ailleurs beaucoup plus importants.

DARIUS, seul.

Ainsi des courtisans le cœur bas et farouche,

Ne prend autre intérêt que celui qui le touche ;

Et dans ses propres soins, chacun d’eux attaché,

Par ce qui touche autrui ne peut être touché.

L’action la plus juste et la plus éclatante,

Lorsqu’elle est sans espoir, leur est indifférente.

Ils n’estiment jamais ce qui ne leur sert pas.

La vertu toute pure est pour eux sans appas :

À leur gré la fortune est seule aimable et belle ;

Et tous sont vanité d’être aveugles comme elle.

Mais il faut voir Préxaspe ; il peut tout près du Roi :

Son amitié toujours fut ardente pour moi ;

Et je croirais lui faire une grande injustice,

Si de quelqu’autre main j’acceptais un service.

Entre les vrais amis, où rien n’est partagé,

Il est doux d’obliger plus que d’être obligé ;

Et des plus grands bienfaits la douceur la plus chère,

Est à les recevoir beaucoup moins qu’à les faire.

Chacun n’a pas en soi son plus fort intérêt ;

Ils cherchent... mais on ouvre, et Préxaspe paraît.

 

 

Scène III

 

PRÉXASPE, OTANE, GOBRIAS, DARIUS

 

PRÉXASPE, à Otane.

Ce péril, quoique grand, n’étonne point une âme

Que la fortune flatte, et que l’Amour enflamme :

Mon cœur, dans ce dessein fortement affermi,

Ne peut être content d’être heureux à demi.

DARIUS, à Préxaspe.

Grâce aux Dieux, vous sortez comme je le désire.

PRÉXASPE, à Gobrias.

Que l’on nous laisse seuls ; que chacun se retire.

À Otane.

Il faut avecque soin avertir nos amis,

D’exécuter ce soir ce qu’ils nous ont promis.

DARIUS.

Si l’état où je suis vous trompe, ou vous étonne,

Apprenez...

PRÉXASPE.

Aujourd’hui je n’écoute personne.

DARIUS.

Voyez-moi de plus près, et me connaissez mieux.

PRÉXASPE.

Que cet homme importun soit chassé de ces lieux.

DARIUS.

Ce mépris est cruel ; mais le Roi qui s’avance

Vient être le témoin de cette violence :

S’il a de la justice, il me doit protéger.

 

 

Scène IV

 

CAMBISE, MÉGABISE, PRÉXASPE, OTANE, DARIUS, ARSACE, GOBRIAS, SUITE

 

CAMBISE.

Quel sujet vous anime ? et qu’a sait ce berger ?

DARIUS.

Seigneur, mon impuissance est ce qui les anime ;

Ma mauvaise fortune ici fait tout mon crime ;

Et leur mépris pour moi vous fait voir que, pour eux,

C’est être criminel que n’être pas heureux.

CAMBISE.

Vous recevrez de moi plus qu’ils ne vous refusent :

Vous êtes Darius, ou tous mes sens s’abusent ;

Oui, vous l’êtes, sans doute, et ce déguisement

Ne vous peut, à mes yeux, cacher entièrement.

La grandeur de votre âme, en un sort si contraire,

Découvre, malgré vous, son brillant caractère ;

Et de votre vertu tous les traits glorieux,

À travers votre feinte, éclatent dans vos yeux.

DARIUS.

Je n’osais pas, Seigneur, concevoir l’espérance

D’être connu de vous après deux ans d’absence.

CAMBISE.

Vos craintes me sont tort ; vos services passés

Ont trop touché mon cœur pour en être effacés.

C’est par votre valeur que l’Égypte conquise,

Avec toute l’Asie, à mes lois est soumise.

Et me vois dans Memphis maître de l’Univers :

Amasis ne vit plus ; son fils est dans mes fers :

Et, dans cet heureux sort, je n’ai point d’avantage

Que ma gloire ne doive à votre grand courage.

Mais âpres tant de soins, dont le fruit m’est si doux,

Je ne puis m’empêcher de me plaindre de vous.

Par votre éloignement, et trop prompt, et trop rude,

Vous m’avez, malgré moi, couvert d’ingratitude.

Vous me jugiez ingrat, si vous prétendiez moins

Que d’avoir votre part du succès de vos soins ;

Et ne me pouviez faire une plus grande offense,

Que de vous dérober à ma reconnaissance.

DARIUS.

Les Dieux d’ingratitude ont exempté les Rois.

Un sujet, dès qu’il naît, relève de leurs droits ;

Et quoi qu’on fasse après de plus considérable,

Tant que l’on est vivant, on leur est redevable.

Si je vous rends beaucoup, je vous dois encor plus :

J’ai hasardé pour, vous les jours qui vous sont dus ;

Et j’ignore quel prix il faut que l’on souhaite,

Pour avoir essayé d’acquitter une dette.

Quelques heureux succès qui vous soient arrivés,

Ce n’est qu’à la fortune à qui vous les devez ;

Et ma témérité ne serait pas commune,

De me faire payer ces soins de la fortune,

Quand même vous devriez récompenser ma foi ;

Quand tout votre bonheur ne serait dû qu’à moi.

La vertu que j’aurais, dans un degré suprême,

Aurait dû ne chercher de prix qu’en elle-même ;

Et quelque bien d’ailleurs qui me fut présenté,

Mon cœur, s’il l’eût reçu, ne l’eût plus mérité,

Je ne fais point de prix digne qu’on le préfère,

Au plaisir d’avoir fait ce que l’on a dû faire ;

Et le charme commun d’un salaire excepté,

Aurait de ce plaisir souillé la pureté.

Je me vois cependant réduit, par ma disgrâce,

À vous venir ici demander une grâce.

CAMBISE.

Parlez : de ce malheur je ne puis m’affliger.

Puisque je ne pourrais, sans lui, vous obliger.

DARIUS.

Au fond du bois prochain, dans un lieu de retraite,

Dont j’ai trouvé toujours la douceur si parfaite,

Tandis que je chassais, avec trop de rigueur

On vient de m’enlever et ma mère et ma sœur.

CAMBISE.

Ô Ciel !

DARIUS.

Ne croyez pas, Seigneur, que j’appréhende

Que votre ordre autorise une audace si grande.

Vous l’ignorez...

CAMBISE.

Non, non : jugez-en autrement ;

On a suivi mon ordre en cet enlèvement :

Mais n’appréhendez pas que je cherche à leur nuire.

Déjà dans ce palais je les ai fait conduire :

Elles changent d’habits, et dans quelques moments

Votre mère viendra savoir mes sentiments :

Je lui veux annoncer un bonheur pour sa fille ;

Et je prétends si haut porter votre famille,

Que vous verrez des Rois de votre sort jaloux,

Et n’aurez que les Dieux seuls au-dessus de vous.

Pour vous rendre d’abord ma faveur confirmée, 

Je vous fais Général de toute mon armée.

PRÉXASPE.

Vous n’avez pas peut-être encor considéré,

Seigneur, que de ce rang vous m’avez honoré.

CAMBISE.

Il n’importe ; et de plus, quoi que Préxaspe die,

Je vous fais Gouverneur de toute la Lydie.

PRÉXASPE.

De toute la Lydie ! oubliez-vous, Seigneur,

Que Votre Majesté m’en a sait Gouverneur ?

CAMBISE.

Il m’en souvient, Préxaspe ; et c’est sans injustice,

Que de votre débris je veux qu’il s’agrandisse :

Vous lui devez céder mes saveurs aujourd’hui,

Et dès ce même instant tous vos biens sont à lui.

DARIUS.

Dispensez-moi...

CAMBISE.

Souffrez un choix si légitime ;

On ne refuse rien d’une main qu’on estime ;

Et je serais autant outragé que surpris,

Si vos refus pour moi témoignaient vos mépris.

Préxaspe a mérité sa disgrâce et ma haine ;

Dans son appartement souffrez que l’on vous mène.

Arsace, prenez soin qu’il soit mis à l’instant

Dans un état conforme au destin qui l’attend.

 

 

Scène V

 

PRÉXASPE, CAMBISE, MÉGABISE, OTANE, SUITE

 

PRÉXASPE.

Ou me vois-je réduit ?

CAMBISE.

Quoi ! Préxaspe murmure ;

Puisqu’il est mécontent, Gardes, qu’on s’en assure : 

Mais faites publier que ce n’est que sur lui

Que mon juste courroux doit s’étendre aujourd’hui ;

Et qu’il laisse impunis ceux que ses artifices,

Par crainte ou par espoir, ont rendu ses complices.

PRÉXASPE.

Contre la trahison le murmure est permis ;

Je découvre un perfide entre mes vrais amis.

On m’a trahi, Seigneur ; St, dans cette surprise,

Sans me plaindre de vous, j’accuse Mégabise.

CAMBISE.

Il est vrai qu’il m’a dit qu’en lâche ravisseur,

Vous deviez enlever la Princesse, ma sœur ;

Mais une sœur qui trouve en moi bien plus qu’un frère ;

Elle, qu’avec le sang l’amour m’a rendu chère,

Et que, suivant des lois qui peuvent m’excuser,

Les Mages assemblés m’ont permis d’épouser.

Enfin, j’ai su de lui qu’en quittant cette ville,

Vous étiez en Scythie assuré d’un asile ;

Mais vous devez savoir qu’en de tels attentats,

Il eût été perfide à ne vous trahir pas.

On est toujours fidèle alors qu’on sert son maître ;

Et c’est manquer de foi qu’en avoir pour un traître ;

Le murmure est permis contre la trahison ;

Mais n’accusez que vous, et vous aurez raison.

PRÉXASPE.

Mon crime n’est pas tel qu’on vous le fait paraître ;

Si je suis criminel, je suis forcé de l’être ;

On doit moins m’accuser, que me plaindre en ce jour.

CAMBISE.

Et qui peut vous forcer à me trahir ?

PRÉXASPE.

L’amour.

Oui, Seigneur, oui, l’amour ; ce démon tout de flammes,

Que ne respecte point la liberté des âmes,

Ce Dieu, qui surie trône assujettit les Rois,

Me force d’être amant sans consulter mon choix,

Et m’impose, en tyran, la contrainte cruelle,

D’être sujet ingrat, pour être amant fidèle.

CAMBISE.

Dans nos cœurs, par degrés, l’amour devient puissant ;

Il y naît, et toujours il est faible en naissant ;

Et s’il a de la force, au moment qu’il nous blesse,

Il ne la peut tirer que de notre faiblesse.

Il est vrai qu’on se flatte, et qu’ordinairement

Les faiblesses d’amour excusent aisément ;

Mais la moindre faiblesse, et la plus excusable,

Lorsqu’elle offense un Roi, rend un sujet coupable.

De ce premier devoir, rien ne peut exempter ;

L’amour est une erreur qu’on a peine à quitter :

Mais à l’égard des Rois, par un droit légitime,

Tout crime est punissable, et toute erreur est crime.

PRÉXASPE.

Vos droits font absolus dans ce rang glorieux ;

Mais n’en abusez pas.

CAMBISE.

J’en rendrai compte aux Dieux,

Que l’on garde en lieu sûr ce sujet téméraire :

Déjà de Darius je vois venir la mère.

 

 

Scène VI

 

CAMBISE, PALMIS, MÉLANTE

 

CAMBISE.

Mais quelle est ma surprise ! Ô Ciel ! m’est-il permis

De croire que je vois la Princesse Palmis ?

Palmis, qui de ma cour s’est jadis retirée,

Quand la Reine, ma mère, au tombeau fut entrée,

Et qui, depuis dix ans qu’elle ne paraît plus,

A toujours fait retraite en des lieux inconnus.

PALMIS.

Seigneur, si de mon sort il faut vous rendre compte,

Mon nom est assez beau pour l’avouer sans honte ;

Et l’exil volontaire où j’ai borné mes vœux,

Pour être dénié, n’a rien d’assez honteux.

Oui, vous voyez Palmis, cette même Princesse

Que Cassandane aimait avec tant de tendresse :

Cette Reine admirable ayant perdu le jour,

Je ne pus rien trouver de charmant à la cour ;

Et mes justes ennuis m’ôtèrent toute envie

D’avoir, après sa mort, quelqu’attache à la vie.

Mais, contrainte de vivre encor pour mes enfants,

Je quittai, pour le moins, le monde et les vivants ;

Et, par un choix conforme à mes sentiments sombres,

Je cherchai dans les bois du repos et des ombres.

CAMBISE.

C’est trop plaindre une Reine, et c’est trop vous bannir ;

Une autre vous rappelle, et doit vous retenir.

PALMIS.

Je sais que votre sœur, par les mains d’hyménée,

Au gré de votre amour, doit être couronnée :

Elle peut m’arrêter ; et pour moi, dans ces lieux,

Le sang de Cassandane est toujours précieux.

CAMBISE.

Mon hymen, de plus près, touche votre famille,

Et mon amour pour Reine a choisi votre fille.

PALMIS.

Aristonne pour Reine ! auriez-vous le dessein

D’ôter à votre sœur le sceptre et votre main,

Quand, suivant vos désirs, par un arrêt propice,

Les Mages ont permis que l’hymen vous unisse ?

CAMBISE.

Tandis que leurs conseils ont semblé résister,

J’ai senti mon amour sans cesse s’augmenter :

Mais cette passion, dont j’eus l’âme occupée,

Ayant tout surmonté, s’est enfin dissipée ;

Comme un faible ruisseau, dès sa source mourant,

Qui, s’il est arrêté, se transforme en torrent,

Et qui, calmant bientôt sa violence extrême,

L’obstacle dissipé, se dissipe lui-même.

PALMIS.

Je m’étonne, Seigneur, que cet hymen pour vous,

En devenant permis, n’ait plus rien qui soit doux,

Que l’amour vous noircisse, alors qu’il vous anime,

Et cesse de vous plaire, en cessant d’être crime.

CAMBISE.

Non ; je fuis cet hymen qu’on m’a permis à tort,

Parce qu’avec le crime il a trop de rapport.

Les Mages, pour me plaire, ont, avec artifice,

En déguisant nos lois, voilé mon injustice :

Leurs raisons m’ont permis l’inceste en mes États ;

Mais ma propre raison ne me le permet pas ;

Et ne craignant plus rien du côté de la terre,

Je regarde le Ciel, et je crains le tonnerre.

Je ne puis oublier, pour ma tranquillité,

L’oracle que rendit le Dieu de la clarté,

Lorsque, ma sœur naissant, il annonça la flamme

Qu’elle devait un jour allumer dans mon âme,

Et nous prédit des maux qui ne pourront finir,

Si par les nœuds d’hymen nous nous laissons unir.

Ce n’est pas que mon âme, en des erreurs nourrie,

Se fût d’un si grand mal facilement guérie,

Si l’amour, par un coup, et plus doux et plus beau,

N’eût fermé cette plaie avec un trait nouveau.

Pour guérir de ma sœur l’atteinte violente,

Ma raison se trouvait encor trop impuissante,

Lorsqu’une autre Beauté fit, pour ma guérison,

Ce que n’avait encor pu faire ma raison.

Votre fille, étouffant mes ardeurs criminelles,

Purifia mes feux par des flammes nouvelles,

Me fit aimer sans crime, et m’apprit qu’en ce jour

L’amour seul dans mon cœur pouvait vaincre l’amour.

Les miens m’avaient quitté dans l’ardeur d’une chasse,

Quand le Ciel me l’offrit pour finir ma disgrâce :

Elle était endormie ; et, sans se faire voir,

Ses yeux firent d’abord éclater leur pouvoir.

Je sentis lors couler, dans mon âme charmée,

Mille torrents de feux d’une source fermée.

Mon cœur fut au-devant d’un coup si glorieux,

Et ne coûta pas même un regard à ses yeux :

Mais de ce feu naissant la douceur fut troublés ;

Par mes premiers soupirs elle fut éveillée ;

Et fuyant aussitôt, sans vouloir m’écouter,

Je la vis disparaître, et ne pus l’arrêter.

Ayant su toutefois le lieu de sa retraite,

Suivant les mouvements de mon âme inquiète,

Avec les siens ici je l’ai fait amener,

Pour les combler d’honneurs, et pour la couronner. 

PALMIS.

Mon intérêt me porte à consentir, sans peine,

Que votre amour l’élève au rang de Souveraine ;

Mais le vôtre m’engage, à ne vous celer pas,

Qu’en l’élevant si haut, vous descendrez trop bas.

La nature a ses droits ; mais, dans cette aventure,

Le devoir me défend ce que veut la nature.

Je suis mère et sujette, et ces noms opposés

Rendent mon cœur douteux et mes vœux divisés.

Mais l’ordre du destin, que seul je considère,

Me fit être sujette, avant que d’être mère ;

Et le ne puis souffrir qu’un indigne lien

Souille le sang royal, pour honorer le mien.

CAMBISE.

Votre sang sort des Rois : mais fût-il moins illustre,

Sans me rien dérober, j’en puis croître le lustre ;

Et le fils de Cyrus, sans rien faire de bas,

Peut partager la gloire et ne l’amoindrir pas.

Comme le Dieu du jour, que la Perse révère,

Détruit l’obscurité sans perdre sa lumière,

Et n’est pas moins brillant alors que ses rayons

Répandent son éclat sur ce que nous voyons ;

Un Roi, qui justement s’en peut dire l’image,

Ne perd rien de sa gloire alors qu’il la partage :

La honte qui détruit ne le peut attaquer,

Et sa grandeur consiste à la communiquer.

PALMIS.

Tout le crime est pour moi, si cet hymen s’achève.

CAMBISE.

C’est trop vous abaisser, quand un Roi vous élève :

On peut être modeste en de pareils succès ;

Mais c’est ne l’être plus, que l’être avec excès.

PALMIS.

Je crains que votre feu...

CAMBISE.

Quoi ! que pouvez-vous craindre ?

Que, s’il est sans obstacle, il ne vienne à s’éteindre ?

Qu’un bien si glorieux pour vous ne soit trop haut ?

Et qu’il ne vous échappe, en l’acceptant trop tôt ?

Non : allez de mes feux avertir Aristonne ;

Et qu’un si grand bonheur n’ait rien qui vous étonne ;

Je ne changerai point ce que j’ai proposé.

 

 

Scène VII

 

PALMIS, MÉLANTE

 

PALMIS.

Que je suis malheureuse, et qu’il est abusé !

Que mon fort est cruel, et ma douleur profonde !

Que je crains qu’Aristonne à ses feux ne réponde !

MÉLANTE.

Bien que de Darius elle pense être sœur,

L’amour qu’elle a pour lui doit chasser votre peur.

PALMIS.

Il n’est pas encor temps qu’on cesse de lui taire

Qu’elle en peut être amante, et qu’il n’est point son frère :

Peut-être es-tu trompée, et, par quelque faux jour.

Sa tendresse, à tes yeux, a passé pour amour.

MÉLANTE.

Je l’ai bien observée, et, sans beaucoup d’adresse,

On discerne aisément l’amour de la tendresse.

Mais feriez-vous pas mieux de découvrir au Roi

Ce qui doit l’empêcher de prétendre à sa foi ?

PALMIS.

Non : je connais trop bien son humeur violente ;

Plus un obstacle croît, plus son désir augmente.

Tout l’espoir qui me reste est de nous dérober

Au crime que sur nous il veut faire tomber ;

Et si je vois durer l’amour qui le possède,

Une secrète suite est mon dernier remède.

Mais voyons Aristonne, et, sans rien déclarer,

Au dessein que je forme allons la préparer.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ATOSSE, ARISTONNE, PHÉDIME, LADICE

 

ATOSSE.

Quoi ! vous paraissez triste et semblez mécontents

Au milieu des saveurs que le sort vous présente ;

Et, par des sentiments qui n’ont guères d’égaux,

Vous recevez des biens, comme on reçoit des maux !

ARISTONNE.

Mon cœur, accoutumé parmi la solitude,

Aux plaisirs des grandeurs sent fort peu d’habitude ;

La présence d’un bien ne donne de plaisir

Qu’autant que son absence a causé de désir ;

Et quelque grand bonheur que le destin m’envoie,

M’ayant sait peu d’envie, il m’en vient peu de joie.

Ma mère, qui connait la cour et ses revers,

Vient de m’entretenir sur tant d’honneurs offerts,

Et, par des mots obscurs, m’a sait assez comprendre,

Que du rang où je monte, il faut bientôt descendre,

Et que tous les présents que la Fortune fait,

Sont des biens apparents, et des maux en effet.

Pour vous, qu’une naissance auguste et peu commune

A placée au-dessus des coups de la Fortune,

Et que les nœuds d’amour, joints aux liens du sang,

Vont affermir au trône en un glorieux rang,

Vous devez du destin être assez satisfaite,

Pour goûter une joie et solide et parfaite,

Puisque vous auriez tort, dans cette illustre cour,

De craindre la Fortune, ou d’accuser l’Amour.

ATOSSE.

Il est vrai qu’à mes yeux la couronne est charmante ;

Mais je n’ose toucher la main qui la présente :

L’amour veut des transports qui sont bien différents

De la simple amitié qu’on doit à ses parents ;

L’instinct qui vient du sang, et qui jamais ne change,

Ne peut, sans se corrompre, endurer de mélange ;

Et l’Amour, de ses droits jaloux au dernier point,

Aurait honte d’unir ce que le sang a joint.

Cambise m’est si cher, qu’il ne peut plus me plaire :

Le nom d’amant, en lui, répugne au nom de frère

Son hymen, quoique beau, me doit être odieux ;

Il blesse la Nature, il offense les Dieux,

Et quelqu’appas qu’on trouve en un rang si sublime,

Je l’achèterais trop, s’il me coûtait un crime.

Malgré la passion que j’ai pour la grandeur,

Depuis peu, sans regret, je lui vois moins d’ardeur ;

J’aime à le voir guérir : mais ma plus grande joie

Vient d’un vaillant guerrier, que le ciel nous renvoie ;

D’un héros, dont la grâce égale la valeur,

Et dont j’ai déjà su que vous êtes la sœur.

Ce que ses soins pour nous ont sait de magnanime,

M’a contrainte pour lui de prendre tant d’estime,

Que, sachant qu’il vous touche avec des nœuds si doux,

Je ne puis m’empêcher d’en prendre aussi pour vous.

ARISTONNE.

Je n’obtiendrais jamais une faveur si chère,

Si je ne la devais au mérite d’un frère.

Mais vous lui faites tort aussi, si vous doutez

Qu’il demeure insensible aux traits de vos bontés :

Je me sens obligée à rendre témoignage,

Qu’il m’a parlé de vous avec tant d’avantage,

Que je ne pense pas, Madame, qu’aujourd’hui

Vous puissiez souhaiter plus d’estime de lui.

ATOSSE.

Mais ne vous a-t-il point, dans l’ardeur qui l’anime,

Rien témoigné pour moi de plus que de l’estime ?

ARISTONNE.

Je veux bien l’avouer...

ATOSSE.

L’aveu m’en sera doux.

ARISTONNE.

Il a tout le respect qu’on peut avoir pour vous. 

ATOSSE.

Quoi ! rien que du respect ?

ARISTONNE.

Quoi ! que peut-il plus faire,

Pour n’être point ingrat, et pour vous satisfaire ? 

De toutes vos bontés il n’est pas informé ;

De ceux que l’on estime, on veut être estimé ;

On va jusqu’au respect, quand il est légitime :

Mais qui demande plus, a plus que de l’estime.

Vous ne répondez point ?

ATOSSE.

Ah ! que vous me pressez !

ARISTONNE.

En ne me disant rien, vous m’en dites assez.

On a beau déguiser une flamme secrète,

Les yeux sont éloquents, quand la bouche est muette ;

Vos regards, malgré vous, disent que j’ai raison.

ATOSSE.

Vous triomphez de moi par une trahison.

Pour mieux l’exécuter tous mes sens se soulèvent,

Ma voix l’a commencée, et mes regards l’achèvent.

ARISTONNE.

Cet amour vous fait honte, et vous en rougissez.

ATOSSE.

Ma rougeur ne vient pas de ce que vous pensez.

Ce qui me sait rougir, en avouant que j’aime,

Est l’aveu de l’amour, plutôt que l’amour même.

Darius est aimable, et mon esprit charmé,

Ne le saurait trouver indigne d’être aimé :

Mais l’orgueil de mon rang, qui de peu s’effarouche,

Souffre plutôt ce feu dans mon cœur qu’en ma bouche,

Et l’Amour, dont le charme a pu m’assujettir,

Me semble bien plus rude à nommer qu’à sentir.

ARISTONNE.

Ne craignez rien de moi. Je vous promets, Madame,

De ne découvrir point le secret de votre âme.

ATOSSE.

C’est vouloir me servir, que lui vouloir cacher

L’aveu que vous venez ici de m’arracher ;

Il m’est avantageux que votre frère ignore

La conquête d’un cœur qui se défend encore,

Et je dois souhaiter qu’il ne puisse savoir,

Et quelle est ma faiblesse, et quel est soin pouvoir.

Je crois que toutefois vous ne pourrez vous taire,

Mais je sens bien déjà que vous m’êtes si chère,

Que quand vous lui pourriez faire tout deviner,

J’aurais sort peu de peine à vous le pardonner.

ARISTONNE.

Ah ! n’appréhendez pas qu’en rompant le silence

J’abuse de l’honneur de votre confidence ; 

Ce frère qui m’est cher, malgré des nœuds si doux

N’apprendra rien de moi qui soit honteux pour vous.

Ce que vous m’avez dit suffira pour m’instruire.

ATOSSE.

Je fais bien que j’ai dit ce que j’ai dû vous dire ;

Mais sachez que quiconque en ma peine se voit,

Ne dit pas ce qu’il veut, en disant ce qu’il doit,

Et qu’en un trouble égal à celui qui me touche,

Le cœur parle souvent autrement que la bouche.

ARISTONNE.

Dites-moi donc, Madame ?

ATOSSE.

Aristonne, il suffit, 

Vous en savez assez, je n’en ai que trop dit.

 

 

Scène II

 

ARISTONNE, LADICE

 

ARISTONNE.

Ah ! Ladice, est-il rien d’égal à ma disgrâce ?

LADICE.

De quels maux voyez-vous que le fort vous menace ? 

Madame, jusqu’ici vous vous plaignez à tort.

ARISTONNE.

Les maux dont je me plains ne viennent pas du fort ;

J’eus toujours pour mon frère une extrême tendresse ;

Apprends qu’il est aimé.

LADICE.

De qui ?

ARISTONNE.

De la princesse ?

Elle l’aime.

LADICE.

Et quel mal vous vient de cet amour ?

Est-il un plus grand bien pour lui dans cette cour ?

ARISTONNE.

Tu ne fais rien encor. Ce qui me désespère,

C’est qu’elle me choisit pour le dire à mon frère.

LADICE.

Hé bien ! si vous l’aimez, vous devez vous hâter.

Une heureuse nouvelle est bien douce à porter.

ARISTONNE.

Hélas !

LADICE.

Vous soupirez, et demeurez muette !

Votre peine a, sans doute, une cause secrète ;

Mais vous me la cachez, et je connais qu’enfin,

Pour moi votre cœur change avec votre destin.

ARISTONNE.

Je ne perdrai jamais la juste confiance

Que j’eus toujours en toi, dès ma plus tendre enfance,

Et tu peux à la cour, ainsi que dans nos bois,

Dessus le même cœur prendre les mêmes droits.

Mais ne t’étonne pas si, dans mon trouble extrême,

Je te tais un malheur que je cèle à moi-même,

Et si ma bouche ici n’ose te déclarer

Un secret que mon cœur s’efforce d’ignorer.

Il faut céder pourtant au remords qui m’accable ;

À trop cacher son mal, on le rend incurable ;

Il faut qu’il soit connu pour le pouvoir guérir,

Et pour le bien connaître, il faut le découvrir.

Du péril où je suis, fois donc juge sévère ;

Tu fais qu’avec ardeur j’aimai toujours mon frère ;

Mais je crains bien pour lui d’avoir eu plus d’ardeur

Que le frère n’en doit attendre de la sœur.

À peine je sortais de l’âge le plus tendre,

Qu’un instinct tout nouveau pour lui me vint surprendre ;

Il me fut tout-à-coup plus cher qu’auparavant,

Je semais plus de joie à le voir plus souvent ;

Bien que notre séjour fût triste et solitaire,

Je le trouvais charmant, quand j’y voyais mon frère,

Et nos jeux les plus doux, malgré tous leurs appas,

Me semblaient ennuyeux, lorsqu’il n’en était pas.

Pour lui paraître aimable, et lui devenir chère,

J’eus un empressement, qui n’est pas ordinaire.

Par je ne fais quel soin aveugle et curieux,

J’affectais d’être propre, et de plaire à ses yeux ;

Je voulais qu’il passât l’amitié fraternelle,

Et qu’il ne me louât jamais que d’être belle.

Je l’appelais mon frère avec peine, entre nous :

Ce beau titre, à mon gré, n’était pas assez doux,

Et le nom de sa sœur, par un choix qui m’étonne,

Me plaisait moins, de lui, que le nom d’Aristonne ;

J’avais beau lui parler, sous le mot d’amitié,

De ce que je sentais, je cachais la moitié ;

Et, pour tout exprimer, mon cœur, dans sa faiblesse,

N’était guères content du terme de tendresse.

Tu vis mon désespoir, lorsque par un beau choix

Il quitta pour la guerre, et nos jeux, et nos bois ;

Et tu vis mes plaisirs, lorsque, posant les armes,

Il quitta, pour nos bois, et la cour et ses charmes :

Mais quand, pour m’embrasser, il me tendit les bras,

J’eus ce que pour un frère, une sœur ne sent pas ;

Je parlai de tendresse, et sentis autre chose ;

Je rougis, malgré moi, sans en savoir la cause,

Et les premiers transports qui surprirent mes sens,

Me semblèrent trop doux pour n’être qu’innocents ;

Que te dirai-je ? enfin sitôt que la Princesse

M’a découvert pour lui le tourment qui la presse,

J’ai senti que d’abord cette inclination,

A pour elle en mon cœur mis de l’aversion :

Mais cette aversion n’a pas été semblable

À celle qui fait voir ce qu’on hait, haïssable.

Je l’ai vue au contraire avec beaucoup d’appas,

Que devant mon dépit je n’y remarquais pas ;

Et, suivant un caprice à peine concevable,

J’ai semblé la haïr de la voir trop aimable.

Voilà ce qui toujours rend mon cœur interdit :

Ce n’est pas amitié, je te l’ai déjà dit.

Dis, dis-moi ce que c’est, si tu le peux connaître.

Si ce n’était amour, enfin que pourrait-ce être ?

LADICE.

C’est de l’amour, Madame, il n’en faut point douter,

À ce feu criminel vous deviez résister ;

Et si vous prétendiez sauver votre innocence,

Il fallait avec soin l’éteindre en sa naissance.

ARISTONNE.

Ah ! devant que ce monstre à ce point fût venu,

Je l’aurais étouffé, si je l’avais connu.

Mais, hélas ! en naissant, cette ardeur criminelle

Se cacha sous le nom d’amitié fraternelle ;

J’étais injuste amante, et, suivant mon erreur,

Je croyais seulement n’être que bonne sœur.

Pour me surprendre mieux, l’Amour dans sa naissance

Prit de la Piété l’ombre et la ressemblance,

Et, plus j’aimais mon frère avec un feu si noir,

Plus je croyais alors faire bien mon devoir :

J’ai pris jusqu’à présent, par la même imposture,

Les mouvements d’amour pour ceux de la Nature ;

Et jusqu’ici mon cœur, par le sang abusé,

C’est fait une vertu d’un crime déguisé.

LADICE.

Pour vous guérir, Madame, il faut qu’avec adresse 

Vous rendiez votre frère amant de la Princesse,

Et vous devez surtout, pour votre commun bien,

Lui cacher votre amour, et l’instruire du sien.

ARISTONNE.

Ce moyen est fort sûr, mais il n’est pas possible,

Je veux que Darius pour moi soit insensible ;

Mais je souhaite aussi, sans savoir bien pourquoi,

Qu’il le soit pour toute autre, aussi bien que pour moi,

Et promettre aujourd’hui de l’avertir qu’on l’aime,

Ce serait t’abuser et m’abuser moi-même.

LADICE.

Mais que prétendez-vous ?

ARISTONNE.

Lui dire mon erreur,

Afin que son mépris m’en donne de l’horreur ;

Jusqu’à ce jour pour moi ses soins et ses caresses

Ont fait croître pour lui mon crime et mes faiblesses,

Et quand, par la douceur, mon mal semble s’aigrir,

Je veux, par son contraire, essayer de guérir.

Je serai de mon crime une si noire image,

Que pour moi son dédain ira jusqu’à l’outrage,

Et que, malgré son charme, il faudra que mon cœur

Convertisse en dépit tout ce qu’il a d’ardeur.

C’est le dernier remède au tourment qui me presse :

Et comme mon amour provient de sa tendresse,

Ce n’est pas sans raison que j’espère, à mon tour,

Que sa haine excitée éteindra mon amour.

Je ne puis autrement être jamais guérie.

Mon frère vient ici, laisse-nous, je te prie,

Je prétends étaler tout mon crime à ses yeux ;

Mais, Ladice, en secret je m’expliquerai mieux,

Et, dans l’aveu du mal qu’il faut que je surmonte,

Plus j’aurais de témoins, et plus j’aurais de honte.

 

 

Scène III

 

DARIUS, ARISTONNE

 

DARIUS.

Vous m’obligez, ma sœur, d’éloigner ce témoin ;

Jamais de vous parler je n’eus tant de besoin,

Et jamais, pour m’ôter tout prétexte à me taire,

L’éloignement d’un tiers ne tut si nécessaire ; 

Mon cœur cherche à s’ouvrir, et j’en dois arracher

Un secret qui me pèse et qui vous doit toucher.

ARISTONNE.

Mon frère ! un même soin nous presse l’un et l’autre,

Mon cœur cherche à s’ouvrir aussi-bien que le vôtre,

Et j’en dois arracher, avec même souci,

Un secret qui me pèse et qui vous touche aussi.

DARIUS.

Commencez donc, ma sœur, à parler la première :

J’ouvrirai mieux mon âme ensuite toute entière.

En m’expliquant d’abord, j’appréhende qu’après ;

Vous ne me vouliez plus découvrir vos secrets.

ARISTONNE.

Parlez, et m’épargnez de semblables contraintes.

Comme j’ai vos désirs, mon frère, j’ai vos craintes,

Et j’appréhende aussi que vous me pourriez bien

Taire votre secret, si j’avais dit le mien.

Ne voulez-vous donc pas ?...

DARIUS.

Ah ! ce discours m’étonne.

Puis-je ne vouloir pas ce que veut Aristonne ?

Je veux donc vous déplaire, et vais vous offenser.

ARISTONNE.

Ah ! vous m’en dites plus que je n’en dois penser ! 

Vous pouvez m’offenser ; mais je sens bien, mon frère

Que difficilement vous me pourrez déplaire.

DARIUS.

Flattez moins un ingrat qui vous ose trahir.

Je vais vous irriter, et vous m’allez haïr.

ARISTONNE.

Jusqu’au dépit pour vous j’irai bien avec peine ;

Mais je ne puis jamais aller jusqu’à la haine.

DARIUS.

Vous savez qu’Aristonne est avant dans mon cœur,

Et que frère jamais n’a tant aimé sa sœur.

ARISTONNE.

Je fais votre tendresse et sens, pour me confondre,

Que je n’y réponds pas comme j’y dois répondre.

DARIUS.

La tendresse en mon cœur n’est pas seule en ce jour

J’ai beaucoup plus encor ; enfin, j’ai de l’amour.

ARISTONNE.

Hélas !

DARIUS.

Vous vous plaignez déjà de ma faiblesse.

ARISTONNE.

Vous avez de l’amour, ah ! C’est pour la Princesse.

Plus cette passion va croître et s’établir,

Et plus votre amitié pour moi va s’affaiblir ;

Vous m’allez oublier pour songer à lui plaire,

Et plus vous l’aimerez, moins le vous serai chère.

DARIUS.

Je bénirais le sort, s’il nous était si doux ;

J’ai de l’amour, ma sœur, mais, hélas ! c’est pour vous.

ARISTONNE.

Ciel !

DARIUS.

Vous êtes surprise, et vous le devez être.

Mais mon mal est trop grand pour ne le pas connaître.

En vain mon lâche amour, afin d’être souffert,

Du voile de tendresse, en naissant, s’est couvert ;

Il ne s’en peut cacher, dans sa grandeur extrême,

Et par son trop de force, il se trahit lui-même :

Il se fait voir sans ombre à travers mon erreur ;

Mais il ne se fait voir que pour me faire horreur,

Et ne peut achever, par cette flamme obscure,

D’offusquer les clartés que j’ai de la Nature.

Je ne sens pas encor, qu’en mon cœur combattu,

Mon crime ait pu détruire un reste de vertu ;

Et je sens que, pour peu que votre soin m’anime,

Ce reste de vertu peut détruire mon crime.

Comme d’un feu commun, je ne suis pas noirci,

Ce que je veux de vous, n’est pas commun aussi ;

Avec la même ardeur qu’un amant ordinaire

Veut ne déplaire pas, j’aspire à vous déplaire :

Mon amour est un monstre, et je viens vous l’offrir,

Plutôt pour l’étouffer, qu’afin de le nourrir ;

Tout contraire aux amants, qui cherchent de l’estime,

Je ne veux rien de vous, qu’un mépris légitime ;

Et, loin d’oser comme eux prétendre à des saveurs

Je vous viens, pour tout bien, demander des rigueurs

J’avais cru, jusqu’ici, qu’en un amour extrême,

C’est afin d’être aimé, qu’on dit toujours qu’on aime ;

Mais je sens que, malgré l’Amour, qui m’a trahi,

Je dis que je vous aime, afin d’être haï.

Haïssez donc sans peine un amant détestable ;

À force de bontés, vous m’avez fait coupable,

Et ne pouvez prétendre, après m’avoir surpris,

De me rendre innocent, qu’à force de mépris.

De l’éclat de vos yeux tout mon crime procède :

Comme ils firent mon mal, qu’ils fassent mon remède ;

Et puisque mon erreur vint de les voir trop doux,

Afin de la détruire, armez-les du courroux ;

Soyez-moi rigoureuse, ou par grâce, ou par peine ;

Afin de me punir, donnez-moi votre haine :

Ou, si le sang vous porte encore à me chérir,

Donnez-moi votre haine, afin de me guérir.

Mais, quoi ! vous soupirez et ne m’osez rien dire ?

ARISTONNE.

Ah ! que ne dit-on pas alors que l’on soupire !

DARIUS.

Pour dire que l’on aime, un cœur s’explique ainsi. 

Pour dire que l’on hait, soupire-t-on aussi ?

Deux contraires transports agiraient-ils de même ?

ARISTONNE.

Je ne sais comme on hait, et sais trop comme on aime.

DARIUS.

Vous, aimer ! ah ! mon cœur à peine s’y résout,

Haïssez-moi beaucoup, mais n’aimez rien du tout 

Qu’aucun ne soit aimé, quand je renonce à l’être.

ARISTONNE.

Vous me connaissez mal.

DARIUS.

Faites-vous donc connaître !

ARISTONNE.

Puis-je m’exprimer mieux qu’en n’osant m’exprimer ? 

Et ne vous haïr pas, n’est-ce pas vous aimer ?

DARIUS.

Vous m’aimeriez, ma sœur ?

ARISTONNE.

Il est trop vrai, mon frère :

C’était l’aveu secret que j’avais à vous faire.

Nous espérions tous deux de nous faire haïr,

Et par le même espoir, nous nous voyons trahir.

Nous sommes impunis, pour vouloir même peine :

Nous nous sommes tous deux trouvés dignes de haine ;

Mais un charme cruel, que j’accuse à mon tour,

Ne nous a fait trouver capables que d’amour.

DARIUS.

Ainsi donc nos deux cœurs, qu’un feu commun possède,

Ont, pour fuir même mal, cherché même remède,

Et tous deux, entraînés par un malheur égal,

Cherchant même remède, ont trouvé même mal.

ARISTONNE.

Oui, notre union seule à nos désirs s’oppose ;

Nous nous refusons tout, en voulant même chose.

Nos cœurs se font la guerre, en faisant même effort,

Et ne s’accordent rien pour être trop d’accord.

DARIUS.

Je dois avoir regret d’une telle aventure,

Mais l’Amour est toujours si doux de sa nature,

Que toute la vertu dont je me suis armé,

A peine à m’inspirer du regret d’être aimé.

ARISTONNE.

C’est un crime en ce lieu qu’une vertu tremblante ;

Plus le péril accroît, plus il faut qu’elle augmente.

Si nous n’avons la haine, ayons-en les effets,

Craignons-nous, fuyons-nous, ne nous voyons jamais.

DARIUS.

Ne nous voyons jamais ! ô sentence trop dure !

ARISTONNE.

Quoi ! vous y résistez, et votre cœur murmure !      

DARIUS.

Mon cœur, de la moitié n’est point encor si bas ;

J’en murmure, Aristonne, et n’y résiste pas.

Je connais que l’absence est l’unique remède

Que je puisse opposer au mal qui nous possède.

Quand, pour avoir trop vu, l’on s’est laissé charmer,

C’est en cessant de voir qu’on peut cesser d’aimer.

Mais quoi que l’on connaisse, et quoi que l’on présume,

Ce remède toujours est rempli d’amertume ;

Et quand mon faible cœur tâche à s’y préparer,

S’il n’y résiste pas, il en peut murmurer.

Mon trouble augmente au point qu’il faut que je vous laisse ;

Si j’avais vos appas, vous auriez ma faiblesse,

Et vous seriez sensible à de semblables coups,

Si vous perdiez en moi, ce que je perds en vous.

ARISTONNE.

Ah ! pour peu que mon frère encore m’entretienne,

Peut-être ma faiblesse égalera la sienne,

Et peut-être, pour peu que j’ose l’écouter,

Je n’aurai pas la force après de le quitter.

DARIUS.

Je sais votre vertu, rien ne la peut confondre.

ARISTONNE.

Et qui m’en répondra, si je n’ose en répondre ?

DARIUS.

Quoi ! sans me dire rien vous fuyez ?

ARISTONNE.

Oui, je suis.

Que vous pourrais-je dire en l’état où je suis ?

Mes tendresses pour vous ne sont plus légitimes ;

Et je tâche, en fuyant, de m’épargner des crimes.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PALMIS, DARIUS

 

PALMIS.

Qu’ai-je appris, Darius ? l’on vient de m’avertir

Que vous vous préparez, sans mon ordre, à partir ?

Quel bizarre caprice aujourd’hui vous arrache

À la faveur d’un Prince où l’honneur vous attache,

Et qui répand sur vous, avec tant de splendeur,

Et toute son estime, et toute sa grandeur ?

DARIUS.

Chacun me croit heureux, le sort m’est favorable ;

Mais qui n’est pas content, est toujours misérable :

On a beau nous combler et de biens et d’honneur,

Nos désirs peuvent seuls régler notre bonheur,

Et de quelques saveurs, dont un Roi nous honore,

N’avoir pas ce qu’on veut, c’est n’avoir rien encore.

Un esprit, tant qu’il souffre et n’est pas satisfait,

Reçoit comme des maux tous les biens qu’on lui fait,

Et pour un cœur qui fuit un charme qui l’attire,

Il n’est plus d’autre bien que celui qu’il désire.

PALMIS.

Mais où trouverez-vous un plus glorieux sort ?

Et qu’allez-vous chercher ?

DARIUS.

Je vais chercher la mort.

PALMIS.

La mort ! mais en quels lieux trouverez-vous la guerre ?

Une profonde paix calme toute la terre.

DARIUS.

On a beau de la guerre avoir éteint l’ardeur,

On la trouve partout, quand on l’a dans le cœur ;

Et je ne sens que trop qu’une paix si profonde

Ne calme point mon âme, en calmant tout le monde.

PALMIS.

Quel désespoir jamais fut plus hors de saison ?

Accablé de bonheur, perdez-vous la raison ?

DARIUS.

Ah ! c’est ce désespoir, qui vous paraît funeste,

Qui peut seul vous prouver que la raison me reste.

PALMIS.

Si la raison vous reste, au moins je reconnoi

Qu’il ne vous reste plus de tendresse pour moi.

Devez-vous justement quitter sans répugnance

Une mère qui fonde en vous son espérance ;

Et fuir, sans témoigner des sentiments plus doux,

Une sœur qui vous aime ?

DARIUS.

Ah ! que me dites-vous ?

PALMIS.

Se peut-il qu’Aristonne à partir vous dispose ?

De vos ennuis secrets serait-elle la cause ?

DARIUS.

Vous l’avez deviné : cette sœur que je fuis

Me contraint à partir et fait tous mes ennuis.

PALMIS.

Vous vous aimiez beaucoup, quelle fureur soudaine

Fait à tant d’amitié succéder tant de haine ?

DARIUS.

Je ne hais point ma sœur, et je ne pars d’ici :

Que parce que je l’aime et qu’elle m’aime aussi.

PALMIS.

Vous devez vous aimer, l’union fraternelle

Doit rendre entre vous deux la haine criminelle.

DARIUS.

Nous devons nous haïr, et le nœud fraternel

Rend entre nous encor l’amour plus criminel.

PALMIS.

L’amour ! que dites-vous ?

DARIUS.

Des vérités cruelles ;

Mais c’est trop déguiser nos erreurs mutuelles ;

Et d’un titre innocent mon forfait revêtu,

N’a que trop abusé du nom de la vertu ;

Il faut que ma raison, par un soin légitime,

Cesse au moins d’être aveugle, en discernant mon crime,

Et que mon lâche cœur, qui ne l’a su bannir,

En vous le déclarant, commence à s’en punir.

J’ai confondu l’amour avecque la Nature,

Souillé tout votre sang par une flamme impure,

Voulu joindre deux cœurs pour jamais séparés,

Et par d’indignes nœuds en rompre de sacrés.

Pour me faire haïr d’une sœur trop aimée,

Je l’ai de tout mon crime avec soin informée :

J’ai cru trouver en elle un juge rigoureux ;

Mais, hélas ! le succès a bien trahi mes vœux,

Et mon cœur, accablé par une autre injustice,

Où je cherchais mon juge, a trouvé mon complice ;

Notre amour est égal, et notre unique espoir

Est de cesser d’aimer, en cessant de nous voir ;

Nous cherchons à guérir, et chacun se dispose,

S’il ne peut fuir le mal, d’en fuir au moins la cause.

Le plaisir d’être aimé rend les amants heureux,

Et c’est ce qui nous rend misérables tous deux ;

Leur charme est notre peine, et, par un sort barbare,

L’amour qui les unit est ce qui nous sépare.

PALMIS.

Ne songez plus, mon fils, à cet éloignement,

Soyez toujours aimé, soyez toujours amant.

DARIUS.

Moi ! le frère et l’amant d’une beauté si chère !

PALMIS.

Oui, soyez son amant, vous n’êtes point son frère.

DARIUS.

Je ne suis point son frère ! est-il vrai ? mais, hélas !

Si vous m’avez trompé, ne me détrompez pas,

Un crime qu’on ignore est toujours excusable,

Et qui n’est qu’abusé, n’est qu’à demi coupable.

Je ne suis point son frère ! ah ! ce bien est si grand,

Qu’on doit peu s’étonner de ce qu’il me surprend.

PALMIS.

Ma foi vous en doit être un certain témoignage

Mais gardez d’abuser d’un si grand avantage,

Il m’importe beaucoup que vous soyez discret,

Et qu’Aristonne seule ait part à ce secret.

DARIUS.

S’il n’est pas ignoré de l’objet que j’adore,

Il m’importe sort peu que tout autre l’ignore.

Mais n’étant point son frère, et croyant vos avis,

Je dois ne croire plus que je suis votre fils.

PALMIS.

Ah ! c’est ce qu’à présent je dois encor vous taire.

DARIUS.

Sans être votre fils, vous m’êtes plus que mère ;

Me donner ce que l’aime, en m’ôtant mon erreur ;

Sans étouffer ma flamme, en étouffer l’honneur ;

Faire d’un feu si noir, une ardeur légitime ;

Faire cesser ensemble, et ma peine et mon crime ;

Me rendre ma vertu, sans m’ôter mon amour :

C’est plus faire, pour moi, que me donner le jour.

PALMIS.

De tout ce qui vous sert, j’ai voulu vous instruire,

Et ne vous dirai rien de ce qui peut vous nuire.

DARIUS.

Mais d’Aristonne encor vous ne m’avez rien dit.

PALMIS.

Vous n’êtes point son frère, et cela vous suffit.

DARIUS, seul.

Il me suffit sans doute, en un trouble semblable,

De devenir content, sans demeurer coupable ;

Et c’est assez, pour être et content et charmé,

D’être libre d’aimer, et certain d’être aimé.

Cherchons vite Aristonne ; en un tel avantage

On redouble sa joie alors qu’on la partage ;

Quand on aime beaucoup, par un lien sacré,

On doit moins vivre en soi qu’en l’objet adoré,

Et le plus grand plaisir que l’amour abandonne,

Est moins celui qu’on prend, que celui que l’on donne.

Hâtons-nous de trouver cette chère Beauté,

Pour ajouter sa joie à ma félicité ;

Il est temps maintenant que mon amour s’apprête.

 

 

Scène II

 

PRÉXASPE, DARIUS, GARDES

 

PRÉXASPE.

Ah ! Seigneur, à vos pieds j’apporte ici ma tête.

DARIUS.

Que faites-vous, Préxaspe ?

PRÉXASPE.

Un juste et triste effort.

Seigneur, le Roi vous rend arbitre de mon sort :

Suivant son ordre exprès, de votre seule envie

Doit aujourd’hui dépendre ou ma mort ou ma vie ;

Et craignant tout d’un juge irrité contre moi,

Vous apporter ma tête est tout ce que je doi.

DARIUS.

Oui, je suis irrité, mais c’est de votre crainte ;

J’ai souffert vos mépris sans en porter de plainte ;

Mais l’injuste frayeur, dont vous êtes surpris,

M’outrage beaucoup plus que n’ont fait vos mépris.

Vous m’avez méconnu sans mériter de blâme ;

L’erreur fut de vos yeux, et non pas de votre âme :

Mais quand vous me craignez dans un rang glorieux,

L’erreur est de votre âme et non pas de vos yeux :

Méconnaître des traits qui changent d’ordinaire,

N’était, pour m’outrager, qu’une erreur trop légère. ;

Mais méconnaître un cœur qui ne saurait changer,

C’est un crime trop grand pour ne pas m’outrager.

PRÉXASPE.

Ma vie est en vos mains, qui peut vous satisfaire.

DARIUS.

Non, pour moi votre vie est encore trop chère,

Et, malgré votre erreur et votre indignité,

Puisqu’elle est en mes mains, elle est en sûreté.

PRÉXASPE.

Quoi ! je pourrais...

DARIUS.

Allez ; vous pouvez tout prétendre :

Dans cet appartement vous n’avez qu’à m’attendre ; 

J’espère vous montrer, quand j’aurai vu le Roi,

Qu’on trouve rarement un ami tel que moi.

Rien ne s’oppose plus à ce que je désire.

 

 

Scène III

 

ATOSSE, DARIUS, PHÉDIME

 

ATOSSE.

Quoi ! sans me regarder Darius se retire !

DARIUS.

Je vais...

ATOSSE.

Où donc ? parlez : si vos yeux en sont crus,

Votre âme est interdite et vos désirs confus.

DARIUS.

Je vais trouver ma sœur, et je sens qu’en mon

L’amour... 

ATOSSE.

Hé bien ? l’amour... ?

DARIUS.

Je me confonds, Madame. 

ATOSSE.

Vous voulez feindre en vain ; votre cœur vous trahit,

Et me confirme encor ce que vos yeux m’ont dit.

DARIUS.

Je vais me retirer pour fuir votre colère.

Cette confusion doit ici vous déplaire.

ATOSSE.

Non, rien ne vous oblige à détourner vos pas ;

Votre confusion ici ne déplaît pas ;

D’un secret qui me touche elle sert à m’instruire,

Et m’en apprend bien plus que vous n’en croyez dire.

DARIUS.

Que pourriez-vous savoir ?

ATOSSE.

Que vous êtes charmé.

Je sais de plus...

DARIUS.

Quoi donc ?

ATOSSE.

Que vous êtes aimé.

Votre sœur mieux que moi n’en est pas informée ;

Je connais la Beauté dont votre âme est charmée.

DARIUS.

Dieux ! que me dites-vous ? quoi ! vous la connaissez ?

ATOSSE.

Vous nommer votre sœur, c’est vous en dire assez.

DARIUS.

Et vous savez l’amour de la Beauté que j’aime ?

ATOSSE.

Oui, je lis dans son cœur comme dans le mien même,

Et sur sa passion suis si digne de foi,

Qu’elle-même n’en peut répondre mieux que moi.

D’Aristonne et de vous je sais l’intelligence ;

Elle-même a voulu m’offrir sa confidence :

Je l’ai vue en secret, et je découvre ici

Qu’en secret en ce jour vous l’avez vue aussi.

DARIUS.

Je l’avoue : il est vrai vous savez tout, Princesse ;

Mais, hélas ! qu’aurez-vous pensé de ma faiblesse ?

Mon téméraire amour vous aura fait horreur.

ATOSSE.

Au contraire, avec soin j’excuse votre erreur :

La naissance entre vous a mis un grand obstacle ;

Je sais que, pour le vaincre il vous faut un miracle ;

Mais l’obstacle entre vous fût-il encor plus grand,

Un miracle est aisé, quand l’amour l’entreprend.

DARIUS.

Vous avez de mon sort l’entière connaissance.

Oui, je ne suis heureux que par cette assurance,

Je ne dois mon salut qu’à cet espoir charmant.

ATOSSE.

Vous aimez donc beaucoup ?

DARIUS.

Ah ! j’aime infiniment,

Pour celle que je sers, ma flamme est immortelle ;

Le ciel n’a rien produit de plus aimable qu’elle ;

Et de tous ceux qu’Amour a soumis à sa loi,

Aucun ne fut jamais plus amoureux que moi.

Comme ce rare objet, à qui rien ne ressemble,

À des autres Beautés tous les charmes ensemble,

Mon cœur qui, pour se rendre, a fait un si beau choix,

À des autres amants tous les feux à la fois.

ATOSSE.

Votre sœur vous pourra dire mieux que moi-même,

Combien vos feux sont chers à celle qui vous aime. 

DARIUS.

Laissez-moi donc la voir.

ATOSSE.

N’ayez aucun souci,

Je l’ai fait avertir que je l’attends ici.

Je vois que, pour parler d’une flamme si belle,

Vous êtes avec moi moins libre qu’avec elle :

Assurez-vous pourtant que j’y prends intérêt.

DARIUS.

Vos bontés... mais, Madame, Aristonne paraît.

 

 

Scène IV

 

ARSACE, DARIUS, ATOSSE, ARISTONNE, PHÉDIME, LADICE

 

ARSACE, à Darius.

Le Roi veut vous parler, venez en diligence.

DARIUS.

J’irai.

ARSACE.

Mais si attend avec impatience ;

Seigneur, pour l’obliger n’arrêtez point.

DARIUS.

Hélas !

Qu’en trouvant la Fortune on trouve d’embarras, 

Et que j’éprouve bien, à mon désavantage,

Qu’une grande faveur n’est qu’un grand esclavage.

 

 

Scène V

 

ATOSSE, ARISTONNE, PHÉDIME, LADICE

 

ATOSSE.

J’ai su de votre frère, avant que de vous voir,

Un secret que de vous je désirais savoir ;

Après ce qu’il m’a dit, je n’ai rien à vous dire.

ARISTONNE.

Quoi donc ? que savez-vous ?

ATOSSE.

Tout ce que je désire ;

Que je sais dans son cœur ce qu’il sait dans le mien ;

Enfin je sais qu’il m’aime.

ARISTONNE.

Et le savez-vous bien ?

ATOSSE.

Oui, je n’ai plus besoin que l’on m’en éclaircisse,

Je n’en saurais douter sans lui faire injustice.

Jamais fidèle amant ne s’est mieux exprimé,

Pour montrer sa tendresse aux yeux qui l’ont charmé ;

L’aveu plein de respect de l’amour qui le touche,

A bien eu de la peine à sortir de sa bouche :

Mais cet aveu n’est pas ce qui m’instruit le mieux,

Et sa bouche en a dit beaucoup moins que ses yeux,

Vous saviez mon secret, Aristonne, et je pense

Que déjà par vos soins il en a connaissance.

ARISTONNE.

Ah ! plutôt...

ATOSSE.

C’est à tort que vous vous effrayez ;

Peut-être avez-vous sait mieux que vous ne croyez ;

Ne désespérez pas qu’un heureux hyménée

Ne puisse unir son sort avec ma destinée ;

Darius peut prétendre à mon cœur, à ma foi.

Adieu : continuez de lui parler de moi.

 

 

Scène VI

 

ARISTONNE, LADICE

 

ARISTONNE.

Ladice, qu’ai-je appris ?

LADICE.

Quel nouveau soin vous presse ?

ARISTONNE.

Hélas ! Darius change, il aime la Princesse !

LADICE.

Mais à quoi donc enfin voulez-vous l’obliger ?

ARISTONNE.

À n’aimer rien, Ladice, et non pas à changer.

LADICE.

Perdez de votre amour ces soins illégitimes ;

D’un amour criminel tous les effets sont crimes.

ARISTONNE.

Ah ! ne résiste point à mon dépit qui naît,

Il sert à ma vertu, tout criminel qu’il est ;

Ainsi que mon amour, mon dépit est un crime ;

Mais mon dépit s’oppose à l’amour qui m’anime ;

Et, l’un combattant l’autre, enfin, suivant mes vœux,

J’espère qu’ils pourront se détruire tous deux.

LADICE.

Oubliez-le en effet, puisqu’il en aime un autre ;

Un si prompt changement doit exciter le vôtre.

ARISTONNE.

Il le doit ; mais mon cœur ne s’y résout pas bien.

LADICE.

Mais, que voulez-vous donc ?

ARISTONNE.

Hélas ! je n’en fais rien.

Mon cœur, si de ce nœud il faut qu’il se détache,

Veut bien que je le quitte, et non qu’on me l’arrache ;

Ou plutôt il voudrait, à le bien consulter,

Qu’il pût m’être permis de ne le pas quitter.

Je fais bien que mon sang, qui frémit et s’alarme,

Me défend de prétendre à l’objet qui me charme.

Mais je sens que l’Amour, comme un bizarre enfant,

Se plaît à s’attacher à ce qu’on lui défend.

Moins un bien est permis, plus il y voit de charmes,

Il ne le peut quitter sans soupirs et sans larmes ;

Mais jusqu’au désespoir il se sent emporté,

S’il voit aux mains d’un autre un bien qu’il a quitté.

Quand d’un premier amour on s’est laissé surprendre,

Il est presqu’impossible après de s’en défendre.

Mais, en effet, crois-tu qu’on me doive blâmer ?

 Il est bien malaisé de vivre sans aimer ;

Et, dans une retraite à la nôtre semblable,

Il est aisé d’aimer ce qu’on voit seul aimable.

LADICE.

Oui, n’ayant vu qu’un frère encor jusqu’aujourd’hui, 

On peut vous excuser, si vous n’aimez que lui.

ARISTONNE.

Ah ! que sais-tu, Ladice ? et que m’oses-tu dire ?

Ne vois-tu pas que c’est aider à me séduire ?

Qu’ici mon amour parle, et non pas ma raison,

Et que ta complaisance est une trahison ?

Oppose-toi plutôt au torrent qui m’entraîne ;

Regarde mon amour avec des yeux de haine ;

Ne l’examine plus que pour le condamner,

Et prends-en de l’horreur, afin de m’en donner.

LADICE.

Je condamne toujours un amour si profane ;

Mais si vous le gardez, en vain je le condamne :

Si vous avez dessein de ne le plus souffrir,

Condamnez-le vous-même, et le faites mourir.

ARISTONNE.

Hé bien ! je le condamne ; hé bien ! il faut qu’il meure !

LADICE.

Plut au Ciel !

ARISTONNE.

C’en est sait, il mourra tout à l’heure.

Oui, je veux à l’instant, pour finir mes forfaits,

Contraindre mon amour d’expirer pour jamais.

LADICE.

Le pourrez-vous ?

ARISTONNE.

Hélas !

LADICE.

Vous soupirez, Madame.

L’amour sans doute encor est vivant dans votre âme ;

Ce soupir vous apprend qu’il n’y saurait mourir.

ARISTONNE.

Va, mon amour est mort ; c’est son dernier soupirs.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CAMBISE, DARIUS

 

CAMBISE.

Ne vous défendez plus de ma reconnaissance ;

Je vous dois ma grandeur, je vous dois ma puissance ;

Et quand avecque vous je partage ces biens,

Je vous en dois encor la part que j’en retiens ;

Mais si, quand je partage avec vous ma couronne,

Vous ne souhaitez pas les biens que je vous donne,

Peut-être qu’au milieu de ces biens présentés,

Je ne vous donne pas ceux que vous souhaitez.

Parlez, et soyez sûr que, pour me satisfaire,

Je ne vous veux laisser aucun souhait à faire ;

Et que mon cœur, qui doit sa gloire à votre bras,

Ne peut être content, si vous ne l’êtes pas.

DARIUS.

Vous me comblez, Seigneur, d’une bonté trop grande.

Je reçois des faveurs plus que je n’en demande,

Et mérite si peu de si rares bienfaits,

Que je ne puis sans crime en former les souhaits.

Dans le rang glorieux où votre foin me place,

Si j’ose encor de vous obtenir quelque grâce,

Seigneur, c’est en faveur d’un ami malheureux,

Qui serait innocent, s’il n’était amoureux ;

J’ai reçu tous ses biens, souffrez qu’il les reprenne ;

Préxaspe est trop puni, puisqu’il a votre haine ;

Et l’heureux Darius, sans être intéressé,

Puisqu’il a votre estime, est trop récompensé.

CAMBISE.

Votre vertu me charme, et mon cœur qui l’admire,

Ne se peut opposer à ce qu’elle désire ;

Oui, qu’il rentre en ses biens, et qu’il en use mieux ;

Mais qu’il s’éloigne au moins quelque temps de mes yeux.

DARIUS.

Pour ce Sujet ingrat, après son injustice,

L’exil est une grâce, et non pas un supplice ;

C’est plus qu’en sa saveur je n’osais espérer.

CAMBISE.

Auriez-vous quelque chose encore à désirer ?

DARIUS.

Mon plus ardent désir et ma plus sorte envie,

Sont de vous consacrer et mes soins et ma vie.

CAMBISE.

Ah, Darius ! cette offre a pour moi tant d’appas,

Qu’il ne m’est point permis de ne l’accepter pas :

Votre soin, qui pour moi fut toujours salutaire,

Jamais à mon repos ne sot plus nécessaire ;

Vous pouvez seul remplir mes souhaits les plus doux,

Et faire plus pour moi que je n’ai sait pour vous.

DARIUS.

C’est donc avec raison maintenant que j’avoue,

Que de mon heureux sort il faut que je me loue.

Oui, Seigneur, à présent je puis me dire heureux,

Non de ce que le sort surpasse tous mes vœux,

Mais de ce qu’aujourd’hui la fortune propice

M’offre l’occasion de vous rendre service.

CAMBISE.

Que cette ardeur fidèle a de charmes pour moi !

J’attends un grand service ici de votre foi ;

Mais dans ce zèle ardent, je commence à connaître

Qu’il vous coûtera peu, quelque grand qu’il puisse être.

DARIUS.

Oui, j’ai, pour l’entreprendre, un zèle tout de feu ;

Me coûtât-il la vie, il me coûtera peu.

Quelque grand qu’il puisse être, il me fera facile ;

J’en ferais un serment, s’il n’était inutile ;

Je fais ce que je dis sans autre engagement,

Et ira parole enfin vaut toujours un serment.

CAMBISE.

Je le fais, Darius, et je vous rends justice ;

De vos fidèles soins j’attends un grand service :

Mais il ne vous impose aucune dure loi ;

Il est aisé pour vous, et n’est grand que pour moi.

DARIUS.

Dites donc à quels soins il faut que je m’emploie ;

En retarder l’aveu, c’est retarder ma joie.

CAMBISE.

Sachez que mon pouvoir n’a pu me garantir

Du plus cruel tourment qu’on puisse ressentir.

Mon cœur tremble et se plaint, lui qui fit tant le brave ;

Mon trône, au lieu d’un Roi, ne porte qu’un esclave.

DARIUS.

Qui peut causer, Seigneur, un si grand changement ?

CAMBISE.

L’amour qui m’a forcé de devenir amant.

DARIUS.

Mais que désirez-vous ?

CAMBISE.

Ce qu’un amant désire.

Ce mot seul de mes vœux vous doit assez instruire ;

On ne cherche qu’à plaire, alors qu’on est charmé,

Et qui se dit amant, dit qu’il veut être aimé.

DARIUS.

Il n’est pas malaisé de faire qu’on vous aime,

Et vous n’avez, Seigneur, besoin que de vous-même ;

Ce bien vous est trop sûr pour l’attendre de moi ;

Pour être aimé sans peine, il suffit d’être Roi ;

L’éclat avantageux qui sort de sa couronne,

Jette un charme brillant sur toute sa personne ;

S’il a quelque défaut, il s’en trouve voilé ;

S’il a quelque mérite, il en est redoublé :

Le cœur qui de l’amour se fait le mieux défendre,

Sitôt qu’un Roi l’attaque, est ravi de se rendre.

Quand on est sur un trône, n est toujours charmant,

Et lorsque l’on peut tout, on peut plaire aisément.

CAMBISE.

Au contraire, l’amour, qui suit ce qui le gêne,

Entre les inégaux s’arrête avecque peine ;

Les inégalités causent toujours des maux ;

Un amour mutuel veut des destins égaux,

Il faut un doux rapport de soins et de fortune,

Pour former en deux cœurs une chaîne commune ;

Sans lui jamais l’amour ne peut être excité,

Et ce rapport toujours naît de l’égalité.

Plus je vois de hauteur au trône où je commande,

Et plus je me vois loin du cœur que je demande.

Le haut rang où m’adore une superbe Cour,

Est plus propre à causer le respect que l’amour ;

Et de l’aimable objet à qui mon cœur s’engage,

L’amour seul peut me plaire, et le respect m’outrage.

Le devoir pour aimer n’est qu’un empêchement ;

Ce qui contente un Roi désespère un amant :

Il faut, pour être heureux, être aimé, quand on aime ;

Et l’amour, pour son prix, ne veut que l’amour même.

DARIUS.

Je vois peu la Princesse, et n’ose présumer

Que je puisse servir à vous en faire aimer.

CAMBISE.

Je n’aime plus ma sœur, que rien ne vous étonne.

J’aime la vôtre.

DARIUS.

Ô Dieux ! vous aimez Aristonne !

CAMBISE.

Je la veux couronner.

DARIUS.

Vous me rendez confus.

Mais si vous consultez...

CAMBISE.

Je ne consulte plus.

Sans moi l’amour a su la rendre souveraine ;

Régner dessous un Roi, c’est être déjà Reine :

Mon cœur est sa conquête, elle en peut disposer,

Et qui donne son cœur ne peut rien refuser.

DARIUS.

Considérez, Seigneur...

CAMBISE.

Considérez vous-même

Que cet hymen m’épargne une injustice extrême,

Et que le juste amour que j’ai pour votre sœur,

A d’un feu criminel purifié mon cœur.

DARIUS.

Si j’osais m’expliquer sur une ardeur si grande...

CAMBISE.

Votre conseil n’est pas ce que je vous demande ;

J’aime et je cherche à plaire, et dans un soin pareil

J’ai besoin de secours, et non pas de conseil.

Ne vous obstinez pas à combattre une flamme

Que des nœuds immortels ont unie à mon âme.

Je ne puis plus guérir d’un mal si plein d’appas,

Et quand je le pourrais, je ne le voudrais pas.

Je n’ai pas encore eu l’aveu de votre mère ;

Mais, comme elle, à mes vœux ne soyez plus contraire.

Vous allez, par mon ordre, ici voir votre sœur ;

Du plaisir de régner vantez-lui la douceur ;

Dites-lui bien l’amour que sa beauté me donne ;

Présentez-lui mon cœur avecque ma couronne ;

Mais faites, s’il se peut, que cet objet vainqueur

Estime ma couronne un peu moins que mon cœur.

DARIUS.

Pour la faire répondre à votre ardeur extrême,

Seigneur, vous seriez mieux de lui parler vous-même ;

La chaleur de l’amour n’est que dans un amant ;

L’ami le plus fidèle en parle froidement.

La vive expression d’un tourment qui nous touche,

N’a pas le même effet sortant d’une autre bouche ;

Un tiers toujours l’altère, et l’on doit présumer

Qu’il faut sentir l’amour, pour le bien exprimer.

CAMBISE.

Vous vous expliquerez mieux que moi, ce me semble ;

La grandeur et l’amour s’accordent mal ensemble.

Ce qui fuit la grandeur, est ce que l’amour fuit ;

Il ne saurait souffrir les témoins, ni le bruit ;

Quand il est sur un trône, il n’agit qu’en contrainte ;

Plus il se trouve haut, plus il conçoit de crainte ;

Et cet enfant timide et sans discernement,

Par un trop grand éclat s’effarouche aisément.

Aristonne vous aime ?

DARIUS.

Oui, Seigneur, je confesse

Que pour frère jamais sœur n’eut plus de tendresse.

CAMBISE.

Il me suffit, voyez l’objet qui m’a charmé ;

On est aisément cru, lorsque l’on est aimé.

Ce service est bien grand, mais enfin je l’espère ?

J’en ai votre parole.

DARIUS.

Il faut y satisfaire.

Je vous obéirai, quoi qu’il puisse arriver.

 

 

Scène II

 

ARSACE, CAMBISE, DARIUS

 

ARSACE, à Cambise.

Par votre ordre, Aristonne ici vient vous trouver.

CAMBISE.

Qu’elle entre seule ; et vous, prenez foin de l’attendre ;

J’entre en ce cabinet, d’où je veux vous entendre. 

DARIUS.

Nous entendre !

CAMBISE.

Oui, je veux d’ici vous écouter ;

Pour vous ôter tout lieu de me pouvoir flatter ;

Votre entretien secret m’apprendra sans rien feindre,

Ce qu’il faut que j’espère, ou ce que je dois craindre.

DARIUS, seul.

Il faut donc m’opposer à mes vœux les plus doux !

Ô devoir trop funeste, où me réduisez-vous ?

Que ce qu’on nomme honneur coûte cher d’ordinaire !

Que l’amour est charmant et la vertu sévère !

Et qu’un amant aimé se trouve combattu,

Lorsqu’il doit immoler l’amour à la vertu !

Dieux ! Aristonne vient ! que ma disgrâce est grande,

Si j’obtiens ce qu’il faut ici que je demande !

Amour, je vais parler contre mon plus grand bien ;

Fais, pour me rendre heureux, qu’on ne m’accorde rien.

 

 

Scène III

 

DARIUS, ARISTONNE

 

DARIUS.

Comment ! si près de moi, passer sans me rien dire !

ARISTONNE.

Vous ne me cherchez pas.

DARIUS.

Quoi ! ma sœur se retire,

Sans vouloir m’écouter.

ARISTONNE.

Je voudrais le pouvoir ; 

Mais le Roi promptement m’ordonne de le voir :

Je crains de lui déplaire et de le faire attendre.

DARIUS.

Si vous lui voulez plaire, il ne faut que m’entendre.

ARISTONNE.

Après tant de bienfaits qu’il a versés sur nous,

Le dessein de lui plaire est mon soin le plus doux.

DARIUS.

Je parle ici pour lui, n’en soyez point en doute ;

Il l’ordonne, écoutez.

ARISTONNE.

J’obéis et j’écoute.

DARIUS.

Ce que je dois vous dire est un bonheur si grand,

Qu’il peut charmer le cœur le plus indifférent ;

Et vous devez savoir, connaissant ma tendresse,

Dans un si grand bonheur combien je m’intéresse.

ARISTONNE.

Pour moi votre tendresse a passé mon espoir ;

Mais ce n’est pas de vous ce que je dois savoir ;

Parlez-moi du bonheur que vous devez m’apprendre.

DARIUS.

Je sais qu’en l’annonçant, je m’en vais vous surprendre ;           

Mais je serais coupable à vous le déguiser ;

Ma sœur, le Roi vous aime, et veut vous épouser.

ARISTONNE.

Ah, Ciel !

DARIUS.

Je savais bien que vous seriez surprise ; 

Mais négligerez-vous une si belle prise ?

Pourriez-vous n’aimer pas à voir dessous vos lois

Le cœur impérieux du plus puissant des Rois,

Et ne vous laisser point charmer de l’avantage

De régner sur un Prince à qui tout rend hommage ?

ARISTONNE.

Mon cœur qui de cette offre a lieu de s’étonner,

Se sent trop interdit pour se déterminer.

Pour consulter mon âme, elle est trop en tumulte ;

Souffrez que ce soit vous ici que je consulte,

Et que votre esprit, libre avec tranquillité,

Sur ma confusion jette quelque clarté.

Mon destin tout entier à votre choix se livre ;

Donnez-moi vos conseils, je suis prête à les suivre.

Par eux votre amitié pour moi se fera voir ;

Je crois que vous voudrez ce que je dois vouloir.

DARIUS.

Ah ! ma sœur, quand on veut savoir s’il faut qu’on aime,

On ne doit demander de conseil qu’à soi-même ; 

En amour, nos désirs sont seuls notre vainqueur,

Et rien n’est jamais tant à nous que notre cœur.

ARISTONNE.

Mon cœur est trop confus pour voir ce qu’il doit faire

Je le mets en vos mains, disposez-en, mon frère ;

Mettez-y le dessein d’aimer ou de haïr ;

Il suivra votre choix, dussiez-vous le trahir.

DARIUS.

Apprenez que mon cœur, dans sa tendresse extrême, 

Plutôt que vous trahir, se trahira lui-même.

ARISTONNE.

Votre conseil m’en peut instruire en peu de temps.

DARIUS.

Vous le souhaitez donc ?

ARISTONNE.

C’est tout ce que j’attends.

DARIUS.

Régnez, c’est le conseil que seul vous devez croire ;

Un grand cœur doit toujours s’attacher à la gloire ;

Pour elle, avec raison, on peut tout dédaigner,

Et là plus grande gloire est celle de régner.

Un Prince, à qui tout cède, et que chacun révère,

Sur un trône éclatant ne doit pas vous déplaire.

Afin qu’il vous élève au pouvoir souverain,

Pouvez-vous faire moins que lui donner la main ?

Et puis-je justement m’empêcher de vous dire,

Qu’il est doux d’accorder un cœur pour un empire ?

ARISTONNE.

J’ai promis de vous croire ; assurez donc le Roi

Que l’hymen qu’il souhaite a des charmes pour moi.

DARIUS.

Quoi ! vous l’épouserez ?

ARISTONNE.

C’est à quoi je m’engage.

Que pouvez-vous de moi souhaiter davantage ?

DARIUS.

Enfin vous consentez à l’avoir pour époux ?

ARISTONNE.

Oui, j’y consens, mon frère, et pour l’amour de vous.

Que le Dieu des Persans venge sur moi l’outrage

Que je serai souffrir à sa plus noble image,

Si jamais je résiste, et si toujours le Roi

Ne peut absolument disposer de ma foi.

DARIUS, à part.

S’être engagée au Roi pour m’être favorable !

Quelle saveur, grands Dieux !

 

 

Scène IV

 

CAMBISE, DARIUS

 

CAMBISE, sortant de l’endroit où il écoutait.

Elle est incomparable :

J’estime les États par vos travaux conquis,

Beaucoup moins que le cœur que vos soins m’ont acquis ;

Et ce petit empire, où ma gloire se sonde,

M’est plus cher mille fois que l’empire du monde.

Quel bonheur est le mien !

DARIUS.

Seigneur, il est si grand,

Qu’à peine il vous étonne autant qu’il me surprend.

CAMBISE.

Vous me faites trop voir qu’une ardeur peu commune

Intéresse votre âme en ma bonne fortune.

DARIUS.

Ah ! c’est bien justement que vous avez pensé

Que dans votre heureux fort je suis intéressé.

Tout le bien qu’Aristonne accorde à votre flamme,

N’a guères plus touché votre cœur que mon âme ;

Et je doute, Seigneur, qu’à l’offre de sa foi,

Vous-même vous soyez plus sensible que moi.

CAMBISE.

Ah ! c’est pousser trop loin l’excès de votre zèle.

Dieux ! que ne dois-je point à cette ardeur fidèle.

Pour le prix de vos soins je vous donne ma sœur.

DARIUS.

La Princesse !

CAMBISE.

Oui, je veux vous en voir possesseur.

Je ne saurais payer ce bien par aucun autre ;

Et je vous dois ma sœur, puisque j’obtiens la vôtre.

DARIUS.

Ah ! c’est trop...

CAMBISE.

C’est le moins que vous doive un grand Roi ;

Et si c’est trop pour vous, ce n’est pas trop pour moi,

Ce respect, qui résiste à ma reconnaissance,

Choque un juste désir, et me tient lieu d’offense.

Je veux que dès ce soir un lien immortel

Nous unifie tous quatre au pied d’un même autel.

Je vais y donner ordre.

DARIUS, seul.

Ô fortune infidèle,

Qui, par tant de douceurs, me devient si cruelle !

Je te défie encor de me tyranniser ;

Ta malice est à bout, tu viens de l’épuiser :

Pour accabler un cœur, qui n’est pas ordinaire,

Une atteinte commune eût été trop légère ;

Et, ne me trouvant pas sensible à tes rigueurs,

Tu m’as fait rencontrer ma peine en tes faveurs.

Tu combles de mépris tous ceux que tu menaces ;

Tu fais des malheureux à force de disgrâces :

Mais tu m’as voulu nuire, en me comblant d’honneur,

Et m’as fait misérable à force de bonheur.

Et toi, dont la bonté fait mon plus grand martyre,

Grand Roi, qui m’as ravi tout le bien ou j’aspire,

Et qui me veux ôter, par une dure loi,

Jusqu’à la liberté de me plaindre de toi ;

Pardonne ce murmure à ma douleur extrême :

Pourquoi, pour m’aimer trop, me prends-tu ce que j’aime ?

Et, pour dernier surcroît de peine et d’embarras,

Pourquoi me donnes-tu ce que je n’aime pas ?

Je n’ai point de désir pour des faveurs si hautes ;

Je ne veux pour tout bien que le cœur que tu m’ôtes,

Ce que je n’aime pas ne me peut être un bien ;

Donne-moi ce que j’aime, ou ne me donne rien.

Le bonheur, où je tends d’une ardeur peu commune,

Dépend de l’amour seul et non de la fortune.

 

 

Scène V

 

ATOSSE, DARIUS, PHÉDIME

 

ATOSSE.

Quoi ! Darius murmure !

DARIUS.

Oui, pour vous et pour moi,

Madame, hâtez-vous d’aller trouver le Roi.

ATOSSE.

Mais quel est le malheur dont votre esprit s’alarme ?

DARIUS.

Le Roi veut vous ôter le seul bien qui vous charme ;

Il adore Aristonne, et forme le dessein

De vous ôter le sceptre, en lui donnant la main.

ATOSSE.

J’attendrai ce malheur sans peine et sans colère.

Le sceptre est bien charmant, mais Cambise est mon frère ;

Et, quel que soit ce bien, vous devez présumer

Que ce n’est pas le seul qui me puisse charmer.

DARIUS.

Si ce danger pour vous n’est pas considérable,

Devenez plus sensible à celui qui m’accable.

ATOSSE.

Parlez, que craignez-vous ?

DARIUS.

De mortelles douleurs ;

Trop de bonheur m’expose au plus grand des malheurs,

Apprenez que le Roi, croyant m’être propice,

Veut qu’aujourd’hui l’hymen avec moi vous unisse.

Je ne puis obéir à ce juste devoir ;

Mon cœur ne saurait plus être en votre pouvoir :

Aristonne peut seule à mes yeux être belle ;

Vous savez que je l’aime et ne puis aimer qu’elle,

Et je suis obligé de ne vous point cacher

Que toutes vos beautés ne me pourraient toucher.

Allez vous opposer à ce malheur insigne ;

Privez-moi d’un honneur dont je ne suis pas digne ;

Et tâchez d’empêcher, par ses justes refus,

Qu’on me force à donner un cœur que je n’ai plus.

 

 

Scène VI

 

ATOSSE, PHÉDIME

 

ATOSSE.

Il n’aime que sa sœur, dit-il, et me méprise.

Ah ! mon dépit, Phédime, égale ma surprise !

Et son coupable aveu m’a déjà fait changer

Les soins d’en être aimée en ceux de m’en venger.

PHÉDIME.

Pour vous en bien venger, vous ne sauriez mieux faire

Que de gagner un sceptre, en épousant un frère.

ATOSSE.

J’épouserais le Roi, sans doute, avec plaisir ;

Mais le sang qui nous joint m’en ôte le désir ;

Et la seule vengeance où mon cœur se dispose,

Est d’achever l’hymen où Darius s’oppose.

PHÉDIME.

Quoi ! vouloir qu’avec vous un ingrat soit uni ?

ATOSSE.

Oui, je veux qu’il m’épouse, afin qu’il soit puni,

Épouser par contrainte une femme odieuse,

Dès peines d’un amant est la plus rigoureuse ;

Et, pour punir l’ingrat qui m’ose rebuter,

C’est le plus grand tourment que je puisse inventer,

Si je suis malheureuse, il sera misérable ;

Ma peine par son mal deviendra supportable.

Il faudra, si par force il m’épouse aujourd’hui.

Qu’il souffre autant pour moi que j’ai souffert pour lui.

Aussi bien que l’amour la vengeance a des charmes ;

Les pleurs qu’il m’a coûté lui coûteront des larmes ;

Et j’aurai le plaisir d’arracher à son cœur,

Four des soupirs d’amour, des soupirs de douleur.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PALMIS, ARISTONNE, MÉLANTE, LADICE

 

PALMIS.

Ignorez-vous encor ce que le Roi propose ?

ARISTONNE.

À recevoir ma foi je fais qu’il se dispose.

PALMIS.

Mais n’avez-vous pas su que, pour la recevoir,

Il prétend vous conduire au Temple dès ce soir ?

ARISTONNE.

Oui, je fais qu’animé d’un amour sans exemple,

Il veut que dès ce soir on nous unisse au Temple.

PALMIS.

Une secrète suite est l’unique moyen

Qui puisse vous soustraire à ce fâcheux lien.

Fuyons diligemment.

ARISTONNE.

Quoi ! fuir une couronne,

Et vouloir mépriser la main qui me la donne !

PALMIS.

Quoi ! ne vouloir pas fuir un honneur si fatal !

ARISTONNE.

Quoi ! voir un si grand bien et le fuir comme un mal !

PALMIS.

Pour les ambitieux les couronnes sont belles ;

Mais il est d’autres biens pour les amants fidèles ;

Et je ne pense pas que de l’ambition

Votre cœur fasse encor sa forte passion.

Darius est aimable, et l’on m’a fait entendre

Que pour lui vous avez un sentiment fort tendre,

Et qu’à bien discerner cet instinct tout de feu,

Si ce n’est pas amour, au moins il s’en faut peu.

ARISTONNE.

Quiconque vous l’a dit ne vous a point trompée ;

Mais cette indigne erreur s’est enfin dissipée :

Ma raison dans mon âme a pris son premier rang,

Et les liens d’amour cèdent aux nœuds du sang.

PALMIS.

Darius peut sans crime aspirer à vous plaire ;

L’amour peut vous unir, il n’est point votre frère.

ARISTONNE.

Dieux ! que m’apprenez-vous ?

PALMIS.

Que vous pouvez l’aimer ;

Je l’en avais instruit pour vous en informer.

ARISTONNE.

Hélas !

PALMIS.

Vous soupirez ; voulez-vous que je croie

Qu’un avis si charmant vous donne peu de joie ?

ARISTONNE.

De cet avis fatal Darius informé,

Devient, plus que jamais, indigne d’être aimé.

PALMIS.

Mais à l’hymen du Roi pourriez-vous bien prétendre ?

ARISTONNE.

Je m’y suis engagée et ne m’en puis défendre :

Ma suite même ici ne dépend plus de moi ;

On me garde, on me sert par les ordres du Roi :

On cesse d’être libre alors qu’on devient Reine,

Et le sceptre souvent pèse autant qu’une chaîne.

PALMIS.

Darius se plaindra.

ARISTONNE.

Bien loin de s’irriter,

Lui-même à cet hymen m’ose solliciter.

PALMIS.

Et l’auriez-vous pu croire ?

ARISTONNE.

Il m’a si fort pressée,

Qu’à donner ma parole enfin il m’a forcée.

PALMIS.

Il n’a donc plus d’amour, puisqu’il vous cède au Roi.

ARISTONNE.

L’ingrat a de l’amour, mais ce n’est pas pour moi ;

Et je ne suis pour lui, dans son humeur légère,

Qu’un obstacle fâcheux dont il se veut défaire.

PALMIS.

C’est croire un peu trop tôt que son feu soit éteint.

ARISTONNE.

C’est le plus tard qu’on peut qu’on croit ce que l’on craint.

Une âme accoutumée à fuir ce qui la blesse,

Ne croit sentir un mal qu’au moment qu’il la presse ;

Et naturellement encline à se flatter,

Quand même elle le sent, tâche encor d’en douter.

PALMIS.

Mais quel charme a forcé Darius à se rendre ?

ARISTONNE.

Au charme des grandeurs il s’est laissé surprendre ;

Et je tâche, en payant ses dédains de mépris,

De me laisser surprendre à ce qui l’a surpris :

Il aime la Princesse, et la Princesse l’aime.

PALMIS.

La Princesse ! ô malheur !

ARISTONNE.

Je l’ai su d’elle-même ;

Et l’ingrat, qui me cause un si juste dépit,

N’a que trop confirmé ce qu’elle m’en a dit.

PALMIS.

Pour moi, comme pour vous, cette offense est cruelle ;

Mais j’espère arrêter cette ardeur infidèle ;

Et je vais, pour détruire un dessein si fatal,

Mettre un remède extrême à cet extrême mal.

 

 

Scène II

 

ARISTONNE, LADICE

 

ARISTONNE.

Pour le mal qui me presse, il n’est point de remède ;

Il faut qu’à ma disgrâce aveuglément je cède ;

Mon choix est engagé, ses soins sont superflus,

Et mon dernier espoir est de n’en avoir plus.

Rien n’est plus rigoureux qu’une espérance vaine :

Un mal qu’on n’attend pas cause une double peine ;

Et quiconque est réduit à n’attendre aucun bien,

Peut être encor content, s’il peut n’espérer rien.

LADICE.

Mais ne serez-vous point sensible à quelque joie,

S’il faut que Darius se repente et vous voie ?

ARISTONNE.

Je goûterais, sans doute, un plaisir infini

De le voir repentant ; mais, pour le voir puni,

Je voudrais le pouvoir accabler sous ma chaîne ;

Je voudrais qu’il m’aimât, pour mieux sentir ma haine ;

Et, si son cœur pour moi peut être à souhaiter,

Je ne voudrais l’avoir que pour le rebuter ;

Je lui serais sentir, s’il s’enflammait encore,

Combien on souffre à perdre un objet qu’on adore,

Et qu’il n’est point de mal qui ne soit enfermé

Dans le cruel tourment d’aimer sans être aimé.

J’épouserais le Roi sans nulle répugnance,

Et même avec plaisir, au moins en apparence ;

Et de peur que mon mal n’adoucît trop le sien,

Quand j’en mourrais d’ennui, l’ingrat n’en saurait rien.

LADICE.

Mais s’il vous est fidèle et vous le sait connaître ?

ARISTONNE.

Pourquoi me parles-tu de ce qui ne peut être ?

Quand même il se pourrait qu’il m’eût gardé sa foi,

Je garderais la mienne en épousant le Roi.

Je ne puis désormais rompre cet hyménée ;

Je n’ai plus à choisir, ma parole est donnée.

Darius m’a lui-même engagée aujourd’hui,

Et n’étant plus à moi, je ne puis être à lui.

Mais mon cœur, irrité de sa lâche inconstance,

Le perdra sans regret : je le vois qui s’avance ;

Je sens pour lui déjà mon cœur trop adouci.

Ladice, pour ma gloire, éloignons-nous d’ici.

 

 

Scène III

 

DARIUS, ARISTONNE, LADICE

 

DARIUS.

Hé quoi ! toujours me fuir, sans me laisser défendre !

ARISTONNE.

Que me demandez-vous ?

DARIUS.

Un moment pour m’entendre.

ARISTONNE.

Voulez-vous point encor me parler pour le Roi ?

DARIUS.

J’ai trop parlé pour lui, je veux parler pour moi.

ARISTONNE.

Je ne crois pas avoir le temps de vous entendre ;

Tout se prépare au temple, il sauf bientôt m’y rendre.

Vous savez qu’un hymen est un soin important.

DARIUS.

Ce que je veux vous dire importe bien autant :

Avant que me quitter, souffrez d’en être instruite.

ARISTONNE.

Ne m’arrêtez donc guère, autrement je vous quitte.

DARIUS.

J’excuse ce mépris, qui vient de votre erreur ;

Mais cessez de me voir comme un objet d’horreur ;

Il est temps qu’à vos yeux mon destin s’éclaircisse,

Et qu’avec votre erreur votre mépris finisse.

Vous n’êtes point ma sœur.

ARISTONNE.

Vous ne m’apprenez rien ?

Que déjà, sans vos soins, je ne sache fort bien.

DARIUS.

Je sais quel est l’effort où je vous ai portée ;

Vous en êtes surprise et peut-être irritée.

ARISTONNE.

C’est mal connaître un cœur juste comme le mien,

De croire qu’on l’irrite en lui faisant du bien.

À suivre vos conseils je trouve trop de gloire,

Pour n’en conserver pas à jamais la mémoire :

Vous seul à mon bonheur m’avez fait consentir,

Et ma plus forte envie est de m’en ressentir ;

Vous m’avez fait choisir le plus grand avantage

Qu’un cœur bien élevé puisse prendre en partage ;

Et quelque grand que soit ce bonheur proposé,

Peut-être que, sans vous, je l’aurais refusé.

DARIUS.

Quelque plaisir qu’on trouve à prendre un diadème,

Pourrez-vous, sans regret, perdre un cœur qui vous aime ?

ARISTONNE.

Le cœur d’un inconstant n’est pas un sort grand bien ;

Au moment qu’il échappe, on ne perd presque rien ;

Et la possession d’une couronne offerte

Pourrait me consoler d’une plus grande perte.

DARIUS.

Vous, me croire inconstant ! connaissez mieux mon cœur ;

Il n’a point d’autre crime ici que mon malheur.

ARISTONNE.

Comptez-vous pour malheur l’amour de la Princesse ?

Non, non : excusez-vous plutôt sur sa tendresse :

Elle a beaucoup d’amour, de grandeur et d’appas ;

Vous seriez trop cruel, si vous ne l’aimiez pas ;

Et j’aurais grand regret de vous être importune,

Jusqu’à vous faire perdre une telle fortune.

DARIUS.

Si jamais...

ARISTONNE.

Il sied bien toujours d’être discret !

D’elle-même pourtant j’ai su tout le secret.

DARIUS.

Ah ! je connais d’où vient une erreur si cruelle ;

La Princesse est trompée et vous trompe avec elle.

Sans doute, expliquant mal mes transports les plus doux,

Elle s’est appliqué ce que j’ai dit pour vous.

Mais quand je l’ai revue, elle s’est détrompée,

Et votre erreur peut être aisément dissipée.

ARISTONNE.

Vos discours sur mon cœur n’auront aucun crédit ;

Ce que vous avez sait prouve ce qu’elle a dit.

DARIUS.

Hélas ! ce que j’ai sait doit vous prouver encore

Que ce soupçon outrage un cœur qui vous adore.

Apprenez que le Roi m’écoutait, à l’instant

Que je vous conseillais cet hymen important ;

Et qu’un autre conseil avec trop de faiblesse,

Eût trahi mon devoir, son ordre et ma promesse.

ARISTONNE.

Que vous êtes cruel de vouloir m’assurer

D’un amour qu’à présent j’ai besoin d’ignorer !

De tout ce qu’on ignore il est doux de s’instruire ;

C’est un désir ardent que la nature inspire :

Mais, quoiqu’avec ardeur chacun veuille être instruit,

Il est avantageux d’ignorer ce qui nuit.

Vous-même en d’autres nœuds vous m’avez engagée ;

Par vous indignement me croyant outragée,

Du secours du dépit mon cœur fortifié,

Plus aisément au Roi se fût sacrifié ;

Et nul trouble pour vous n’eût jamais pu renaître

Dans une âme où vos soins ont mis un autre maître.

Laissez-moi, s’il se peut, une erreur qui me sert ;

Je sens qu’en la perdant tout mon repos se perd ;

Et lorsque nos erreurs au repos nous conduisent,

On doit les préférer aux vérités qui nuisent.

Pour grands que soient vos feux, tâchez de les cacher ;

Ne me dites plus rien qui me puisse toucher.

C’est un bonheur charmant de le connaître aimée ;

À peine la douceur en peut être exprimée : 

Mais c’est un mal aussi qu’on ne peut exprimer,

De se connaître aimée et de n’oser aimer.

Épargnez à tous deux des ardeurs indiscrètes ;

Laissez jouir le Roi du don que vous lui faites :

Ne troublez plus mon cœur, après l’avoir cédé ;

Il n’eût été qu’à vous, si vous l’eussiez gardé ;

Mais puisque c’est au Roi que votre choix le cède,

Souffrez que ce soit lui qui tout seul le possède.

DARIUS.

N’appréhendez plus rien ni de vous, ni de moi ;

Je n’entreprendrai point d’ébranler votre foi ;

Et quand injustement j’oserais l’entreprendre,

Vous auriez de la force assez pour la défendre.

Faites tout ce que veut la plus sévère loi ;

Ôtez-moi votre amour pour le donner au Roi ;

Mais séparez au moins l’innocence du crime,

Et m’ôtant votre amour laissez-moi votre estime.

Connaissez que jamais sous l’empire amoureux

On n’a conçu d’ardeur qui ne cède à mes feux,

Et que de vos beaux yeux la pure et vive flamme,

Ne s’est point altérée en passant dans mon âme.

Vos intérêts, plutôt que les ordres du Roi,

M’ont fait en sa faveur engager votre foi.

J’ai voulu, sans penser aux maux que je m’apprête,

Aux dépens de mon cœur couronner votre tête ;

Et ne me repens point d’avoir, contre mon bien,

Fondé votre bonheur sur les débris du mien.

D’une ardeur faible et basse une âme est animée ;

Et d’un parfait amour un cœur bien enflammé,

Ne doit jamais agir que pour l’objet aimé.

Vous faire, en me quittant, choisir un diadème,

C’est savoir vous aimer beaucoup plus que moi-même ;

Et vous faire, pour moi, quitter un bien si doux,

Ce serait, en effet, m’aimer bien plus que vous.

Je n’ai pu, dans un sort confus comme le nôtre,

Prouver mieux mon amour qu’en renonçant au vôtre.

Mais, en prenant le bien qui vous est présenté,

Souvenez-vous un peu de ce qu’il m’a coûté :

L’empire où je vous porte, en dépit de ma flamme,

M’interdit pour jamais l’empire de votre âme.

J’ai cédé, pour vous mettre en droit de commander,

La gloire de vous plaire et de vous posséder ;

J’ai de tous mes plaisirs payé ce rang suprême,

Et j’ai, pour trop aimer, perdu tout ce que j’aime.

ARISTONNE.

Vos soins ont mal connu mes sentiments secrets ;

Ils ont plutôt trahi que pris mes intérêts :

J’aimais mieux, par l’effet d’une ardeur sans seconde,

Vous voir seul sous mes lois que d’y voir tout le monde,

Et prisais moins les biens que vous me présentez,

Que la possession du cœur que vous m’ôtez.

La douceur de régner dans une âme enflammée,

Doit céder au plaisir d’aimer et d’être aimée ;

Et pour les vrais amants, dans la plus belle cour,

La fortune n’a rien de si doux que l’amour.

J’étais amante enfin plutôt qu’ambitieuse ;

Il n’a tenu qu’à vous que je ne fusse heureuse :

Mais puisque votre choix engage ailleurs ma foi,

Mon bonheur ne peut plus dépendre que de moi.

Le Roi me sera cher pour l’amour de moi-même ;

J’aimerai ce que j’ai, n’ayant pas ce que j’aime :

Je contraindrai mon cœur d’en être satisfait,

Et le devoir sera ce que l’amour eût fait.

Mais si quelque tendresse en votre âme se treuve,

J’en souhaite pourtant une dernière preuve.

DARIUS.

Dût-elle être en ma mort, l’ordre m’en sera doux ;

Mon cœur, quoiqu’il vous perde, est encor tout et vous.

ARISTONNE.

Vous m’obéirez donc ?

DARIUS.

Oui, je vous en assure ; 

Vous n’en sauriez douter sans me faire une injure :

Perdre la vie est moins que perdre tant d’appas ; 

Après ce que j’ai fait, que ne serai-je pas ?

Ordonnez donc.

ARISTONNE.

Hé bien ! épousez la Princesse. 

DARIUS.

Moi, l’épouser !

ARISTONNE.

Oui, vous ; j’en ai votre promesse,

Et, sans excuse, il faut lui donner votre foi,

Pour votre propre gloire, aussi bien que pour moi :

Tant que vous seriez libre, il serait difficile

Que le Roi de mon cœur sût possesseur tranquille ;

Et je ne croirais pas, malgré ma fermeté,

Que toute ma vertu pût être en sûreté.

Deux âmes, qu’une sois l’amour unit ensemble,

Ne se séparent pas ainsi que bon leur semble ;

Et quand tous leurs liens viennent même à finir,

Il n’est rien plus aisé que de les réunir.

Pour détacher nos cœurs, comme je m’y prépare,

Il ne nous suffit pas que le Roi nous sépare ;

Pour ne pouvoir plus prendre un nœud qui fut si doux,

Nous devons mettre encor la Princesse entre nous.

Si votre amour pour moi se change enfin pour elle,

Je craindrai peu d’aimer un amant infidèle ;

Et si vous méprisez l’amour qu’elle a pour vous,

Je pourrai bien haïr un infidèle époux.

DARIUS.

Ah ! voyez si pour moi quelque bonté vous reste :

À quels tourments m’expose un hymen si funeste !

Quel supplice plus grand peut-on imaginer

Que de devoir un cœur qu’on ne peut plus donner !

Est-il rien plus cruel, pour une âme sincère,

Que s’engager d’aimer ce qui ne saurait plaire ?

Et n’est-ce pas un mal pire que le trépas,

D’être uni pour toujours à ce qu’on n’aime pas ?

ARISTONNE.

À souffrir ces tourments vous m’avez su contraindre ;

Quand vous les souffrirez, devez-vous vous en plaindre ?

Et vous serai-je tort, si mon cœur irrité

Vous ôte le repos que vous m’avez ôté ?

Un hymen sait par force est un supplice extrême :

Mais vous avez voulu m’y condamner vous-même ;

Et j’ai droit, en l’état où vous me réduisez,

De vous causer les maux que vous m’avez causés.

DARIUS.

Hé bien ! Beauté cruelle, à ma perte animée,

Déchirez donc mon âme après l’avoir charmée ;

Et puisque sous vos lois j’ose encor m’exposer,

Régnez encor sur moi pour me tyranniser.

Je ne me défends plus, en amant téméraire,

De tenir ma promesse et de vous satisfaire ;

Mais faites-moi pouvoir ce que vous m’ordonnez :

Comment puis-je donner ce que vous retenez ?

Rendez-moi donc mon cœur en reprenant le vôtre,

Si vous avez dessein qu’il puisse être à quelqu’autre ;

Et pour aimer l’objet à qui mes vœux sont dus,

Donnez-moi le moyen de ne vous aimer plus ;

Cessez de me charmer et m’ôtez ma faiblesse.

ARISTONNE.

Armez-vous de vertu : j’aperçois la Princesse ;

Préparez votre main.

DARIUS.

Ma main est prête, hélas !

Mais je sens bien encor que mon cœur ne l’est pas.

 

 

Scène IV

 

CAMBISE, ATOSSE, PALMIS, ARISTONNE, DARIUS, LADICE, PHÉDIME, MÉLANTE, MÉGABISE, SUITE

 

CAMBISE.

De notre double hymen enfin l’heure est venue ;

Pour ma sœur, Darius, voue ardeur m’est connue :

Nos déplaisirs communs ensemble vont finir ;

On nous attend au temple, où l’on nous doit unir.

DARIUS.

Cet honneur surprenant, dont j’ai l’âme interdite,

Passe mon espérance, ainsi que mon mérite.

CAMBISE.

Je sais mieux que jamais tout ce que je vous doi,

Et veux faire pour vous autant que vous pour moi.

DARIUS.

Je crains de la Princesse un dépit équitable.

ATOSSE.

D’aucun dépit pour vous je ne suis point capable.

CAMBISE.

Et moi j’atteste encor le Dieu de la clarté,

Que rien n’empêchera cet hymen arrêté ;

Votre mère y consent et le ciel le désire.

PALMIS.

L’écrit que j’ai sait voir de tout le peut instruire.

CAMBISE, donnant un billet à Darius.

Lisez-le, Darius ; dans les mains de Palmis

Par la Reine ma mère autrefois il fut mis ;

Et dès que je l’ai vu, mon âme convaincue

À faire son devoir s’est enfin résolue.

DARIUS lit.

Dans l’espoir d’éviter un amour détestable,

Dont le ciel menace mon fils,

Pour sa sœur, un jour trop aimable,

Palmis prit au berceau ma fille véritable,

Pour ôter de la cour ses attraits ennemis,

Et je pris en son lieu la fille de Palmis.

Cassandane.

PALMIS, à Darius.

Ces mots vous sont assez connaître

Qui vous devez aimer et quel sang vous fit naître.

Pour exempter le Roi d’un si funeste amour,

J’élevais avec soin sa sœur hors de sa cour ;

Mais, malgré tous mes soins, le sort irrévocable

Sut offrir à ses yeux cet objet redoutable ;

Et s’il n’eût pas promis de vous donner sa sœur,

Il eût eu de la peine à l’ôter de son cœur.

CAMBISE, à Darius.

Oui, quoique reconnu pour frère d’Aristonne,

Ce n’est pas sans effort que je vous l’abandonne ;

Malgré le sang, l’honneur et ce que je vous doi,

Mon cœur murmure encore, en vous cédant sa foi ;

Mais ce que le vous dois, l’honneur et la nature

L’emportent sur mon cœur malgré son vain murmure.

Le sang qui nous unit nous sépare à jamais ;

Reprenez votre don, jouissez-en en paix ;

Ce qu’il vous a coûté me force à vous le rendre ;

Aussi bien vainement je voudrais y prétendre :

Aristonne vous aime, et cet objet si doux

Ne pouvant être à moi, ne peut être qu’à vous.

DARIUS, à Aristonne.

Quoi ! je puis être à vous !

ARISTONNE.

Quoi ! j’obtiens ce que j’aime ?

CAMBISE.

Si vous êtes contents, nous le sommes de même :

Cette illustre Beauté, cessant d’être ma sœur,

Peut recevoir, sans crime, et mon sceptre et mon cœur ;

Elle m’offre sa main ; et, sans beaucoup de peine,

Dans mes premiers liens son pouvoir me ramène.

Rendons-nous dans le temple, et par des nœuds puissants

Allons nous assurer des plaisirs innocents.

 


[1] Gobrias rentre et ferme la porte du cabinet.

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