L’École des jaloux (MONTFLEURY)

Comédie en trois actes, et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1664.

 

Personnages

 

DOM CARLOS

SANTILLANE

LÉONOR, femme de Santillane

DOM LOPE, cousin de Santillane

BÉATRIX, suivante de Léonor

GUSMAN, valet de Dom Carlos

FABRICE, valet de Dom Carlos

ALPHONSE, valet de Dom Carlos

 

La scène est à Cadix.

 

 

AUX COCUS

 

Messieurs,

 

Il s’est trouvé des auteurs qui ont dédié des pièces à quelques-uns de vous en particulier, mais je n’en sais point qui vous en aient dédié à tous en général ; c’est pourquoi je vous dédie celle-ci. Peut-être que cette entreprise vous surprendra dans un homme qui n’est pas de votre corps, et que quelqu’un de vous dira que je devais laisser ce soin aux auteurs qui en sont ; mais quoi qu’il en soit, s’il est vrai, comme on le dit, que le cocuage et la jalousie aient un si grand rapport ensemble,  qu’il soit presqu’impossible d’être jaloux sans être cocu, ni cocu sans être jaloux, je crois que je ne puis mieux faire que de dédier l’École des jaloux aux cocus, puisque les uns et les autres y prendront quelque part. La mode m’a semblé trop commune et trop ordinaire, de ne choisir qu’une personne pour la dédicace d’une pièce ; car enfin tout l’avantage qu’on en peut tirer, est un remerciement, et quelques exemplaires que fait vendre à l’Imprimeur la vanité de la personne à qui l’on dédie, ou quelques autres que la considération ou la qualité de cette même personne fait acheter à ses amis particuliers. Mais, Messieurs, en vous dédiant ce livre, je suis assuré, quant aux exemplaires, que, si chacun de vous en acheté un, le Libraire sera riche à jamais ; et que, si le quart de ce que vous êtes me fait des remerciements, j’ai des compliments à recevoir pour plus deux mois. Je ne doute pas, Messieurs, que vous ne préfériez la douceur de dire que l’on vous a dédié un livre, au scrupule d’avouer que vous êtes cocus. Le mal n’est pas si grand que quelques-uns se l’imaginent. Votre compagnie est illustre : l’on y trouve des gens de toutes les professions, et quand vous auriez quelque chagrin d’en être, vous trouverez dans cette pièce un homme qui vous en consolera par ces vers, si vous y faites réflexion.

 

Les cornes sont en règne ; et tant de gens en ont,

Qu’on peut, sans s’alarmer, devenir ce qu’ils sont.

De cette marchandise un chacun s’accommode ;

Et l’on est toujours bien, quand on est à la mode.

 

Mais enfin si quelque Critique vient à la traverse, me dire que je me trompe dans mon calcul ; que, quoique le nombre des cocus soit grand, il ne s’en trouve point qui se vante de l’être ; que cette pièce ne trouvera personne qui avoue qu’elle lui soit dédiée, et qu’ainsi le profit du Libraire et des compliments sur lesquels je fais mon compte, ne sont pas trop bien assurés : Je lui répondrai, que si vous n’en achetez, d’autres en achèteront pour vous, et qu’il se trouvera peut-être des galants assez obligeants pour montrer cette pièce avec quelques autres à vos illustres moitiés, qu’ils s’en divertiront avec elles, et qu’ils feront concevoir à vos femmes que vous leur êtes infiniment obligés, puisqu’elles sont cause que l’on vous dédie des livres. Je ne sais si un volume si petit flattera assez votre ambition pour vous obliger à l’avouer ; mais, Messieurs, afin de le grossir, si quelqu’un de vous me veut donner une liste des autres, je crois qu’en l’ajoutant à ceci, j’en ferai faire un volume fort agréable et fort ample ; et pour ne vous pas donner la peine de demander mon nom à personne, en cas que vous vouliez m’accorder ce que je vous demande, celui qui vous dédie ce livre, est avec tout le respect que l’on vous doit,

 

Messieurs,

Votre serviteur,

 

A. I. MONTFLEURY.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LÉONOR, BÉATRIX

 

LÉONOR.

Ah ! ne m’en parle plus ; dans l’état où je suis,

Béatrix, rien ne peut soulager mes ennuis.

BÉATRIX.

Quoi ! l’hymen d’une sœur qui doit être pourvue

D’un mari gouverneur, le plaisir de sa vue,

Ni celui de revoir votre pays natal,

Ne sauraient adoucir l’excès de votre mal ?

LÉONOR.

Apprends...

BÉATRIX.

Hé bien ? apprends, que faut-il que j’apprenne ?

LÉONOR.

Que l’hymen de ma sœur n’adoucit pas ma peine ;

Car tu sais que mon père, à mon bonheur fatal,

M’a donné pour époux un jaloux, un brutal,

Qui, pour me faire mieux épier à toute heure,

Ici chez un cousin a choisi sa demeure ;

Que je n’ose en sortir de peur que son courroux

N’augmente par l’effort de ses soupçons jaloux.

BÉATRIX.

Il craint ce Dom Carlos la flamme mal éteinte.

LÉONOR.

Cette flamme lui doit donner fort peu de crainte,

Je ne l’aimai jamais, et je sais qu’un époux...

BÉATRIX.

Si le ciel m’avait fait la femme d’un jaloux...

LÉONOR.

Hé bien ! que ferais-tu, quand des heures entières ?...

BÉATRIX.

Ah ! je lui taillerais, ma foi, bien des croupières ;

Et si la forte humeur me gênait tant soit peu,

Je l’en ferais changer, ou nous verrions beau jeu.

Madame, je le vois ; s’il m’avait entendue,

Ce serait à ce coup que je serais perdue.

Son cousin l’accompagne.

 

 

Scène II

 

SANTILLANE, DOM LOPE, LÉONOR, BÉATRIX

 

DOM LOPE.

À ne rien déguiser...

BÉATRIX.

Fuyons dans votre chambre, et laissons les jaser.

 

 

Scène III

 

SANTILLANE, DOM LOPE

 

SANTILLANE.

Cousin, sans compliment, souffrez que je respire,

Car je sais mieux que vous ce que vous voulez dire ;

Vous voulez m’assurer que je suis maître ici,

Et que rien ne m’y doit donner aucun souci ;

Que je dois ordonner chez vous en votre place ;

Que vous êtes ravi d’envisager ma face ;

Que, pour me régaler, vous n’épargnerez rien ;

Qu’enfin je suis le maître ; et je le sais fort bien.

Que ces raisonnements fassent donc place à d’autres.

DOM LOPE.

Ne nous direz-vous point quels desseins sont les vôtres,

Et quel secret motif vous amène à Cadix ?

SANTILLANE.

Que tous les amoureux y fussent-ils maudits,

Puisque ce seul motif m’a fait faire un voyage

Qui plaît fort à ma femme, à moi peu, dont j’enrage !

Car ici les galants, cher cousin, entre nous,

Sont des objets fâcheux pour des maris jaloux,

Et je l’aimerais mieux renfermée au village.

DOM LOPE.

Comment donc ! et qui peut vous donner de l’ombrage ?

SANTILLANE.

Vous savez qu’autrefois le Gouverneur d’ici,

Non encor Gouverneur, eut l’esprit en souci

Pour notre chère épouse, et qu’à son préjudice,

Le père étant pour moi, j’en eus bonne justice.

Depuis le père mort, Carlos, fait Gouverneur,

Veut que l’hymen le joigne à notre belle-sœur ;

Pour me faire enrager, il s’est mis dans la tête,

Qu’il fallait que tous deux nous fussions de la fête,

Et par tant de courriers m’a fait persécuter,

Qu’à la fin me voilà.

DOM LOPE.

Vous pouviez l’éviter.

SANTILLANE.

Ma femme sur ce point, cousin, (mais bouche close)

A si bien raisonné, qu’elle a gagné sa cause ;

Mais je lui garde bonne, et, l’hymen accompli,

Je lui ferai bientôt reprendre le bon pli,

En la faisant d’abord déloger sans trompette.

DOM LOPE.

Mais, cousin, crains-tu point qu’une telle retraite

Ne sente son jaloux ? Il faudrait quelque temps

Cacher mieux les effets de ces bas mouvements ;

Dissimule, crois-moi : la chose te regarde ;

Laisse-la quelques jours...

SANTILLANE.

Diable, que je n’ai garde !

Si je la laisse un jour, je veux être berné.

Je m’en irai, cousin, cet hymen terminé,

De peur qu’à coqueter son esprit peu contraire,

Ne respirât un air pour nous peu salutaire,

Et qu’un plus long séjour ne fit germer mon front.

DOM LOPE.

C’est être peu sensé que craindre un tel affront ;

Il se faut rassurer, Léonor est trop sage,

Elle n’ignore pas à quoi l’hymen l’engage.

SANTILLANE.

Non, cousin : mais... souvent... vous savez... qu’en effet

L’occasion... Enfin, je ferai satisfait...

Qui ne le fera pas, pourra prendre des cartes.

DOM LOPE.

Hé bien ! n’en parlons plus ; mais avant que tu partes,

Nous aurons bien le temps de pourvoir...

SANTILLANE.

À propos,

Ma femme, ce me semble, est longtemps en repos.

Je la veux appeler, car mon humeur jalouse

Commence à s’alarmer. Holà, ho, notre épouse !

 

 

Scène IV

 

SANTILLANE, LÉONOR, DOM LOPE

 

LÉONOR.

Que vous plaît-il ?

SANTILLANE.

Vous voir.

LÉONOR.

Il faudrait voir ma sœur ;

Et visiter aussi Monsieur le Gouverneur.

SANTILLANE.

Le Gouverneur ? Nenni. Séparez-les d’ensemble :

Vous avez l’appétit bien ouvert, ce me semble ;

D’accord pour votre sœur, il faut la visiter ;

Mais pour le Gouverneur, vous pouvez décompter.

LÉONOR.

Puisqu’il aime ma sœur, quel dessein vous oblige

À refuser ?...

SANTILLANE.

Tant-pis.

LÉONOR.

Tant-pis ?

SANTILLANE.

Tant-pis, vous dis-je ;

Car votre sang a fait tant d’effort sur son cœur,

Qu’aimant avec excès et l’une et l’autre sœur,

Il ferait volontiers de vous et de la vôtre.

Sa maîtresse de l’une, et sa femme de l’autre ;

Et quand cela serait, il n’aura pas les gants ;

Il n’est pas le premier.

LÉONOR.

Mais enfin, à mon sens,

Le rang de Gouverneur...

SANTILLANE.

Hé bien ! qu’il se gouverne ;

Mais, si vous l’allez voir, je veux que l’on me berne.

LÉONOR.

Mais si ce Gouverneur, qui de mille faveurs

A comblé vos défis...

SANTILLANE.

Ah ! que de Gouverneurs !

Esprit à gouverner, moins aisé qu’une mule,

Votre raisonnement me tourne en ridicule,

Et me fait à mon nez passer pour un oison ;

Pour vous décoqueter, rentrez dans la maison.

En montrant son mouchoir et ses moustaches.

Tous ces brimborions ne sont pas nécessaires.

 

 

Scène V

 

DOM LOPE, SANTILLANE

 

DOM LOPE.

Cousin...

SANTILLANE.

Mon Dieu ! cousin, chacun sait ses affaires ;

Voyez-vous ! la rusée, avec son Gouverneur !

DOM LOPE.

En cette qualité l’on lui doit cet honneur.

SANTILLANE.

Ma femme, à mon avis, ne doit rien à personne.

 

 

Scène VI

 

SANTILLANE, DOM LOPE, GUSMAN

 

GUSMAN.

Monsieur, étant chargé de l’ordre que me donne

 Mon maître Dom Carlos, je viens en sûreté

M’informer de l’état...

SANTILLANE.

Fort bien, de ma santé.

Bas.

Je craignais qu’il n’allât me parler de ma femme.

GUSMAN.

Il vous baise les mains, Monsieur ; et, pour Madame,

Dom Carlos m’a chargé de prendre même soin.

SANTILLANE.

Diable ! ce Dom Carlos sent les gens de bien loin.

Elle se porte bien, fort à notre service ;

Bas.

Le maudit embarras !

GUSMAN, bas.

Ah ! le plaisant caprice !

Haut.

Monsieur le Gouverneur se flatte de l’espoir

De vous loger tous deux, ou du moins de vous voir.

Il meurt d’impatience, et tout l’éclat qui brille

Dans les yeux...

SANTILLANE.

Serviteur, nous sommes en famille ;

Et nous sommes fort bien. Monsieur le Gouverneur

Pourra savoir de vous qu’il nous fait trop d’honneur ;

Qu’il nous fasse avertir le jour du mariage,

Que nous irons tous deux lui rendre notre hommage,

Et que sur son hymen l’ayant bien hommagé,

Le lendemain pour nous fera jour de congé ;

Que je l’en avertis, de peur de le surprendre.

GUSMAN.

Mais, Monsieur...

SANTILLANE.

Mais, allez, vous le faites attendre.

GUSMAN.

L’ordre que j’ai, Monsieur...

SANTILLANE.

Que de raisonnements !

GUSMAN.

Mais vous pouvez donner du moins quelques moments

À son impatience, après l’avoir causée ;

Ou Madame pourrait...

SANTILLANE.

Elle est indisposée

Pour jusqu’à ce jour-là.

GUSMAN.

Son mal, en la quittant,

Lui permettra plutôt.

SANTILLANE.

Elle en a pour autant ;

Je vous la garantis jusqu’à ce jour malade,

Je la connais fort bien.

GUSMAN, bas.

La plaisante incartade !

Haut.

Monsieur le Gouverneur prendra bientôt le soin

De venir pour la voir.

SANTILLANE.

Il n’en est pas besoin :

Dites-lui qu’il ne doit pas en prendre la peine,

Qu’elle serait trop grande, et qu’elle serait vaine.

Son mal, pour la quitter, ne veut que du repos.

Bas.

Ah ! le fâcheux agent !

GUSMAN.

Monsieur, encor deux mots.

SANTILLANE.

Rentrons, je sois pendu si j’en dis davantage.

Serviteur.

 

 

Scène VII

 

GUSMAN, seul

 

Ah, morbleu ! le plaisant personnage !

 

 

Scène VIII

 

DOM CARLOS, GUSMAN

 

DOM CARLOS.

Hé bien ? qu’a fait Gusman ?

GUSMAN.

Je viens de visiter

Notre fou, par régal il m’a pensé frotter ;

D’abord que j’ai voulu lui parler de sa femme,

J’ai vu dedans ses yeux le trouble de son âme ;

Et cet esprit brutal, après mon compliment,

En disant serviteur, m’a quitté brusquement.

DOM CARLOS.

Sa manière d’agir me paraît fort blâmable,

Et je veux faire effort pour le rendre traitable ;

Presque son allié, je puis, sans l’irriter,

Condamner sa manie, et je dois le porter

À vivre avec honneur, du moins en apparence ;

De peur qu’on ne blâmât une telle alliance.

Que je plains Léonor d’avoir pris ce brutal !

GUSMAN.

Je vous disais tantôt un remède à son mal ;

On peut s’en divertir, et le mettre en usage.

L’on sait qu’il n’a jamais sorti de son village,

Qu’il a l’esprit épais, et que sous le soleil

Il serait malaisé de trouver son pareil ;

Cette pièce, Monsieur...

DOM CARLOS.

Est un peu trop piquante.

Il est vrai, Santillane a l’humeur fort choquante,

Il la mérite bien ; mais enfin un tel tour

Passerait pour l’effet de mon premier amour,

Et je dois sur ce point prendre quelque mesure.

GUSMAN.

Croyez-vous que jamais il sache cette injure ?

Je vous promets, Monsieur, de conduire si bien

L’intrigue, que jamais ce fat n’en saura rien ;

Il lui faut proposer sur mer la promenade,

Et me laisser le soin de cette mascarade.

Depuis peu sur les Turcs ayant pris un vaisseau,

On peut se régaler d’un spectacle si beau ;

Et des Turcs pris dedans il est aisé de prendre

Les habits...

DOM CARLOS.

Mais s’il sait que j’ai fait entreprendre ?...

GUSMAN.

S’il en sait jamais rien, que, pour comble d’ennui...

DOM CARLOS.

Avant qu’en venir là, je veux parler à lui ;

Et si je n’y fais rien, je consens qu’on lui fasse

Le tour que tu m’as dit.

GUSMAN.

Souvenez-vous, de grâce,

De proposer sur mer...

DOM CARLOS.

Je m’en souviendrai bien ;

Sors, je vais lui parler, et je n’oublierai rien.

Holà !

 

 

Scène IX

 

DOM CARLOS, SANTILLANE

 

SANTILLANE, passant sa tête au travers de la porte.

Voyons qui heurte.

DOM CARLOS, l’apercevant, va l’embrasser.

Ah ! Monsieur, quelle joie !

SANTILLANE, l’embrassant.

Monsieur... Le Gouverneur !

Bas.

qui diable me l’envoie ?

Il tire la porte sur lui.

Dans un logis d’emprunt, et dedans l’embarras,

De venir vous asseoir je ne vous presse pas ;

Sans cela je pourrais vous offrir une chaise.

DOM CARLOS.

Ici nous ferons mieux.

SANTILLANE.

Et bien plus à notre aise ;

Personne pour le moins ne nous interrompra.

Ils se couvrent.

Puisque vous le voulez, en jase qui voudra.

DOM CARLOS, bas.

Cet homme est insensé, recevoir à la porte

Un homme comme moi ! Mais passons, il n’importe.

SANTILLANE.

Hé bien ? que dit le cœur du beau-frère futur ?

DOM CARLOS.

Que je suis tout à vous.

SANTILLANE.

Vraiment j’en suis bien sûr.

DOM CARLOS.

Et que je suis ravi qu’une heureuse alliance

Unisse nos maisons et nos cœurs.

SANTILLANE.

Je le pense ;

Votre visage long est de bonne amitié,

Je vous en aime mieux, beau-frère, de moitié ;

Car je puis bien ainsi vous nommer par avance.

DOM CARLOS.

Fort bien.

Bas.

Pour le berner, soyons d’intelligence.

Haut.

Il faut que vous voyiez notre port, nos vaisseaux,

L’adresse et l’union de mille matelots ;

Et qu’avec Léonor éloigné de la rade,

Vous goûtiez le plaisir de cette promenade.

SANTILLANE.

Et vous ?

DOM CARLOS.

Pendant ce temps je prendrai le loisir

De donner ordre ici...

SANTILLANE.

Vous nous faites plaisir.

Léonor pourra bien s’y divertir quelqu’heure,

J’y consens. Le beau-frère est brave homme, ou je meure ;

Je vous jure, cette offre a de quoi me charmer :

Car aussi bien jamais je ne fus sur la mer.

Je ne sais ce que c’est que port, vaisseau, ni rade,

Et j’aurai du plaisir à cette promenade ;

Mais pour quand revenir, s’il vous plaît ?

DOM CARLOS.

Vers le soir,

Où je crois que j’aurai le plaisir de vous voir,

Afin de vous offrir une amitié fidèle,

Constante à cause de...

SANTILLANE, bas.

De lui pour l’amour d’elle.

Haut.

Je vous suis obligé ; mais enfin entre amis

Tous ces grands compliments devraient être bannis.

Vivons en liberté, beau-frère, et sans contrainte.

DOM CARLOS.

Ce que je vous vais être ayant banni ma crainte,

Je veux bien, entre nous, vous dire, à cœur ouvert,

Qu’une bizarre humeur vous fait tort et vous perd,

Et que pour Léonor votre esprit trop sévère...

SANTILLANE.

Léonor ? Voyez-vous de quoi diable il s’ingère !

DOM CARLOS.

Se porte à des transports bien peu dignes de vous !

Avec tant de vertu...

SANTILLANE, à part.

Voyez qu’il y va doux !

DOM CARLOS.

Entretenir l’amour par des marques de haine,

C’est avoir trop d’esprit à se donner la gêne ;

Croyez-moi, quel que soit le mal dont on se plaint,

Dès qu’on craint de souffrir, on souffre ce qu’on craint.

Vous ne répondez rien ?

SANTILLANE.

C’est que je vous écoute.

DOM CARLOS.

Ne m’avouerez-vous pas qu’il faudrait...

SANTILLANE.

Oui, sans doute.

Je vois fort bien par-là comme il vous les faudroit ;

Mais cependant pour nous il faut charrier droit :

Nous n’aimons pas à voir verser notre voiture.

DOM CARLOS.

Il faut que sur ce point votre esprit se rassure,

Et quoique l’amitié vous réponde du mien,

Je ne puis m’empêcher de vous dire...

SANTILLANE.

Fort bien !

Vous aimeriez sans doute un mari plus commode ;

Vous cherchez les endroits où l’on vit à la mode,

Beau frère, et dans lesquels, après avoir fait choix,

Il ne faut que siffler et remuer les doigts.

Vous en riez ?

DOM CARLOS.

Je ris.

SANTILLANE.

Il ne faut point tant rire ;

Vous ne gagnez pas trop.

DOM CARLOS.

Je veux encor vous dire

Que, si sur ses plaisirs vous la laissiez choisir,

Vous en seriez...

SANTILLANE.

Mais tel n’est pas notre plaisir.

DOM CARLOS.

Hé bien ! n’en parlons plus, Monsieur, je me retire ;

Je vais vous envoyer Gusman pour vous conduire ;

Je vous le garantis dans un moment ici :

Je prends congé de vous.

SANTILLANE.

Et moi de vous aussi.

 

 

Scène X

 

SANTILLANE, seul

 

Je donne de bon cœur tout fâcheux pédagogue

Aux diables. Écoutez-le avec son dialogue !

Ne faut-il point vouloir tout ce que Monsieur veut ?

Ah, morbleu ! si j’osais dire, sauve qui peut,

Et gagner le pays avant son mariage,

Qu’il serait attrapé ! m’ais je n’ose, j’enrage.

Je voudrais bien savoir si, par cette leçon,

Ce qu’il m’est venu dire, est tout de sa façon ;

Si ce beau discoureur, ce diseur de harangue,

Pour s’assurer d’un cœur, ne prêtait point sa langue ;

Et si, dans ce discours de si bonne amitié,

Notre chère Moitié n était point de moitié ;

Ah, si je le savais !... Mais cette crainte est vaine,

Il n’a pu lui parler... Mais si, prenant la peine

D’envoyer un-billet à ce blondin charmant,

Elle avait mendié... C’est elle assurément ;

C’est elle, oui, c’est un tour de cette bonne dame.

Ah, morbleu ! fallait-il me charger d’une femme !

De mon corps ce jour-là j’étais bien empêché :

Mais puisqu’a son sujet on m’a si bien prêché,

Je m’en vais la payer en semblable monnaie.

Holà.

 

 

Scène XI

 

SANTILLANE, BÉATRIX

 

BÉATRIX, en dedans.

Qui heurte ?

SANTILLANE.

Moi.

BÉATRIX, sortant.

Bon ! voici rabat-joie.

SANTILLANE.

Où donc est Léonor ?

BÉATRIX.

Monsieur, elle est là-haut.

SANTILLANE.

Qu’elle vienne. Ah ! je vais la prôner comme il faut.

 

 

Scène XII

 

SANTILLANE, LÉONOR, BÉATRIX

 

LÉONOR.

Je venais...

SANTILLANE.

C’est donc vous, faiseuse de conquête ?

LÉONOR.

Quoi ?

SANTILLANE.

Paix.

À Béatrix.

Vous, détalons ; j’aime le tête-à-tête.

 

 

Scène XIII

 

LÉONOR, SANTILLANE

 

LÉONOR, bas, se tournant de l’autre côté.

Il a perdu l’esprit, et je ne comprends rien.

SANTILLANE, lui prenant la tête et la tournant de son côté.

Faites-nous bonne mine, et nous la vendez bien...

Là, tournez le nez. Bon. C’est donc vous, notre épouse,

Qui nous faites dauber sur notre humeur jalouse,

Et dont le sot esprit, avide de jaser,

Nous fait passer pour dupe et pédagogiser ?

LÉONOR.

Moi ?

SANTILLANE.

Non ? Le Gouverneur, sur nous ravi de mordre,

Sur ce chapitre-là n’a pas reçu votre ordre,

Et pour vous obliger n’a pas fait son devoir ?

Qu’en dites-vous ?

LÉONOR.

Je dis...

SANTILLANE.

Là, sans vous émouvoir ;

Cependant qu’en ce lieu vous n’avez guère affaire,

Par forme d’entretien, contez-moi ce mystère.

Est-ce votre ordre exprès, ou l’éclat de vos yeux,

Qui l’a rendu pour nous pédagogue amoureux ?

Est-ce par un poulet, ou par une poulette,

Que vous avez gueusé la leçon qu’il m’a faite,

Madame la causeuse ?

LÉONOR.

Apprenez.

SANTILLANE.

Taisez-vous,

Et redoutez l’effet de mon juste courroux.

LÉONOR.

Si vous ne m’écoutez, je dois peu mettre en doute...

SANTILLANE.

Quoi ! vous voulez jaser ? Jasez, je vous écoute.

LÉONOR.

Quel indigne soupçon vous fait me condamner ?

Ai-je vu Dom Carlos, pour lui pouvoir donner

L’ordre dont vous parlez ? Ai-je passé la porte ?

Et, si dessus ce point sa leçon vous transporte,

En dois-je être accusée ? Avez-vous des valets

Que l’on m’ait vu dresser à porter des poulets ?

Si contre vos soupçons ces preuves font petites...

SANTILLANE.

Ah ! que vous en savez bien plus que vous n’en dites !

Mais qu’après mon retour je sois estropié,

Si je ne vous fais pas marcher sur le bon pié ;

Que de mon nez on fasse un grenier à nasarde,

Si mieux que deux Argus moi seul je ne vous garde,

Et si vous n’en avez quelques mauvaises nuits.

Cependant voyez voir là-dedans si j’y suis ;

Vous m’échauffez le sang. Revenez, je me moque.

LÉONOR.

Vous me faites entrer ?

SANTILLANE.

C’est que je m’équivoque.

J’attends ici quelqu’un, vous attendrez aussi.

À part.

Si ce maudit maraud ne vient... Mais le voici.

 

 

Scène XIV

 

SANTILLANE, LÉONOR, GUSMAN

 

GUSMAN.

Monsieur, tout est tout prêt.

SANTILLANE, à Léonor.

Vite, qu’on fasse Gilles.

LÉONOR.

Quel est donc le dessein ?

SANTILLANE.

Ô discours inutiles !

LÉONOR.

Où voulez-vous aller ?

SANTILLANE.

Sur la mer à pied sec.

À Gusman.

Marche, nous te suivons.

À Léonor.

Allons, Caquet-bon-bec.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DOM CARLOS

 

Tout flatte mon dessein, et rien en apparence

 Ne peut avec raison trahir mon espérance.

Santillane est parti, qui doit être bien loin.

Si... Mais il faut prévoir chaque chose au besoin.

Dom Lope, son cousin, peut troubler ce mystère,

Il faut, le prévenant, l’obliger à se taire.

Holà !

 

 

Scène II

 

DOM CARLOS, DOM LOPE

 

DOM LOPE.

Serais-je bien utile à Dom Carlos ?

A-t-il besoin ?...

DOM CARLOS.

Je vais vous l’apprendre en deux mots.

Santillane est jaloux, son humeur est bizarre,

Et vous savez enfin qu’un père trop avare

Donna pour un époux à sa fille un brutal,

Dont le fâcheux esprit se trouve sans égal.

Pour les mettre tous deux en bonne intelligence,

Et n’être pas blâmé d’être dans l’alliance

D’un fou que la raison ne saurait adoucir,

Je tâche à le guérir, et, pour y réussir,

Je fais faire un remède à cette maladie,

D’un tour...

DOM LOPE.

Comment ?

DOM CARLOS.

Qui vaut mieux qu’une comédie,

Il est assez galant et bien imaginé :

À vous en divertir vous êtes destiné ;

Mais il faut le secret.

DOM LOPE.

Ho ! quelle est cette adresse ?

Vous savez si pour vous Dom Lope s’intéresse.

DOM CARLOS.

Après avoir en vain fait effort sur son cœur,

Pour guérir son esprit de sa jalouse humeur,

J’ai cru qu’un peu de peur ferait plus sur son âme ;

De forte qu’allant voir Santillane et sa femme,

Je les ai disposés à s’aller divertir

Sur mer : à ce dessein je les ai fait partir,

Leur faisant un plaisir de cette promenade.

Un vaisseau dans le port, et l’autre vers la rade,

Sont les préparatifs qu’on a faits pour ceci.

DOM LOPE.

Mais enfin Léonor devait savoir aussi

Que ce n’est qu’à dessein...

DOM CARLOS.

De peur de la surprendre,

Par les soins de Gusman elle doit tout apprendre ;

Le tour est innocent, elle l’approuvera

Sans doute ; et, s’il faut feindre, elle y consentira.

 

 

Scène III

 

DOM CARLOS, DOM LOPE, GUSMAN

 

DOM CARLOS.

Hé bien, Gusman ?

GUSMAN, bas, à Dom Carlos.

Monsieur, le ciel nous favorise.

DOM CARLOS.

Parle haut.

GUSMAN.

Tout, Monsieur, flatte notre entreprise,

Tout nous rit : notre fou ne se peut consoler ;

Dans un petit moment vous l’entendrez parler.

DOM LOPE.

Comment ?

GUSMAN.

S’étant défait de son humeur jalouse,

Il s est dans le vaisseau mis avec son épouse :

Je m’y mets avec eux, et j’instruits Léonor.

Du tour elle m’accuse et s’emporte d’abord ;

Néanmoins cette Belle, approuvant ce mystère ;

Pour en voir le succès, a promis de se taire.

Au son des instruments on a quitté le bord ;

Déjà notre vaisseau se voyait hors du port,

Quand l’autre, plein de Turcs pour cette mascarade,

A donné le signal par une canonnade.

D’abord les matelots, qui s’entendaient bien tous,

Ont dit : tout est perdu, le grand Turc vient à nous.

Monsieur, ont-ils crié, songez à cette guerre.

Santillane effrayé criait, à terre, à terre.

Faisant les empressés, ils s’en divertissaient ;

Plus il s’égosillait, et moins ils en faisaient.

Six grands coups de canon sans boulets pleins de poudre.

Ont, pour notre jaloux, été six coups de foudre ;

Qui, se croyant pour lors mortellement blessé,

Est tombé sur le nez, et se l’est tout cassé.

On a fait de nouveau ronfler l’artillerie ;

Lui, voyant que cela passait la raillerie,

Par la peur de h mort s’est si fort alarmé,

Qu’après quelques moments il est tombé pâmé.

On s’accroche et ce fou revient à lui, se tâte,

Lorsqu’il voit près de lui vingt Turcs faits à la hâte,

Qui, de l’autre vaisseau nouvellement sortis,

Saisissent Léonor, en jetant de grands cris ;

Santillane enragé se met d’abord à braire,

S’arrache les cheveux, pleure, se désespère,

Lorsque six de ces Turcs pour le mettre en repos

Dans un endroit obscur, l’ont chargé sur leur dos,

De peur qu’il ne pût voir où l’on l’allait conduire.

Pour lors, nous avons tous fait débauche de rire,

Tant qu’arrivés au port comme un colin-maillard.

On a bandé ses yeux. Le tour est-il gaillard !

Du plus proche jardin on a fait sa retraite

Chez Dom Pédre...

DOM LOPE.

Mais si cette tête mal faite

Peut savoir...

GUSMAN.

Le brutal est si fort étonné,

Qu’il ne saura jamais où l’on l’aura mené.

DOM CARLOS.

Hé bien ! qu’en ferons-nous ? Ne faut-il pas...

GUSMAN.

Fabrice,

Et quatre autres feints Turcs fécondent l’artifice,

Et dès qu’il reprendra quelque peu de vigueur,

Diront qu’il faut l’aller mener au Grand Seigneur.

C’est-là que je l’attends, si vous voulez bien rire :

Au jardin de Pédro cachez-vous sans rien dire,

Et là vous jugerez si jamais Grand-gosier...

DOM LOPE.

Quel plaisir aurons-nous de l’entendre crier ?

GUSMAN.

Allez au rendez-vous, je me charge du reste.

DOM CARLOS.

Allons, Dom Lope.

DOM LOPE.

Allons.

 

 

Scène IV

 

SANTILLANE, FABRICE, VALETS en Turcs

 

On lève une toile, derrière laquelle paraît un jardin, et Santillane couche sur un gazon, et gardé par des valets habillés à la Turque.

FABRICE.

Levez-vous.

SANTILLANE.

Que la peste

Puisse crever le ventre à quiconque m’a mis,

Fût-ce du Gouverneur, dans l’état où je suis.

Les Valets se mettent à rire.

En quel lieu sommes-nous ? Rire sans me répondre ?

Godenots que l’enfer puisse à jamais confondre,

Si j’étais...

FABRICE.

Ce langage est pour eux de l’Hébreu :

Mais le Grand-Turc et moi nous l’entendons un peu.

SANTILLANE.

Me connais-tu bien, toi, qui fais le raisonnable ?

FABRICE.

Vous êtes un captif du Grand-Turc.

SANTILLANE.

Du grandi diable,

Qui te puisse emporter, maudit traître ! et je suis...

FABRICE.

Dedans Constantinople.

SANTILLANE.

Est-ce loin de Cadix ?

FABRICE.

Que vous importe-t-il où ce soit !

SANTILLANE.

Que m’importe !

À votre avis, Pays ; et ma femme ?

FABRICE.

Elle est morte.

SANTILLANE.

Elle est morte ! ah, j’enrage ! ah, que si je pouvais

Venger sa mort sur vous !

FABRICE.

C’est que je me moquais ;

Elle est en bonne main ici.

SANTILLANE.

Maudits corsaires,

Vous avez entre vous partagé comme frères ?

Et chacun en a pris ? Vous riez, égrillards !

Ah, morbleu ! que ces Turcs sont de maudits paillards !

Pourquoi sortir aussi de mes premières bornes ?

Fallait-il jusqu’ici venir chercher des cornes ?

Et, cocu pour cocu, ne valait-il pas mieux

L’être dans mon pays, que de l’être en ces lieux ?

Pourquoi j morbleu ! pourquoi m’attirer cette affaire ?

Pourquoi diable venir où je n’a vois que faire ?

Pourquoi prendre une femme, et me laisser mener

Par le nez comme un sot ? Pourquoi me promener

Sur mer, où j’ai perdu liberté, femme et joie ?

Pourquoi de ces faquins venir être la proie ?

Et pourquoi m’exposer, étant maître de moi,

À raisonner dessus le pourquoi du pourquoi ?

FABRICE.

Si vous étiez tout seul, vous seriez fort à plaindre.

Mais, étant marié, vous n’avez rien à craindre ;

Votre femme est jolie, et, comme son époux,

Vous aurez des amis qui parleront pour vous.

Qu’elle soit enjouée, et vous un peu commode,

Vous allez devenir tous deux fort à la mode ;

Vous aurez des amis, vous aurez des présents ;

Vous aurez près du Turc de secrets partisans ;

Vous verrez le grand monde et ferez bonne chère ;

Et pourrez vous vanter de ne dépenser guère.

Vous pourrez mêmement, vous voyant en crédit,

Dauber sur les cocus, si le cœur vous en dit,

Les désigner si bien que partout on les nomme,

En rire et les montrer au doigt comme un autre homme.

SANTILLANE.

Puis-je pas sans cela faire rire de ceux ?...

FABRICE.

L’on n’en rirait pas tant, si vous n’étiez comme eux.

SANTILLANE.

Avez-vous bientôt fait ?

FABRICE.

Il faut encore attendre :

Ici dans un moment le Grand-Turc doit se rendre.

SANTILLANE.

Et qu’il s’y rende ou non, je n’ai que faire à lui.

FABRICE.

C’est de lui que dépend votre vie aujourd’hui,

Et c’est pour recevoir son ordre ou sa défense,

Que l’on vous fait attendre ici. Mais il s’avance.

 

 

Scène V

 

SANTILLANE, GUSMAN, déguisé en Turc, FABRICE, VALETS, DOM LOPE et DOM CARLOS, en une entrée

 

FABRICE, saluant Gusman.

Voilà votre butin.

GUSMAN.

Quoi ! ce n’est que cela ?

SANTILLANE, à Fabrice, bas.

Quoi ! c’est là le Grand-Turc ?

FABRICE.

Lui-même.

SANTILLANE.

Ce l’est-là ?

De l’air qu’on en parlait dedans le pays nôtre,

Je croyais le Grand-Turc deux fois plus grand qu’un autre,

Bas.

La peste ! le Grand-Turc est un sot animal.

GUSMAN.

Voilà par Mahomet un bon original,

Où diable a-t-on péché cette sotte figure ?

Quel es-tu ?

SANTILLANE.

Je ne sais.

GUSMAN.

Tu ne sais ?

SANTILLANE.

Je vous jure.

Que la peur a si fort troublé tous mes esprits,

Que je ne pense pas bien savoir qui je suis.

GUSMAN.

Mais tu sais bien ton nom ?

SANTILLANE.

Je le crois.

GUSMAN.

On te nomme ?

SANTILLANE.

Santillane.

GUSMAN.

Fort bien. Ton métier ?

SANTILLANE.

Gentilhomme.

GUSMAN, après avoir ri quelque temps.

Combien en ton pays gagne-t-on bien par jour

À faire ce métier ?

SANTILLANE, à part.

Le lourdaud !

GUSMAN.

Es-tu sourd ?

SANTILLANE.

Cinq ou six merles blancs.

GUSMAN.

Comment, en ma présence

Vous faites le railleur ? Pour en tirer vengeance,

Biradam sourk dermak galera gourdini.

SANTILLANE, à Fabrice.

Que vous dit-il ?

FABRICE.

Il veut que vous soyez puni.

SANTILLANE.

Encor, que vous dit-il ? Qu’il paraît en colère !

FABRICE.

Il dit que promptement on vous mène en galère,

À grands coups de gourdin.

SANTILLANE, se mettant à genoux.

Je l’entendais fort bien.

Ah ! Monsieur le Grand-Turc, que l’on n’en fasse rien ;

Et dessus quelque point que l’on me questionne,

Je suis prêt à répondre.

GUSMAN.

Hé bien ! je lui pardonne.

N’es-tu point marié ?

SANTILLANE.

Je l’étais encor hier.

Je ne sais si vos gens peuvent démarier ;

Mais depuis qu’ils m’ont pris, par un malheur étrange,

Il me semble toujours que le front me démange,

Je me trouve tout autre à présent, et je crois

Que je suis devenu plus grand de deux grands doigts.

GUSMAN.

Ta femme est prise aussi ?

FABRICE.

Seigneur, elle est gardée

Dans un grand pavillon au bout de cette allée.

GUSMAN.

Qu’on la fasse venir.

SANTILLANE.

Ah ! je tremble de peur.

GUSMAN.

Est-elle belle ?

SANTILLANE.

Non.

Bas.

J’enrage de bon cœur.

GUSMAN.

Jeune ?

SANTILLANE.

Non.

GUSMAN.

Vieille ?

SANTILLANE.

Non.

GUSMAN.

C’est-à-dire capable

De donner de l’amour.

SANTILLANE, bas.

Que je suis misérable !

GUSMAN.

Réponds donc.

SANTILLANE.

À peu près.

GUSMAN.

Nous en dirons deux mots

À ce que je prévois.

DOM CARLOS, dans une entrée.

Le plaisant fou !

DOM LOPE, dans l’entrée.

Carlos !

Vous découvrirez tout, si l’on vous entend rire.

GUSMAN.

A-t-elle de l’esprit ?

SANTILLANE.

Je ne saurais qu’en dire,

Je ne m’y connais pas.

GUSMAN.

Nous aurons le plaisir,

Puisque nous l’allons voir, d’en juger à loisir.

SANTILLANE.

Elle n’est que payable, elle vient.

 

 

Scène VI

 

SANTILLANE, LÉONOR, GUSMAN, FABRICE, VALETS TURCS, DOM CARLOS et DOM LOPE, dans une entrée

 

GUSMAN.

Comment diable

Comment diable ! passable ! elle est incomparable.

Cascadraga lek bruk sem bulmek soch varé.

SANTILLANE, à Fabrice.

Que diable dit-il là ?

FABRICE.

Qu’elle est fort à son gré,

Qu’il s’en veut divertit.

SANTILLANE.

Ah ! la maudite engeance !

FABRICE.

Taisez-vous : s’il savait où va votre insolence...

GUSMAN.

Ho ! Bassas, deux fauteuils ; ma Belle, asseyons-nous.

À Santillane.

Si tu nous interromps, on te rouera de coups ;

Mettons-nous sans façon. Vous êtes attristée

De vous voir près de moi, mais dans peu...

SANTILLANE, à part.

L’effrontée

Se met auprès de lui, comme il dit, sans façon.

GUSMAN.

Je veux vous régaler d’une bonne leçon.

Vous avez l’œil fripon, la mine un peu coquette,

La bouche bien fendue, et la gorge bien faite,

Le teint assez uni, le poil allez, blondin,

Les pieds fort bien tournés, le geste assez badin,

L’air fort escarbillard, et les mains assez blanches,

Et si je m’y connais, vous avez peu de hanches,

Le nez... vous le cachez avec votre éventail,

Allez, je vous promets place dans mon sérail.

SANTILLANE.

Dans son sérail ! Ô dieux ! quel coup pour Santillane !

GUSMAN.

On vous appellera la gaillarde sultane.

Fort souvent en quartier, et même avant ce soir ;

Quoi qu’il puisse arriver, vous aurez le mouchoir.

SANTILLANE.

Le mouchoir !

DOM CARLOS, dans l’entrée.

Je ne puis plus m’empêcher de rire.

GUSMAN.

Savez-vous ce que c’est, lourdaud ?

SANTILLANE.

Non.

GUSMAN.

C’est-à-dire,

Le signal précédent du nocturne plaisir.

LÉONOR.

Il faut sur cet espoir régler votre désir.

Je dois à mon époux être toujours fidèle.

Se tournant un peu vers lui.

Et, quoiqu’il soit captif, je ne puis...

SANTILLANE, à part.

Ira-t-elle ?

Voyez qu’elle a de peine à se tourner vers moi.

GUSMAN.

Parlez, ô maître fat ! vous raisonnez, je croi.

SANTILLANE.

Vous me pardonnerez.

Bas.

Je n’oserais rien dire.

GUSMAN.

Vous me préférez donc ce masque de Satyre ?

SANTILLANE.

Sans doute elle fera comme elle vous le dit.

GUSMAN, lui jetant son Turban.

Taisez-vous, gros butord, pied-plat, causeur maudit,

Original parfait d’un gibier de galère.

Léonor se veut lever ; il la repousse sur son siège.

Vous voulez... Attendez. Il m’a mis en colère.

Vous voulez devant moi vous mêler de parler !

Quelqu’un !

FABRICE.

Seigneur !

GUSMAN.

Allons, qu’on me fasse empaler.

Cette boule de chair, et promptement.

LÉONOR.

De grâce,

Révoquez la rigueur d’une telle menace.

GUSMAN, bas.

Faites bien la pleureuse, et m’en priez bien fort.

LÉONOR.

Je cesserai de vivre au moment de sa mort.

De grâce, en ma faveur...

GUSMAN.

Hé bien ! je lui pardonne.

À Santillane, en allant ramasser son Turban.

Et deux, souviens-t-en bien ; je te la garde bonne.

À Léonor.

Nous nous parlons de loin, approchons-nous plus près :

Je veux vous cajoler un peu sur nouveaux frais.

Il faut que les Beautés chez vous soient bien communes,

Puisqu’à de tels faquins on borne leurs fortunes.

LÉONOR.

Mon père l’a choisi.

GUSMAN.

C’était un franc badaud.

LÉONOR.

Vous pourriez mieux parler.

GUSMAN.

J’en parle comme il faut.

Donner à tel lourdaud femme si peu lourdaude.

Ma foi, c’est avoir l’âme honnêtement badaude,

Santillane !

SANTILLANE.

Hem !

GUSMAN.

De çà, par un arrêt tout neuf,

Prononcé de mon chef, je vous déclare veuf,

Faisant dès à présent défense très expresse,

À vous, époux défunt de la Grande-Turquesse,

D’en être à l’avenir ni triste ni marri,

Ni de vous en jamais qualifier mari,

À peine de vous voir raser votre perruque,

Et de vous régaler d’une charge d’eunuque.

SANTILLANE.

Ô dieux ! quel coup de foudre, et quel ordre mortel !

Quel arrêt !

GUSMAN.

Il est court ; mais il est sans appel ;

Vous pouvez là-dessus bien faire votre compte.

SANTILLANE.

À la fin, à la fin, la rage me surmonte.

Quoi ! me démarier ! Qui diable vous enjoint

De nous ôter un corps à notre corps conjoint ?

Faut-il, pour assurer tes plaisirs et ton faste,

Que ton emportement rende son mari chaste ?

Et n’est-ce pas assez de m’ôter tout mon bien,

Sans me mettre en état de n’être bon à rien ?

Ah ! maudit godenot, chien de Turc, nez de singe,

Fagot emmailloté de guenillons sans linge,

Plutôt...

GUSMAN.

Vous blasphémez ! Qu’on m’ôte ce faquin.

FABRICE.

Allons.

SANTILLANE.

Attendez.

FABRICE.

Non ; vous résistez en vain.

LÉONOR, à Gusman, bas.

Mais si, pour l’arrêter...

GUSMAN.

Non ; laissez-le conduire.

 

 

Scène VII

 

LÉONOR, DOM CARLOS, DOM LOPE, GUSMAN

 

DOM CARLOS.

J’ai bien eu de la peine à m’empêcher de rire.

DOM LOPE.

J’ai bien eu de la peine à m’en tenir aussi.

LÉONOR.

Vous avez tout ouï ?

DOM CARLOS.

Nous étions près d’ici.

LÉONOR.

À vous dire le vrai, la raillerie est forte,

Et je ne croyais pas qu’elle fût de la sorte ;

Mais si je l’avais su, je n’aurais pas souffert

Qu’elle eût été si loin.

GUSMAN.

Nous étions pris sans verd.

Madame, s’il vous plaît, ne faites pas la bête.

Si vous alliez jaser, vous troubleriez la fête.

DOM CARLOS.

Ah ! Madame, perdez un scrupule si vain ;

Votre intérêt tout seul a formé ce dessein,

Ce tour a mis un peu de crainte dans son âme ;

Mais son cousin l’a su, qui l’approuve.

DOM LOPE.

Oui, Madame ;

Le repos, qui par là vous peut être rendu,

Fait voir qu’à le jouer on n’aura rien perdu.

LÉONOR.

Mais, jusqu’où peut aller la douleur qui l’accable ?

GUSMAN.

Je vous le garantis demain fort raisonnable,

Et, s’il est de six mois ni fâcheux ni jaloux,

Je consens de bon cœur qu’on me donne cent coups.

LÉONOR.

Hé bien ! jusqu’à demain je consens de me taire.

GUSMAN.

Laissez-moi jusques-là conduire ce mystère.

LÉONOR.

Puis-je pas voir ma sœur, puisque l’occasion... ?

DOM CARLOS.

Oui, Madame ; et, de plus, si vous le trouvez bon,

Nous vous y conduirons.

LÉONOR.

Allons.

DOM CARLOS, à Gusman.

En notre absence,

Que l’autre...

GUSMAN.

En enrageant qu’il prenne patience,

Monsieur ; je pousserai l’intrigue jusqu’au bout :

Ne vous mêlez de rien, j’aurai bien loin de tout.

 

 

Scène VIII

 

GUSMAN, VALETS

 

Il faut garder ce fou cette nuit toute entière :

Mais je crois qu’il est temps de faire sa litière ;

Le jour décline, allons, et jusqu’à son retour,

À la santé du Turc nous boirons tour-à-tour.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

GUSMAN, avec ses habits ordinaires de valet

 

Nous avons, par ma foi, vidé mainte bouteille ;

Je réponds du Grand-Turc, il se porte à merveille,

Et nous nous sommes tous, pour dégraisser nos dents,

De blanc et de clairet chamarré le dedans.

Santillane a fort bien payé sa bienvenue,

La santé du Grand-Turc s’est et bue et rebue ;

Mais aussi je me porte... Il faut songer à nous.

Mon maître va venir pour voir notre jaloux.

Je vais, pour m’ébaudir, prendre turban et veste.

Mais Santillane vient, il m’a vu, malepeste !

Tout est perdu.

 

 

Scène II

 

SANTILLANE, GUSMAN

 

SANTILLANE.

Gusman.

GUSMAN, faisant le pleureur.

Ah, Monsieur ! que d’ennuis !

SANTILLANE.

 

Comment ?

GUSMAN.

Avecque vous, n’ai-je pas été pris

Bas.

Je me tiens fort heureux si le sort me délivre.

SANTILLANE.

Voyez, dirait-on pas que ce faquin est ivre ?

Il parle entre ses dents, et ne m’écoute pas.

GUSMAN.

C’est, Monsieur, voyez-vous ! que dans cet embarras ;

Lorsque sur son malheur un homme moralise,

De la même façon que l’air se subtilise,

Tout de même les maux tant passés que présents...

Ah, Monsieur ! que ces Turcs sont de diables de gens !

SANTILLANE.

Oui, surtout ce Grand-Turc.

GUSMAN.

C’est un vrai nez de singe,

Un fagot entouré de guenillons sans linge.

SANTILLANE.

Je lui disais tantôt.

GUSMAN.

Et vous faisiez fort bien.

SANTILLANE.

N’est-il pas vrai qu’il a la mine d’un vaurien ?

GUSMAN.

C’est le plus grand faquin, Monsieur, qui soit au monde.

Mais je le vois venir, ma peine est sans seconde.

SANTILLANE, l’arrêtant par le bras.

Point, point ; la peur t’aveugle, et fait...

GUSMAN.

Tout est perdu !

Monsieur ; sur ma parole il a tout entendu.

SANTILLANE.

Écoute.

GUSMAN.

Puisqu’enfin je vous suis nécessaire,

Raisonnons de bon sens, et ne raisonnons guère.

SANTILLANE.

Sais-tu que le Grand-Turc, devenu mon rival,

Prétend que je renonce au lien conjugal,

À peine de me faire abréger ma perruque,

Et de me régaler d’une charge d’eunuque ?

GUSMAN.

Monsieur, je l’aperçois, je vous l’avais bien dit.

Tandis que Santillane se tourne, il s’enfuit.

 

 

Scène III

 

SANTILLANE, seul

 

Où donc ? Je ne vois rien. Que veut-il dire ? Il fuit,

Il me quitte, et j’ai beau chercher dans chaque allée

Pour tâcher de savoir où ma femme est allée,

Je n’y vois que des troncs, de qui les bras fourchus

Étendent sur mon chef ce que j’y crains le plus.

Hélas ! de mes plaisirs la douceur sans seconde,

A bien passé dans peu ; mais ainsi va le monde,

La fortune a sa roue et se moque de nous,

Tantôt l’un est dessus, tantôt l’autre est dessous,

C’est en vain que l’on veut la tourner à sa guise.

On sait malaisément quand son tour favorise ;

Mais je crois, nous voyant exposés à ses coups,

Que Léonor et moi sommes tous deux dessous.

Peut-être que ma femme, au moment que je crie,

Apprend comme l’on fait des cocus en Turquie.

Et n’est-il pas égal dans ce fatal moment,

D’être sot à la Turque, ou de l’être autrement ?

Mais je suis seul ; ma garde est encore assoupie ;

Si je pouvais danser un branle de sortie ?

Et tiret doucement mon épingle du jeu ;

Mais quitter Léonor !... Oui-dà, voyons un peu,

De crainte que des morts je n’augmente le nombre...

Peste ! je vois un Turc qui me sert toujours d’ombre,

Il fuit partout mes pas.

 

 

Scène IV

 

SANTILLANE, FABRICE

 

SANTILLANE.

Peut-on vous demander... ?

FABRICE.

Non, car je ne sais rien du tout que vous garder.

SANTILLANE.

Je me passerais bien d’un gardien semblable,

De me garder tout seul ne suis-je plus capable ?

Je me suis jusqu’ici fort bien gardé sans vous :

FABRICE.

L’ordre que nous avons...

SANTILLANE.

Mais, enfin, entre nous,

Ma femme plaît toujours au Turc ?

FABRICE.

Belle demande !

SANTILLANE.

Quand il n’en voudra plus, du moins qu’il me la rende.

Il me l’aura séduite, et de plus je crains bien...

FABRICE.

Voyez le grand malheur !

SANTILLANE.

Non-dà ; cela n’est rien !

FABRICE.

Sans doute votre femme est de belle défaite,

Ici par son moyen votre fortune est faite ;

Le Grand-Turc, à mon sens, vous fait beaucoup d’honneur,

D’emprunter votre femme.

SANTILLANE.

Ah ! le sot harangueur !

FABRICE.

Croyez-moi, parmi nous c’est une gloire extrême.

Une femme souvent se prête d’elle-même ;

On n’en a ni plaisir ni profit qu’à demi.

Il vaut mieux la prêter et s’en faire un ami.

SANTILLANE.

Votre amour pour les sots se fait assez connaître ;

Si vous ne l’êtes pas, vous devriez bien l’être.

FABRICE.

J’aperçois le Grand-Turc.

 

 

Scène V

 

SANTILLANE, FABRICE, GUSMAN, VALETS, DOM CARLOS, DOM LOPE et LÉONOR, dans une entrée

 

GUSMAN.

Que disiez-vous de nous ?

Entretenant tantôt un faquin comme vous,

N’avez-vous pas tous deux glosé sur notre trogne ?

N’avez-vous pas...

SANTILLANE.

Moi ? Non.

GUSMAN.

Vous êtes un ivrogne.

Vous en avez menti.

SANTILLANE, bas.

Ma foi, tout est perdu :

Gusman me l’a bien dit, il a tout entendu.

Haut.

Pardonnez à l’effet d’un peu de jalousie,

Qui depuis mon hymen brouille ma fantaisie ;

Je n’aurais pas osé, si je n’étais jaloux,

Gloser sur votre mine et parler contre vous.

GUSMAN.

Toi, jaloux ! ah, parbleu ! je veux que ma puissance...

SANTILLANE.

Si je l’étais à faux, je prendrais patience ;

Mais ma femme...

GUSMAN.

À propos, je n’ai pu jusqu’ici

L’obliger à finir mon amoureux souci ;

En vain pour la toucher j’ai fait tout mon possible,

Toujours à mon amour je la trouve insensible ;

Et cela me déplaît, apprivoise-la moi.

Qu’on la fasse venir.

SANTILLANE.

Moi ?

GUSMAN.

Toi.

SANTILLANE.

Moi ?

GUSMAN.

Toi, toi, toi.

SANTILLANE.

Hélas ! fut-il jamais malheur égal au notre !

Quoi donc ! apprivoiser ma femme pour un autre,

Et du Grand-Turc pour elle approuvant les désirs,

Devenir l’intendant de leurs secrets plaisirs !

Quoi ! par une rigueur sans exemple et sans bornes,

Il faut prêter ma main pour me planter des cornes,

Et qu’après que ma femme en honneur a vécu,

J’aille la supplier de me faire cocu !

Encor si je l’étais sans en être coupable !

Je pourrais me vanter d’avoir plus d’un semblable ;

Car sans chercher plus loin des exemples meilleurs,

Je crois qu’il est des sots ici tout comme ailleurs ;

Mais ce qui fait le mal que vous voyez paraître,

C’est qu’il faut qu’il m’en coûte un compliment pour l’être.

GUSMAN.

Mic moluc mok sin croch.

SANTILLANE, à Fabrice.

Que jargonne-t-il tant ?

Que vous dit-il encor ?

FABRICE.

Qu’on vous pende en sortant,

Si vous n’y faites rien.

SANTILLANE.

Comment diable, me pendre !

GUSMAN.

Oui, prépare-toi bien, car je veux tout entendre.

SANTILLANE.

Hélas ! que lui dirai-je ?

 

 

Scène VI

 

SANTILLANE, LÉONOR, GUSMAN, FABRICE, VALETS, DOM LOPE et DOM CARLOS, dans une entrée

 

LÉONOR, à Gusman.

Accablée en secret...

SANTILLANE.

Venez ça, c’est pour nous que la fête se fait.

Ah, Léonor !

LÉONOR.

D’où vient tant de trouble et de crainte ?

SANTILLANE.

Vous êtes trop farouche, et l’on m’en a fait plainte.

Qu’il n’en soit plus parlé, c’est assez résister ;

Le Grand-Turc est brave homme, il le faut contenter.

Bas.

Ah ! morbleu ! quel tourment !

LÉONOR.

Mon honneur se hasarde...

SANTILLANE.

L’honneur est un vieux fou qu’à présent on nasarde,

Les cornes sont en règne, et tant de gens en ont,

Qu’on peut, sans s’alarmer, devenir ce qu’ils sont ;

De cette marchandise un chacun s’accommode.

Et l’on est toujours bien, quand on est à la mode.

LÉONOR.

Non, non ; je souffrirai mille fois le trépas

Plutôt que consentir.

SANTILLANE, à part.

La brave femme ! hélas !

Je n’aurais jamais cru qu’elle eût été si sage.

LÉONOR.

Quoi ! vous-même, Monsieur, me tenir ce langage !

SANTILLANE.

Elle me perce l’âme et me fait enrager.

LÉONOR.

Quoi ! perdre mon époux !

SANTILLANE.

Non ; ce n’est qu’en changer,

Et ce n’est pas le perdre.

LÉONOR.

Ah ! pour être fidèle...

SANTILLANE.

Crois-moi, pouponne, va, c’est une bagatelle.

Quand le nom de cocu passerait pour affront,

J’en ai devant mes yeux qui m’en consoleront.

LÉONOR.

Quoi donc ! tout le courroux que vous faisiez paraître,

Craignant...

SANTILLANE.

J’étais un sot de ne vouloir pas l’être.

LÉONOR.

Un tel discours enfin commence à m’irriter,

Et, malgré mon malheur, me force d’éclater :

Je veux que par ma mort ma vertu toute entière.

SANTILLANE.

Je pourrais faire à moins une telle prière,

Il y va de la corde et du faut périlleux.

LÉONOR.

Vous courez ce danger, pourquoi ?

SANTILLANE.

Pour vos beaux yeux.

DOM CARLOS, dans l’entrée.

Qu’il est embarrassé !

SANTILLANE.

Va, mon cœur, va, m’amie !

Fais ton mari cocu pour lui sauver la vie.

Si ce n’est par amour, du moins par charité,

De ce que tu me dois, fais libéralité.

Que la peur de la mort fait d’effet dans une âme !

LÉONOR.

Je pourrais me résoudre à ce commerce infâme !

SANTILLANE.

Oui ; du moins il n’aura rien à me reprocher,

Car il me laisse vivre ; il m’en coûte assez cher,

Puisqu’il faut, pour finir mon malheur et le vôtre,

Qu’une des deux moitiés aille en gage pour l’autre.

LÉONOR.

Et vous n’en auriez pas un déplaisir...

SANTILLANE.

Eh ! non,

Morbleu du chien d’esprit de contradiction !

LÉONOR.

Mais enfin...

SANTILLANE.

Mais enfin je vois de part et d’autre,

Sans tous vos sots discours, qu’il y va bien du nôtre.

Tout ce qu’on peut savoir, je le sais sur ce point ;

Mais, quoi que vous disiez, je crois qu’il n’en est point :

Qui n’aimassent bien mieux en pareille fortune,

Être cocus dix fois, que d’être pendus une.

Qu’ils aient raison ou non, je suis de leur avis.

LÉONOR.

Mais...

SANTILLANE.

Mais enfin je veux que les miens soient suivis.

LÉONOR.

Ce coup qui me surprend...

SANTILLANE.

J’ai toujours ouï dire,

Qu’un homme de deux maux doit éviter le pire,

Et je crois, pour répondre à ce qui vous surprend,

Que prêter sa moitié ce n’est pas le plus grand,

Et quand ce le ferait, c’est le plus en usage.

LÉONOR.

Ah ! quoique de ma foi mon époux me dégage,

Je ne puis consentir.

SANTILLANE.

Quoi donc ! vous aimez mieux ?...

GUSMAN.

Puisqu’il n’avance rien, qu’on l’ôte de mes yeux,

Qu’on le mène au gibet.

SANTILLANE.

Hélas ! que l’on attende.

À Léonor.

Dites donc oui, morbleu ! de peur qu’on ne me pende.

LÉONOR.

Ah ! ne l’emmenez pas.

GUSMAN.

Qu’il dise encor deux mots.

FABRICE.

Seigneur, un envoyé d’un certain Dom Carlos,

Demande à vous parler.

GUSMAN.

Qu’il entre.

SANTILLANE.

Sur mon âme,

Vous verrez qu’il viendra pour racheter ma femme.

 

 

Scène VII

 

SANTILLANE, LÉONOR, GUSMAN, FABRICE, ALPHONSE, VALETS, DOM LOPE et DOM CARLOS, dans l’entrée

 

ALPHONSE.

Seigneur, je suis chargé de mettre entre vos mains

Cet écrit de Carlos.

GUSMAN.

Apprenons ses desseins.

Vous avez pris sur mer, par un coup téméraire,

Ma belle-sœur et mon beau-frère.

Dans un de mes vaisseaux qui s’éloignait du bord,

Pour être contents l’un et l’autre,

Un vaisseau pris sur vous est encor dans ce port,

Renvoyez-moi le mien, si vous voulez le vôtre.

Carlos.

SANTILLANE, à part.

Le brave homme !

GUSMAN.

Il est fier, ce petit Gouverneur

Quoi ! c’est-là son beau-frère, et là sa belle-sœur !

Ma foi, si ce Carlos ressemble à ce visage,

Soit dit sans l’offenser, c’est un sot personnage.

ALPHONSE.

Seigneur, quelle réponse ?

GUSMAN.

Attendez, malappris,

Pour ravoir le butin que sur nous on a pris,

Délégué trop fâcheux, il faut donc lâcher prise ?

ALPHONSE.

Oui.

GUSMAN.

Passe pour ce fat ; méchante marchandise

Se garde toujours trop. Mais quant à sa moitié,

Qui va faire du Turc un objet de pitié,

Quant à cet œil fripon qui jusqu’au fond de l’âme,

À grands coups de glaçons a relancé ma flamme,

Je voudrais la garder pour la sultaniser.

LÉONOR.

Hors mon époux, pour moi, tout est a mépriser.

Plus vous auriez d’amour, plus vous verriez ma haine.

GUSMAN.

Oui ?

LÉONOR.

Oui.

GUSMAN.

De détaler qu’on prenne donc la peine.

Fabrice, faites-les partir et promptement ;

Je vais dans mon sérail m’ébaudir un moment.

Il sort, et fait signe à Fabrice, en sortant, de venir lui parler.

SANTILLANE.

Fabrice, pour partir, faut-il encore attendre ?

FABRICE.

Je vais savoir son ordre, et je viens vous reprendre.

 

 

Scène VIII

 

SANTILLANE, LÉONOR, ALPHONSE

 

ALPHONSE.

De quelque grand péril étiez-vous menacé ?

SANTILLANE.

Un quart d’heure plus tard, ma foi, j’étais houssé.

Ah ! qu’on est malheureux, quand on est en Turquie !

Ma foi, je n’eus jamais tant de peur de ma vie.

ALPHONSE.

Que voulait-on de vous encor ?

Bas.

Le plaisant fou !

SANTILLANE.

L’on ne me voulait rien que m’allonger le cou,

Je crois qu’après cela l’on eût tiré l’échelle.

Jamais homme, Monsieur, ne l’échappa si belle.

Mais l’hymen du beau-frère ?

ALPHONSE.

Avant que de partir,

J’en ai vu les apprêts.

SANTILLANE, à Léonor.

Il faut t’y divertir.

De mes jaloux soupçons je prétends me défaire,

Je n’ai plus de dessein que celui de te plaire ;

Mignonette, je veux devenir bon mari.

De ma bizarre humeur je me sens bien guéri.

Oui, je veux te laisser vivre à ta fantaisie,

J’en aurai du plaisir, et point de jalousie :

Sa vertu m’est connue, et j’en suis convaincu.

Quoi, morbleu ! la prier de me faire cocu,

Et de peur que cela ne me mette en colère,

Aimer mieux me voir pendre, et n’en vouloir rien faire !

Voilà ce qui s’appelle une femme de bien.

LÉONOR.

Je faisais mon devoir.

SANTILLANE.

Je veux faire le mien.

 

 

Scène IX

 

SANTILLANE, LÉONOR, ALPHONSE, FABRICE, DOM CARLOS, DOM LOPE, dans une entrée

 

FABRICE, à Dom Lope dans l’entrée.

Dedans une heure ou deux Gusman vous le ramène.

À Santillane.

Si vous voulez partir, il faut prendre la peine...

SANTILLANE.

La peine ! cette peine a pour moi des appas.

Nos baisemains au Turc.

FABRICE.

L’on n’y manquera pas.

S’il est quelque Critique en ce lieu, qu’il s’assure

Que guérir un jaloux est une belle cure. 

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